Partie 7 (voir le frontispice) – Livre deuxième.
Gravure de la partie 7, livre 2.
Résumé de la séquence
Cleobuline, reine de Corinthe et fille du sage Periandre, est une jeune femme en tous points admirable. Toutefois, un amour malheureux pour Myrsile, jeune homme d'un rang inférieur à elle, la tourmente. De plus, elle est aimée en secret de Basilide, proche parent de la reine, à qui échoirait le trône au cas où cette dernière ne se marierait pas. Myrinthe, de son côté, ignorant tout des sentiments de Cleobuline, tombe amoureux de Philimene, sœur de Basilide. Désireux d'obtenir le consentement de la reine, il dévoile son amour au grand jour. Cette révélation trouble Cleobuline, qui se voit confrontée à ses propres sentiments, qu'elle a préféré ignorer jusque là. Mais il est trop tard : la reine est éperdument amoureuse de Myrinthe. Une retraite à la campagne, destinée à lui faire oublier ses tourments, produit l'effet inverse en aiguisant sa jalousie.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 79 : Portrait de Cleobuline – 4 min.
Après avoir rappelé les hauts faits de Periandre, Philocles décide de faire le portrait de Cleobuline telle qu'elle se révèle depuis son accession au trône. Malgré son jeune âge, la nouvelle souveraine supporte admirablement tout le poids de l'Etat. En dépit de sa petite taille, elle inspire la crainte et le respect. Bien que son nez soit un peu grand, sa physionomie plaît beaucoup. Par ailleurs, son âme est grande et généreuse. Cleobuline parle plusieurs langues et connaît toutes les sciences. Elle est louée à travers tout le pays.
Lire l'épisode ⬇HISTOIRE DE CLEOBULINE REINE DE CORINTHE.
Encore que ce soit la coustume de quelqu'un, de reprendre les choses d'assez loin ; et de ne parler gueres moins des Peres de ceux de qui ils ont à narrer l'Histoire, que de ceux mesmes qui ont le plus d'interest à l'advanture qu'ils ont à dire, je n'en useray pourtant pas ainsi. C'est pourquoy Seigneur, je vous seray seulement souvenir en peu de mots, que Periandre, Pere de la Reine de Corinthe, estoit de l'illustre Race des Heraclides : que sa valeur l'avoit rendu Conquerant de son Estat, quoy que la Justice voulust qu'il y regnast paisiblement : qu'il avoit eu plusieurs guerres glorieuses, principalement contre ceux d'Epidaure : et que son Grand esprit luy avoit fait meriter le nom de p. 428Sage, aussi bien que son courage celuy de Vaillant. Apres cela je vous diray encore, qu'ayant perdu la Reine sa Femme et deux Fils qu'il avoit, il est mort, et a laissé la Princesse sa Fille Reine de Corinthe, dans un âge où il ne sembloit pas qu'elle, pûst avoir la force de soustenir l'authorité Royale comme elle fait. Je sçay bien encore. Seigneur, que c'est l'usage, afin qu'on ne soit pas surpris du merite extraordinaire d'une Personne, de dire comment elle a esté eslevée ; comment elle a apris toutes choses qu'elle sçait ; et de commencer l'Histoire de sa vie dés le Berçeau. Mais comme c'est de la Reine de Corinthe que je parle, je ne veux vous la montrer que sur le Thrône : et ne vous parler point de la Princesse Cleobuline, tant qu'elle n'a pas porté la Couronne. Neantmoins pour sa Personne, Seigneur, comme cette Reine est fort embellie depuis que vous ne l'avez veuë, il faut que je vous en die quelque chose : il est toutesfois vray qu'elle n'est guere plus grande qu'elle estoit quand vous passastes à Corinthe : et qu'ainsi sa taille ne peut estre mise qu'au rang des mediocres : mais il est pourtant certain qu'il y a un Caractere de Grandeur et de Majesté sur son visage, qui ne laisse pas d'imprimer de la crainte et du respect, quoy que ce soit un privilege qui semble estre reservé à celles à qui la Nature a donné une taille fort haute et fort avantageuse. Mais si Cleobuline n'est pas aussi grande qu'elle a le coeur eslevé, elle a en eschange p. 439les plus beaux yeux bleus qu'on puisse voir ; les cheveux du plus beau blond du monde, quoy qu'il n'y en ait guere en Grece ; et la meilleure mine qu'il est possible d'avoir : car comme elle a le nez un peu grand, et l'air du visage fort noble, il y a quelque chose d'Heroïque en sa Phisionomie qui plaist infiniment, et qui comme je l'ay desja dit, inspire le respect dans le coeur de de ceux qui la voyent. Mais Seigneur, ce n'est pas toutesfois par les graces de sa Personne , que je pretens vous la rendre recommandable : c'est par la Grandeur de son ame ; par la noblesse de ses inclinations ; par la generosité de son coeur ; et par l'estenduë de son esprit : car enfin il est certain, qu'on ne peut pas avoir de plus Grandes qualitez, que cette Princesse en a. Elle parle à tous les Ambassadeurs qui viennent à sa Cour, en la Langue de leur Nation : mais avec tant d'eloquence, tant de facilité, et tant de grace, qu'ils en sont surpris. Au reste, son sçavoir n'est pas borné par la connoissance des Langues Estrangeres, qu'elle parle et qu'elle escrit comme la sienne, car il n'est point de Science dont elle ne soit capable. Mais ce que j'estime encore plus, c'est qu'elle a une telle veneration pour toutes les Personnes qui ont du sçavoir ou de la vertu, ou qui excellent seulement en quelque Art, qu'elle a presentement des intelligences par tous les lieux du Monde, afin de connoistre tous ceux qui ont quelque merite extraordinaire : et que par ce moyen il p. 430n'y en ait aucun qui ne reçoive quelque marque de la liberalité. Car Seigneur , il faut que vous sçachiez , que cette Grande Reine donne, comme si les Dieux l'avoient establie pour enrichir tout ce qu'il y a de Gens sçavans, en toutes les parties du Monde : et certes elle a quelque raison, de les regarder comme s'ils estoient ses Sujets : puis que je suis assuré qu'il n'y en a aucun qui ne la respecte, comme si elle estoit sa Reine legitime. Elle ne donne pas seulement à ceux qui luy demandent, elle donne mesme à ceux qui ne pretendent rien : elle donne tost ; elle donne beaucoup ; elle donne de bonne grace ; elle donne aveque joye : et la liberalité est une vertu , qu'elle pratique d'une maniere si Noble et si Heroïque, et qu'elle porte si loin, qu'on peur dire qu'elle ne pourroit la faire aller plus avant sans cesser d'estre vertu. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que cette vertu n'est pas une vertu aveugle, qui la face agir sans choix et sans discernement : puis qu'au contraite , elle ne donne qu'à ceux qu'elle croit dignes de recevoir ses Presens : les mesurant pourtant tousjours plustost à sa propre generosité, qu'à la vertu de ceux qui les reçoivent : aimant beaucoup mieux donner plus que ne meritent ceux à qui elle donne, que de ne donner pas autant que sa condition et son inclination magnifique et liberale le demandent. Au reste, cette vertu qui est proprement la vertu des Rois, n'est pas la seule qu'elle possede avec esclat : p. 431elle est bonne ; elle est prudente ; et elle est juste : mais juste jusqu'à violenter toutes ses inclinations, plustost que de faire la moindre injustice, au moindre de ses Sujets : et si cette vertu, qui est le fondement de toutes les autres vertus, trouve quelquesfois quelque resistance à porter son esprit où elle veut, ce n'est que lors que la clemence la fait pancher à pardonner à quelque illustre criminel. Enfin elle a si bien sçeu joindre dans son coeur, la severité de la Justice, et la douceur de la Clemence, qu'il resulte de ces deux vertus mille bons effets, qui la font craindre et aimer de tous ses Peuples. Au reste cette Princesse assiste à tous ses Conseils ; connoist de toutes ses affaires, et les entend si admirablement, qu'il ne seroit pas aisé de luy imposer quelque chose. Cependant quoy qu'elle suporte elle mesme tout le faix de son Estat, elle n'en paroist pas plus embarrassée : et elle ne laisse pas d'avoir l'esprit aussi libre, que si elle n'avoit rien à faire. On ne voit que Festes magnifiques dans sa Cour, et que divertissemens superbes : mais apres tout, la passion dominante de son ame est l'amour des Sciences : et on la peut aussi bien nommer la Reine des Muses, que la Reine de Corinthe. En effet, on voit que de par tout elles luy rendent hommage : ce ne sont qu'Eloges et Panegiriques, ou en Vers, ou en Prose : le Nom de Cleobuline est celebre, par tout ce qu'il y a de celebre au monde : et sa gloire est si esclatante, qu'elle ne le p. 432peut estre davantage.
Épisode 80 : Cleobuline, Myrinthe et Basilide – 5 min.
Philocles s'apprête à révéler un secret important à Cyrus concernant les sentiments de Cleobuline. Depuis sa plus tendre jeunesse, la reine côtoie un homme extrêmement bien fait et agréable du nom de Myrinthe. Sans s'en apercevoir, elle en est tombée amoureuse. De rang inférieur, Myrinthe ne songe pour sa part pas une seule seconde à prétendre à l'amour de la reine. Par contre, un jeune homme nommé Basilide, héritier du trône au cas où Cleobuline ne se marierait pas, est sincèrement épris de la souveraine. Il vit sans grande inquiétude, dans l'idée que la conformité de leur rang les réunira tôt où tard. De son côté, Cleobuline, dissociant totalement son cœur et sa raison, feint de ne pas se rendre compte de son attachement pour Myrinthe.
Lire l'épisode ⬇Voila donc, Seigneur quelle est presentement cette Princesse, que vous vistes en passant à Corinthe : dont on ne connoissoit encore alors que l'esprit et la beauté : n'estant pas en un âge qui luy permist de faire paroistre cette multitude de vertus, qui la rendent si aimable. Mais Seigneur, sans m'arrester à vous dire comment elle gouverne son Estat, puis que ce n'est pas de Politique dont il s'agit ; il faut que je vous die qu'il y a un homme en cette Cour là, apellé Myrinthe, qui n'est pas originaire de Corinthe, puis que son Ayeul estoit de Lacedemone, qui est sans doute extrémement bien fait : car non seulement il est grand, beau, blond, et de bonne mine ; mais il a du coeur autant qu'on en peut avoir, et a aussi beaucoup d'esprit. Il a mesme cét advantage, que son Ayeul et son Pere ayant eu la Fortune favorable, ont eu les emplois les plus honorables de l'Estat : de sorte que par ce moyen, il a eu dés sa plus tendre jeunesse, autant de familiarité avec la Reine, que les Gens de la plus haute condition de Corinthe en ont pû avoir. Il est vray que Myrinthe est d'une Race assez considerable en son Païs : toutesfois à dire les choses comme il les sont, la Fortune l'a porte plus loin que sa Naissance : mais en eschange on peut assurer, qu'elle ne l'a pas porté plus loin que sa vertu. Il ne faut pourtant pas Seigneur, la regarder toute seule, comme le fondement de l'honneur que je m'en vay vous aprendre qu'il a p. 433reçeu : estant certain que je suis persuadé, que la Reine de Corinthe a raison de dire , qu'on n'aime jamais, que parce qu'on ne sçauroit s'empescher d'aimer, et que parce qu'il y a quelque chose qui nous force malgré nous, à aimer ou à haïr, sans le secours de nostre raison. Mais enfin Seigneur, puis que pour le dessein que j'ay, je dois vous descouvrir un secret, que peu de personnes sçavent ; et un secret encore, que la Reine de Corinthe ne voudroit sans doute pas que vous sçeussiez ; il faut que je vous aprenne, qu'il y a aussi en nostre Cour, un Prince nommé Basilide, qui est sans doute assez aimable : foit pour les qualitez de sa Personne ; pour celles de son esprit, ou pour celles de son ame. De plus, Basilide regarde la Couronne de si prés, que selon les Loix, il doit succeder à Cleobuline, si elle ne se marie point. Or Seigneur, celuy dont je parle, a tousjours eu une passion si respectueuse et violente pour cette Princesse, qu'on n'en peut pas avoir une plus forte : mais comme elle se fait autant craindre qu'aimer, le rang qu'elle tient luy a imposé silence. je sçay pourtant bien que la Reine a connu sa passion, sans qu'il la luy ait dite : et que si elle ne l'a pas aimé, ce n'a pas esté parce qu'elle a ignoré son amour, mais parce que son ame avoit un engagement secret, qu'elle mesme ne sçavoit pas. Car enfin, Seigneur, il faut que je vous die, que Cleobuline est née avec une si forte inclination pour Myrinthe, qu'on n'en peut pas p. 434avoir une plus violente. Mais afin que vous ne vous estonniez pas de ce que je sçay tant de particularitez de choses si cachées et si secretes, il faut que vous sçachiez, que Stesilée qui demeure à Corinthe, dont vous entendistes assez parler à Sinope, et qui a espousé le Frere de Philiste, a eu la confidence de la Reine durant tres longtemps : et que Philiste mesme depuis son retour à Corinthe, l'a euë si particuliere, que j'ay pû sçavoir par elle tout ce que je m'en vay vous aprendre. J'ay donc sçeu Seigneur, comme je vous l'ay desja dit, qu'on ne peut pas avoir une inclination plus puissante à aimer quelqu'un, que Cleobuline en a toujours eu à aimer Myrinthe : en effet cette affection est tellement née avec elle, qu'elle ne s'est aperçeuë de sa grandeur, que lors qu'elle a esté Reine. Elle sentoit bien auparavant que la veuë de Myrinthe luy plaisoit plus que celle des autres qui l'aprochoient ; que sa conversation la divertissoit davantage ; qu'il luy sembloit estre de meilleure mine que tout le reste de la Cour ; qu'elle trouvoit qu'il s'habilloit mieux ; qu'il avoit meilleure grace que les autres ; que son esprit estoit plus agreable ; et qu'elle l'estimoit plus que tous ceux qu'elle connoissoit : mais elle croyoit que c'estoit un pur effet de sa raison, de sa connoissance, et du merite de Myrinthe, sans croire que son inclination y eust aucune part. Ainsi elle l'aimoit sans penser l'aimer : et elle fut si longtemps dans cette erreur, que cette affection ne fut plus en estat d'estre surmontée, p. 435lors qu'elle s'en aperçeut. Pour Myrinthe, le grand intervale qu'il y avoit de luy à cette Princesse, fit que toute la veneration qu'il avoit pour sa vertu, ne produisit point, ce qu'elle eust peutestre produit, si Cleobuline eust esté d'une condition esgalle à la sienne : car enfin il sçavoit si bien que la raison qu'il ne la regardast qu'aveque respect, qu'il ne la regarda point avec amour. Il connoissoit bien qu'elle estoit une des plus accomplies Personnes du Monde : mais cette connoissance ne luy donnoit que de l'admiration : et s'il avoit de la passion, c'estoit pour sa gloire et pour son service, et non pas pour sa Personne. Il rendoit pourtant des soins tres exacts et tres respectueux à cette Princesse : parce qu'ayant l'ame fort ambitieuse, et sçachant qu'elle devoit estre Reine, il jugeoit bien que sa fortune dépendoit d'elle en peu de temps. Et en effet, il ne se trompa pas : car Periandre estant mort, Cleobuline se vit en pouvoir de luy donner une des Grandes Charges de son estat. Elle creût pourtant encore, en la luy donnant, qu'elle ne la luy donnoit, que parce qu'elle jugeoit qu'il la feroit mieux qu'un autre, et qu'il importoit à son service que ce fust luy qui la fist : mais elle ne fut pas longtemps dans l'ignorance de ce qui se passoit dans son coeur : et elle s'aperçeut bientost qu'elle n'en estoit plus Maistresse. Comme Myrinthe avoit beaucoup de veneration pour la Reyne ; qu'il luy estoit obligé ; et qu'il attendoit toutes choses d'elle ; il p. 436ne manquoit sans doute à rien de ce qu'il luy devoit comme Reine de Corinthe. Cependant elle a advoüé depuis à Stesilée et à Philiste, qu'il y avoit des jours où sans qu'elle en sçeust la raison, elle n'estoit pas satisfaite de ses soins, de ses respects, et de ses services : et où elle avoit un chagrin estrange contre luy, qu'elle cachoit : parce que n'en pouvant sçavoir la cause, elle n'eust sçeu dequoy se pleindre. Ainsi sans sçavoir ce que son coeur demandoit de Myrinthe, elle sçavoit seulement qu'il n'en estoit pas content. Mais quoy que ces chagrins luy prissent assez souvent, sans qu'elle en tesmoignast rien, elle ne creût pas encore qu'elle eust de l'amour pour Myrinthe : et elle aima mieux s'accuser d'estre bizarre, que de s'accuser d'avoir une passion dans l'ame comme celle-là. Elle a pourtant advoüé, qu'elle en eut un jour quelques soubçons, qu'elle rejetta avec une force estrange : adjoustant qu'elle est persuadée que ce fut parce qu'elle ne vouloit pas tomber d'accord, d'avoir dans l'ame des sentiments qu'elle seroit obligée de combatre, et qu'elle sentoit peutestre desja qu'elle ne vaincroit pas aisément. De sorte que se trompant elle mesme, elle continua d'aimer Myrinthe sans le vouloir sçavoir : elle ne demanda mesme plus conte à son coeur, de ses plus secrets sentimens, comme elle faisoit autrefois : si bien que sa raison abandonnant en quelque façon sa conduite, et ne se meslant plus de ce qui se passoit en luy, cét illustre coeur s'engagea p. 437d'une telle sorte à aimer Myrinthe, que lors que cette imperieuse raison voulut l'en desgager, il ne fut plus en sa puissance. Cependant Myrinthe estoit aussi heureux, qu'un homme sans amour le pouvoit estre : car enfin la Reine le considerant comme elle faisoit, il estoit consideré de toute la Cour : et il jouïssoit de toute la douceur, de la liberté, et de toute celle que l'ambition donne à ceux à qui tous les desseins eslevez reüssissent. Myrinthe ne demandoit rien à la Reine qu'il n'obtinst : elle luy donnoit mesme souvent, ce qu'il ne demandoit pas : elle consideroit extrémement ses prieres : tous les Amis de Myrinthe estoient assurez de trouver protection aupres d'elle : et l'on peut dire que sans qu'il sçeust son plus grand bonheur, il estoit infiniment heureux, Basilide de son costé, quoy qu'il n'osast parler de sa passion à la Reine, et qu'il connust bien qu'il n'est estoit pas aimé, de la maniere dont il l'eust voulu estre, n'estoit pourtant pas fort malheureux : car outre qu'il esperoit que le temps et ses services toucheroient son coeur, il avoit encore cette consolation, de sçavoir que si elle se marioit, la raison et la Politique vouloient qu'elle l'espousast. Ainsi se contentant de la civilité que cette Princesse avoit pour luy, il vivoit sans une violente inquietude : adoucissant par l'esperance d'estre aimé, la douleur qu'il avoit de ne l'estre pas encore. Pour la Reine, l'on peut dire qu'elle n'avoit alors ny de Roses, ny les Espines de l'amour, s'il est permis de p. 438parler ainsi : car elle n'avoit pas la douceur d'estre aimée, ny presques celle de sçavoir qu'elle aimoit : mais aussi n'avoit elle pas toute l'inquietude que donne souvent cette passion, puis qu'elle n'avoit ny colere, ny impatience, ny jalousie. Il est vray qu'elle ne fut pas longtemps dans ce calme, qui luy faisoit ignorer une partie de l'engagement de son ame : et elle s'aperçeut bientost, que l'amour est une dangereuse passion.
Épisode 81 : Philimene – 2 min.
La sœur de Basilide, Philimene, fréquente naturellement le cercle de la reine. Petite, brune, pourvue de traits irréguliers, elle est tout de même très belle. C'est surtout son enjouement et son esprit qui en font l'un des plus grands ornements de la cour. Myrinthe s'éprend d'elle, et fonde tous ses espoirs sur l'accord de la reine. Il met tout en œuvre pour persuader Cleobuline qu'il est amoureux de Philimene.
Lire l'épisode ⬇Mais pour vous faire sçavoir, Seigneur, ce qui fit parfartement connoistre à la Reine de Corinthe, ce qui se passoit dans son coeur ; il faut que vous sçachiez que Basilide a une Soeur nommée Philimene, qui estoit alors un des plus grands ornemens de nostre Cour. Ce n'est pas que sa beauté soit si parfaite : mais c'est qu'elle a un agréement, qui vaut mieux qu'une grande beauté. Philimene est brune, et mesme extrémement brune : Philimene est plustost petite que grande : et Philimene n'a pas tous les traits du visage regulierement beaux : mais apres tout Philimene est belle : et infinement charmante. Elle a les yeux brillans, doux, et animez : la bouche infiniment belle : les dents admirables : et un embonpoint qui luy donne un air de jeunesse qui luy sied bien. Mais outre tout ce que je dis , il y a je ne sçay quoy de si galant en toute sa Personne, qu'elle plaist à tous ceux qui la voyent. De plus, elle a un esprit capable de tout attirer, et de conserver les conquestes de sa beauté : car elle l'a enjoüé ; plein de seu, et d'agréement : p. 439et ce qui est le plus considerable, c'est que Philimene est une des plus douces et des meilleures Personnes du monde, et de qui l'ame n'a rien que de Noble et de Grand. Vous pouvez juger, Seigneur, qu'ayant l'honneur d'estre Parente de la Reine, et qu'ayant autant de merite qu'elle en a, elle estoit souvent aupres d'elle ; et qu'il ne se faisoit nulle Feste dans la Cour dont elle ne fust : de sorte que parce moyen, Myrinthe voyoit tous les jours Philimene, ou chez la Reine, ou chez elle, ou en quelque autre lieu. Mais enfin , Seigneur, il la vit tant, qu'il la vit trop : car il en devint si amoureux, qu'il ne pouvoit pas l'estre davantage. Comme je vous ay dit que naturellement il a l'ame ambitieuse, il ne s'opposa pas à une passion dont la cause estoit si Noble, et il ne songea pas mesmerencela cacher : n'estant pas trop marry qu'on dist qu'il estoit amoureux de la Soeur d'un homme, qui selon toutes les aparences, devoit espouser la Reine. De sorte que trouvant en une mesme Personne, dequoy contenter son amour, et dequoy satisfaire son ambition, il s'engagea hautement à servir Philimene. Mais ce qu'il y eut de rare en cette rencontre, fut qu'il fonda tout l'heureux succés de son dessein, sur la faveur de la Reine, ne sçachant pas quels estoient ses sentimens pour luy. Il n'agit pourtant pas d'abord, comme pretendant espouser Philimene, mais comme un homme qui la preferoit à toute la Cour, et qui ne pouvoit s'empescher de p. 440l'aimer. Comme il cruyoit qu'il luy importoit que la Reine le creûst fort amoureux de Philimene, esperant que l'amitié qu'elle avoit pour luy, l'obligeroit à ne vouloir pas le rendre malheureux, en s'opposant à sa passion , il ne songeoit guere plus à faire connoistre à Philimene qu'il estoit amoureux d'elle, qu'à faire connoistre à la Reine, qu'il mouroit d'amour pour Philimene : sçachant bien que Basilide, dans les desseins qu'il aboit, n'estoit pas en termes de resister à Cleobuline : et qu'ainsi la possesion de Philimene, dependoit autant de cette Princesse, que de Philimene mesme. Myrintlie estant donc dans ces sentimens là, aportoit un soin tout extraordinaire, à faire que la Reine le creust aussi amoureux qu'il estoit : et ne perdoit nulle occasion, de luy persuader qu'il ne pouvoit vivre sans Philimene. je sçay mesme qu'il a dit depuis à Stesilée, qu'il y avoit certaines heures, où de dessein premedité, Philimene estant aupres de la Reine, il perdoit une partie du respect qu'il devoit à Cleobuline, afin de luy mieux faire connoistre la grandeur de la passion qu'il avoit pour Philimene. je vous laisse à juger.
Épisode 82 : Les contradictions de Cleobuline – 6 min.
La passion de Myrinthe pour Philimene trouble profondément Cleobuline, forcée de faire face à ses sentiments. Elle est ainsi obligée de s'avouer qu'elle aime Myrinthe, bien qu'il soit d'un rang inférieur à elle. Pour tâcher de se distraire, elle participe à toutes les réjouissances de la cour, auxquelles Myrinthe et Philimene sont également présents. Elle témoigne à cette occasion autant d'amitié au jeune homme que celui-ci montre d'amour à la sœur de Basilide. L'effet est désastreux : impressionnée par la familiarité de son amant et de la reine, Philimene est plus attachée que jamais à Myrinthe. Bientôt la jeune reine, ne supportant plus cette situation, se retire de la cour en compagnie d'une amie nommée Stesilée. Son chagrin et sa jalousie ne cessent toutefois de croître.
Lire l'épisode ⬇Seigneur, quel trouble la connoissance de cette passion, excita dans l'ame de la Reine : il fut si grand, qu'elle luy fit connoistre celle qu'elle avoit pour Myrinthe, qu'elle avoit ignorée, ou feint d'ignorer jusques alors : car elle n'a jamais pû bien dire ce qui c'estoit passé dans son coeur, devant que Myrinthe aimast Philimene. Mais dés qu'il p. 441fit paroistre son amour, il n'y eut plus moyen que Cleobuline se pûst cacher à elle mesme la forte passion qu'elle avoit dans l'ame : et elle se trouva assez embarrassée à la cacher aux autres. Elle ne voulut pourtant pas au commencement, tomber d'accord de ses propres sentimens : et elle voulut encore faire ce qu'elle pourroit, pour croire que la raison pourquoy l'amour de Myrinthe pour Philimene la faschoit, c'estoit parce que le dessein de cét Amant estoit temeraire, et mesme peu respectueux pour elle. Mais à peine avoit elle accusé Myrinthe de temerité, qu'elle sentoit que son coeur eust presques voulu qu'il en eust eu d'avantage : tous ses sentimens estoient pourtant si broüillez, qu'elle fut contrainte de les examiner l'un apres l'autre pour les connoistre. D'où vient (disoit elle en elle mesme, en se faisant rendre conte de ses propre pensées) que je sens un si grand trouble dans mon coeur, depuis que Philimene a conquis celuy de Myrinthe ? quel interest ay-je à cette conqueste, pour m'y vouloir opposer ? et que veux-je d'un homme que la Fortune a fait naistre tant au dessous de moy ? je ne sçay, reprenoit elle, ce que je veux : mais je sçay bien que je ne veux pas qu'il aime Philimene. Mais seroit il possible (adjoustoit cette Princesse un moment apres, comme elle l'a raconté depuis) que j'aimasse Myrinthe, plus que je ne le croyois aimer ? Myrinthe qui est mille degrez au dessous de moy : et Myrinthe enfin qui ne m'aime point, et qui graces p. 442aux Dieux ne sçait pas seulement que je l'aime. Ha non non, Cleobuline ne sçauroit estre capable de cette foiblesse : elle aime trop la gloire, pour aimer Myrinthe, quand mesme il l'aimeroit ardemment : et à plus forte raison ne l'aimant point du tout, et en aimant une autre. A ces mots Cleobuline s'arrestant, fut quelque temps à s'examiner elle mesme, comme voulant estre son Juge, et comme ne sçachant pas ce qu'elle pensoit, et ce qu'elle sentoit ; puis reprenant tout d'un coup la parole ; cependant, dit-elle en rougissant, cette Cleobuline qui aime la gloire, et qui croit n'aimer point Myrinthe, ne peut souffrir qu'il aime Philimene : et sent je ne sçay quoy dans son coeur, qui luy dit qu'elle ne seroit pas marrie qu'il l'aime. Mais que dis-je ? reprenoit elle ; suis-je bien d'accord avec moy mesme, et puis-je advoüer tous les sentimens de mon coeur ? Non non, desavoüons les hardiment, s'ils ne sont pas dignes de nous : combatons nous nous mesme pour nostre propre gloire : et ne souffrons pas que durant que toute la Terre nous louë, nous ayons sujet de nous blasmer. Surmontons donc dans nostre coeur, cette foiblesse que nous y avons descouverte : et ne consentons jamais, que la Fille du sage Periandre, soit capable d'une folie : ny que celle d'un grand et vaillant Roy, le soit d'une lascheté. Mais l'amour (reprenoit cette Princesse en elle mesme) est donc une chose volontaire, et n'est pas une passion, puis que je parle comme s'il ne falloit p. 443que n'en vouloir point avoir, pour n'en avoir plus ? En effet, on diroit, veû la maniere dont je raisonne, que je puis aimer et haïr qui bon me semble, ha justes Dieux, s'escrioit elle, qu'il s'en faut bien que ce que je dis ne soit vray ! et qu'il s'en faut bien aussi, que je ne puisse haïr Myrinthe ! Cependant il vaudroit mieux que j'eusse de la haine pour luy que de l'amour : et que je fusse injuste que foible. Paisons donc un grand effort sur nous mesmes, adjoustoit elle : imaginons nous, pour nous vaincre plus aisément, qu'il nous a fait une injure, de nous respecter comme il a fait : qu'il nous outrage d'estre amoureux de Philimene ; qu'il estoit obligé de deviner les sentimens que nous avons pour luy, et d'y respondre : et faisons mesme passer pour un infidelle et pour un ingrat, un homme qui ne nous a jamais aimée, et qui ne sçait point que nous l'aimons. Mais le moyen, reprenoit elle, de pouvoir accuser Myrinthe ? il ne m'aime pas, il est vray ; mais a t'il deû croire qu'il luy fust permis de m'aimer ? et n'est-il pas vray encore, que s'il auoit soubçonné que je l'aimasse, il m'auroit fait un outrage, dont j'aurois deû m'offencer. , et dont je me serois effectivement offencée, quoy qu'il ne soit que trop vray pour ma gloire et pour mon repos, que je l'aime plus que je ne dois ? Dequoy donc puis-je accuser Myrinthe ? l'accuseray je de temerité en aimant Philimene, moy qui l'estime assez pour abaisser les yeux jusques à luy ? Si faut-il (disoit-elle avec une p. 444une confusion pleine de despit) que je trouve en luy ou en moy dequoy je haïr, ou du moins dequoy ne l'aimer plus : ne suffit-il pas, poursuivoit cette Princesse, qu'il soit cause de la foiblesse dont je m'accuse, pour avoir sujet de luy vouloir mal ? et n'est ce pas assez qu'il trouble le repos de ma vie, pour avoir une juste cause de le chasser de mon coeur ? Chassons le donc courageusement, d'un lieu où il ne pense pas estre : et regnons du moins sur nous mesmes aussi absolument, que nous regnons sur nos Sujets. Apres une agitation si violente, cette Princesse croyant s'estre vaincuë, et s'imaginant que puis qu'elle ne vouloir plus aimer Myrinthe, elle ne l'aimoit plus en effet ; fit ce qu'elle pût pour demeurer dans la resolution qu'elle croyoit avoir prise. Et pour gagner tout d'un coup la victoire, et mettre son ame à la derniere espreuve, elle fit durant plusieurs jours, diverses parties de Chasse, et de divertissement, où Philimene et Myrinthe estoient tousjours. Elle donna mesme le Bal plus d'une fois : esperant qu'elle s'acconstumeroit à voir Myrinthe aupres de Philimene, sans nulle douleur et sans nul interest. Ainsi cherchant détruire dans son coeur, la passion qu'elle avoit pour Myrinthe, elle augmenta encore celle que Myrinthe avoit pour Philimene : en luy donnant tant d'occasions de la voir, et de la voir parée : et elle fit mesme sans y penser, que philimene respondit un peu plustost qu'elle n'eust fait, à la passion de Myrinthe. Car enfin comme Cleobuline p. 445avoit dessein de se surmonter, durant ces jours de Feste et de divertissment ; elle affectoit de tesmoigner autant d'amitié à Myrinthe, qu'il tesmoignoit d'amour à Philimene : de sorte que par ce moyen, cette belle et jeune Personne voyant son Amant si bien avec la Reine, l'en considera d'avantage. Basilide de son costé, qui ne craignoit rien tant que d'irriter Cleobuline, u'osoit tesmoigner qu'il n'estoit pas trop aise que Myrinthe fist l'Amant de sa Soeur : ainsi la Reine sans se surmonter elle mesme, servit à Myrinthe à vaincre le coeur de Philimene : qui eut assurément pour luy, toute l'estime et toute l'affection, qu'une Personne de sa vertu estoit capable d'avoir. Mais durant que Cleobuline contribuoit plus qu'elle ne pensoit à la felicité de Myrinthe, elle achevoit de détruire la sienne : car comme il est extrémement adroit à toutes choses, plus elle le voyoit, moins elle se sentoit capable de cesser de l'aimer, et de souffrir qu'il aimast Philimene. Si elle le voyoit parler bas à cette belle Personne, elle en changeoit de couleur ; le coeur luy en batoit ; et s'imaginant qu'il luy disoit quelque chose de sa passion, elle sentoit dans son ame ce qu'elle n'a jamais pû bien exprimer. S'il arrivoit qu'en parlant à elle, il loüast Philimene, elle sentoit malgré qu'elle en eust, un despit estrange : et s'il arrivoit que Philimene loüast Myrinthe, Cleobuline par un sentiment qu'elle ne pouvoit retenir, avoit une envie extréme de la contredire, quoy qu'elle estimast p. 446plus Myrinthe, que tout le reste du monde. Cependant bien que la Reine sentist une rebellion estrange dans son coeur, et qu'il y eust une contrarieté continuelle, entre sa raison et luy, elle s'obstina durant plusieurs jours, à vouloir vaincre sa passion : mais enfin elle connut que tous ses efforts estoient inutiles, et que tout ce qu'elle pouvoit entreprendre, estoit de la cacher : encore creût elle qu'il ne luy seroit pas aisé, si ce n'estoit en se cachant elle mesme. En effet, Cleobuline ne pouvant plus se contraindre, feignit de se trouver mal, afin de ne voir ny Myrinthe, ny Philimene : esperant mesme que durant cette petite absence sans esloignement, elle se surmonteroit enfin, et recouvreroit la liberté. Cette retraite ne fit pourtant pas ce qu'elle pensoit : car dés qu'elle ne vit plus Myrinthe, elle se l'imagina tousjours aux pieds de Philimene ; de sorte qu'au lieu d'en détacher son esprit, elle l'engagea d'avantage. Il advint mesme plus d'une fois, que voulant sçavoir où estoit Myrinthe, elle luy envoya faire divers commandemens, pour des choses qui regardoient sa charge : mais on luy raporta presques tousjours, qu'on l'avoit trouvé chez Philimene : de sorte que la jalousie augmentant sa passion, au lieu de la diminuer, elle souffroit des maux incroyables : et elle souffroit d'autant plus, qu'elle s'accusoit elle mesme, et de foiblesse, et de folie. Comme Stesilée avoit aquis beaucoup de part à son amitié, et qu'il n'y avoit personne à la Cour qui p. 447en eust tant à sa confidence, elle vouloit qu'elle fust tousjours aupres d'elle, mesme dans les heures où ses chagrins l'accabloient le plus.