Tandis que l'armée de Cyrus s'avance vers l'Araxe, le héros reçoit des nouvelles de
Mandane grâce à Feraulas et à Ortalque. Cyrus apprend que la princesse a été
conduite à la cour de Thomiris, après que celle-ci et son frère Aryante, ravisseur
de Mandane, se sont réconciliés. La seule consolation de la princesse, lors de sa
captivité, est l'amitié nouvelle dont elle s'est liée avec Araminte, enlevée par
Phraarte et également prisonnière de la reine des Massagettes.
En marche vers le pays des Massagettes, l'armée de Cyrus fait halte à trois jours
de l'Araxe. Feraulas arrive peu après, porteur de nouvelles de la princesse
Mandane. Il a suivi un navire jusqu'à l'endroit où le Phase se jette dans le Pont
Euxin, persuadé que Mandane y est retenue captive par Aryante. Et de fait, il
parvient à entrer en contact avec un des gardes de la princesse, qui lui révèle
les desseins d'Aryante.
Apres que Cyrus eut bien examiné tout ce qu'il
avoit sçeu d'Aryante, par l'Amy d'Adonacris ; il conclut qu'il falloit en effet executer
la resolution qu'il avoit prise, et commencer de marcher vers le Païs des
Massagettes, dés qu'il seroit pleinement esclaircy de l'estat des choses : afin
qu'il peust tourner Teste, ou vers Thomiris, si elle recevoit Mandane pour la retenir ; ou
vers Aryante, s'il la conduisoit à Issedon.
De sorte que donnant dés le lendemain au matin tous les ordres necessaires, et
reglant luy mesme la Route que ses Troupes devoient tenir, il partit deux jours
apres : mais avant que de partir il visita Adonacris, suivy d'Indathyrse, avec
qui il eut une conversation qui luy fit bien connoistre, qu'Anabaris avoit eu raison de
luy donner toutes les loüanges qu'il luy avoit données, en racontant ses Avantures.
Cette visite ne fut pas seulement une visite de civilité : car Cyrus dit à Adonacris,
que connoissant sa vertu par Indathyrse, il le conjuroit, dés qu'il seroit guery, de
vouloit aller trouver le Prince Aryante, pour tascher de le ramener à la raison, et de
luy persuader de se repentir de l'injuste resolution qu'il avoit prise. Seigneur,
repliqua Adonacris, quand vous ne m'auriez pas proposé de faire ce que vous
dittes, je vous aurois suplié de me donner la liberté, afin d'aller faire ce que
vous voulez que je face : mais Seigneur, puis que la haute estime que je sçay que le
Prince Aryante a pour vous, et les obligations qu'il vous avoit comme Anaxaris, ne
l'ont pû empescher de suivre aveuglément sa passion ; je crains bien que je ne sois
pas plus puissant que je l'ay esté, lors que je l'ay voulu empescher de faire ce
qu'il a fait : je ne laisseray pas toutesfois de faire ce que je dois, et pour vous,
et pour luy, dés que mes blessures me le permetront, Apres Cela Cyrus embrassa
aussi Anabaris, qui s'offrit à le servir en toutes les choses qui
despendroient de luy, pour luy faire delivrer
Mandane
: sçachant bien que c'estoit empescher la desolation de sa Patrie, que de travailler
à la liberté de cette Princesse : de sorte que luy offrant tous les Amis qu'il avoit
aupres de Thomiris, il partit avec ce Prince, afin de pouvoir agir pour luy, et
pour son Païs, quand il seroit en lieu de le pouvoir faire. Pour Indathyrse, quoy
qu'il fust guery de la passion qu'il avoit euë pour Thomiris, elle ne luy estoit pas
indifferente : au contraire, il ne pouvoit s'empescher, quelque genereux qu'il fust,
de souhaiter que rien ne luy succedast heureusement. Ainsi meslant un sentiment de
vangeance, aux interests de Cyrus qu'il aimoit fort, il le suivit aveque joye : estant
bien aise aussi de voir qu'il estoit notablement amendé à Adonacris, et qu'il y avoit
aparance qu'il les joindroit avant qu'ils fussent sur les Frontieres des
Massagettes. Et en effet Indathyrse ne se trompa pas : car Cyrus estoit encore à trois
journées de l'Araxe, lors qu'Adonacris le joignit. Comme cette marche avoit assez
fatigué son Armée, Cyrus avoit jugé à propos de faire alte en ce lieu là, avant que de
s'aprocher davantage de Thomiris, qu'il sçavoit en avoir une tres grande et tres
nombreuse : joint que ne sçachant encore où estoit alors Mandane, il pensa, qu'il
falloit tascher d'en avoir quelques nouvelles, avant que d'aller plus avant. Il est
vray qu'il n'attendit pas long temps : car le troisiesme jour apres qu'il fut Campé,
comme il parloit avec Mazare et le Prince Myrsile,
Feraulas revint : qui tesmoigna d'abord avoir tant d'empressement, que
Cyrus ne
douta point qu'il ne sçeust des nouvelles de sa Princesse. Si bien que prenant la
parole, afin de l'obliger plus diligemment à l'aprendre ; eh de grace, mon cher
Feraulas (luy dit il, en s'avançant vers luy) dittes moy promprement ce
que vous sçavez de Mandane : car je connois bien dans vos yeux que vous en sçavez quelque
chose. Il est vray Seigneur, reprit-il, que je sçay une grande partie de ce que vous
voules sçavoir : mais le mal est que je ne sçay rien qui vous puisse estre agreable
: car enfin, il faut que vous sçachiez qu'ayant obeï à vos ordres, je fus au Port le
plus proche de celuy où je vous laissay. Mais Seigneur, au lieu d'y trouver
plusieurs Vaisseaux pour aller apres le Prince Aryante, je n'y en trouvay qu'un en
estat de faire voile à l'heure mesme : de sorte que m'y embarquant avec vingt de
ceux que vous m'aviez donnez, je laissay les autres pour se mettre dans deux
Vaisseaux qu'on preparoit : et je dis au Pilote avec qui je traitay, que je n'avois
autre dessein que de croiser la Mer, en tirant tousjours vers la Colchide, afin de
tascher d'avoir des nouvelles d'un Vaisseau que je cherchois. Et en effet Seigneur,
je fus si heureux, que dés le soir nous sçeusmes par des Pescheurs que nous
trouvasmes, qu'ils avoient veû un Navire à peu prés tel qu'estoit celuy que je
suivois, qui encore qu'il n'eust pas le vent fort favorable, n'avoit pas laissé de faire force, pour avancer tousjours : si bien
qu'esperant que c'estoit celuy que je voulois trouver, je me sis dire la route qu'il
avoit tenuë, et je la suivis. Et à dire la verité Seigneur, il a bien parû que les
Dieux vouloient que vous sçeussiez où est Mandane : car depuis cela je trouvay
tousjours des Barques ou des Vaisseaux, qui avoient rencontré celuy que je suivois.
Mais ce qui acheva de me confirmer dans l'opinion que ce Navire estoit celuy du
Prince Aryante, fut que j'en trouvay un, dont le Capitaine me dit que l'eau
ayant manque à ce Vaisseau qu'il avoit rencontré, il luy en avoit demandé : si bien
que s'estant aproché, afin qu'il pûst rendre cet office (qu'on ne refuse point à la
Mer, quand on le peut) il avoit veû à la Porte de la Chambre de Poupe, deux fort
belles Personnes, qui paroissoient estre fort affligées ; et qu'il avoit entreveû
dans cette mesme Chambre, une autre Dame dont il n'avoit pû voir le visage, parce
qu'elle essuyoit ses yeux comme ayant pleuré. De sorte Seigneur, que ne doutant plus
alors que ce Vaisseau que je suivois, ne fust celuy que je devois suivre, j'en eus
une joye extréme : mais ce qui acheva de me donner lieu de le joindre, fut que
j'apris encore que le Pilote qui le conduisoit, avoit conferé avec celuy de ce
Capitaine avec qui je parlois : afin de sçavoir s'il y avoit seureté d'aborder
aupres de l'endroit où le Phase se jette dans le Pont Euxin, parce qu'il ne le
vouloit pas faire à un Port de la Colchide, qui n'estoit pas esloigné de là. Si bien que ce Pilote luy ayant assuré qu'il le
pouvoit, pourveû qu'il prist au dessus de l'emboucheure du Fleuve, et qu'il esvitast
un Rocher qui est caché sous l'eau en cét endroit ; je me servis des mesmes
enseignemens, et je fus en effet au lieu où le Prince Aryante avoit abordé : mais
comme il avoit eu beaucoup de temps d'avance, quelque diligence que je pusse faire,
il estoit desja desbarqué lors que j'y arrivay. Il est vray que j'apris qu'il avoit
conduit Mandane à un Chasteau qui n'est qu'à six stades de là, et qui est scitué
au bord du Phase : mais ce qui m'embarrassoit, estoit que je n'osois me monstrer, de
peur d'estre reconnu par ceux qui suivoient Aryante et Andramite : ainsi il falut
me contenter d'envoyer à Terre (pour tascher d'aprendre des nouvelles) ceux que
j'avois pris au Port où je m'estois embarqué. Mais comme me ils estoient assez
grossiers, je n'en estois guere mieux informé : et tout ce que je sçavois estoit
qu'il ne m'estoit pas possible de rien entreprendre pour delivrer la Princesse : car
Aryante
etAndramite, la faisoient garder soigneusement par leurs Gens ; et le
Chasteau où elle logeoit estoit tres fort. De sorte que n'ayant que vingt hommes de
main, je ne pouvois qu'estre Espion : encore ne l'eussay-je pas esté trop bon, si je
ne me fusse advisé, apres plusieurs jours de patience, de tascher de faire venir
dans mon Vaisseau, un de ceux qui estoient à la suite d'Aryante, afin d'avoir quelque
lumiere de son dessein, et de ce qui le retenoit
là. Si bien qu'ayant chosi trois Soldats determinez, je les fis habiller en Matelots
: apres quoy suivant l'usage de ceux qui sont abordez en mesme lieu, ils turent
faire conversation avec ceux de ce Vaisseau qu'ils rencontrerent sur le Rivage : car
dans l'oisiveté où estoient ceux qui n'estoient point de garde, ils ne faisoient
autre chose que de se promener sur le bord de la Mer, ou d'aller à la Chasse de ces
beaux Oyseaux à qui le Phase donne son nom, et dont il y a une quantité prodigieuse
sur ses Rives : si bien qu'apres s'estre abordez ; avoir chassé ensemble ; et avoir
parlé de plusieurs choses indifferente, qu'ils se demanderent les uns aux autres ;
ceux du Vaisseau d'Aryante, prierent ceux à qui ils parloient d'y entrer à leur retour : de
sorte que pour leur rendre civilité, pour civilité, et pour arriver aussi à la fin
qu'ils sçavoient que je m'estois proposée, ils les prierent en suitte d'aller au
leur. Cependant comme le hazard fit que presques tous ceux à qui ils le proposerent,
avoient alors quelques chose à faire à leur bord, il n'y en eut qu'un qui les suivit
: mais admirez Seigneur, l'ordre de la Providence : car enfin cét homme qui les
suivit, se trouva estre un des Gardes de Mandane, et celuy de tous qui avoit le
plus de connoissance de ce que je voulois sçavoir. De sorte Seigneur, que dés que je
le vy dans mon Vaisseau, je me montray à luy : et je le surpris si fort par ma veuë,
que s'imaginant que vous estiez caché dans ce Navire, et que vous l'alliez faire jetter dans la Mer pour le punir de son crime,
il se jetta à mes pieds, et prenant la parole ; eh de grace Feraulas, me dit-il, sauvez
moy la vie : car si nostre Prince me la donne, je luy diray des choses qui luy
aideront peut-estre à delivrer Mandane. Vous pouvez juger Seigneur, que je luy promis de
vous prier pour luy, pourveû qu'il me dist tout ce qu'il me promettoit : et en
effet, je me servis si bien de la crainte et de l'esperance, qu'il me dit tout ce
qu'il sçavoit : et il sçavoit tout ce qu'il y avoit à scavoir. Car comme Andramite ne
s'estoit plus trouvé son Escuyer apres le Combat, il avoit pris celuy à qui je
parlois pour luy en servir, en attendant qu'il retrouvast le sien, ou qu'il en eust
un autre : de sorte que s'estant intrigué aupres de luy, il avoit oüy plusieurs
conversations d'Aryante et d'Andramite, qui luy avoient apris leurs desseins.
Le garde, qui a surpris une conversation entre Aryante et Andramite, ravisseur de
Martesie, informe Feraulas des projets du ravisseur. Aryante a écrit à Thomiris
pour la conjurer d'oublier le passé : il est prêt à renoncer au trône des Issedons
à condition d'être reçu par la reine des Massagettes, laquelle doit s'engager à ne
jamais rendre Mandane à Cyrus. Thomiris accepte ce marché avec joie, d'autant que
cela lui permet de retenir sa rivale prisonnière. Aryante est donc sur le point de
partir en direction de la Colchide. De leur côté, Mandane et Martesie sont
traitées avec respect par leurs ravisseurs, ce qui ne les empêche pas d'être
extrêmement irritées contre eux.
Dittes les moy donc promptement, interrompit Cyrus, si vous les sçavez : je vous diray
donc Seigneur, reprit Feraulas, que j'ay sçeu par ce Garde, qu'encore que le
Prince Aryante sçeust qu'il y avoit de grandes dispositions à le faire Roy des
Issedons, il a mieux aimé songer à conserver Mandane, qu'à conquerir un Royaume, se
mettant au hazard de la perdre : ne doutant nullement qu'il ne se vist attaqué tout
à la fois, et par vous, et par Thomiris, s'il la menoit à Issedon. Si bien que ne
songeant qu'à avoir Mandane en sa puissance, il ne fut pas plustost abordé,
qu'il escrivit à Thomiris, et à ceux de ses Amis qui
estoient alors aupres d'elle, afin de la suplier d'oublier le passé : à condition de
renoncer solemnellement à la Couronne des Issedons, et de ne pretendre de sa vie à
autre qualité qu'à celle de son Sujet : pourveû qu'elle voulust recevoir Mandane dans sa
Cour, et s'engager à ne vous la rendre jamais, et à faire tout ce qu'elle pourroit
pour la luy faire espouser. Ainsi Seigneur, il vous est aisé de juger, que dans les
sentimens où est Thomiris pour vous, elle n'a pas refusé une proposition qui luy assure
un Royaume, et qui remet en sa puissance une Personne qu'elle croit qui est seule
cause que vous ne l'aimez pas. Aussi ce Garde me dit-il, que la responce estoit
venuë aussi favorable qu'Aryante l'eust pû souhaiter ; que Thomiris oublioit le passé ;
et offroit telle seureté qu'il voudroit pour sa personne, et pour celle de Mandane ; et
qu'elle s'engageoit solemnellement, à ne vous la rendre jamais. Et en effet, me dit
encore ce mesme Garde, elle a envoyé deux hommes de qualité à Aryante, luy dire que s'il
veut son Fils en Ostage, elle le luy donnera, pourveû qu'il mette Mandane en son
pouvoir. Mais comme Aryante sçait bien que Thomiris a un interest qui
l'empeschera de luy manquer de parole, pour ce qui regarde Mandane, il a creû qu'il
devoit se confier absolument à elle : c'est pourquoy il part demain, pour aller par
terre traverser la Colchide, et de là droit vers cette Princesse : mais en mesme
temps il a envoyé vers un homme qui s'appelle, ce me semble, Octomasade, pour luy dire qu'il ne songe plus à le faire Roy : et il a
envoyé aussi à Issedon, vers ceux qui se devoient soûlever en sa faveur, pour leur
dire la mesme chose. Du moins ay-je entendu tout ce que je viens de dire, de la
bouche d'Aryante, ou de celle d'Andramite lors qu'ils ont parlé ensemble, sans qu'ils
croyent que je les aye entendus : car l'amour les occupe tellement tous deux, qu'à
peine sçavent-ils ce qu'ils voyent, ou ce qu'ils ne voyent pas. Apres cela Seigneur,
je creûs que ce Garde ne me pouvoit plus rien aprendre ; et je creûs mesme que le
mieux que je pouvois faire, estoit de gagner absolument cét homme, et de le
renvoyer, afin qu'il vous pûst donner des nouvelles de Mandane : et en effet, je luy
inspiray tant d'horreur de la perfidie de ceux qui vous avoient trahi, que j'ose
assurer qu'il sera fidelle Espion. Cependant je ne le renvoyay pas sans luy demander
comment Aryante vivoit avec la Princesse : mais il me dit que c'estoit avec tant
de respect, qu'elle ne pouvoit avoir autre sujet de s'en pleindre, que celuy de
l'avoir enlevée. Il m'assura pourtant qu'elle estoit dans une affliction incroyable
: et que si elle n'eust eu Martesie pour la consoler, il ne sçavoit ce qu'elle
auroit fait, parce que Doralise estoit elle mesme si affligée et si irritée
d'estre enlevée par Andramite, qu'elle n'estoit pas en estat de la
soulager. Mais Seigneur, pour ne me fier pas tout à fait à ce Garde, je fis voile
dés que je l'eus remis à terre, de peur que s'il me
trahissoit, il ne me fist arrester, et ne m'empeschast de vous venir advertir.
Neantmoins comme je voulois sçavoir effectivement si : le Prince Aryante
partiroit le lendemain, je ne m'esloignay pas extrémement : et j'envoyay informer
dans un Esquif, s'il estoit vray qu'il fust party ; bien marry de n'estre pas en
estat de pouvoir l'empescher d'emmener Mandane. Mais comme j'avois trop peu de
Gens pour en avoir seulement la pensée, je creûs qu'il valoit mieux venir
diligemment vous advertir de ce que je sçavois, que de tenter une chose impossible.
Cependant je n'ay pû y venir aussi tost que je l'eusse voulu, parce que j'ay eu le
Vent contraire : de sorte que si Gelonide, qui vous estoit autrefois si favorable, l'a
voulu, elle a eu le temps de vous faire sçavoir des nouvelles de Mandane. Mais
Seigneur, j'oubliois de vous dire que ce Garde de la Princesse, qui m'a promis
fidellité, me promit aussi de luy dire à la premiere occasion qu'il en trouveroit,
que je luy avois parlé : et qu'il lassureroit que vous la retireriez aussi bien de
la puissance de Thomiris, que vous l'aviez retirée de celle du Roy d'Assirie, et de
celle du Roy de Pont. Ha Feraulas, s'escria Cyrus, vous m'avez rendu un signalé
service, de faire parler de moy à la Princesse ! cependant (dit-il en se tournant
vers Mazare, et vers le Prince Myrsile) je ne voy pas qu'il y ait plus rien à
attendre.
Ortalque est également de retour au camp. Il était à la cour de Thomiris le jour
où Mandane y a été conduite. Gelonide lui a transmis une lettre de sa part, ainsi
que deux autres lettres de Mandane et d'Araminte adressées à Cyrus. Tandis que
Mandane donne quelques marques d'affection au héros, Araminte implore ce dernier,
au nom de la princesse, de veiller sur Spitridate.
Comme il disoit cela, Ortal que parut : de sorte que Cyrus admirant sa diligence, le
reçeut aveque joye, dans l'esperance d'aprendre
encore quelque chose de Mandane : et en effet il ne se trompa pas dans
l'esperance qu'il en eut : car Ortalque luy dit, que comme il estoit allé par Terre, il
n'avoit pû arriver aux Tentes Royales, que le jour qui avoit precedé celuy où
Mandane
y estoit arrivée, et y avoit esté reçeue avec beaucoup de magnificence. Quoy,
s'escria Cyrus, vous avez esté en mesme lieu que Mandane ! ouy Seigneur, repliqua
Ortalque, et Gelonide à qui j'avois donne vostre Lettre dés le soir,
voulut que je visse arriver cette Princesse. Myrsile ne pouvant alors s'empescher de
demander des nouvelles de la Personne qu'il aimoit, fit si bien que sans choquer la
civilité, il engagea Ortalque à parler de Doralise, et à dire qu'elle et Martesie
suivoient tousjours la Princesse. Mais encore, dit alors Cyrus, que me mande Gelonide ;
vous le sçaurez Seigneur, reprit Ortalque, quand vous aurez veû ce que je vous presente.
En effet, en disant cela, Ortalque donna un Paquet à Cyrus, qui estoit assez gros
pour luy donner la curiosite de l'ouvrir diligemment : aussi le fit-il avec une
promptitude estrange. Mais il fut-bien agreablement surpris, lors qu'il vit que la
Lettre de Gelonide estoit accompagnée de deux autres : dont l'une estoit de
Mandane, et l'autre de la Princesse Araminte. Cependant, quelque surprise
que luy donnast la veuë de cette derniere, il n'hesita pas à choisir laquelle il
devoit ouvrir la premiere : et quoy qu'il semblast que pour entendre mieux les deux
autres, il falust lire celle de Gelonide avant
que de les voir, puis que c'estoit elle qui les envoyoit ; il leût pourtant celle de
Mandane, où il trouva ces paroles.
MANDANE A CYRUS.
C'est par la bonté et par l'adresse de la vetueuse Gelonide, que j'ay la
liberté de vous dire que si te ne me souvenois de tant de Grandes choses que vous
avez faites pour me delivrer, j'aurois desja perdu l'esperance s'estre jamais
libre : mais comme je n'en puis perdre la memoire, je ne puis aussi cesser
d'esperer de vous voir encore rompre les chaines que te porte. Mesnagez pourtant
vostre vie : et ne m'exposez pas en l'exposant trop, à la plus grande de toutes
les infortunes. Ortalque vous dira comment j'ay esté receuë de la Reine des
Massagettes : mais je vous diray que j'ay eu beaucoup de consolation de trouver la
Princesse Araminte icy car puis qu'elle ne doit pas encore estre heureuse, je
suis du moins bien aise que nous soyons malheureuses ensemble : estant certain que
dans le peu que je l'ay veuë, j'ay desja plus d'amitié pour elle, que je ne vous
accusois d en avoir. Voila tout ce que vous peut dire presentement une Personne
qui aura bien tost le bonheur d'estre delivrée encore une fois par vous ; si la
Fortune rend justice à vostre valeur, comme je la rends à vostre vertu, et à
vostre affection.
MANDANE.
La lecture de cette Lettre donna de la joye, et de
la douleur à Cyrus : car il fut bien aise d'y voir quelques marques de tendresse :
mais il fut suffi bien affligé, dans la pensée qu'il eut que l'illustre Personne qui
les luy donnoit n'estoit pas libre, et estoit sous la puissance d'une Rivale irritée
: et d'une Rivale encore qui avoit une Armée aussi nombreuse que la sienne, pour
s'opposer à tout ce qu'il voudroit entreprendre pour delivrer Mandane. Cependant apres
avoir fait cette reflection, où la joye et la douleur avoient leur part, il ouvrit
la Lettre d'Araminte, qui estoit conçeuë en ces termes.
ARAMINTE A CYRUS.
Je voy bien que la Fortune veut que je fois tousjours delivrée, ou comme estant
la Princesse Mandane, ou comme estant captive avec elle. Cependant pour
reconnoistre les obligations que je vous ay, et celles que je vous auray encore,
je vous assure que je seray tout ce qui me sera possible, pour rendre sa prison
moins rude et que je ne songeray pas tant à adoucir mes propres malheurs que les
siens. En eschange je vous conjure Seigneur, de prendre quelque soin du malheureux
Spitridate, en quelque lieu de la Terre qu'il soit : et d'obliger le Prince Tygrane à blasmer l'injuste Phraarte son
Frere, de la violente resolution qu'il aprise. Je vous demande pardon de vous
parler de quelque autre chose que de la Princesse Mandane, en un temps où elle doit
occuper tout vostre esprit : mais comme vous estes assez malheureux vous mesme,
pour n'ignorer pas combien les maux que je souffre sont difficiles à suporter sans
s'en pleindre, j'espere que vous me pardonnerez : et je l'espere d'autant
plustost, que je vous en conjure par la Princesse Mandane, de qui la merveilleuse
beauté, et le rare merite, m'ont donné tant d'admiration, que je suis fortement
persuadée, que vous ne pouvez rien refuser de tout ce qu'en vous demande en son
nom.
ARAMINTE.
Quelque amitié qu'eust Cyrus pour l'excellente Princesse qui luy escrivoit cette
Lettre, il l'eust sans doute leuë avec precipitation, en l'estat où estoit son ame,
si elle n'eust pas eu l'adresse d'y parler au commencement, et à la fin, de la
Princesse Mandane. Mais comme il y trouvoit en mesme temps des choses qui
regardoient sa Maistresse, et son Amie, il la leût avec loisir, et avec beaucoup de
satisfaction : en suitte de quoy, il ouvrit celle de Gelonide, où il leût ce qui fuit.
GELONIDE A L'INVINCIBLE CYRUS.
Avant jugé plus à propos de confier à Ortalque qu'à cette Lettre, tout ce
qu'il est necessaire que vous sçachiez, je ne vous l'escriray point : et je vous
diray seulement Seigneur, que vous devez estre assuré que je serviray la Princesse
Mandane en toutes choses : car puis que c'est servir la Reine que je
fers que de s'opposer à ce qu'elle veut faire contre vous, et que je vous puis
rendre office sans la trahir ; croyez Seigneur, que je le feray avec toute
l'adresse dont je suis capable, et avec toute l'affection possible.
GELONIDE.
Comme Cyrus achevoit de lire cette Lettre ; Chrysante et Aglatidas arriverent aupres
de luy : de sorte que comme ce Prince sçavoit qu'ils avoient escrit à Gelonide, il
demanda à Ortalque si elle ne leur avoit pas respondu ? et l'obligea à luy bailler
les Lettres qu'il avoit pour eux, apres qu'il luy eut dit qu'elle leur avoit fait
responce : car comme ce n'estoit que pour Mandane qu'ils avoient escrit, il avoit
plus d'interest qu'eux à tout ce qu'elle leur respondoit : aussi fut il fort aise de
voir par ces deux Lettres, qu'elle avoit effectivement dessein de rendre tous les offices qu'elle pourroit à cette
Princesse.
Cyrus interroge Ortalque afin de savoir comment Mandane est traitée à la cour de
Thomiris. Ce dernier lui relate l'arrivée de la princesse au pays des Massagettes
: après une entrevue lors de laquelle Thomiris s’est engagée auprès d’Aryante à
oublier le passé, à condition que Mandane soit mise en son pouvoir, la princesse a
été conduite en grande pompe jusqu’à la cour. Thomiris lui a rendu visite, puis
Mandane a fait la connaissance d’Araminte, enlevée par Phraarte et également
retenue captive à la cour des Massagettes.
Cependant des qu'il eut achevé de les lire tout haut, et qu'il les eut baillées à
ceux à qui elles estoient escrites, il obligea Ortalque de luy dire tout ce qu'il
sçavoit de Mandane : et de le luy dire en presence de Mazare, de Myrsile,
d'Aglatidas, de Chrysante, et de Feraulas. Seigneur, reprit Ortalque, j'ay
sçeu par Gelonide que le Prince Aryante apres avoir enlevé Mandane, fut aborder à la
Colchide : et que de là il a si bien negocié avec Thomiris, que cette Reine pour avoir
Mandane
en sa puissance, luy a promis d'oublier le passé ; de ne vous rendre jamais cette
Princesse ; et de la luy faire espouser. Puis que je l'ay bien ostée de la puissance
du Roy de Pont, reprit Cyrus avec impetuosité, j'espere que je l'osteray bien de
celle de Thomiris : et que ses Tentes ne seront pas si difficiles à forcer, que
Sinope, Babilone, Sardis, et Cumes : mais achevez Ortalque, poursuivit il, de me dire ce
que je veux sçavoir : et aprenez moy principalement, comment la Reine des
Massagettes traitte Mandane ; et si vous l'avez veuë. Seigneur, repliqua
Ortalque, pour satisfaire vostre curiosité, il faut que je vous die que
j'ay sçeu que des que le Traité du Prince Aryante fut fait, l'on vit une joye sur
le visage de Thomiris, qui n'y avoit point paru depuis que vous partistes d'aupres
d'elle : et que la pensée de voir la Princesse Mandane en sa puissance, luy donna une
satisfaction incroyable. Mais afin que le Traité du
Prince son Frere et d'elle fust plus solidement fait, il y eut une entreveuë
d'Aryante, et de Thomiris, au bord de l'Araxe : ce Prince ayant laissé
Mandane
sous la garde d'Andramite, pendant qu'il fut vers la Reine des Massagettes. J'ay sçeu de
plus par Gelonide, qui se trouva à cette entre-veuë qu'il se fit une
reconciliation solemnelle entre ces deux Personnes : Aryante agit pourtant si adroitement,
qu'il ne parla point à Thomiris de la passion qu'il sçavoit qu'elle avoit pour
vous : et elle agit aussi avec tant de retenuë ; malgré la violence de son
temperamment, qu'elle ne luy dit pas que c'estoit moins parce qu'il estoit son
Frere, que parce qu'il estoit vostre Rival, qu'elle le traittoit si bien. Ce n'est
pas qu'ils ne s'entendissent tous deux parfaitement : mais Aryante eut ce respect pour
celle à qui il demandoit protection, de ne le faire pas rougir de sa foiblesse : et
Thomiris eut ce respect là pour elle mesme, de ne la descouvrir pas
ouvertement. Mais afin de porter plus facilement la Princesse Mandane, à desesperer de sa
liberté, et à ne desesperer pas Aryante ; ils resolurent qu'il falloit qu'elle traversast
toute l'Armée de Thomiris : et en effet Seigneur, lors que cette Princesse fut conduite
par le Prince Aryante, vers la Reine sa Soeur, Thomiris fit ranger son Armée en
Bataille, dans une grande Plaine : de sorte que Mandane (à qui elle avoit envoyé un
superbe Chariot, et un compliment par un de ses Officiers) passa au milieu de toutes
ces Troupes : dont la multitude et la magnificence
donnerent beaucoup de chagrin à cette Princesse ; du moins Martesie me l'a-t'elle
raconté ainsi. Cependant Aryante et Andramite alloient à Cheval avec
leurs Gens, apres le Chariot de Mandane, qui fut d'abord conduite dans une superbe Tente,
qui touchoit celle où l'on avoit mis la Princesse Araminte, dés que Phraarte apres
l'avoir enlevée, fut demander Asile et protection à la Reine des Massagettes. Mais
Seigneur, elle n'y fut pas si tost, qu'on y mit des Gardes : et elle n'y eut pas
esté une heure, que Thomiris fut la visiter ; car le Prince Aryante en
traittant avec elle, l'avoit obligée à luy rendre tous les honneurs imaginables.
Joint aussi, à ce qu'on en peut juger, que quand elle n'auroit eu autre raison de
visiter cette Princesse, que celle de sa propre curiosité, elle l'auroit esté voir.
De vous dire Seigneur, comment cette entre-veuë se fit, il ne me sera pas aisé de le
faire bien exactement : car Martesie me l'a racontée avec tant de precipitation, que
je ne sçay si je n'en oublieray point quelque circonstance, quoy que je face
pourtant tout ce que je pourray pour n'en oublier aucune. Je vous diray donc
Seigneur, que lors que Thomiris arriva, Mandane se pleignoit avec Doralise et
Martesie, de la cruauté de sa fortune : et que dés qu'elle sçeut que
cette Princesse arrivoit, elle fut au devant d'elle jusques à l'entrée de sa Tente,
où elle la reçeut, avec autant de tristresse sur le visage, que civilité en toutes
ses paroles. Mais Seigneur, cette tristesse
n'empescha pas que Thomiris ne fust surprise de la beauté de la Princesse :
du moins ceux qui la virent, remarquerent-ils que dés qu'elle la vit, elle rougit :
et qu'il parut tant d'admiration dans ses yeux, par la surprise que l'esclat de la
beauté de Mandane luy donna, que Doralise ne doute pas, qu'il n'y eust alors un instant,
où elle trouva que vous n'aviez pas eu tort de n'estre point infidelle à une
Personne qui avoit une beauté si merveilleuse. Mandane de son costé, trouva aussi
Thomiris si belle (quoy qu'elle ne soit plus dans cette premiere
jeunesse, qui a je ne sçay quelle fraischeur qu'on ne trouve que rarement au delà de
dix-sept ans)que Martesie m'a chargé de vous dire, qu'elle ne doute nullement que la
Princesse ne vous eust en cét instant, une nouvelle obligation d'une chose passée,
voyant que vous aviez pû refuser l'affection d'une aussi belle Reine que celle-là.
En effet Seigneur, il est certain que Thomiris ne paroist pas avoir plus de
vingt-deux, ou vingt-trois ans. Mais pour en revenir où j'en estois, la Reine des
Massagettes ne vit pas plustost Mandane, que cette Princesse prenant la parole ; je ne
sçay Madame (luy dit elle en Assirien, sçachant que Thomiris le parloit) si je me dois
pleindre ou loüer, de l'honneur que vous me faites : neantmoins, comme la Renommée
m'a parlé de vous avec beaucoup d'avantage, je veux esperer pour vostre gloire, et
pour ma satisfaction, que vous me protegerez : et je veux croire que les Gardes que vous m'avez donnez, font plus ma seureté, que
pour me retenir captive. En fin Madame, je veux encore me persuader, que vostre
raison esclairera celle du Prince Aryante, et qu'il se repentira de l'injuste resolution
qu'il a prise. Comme il est mon Frere, repliqua Thomiris, il ne seroit pas juste que
je fusse absolument contre luy : et tout ce que je vous puis dire de plus equitable,
adjousta-t'elle en souriant, c'est que dés que vous l'aurez mis en liberté, je vous
y metray aussi : de sorte que vous promettant que dés qu'il ne sera plus vostre
Esclave, vous ne serez plus prisonniere, c'est vous promettre autant que je dois.
Mais Madame, (adjousta-t'elle, sans luy donner loisir de respondre) ce qui m'amene
icy principalement, est pour vous dire que vostre captivité n'aura rien de rude : et
que vous serez servie avec tout le respect qu'on doit a vostre condition, et à
vostre merite. Quoy que ce que vous me dittes, reprit la Princesse, n'ait rien qui
ne semble civil et obligeant, je ne laisse pas de le trouver infiniment rude : car
enfin Madame, par quel droit le Prince Aryante m'a-t'il amenée icy, et par
quel droit m'y pouvez vous retenir ? Par celuy de la force reprit Thomiris, qui
est le mesme qui a rendu Cyrus Vainqueur d'une grande partie de l'Asie. Cependant,
adjousta-t'elle, comme il y a fort peu que vous estes icy, et que je n'ay pas encore
eu le temps d'examiner toutes les raisons du Prince mon Frere ne parlons point s'il
vous plaist aujourd'huy, ni de liberté, ni de
prison. Joint aussi poursuivit-elle, que je ne pense pas que vous vous en mettiez
guere en peine : car la victoire est tellement accoustumée à suivre Cyrus, que quand
vous ne devriez estre libre qu'apres qu'il m'auroit vaincuë, vous espereriez sans
doute de l'estre bientost. En effet (adjousta-t'elle encore, avec un ton de voix où
il y avoit quelque fierté, tout languissant qu'il estoit) qu'elle aparence y a-t'il
qu'une Reine pûst resister à un Prince qui a vaincu tant de Rois ? car enfin je n'ay
ny Villes ny Places fortifiées, qui me puissent servir d'Asile, et je n'ay que la
valeur de mes propres Sujets : jugez donc Madame, si une Princesse pour qui Cyrus n'a mesme
aucune estime, pourra se deffendre longtemps contre luy. Ha Madame, interrompit
prudemment Mandane, je ne tomberay pas d'accord de ce que vous dittes ! car je sçay
que Cyrus
vous estime infiniment. Je sçay mieux que vous ce qu'il pense de moy (repliqua
Thomiris en rougissant de confusion) mais apres tout Madame,
adjousta-t'elle, toute foible que je suis, je puis vous assurer qu'encore que les
Massagettes n'ayent point de Villes, ils ne sont pas aisez à vaincre : car comme ils
combatent seulement pour la gloire, et qu'ils ne craignent pas que la longueur de la
Guerre destruise leurs Villes et leurs Maisons, puis qu'ils n'en ont point ; ils
combatent opiniastrément, et ne se rendent jamais qu'a l'extremité. Mais Madame,
poursuivit-elle, ne parlons s'il vous plaist, ny de victoire, ny de Guerre : laissons l'advenir dans le secret de Dieux,
et songeons seulement à faire que le present n'ait rien de fascheux pour vous. C'est
pour cela Madame, que je souffriray que la Princesse de Pont qui est icy vous voye :
car comme elle est d'un Païs où il y a plus de politesse que vous n'en trouverez
dans le nostre, je croy qu'elle vous divertira, et qu'elle se tiendra bien hereuse
d'estre avec une Personne comme vous. Mandane estant alors fort surprise
d'ouïr dire qu'Araminte fust au lieu où elle estoit, ne pût s'empescher de tesmoigner
son estonnement, et de demander comment elle y pouvoit estre. De sorte que Thomiris, qui
n'estoit sans doute pas marrie de changer ce discours, luy dit en peu de mots que le
Prince Phraarte la luy avoit amenée, et luy avoit demandé protection : apres
quoy Thomiris ne pouvant demeurer plus longtemps avec une Personne qu'elle
trouvoit plus belle qu'elle n'eust voulu la trouver, se retira, apres luy avoir
encore fait quelque civilité. A peine fut elle sortie, que la Princesse Araminte,
conduite par celuy qui commandoit ceux qui la gardoient, entra dans la Chambre de la
Princesse : mais Seigneur, cette entreveuë fut plus agreable que celle de Mandane et de
Thomiris : car encore que ces deux Princesses ne se fussent jamais
veuës, elles ne laisserent pas de s'aborder comme si elles eussent esté Amies : et
l'esgallité de leur fortune, jointe à la haute estime qu'elles avoient l'une pour
l'autre, sur le rapport de ceux qui leur avoient parlé de leur merite, lia en un instant une tres estroite amitié entre ces
deux admirables Personnes. D'autre part Hesionide fit la mesme chose avec
Martesie : pour Doralise, son destin a esté si heureux en cette
occasion, qu'elle est la consolation de ces deux Princesses : car encore qu'elle
soit tres affligée, et du malheur de Mandane, et de celuy qu'elle a de voir
Andramite aupres d'elle, c'est une espece de douleur despite, s'il est
permis de parler ainsi, qui luy a fait dire cent plaisantes choses au plus fort de
son desespoir, depuis qu'elle est en ce lieu là. Mais Seigneur, pour achever de vous
dire tout ce que je sçay, vous sçaurez que la vertueuse Gelonide agit si
adroitement, qu'elle me fit le lendemain au soir parler à Martesie, qui me fit aussi
voir un moment la Princesse, qui m'ordonna de vous dire tout ce que je sçavois de
sorte Seigneur, que Gelonide trouvant qu'il estoit à propos que vous
sçeussiez promptement l'estat des choses, me donna le Paquet que je vous ay presenté
; me fît partir dés le lendemain ; et me donna un Guide, afin qu'on ne m'arrestast
point en passant l'Araxe. Mais en me congediant, elle m ordonna de vous dire,
qu'elle alloit faire tout ce qu'elle pourroit, pour tascher de remettre la raison
dans l'ame de Thomiris s et dans celle d'Aryante : adjoustant toutes fois, qu'a
dire les choses comme elle les pensoit, elle craignoit fort de ne le pouvoir pas.
Apres cela, Ortalque s'estant teû, Cyrus luy fit encore beaucoup de questions, où il respondit
dit selon ce qu'il sçavoit, ou ne sçavoit pas :
et il se retira quand il eut satisfait la curiosité de son Maistre. Mais comme le
Prince Myrsile n'avoit osé l'interrompre, il n'estoit pas assez esclaircy de
tout ce qu'il vouloit sçavoir de Doralise : c'est pourquoy à la premiere occasion qu'il
en trouva, il quitta Cyrus afin d'aller entretenir Ortalque avec plus de loisir.
Onesile, princesse d’Armenie, rejoint le camp de Cyrus, accompagnée d’une parente
nommée Telagene, et manifeste son désir de recevoir des nouvelles de son époux
Tigrane, parti en compagnie de Spitridate à la recherche d’Araminte. Cyrus lui
assure qu’il sera bientôt de retour. Peu après, le héros aperçoit un homme prenant
la fuite par la rivière. Son serviteur, resté à terre, lui apprend qu’il s’agit du
roi de Pont, qui s’apprête à rejoindre l’armée de Thomiris dans l’espoir de revoir
encore une fois Mandane. Une fois de retour au camp, Cyrus est agréablement surpris
par la présence du sage Anacharsis, accompagné par trois amis. Après avoir demandé à
ce dernier d’être son ambassadeur auprès de Thomiris, le héros, en compagnie de ses
nouveaux amis, de la princesse Onesile et d’autres dames, évoque le célèbre Banquet
des Sept Sages. On demande à Mnesiphile et Chersias d’en faire un récit
circonstancié.
Tandis que l'armée de Cyrus continue la route vers l'Araxe, la princesse Onesile
vient au devant du héros, dans l'espoir d'obtenir des nouvelles de son époux
Tigrane, prince d'Armenie. Le narrateur fait un portrait développé de la jeune
femme : joignant aux qualités esthétiques toutes les vertus spirituelles, Onesile
se distingue cependant par son habileté à écrire, ainsi que par l'habitude de
paraître parfois absente lors d'une conversation. Elle parvient cependant toujours
à répondre à propos. Par ailleurs, la santé d'Onesile n'est pas aussi bonne qu'on
le souhaiterait.
Cependant comme il n'y avoit plus rien à attendre, Cyrus resolut avec Mazare, qu'il faloit s'avancer
jusques au bord de l'Araxe : et que de là, pour garder quelque bien seance, avec une
Reine qui n'estoit injuste que parce qu'elle l'aimoit trop, il envoyeroit quelque
Personne de consideration vers elle, pour luy demander la Princesse Mandane, et la
Princesse Araminte, avant que de la combatre : et qu'en attendant il donneroit
ordre d'avoir des Bateaux pour faire un Pont sur l'Araxe. De sorte qu'ayant le jour
suivant tenu un Conseil, plus pour la forme que par necessité, on y resolut ce qu'il
proposa, et son Armée commença de marcher et marcha en effet sans aucun obstacle,
jusques au bord de l'Araxe, où il campa. Mais à peine y fut-il, qu'il sçeut que la
Princesse Onesile, Femme de Tigrane, estoit arrivée à une petite Ville qui estoit un
de ses Quartiers : et qu'elle s'estoit avancée jusques là pour luy venir demander
des nouvelles de son Mary : car comme l'Araxe prend sa Source dans la Mantiane, et
qu'il traverse l'Armenie, elle avoit suivy le fil de l'eau, sçachant la marche de
Cyrus :
afin de sçavoir de sa bouche, tout ce qu'il
sçavoit de Tigrane. De sorte que comme Cyrus estimoit fort cette Princesse, et
qu'il sçavoit quelle estoit l'affection que Tigrane avoit pour elle, et celle
qu'elle avoit pour luy, il ne voulut pas luy accorder la permission qu'elle luy
envoya demander de le venir trouver : et il voulut luy faire une visite, puis qu'il
le pouvoit sans prejudicier à son dessein : car comme il ne devoit envoyer que le
jour suivant vers Thomiris, il eut ce jour là tout entier à rendre cette civilité à la
Princesse d'Armenie. Et certes ce n'estoit pas sans raison, que Cyrus avoit
beaucoup d'estime pour elle : car cette Princesse n'estoit pas d'un merite
ordinaire. En effet Onesile avoit tout ce qu'on peut souhaiter en une Femme,
soit pour les graces du corps ; pour celles de l'esprit ; ou pour les qùalitez de
l'ame. Onesile estoit grande, de belle taille, et de bonne mine : elle avoit
les cheveux bruns, les yeux noirs, le trait blanc et uny, la peau delicate, la
bouche incarnate et soûriante, et le tour du visage fort agreable, quoy que d'une
forme assez particuliere : car on ne pouvoit veritablement dire qu'il fust tout à
fait en ovalle ; et on ne pouvoit pas dire aussi qu'il fust rond. De plus, elle
avoit le nez tres bien fait : et sans estre ny trop grand, ny trop petit, il avoit
tout ce qu'il falloit pour contribuer à la bonne mine d'Onesile, et pour ne gaster
point cét assemblage de belles choses, qui la faisoit une des plus belles, et des
plus charmantes Personnes du monde : car non
seulement elle avoit tout ce que je viens de descrire ; mais elle avoit de plus, un
si grand et un si bel esclat dans les yeux ; un air si fin, si noble, et si
spirituel en sa phisionomie ; une beauté si particuliere à la bouche ; une gorge si
admirablement belle ; et un carractere de Grandeur en toutes ses actions, qui
plaisoit si fort ; que quand elle n'auroit eu de merveilleux que les seules graces
de sa Personne, elle auroit esté digne de beaucoup d'admiration. Cependant son
esprit brilloit encore plus que ses yeux : et l'on peut asseurer que qui que ce soit
n'en a jamais eu un plus penetrant ; plus esclairé ; plus agreable ; plus solide ;
ny d'une plus vaste estendue. Car encore que son imagination fust si prompte, et si
vive, qu'elle dérobast jusques dans le coeur, les pensées de ceux qui luy parloient
; et qu'on peust quelquefois appeller divination, la maniere dont elle entendoit les
choses ; il est pourtant certain que quelque prompte que fust son imagination, elle
ne devançoit jamais son jugement : qui agissant aussi diligemment qu'elle, faisoit
que cette Princesse jugeoit equitablement de tout. Ce n'est pas qu'on ne pûst
quelquesfois luy reprocher qu'elle n'estoit pas tousjours où elle paroissoit estre,
car il est certain qu'il y avoit peu de Gens au monde qui peussent occuper assez son
esprit, pour l'empescher longtemps de penser à autre chose qu'a ce qu'ils luy
disoient. Mais elle revenoit si à propos, et si agreablement de ces legeres
distractions, dont ses Amies particulieres luy
faisoint la guerre ; qu'elle respondoit aussi juste, à ce que l'on ne croyoit pas
qu'elle eust entendu, que si son esprit n'eust point fait plusieurs petits voyages
durant la conversation, et qu'il ne fust pas separé de celles qui la formoient.
Joint qu'à parler veritablement, ce qui paroissoit quelquesfois distraction, et
resverie, estoit un pur effet de l'estenduë de son esprit : qui ne pouvant se
refermer en un seul objet, se partageoit en tant d'objets differents, qu'il n'estoit
pas possible que durant qu'il estoit partagé, il n'en parust quelque chose, ou au
son de sa voix, ou en ses yeux, ou en quelqu'une de ses actions : et je pense mesme
qu'on en pouvoit accuser sa generosité : estant certain que tres souvent en
escoutant une de ses Amies ; elle pensoit encore comment elle en serviroit quelque
autre. Ainsi on peut dire sans flatterie, que la seule petite chose dont on pouvoit
quelquesfois accuser la Princesse d'Armenie, servoit à la rendre plus aimable, et
plus parfaite : et estoit un pur effet de la Grandeur de son esprit, et de celle de
sa bonté. Joint aussi que lors qu'elle revenoit tout de bon à ceux qui estoient
aupres d'elle, sa conversation estoit la plus agreable du monde, et la plus capable
de satisfaire pleinement les plus delicats et les plus difficiles : n'y ayant rien
de si eslevé dont elle ne parlast à propos, ny rien de si bas, dont elle ne pûst
parler noblement. De plus, on peut encore dire que jamais personne serieuse n'a eu
un enjoüement plus aimable, que celuy qu'elle avoit
quelquesfois dans l'esprit ; ny n'a sçeu faire un si agreable meslange, de l'air
modeste et de l'air galant, que cette Princesse : ny n'a entendu les choses du Monde
plus finement. Mais si Onesile parloit eloquemment, elle escrivoit aussi bien
qu'on pouvoit escrire : et l'on peut dire enfin que peu de Femmes ont aussi bien
escrit qu'elle : mais apres tout il falloit pourtant encore que son esprit cedast à
sa generosité, à sa bonté, et à sa vertu. En effet, on peut assurer qu'on ne peut
pas avoir l'ame plus solidement genereuse qu'Onesile l'avoit : et que qui que ce
soit n'a jamais sçeu obliger d'une maniere plus noble ; plus desinteressée ; ny plus
Heroïque : car non seulement elle accordoit de bonne grace à ses Amis, tout ce
qu'ils desiroient d'elle ; mais elle leur rendoit mesme des offices qu'ils ne luy
demandoient pas, et qu'ils n'eussent osé luy demander. De plus, quiconque avoit de
la vertu, estoit assuré de sa protection : et elle estoit si fort touchée du merite
extraordinaire, qu'elle ne pouvoit voir un honneste homme malheureux, sans en avoir
de la douleur, quoy qu'il ne fust pas de ses Amis particuliers. Enfin Onesile avoit
le coeur si Grand, et si noble, que quoy qu'elle fust destinée à occuper le Throsne
d'Armenie, on peut encore dire qu'elle estoit au dessus de sa fortune : et qu'elle
en avoit moins, qu'elle ne meritoit d'en avoir. Aussi tout le monde la pleignoit
avec tendresse, de ce que sa santé n'estoit pas tousjours aussi bonne, que tous ceux
qui la connoissoient l'eussent desiré : ce n'est
pas qu'elle ne fust tout à la fois agissante, et delicate ; et qu'elle ne fist bien
souvent autant de choses, que ceux qui se portoient le mieux ; principalement quand
il s'agissoit de servir quelqu'un. De plus, Onesile estoit aussi liberale qu'on
peut l'estre : et l'on peut assurer sans mensonge, qu'elle avoit toutes les vertus
ensemble : et qu'elle estoit si respectée, et si tendrement aimée de tous ceux qui
avoient l'honneur de l'aprocher, qu'il n'estoit pas estrange que le merite d'une
Personne si extraordinaire, eust fait assez d'impression dans l'esprit de Cyrus, pour luy
donner la pensée d'agir avec elle avec toute la civilité possible, et pour obliger à
l'aller trouver des qu'il sçeut qu'elle avoit dessein de venir vers luy. Aussi y fut
il avec empressement, suivy d'Indathyrse, qui le quitoit le moins qu'il pouvoit, et
de cinq ou six autres seulement.
Tandis que Cyrus rassure Onesile en la persuadant du prochain retour de Tigrane,
parti en compagnie de Spitridate afin de convaincre son frère Phraarte de rendre
la princesse Araminte, Indathirse s'entretient avec une parente d'Onesile, nommée
Telagene. Celle-ci est à la fois belle et intelligente : elle possède une mémoire
exceptionnelle de tous les ouvrages écrits, dont la connaissance lui a permis de
développer à son tour une grande facilité d'écriture.
Des qu'Onesile sçeut que Cyrus estoit arrivé au lieu où elle estoit, elle fut au
devant de luy : mais comme il avoit monté l'Escallier fort viste, elle ne fut que
jusques à la Porte de sa Chambre : où dés que le premier Compliment fut fait, et que
Cyrus eut
aussi salüé une Parente d'Onesile qui estoit avec elle, il luy presenta Indathyrse,
dont il luy dit la condition, et le merite en peu de mots. En suitte de quoy Onesile luy
tesmoigna la douleur qu'elle avoit de ce que le Prince Phraarte son Beau-frere
avoit fait : et l'inquietude où elle estoit, de ne sçavoir où pouvoit estre Tygrane,
qu'elle avoit sçeu estre allé avec Spitridate,
pour chercher son Frere, et pour tascher de l'obliger à rendre la Princesse Araminte. Je
m'assure Seigneur (luy dit elle, apres beaucoup d'autres choses) que vous trouverez
que la peine où je suis n'est pas mal fondée : et qu'ayant sçeu que Phraarte
estoit allé demander retraite à Thomiris, j'ay eu lieu d'entreprendre de faire le voyage
que j'ay entrepris : afin que si Tigrane venoit icy, je pusse tascher d'empescher que les
deux Freres ne se tuassent : car comme Phraarte a tousjours tesmoigné avoir
beaucoup d'amitié pour moy, il m'est resté quelque esperance de le ramener à la
raison si je le pouvois voir. Plûst aux Dieux Madame, reprit Cyrus, que vous pussiez
persuader à Phraarte, et au Prince Aryante, de mettre les deux Princesses qu'ils ont
enlevées en liberté : et que le bruit d'une si belle avanture, ramenast Tigrane aupres
de vous. Mais Madame, adjousta-t'il, sans m'amuser à faire des souhaits inutiles, je
vous diray seulement qui je ne doute point du tout que nous ne voiyons bien-tost le
Prince Tigrane icy : car comme il n'est pas possible qu'il ne sçache par la
Renommée, que la Princesse Araminte est aupres de Thomiris, et que je suis aupres de
l'Araxe ; il est à croire que je ne me tronpe pas, lors que je vous assure que vous
le reverrez dans peu de jours. Pendant que Cyrus entretenoit la Princesse d'Armenie,
Indathyrse et les autres Gens de qualité qui avoient suivy Cyrus, parloient à cette
Parente d'Onesile, qui s'appelloit Telagene, et
qui estoit d'une des plus illustres Maisons d'Armenie : car comme cette belle Fille
sçavoit le Grec, et qu'Indathyrse l'avoit apris parfaitement durant le voyage qu'il
avoit fait en Grece, pour aller chercher Anacharsis, il eut un fort grand
plaisir à l'entretenir : et certes ce ne fut pas sans raison, que cette belle
Personne luy plût, puis qu'elle avoit beaucoup de choses à plaire. Telagene
estoit de taille mediocre, mais bien faite : elle avoit les yeux grands, et bleus,
et d'un esclat languissant et doux, qui plaisoit infiniment. Elle avoit le taint
uny, et vif, le visage en ovale, et les cheveux d'un chastain si clair, et si beau,
qu'on eust pu les dire blonds sans leur faire grace. De plus, Telagene n'avoit pas
seulement beaucoup de beauté, beaucoup de douceur, et beaucoup d'esprit, car elle
avoit encore la memoire remplie de tout ce qu'on avoit escrit d'agreable par toute
la Grece ; et depuis Hesiode jusques à Sapho, qui vivoit alors, rien n'avoit eschapé
à sa curiosite, de tout ce que les Muses avoient produit d'excellent. Aussi cette
grande lecture avoit elle donné à Telagene un facilité de bien escrire, et d'escrire
galamment, qu'on mettoit avec raison entre les bonnes qualitez qui la rendoient
aimable. Sa conversation estoit douce, flatteuse, et complaisante : mais ce qui
estoit encore fort estimable en Telagene, c'est qu'elle avoit l'ame infiniment tendre à
l'amitié, et toutes les inclinations si nobles, et si portées à la veritable vertu,
qu'elle estoit incapable de faire jamais rien qui
l'en pust tant soit peu esloigner : de sorte qu'il n'est pas fort estrange si durant
que Cyrus
entretenoit Onesile, Indathyrse prit tant de plaisir à entretenir Telagene,
qu'il ne croyoit pàs qu'il y eust un quart d'heure qu'il luy parlast lors que
Cyrus
partit d'aupres de la Princesse d'Armenie : qui se resolut d'attendre en ce lieu là,
l'effet de l'esperance que ce Prince luy avoit donnée de revoir bien tost Tigrane. Car
comme la Ville où elle estoit alors estoit à un Prince Allié du Roy d'Armenie, et du
Roy des Medes, elle y pouvoit estre seurement : joint que Cyrus estant Maistre de la
Campagne, au deça de l'Araxe, et toutes les Troupes de Thomiris estant de l'autre
costé du Fleuve, elle estoit en seureté.
Alors qu'il retourne auprès du fleuve avec ses soldats, Cyrus aperçoit un homme,
visiblement pressé de monter dans une petite embarcation. Quand Cyrus fait mine de
l'observer, l'homme hâte les préparatifs, laissant son serviteur sur le bord de la
rivière. Lorsque ce dernier reconnaît Cyrus, il apparaît profondément confus. Il
lui révèle que l'homme prenant la fuite n'est autre que le roi de Pont qui, ayant
survécu à sa blessure n'a d'autre ambition que de revoir une fois en sa vie
Mandane. Il est décidé d'aller combattre dans le parti de Thomiris. Cyrus permet
au serviteur de rejoindre son maître, afin de l'exhorter à retrouver un parti plus
juste.
Cependant comme Cyrus s'en retournoit le long de la Riviere, avec ceux qui l'avoient
suivy, il vit d'assez loin douant luy, un honme qui entroit dans un Batteau qui
estoit si perit, que ne pouvant contenir son cheval, il l'avoit laissé aller par la
Plaine, et estoit debout sur le bord de ce Batteau, à faire signe à un homme à
cheval qui venoit vers luy, comme s'il eust voulu le faire haster. De sorte que dans
le mesme temps que Cyrus observoit ce que je viens de dire, ce cheval abandonné estant venu
passer en bondissant aupres de ce Prince, il pût remarquer qu'il estoit fort beau,
et que son Maistre devoit estre un homme de qualité : si bien qu'ayant beaucoup de
curiosité de sçavoir quelle pouvoit estre la raison qui obligeoit cét homme à perdre
un si beau cheval ; et rien ne luy pouvant estre
indifferent, de tout ce qui passoit en un Païs où sa Princesse estoit captive ; il
poussa son cheval à toute bride : apres avoir dit à Indathyrse ce qui l'y obligeoit,
et fut vers l'endroit où ce petit Batteau estoit à bord : attendant que cét homme
qui venoit au galop fust arrivé. Mais comme il en estoit encore à plus de cinquante
pas, et que celuy qui estoit dans ce Batteau vit l'action de Cyrus : et le reconnut, il
changea le dessein qu'il avoit d'attendre cét homme qui estoit à luy, en celuy de
faire ramer diligemment. pour s'esloigner du Rivage ; et en effet deux Pescheurs qui
avoient entrepris de le passer, ramerent avec tant de force, qu'ils l'esloignerent
assez du bord pour ne pouvoir plus estre arresté. Il ne fut pas mesme reconnu par
Cyrus :
parce qu'ayant tourné la teste du costé où il vouloit aborder, il ne luy pût voir le
visage. Il ne laissa pourtant pas de sçavoir qui il est : car comme cét homme qui
venoit si diligemment pour entrer dans ce Batteau, vit que son Maistre ne
l'attendoit pas, il voulut se retirer : si bien que retenant son cheval tout court,
il voulut prendre plus à droit pour esviter la rencontre de ceux qu'il voyoit. Mais
comme cette avanture avoit donné beaucoup de curiosité à Cyrus, il fut droit à luy,
suivy de ceux qui l'accompagnoient : et il y fut si diligemment, que cét homme
l'ayant reconnu, fut si surpris de sa veuë, qu'il n'eut plus la force de fuir. Au
contraire, descendant de cheval en diligence, il se mit à genoux devant Cyrus, qui
d'abord ne le reconnut pas : mais un moment apres,
il se remit que c'estoit un de ces quarante Cavaliers, qui avoient autrefois
conspiré contre luy ; et à qui il avoit pardonné. Cependant ce malheureux se voyant
sous la puissance d'un Prince à qui il devoit la vie, et à qui il l'avoit voulu
oster, prit la parole en tremblant. C'est avec beaucoup de confusion Seigneur, luy
dit-il, que je parois devant vous : et que j'y parois ingrat. Mais Seigneur, si vous
considerez par quelle pitoyable avanture, je suis à un Maistre qui est vostre
ennemy, vous me le pardonnerez : car enfin Seigneur, j'estois né Sujet du Prince de
Cumes, et j'estois retourné dans cette Ville, lors que vous l'assiegeastes : si bien
qu'ayant esté choisi pour la garde du Chasteau, lors qu'Anaxaris s'en rendit
Maistre, et qu'il en chassa le Roy de Pont, ce malheureux Prince m'ayant commandé de
le suivre dans sa fuite, je le suivis en effet, et je ne l'ay point abandonné depuis
cela. Quoy (s'escria Cyrus, en tournant la teste vers le Fleuve) celuy que je voy dans ce
Bateau, est le Roy de Pont ; ouy Seigneur, reprit-il, et je ne craindray point de
vous dire, que c'est le plus malheureux Prince de la Terre. Apres cela, Cyrus regarda
vers le haut et vers le bas de la Riviere, pour voir s'il n'y avoit point quelque
Bateau dont il se pûst servir, pour executer un dessein qui luy vint dans l'esprit :
mais n'en ayant point veû, il se retourna vers cét homme, qui luy avoit apris que
celuy qui traversoit, l'Araxe estoit le Roy de Pont, et continua d'informer de ce qu'il avoit envie d'aprendre. Bien qu'apres
vous avoir sauvé la vie, luy dit Cyrus, je deusse vous punir severement, d'avoir porté les
Armes contre moy ; je ne laisse pas de vous prometre de vous pardonner encore une
fois, pourveû que vous me disiez veritablement, ce qu'a fait le Roy de Pont, depuis
qu'il partit du Tombeau de Menestée ; et quel peut estre son dessein en passant
dans le Païs des Massagettes. Seigneur (reprit cét homme avec beaucoup de joye,
d'entendre ce que Cyrus luy disoit) pour vous dire ce que vous voulez sçavoir, il faut que
vous sçachiez, que ce malheureux Roy dont les blessures s'estoient r'ouvertes,
estant party de nuit, et allant le long d'un Torrent, fut cent fois exposé à perdre
la vie : mais à la fin le jour commencant de poindre, il marcha assez viste, tout
foible qu'il estoit, et gagna un Bois assez espais, où il descendit de cheval, et se
coucha au pied d'un Arbre, parce qu'il n'en pouvoit plus, Mais à peine y fut il, que
la perte du sang l'ayant extraordinairement affoibly, il s'esvanouït : de sorte que
je me trouvay alors en un pitoyable estat. Mais par hazard ayant entendu le chant de
divers Oyseaux domestiques, je conclus qu'il falloit qu'il y eust une Habitation
assez proche : si bien qu'allant vers le lieu où j'entendois de temps en temps le
chant des Oyseaux, je trouvay en effet à deux cens pas du lieu où j'avois laissé le
Roy de Pont, une Cabane de Bergers : où ayant trouvé un bon et charitable Viellard,
je luy dis l'estat où estoit mon Maistre, sans luy
en dire la condition. Si bien que cét officieux Berger, assemblant toute sa Famille,
vint aveque moy au pied de cét Arbre, où j'avois laissé ce malheureux Prince
esvanoüy : de sorte qu'estant touché de compassion en le voyant, il le fit non
seulement transporter dans sa Cabane, mais il pensa ses blessures luy mesme : me
disant qu'ayant esté blessé en sa jeunesse avec un fer de Houlette, un vieux Pasteur
luy avoit apris à connoistre un Herbe qui croissoit dans le Bois où il demeuroit,
qui arrestoit la perte du sang, et qui consolidoit le playes en peu de temps. Et en
effet Seigneur, ce sage Berger ayant pensé le Roy de Pont, le fit revenir de sa
foiblesse, et le traita si soigneusement, qu'il luy sauva la vie. Cependant comme la
fiévre le prit, il n'a pû estre en estat de partir de cette Cabane, que lors qu'il a
sçeu que Mandane avoit esté enlevée, et que vous marchiez vers les Massagettes.
Si bien que ne doutant pas que le lieu vers où vous alliez ne fust celuy où estoit
la Princesse Mandane, il a tousjours tenu la mesme route, en marchant de nuit
seulement ; jusques à ce qu'ayant sçeu avec certitude, que cette Princesse estoit
aupres de Thomiris, il a pris la resolution d'y aller. Mais Seigneur, je vous puis
asseurer, qu'il ne l'a pas prise sans peine : car encore que je ne sois pas d'une
condition à devoir estre le Confident de la douleur d'un si Grand Prince, je n'ay
pas laissé de sçavoir une partie de ses sentimens. En effet comme il s'est tenu obligé des soins que j'ay eus de luy,
depuis son départ de Cumes, et que j'ay esté seul à qui il ait pu parler ; plustost
que de ne se pleindre point, il s'est accoustumé à se pleindre quelquefois à moy :
de sorte qu'apres avoir apris où estoit la Princesse Mandane, et qui estoit celuy qui
l'avoit enlevée, j'ay sçeu une partie de ses inquietudes. Se voyant donc dans la
necessité de resoudre quel Parti il devoit prendre, il s'est trouvé si embarrassé,
qu'il n'a jamais pensé choisir. Il y avoit des instans, où il eust bien voulu
combatre contre le Prince qui a enlevé la Princesse Mandane : mais comme il ne le pouvoit
qu'en se rangeant dans vostre Armée, il ne s'y est pû resoudre : et il a mieux aimé
s'aller jetter dans le Parti de Thomiris : avec la resolution de servir dans son Armée
sans estre connu : et avec le dessein en cas qu'il le soit, de dire au Prince
Aryante
qu'il ne pretend plus rien à Mandane, et qu'il ne veut autre chose que vous empescher
de la posseder. Car comme il est persuadé, que cette Princesse ne consentira jamais
qu'Aryante l'espouse, il croit ne luy ceder rien, en luy cedant tout :
ainsi il va sans autre esperance que celle de voir Mandane encore un fois en sa vie, et de
trouver la mort pendant cette Guerre. Voila Seigneur, poursuivit cét homme ; quel
est le dessein du Roy de Pont : à qui j'ay ouy dire mille et mille fois, des choses
de vous infiniment touchantes, lors qu'il s'est souvenu de l'obligation qu'il vous
avoit, et qu'il s'est pleint de ce que la violence de sa passion, le forcoit d'estre
injuste et ingrat. Apres cela, Cyrus voyant
qu'il ne pouvoit plus rien aprendre de cét homme, luy dit qu'il luy pardonnoit : et
pour vous le tesmoigner, adjousta ce Prince, je consens que vous alliez passer le
Fleune à l'endroit le plus proche où vous le pourrez ; que vous retourniez vers
vostre Maistre ; et que vous luy disiez de ma part, que c'est estre mauvais Amant,
que de se ranger du Party du Ravisseur de sa Maistresse. Vous luy direz aussi, que
s'il est veritablement genereux, il viendra employer sa valeur pour sa liberté, et
combatre dans mon Armée. Dittes luy encore que je luy offre tousjours, ce que la
Princesse Araminte sa Soeur luy offrit en Lydie, et que les Dieux n'ont pas voulu
que son merite peust toucher le coeur de Mandane, il devroit plus tost me la
ceder qu'au Prince Aryante. Mais pour luy dire encore quelque chose de plus fort, dittes
luy que Mandane le haïra, s'il combat pour son Ravisseur : et qu'elle luy
redonnera son amitié, s'il combat pour sa liberté. Cyrus ayant prononcé ces paroles, quitta
ce Cavalier des qu'il luy eut promis de luy obeïr : et continuant de marcher, il se
pleignit à Indathyrse, de ce que la Fortune mettoit un si vaillant homme dans le
Parti de son ennemy.
Tandis que Cyrus et les siens rentrent au camp, des cavaliers reviennent avec
quatre hommes qu'ils ont arrêtés. Indathirse reconnaît aussitôt son oncle,
l'illustre Anacharsis. Cyrus lui témoigne une grande politesse et affirme qu'il
est libre. Anacharsis lui présente ses compagnons : Chersias, sujet du sage Bias,
Mnesiphile, ami de Solon et Diocles, ami du roi de Corinthe. Cyrus est enchanté
d'être entouré d'hommes aussi vertueux.
Il est vray qu'il n'eut pas grand loisir de se pleindre : car comme il estoit
descendu de Cheval et qu'il estoit desja assez prés de sa Tente, quelques Cavaliers
luy presenterent quatre hommes qu'ils avoient arrestez, comme ils cherchoient à
passer le Fleuve. Mais à peine jetta-t'il les yeux sur le plus âgé de ceux qu'on luy presentoit, qu'il connut que ce
n'estoit pas un homme ordinaire : son Habiliement estoit pourtant simple et negligé,
et son visage mesme se pouvoit plustost dire laid que beau : Neantmoins malgré tout
cela, il y avoit tant d'esprit en sa phisionomie : et il paroissoit tant de
tranquilité sur son visage, que dés ce premier abord, Cyrus en conçeut une haute
opinion. Les autres Estrangers qui accompagnoit celuy là, estoient des hommes de
fort bonne mine, et qui estoient encore au plus bel âge de la vie : car pour luy, il
paroissoit avoir plus de cinquante ans. Cependant ces quatre prisonniers n'eurent
pas loisir de parler, ni Cyrus non plus ; car Indathyrse qui suivoit ce Prince
s'estant aproché comme on les luy presentoit, vit que le plus âge des quatre estoit
Anacharsis : de sorte que ce digne Neveu d'un Oncle si illustre, prenant
la parole en regardant Cyrus : j'espere Seigneur, luy dit-il, que ces Prisonniers
seront favorablement traitez par vous, des que vous sçaurez que ce fameux Anacharsis
que j'ay cherché inutilement en Grece, est presentement sous vostre puissance. Comme
mes Troupes, reprit obligeamment Cyrus, n'ont droit de faire des Prisonniers que sur mes
ennemis, et que je ne pretens pas que le sage Anacharsis soit de ce nombre, je
declare qu'il est libre : et que bien loin de pretendre qu'il soit mon Prisonnier,
je tiendray à gloire qu'il veüille bien souffrir que je sois son Amy. Vous avez
raison Seigneur, repliqua Anacharsis, de ne me
mettre pas au nombre de vos ennemis : puis que je fais une profession trop ouverte
d'estre Amy particulier, de tous ceux qui ont une vertu extraordinaire, pour ne
m'estimer pas heureux d'estre le vostre. Mais Seigneur, poursuivit-il, je vous
demande pour grace singuliere, de croire que ce n'est nullement comme au Vainqueur
de l'Asie que je vous donne mon amitié, mais comme au vainqueur de tous les vices :
et comme au possesseur de toutes les vertus. Si vous me connoissiez par vous mesme,
reprit Cyrus, et que vous me loüassiez comme vous venez de faire, je me
tiendrois le plus glorieux de tous les hommes : mais comme vous ne me connoissez que
par la Renommée, qui s'est accoustumée depuis long temps à me flatter, je ne sens
qu'imparfaitement le plaisir qu'il y a d'estre loüé, par un des hommes du monde qui
merite le plus de loüanges. Apres cela, Cyrus qui n'estoit pas en lieu qui fust
propre à faire une longue conversation, prit Anacharsis par la main pour le faire
entrer dans sa Tente : mais comme il faisoit toûjours les choses obligeamment, il
luy demanda dés qu'il fut entré, qui estoient ceux qui estoient aveque luy, et qui
paroissoient plustost estre Grecs, que Scythes ? Seigneur, repliqua Anacharsis,
celuy qui est le plus prés de vous, est en effet un illustre Grec, qui s'apelle
Chersias, qui est nay Sujet du sage Bias Prince de Priene (dont je sçay que
vous connoissez la reputation) et qui est un assez honneste homme, pour avoir esté jugé digne, tout jeune qu'il est, aussi bien que
Mnesiphile et Diocles, d'estre de ce fameux Banquet des sept Sages, où
ma bonne fortune me fit rencontrer : et dont on a tant parlé par tout le monde.
Estre nay Sujet du sage Bias, repliqua Cyrus ; estre Amy du sage Anacharsis ;
et l'avoir esté de Periandre, de Solon, de Pittacus, de Thales, de
Cleobule, et de Chilon, est un si grand avantage, qu'il est facile de se
persuader qu'il faut que Chersias merite de le posseder. Je vous assure Seigneur,
repliqua Chersias, que si ceux que vous nommez avoient souvent aussi mal choisi
leurs Amis, qu'ils ont fait en me choisissant, ils n'auroient pas merité le nom de
Sage, qu'on leur donne par toute la Grece avec tant de justice. Mais à dire vray,
cela ne leur est sans doute arrivé qu'à mon avantage : du moins scay-je bien que
Solon en
choisissant Mnesiphile que vous voyez, pour estre un de ses meilleurs Amis (dit-il à
Cyrus, en
luy montrant un de ces autres Grecs qui estoient avec Anacharsis) ne s'est pas
trompé au choix qu'il a fait, non plus que le Roy de Corinthe en aimant Diocles que
vous voyez aupres de ce genereux Athenien. En mon particulier, repliqua Diocles, je
suis obligé, pour justifier la memoire du Grand Prince dont j'ay eu l'honneur
d'estre aimé, de dire que ce fut la passion que j'avois pour sa gloire, qui luy fit
excuser tous mes deffauts : et je puis dire aussi, adjousta Mnesiphile, que c'est
l'amour que j'ay pour ma Patrie, qui a obligé
Solon à
me donner son amitie. Quoy qu'il en soit, dit Cyrus, je veux bi ? estre trompé, apres
de si excellens hommes : et vous assurer que je vous estime desja beaucoup, quoy que
je ne vous connoisse pas assez, pour en juger par moy mesme. Mais encore,
adjousta-t'il, quelle peut estre la cause qui a obligé trois illustres Grecs, à
venir en Scythie, qui n'est sans doute pas un Pais aussi agreable que la Grece ?
Seigneur, reprit Anacharsis en soûriant, ces illustres Grecs m'ont
voulu persuader qu'ils y venoient plus pour l'amour de moy, que par la seule
curiosité de voyager : mais je ne sçay si je serois digne d'avoir eu l'amitié de
tant de Sages, si je me laisois tromper si facilement. Pour moy, repliqua Diocles, je
n'ay point eu de plus puissant motif en faisant ce voyage, que celuy de voir le Païs
où est nay un homme que les plus sages hommes de la Grece ont admiré. Et pour ce qui
me regarde, adjousta Chersias, je n'ay pas tant songé à voir la Patrie
d'Anacharsis, qu'à voir Anacharsis luy mesme : et à tascher de profiter de sa
sagesse, en ne me separant pas si tost de luy. Comme je suis fort sincere, dit alors
Mnesiphile, j'advoüeray Seigneur, que ce qui m'a fait traverser la Mer,
et passer d'Europe en Asie, a esté non seulement pour suivre Anacharsis, mais encore
pour pouvoir avoir la gloire de me vanter d'avoir esté tesmoin de quelqu'une de ces
Grandes actions dont la Renommée parle par toute la Terre : et de voir en vostre
Personne, l'homme du monde pour qui l'illustre
Solon a
le plus d'estime. Aussi m'a-t'il chargé Seigneur, de vous tesmoigner la joye qu'il a
euë, lors qu'il a sçeu la genereuse action que vous fistes, en faisant descendre du
Bucher le Roy de Lydie : qui se souvenant de ce qu'il luy avoit dit autrefois,
prononça son nom comme se repentant des sentimens qu'il avoit eus. Vous me donnez la
plus grande satisfaction que je puisse recevoir en l'estat où je me trouve, repliqua
Cyrus, de
m'aprendre que Solon se souvient encore de moy : et je vous asseure, que je ne perdray
nulle occasion de vous faire voir combien j'honore la vertu d'un homme si sage.
Apres cela, Cyrus interrompant Anacharsis et Indathyrse qui parloient ensemble, dit
mille choses obligeantes à ce fameux Scythe, qui luy respondit avec toute la
civilité dont un Grec eust pû estre capable. Ce n'est pas qu'il n'eust quelque
severité naturelle, et qu'il ne fust ennemy declaré de toutes ces Ceremonies
inutiles, qui font une partie de la bien-seance du monde : mais apres tout, les
voyages qu'il avoit faits par toute la Grece, et par toute l'Egypte, avoient un peu
adoucy la severité de son naturel : et avoient civilisé sa Philosophie. De sorte
qu'encore qu'il fust un peu austere, il ne laissoit pas d'estre doux, et de plaire
infiniment : aussi Cyrus luy fit il tous les honneurs imaginables. En effet, il voulut
qu'on le logeast à une de ses Tentes ; il le fit servir par ses Officiers ; et il
traitta si bien Chersias, Diocles
et Mnesiphile, qu'ils furent charmez de
la generosité de Cyrus.
Cyrus traite Anacharsis et ses amis avec un grand respect. Il obtient que le sage
fasse office d’ambassadeur auprès de la reine Thomiris. Puis il demande à Ortalque
de l'accompagner tandis qu'Adonacris est dépêché auprès d'Aryante pour le faire
changer de dessein. Mnesiphile évoque ensuite l'amitié entre Solon et Anacharsis,
avant de parler du Banquet des Sept Sages, auquel Diocles, Chersias et lui-même
ont aussi eu l'heur de participer.
Cependant comme ce Prince ne pouvoit jamais destacher son esprit des interests de
Mandane
; et que qui que ce fust qu'il vist, il cherchoit aussi tost s'il ne luy pourroit ny
nuire ny servir ; il luy vint dans la pensée de prier Anacharsis de vouloir
estre Mediateur, entre Thomiris et luy : car dans le dessein qu'il avoit
d'envoyer vers cette Princesse, devant que d'entrer dans son Païs, il crût que ce
sage Scythe seroit plus propre à la persuader qu'un autre. A peine cette pensée luy
fut elle venuë, qu'il la dit à Mazare, qui l'aprouva : si bien que sans perdre temps, il
rut à la Tente où il avoit fait conduire Anacharsis, qu'il tira à part, afin
de luy proposer ce qu'il souhaitoit de luy. Pour vous tesmoigner, luy dit Cyrus, combien
j'honnore vostre vertu, et combien je suis persuadé de tout ce que la Renommée dit
de vostre suffisance, et de vostre probité ; je viens, sage Anacharsis, vous conjurer
de vouloir estre l'Arbitre des interests que j'ay à démesler avec la Reine des
Massagettes : et vous prier de vouloir aller vers elle, pour l'obliger à delivrer la
Princesse Mandane, qu'elle ne peut retenir sans violer toutes sortes de droits :
car apres tout, je veux rendre ce respect à cette Princesse, de ne luy faire la
Guerre, qu'apres qu'elle m'aura refusé ce que je luy demande avec tant de justice.
Seigneur, luy repliqua Anacharsis, je ne sçaurois estre l'Arbitre de vos
differens : car comme je ne puis jamais estre d'un
Party injuste, je vous declare que tout Scythe que je suis, je ne suis point de
celuy de Thomiris, et que je suis du vostre. Mais si vous voulez m'honnorer de la
qualité de vostre Ambassadeur, j'iray aveque joye trouver cette Princesse, pour
tascher de remettre la raison dans son ame : et d'empescher une Guerre, qui ne peut
manquer d'estre tres sanglante. Car enfin Seigneur, adjousta modestement ce sage
Scythe, je sçay mieux la Langue de Thomiris, que ceux qui sont aupres de vous ne la sçavent
: et j'entens assez bien le Grec, pour comprendre toutes vos intentions. Apres cela
Cyrus
sans perdre temps, luy dit l'estat des choses, et sans luy dire que Thomiris avoit
de l'amour pour luy, il luy dit tout ce qui estoit necessaire pour l'instruire des
raisons qu'il estoit à propos d'employer pour persuader cette Reine. Cyrus luy parla
aussi de la Princesse Araminte, afin qu'il taschast de moyenner sa liberté :
et apres l'avoir entretenu plus de deux heures en particulier, il resolut, comme les
affaires pressoient, qu'Anacharsis passeroit le Fleuve le lendemain, et iroit
vers Thomiris : et en effet, la chose s'executa comme elle avoit esté
resoluë. Cyrus voulut donner un Esquipage à Anacharsis digne de sa naissance :
mais il luy dit, que graces aux Dieux : il y avoit long temps qu'il s'estoit
desembarrassé de tant de choses inutiles : et qu'il le suplioit de le laisser aller
aveque luy mesme, sans luy donner autre Compagnie : car comme Chersias, Diocles, et Mnesiphile estoient Grecs, et que les Massagettes
n'aimoient pas trop ceux de cette Nation, il ne jugea pas à propos de les mener.
Cyrus ne
pût toutesfois souffrir qu'il allast comme il vouloit aller : et il falut du moins
qu'il endurast qu'Ortalque, et deux Esclaves le suivissent : et ce qui fit que Cyrus choisit
Ortalque, fut que ce Prince escrivit par luy à la Princesse Mandane, à
Araminte, et à Gelonide, dont il estoit desja connu. Mais afin que le
voyage de ce sage Scythe, reüssist plus heureusement, Cyrus laissa aller Adonacris sur
sa foy par un autre chemin, pour tascher de persuader Aryante à ne s'opiniastrer
pas dans son injustice. Anabaris donna aussi plusieurs Lettres à Ortalque, pour
quelques Amis qu'il avoit aupres de Thomiris, afin de les obliger à porter
cette Princesse à rendre Mandane : de sorte que tant de Gens agissant à la fois,
il y avoit lieu d'esperer que le voyage d'Anacharsis ne seroit pas tout à fait
inutile. Cependant ce sage Scythe ayant passé l'Araxe dans un Bateau, fut arresté
par des Gens de Guerre, qui estoient à l'autre costé du Fleuve : et qui apres avoir
sçeu de luy ce qui l'amenoit, le conduisirent vers Thomiris. Mais durant qu'Anacharsis
s'en alloit vers cette Reine, Cyrus faisoit des voeurs pour l'heureux succés de son
voyage : et souhaitoit ardemment que Thomiris fuit aussi touchée des
raisons d'Anacharsis, qu'il l'estoit de sa vertu. Toutesfois, comme il sçavoit
bien que durant les negociations les moins
douteuses, il ne faut pas laisser de songer à faire la Guerre ; il donna ses ordres
pour avoir bien tost toutes les choses necessaires à faire un Pont de Bateaux. Il
partageoit pourtant si bien son temps, qu'il en trouvoit encore à faire civilité à
ces trois Amis d'Anacharsis, qui luy paroissoient si dignes de l'estre
: de sorte qu'a toutes les heures qu'il pouvoit donner à des choses non necessaires,
il les entretenoit avec toute la satisfaction imaginable. Tantost il parloit à
Diocles
du feu Roy de Corinthe, et de la Reine sa Fille : tantost il parloit de Solon, de Policrite, et
de Pisistrate, à Mnesiphile : et tantost il prioit Chersias de
l'entretenir du sage Bias, dont il estoit Sujet : mais principalement il leur parloit à tous
trois d'Anacharsis : car comme il estoit alors le Negociateur de la liberté de
Mandane, il luy sembloit qu'il devoit prendre plus d'interest à luy qu'aux
autres. Si bien qu'ayant un matin aupres de luy, Indathyrse, Chersias, Diocles, et
Mnesiphile, il les conjura de vouloir luy dire tout ce qu'ils en
sçavoient. Indathyrse luy apprit donc qu'il avoit esté sage dés le Berceau, qu'on
pouvoit assurer qu'il n'avoit jamais esté enfant : que devant que d'avoir rien
apris, il avoit presques sçeu toutes choses : que ses moeurs avoient tousjours esté
innocentes : et que sa façon de vivre avoit aussi tousjours esté fort esloignée de
tout ce qu'on apelle volupté. Que des sa jeunesse, il s'estoit moqué de la Grandeur
: et qu'il n'avoit mis aucune distinction entre les hommes, que celle, que la vertu y met. Voila Seigneur, adjousta Indathyrse, ce
qu'estoit Anacharsis, dés qu'il partit du Païs des Thauroscites : jugez donc ce
qu'il doit estre, apres avoir esté tant d'années en Egipte, et en Grece : qui sont
les deux lieux de la Terre, où les Sciences sublimes sont en plus grand esclat : et
apres avoir eu l'amitié de tant d'excellens hommes. En mon particulier, dit Mnesiphile,
je puis vous asseurer que Solon fut charmé de la vertu d'Anacharsis, lors qu'il
vint à Athenes, et certes leur premiere entre-veuë eut quelque chose d'assez
extraordinaire : car comme Anacharsis croyoit, qu'il suffisoit d'estre ce qu'il
estoit, pour estre bien reçeu de Solon, il ne chercha point de Gens pour le presenter à luy
: et il fut seul luy faire sa premiere visite. De sorte que comme il avoit un
Habillement encore plus negligé que celuy que vous luy avez veû ; et que Solon avoit
quelque chose dans l'esprit qui l'occupoit, dont il n'estoit pas trop aise d'estre
destourné ; il luy demanda assez brusquement qui il estoit ? Je suis, luy
respondit-il, un pauvre Estranger, qui ne viens à Athenes que pour vous connoistre,
et pour faire amitié aveque vous. Je ne sçay, repliqua Solon, quel avantage vous
recevrez de ma connoissance : mais je sçay bien qu'il vaut mieux aquerir des Amis en
son Païs qu'en celuy des autres. Puis que cela est, respondit Anacharsis en souriant,
faites donc amitié aveque moy : vous qui estes dans vostre Pais, et dans vostre
Maison. Cette responce si prompte surprit Solon : de sorte
que regardant mieux Anacharsis, il vit dans sa phisionomie je ne sçay quoy
de Grand qui l'obligea à se repentir de la maniere dont il l'avoit reçeu : si bien
que l'embrassant dés qu'il eut cessé de parler, il luy demanda pardon de ne l'avoir
pas traité assez civilement : et pour reparer cette faute, il voulut qu'il logeast
ches luy. Mais Seigneur, pendant qu'il y fut, il dit mille belles choses, qui
faisoient bien connoistre sa capacité : car comme Anacharsis est tout à fait pour le
gouvernement Monarchique, il fit voir mille inconveniens en tous les autres : et dit
hardiment en pleine Assemblée, voyant que les deliberations des affaires publiques,
se faisoient par la multitude : qu'il s'agissoit du bien general, les sages
proposoient les choses, et que ceux qui ne l'estoient pas les decidoient : voulant
parler de cette quantité de jeunes Gens, qui surpassant tousjours de beaucoup les
vieux dans toutes les grandes Assemblées : et qui par leur peu d'experience, sont
assurément pour l'ordinaire, incapables de raisonner juste, sur la conduite des
Grandes affaires. Enfin Seigneur, Anacharsis parut si admirable a Solon, qu'il le consulta avec
defference, et avec soûmission, sur les choses les plus importantes : et le fit
connoistre à tout ses Amis. En effet, adjousta Chersias, ce fut Solon qui escrivit à Bias, ce qu'estoit
Anacharsis, lors qu'il vint à Priene : et ce fut luy aussi, poursuivit
Diocles, qui fut cause que Periandre le convia à cette celebre Feste, où à la reserve de moy qui y fus
souffert par grace, il n'y avoit que des Gens illustres. Aussi ce magnifique Festin
a-t'il esté nommé par excellence, le Banquet des sept Sages, sans y comprendre les
autres qui s'y trouverent ; parce qu'en effet il n'estoit fait que pour euu
seuiement.
Cyrus et ses nouveaux amis sont interrompus par l'arrivée d'Onesile, qui apprend
au général le prochain retour de Spitridate et Tigrane. Cyrus s'en réjouit et
présente la princesse d'Armenie à Anacharsis, Chersias, Diocles et Mnesiphile. La
compagnie passe un agréable moment. Après le dîner, l'on évoque le Banquet des
Sept Sages, Anacharsis, Solon, Periandre, Pittacus, Thales, Cleobule et Chilon.
Etaient aussi présents les trois Grecs, la reine de Corinthe, sa fille Cleobuline,
Eumetis, Esope et les amis particuliers de Periandre. Les sujets de conversation
sont divers : politique, morale, économie, plaisir, énigme, musique. L'humeur est
enjouée, on raille agréablement. Des questions d'amour sont soulevées, à l'exemple
de l'aventure d'Arion. Onesile manifeste une grande curiosité et souhaite
connaître en détails ce qui s'est dit à cette célèbre assemblée. Cyrus invite
Mnesiphile et Chersias à en faire le récit.
Comme Diocles disoit cela, l'on vint advertir Cyrus, que la Princesse d'Armenie
arrivoit, de sorte que voulant luy rendre tout les honneurs possibles, il fut au
devant d'elle jusques à l'entrée de sa Tente, où il la reçeut avec beaucoup de
civilité : luy disant que si elle desiroit quelque chose de luy, elle avoit eu tort
de luy ordonner pas de l'aller trouver. Comme il ne m'apartient pas, luy dit-elle en
souriant, de donner des ordres à un Prince qui en donne à la plus grande partie de
l'Asie ; je pense Seigneur, que j'ay eu raison de ne vous rien ordonner : et de vous
venir dire moy mesme, que j'ay eu des nouvelles de Spitridate, et de Tigrane. A
peine Onesile eut elle dit cela, que Cyrus ayant beaucoup d'impatience de
sçavoir ce qu'ils avoient fait depuis qu'ils estoient partis, et où ils estoient, la
pressa de le luy dire. De sorte que cette Princesse luy aprit que depuis que Tigrane
s'estoit embarqué en Galatie, avec le Prince Spitridate, pour aller apres Phraarte, qui
enlevoit Araminte, ils avoient continuellement erré de Mer, en Mer, sans en
pouvoir aprendre de nouvelles : jusques à ce qu'estant enfin abordez à la Colchide,
ils avoient sçeu que Phraarte avoit mené
Araminte dans les Estats de Thomiris : que Mandane y estoit aussi ; et
qu'il marchoit avec son Armée, vers l'endroit de l'Araxe, qui borne les Massagettes
de ce costé là. Si bien Seigneur, poursuivit-elle, que Tigrane qui m'escrit ce que
je viens de vous dire, adjouste en suitte, que dés que l'Esquipage qu'ils font faire
au lieu où ils ont abordé sera prest, ils viendront vous joindre : Tigrane me
disant encore, que je l'obligeray si je veux me resoudre de venir au lieu où je suis
venuë de moy mesme. Cyrus tesmoigna alors à Onesile avoir beaucoup de joye, de ce
que Tigrane et Spitridate seroient bien tost dans son Armée car enfin
Madame, luy dit-il, je conte ces deux Princes pour dix mille hommes : et je ne doute
point que je ne delivre bien tost Mandane, puis qu'ils combatront pour elle. Ils seront
bien heureux Seigneur, repliqua-t'elle, s'ils peuvent contribuer quelque chose à la
liberté de cette illustre Princesse : du moins sçay-je bien pour Tigrane, il ne
desire rien aveque plus d'ardeur, que d'avoir la gloire de vous servir. Apres cela
Cyrus
aprit à Onesile, qu'il avoit envoyé vers Thomiris : en suite de quoy comme il
sçavoit qu'Onesile estoit d'une illustre Maison originaire d'une Republique Greque
il luy presenta ces trois Grecs, avec qui il s'entretenoit quand elle estoit arrivée
: et les luy presenta comme des Gens qui estoient estimez, de tout ce qu'il y avoit
de Grands hommes en Grece. De sorte que comme cette Princesse estoit très civile, elle leur fit le meilleur accueil du
monde : la belle Melagene qui estoit avec elle, ne leur en fit pas moins : et ils se
tirerent tous trois si bien de cette conversation, qu'ils aquirent dés cette
premiere veuë, l'estime de cette Princesse, et de son aimable Parente. Cependant
l'heure de disner estant venuë, Cyrus dit à Onesile que c'estoit à elle a choisir,
qui elle vouloit qui eust l'honneur de manger avec elle, ne s'en exceptant pas luy
mesme. Je vous ay desja dit Seigneur, repliqua t'elle, que je ne dois rien prescrire
au Vainquer de l'Asie ; il est vray Madame, luy dit-il, mais j'ay à vous respondre,
que vous me pouvez pourtant prescire toutes choses : apres cela, Cyrus agit si
adroitement, et Onesile aussi, qu'ils ne se surpasserent point en civilité. Mais pendant
qu'ils parloient, la plus grande partie de ceux qui estoient là s'estans retirez par
respect, il n'y eut qu'Indathyrse, et ces trois Grecs, qui mangerent avec Cyrus, Onesile,
Telagene, et deux autres Femmes de qualité, qui avoient suivy cette
Princesse à ce voyage. Si bien que comme la derniere chose dont s'estoit entretenu
Cyrus
avec Diocles, Mnesiphile, et Chersias, avoit esté du Banquet des
sept Sages ; dés qu'on fut hors de Table, il se tourna vers eux, et leur adressant
la parole ; quoy qu'il n'y ait pas eu tant de Sages à ce disner, leur dit il, qu'à
celuy où vous vous trouvastes à Corinthe, je ne laisse pas de dire qu'il a eu un
avantage que l'autre n'avoit pas, car à mon advis il n'y avoit point de Dames. Puis que celles qui sont icy reprit Diocles, n'y
estoient pas, et que vous n'y estiez point, il luy manquoit sans doute le plus grand
ornement du monde : mais Seigneur cette Feste fut pourtant plus galante que vous ne
l'imaginez : et ce ne sut pas seulement une Assemblée de Philosophes, ç'en fut une
dont les Dames firent la plus agreable partie : car la feue Reine de Corinthe y
estoit ; celle qui regne aujourd'huy s'y trouva aussi ; et la Princesse Eumetis, qu'on
apelle autrement la Princesse des Lindes, y fut avec le sage Cleobule son Pere. De plus,
il s'y trouva un Ambassadeur du Roy d'Egypte, apellé Niloxenus : les Amis particuliers de
Periandre y estoient encore : l'agreable Esope, qui à son départ de
Lydie estoit venu à Corinthe, y estoit aussi : et cette Assemblée enfin estoit si
meslée ; que de quelque humeur qu'on fust, on pouvoit trouver de quoy s'y
satisfaire. En effet, adjousta Mnesiphile, on peut assurer qu'on y parla de toutes
choses : il y eut des questions agitées, sur tous les sujets imaginables : on s'y
entretint de Politique, de Morale, d'Oeconomie, de Plaisirs, d'Enigmes, et de
Musique. On y railla agreablement ; on y fit mille questions galantes sur l'amour ;
on y raconta mesme des Histoires amoureuses : et on y raconta aussi l'advanture
d'Arion,
qui ne faisoit que d'arriver : enfin Seigneur cette belle Feste, merite sans doute
le bruit qu'elle a fait par toute la Grece. En mon particulier, dit Onesile, j'ay
tousjours eu la plus grande envie du monde d'en
sçavoir toutes les particularitez ; depuis qu'un fort honneste homme Grec, qui passa
à Artaxate, m'en eut parlé : mais comme il ne s'y estoit pas trouvé, et qu'il
n'estoit pas mesme de Corinthe, il m'en dit assez pour me donner la curiosité d'en
sçavoir davantage : mais il ne m'en dit pas assez pour me satisfaire. Puis que cela
est Madame, reprit Cyrus, il ne tiendra qu'à Mnesiphile, à Diodes, et à Chersias, de
vous contenter, car ils estoient tous trois a cette fameuse Feste : aussi bien n'est
il pas à propos, que vous partiez de si bonne heure : de sorte que je ne pense pas,
que vous puissiez employer plus agreablement le temps, qu'à aprendre ce que dirent
les plus sages hommes du monde : et ce que dirent aussi deux des Princesses de la
Terre qui ont le plus de merite. Car enfin Madame, la Princesse Cleobuline,
est une Personne toute merveilleuse : et la Princesse des Lindes m'a esté
representée si aimable, par un fort honneste homme, que le recit de tout ce que tant
d'honnestes Personnes dirent en un jour où elles n'avoient sans doute pas le dessein
de cacher leur esprit, ne peut manquer d'estre infiniment agreable. Apres cela,
Onesile
ayant pressé Diocles, Mnesiphile, et Chersias, de leur apprendre tout ce
qui s'estoit fait, et dit, en une si celebre Assemblée ; ces trois Amis disputerent
alors entre eux de civilité, à qui feroit ce recit : mais à la fin estant convenus
que ce seroit Mnesiphile qui le commenceroit, et que
Chersias le finiroit ; le premier commença de parler en ces termes en
adressant la parole à Onesile, suivant l'ordre qu'il en reçeut de Cyrus.
À Corinthe, tout le monde ne parle que du banquet qui doit se dérouler le jour
suivant chez Periandre et réunir les hommes les plus sages du monde. Le sévère
Chilon, qui évite toujours de se trouver en compagnie de gens qu’il n’estime pas, se
renseigne sur l’identité des convives. Apprenant la présence de trois femmes –
Melisse reine de Corinthe, Cleobuline sa fille et Eumetis, princesse des Lindes –,
il hésite à participer au banquet. Cleobuline, Eumetis et Esope décident de mettre
Chilon à l’épreuve en lui soumettant une énigme dont Eumetis possède le secret. A
l’exception de Solon, les sages sont en effet confondus. Le lendemain, Periandre
invite toute la compagnie dans sa sublime demeure près de la mer pour le banquet. Ce
jour-là, il souhaite être considéré comme un ami, non comme un roi. Le dîner se
déroule très civilement ; on s’entretient des monarchies, des républiques, des
vertus des princes. Après le repas, la conversation s’oriente vers les sciences les
plus élevées ; on s’interroge sur le temps, la lumière, la vérité, la mort, la
religion. Non que les dames ne puissent parler de ces sujets ; mais par humilité
elles se retirent dans le jardin. Mnesiphile et Chersias leur donnent la main et
Esope, qui par nature préfère la conversation féminine les accompagne. Dans le
jardin, la troupe est rejointe par une douzaine de dames de qualité, curieuses de
connaître de si grands hommes. En attendant que les sages sortent de la salle, la
troupe dispute de questions d’amour : est-il possible de parler d’amour sans l’avoir
connu, l’amour et la vieillesse sont-ils incompatibles ? est-il possible d’aimer
deux fois la même personne ? Cette dernière question trouve son origine dans
l’affirmation d’Esope de ne plus aimer Rhodope, depuis que le frère de Sapho en est
amoureux. On propose d’illustrer la question par des histoires exemplaires.
Mnesiphile commence.
Mnesiphile commence le récit du Banquet des Sept Sages, en mettant en évidence
les deux versions possibles de la narration : l'une qui s'adresse aux savants et
qui relate essentiellement les propos des sages ; l'autre qui accorde son
attention aux conversations des princesses dans le jardin. Puis il s'attache aux
circonstances ayant précédé le banquet : les réserves du sévère Chilon, désireux
de ne pas se trouver en compagnie de gens qu'il n'estime pas ; son accord,
lorsqu'il apprend que les dames ne sont autres que Melisse, Cleobuline et la
princesse des Lindes. Chilon prend toutefois ses renseignements sur cette dernière
qu'il ne connaît pas, ce qui donne l'occasion à Esope d'un parallèle avec sa fable
du rat de ville et du rat des champs.
LE BANQUET DES SEPT SAGES.
Avant que de m'engager à commencer le recit de cette celebre Feste, que les Grecs
appellent Simposiaque, il faut que je vous die Madame, qu'encore que je l'aye
racontée cent fois en ma vie, je ne l'ay pourtant pas tousjours dite precisément de
la mesme sorte, quoy que je n'aye jamais menty : mais c'est que lors que j'ay parlé
à des Gens qui ne sont profession que d'estre sçavans, je ne leur ay dit que ce qui
se passa entre les Sages, et que les choses qui leur estoient propres : et je ne
leur ay point parlé de ce qui se passa dans le Jardin, entre les Princesses, Chersias,
Esope, et moy, durant que ces sept Sages parloient de la Philosophie la plus
eslevée, avec Anacharsis, Niloxenus, et quelques autres : mais puis que c'est à
vous à qui je dois faire ce recit, je m'imagine que je ne dois pas mesme obmettre ce
qui se passa d'agreable le jour qui preceda cette Feste. Je vous diray donc Madame,
que comme on ne parloit alors à Corinthe, que de ces hommes illustres qui s'y
estoient rencontrez en mesme temps, et de cét Ambassadeur d'Amasis, qu'on disoit estre envoyé vers ces sept Sages de Grece ; on
avoit assez de curiosité de sçavoir ce qu'il avoit à leur demander de la part du Roy
son Maistre. On parla pourtant encore beaucoup plus d'une prevoyance extraordinaire
qu'eut un de ces Sages appellé Chilon : qui tenant quelque chose de la severité de
Lacedemone, dont il est, n'est nullement de l'humeur de Solon, ny de celle de la
pluspart de ces autres Sages, qui ont accoustumé leur Philosophie à l'usage du
monde. Car pour Chilon, il veut que le monde s'accommode à la sienne : de sorte que
voulant regler toutes les actions de sa vie par la droite raison, il songe autant
qu'il peut à ne converser qu'avec des Gens qu'il estime : et il ne veut jamais
s'exposer à se trouver avec ceux qu'il n'estime pas. Si bien que pour empescher que
cela ne luy arrive, toutes les fois que ses Amis le convient d'aller manger chez
eux, il s'informe avant que de promettre d'y aller, qui seront ceux qui s'y
trouveront : disant qu'un homme qui voyage par Mer peut se trouver dans un mesme
Vaisseau, avec des Gens qui ne luy plaisent pas, aussi bien qu'un vaillant Soldat
sous une mesme Tente, avec un qui l'est point : parce que la necessité de Naviger,
et de Camper, avec ceux avec qui la Fortune nous assemble, fait qu'on le peut faire
sans imprudence : mais que lors qu'il ne s'agit que d'aller à un Festin, c'est
manquer de sagesse, que de se mesler indifferemment avec toutes sortes de Gens. Si bien que suivant sa coustume, lors que Periandre
l'envoya convier de se trouver à ce fameux Banquet, Chilon demanda, avant que de promettre
d'y aller, qui y devoit estre ? D'abord, comme on luy nomma Thales, Solon, Pittacus, Bias, Cleobule,
Anacharsis, il en fut fort content : et il souffrit mesme encore
agreablement, qu'Esope en fust. Mais quand on luy dit qu'il y auroit des Dames, il
pensa refuser d'y aller : et il auroit refusé absolument de s'y trouver, si on ne
les luy eust nommées : toutefois à la fin voyant qu'il n'y en auroit que trois, dont
la premiere estoit Melisse Femme de Periandre ; la seconde, la Princesse sa Fille ; la
troisiesme la Princesse des Lindes ; et qu'ainsi ces trois Dames estoient Femmes ou
Filles de Sages comme luy, il promit qu'il s'y trouveroit : car pour Diodes, Mnesiphile,
et moy, il nous fit la grace de ne refuser pas nostre compagnie. Neantmoins comme il
n'avoit jamais parlé à la Princesse des Lindes, quoy qu'il eust promis à celuy qui
l'avoit convié, Esope sçeut qu'il ne laissoit pas de s'en informer curieusement : de
sorte que profitant de cette occasion, il en railla tout le soir chez la Princesse
des Lindes mesme : luy racontant la severité de Chilon, de la plus agreable maniere du
monde : soustenant hardiment, qu'il n'y avoit rien de plus dangereux que d'estre
trop sage. Pour moy, disoit - il en souriant, il paroist bien que je ne suis pas de
l'humeur de Chilon : du moins la Fable que j'ay composée d'un Rat de Village, qui va souper chez un Rat de Ville, fait elle bien
voir que ma Philosophie n'est pas si severe que celle de ce Lacedemonien. Mais, luy
dit alors Eumetis, vostre Rat de Village, se repentit si fort d'avoir quitté le
Gland dont il vivoit, pour vous faire meilleure chere, lors qu'il entendit ouvrir la
Porte du lieu où le Rat de Ville luy faisoit Festin, que je ne sçay si Chilon n'est pas
plus raisonnable que vous : et s'il n'a pas en effet raison, de vouloir prendre ses
seuretez, de peur de se trouver en mauvaise compagnie, en se trouvant à la mienne.
Cependant, adjousta-t'elle, je serois bien faschée d'estre cause qu'il ne fust point
à la Feste de demain : car j'ay oüy dire que c'est un fort agreable homme, tout
severe qu'il est : et que mesme il n'y en a point qui soit plus sensible à la joye,
quoy qu'il soit melancolique.
On invite Eumetis à composer une énigme, qui prouvera au méfiant Chilon la
qualité de son esprit. Une fois formulée, cette énigme suscite la perplexité
d'Esope et des Sept Sages, qui avouent leur incapacité à la déchiffrer. Seul Solon
parvient à la deviner, mais par galanterie, il garde le silence. C'est finalement
Cleobuline qui donne l'explication. Esope transmet aussitôt la réponse aux Sages.
Chilon est séduit et agrée pleinement la présence d'Eumetis.
Comme il est fort mal, repliqua Cleobuline, il n'est pas aisé qu'il vous puisse voir
avant la Feste : j'ay pourtant oüy dire, repliqua-t'elle, que Chilon ne juge jamais de rien
par le raport de la Renommée ; et qu'il ne se fie qu'à luy mesme. Il faudroit donc,
reprit Cleobuline, que la Princesse Eumetis escrivist quelque galanterie
qu'on luy fist voir : et que pour luy monstrer qu'il y a quelque chose qu'elle fait
mieux que luy ; elle fist quelqu'une de ces agreables Enigmes, qu'elle invente si
heureusement, afin de la luy envoyer pour qu'il la devinast : et que du moins il
pûst connoistre par luy mesme, qu'elle a infiniment de l'esprit. Dés que Cleobuline
eut dit cela, toute la Compagnie suivit son advis,
et condamna Eumetis à faire un Enigme : de sorte qu'Esope qui portoit tousjours des
Tablettes, en tira diligemment de sa Poche, et s'offrit d'estre le Secretaire de
ceste Princesse : qui entendant admirablement raillerie, dit à Esope qu'elle
soufriroit une autre fois qu'il fust son Secretaire pourveû qu'il voulust aussi
qu'elle fust le sien en quelque autre occasion. De sorte que faisant semblant de
resver un moment, elle escrivit dans les Tablettes d'Esope, une Enigme qu'elle avoit
fait il y avoit desja quelque temps, et que personne n'avoit encore veuë. Mais au
lieu de l'adresser à Chilon, elle l'adressa à la Princesse Cleobuline ;
si bien qu'elle eut achevé d'escrire, et qu'elle eut rendu ces Tablettes à Esope, il
y leût tout haut ces paroles.
ENIGME A LA PRINCESSE DE CORINTHE.
Je ne flatte non plus les Rois que les Bergers. Je fers à corriger les deffauts
d'autruy sans les connoistre. Je ne parla point et je conseille. Souvent quand je veritable on ne me croit point :
et quand je flatte, on me croit tousjours. Une partie du monde se sert de moy à
conquerir l'autre. Je me multiplie par ma ruine.
Pour moy (dit Esope, en pliant les espaules, apres avoir achevé de lire) j'allouë
que j'entens bien mieux le langage de mes Corbeaux, que les paroles de la Princesse
des Lindes, quoy que leur voix ne soit pas si charmante que la sienne : et je
confesse à ma confusion, que le ne sçaurois deviner cette Enigme : car je ne suis
pas resolu de dire pour moy, adjousta-t'il en souriant, ce que je fais dire à mon
Renard, lors qu'il dit que le fruit qu'il ne peut atteindre est trop vert, et qu'il
n'en veut pas. Ainsi sans avoir l'audace de dire que je ne veux point deviner cette
Enigme, j'advouë franchement que je ne le puis : et que je suis persuadé, que tous
les sept Sages de Grece s'y trouveront bien embarrassez. Sans mentir Esope (dit
alors la Princesse de Corinthe, en prenant les Tablettes qu'il tenoit) ce vous sera
une grande honte, si vous n'entendez point cette Enigme, apres avoir si bien entendu
ce que nul autre n'auroit jamais entendu sans vous. Comme ma honte sera glorieuse à
la Princesse Eumetis, dit-il, vous vous en réjouïrez sans doute : je l'advouë,
repliqua-t'elle : mais je m'en rejouïray encore bien davantage, si je puis avoir la
gloire de deviner, ce que vous ne devinez pas. Du
moins, repliqua Eumetis, ne la devinez pas que Chilon n'ait essayé de le faire, puis
que ce n'est que pour luy donner quelque bonne opinion de moy que je l'ay faite. Si
vous le voulez, dit Esope, j'iray tout à l'heure la luy faire voir : car je sçay
qu'il est à la Chambre de Periandre. D'abord Eumetis s'y opposa : mais Cleobuline
estant de l'advis d'Esope, elle la luy donna pour l'aller monstrer à Chilon, quoy que
la Princesse des Lindes pûst dire : mais il ne partit pourtant pas pour y aller,
qu'apres que toute la Compagnie eut advoüé qu'elle ne l'entendoit point. Cependant
Esope s'aquitta de sa commission : et fut trouver Chilon dans la Chambre de Periandre, à
qui il demanda permission de proposer quelque chose d'important. Comme on estoit
accoustumé à l'agreable humeur d'Esope, et qu'on attendoit tousjours quelque chose
de divertissant de son esprit, il luy accorda facilement ce qu'il demandoit : quoy
qu'il eust alors aupres de luy Solon, Thales, Chilon, et Pittacus : de sorte qu'apres que Periandre luy
eut permis de parler, il dit à Chilon, que sçachant qu'il n'aimoit pas à aller à un
Festin s'il n'en connoissoit tous les conviez ; et n'ignorant pas qu'il n'avoit
jamais parlé à la Princesse des Lindes, il luy en aportoit une Enigme, afin qu'il
connust une partie de son esprit, et qu'il n'eust aucune repugnance à se trouver le
jour suivant avec elle. Apres quoy luy ayant presenté l'Enigme ; et Chilon, tout
severe qu'il est, ayant entendu raillerie, il se
mit à la lire tout haut, à la priere de Periandre : advoüant apres l'avoir
leuë, qu'il ne l'entendoit pas : et que si elle estoit aussi juste qu'elle estoit
obscure, elle estoit admirablement belle. En mon particulier, dit Periandre, je
dis la mesme chose que Chilon : et pour moy, adjousta Thales, je pense pouvoir dire
que j'ay eu moins de peine à observer le cours du Soleil, et à regler celuy des
Saisons, et des Années, que je n'en aurois à deviner cette Enigme, pour Solon il n'en fut
pas de mesme : car il la devina dés qu'il eut achevé de l'ouïr : mais comme il est
naturellement civil pour les Dames, et que la Galanterie n'est incompatible avec sa
Philosophie, il ne volut pas faire connoistre qu'il la devinoit : afin de donner la
joye à la Princesse des Lindes que son Enigme n'eust pas esté devinée. De sorte
qu'Esope s'en retourna avec ordre de Periandre, de luy revenir dire
l'explication de cette Enigme : car enfin, luy dit-il, on ne peut la loüer avec
justice sans cela : puis qu'il ne suffit pas pour estre bonne qu'elle ne soit point
entendue, et qu'il faut encore qu'elle soit juste en toutes ses parties : et qu'on
s'estonne soy mesme lors qu'on sçait la chose, pourquoy on ne l'entendoit pas. Si
bien qu'Esope s'en retournant tout consolé de ce qu'il n'avoit pas deviné l'Enigme,
dit à Eumetis en la luy rendant, qu'elle avoit confondu tous les Sages : et
qu'ils ne l'endoient point du tout. Comme c'est quelques fois autant le hazard que
l'esprit (dit modestement la Princesse de
Corinthe) qui fait qu'on devine ces sortes de choses là, plustost qu'un autre,
j'auray peut estre fait ce que de plus habiles que moy n'ont pû faire : et en effet
(adjousta-t'elle, en adressant la parole à Esope) si vous voulez jetter les yeux sur
ce Miroir que vous voyez sur cette Table, je m'assure que vous connoistrez qu'il ne
flatte non plus la Princesse des Lindes, que cét Esclave qui est derriere elle : et
qu'ainsi il est fort juste de dire, qu'il ne flatte non plus les Rois que les Berges
: et qu'il ne l'est pas moins de dire aussi, qu'il sert à corriger les deffauts
d'autruy sans les connoistre : du moins sçay-je bien que le mien m'a rendu mille
fois ce bon office sans le sçavoir. Il est encore esgallement vray, poursuivit-elle,
que ce Miroir conseille et ne parle point : puis que c'est luy qui m'a dit que
l'Incarnat me sied mieux que le Vert : et il ne l'est pas moins encore qu'on croit
tousjours un Miroir qui flatte : et qu'on ne croit pas trop un qui ne flatte pas. De
plus, la Princesse des Lindes a dit si galamment, en faisant parler le Miroir, que
la moitié du monde se sert de luy pour conquerir l'autre, qu'on ne l'en sçauroit
trop loüer : car enfin comme c'est par les conseils de leurs Miroirs, que les Belles
qui veulent faire des Conquestes, adjoustent de nouvelles graces à leur beauté, elle
ne pouvoit exprimer sa pensée plus noblement : et si vous voulez, adjousta-t'elle en
riant, voir encore combien le dernier article de cette Enigme est juste, vous n'avez
qu'à laisser tomber mon Miroir, afin que se
cassant en plusieurs pieces, vous voiyez qu'en effet Eumetis a raison de faire dire au sien,
qu'il se multiplie par sa ruine : puis qu'il y aura autant de Miroirs, qu'il y aura
de morçeaux au Miroir que vous aurez brisé. Sans mentir, s'écria Esope, je ne sçay
qui merite le plus de loüange, ou de celle qui a fait l'Enigme, ou de celle qui l'a
devinée : pour moy, dit Eumetis, je soustiens que c'est la Princesse Cleobuline :
et que l'explication qu'elle en a faite est plus ingenieuse, que l'Enigme mesme.
Quoy qu'il en soit, dit Esope, ce n'est pas de cela dont il s'agit : et le principal
est qu'il faut que j'aille promptement dire à Periandre, que la Princesse sa Fille
a fait ce qu'il n'a pû faire : et en effet Esope sans attendre davantage, fut dire
au Roy de Corinthe l'explication de l'Enigme. Mais il la luy dit à sa mode, c'est à
dire en raillant : car dés que Periandre le vit ; et bien Esope, luy dit-il, qu'est-ce
qui ne flatte non plus les Rois que les Bergers ? c'est Seigneur, luy dit-il, une
chose qui fait voir tous les jours à la Princesse de Corinthe, lors qu'elle
s'habille, qu'elle est la plus belle Princesse du monde : et qui me fait voir aussi
quelques fois, que je suis le plus laid homme de la Terre. A peine Esope eut-il dit
cela, que Periandre, Solon, Thales, Pittacus, et Chilon en rirent, et advoüerent que
cette Enigme estoit tres ingenieuse, et tres galante : apres quoy Esope se mit à
loüer l'explication que la Princesse de Corinte en avoit faite : et à demander à
Chilon
s'il ne trouvoit pas qu'Eumetis fust digne de se
trouver en un Festin aveque luy ? Il faut sans doute, repliqua-t'il, qu'elle ait
l'esprit fort esclairé : mais Esope, assurez-la pourtant, s'il vous plaist, que ce
qu'on m'a dit de la beauté de son ame, me charme beaucoup plus que ce que je voy de
la beauté de son esprit. En suitte de ce que dit Chilon, Esope dit encore cent agreables
choses pour le railler de la severité de sa Philosophie, et de l'excés de sa
prudence : mais apres les avoir dittes, il retourna trouver les Princesses, qu'il
entretint si agreablement, qu'elles ne se retirerent que fort tard.
Periandre invite le lendemain toute la compagnie dans sa sublime demeure près de
la mer pour le banquet, au port de Lecheon. Ce jour-là, il souhaite être considéré
comme un ami, non comme un roi. Cette déclaration amène Esope à un nouveau
parallèle avec une de ses fables, celle des grenouilles. Le dîner se déroule dans
un esprit d'enjouement. L'arrivée de Niloxenus, ambassadeur du roi d'Egipte, donne
un tour plus sérieux à la conversation. On aborde des sujets de politiques : la
gloire du prince, le gouvernement des républiques. On en vient ensuite à évoquer
la question de l'autorité au sein des familles. Puis la conversation s'élève aux
grands sujets de philosophie : le temps, la lumière, la vérité, la mort, la
fortune, les dieux.
Cependant le lendemain au matin, Periandre se rendit au lieu où il avoit resolu de faire
ce magnifique Banquet : car afin que cette Feste fust plus agreable, il avoit voulu
que ce fust hors de la Ville, à un lieu qui s'apelle le Port de Lecheon, assez prés
d'un Temple de Venus ; et en effet ce lieu est le plus beau du monde. Car outre que
la Maison est magnifiquement bastie, et qu'il y a une grande et superbe Sale à
Pilastres, fort propre pour une grande Assembleé ; il y a de plus des jardins
admirables : et un si agreable Bocage le long de la Mer, avec de si belles Allées
qui aboutissent toutes au Rivage, qu'il eust esté difficile de trouver un lieu plus
propre que celuy-là, à faire passer un jour agreablement, à une Compagnie comme
celle que Periandre y devoit recevoir. Mais comme c'estoient des hommes
souverainement sages qu'il devoit traitter, il retint une partie de sa magnificence,
de peur d'irriter leur moderation : il est vray
que s'il en bannit la superfluité, il y laissa l'abondance, l'ordre et la propreté :
il y eut mesme une Musique excellente : et il voulut aussi, que des Phrygiennes qui
estoient alors à Corinthe, dançassent apres le repas. Mais pour faire toutes choses
aveque splendeur, il envoya un Chariot à chacun des Conviez, à l'heure où il estoit
à propos de partir : et il les reçeut sous le Portique de la Maison où il les devoit
traitter, comme s'il n'eust esté qu'un particulier : leur declarant à tous, à mesure
qu'ils arrivoient, qu'il ne vouloit point estre Roy ce jour là : et que la derniere
action d'authorité qu'il vouloit faire pendant toute la journée, estoit de leur
ordonner de ne le considerer que comme leur Amy, et point du tout comme Roy de
Corinthe. Si j'eusse donné un tel Roy à mes Grenoüilles (me dit alors Esope à demy
bas, et en soûriant) elles ne luy auroient pas desobeï, et ne se seroient pas
revoltées comme elles firent, lors que je leur en donnay un qui ne leur plût pas. Ha
Esope (reprit Periandre en soûriant, car il l'avoit entendu) quand vous m'auriez fait
Roy de vos Grenoüilles, elles n'auroient pas laissé d'estre Rebelle : et vous avez
si admirablement connu le naturel des Peuples, qui murmurent presques esgallement
contre les Princes clemens, et contre les Princes severes ; que vous meritez aveque
beaucoup de raison, d'estre aujourd'huy en societé avec tout ce que la Grece a de
plus admirable. Comme Esope alloit respondre, la
Reine de Corinthe, la Princesse sa Fille, et la Princesse des Lindes arriverent : un
moment apres, Solon estant venu, et Chilon aussi, toute la Troupe fut assemblée : car Thales,
Pittacus, Bias, Cleobule, Anacharsis, Niloxenus, un homme de Corinthe
apellé Cleodeme, Ardale ce fameux Musicien, et moy, estions desja arrivez.
Je ne m'amuseray point Seigneur, à vous dire les premiers complimens que se firent
tant de Personnes illustres : puis que ce n'est pas par de semblables choses qu'on
les peut distinguer du commun des hommes. Je ne m'arresteray pas non plus, à vous
descrire le Festin : et il me suffira de vous dire, que tout ce qu'on y servit fut
exquis ; que la Musique fut excellente ; que les Phrygiennes dançerent
miraculeusement ; et que la conversation pendant le repas, fut infiniment agreable.
En effet, il y eut un certain esprit de joye, qui s'espandit dans toute l'Assemblée,
qui en bannit le serieux qu'il sembloit que tant de Personnes serieuses y devoient
causer. Cét enjoüement n'eut pourtant rien qui ne fust digne de ceux qui composoient
la Compagnie : on y railla Esope, et il railla les autres avec son agréement
ordinaire : et Anacharsis luy mesme, entendit si bien raillerie aveque luy, qu'il n'est
point de Grec qui l'eust pû mieux entendre qu'il l'entendit. Les Princesses
contribuerent aussi beaucoup au plaisir de cette conversation meslée, qui changeoit
d'objet selon ceux qui prenoient la parole : et Periandre voulut mesme que la Princesse sa Fille, donnast de sa main un
Chapeau de Fleurs à chacun des conviez, suivant la coustume. Cependant comme ce
n'estoit pas une assemblée de Galands, mais de Sages seulement, Cleobuline
et Eumetis ne s'estoient pas parées, comme pour aller au Bal : elles
estoient pourtant si propres, que je ne les ay jamais veû mieux que ce jour-là. Mais
Madame, des qu'on fut hors de Table, Niloxenus Ambassadeur du Roy
d'Egipte, qui n'estoit envoyé que pour consulter les sept Sages, sur certaines
propositions que le Roy d'Ethiopie faisoit au Roy son Maistre, fit changer la
conversation : car apres avoir leû la Lettre de ce Roy, et que Bias eut si agreablement
respondu à cette bizarre proposition que le Roy d'Ethiopie luy faisoit, et que je ne
vous redis point, parce que toute la Terre l'a sçeuë ; ils passerent à des choses
plus serieuses. En effet, ils examinerent ce qui pouvoit rendre un Prince le plus
glorieux : Solon dit, si ma memoire ne me trompe, qu'un Prince ne pouvoit se le
rendre davantage, qu'en communiquant son authorité : Cleobule dit à son tour, qu'il
trouvoit un Prince sage, qui ne se fioit à personne : Pittacus dit qu'il le
trouveroit plein de gloire, s'il pouvoit faire que ses Sujets craignissent plus pour
luy, qu'ils ne le craindroient : et Chilon adjousta qu'il l'en trouveroit
tout couvert, s'il aimoit plus l'honneur que toutes choses. Pour les autres Sages,
j'advouë Seigneur, que je ne me souviens pas precisément de ce qu'ils dirent : mais pour Esope, je me souviens bien qu'il dit,
qu'il trouveroit un Roy bien glorieux, qui auroit la valeur d'un Lion, la finesse
d'un Renard, et pour ses Sujets, l'amour d'un Pellican pour ses Petits : car pour
moy (adjousta-t'il, avec une action admirable) je ne puis me passer de mes Bestes et
de mes Oyseaux, non plus en comparaisons qu'en Fables. Mais apres que chacun eut
respondu quelque chose, à la raillerie d'Esope, ils vinrent à parler des Republiques
: et Thales dit, qu'il trouvoit que pour faire qu'une Republique fust bien
policée, il falloit qu'il n'y eust point d'hommes, ny trop pauvres, ny trop riches :
Anacharsis, que c'estoit celle où le vice et la vertu, faisoient
seulement la distinction entre les Habitans : Pittacus, que s'estoit celle où les
vertueux commandoient, et où les vicieux n'avoient nulle authorité : Cleobule, que
c'estoit celle où les Citoyens craignoient encore plus l'infamie que la Loy :
Solon,
que c'estoit celle où ceux qui n'estoient point oppressez protegeoient ceux qui
l'estoient, et poursuivoient les oppresseurs comme leurs propres ennemis : Bias dit que
c'estoit celle où le Peuple craignoit la Loy comme un Tyran : Chilon, que c'estoit celle
d'où l'ambition estoit bannie : et Periandre soustint que c'estoit celle où l'interest de
la Patrie l'emportoit sur l'interest particulier dans le coeur de tous ceux qui la
composoient : en suitte de quoy ils s'entretinrent de plusieurs autres choses. En
effet, apres avoir parlé des Monarchies, et des
Republiques, ils parlerent du gouvernement particulier des Familles : et Chilon soustint
que celle qui estoit la mieux gouvernée, estoit celle qui ressembloit le plus à
l'Estat Monarchique : et dont l'authorité absolüe estoit entre les mains d'un seul.
En mon particulier, dit Esope, je prendrois grand plaisir à estre comme le Roy des
Abeilles, c'est à dire le seul Maistre dans ma Maison : mais je vous advouë, que
quand j'estois autrefois Esclave j'eusse bien mieux aimé estre dans la Maison de mon
Maistre, comme les Fourmis sont dans la leur, c'est à dire avec esgallité de toutes
choses : apres quoy cét Ambassadeur d'Amasis, les ayant jettez dans des
matieres plus eslevées, ils se mirent à definir ce que c'est que le Temps, la
Lumiere, et : la Verité : et à parler de la Mort, de la Fortune, et des Dieux.
Par respect des bienséances, les princesses se retirent dans le jardin, en voyant
que les sages n'abordent que des sujets sérieux. Esope, Chersias, Mnesiphile et
quelques dames de qualité, qui arrivent alors, les accompagnent. Une fois
l'assemblée installée, la conversation commence. On déplore tout d'abord le choix
des sujets sérieux des Sept Sages, au détriment de l'amour qu'il eût fallu
privilégier. Puis on en vient à s'interroger sur la capacité des Sages à tomber
amoureux. Ce qui amène la petite société à examiner la question de l'amour des
vieillards. Esope, accusé de prendre parti par le biais sa fable du loup et des
bergers, qu'il invoque à ce moment, réplique que sa laideur durable le place sur
un plan différent. On l'interroge alors sur son amour pour Rhodope, qu'il affirme
être totalement révolu. Et c'est l'occasion de délibérer de la possibilité d'aimer
deux fois. Comme les avis divergent, Eumetis suggère qu'on examine cette question
aussi méthodiquement que les Sept Sages le font pour les leurs. On propose
d'illustrer la question par des histoires exemplaires. Mnesiphile commence.
De sorte que ces trois Princesses, ne voulant pas par modestie, se mesler dans
cette conversation, quoy que la Princesse de Corinthe, et la Princesse Eumetis,
pussent parler de toutes choses, se retirerent : et furent se promener dans cét
agreable Bocage, que je vous ay dit qui est le long de la Mer. Ainsi elles
laisserent ces sept Sages avec Anacharsis, Niloxenus, Cleodeme, et Diocles, dans
la liberté de s'entretenir des Sciences les plus sublimes. Cependant comme Esope
aime naturellement mieux la conversation des Dames, que celle des hommes : et que
Chersias et moy fusmes obligez de donner la main à ces Princesses, nous
leur aidasmes à marcher : et à dire la verité,
comme nous n'estions ny si sages ny si sçavans que ceux que nous quittions, nous ne
fusmes pas trop marris de suivre des Personnes aussi admirables, que celles avec qui
nous estions. Cette Troupe devint mesme encore plus grande : car comme il y avoit eu
beaucoup de curiosité à Corinthe, de voir ensemble les sept plus Sages hommes de la
Grece ; et de voir aussi ce fameux Scythe dont on parloit avec tant d'eloges ; ces
Princesses avoient donné ordre à ceux qui gardoient les Portes du jardin (avec la
permission de Periandre) de laisser entrer l'apresdisnée dix ou douze Dames de
qualité ; de sorte que les Princesses au sortir de la Sale, les ayant trouvées, ces
Dames les suivirent dans ce Bocage : Cleobuline leur assurant qu'elle
leur feroit voir ces Gens illustres qu'elles avoient envie de connoistre : mais que
comme ils estoient alors fort occupez, il falloit attendre qu'ils sortissent de la
Sale où ils estoient pour aller à la promenade. Apres quoy prenant le chemin de ce
Bocage, elles arriverent en un lieu, où il s'avance vers la Mer en forme de demy
Lune : y ayant tout à l'entour des Sieges de Gazon : de sorte que comme ces Sieges
sont au pied des Arbres, une grande Compagnie y peut estre assise commodément, puis
quelle y peut estre à l'ombre. Ces Princesses estant donc arrivées en cét endroit,
elles s'y assirent : et firent asseoir celles qui estoient de condition à le devoir
estre en leur presence : les autres se tenant debout ou se mettant par terre, sur la plus belle Herbe du monde. Pour Esope, il
se mit derriere la Princesse Eumetis, en s'apuyant contre l'Arbre, au pied duquel
estoit le Siege de Gazon, sur quoy elle estoit assise avec la Princesse de Corinthe
: car pour Melisse, elle en avoit un separé, et entretenoit en particulier deux de
ces Dames qui estoient venues : si bien que c'estoit une assez plaisante chose que
de voir la teste d'Esope, entre celles de deux aussi belles Princesses que sont
celles là. Cependant il est certain que tout laid qu'est Esope, il donne plaisir à
voir : car malgré sa laideur, il y a je ne sçay quoy de si fin en sa phisionomie, et
toutes ses actions sont ou si ingenuës, ou si plaisantes, qu'on peut assurer qu'il
plaist autant par sa propre personne, et par la maniere dont il dit les choses, que
par les choses mesmes : et pour Chersias et moy, nous estions devant ces Princesses,
avec quelques autres hommes qu'elles avoient aussi fait entrer avec ces Dames dont
je vous ay parlé. Comme toute cette belle Troupe estoit donc en cét estat, une de
ces Dames se mit à dire qu'elle avoit bien du regret qu'un Prince apellé Basilide
n'estoit pas alors à Corinthe : une autre regretta extrémement un fort honneste
homme nomme Myrinthe, qui n'y estoit pas aussi : souhaitant qu'il pûst voir ce qu'on
ne reverroit peutestre jamais : n'estant presques pas possible que la Fortune fist
revoir tant de Grands hommes ensemble. Pour moy, dit alors la Princesse Eumetis, ce qui m'a fâchée aujourd'huy icy, est cét
Ambassadeur d'Egipte : car encore qu'il soit fort honneste homme, je voudrois qu'il
ne s'y fust point trouvé : puis que s'il n'eust point eu de questions à faire, la
conversation n'eust pas esté tout à fait si serieuse : car je vous advouë, qu'il y a
mille belles choses que je suis bien aise de lire, qui me choquent à entendre dire
en conversation. Peut estre, adjousta-t'elle, est-ce une delicatesse d'esprit mal
fondée : mais apres tout j'eusse bien voulu qu'au lieu de parler du Temps, de la
Lumiere, et de la Verité, on eust proposé quelques questions galantes à ces hommes
si sages. Pour Solon, repliquay-je, je vous puis assurer qu'il vous auroit donne grand
plaisir : principalement si on l'eust obligé à parler d'amour. Ha pour l'amour,
repliqua Cleobuline, j'advouë que j'aurois quelque peine à en entendre parler à
des Gens aussi graves que le sont ceux dont nous parlons : car bien que cette
passion soit une passion comme une autre, et que mesme elle ait plus besoin du
secours de la sagesse que toutes les autres passions, si on veut l'empescher de
desregler l'esprit de ceux qu'elle possede ; il est pourtant vray que selon moy,
pour en pouvoir parler long temps avec bien-seance, et en pouvoir parler
agreablement, il faut estre en estat d'en pouvoir prendre, ou d'en pouvoir donner.
Mais Madame, repliqua Chersias, qui vous a dit que tous ces Sages ne peuvent
pas devenir amoureux ? Pour moy, dit Eumetis à la Princesse de Corinthe, je voudrois qu'Anacharsis fust amoureux
de vous, afin qu'il ne retournast point en Scythie, et qu'il demeurast tousjours en
Grece. S'il estoit amoureux de moy en l'âge où il est, repliqua la Princesse de
Corinthe, vous ne souhaiteriez plus qu'il demeurast icy : car si cela estoit, il ne
seroit sans doute pas aussi sage qu'il est. Il est vray, dit la Princesse des
Lindes, qu'à parler raisonnablement, l'amour est une ridicule chose à un vieil homme
: elle l'est encore plus à une vieille Femme, reprit Cleobuline. Elle l'est sans doute
encore davantage, respondit Eumetis ; mais il y a pourtant cette difference, que
comme l'Amant est oblige de faire plus de choses que l'Amante, il est plus souvent
dans la necessité de paroistre ridicule. A peine Eumetis eut-elle dit cela, que toute la
Compagnie tombant d'accord de ce qu'elle disoit ; on se mit à faire une plaisante
Peinture d'un vieil Amant que tout le monde connoissoit. En mon particulier, dit une
de ces Dames, je ne luy vy jamais d'Habit à la mode, quoy qu'il en change souvent :
de plus, il veut marcher comme s'il estoit jeune, et il marche pourtant comme un
vieil honme qu'il est. Il dit des galanteries qu'on n'entend plus : et il parle
enfin comme un homme qui ne sçauroit plus guere parler : et cependant il parle
d'amour, et ne peut parler d'autre chose. Je voudrois bien sçavoir, dit Eumetis, s'il
se trouve quelque Dame qui l'escoute ? il s'en trouve sans doute qui l'escoutent
pour se moquer de luy, repliqua Cleobuline,
mais il ne s'en trouve sans doute point qui luy respondent favorablement. Mais
encore (adjousta-t'elle en tournant la teste vers Esope) faut-il vous demander ce
que vous dites de ce que nous disons ? je dis Madame, repliqua-t'il, ce que mon Loup
dit à des Bergers qui mangeoient un Mouton dans leur Cabane : car il ne les vit pas
plustost, qu'il leur dit en son langage de Loup, et en s'aprochant d'eux ; voyez
quel bruit vous meneriez, si je faisois ce que vous faites. Je m'assure Madame,
adjousta-t'il, que vous ferez facilement l'aplication de ce que je dis : car enfin
si c'estoit moy qui disse tout ce que vous dites, je serois un faiseur de Fables
mordantes et Satiriques : mais parce que vous estes de Grandes Princesses, il vous
est permis de déchirer un pauvre homme tout vivant, avec plus de cruauté que ces
Bergers ne deschiroient ce pauvre Mouton. Mais je pense (dit alors Eumetis en
riant aussi bien que toute la Compagnie) que vous vous interessez pour ce vieil
Amant, parce que vous avez dessein d'aimer toute vostre vie : n'en doutez nullement
Madame, repliqua-t'il, mais vous ne considerez pas que j'ay un avantage que les
autres n'ont point : qui est que comme j'ay esté aussi laid à quinze ans, que je le
feray à cent ; je ne seray pas aussi ridicule qu'un autre quand j'aimeray jusques au
Tombeau. Comme vous estes persuadé aveque raison, reprit Cleobuline, que c'est par
l'agréement de vostre esprit, plus que par celuy de vostre personne, que vous pouvez estre aimé, vous avez assurément plus
de droit qu'un autre de pretendre d'avoir le privilege d'aimer long temps. Mais,
adjousta Eumetis, puis que nous parlons d'amour, et que nous parions à Esope, il
faut que je luy demande s'il est tousjours amoureux de cette fameuse Rhodope, qu'on
dit estre presentement en Egipte ? Non Madame, luy dit-il, je n'en suis plus
amoureux, depuis que le Frere de la celebre Sapho l'est devenu : et je veux que
toutes les Bestes que j'ay fait parler me devorent, si je le suis jamais d'elle.
S'il est effectivement vray que vous ne l'aimiez plus, reprit Chersias en liant, il
n'estoit pas besoin de faire une si grande imprecation contre vous : car je suis
persuadé qu'on ne peut aimer deux fois une mesme Personne : et qu'il est plus aisé
d'en aimer vingt les unes apres les autres, que de recommencer d'aimer une Femme
avec qui on aura rompu absolument. Cette regle n'est pas si generale, repris-je,
qu'elle n'ait eu son exception en la personne d'un de mes Amis, qui a aimé deux fois
une mesme Fille, avec une esgalle ardeur. Mais sçavez vous bien, repliqua Chersias, que
vostre Amy s'est bien connu luy mesme ? car il peut estre qu'il n'a aime qu'une
fois, ce qu'il croit avoir aimé deux, et qu'il n'a jamais cessé d'aimer : puis qu'il
est vray, qu'il y a certains instans, où la colere fait un si grand bouleversement
dans le coeur d'un Amant, que l'amour y est sans qu'il le sçache. En effet, il
s'imagine bien souvent qu'il haït, lors qu'il aime
encore : et il pense mesme qu'il a oublié, celle à qui il pense tousjours. De sorte
que lors que je dis qu'il n'arrive presques jamais, qu'on aime deux fois une mesme
Personne ; j'entens qu'effectivement on ait cessé d'aimer : et que bien loin d'y
avoir encore quelque estincelle cachée sous la cendre, il n'y ait plus mesme aucun
reste de chaleur : car si cela est ainsi, je suis persuadé que ce feu ne se
rallumera jamais. Pour moy, reprit Cleobuline, je ne pense pas qu'il y ait autant
d'impossibilité à aimer deux fois une mesme Personne, que vous le pensez : car
enfin, quoy qu'un Flambeau soit esteint, et que mesme il le soit depuis long temps,
il est certain qu'il a plus de disposition à se r'allumer, que s'il n'avoit jamais
esté allumé : ainsi je conclus qu'une premiere amour, est une disposition à une
seconde : et qu'il est plus aisé de recommencer d'aimer une Personne qu'on a desja
aimée, que d'en aymer une autre. En mon particulier Madame, repliqua Chersias, je
sçay par l'experience qu'en a fait un Neveu du sage Bias, qui est un des plus honnestes hommes
du monde, qu'il est bien plus difficile que vous ne pensez de relever un Autel qu'on
a batu : et de sacrifier deux fois un mesme coeur, à une mesme Divinité. Cette
question est si curieuse, reprit la Princesse Eumetis en souriant, qu'il me semble
que pour faire voir que nous voulons imiter ceux avec qui nous avons passé le jour,
nous devrions l'examiner, comme ils ont examiné tant de choses plus eslevées, plus
difficiles. S'il ne faut qu'un Exemple à
soustenir mon opinion, repliquay-je, je vous prouveray facilement qu'on peut aimer
deux fois une mesme Personne : et s'il n'en faut qu'un, reprit Chersias, pour montrer qu'on
ne peut recommencer d'aimer une mesme Dame quand on a une fois absolument cessé de
le faire, je suis assuré de gagner ma Cause. Comme Chersias disoit cela, Melisse
s'estant levée pour s'aller promener, et ayant fait signe de la main, qu'elle ne
vouloit estre suivie que de celles à qui elle parloit, les Princesses et toutes ces
autres Dames demeurerent, aussi bien que Chersias, Esope, quelques autres, et
moy. De sorte que la Princesse des Lindes à qui cette question plaisoit et sembloit
digne de curiosité, proposa à Cleobuline de nous obliger Chersias et moy, à raporter
deux des Exemples dont nous leur avions parlé : et à soustenir apres chacun avec des
raisons, que nostre opinion estoit juste : adjoustant qu'en suitte on conteroit les
voix de la Compagnie, afin de juger à l'avantage de celuy qui en auroit le plus. Je
le veux bien, dit Cleobuline : mais il me semble, adjousta Eumetis, qu'il
faut que la voix d'Esope en vaille deux : si cela est reprit-il brusquement, je les
donne desja toutes deux à celuy qui soustiendra qu'on ne peut aimer deux fois une
mesme Personne. Ha Esope repliqua Eumetis en riant, vous dittes vostre advis trop tost !
puis que vous voulez qu'on prononce l'Arrest, devant qu'on ait plaidé la Cause.
Comme j'ay fort frequenté avec certains Oyseaux
babillars, reprit-il en souriant, il ne faut pas s'estonner si j'ay ce deffaut là :
joint aussi que je suis si fortement persuadé, que tout ce que dira Mnesiphile,
ne me persuadera pas qu'on puisse aimer deux fois une mesme Personne, que j'ay jugé
qu'il n'y avoit pas grand inconvenient de dire dés le commencement, ce que je sçay
bien que j'eusse tousjours dit à la fin, quelques belles choses que Mnesiphile
pusse dire. Quoy qu'il en soit, dit Cleobuline, vous ne laisserez pas
d'escouter, si vous ne voulez que je vous reproche d'estre moins sage, que ces
Oyseaux qui portent des pierres à leur bec pour s'empescher de crier. Apres cela ces
deux Princesses nous ayant ordonné à Chersias et à moy, de raporter chacun
nostre Exemple, et de dire en suitte nos raisons ; il fut resolu que je reciterois
le premier l'Histoire de mon Amy : ce que je fis en ces termes, en adressant la
parole à la Princesse des Lindes, par le commandement de Cleobuline, comme je vay
vous l'adresser, par le commandement du Grand Prince qui m'escoute.
Phylidas et Anaxandride éprouvent de l’amour l’un pour l’autre, dès qu’ils sont en
âge d’aimer. Mais, tandis qu’Anaxandride est constante, Phylidas se lasse de ce
bonheur serein. Après un séjour à la campagne, durant lequel sa bien-aimée ne lui
manque pas, il rencontre Timoxene lors d’un voyage à Salamine et s’éprend de cette
jeune femme à l’humeur changeante. Celle-ci s’installe à Megare avec son père.
Anaxandride se rend bientôt compte de l’infidélité de son amant et se montre froide
envers lui. De son côté, ce dernier se lasse de Timoxene et tente de revenir auprès
d’Anaxandride, après avoir pris conscience de son erreur. La jeune femme le rejette
dans un premier temps, avant de s’éprendre à nouveau de lui, de la même manière
qu’il est retombé amoureux d'elle.
Tous deux originaires de Megare, Phylidas et Anaxandride, se connaissent et
s'aiment depuis le berceau. Mais leur amour est si parfaite que la passion de
Phylidas s'engourdit. Lors d'un voyage à la campagne, il adresse à sa bien-aimée
des lettres fort tièdes.
HISTOIRE DE PHYLIDAS, ET D'ANAXANDRIDE.
Comme il n'est pas à propos presentement Madame, de faire un fort long recit, je
ne m'amuseray point à vous dire ce qu'estoient les Peres de ceux dont j'ay à vous
raconter l'Histoire : et je me contenteray de vous assurer, que Philidas, et Anaxandride, dont je vous veux aprendre l'Avanture en peu de mots, son
tous deux nais à Megare : et qu'ils sont des plus anciennes, et des plus illustres
Races de cette fameuse Ville. La Fortune n'a pas mesme seulement voulu mettre de
l'esgallité en leur naissance, elle en a mis aussi en leur merite, et en leur
personne : car Phylidas est aussi bien fait, qu'Anaxandride est belle : et Anaxandride
a autant d'esprit que Phylidas, quoy qu'il en ait infiniment. De plus, il y a
encore un merveilleux raport dans leur humeur, et leur âge mesme est proportionné :
car Anaxandride peut presentement avoir dix-neuf ans, et Phylidas
vingt-six. Mais outre toutes ces choses, il faut encore que vous sçachiez, qu'ils se
sont veûs dés le Berçeau ; que leurs Maisons se touchoient ; et que leurs Peres
estoient Amis. Apres cela Madame, je m'assure que quand je vous auray dit que
Phylidas devint fort amoureux d'Anaxandride, dés qu'il fut en âge
de pouvoir avoir de l'amour, et que cette belle
Fille ne rejetta pas son affection, vous le trouverez le plus heureux Amant du
monde. En effet on peut assurer, que tant que sa premiere passion dura, il n'eut que
des Roses sans Espines : et qu'il jouït de toutes les douceurs que cette passion
peut donner ; sans en sentir les amertumes. Car enfin il estoit aussi estimé, qu'il
estimoit : et je pense qu'il n'estoit aussi guere moins aimé, qu'il aimoit. Il
voyoit, et entretenoit Anaxandride, autant qu'il vouloit ; leurs Parens
voyoient leur inclination sans s'y opposer ; et si quelque chose empeschoit Phylidas de
presser les siens de penser à luy faire espouser sa Maistresse, c'estoit qu'il
sçavoit de certitude qu'on ne vouloit point songer à la marier, tant qu'un Oncle
dont elle devoit heriter seroit absent : de sorte que comme il estoit allé en un
voyage, dont il ne devoit revenir d'un an, il ne pensoit qu'à donner le plus de
divertissement qu'il pouvoit à sa Maistresse. Cependant cét estat si heureux, et si
tranquile, le fut trop : et cette esperance qui n'estoit meslée d'aucune crainte ;
vint à estre si peu sensible à Phylidas, qu'on peut presques dire qu'il esperoit la
possession de sa Maistresse sans plaisir : et il s'accoustuma tellement à ne la voir
jamais que douce, civile, et complaisante pour luy, qu'insensiblement il vint à
n'avoir plus guere de sensibilité pour toutes les graces qu'elle luy faisoit. Ce
n'est pas qu'il ne l'aimast encore, et qu'il ne la vist tres souvent : mais comme il
pensoit estre assuré de son affection, et qu'il n'avoit plus rien à luy demander de ce costé là, on peut assurer qu'il n'avoit
bien souvent plus rien à luy dire. En effet il m'a juré qu'il estoit contraint de
luy parler de nouvelles, et de choses indifferentes, lors mesme qu'il estoit seul
avec elle : parce que son amour ne luy donnoit plus nul sujet de parler. Enfin
Madame, cette esperance tranquile, et cette esgalité de bonheur, jointe à la
certitude d'estre aimé, mirent peu à peu une telle tiedeur dans l'affection de
Phidias ; qui estant obligé au Printemps d'aller aux Champs, il eut plus de joye
d'aller voir le nouveau vert dont la Campagne estoit parée, qu'il n'eut de douleur
de quitter son ancienne Maistresse. Cependant quoy qu'il y eust beaucoup de raport
d'humeur, entre Philidas, et Anaxandride, il y eut pourtant une notable difference
dans leur coeur en cette occasion ; car à mesure que l'amour de Phylidas
diminuoit, celle d'Anaxandride augmentoit malgré qu'elle en eust. Mais
ce qu'il y eut de fascheux pour elle, fut que lors qu'il luy fut dire adieu, elle
s'aperçeut bien qu'il le luy disoit avec trop d'indifference : neantmoins comme ce
n'estoit pas un temps propre à faire une querelle, elle ne luy donna nulle marque du
mescontentement secret qu'elle avoit depuis qu'elle s'estoit aperçeuë du changement
qui estoit arrivé en son esprit. De sorte qu'il la quitta sans qu'ils eussent eu
rien à démesler : et sans qu'il eust eu un moment d'inquietude depuis qu'il estoit
amoureux d'elle. Cependant comme il luy avoit
demandé la permission de luy escrire, et qu'il l'avoit obtenuë, il luy escrivit
comme il luy avoit promis : mais ce qu'il y eut d'admirable, fut que cette Lettre ne
fut qu'une belle description de la beauté de la Campagne, et des douceurs qu'il
trouvoit à escouter à l'ombre d'un Bois le chant des Oyseaux. Il luy disoit pourtant
à la fin, qu'il eust souhaité qu'elle eust esté au lieu où il estoit : mais cela
estoit dit d'une certaine maniere, qu'on voyoit clairement qu'il l'y souhaitoit
autant pour luy faire avoir le plaisir d'ouïr le chant des Rossignols, que pour
l'entretenir de sa passion. Toutesfois Anaxandride qui estoit persuadée,
qu'il estoit dangereux de quereller un Amant absent, lors qu'on le veut conserver,
luy escrivit comme si elle n'eust pas pris garde au changement de son coeur : mais
cette continuation de bonté, continuant de faire son effet ordinaire, dans l'ame de
Phylidas, il attendoit sans impatience le jour qu'il avoit accoustumé
d'avoir des nouvelles d'Anaxandride : et j'ay sçeu de sa propre bouche, que
son amour s'alentit d'une telle sorte, qu'il reçeut un matin une. Lettre de cette
belle Personne, qu'il ne leût que le soir en se couchant.
Quand Phylidas rencontre à Salamine Timoxene, dont l'humeur est changeante, il en
tombe amoureux, d'autant que sa réputation d'inaccessibilité fait de sa conquête
un défi. Bientôt, Timoxene accompagne son père qui a décidé de s'installer à
Megare. Lorsque Anaxandride s'aperçoit de l'inconstance de son amant, elle
commence à le haïr. Elle ne lui fait pourtant aucun reproche et se contente de lui
témoigner froideur et indifférence.
Phylidas estant donc dans une si grande tiedeur, apres avoir aimé autrefois si
ardamment ; le hazard fit que son Pere luy ayant escrit qu'il s'en allast à
Salamine, pour quelques affaires qu'il y avoit, il y vit une fort belle Fille qui
s'appelle Timoxene : de sorte que comme le Pere de cette Personne, devoit aller
demeurer à Megare, il fut bien aise de faire amitié
avec un homme de qualité qui en estoit : si bien qu'en peu de jours Philidas eut
toute la liberté possible dans cette Maison Mais Madame, comme la trop grande
douceur d'Anaxandride, et la trop grande esgallité du bonheur de Phylidas,
avoient attiedy son amour, on peut dire que la bizarrerie de Timoxene, fit son
inconstance pour cette belle Fille : car enfin Madame, il trouva en celle là, tout
le contraire de l'autre : estant certain que je ne pense pas qu'il y ait jamais eu
personne dont l'humeur ait esté plus inesgalle, ny qui ait plus aimé à avoir des
démeslez avec ses Amans, et des esclaircissemens avec ses Amies, ou ses Amis. Car on
entend dire continuellement Timoxene a dit une telle chose ; ou Timoxene dit
qu'on la luy a ditte : ou Timoxene pleint, ou on se pleint d'elle : ou Thimoxene
est mal avec : celuy-cy ; ou celuy-là est mal avec Timoxene : et Timoxene enfin par son
inesgallité d'humeur, embrouïlle si fort les choses, et se brouille elle mesme
tellement avec tout le monde, qu'on peut dire qu'elle bannit la paix de tous les
lieux où elle se trouve ; puis qu'il est vray qu'elle donne de l'amour à tous ceux
qui sont en estat d'en prendre : ou qu'elle met de la division entre ceux qui
pensent avoir une amitié la plus solidement liée. Ce n'est pourtant pas que Timoxene soit
meschante : et c'est son inesgalité toute seule, qui l'oblige à faire ce qu'elle
fait. Car enfin il y a des jours où elle dit tout ce qu'on luy a dit de plus secret : il y en a d'autres au contraire, où ses
meilleurs Amis ne peuvent luy faire dire la moindre chose : et il y en a d'autres
aussi, où elle songe si peu à ce qu'elle dit, qu'elle parle contre ses propres
interests. Cependant Timoxene ne laisse pas d'estre aimable, et d'estre aimée
: il est vray qu'elle a eu plus d'Amans, que d'Amis : et qu'il est plus aisé d'avoir
de l'amour, que de l'amitié pour elle. Aussi a-t'elle causé de grandes passions en
sa vie, toute bizarre qu'elle est : estant certain qu'encore qu'elle soit fort
inesgalle, on peut pourtant dire qu'elle ne l'est qu'autant qu'il faut pour irriter
l'amour, et non pas pour la destruire : puis qu'il est vray que ses caprices ne sont
pas longs, et que lors qu'elle est en sa belle humeur, elle est la plus charmante
Personne du monde, et la plus caressante. En effet il y a des instans, où l'on
jureroit qu'on ne la verra jamais que douce, et flatteuse : si bien qu'on luy donne
alors tant de pouvoir sur son coeur, que l'on n'est plus apres cela en estat de
l'oster de sa puissance. Timoxene estant donc telle que je vous la represente, se
trouva estre en une de ses heures agreables, lors que Phylidas la vit la premiere
fois : de sorte que comme l'amour qu'il avoit pour Anaxandride, s'estoit allentie par
la trop grande esgallité de son bonheur ; l'image qu'il devoit en avoir dans le
coeur, ne l'empescha pas de trouver Timoxene fort belle, et de trouver
qu'elle avoit infiniement de l'esprit. De plus, il apprit dés ce premier jour là, qu'elle avoit plusieurs Amans ; et il sçeut aussi
qu'il n'y avoit pas une personne au Monde dont il fust plus difficile d'acquerir
l'affection, ny de qui il fust plus malaisé de la conserver, quand mesme on l'auroit
aquise. Mais enfin Madame, sans m'amuser à vous exagerer la bizarrerie de cette
avanture, je vous diray que Phylidas s'ennuyant d'estre heureux, ou pour mieux dire,
ne sentant plus son bonheur, parce qu'il y estoit trop accoustumé, chercha à se
rendre malheureux, en pensant chercher sa felicité : car il vit tant Timoxene,
qu'il en devint amoureux, et qu'il cessa par consequent d'aimer Anaxandride. Ainsi on ne peut pas dire qu'il l'aimoit encore, quoy qu'il
ne pensast plus l'aimer ; puis que la plus grande marque qu'on puisse avoir de
n'aimer plus une Personne, est d'en aimer une autre. Mais à dire la verité, Phylidas ne
fut pas plustost Amant de Timoxene, qu'il sortit de cette Lethargie amoureuse, ou
la douceur d'Anaxandride l'avoit jetté : car depuis le premier jour qu'il eut de
l'amour pour cette bizarre Personne, il ne s'en passa aucun qu'il n'eust autant de
jalousie que d'amour, et autant de colere que de jalousie. Toutesfois ce qui devoit
affoiblir sa passion l'augmenta : et il devint plus amoureux de Timoxene,
qu'il ne l'avoit esté d'Anaxandride. Mais comme la Renommée se charge
volontiers de semblables nouvelles, cette belle Fille sçeut bien tost à Megare, que
son Amant estoit infidelle, et qu'il aimoit à
Salamine : de sorte que comme elle l'aimoit effectivement, elle en eut une douleur
incroyable. Ce fut pourtant une douleur glorieuse : si bien que prenant la
resolution de mespriser celuy qui la mesprisoit, elle se resolut de n'oublier rien
pour tascher de se mettre l'esprit en repos ; mais à dire la verité, la haine qui
succeda dans son coeur, à l'amour qu'elle y avoit euë, ne luy donna pas moins de
peine, que cette amour luy en avoit donné. Cependant comme je vous ay dit que le
Pere de Timoxene avoit dessein d'aller habiter à Megare, il y fut avec sa
Famille, et Phylidas s'y en retourna aveque luy : de sorte que comme c'est la
coustume de ce lieu là, que lors qu'il y arrive des Dames estrangeres, toutes celles
de la Ville les visitent, il falut qu'Anaxandride allast chez Timoxene avec
sa Mere ; et qu'elle allast faire civilité à une Personne qui luy avoit osté le
coeur de son Amant. Elle fut mesme si malheureuse, que Phylidas s'y trouva ; je luy
ay pourtant oüy dire depuis, qu'elle avoit eu plus de plaisir à cette visité,
qu'elle n'avoit eu lieu d'en esperer : parce que comme elle ne vouloit pas trouver
que Timoxene fust belle, son imagination fut si complaisante à sa passion,
qu'en effet elle vit Timoxene toute autre qu'elle n'estoit : car elle trouva
que ses cheveux estoient d'un blond trop doré, quoy qu'ils fussent d'un blond cendré
le plus beau du monde : elle luy trouva le taint broüille, quoy qu'il fust fort
reposé ; les yeux rudes, quoy qu'ils fussent plus tost languissans ; sans ; les levres pasles, bien qu'elles fassent
vermeilles ; et la taille desagreable, quoy qu'elle l'eust fort bien faite. De sorte
que donnant sans doute autant à sa propre beauté, qu'elle ostoit à celle de sa
Rivale, elle se l'imagina mille fois moins belle qu'elle n'estoit : et elle se creût
plus belle qu'elle ne l'avoit jamais creû estre : du moins m'a t'elle advoüé depuis
que c'estoient là ses sentimens. Mais ce qu'il y eut de remarquable, fut la joye
qu'elle eut d'estre persuadée, que Phylidas n'avoit nulle excuse dans son inconstance, et
qu'il avoit perdu en la changeant pour Timoxene. En effet, me disoit-elle un
jour, je pense que je serois morte de despit, si j'eusse trouvé que Timoxene eust
esté beaucoup au dessus de moy en toutes choses. Il me sembla mesme,
adjousta-t'elle, tant le despit avoit changé mon coeur, que Phylidas n'estoit plus aussi
honneste homme qu'il estoit, du temps qu'il m'aimoit, et que je ne le haïssois point
: et j'estois si estonnée d'avoir trouvé si aimable, ce qui ne me le sembloit plus,
que j'en avois une confusion estrange : car enfin Phylidas me sembloit tout un autre
homme. Je luy trouvois la mine moins haute ; l'esprit moins divertissant ; l'action
plus contrainte ; et il me sembloit mesme encore, que son accent estoit changé : et
qu'il avoit aquis à Salamine, je ne sçay quel accent rustique, qu'on reproche à tous
les Insulaires. Enfin, adjoustoi-t'elle encore, je trouvay mon ancien Amant si peu
agreable ce jour là ; sa nouvelle Maistresse si peu
aimable ; et je me trouvay tant au dessus d'eux ; que je sortis moins chagrine de
cette visite, que je ne l'avois pensé. Mais apres tout, poursuivit elle, quoy que je
n'eusse pas voulu que Phylidas m'eust encore aimée, j'avois pourtant tousjours
un despit estrange, de ce qu'il aimoit Timoxene. Cependant Madame, par un
sentiment de gloire, Anaxandride se resolut de ne faire jamais nul
reproche à Phylidas : et de se contenter d'esviter sa rencontre, et de le traitter
avec beaucoup de froideur en quelque lieu qu'elle le trouvast : et en effet la chose
alla de cette sorte pendant quelque temps.
Mais bientôt Timoxene lasse Phylidas par les excès de son comportement : elle
brouille entre eux tous ceux qu'elle fréquente et elle s'avère inconstante.
Phylidas feint de retourner auprès d'Anaxandride pour susciter la jalousie de
Timoxene. Il découvre que son ancienne amante n'agrée pas son retour. Sa passion,
accompagnée de regret, renaît comme au premier jour. Phylidas reconnaît pleinement
le prix de ce qu'il a perdu. Il parvient finalement à séduire Anaxandride une
seconde fois. Les deux amants sont sur le point de se marier. La troupe souhaite
d'abord écouter l'histoire de Chersias qui illustre un cas opposé, avant de se
prononcer sur la possibilité ou non d'aimer deux fois la même personne.
Mais Madame, comme Timoxene n'avoit pas changé d'humeur, en changeant de
lieu, elle fut a Megare, ce qu'elle estoit à Salamine : et : elle y fit mesme
beaucoup plus de desordre, parce que comme on ne l'y connoissoit pas, tous les
Hommes, et toutes les Femmes qui la virent, y furent attrapez : car comme elle est
assurément fort aimable plus de la moitié de sa vie, on fit d'abord societé avec
elle, comme avec une Personne qu'on estimoit. On voyoit bien sans doute, qu'elle
estoit inégalle : mais on ne sçavoit pas le defaut qu'elle avoit d'estre sujette à
avoir des jours où elle ne pouvoit rien taire : de sorte que comme c'est la coustume
de celles qui veulent faire amitié avec une nouvelle venuë, de l'instruire peu à peu
de toutes les nouvelles de la Ville, afin qu'elle n'y soit plus estrangere ; il y
eut quelques hommes et quelques femmes, qui luy ayant rendu cét office, ne s'en trouverent pas fort bien, non plus que Phylidas. Car
s'estant trouvé en un de ces jours, où elle disoit tout ce qu'elle sçavoit ; elle
les broüilla tellement avec toute la Ville, qu'on n'a jamais entendu parler d'une
telle chose, ny veû tant d'esclaircissemens en si peu de temps. Ce qui faisoit le
plus grand embarras, estoit que comme elle escoutoit bien souvent toutes ces sortes
de choses avec peu d'aplication, elle les confondoit en les redisant : ainsi elle
faisoit dire à Phylidas, ce qu'un autre luy avoit conté : et à cét autre, ce que
Phylidas luy avoit dit. Si bien que devant qu'on eust seulement demeslé
le vray d'avec le faux, et qu'on fust convenu de ceux qui avoient dit ce que Timoxene
redisoit, il se passoit un temps estrange : de sorte que bien souvent en voulant
s'esclaircir, on se donnoit de nouvelles matieres d'esclaircissement : et on
entassoit quelquefois querelle sur querelle. Mais ce qu'il y avoit de rare, estoit
que Timoxene ne se soucioit non plus de toutes les broüilleries qu'elle
faisoit, que si elle n'y eust eu aucune part, et elle sçavoit mesme si bien s'en
démesler qu'elle se racommodoit avec tout le monde sans beaucoup de peine : mais le
mal estoit qu'elle ne racommodoit pas si facilement les autres. Comme Phylidas est
un fort honneste homme, et dont l'esprit est tout à fait esclairé, il voyoit bien,
quelque amoureux qu'il fust, que Timoxene avoit de mauvaises qualitez parmy les bonnes :
mais apres tout, comme il estoit d'humeur à aimer à
surmonter les choses difficiles, on peut dire que les Espines servoient à luy faire
trouver les Roses de meilleure odeur : estant certain que l'inesgalité de Timoxene
durant tres longtemps, augmenta sa passion. Toutes-fois à la fin cette inesgalité
produisit un effet qui luy donna bien du chagrin : parce que Timoxene n'estoit pas
seulement tantost guaye, et tantost triste : car son inesgalité estoit aussi dans
les sentimens de son coeur : et ceux qu'elle aimoit aujourd'huy, n'estoient pas
toûsjours asseurez de l'estre demain. Si bien que par son propre changement, elle ne
regarda plus Phylidas, ny comme son Amant, ny comme son Amy : et elle en regarda un
autre beaucoup plus favorablement que luy. De sorte qu'apres que Phylidas eut
essayé toutes choses pour se remettre bien avec elle, il voulut voir si la jalousie
ne la rameneroit point : si bien que faisant dessein de faire semblant de vouloir
renoüer avec Anaxandride, il chercha occasion de la revoir : et se fit remener chez
elle par un Parent de cette belle Fille, qui estoit fort son Amy. Mais Madame, ce
qu'il y eut de fort extraordinaire en cette avanture, fut que lors que Phylidas
retourna chez Anaxandride, il estoit fort amoureux, et fort jaloux de Timoxene ; et
n'avoit plus aucune tendresse pour cette premiere : aussi ce qui faisoit qu'il se
resolvoit à faindre d'aimer celle-là plustost qu'une autre, estoit premierement que
la chose estoit plus vray-semblable : et que de plus il avoit tousjours trouvé Anaxandride si douce, qu'il croyoit
qu'il pourroit la quitter quand il voudroit, sans qu'il en arrivast rien davantage
que ce qui en estoit desja arrivé. La chose n'alla pourtant pas comme il avoit
pensée : car comme Anaxandride estoit glorieuse aussi bien que douce,
elle avoit senty si aigrement l'inconstance de Phylidas, que ce n'avoit esté que pour
l'amour d'elle mesme, qu'elle n'en avoit pas fait plus d'esclat. Mais lors qu'il se
fit remener chez elle, et qu'il voulut luy parler en particulier, il fut bien
surpris de trouver que son esprit n'estoit pas aux termes qu'il avoit creû : car il
s'estoit imaginé qu'Anaxandride le recevroit tousjours aveque joye,
toutes les fois qu'il le voudroit. Cependant elle luy parla si fierement des cette
premiere visite, qu'il ne pût douter qu'il ne l'eust effectivement perduë : et qu'il
ne luy fust encore plus difficille de regagner le coeur d'Anaxandride, s'il en eust
eu envie, que celuy de Timoxene. De sorte que comme son amour s'estoit allentie
par la facilité qu'il avoit eue à estre heureux ; elle commença dés ce jour là à se
réveiller, par la difficulté qu'il trouva à le pouvoir jamais estre. Enfin Madame,
sans que j'en puisse comprendre la raison, il est certain que la rudesse d'Anaxandride, commença de remettre dans le coeur de Phylidas, ce que sa trop
grande douceur en avoit osté. Il ne passa pourtant pas d'une extremité à l'autre en
un instant : mais il est vray qu'en fort peu de jours, il cessa d'aimer Timoxene, et
recommença d'aimer Anaxandride, avec plus d'ardeur
qu'il ne l'avoit jamais aimée : et il est mesme vray, que cette passion eut pour
luy, toutes les graces de la nouveauté. Ce fut alors que se souvenant de l'estat où
il avoit esté avec Anaxandride, il en fut encore plus infortuné : et il
se trouvoit si coupable d'avoir pû ne sentir pas son bonheur, qu'il en estoit
beaucoup plus malheureux. D'autre part Anaxandride, quoy qu'elle n'aimast
plus Phylidas, ne laissoit pas par un sentiment de gloire, d'estre fort aise
de le revoir dans ses chaisnes : si bien que comme elle avoit esprouvé que la
rigueur estoit fort propre à accroistre sa passion, elle en eut autant qu'il en eust
falu, pour faire cesser l'amour dans tout autre coeur que le sien : cependant plus
Anaxandride le mal traitoit, plus il estoit amoureux d'elle, et plus il
avoit de repentir de son inconstance. Mais (luy disois-je un jour, voyant le chagrin
où il estoit) comment peut il estre vray, que vous ayez cessé d'aimer Anaxandride
sans sujet, et que vous ayez recommencé sans raison ? car enfin quand vous la
quittastes, elle estoit aussi aimable qu'elle avoit jamais esté : et quand vous la
reprenez, elle ne l'est pas plus qu'elle estoit quand vous la quittastes : ainsi je
pense avoir droit de vous demander pourquoy vous cessastes de l'aimer, ou pourquoy
vous avez recommencé ? Je cesse de l'aimer, repit-il, parce que je m'estois
tellement accoustumé à estre heureux, que je ne le croyois plus estre : et j'ay
recommencé de l'adorer, parce que je suis las
d'estre miserable : et que je connois bien que je ne puis estre heureux sans elle.
Mais, luy disois-je, elle est ce qu'elle estoit quand vous en aimiez une autre, et
ce qu'elle estoit, quand vous l'abandonnastes : ha Mnesiphile, me dit-il, qu'il s'en
faut bien qu'Anaxandride ne soit ce qu'elle estoit, lors que je l'abandonnay ! car
elle estoit douce, et elle est fiere ; elle m'aimoit, et elle me haït. J'advouë, luy
dis-je alors en riant, que cette difference ne me semble guere propre à faire
naistre l'amour : et qu'il eust esté bien plus raisonnable, de continuer de l'aimer
lors qu'elle estoit douce, et lors qu'elle vous aimoit, que de recommencer d'avoir
de l'amour pour elle, lors qu'elle vous mal traite, et qu'elle ne vous aime plus.
J'en tombe d'accord, dit il, mais puis que je ne suis pas Maistre de mon coeur, que
voulez vous que j'y face ? joint que comme Anaxandride ne me peut jamais
maltraiter, que je ne regarde plustost sa rigueur, comme un effet de sa vangeance et
de sa colere, que comme une marque de son mespris pour moy ; je trouve encore
quelque douceur à penser qu'elle ne me haït, que parce qu'elle m'a aimé : et à
esperer que comme elle a pû passer de l'amour à la haine, elle pourra encore passer
de la haine a l'amour. Si vous estiez devenu amoureux d'une autre, luy repliquay-je,
et que mesme apres avoir aimé Anaxandride et Timoxene, vous en eussiez encore aimé
cent, je ne serois pas si surpris, que de vous revoir Amant d'Anaxandride : car enfin, luy dis-je, je comprens bien
qu'on peut avoir broüillerie avec sa Maistresse, et renoüer avec elle ; je comprens
bien mesme que la croyant infidelle, on la peut haïr ; et que venant en suitte à
connoistre qu'elle est innocente, on peut recommencer de l'aimer : mais j'advoüe que
je ne puis concevoir, qu'ayant quitté Anaxandride sans avoir aucun sujet
de le faire, il soit possible que vous en soyez redevenu amoureux. Je le suis
pourtant d'une telle sorte, repliqua-t'il, qu'on ne peut pas l'estre davantage : et
je le suis d'autant plus, que je puis assurer que j'ay presentement autant de haine
contre moy, que j'ay d'amour pour elle. En effet, toutes les fois que je songe au
bien que j'ay perdu ; et que je pense en suitte à l'incertitude où je suis, si je le
pourray posseder une seconde fois, je souffre plus que nul autre Amant n'a jamais
souffert : car enfin les autres Amans qui desirent destre favorisez, desirent des
faveurs dont ils n'ont pas jouï, et dont ils ne sçavent pas toute la douceur : mais
pour moy, je suis bien plus miserable, puis que je souhaite un bien dont je connois
la grandeur, et un bien que j'ay possedé. Mais, luy dis-je, vous vous trouviez si
peu heureux en le possedant, que je ne sçay pourquoy vous desirez si ardemment de le
posseder encore : je le desire, repliqua-t'il, parce que je connois bien mieux le
prix de ce que j'ay perdu, que je ne le connoissois en le possedant. Enfin Madame,
ce n'est pas encore assez pour vous prouver qu'on
peut aimer deux fois une mesme Personne, de vous dire que Phylidas aima deux fois
Anaxandride, si je ne vous dis encore, qu'Anaxandride ayma aussi
deux fois Phylidas. Cependant il est certain que cét Amant s'opianiastra de telle
sorte, à reconquerir le coeur qu'il avoit perdu, qu'enfin Anaxandride ayant cessé
de le haïr, recommença de l'aimer : et ils s'aiment encore de l'heure que je parle,
avec tant de tendresse, qu'ils se doivent espouser dans peu de jours. Apres cela
Madame, il ne faut pas dire qu'on ne peut aimer deux fois une mesme Personne, puis
qu'en une seule Histoire, je vous en fournis deux Exemples : et certes à dire vray,
je trouve qu'il y a plus d'apparence qu'on soit capable de recommencer d'aimer, ce
qu'on a une fois trouvé aimable, que d'aimer une nouvelle Maistresse. Quelque
plaisir qu'il y ait à vous entendre parler, me dit alors flateusement la Princesse
de Corinthe, il faut pourtant que je vous interrompe : car il me semble qu'il seroit
plus à propos, avant que vous disiez vos raisons, que Chersias racontast
l'Histoire qui donne un Exemple opposé à celuy que vous venez de rapporter : afin
que raisonnant apres esgalement sur tous les deux, la chose en fust mieux
esclaircie, et la dispute plus agreable. Comme ce que la Princesse de Corinthe
disoit estoit fort raisonnable, Eumetis et toute la Compagnie l'ayant aprouvé, il falut
que je m'imposasse silence, et que Chersias
racontast l'Avanture qu'il avoit promise : de sorte
qu'apres que toute la Compagnie eut renouvellé son attention ; et qu'Eumetis luy eut
dit agreablement, qu'elle seroit bien aise qu'un Grec Asiatique exagerast un peu
plus les choses que moy, qui avois, disoit-elle, fait plustost ce recit en
Lacedemonien, qu'en Athenien ; Chersias commença son discours, comme il s'en va le
commencer. Et en effet, Mnesiphile s'estant teû, Chersias prit la parole en
ces termes.
L'histoire se déroule à Priene, ville que son roi Bias a rendue célèbre pour sa
galanterie. Iphicrate tombe amoureux de la belle Aglatonice. Or, celle-ci, qui
accepte mille adorateurs, refuse Iphicrate qui est pourtant le plus remarquable
d’entre tous et privilégie Chrysipe, qui est le plus mal fait. Iphicrate, désespéré
du dédain de la femme qu’il aime, s’exile à Samos, afin de l’oublier. En vain :
malgré la qualité de la cour de Policrate, il ne parvient pas à perdre le souvenir
d’Aglatonice et retourne à Priene. Mais la situation n’a pas changé, bien au
contraire : Aglatonice est de plus en plus mal disposée à l’égard de ce soupirant
qu’elle n’aime pas. Chersias, qui souffre de voir son ami malheureux, fait en sorte
de précipiter le mariage d’Aglatonice et de Chrysante. De fait, une fois l’union
célébrée, Iphicrate change de sentiments : il passe de l’amour à la haine, puis à
l’indifférence. Il se trouve, du reste, bien vengé : les deux nouveaux époux en
viennent à se haïr. Mais un jour, Chrysipe est tué dans une querelle. Aglatonice
vient par hasard habiter en voisine d’Iphicrate, pour lequel elle a changé de
sentiments. Mais l’amour ne peut plus être réciproque : l’ancien soupirant est
désormais indifférent à sa beauté.
Cherias souligne en premier lieu les attraits de la cour de Priene, où se déroule
l'histoire d'Aglatonice et d'Iphicrate. Le roi Bias, secondé par son neveu
Iphicrate et une illustre nièce, la princesse de Xanthe, rend en effet la cour
particulièrement polie et galante. Chersias fait ensuite un bref portrait
d'Iphicatre : bien fait et spirituel, le jeune homme se distingue par sa
sincérité.
HISTOIRE D'AGLATONICE,ET D'IPHICRATE.
Avant que de vous rien dire Madame, de l'Avanture que j'ay à vous raconter, je
pense qu'il n'est pas hors de propos que je vous die quelle est la maniere de vivre
de nostre Cour : de peur que ne vous imaginant pas la Ville de Priene telle qu'elle
est, vous ne creussiez que j'imposerois quelque chose à la verité, en introduisant
de Personnes galantes dans mon recit. C'est pourquoy Madame, il faut que vous
sçachiez, que le sage Bias qui gouverne nostre Estat l'a rendu si celebre, tout petit qu'il
est, qu'il n'y a aucun des Estats voisins, à qu'il ne soit considerable : et j'ose
dire hardiment, que de tant de fameuses Colonnies Greques, qui ont passé en Asie, et qui s'y sont renduës puissantes ;
il n'y en a point qui ait conservé avec tant de pureté, la politesse de son origine
que la nostre. De plus, comme le sage Bias n'a point d'Enfans, il tousjours
regardé un Neveu qu'il a, comme estant son Successeur : de sorte que comme cét
illustre Neveu, qui s'apelle Iphicrate, est un admirablement honneste homme, il a
encore contribué à faire que toute nostre Cour fust pleine d'honneste Gens : car si
l'Oncle y a attiré beaucoup d'hommes sçavans, le Neveu y a fait beaucoup de Braves,
par l'exemple de sa valeur : et beaucoup de Gens genereux, par celuy de sa
generosité. Pour nos Dames, je puis assurer sans mensonge, que peu de Villes
Asiatiques, en ont de plus belles, ny de plus aimables : mais ce qui rend encore
cette Cour plus galante, est que Bias a une Niece, qui est aussi accomplie qu'Iphicrate est
accomply : elle n'est pourtant pas sa Soeur : car elle est Fille d'une Soeur de
Bias, et
il est Fils d'un Frere. Cependant comme le Mary de cette Personne estoit du Sang des
Princes qui regnoient à Xanthe, devant que cette Ville eust changé la forme de son
Gouvernement ; on luy donne la qualité de Princesse, quoy que Xante soit destruite :
et c'est chez elle que tout ce qu'il y a de Gens de qualité, et de Gens d'esprit
s'assemblent, et que toutes les Dames vont aussi. Au reste Madame, je puis vous
assurer que la Cour de Policrate, n'est pas plus galante que la nostre : et qu'on ne se divertit pas mieux à Milet, ny à
Lesbos, qu'à Priene. Apres cela Madame, il faut que je vous die qu'Iphicrate
n'est pas seulement un fort honneste homme, parce qu'il a du coeur, et de l'esprit :
mais encore parce que c'est le plus sincere de tous les hommes. De plus, sa Personne
plaist extrémement : car il est de belle taille, et de bonne mine : et ses plus
grands ennemis ne peuvent effectivement luy reprocher aucun deffaut. Il est vray que
sa sincerité est cause qu'il dit quelquesfois les choses d'une maniere un peu seiche
: mais apres tout, il a tousjours esté estimé de tout le monde, et aime de tous ceux
qui l'ont connu, à la reserve de la Personne de toute la Terre, de qui il eust mieux
aimé l'estre.
Un jour, Iphicrate aperçoit une jeune fille d'une grande beauté à un bal donné
par la princesse de Xanthe. Bien qu'elle soit brune, sa beauté dépasse celle de
toutes les autres dames. Iphicrate s'enquiert auprès de Chersias de l'identité de
l'inconnue : son ami lui révèle qu'il s'agit d'Aglatonice, une jeune femme très
accomplie, qui ne refuse toutefois aucun adorateur, quel que soit son mérite.
Apres cela Madame, il faut que je vous die quelle est cette belle et juste Personne
dont j'entens parler : vous sçaurez donc Madame, que pour le malheur d'Iphicrate,
apres avoir esté plusieurs années absent, il revint justement à Priene un soir qu'il
y avoit Bal chez la Princesse de Xanthe : de sorte que comme il estoit en un âge où
on ne perd guere une semblable occasion, il se mit diligemment en estat d'aller à
cette Assemblée, qui estoit sans doute digne de sa curiosité : estant certain que je
ne vy jamais toutes nos Dames plus belles, qu'elles l'estoient ce soir là puis qu'il
n'y en avoit pas une, ny trop rouge, ny mal habillée. En effet, celles d'entre elles
qui se connoissoient le mieux en semblables choses, advoüerent qu'elles n'avoient
jamais esté à nulle Assemblée plus agreable que
celle dont je parle : car elle n'avoit pas la presse, et l'incommodité des grandes
Festes ; et elle n'estoit pas aussi de ces petites Assemblées, où il faut que celles
qui en sont dancent tousjours, ou que personne ne dance, tant il y a peu de monde :
et où l'on dance beaucoup, sans en pouvoir tirer vanité, parce que les hommes n'ont
point à choisir. De plus, la Sale estoit bien esclairée : et les Maistres de
l'harmonie estoient mesme en si bonne humeur ce jour là, qu'il n'eust pas esté aisé
de ne dancer point en cadence. Iphicrate estant donc entré au lieu où l'on dançoit,
avec toute la joye d'un homme qui estoit bien aise de trouver un divertissement, dés
le premier soir de son arrivée ; il fut à un bout de la Sale, où il vit trois ou
quatre de ses anciens Amis, qui parloient à des Dames qui ne dançoient pas alors. De
sorte qu'ayant autant de satisfaction de le revoir, qu'il en avoit de les trouver,
ils se firent mille civilitez de part et d'autre : la Princesse de Xanthe en son
particulier, luy tesmoigna avoir beaucoup de joye de son retour : et il y eut mesme
des hommes et des Dames qui dançoient, qui ne laisserent pas de luy faire voir ou
dans leurs yeux, ou par quelque signe de Teste, qu'ils avoient impatience que leur
dance fust finie, pour luy dire qu'ils estoient bien aises qu'il estoit revenu. Mais
enfin, apres ces premieres civilitez, Iphicrate eut la liberté de regarder
les Belles du Bal : et de voir qu'il y en avoit une fort aimable, qu'il ne croyoit pas avoir jamais veuë à aucune Assemblée
avant que de partir de Priene : et à dire vray il ne se trompoit pas, car elle
estoit encore si jeune quand il estoit party, qu'elle n'alloit pas au Bal en ce
temps-là : joint que le hazard avoit mesme fait qu'il ne l'avoit jamais veuë Enfant,
De sorte qu'estant surpris de la voir, il me demanda qui elle estoit ? comme estant
un de ceux qui estoient le plus prés de luy, et qu'il honoroit le plus de son
amitié. Et certes ce n'estoit pas sans raison, si cette Dame se nomme Aglatonice,
luy donnoit de la curio-qui sité : puis qu'il est vray que c'est une des plus
charmantes Personne du monde. En effet, elle a la taille si noble et si bien faite,
et l'air si galant, et si aisé, que toute Brune qu'elle est, elle efface le plus
grand esclat de toutes les beautez blondes de Priene. Il s'en trouve sans doute qui
ont tous les traits du visage aussi beau qu'elle, et mesme plus beaux : mais il ne
s'en trouve pourtant point qu'on puisse veritablement dire plus belle : puis qu'il
ne s'en trouve pas qui plaise davantage. Aglatonice estant donc telle que je
le dis, Iphicrate me demanda, comme je l'ay desja dit, qui elle estoit, et si je
la voyois chez elle ? je m'imagine (luy dis-je, apres luy avoir dit son nom) que
vous ne me demandez cette derniere chose, que parce que vous avez dessein de la
connoistre : mais Iphicrate, adjoustay-je, Aglatonice est une
dangereuse Personne à voir. En la voyant aussi belle qu'elle est, repliqua-t'il, il est aisé de comprendre qu'on ne la peut voir sans
danger : quoy que ce que vous dittes soit vray, repris-je, de la maniere dont vous
l'entendez, ce n'est toutesfois pas encore comme je l'entens : et comment l'entendez
vous donc ? repliqua-t'il ; ce que je veux dire, luy dis-je, est que cette Personne
qui semble n'estre née que pour se faire aimer, tant elle est aimable, est la moins
aimante creature de l'Univers, à ce que disent ceux qui la pensent le mieux
connoistre. Mais pour moy, je suis persuadé qu'on ne la connoist pas trop bien : et
qu'il y a encore beaucoup d'endroits dans son coeur, où qui que ce soit n'a jamais
penetré. De grace, me dit-il, faites moy le Portrait de cette Personne : si je le
fais sans la flatter, luy dis-je alors en soûriant, vous n'en deviendrez pas
amoureux, quoy que je luy donne mille loüanges. Faites le donc promptement
(respondit-il, en soûriant aussi bien que moy) car je suis le plus trompé de tous
les hommes, s'il n'y a desja quelque legere disposition dans mon coeur à l'aimer. Je
vous diray donc, luy dis-je, qu'encore qu'Aglatonice ait infiniment de
l'esprit, et de l'esprit du monde, elle vit presques pourtant avec tous ceux qui
l'aprochent, comme si elle ne faisoit aucune distinction de ceux qui sont
mediocrement honnestes Gens, à ceux qui le sont autant qu'on le peut estre : et de
ceux qui le sont mediocrement, à ceux qui ne le sont point du tout : de sorte que je
puis vous assurer qu'Aglatonice, toute vertueuse qu'elle est, n'a encore
jamais refusé un Adorateur. Cependant on ne dit
point par le monde qu'elle soit Coquette : et elle a si bien fait qu'elle a trouvé
l'art de pouvoir avoir mille Amans, et de n'en refuser aucun ; sans qu'on die
pourtant autre chose d'elle, sinon qu'elle aime les plaisirs et la galanterie en
general, sans qu'on l'accuse jusques à cette heure, d'aimer aucun Galant en
particulier. Aussi y a-t'il tousjours une presse si grande chez elle, que je ne vous
la puis representer : car comme Aglatonice souffre qu'on la regarde, et qu'on soûpire
; et qu'elle n'a jamais deffendu à qui que ce soit de l'aimer, on voit aupres d'elle
un nombre infiny de Rivaux : qui parce qu'ils ne sont pas plus favorisez les uns que
les autres, vivent en repos sans se quereller, et presques sans se haïr : d'autant
que comme les yeux d'Aglatonice, ne mettent point de difference entre eux,
ils ne se portent point d'envie. Comme il faudroit donc, reprit Iphicrate en
riant, que je fusse bien malheureux si j'estois rebuté par Aglatonice, vous me donnez
beaucoup de joye : car encore est-ce quelque satisfaction, que d'estre assuré de
n'estre pas mal traité d'abord. Il est vray, repliquay-je, mais c'est aussi une
cruelle chose, de ne pouvoir presques esperer d'estre mieux avec elle, apres dix ans
de service, qu'on y est dés le premier jour : et de n'y estre pas mieux que cent
autres, qui n'ont ny merite, ny agrément. Mais est-il possible, me dit-il, qu'une
Personne comme celle-là, puisse souffrir d'estre aimée de quelqu'un qui soit absolument sans merite ? Je vous proteste,
luy dis-je, que j'en connois qui l'aiment qui n'en ont point du tout : et je vous
proteste de plus, que depuis Philosophe, jusques à Insensé ; et depuis Brave,
jusques à Poltron ; elle a des Amans de toutes les manieres. Quand ce ne seroit donc
que par curiosité, reprit Iphicrate, je vous prie menez moy dés demain chez
Aglatonice : si ce n'est grand hazard, luy dis-je, cette curiosité vous
coustra cher : car encore que je vous aye dit des choses fort capables de vous
empescher de vous engager à l'aimer, je suis fortement persuadé, quoy que je vous
aye dit le contraire, que si vous n'aimez point ailleurs, vous l'aimerez : estant
bien certain, veû comme je vous connois, qu'elle vous plaira plus que nulle autre
Femme ne vous sçauroit plaire. De sorte que comme vous estes d'un temperamment
opposé au sien, vous serez, si je ne me trompe, le plus malheureux de tous les
hommes, si vous devenez son Amant. Vous me la representez si peu rigoureuse,
repliqua-t'il en souriant, que je ne voy pas qu'il y ait tant de malheurs à
aprehender : quoy, luy dis-je, vous croyez que ce ne soit pas la plus cruelle chose
du monde, d'aimer une Personne qui vous confond avec mille autres ! et de qui il n'y
a jamais rien à attendre, que ce qu'elle fait pour vous dés le premier jour, et que
ce qu'elle fait pour quiconque veut porter ses chaisnes. Car enfin on peut dire sans
mensonge, qu'elle les escoute tous : et qu'elle ne respond à pas un, ny assez favorablement pour le rendre heureux, ny assez
rudement pour le desesperer : quoy qu'il en soit il la faut voir, me dit-il, et vous
me ferez plaisir de m'y mener dés demain. Voila donc Seigneur, quelle fut la
premiere conversation que j'eus avec Iphicrate touchant Aglatonice,
à qui il n'eust pû parler ce soir là, quand il l'eust voulu : car à peine avoit elle
cessé de dancer, qu'ils estoient dix ou douze à ses pieds : et à peine ces dix ou
douze estoient ils à l'entour d'elle, que quelque autre la revenoit prendre.
Le lendemain, Iphicrate rend visite à Aglatonice et s'éprend éperdument d'elle.
Or, la jeune femme qui accepte les soupirs de tous ses amants, témoigne un certain
mépris à l'égard d'Iphicrate. Ce dernier interprète dans un premier temps le refus
d'Aglatonice comme une marque d'élection. Il prend cependant bientôt conscience
que malgré ses soupirs et ses plaintes, la jeune femme refuse son amour. Sa seule
consolation est qu'Aglatonice ne privilégie aucun de ses autres amants.
Mais enfin Madame, pour ne m'amuser pas à des choses inutiles, je menay le jour
suivant Iphicrate chez Aglatonice : qui le reçeut avec cette civilité galante
et universelle, qu'elle a pour tous ceux qui la visitent : de sorte que comme elle a
la meilleure grace du monde à tout ce qu'elle fait : et qu'elle ne peut jamais rien
dire qui ne plaise ; il fut charmé de l'avoir veuë : et il sortit de chez elle plus
amoureux que tous ceux qu'il y laissa. Il ne me le dit pourtant pas alors, mais je
m'en aperçeus malgré luy : si bien que comme je craignois qu'il ne sengageast, je
luy dis encore mille choses pour l'en empescher, quoy que je ne pusse pourtant luy
dire d'autre mal d'Aglatonice, que celuy que je luy en avois desja dit ;
car il est vray qu'à cela prés, elle est une des plus accomplie Personne du monde.
C'estoit pourtant en vain Madame, que je pretendois empescher qu'il n'aimast Aglatonice :
car j'ay bien connu depuis, que cette amour estoit une amour de constellation, où la raison ne se pouvoit opposer En effet, si la
chose n'eust pas esté ainsi, Iphicrate n'eust du moins pas aimé Aglatonice
si long temps : et il auroit cessé dés l'horrible injustice qu'elle luy fit : mais
pour faire que vous la sçachiez, il faut vous dire ce qui la preceda. Vous sçaurez
donc, qu'Iphicrate apres cette premiere visite, retourna tout seul chez Aglatonice :
et y retourna si souvent, qu'enfin on ne le trouvoit plus ailleurs. Cependant il
n'est pas aisé de concevoir ce qui l'y attacha : car il est certain que cette
Personne qui n'avoit jamais en toute sa vie refusé une adoration, ny un Adorateur,
ne reçeut pas trop bien la declaration d'amour que luy fit Iphicrate : au contraire il
vit je ne sçay quoy de mesprisant dans ses yeux : et je ne sçay qu'elle negligence
indifferente à la responce qu'elle luy fit, qui l'auroit guery de sa passion, s'il
eust esté en estat de l'estre. Mais comme il avoit desja le coeur trop engagé, pour
se pouvoir desgager par une premiere difficulté, au lieu de s'attiedir, son amour en
devint plus ardente : et si jusques alors il avoit aimé par inclination seulement,
il aima par opiniastreté et se resolut de vaincre tout ce qui pourroit s'oposer à
son bonheur. Il trouva mesme d'abord quelque avantage à estre plus mal traité que
mille autres, qui ne le valoient pas : et il pensa qu'il n'estoit plus mal reçeu,
que parce qu'on le trouvoit peut estre plus redoutable : enfin il se flatta, comme
un homme qui vouloit continuer d'aimer, et qui ne
s'en pouvoit empescher. Il y avoit pourtant des heures, où cette indulgence galante,
qui faisoit qu'Aglatonice laissoit soûpirer pour elle, tous ceux qui en avoient envie,
luy estoit insuportable : et où la rudesse qu'elle avoit pour luy, le mettoit au
desespoir. En effet un jour que le hazard fit qu'il se trouva seul avec elle, parce
qu'il s'obstina à y demeurer le dernier, il Ce mit à luy en faire des reproches : et
à se pleindre de la rigueur qu'elle luy tenoit. Car enfin Madame (luy dit-il, apres
plusieurs autres choses) je ne sçay pas comment vous pouvez avoir l'inhumanité de me
deffendre de vous aimer, apres l'avoir permis à mille Rivaux, que vostre beauté m'a
faits. Si parmy ce grand nombre, poursuivit-il, vous en aviez choisi un, qui fust
effectivement digne de vostre choix, et que vous bannissiez tous les autres, je
serois sans doute tres affligé, de n'avoir pas esté choisi : mais apres tout je me
retirerois dans la multitude des malheureux : et si je me pleignois, ce seroit en
secret, et ce seroit plus de mon peu de merite, que de vous. Mais Madame, la chose
n'est pas ainsi : vous n'en choisissez point, et vous en endurez mille ; et entre
ces mille, vous me choisissiez pour me mal-traiter. Cependant, je ne voy pas qu'ils
soûpirent plus doucement, ny plus respectueusement que moy : de sorte Madame, que
vous ne pouvez, sans estre injuste, souffrir qu'ils vous aiment, si vous me le
deffendez : c'est pourquoy, choisissez s'il vous plaist de deux choses l'une : ou de leur deffendre de vous aimer, comme vous me le
deffendez : ou de me le permettre, comme vous le leur permettez. La proposition
d'Iphicrate, ne fut pas pourtant acceptée, quelque equitable qu'elle fust
: car Aglatonice continua malgré toutes ses pleintes, de souffrir d'estre
aimée, de tous ceux qui J'aimoient, et de luy deffendre opiniastrément de l'aimer :
de sorte que ne pouvant plus alors r'enfermer toute sa douleur dans son ame, il me
choisit pour estre le Confident de sa passion. D'abord je voulus ne la pleindre pas
: et je luy reprochay d'avoir negligé mes conseils : mais à la fin, il me fit tant
de pitié, que je pris beaucoup de part à sa douleur. En venté, me disoit-il un jour,
il faut que je sois bien malheureux, ou bien haïssable, de ne pouvoir estre souffert
par Aglatonice : qui souffre des Gens pour ses Amans, que jamais personne
n'a voulu pour ses Amis. En effet (adjoustoit-t'il, en les repassant tous les uns
apres les autres) n'est-ce pas une chose estonnante, de voir que je sois plus mal
traité, que le plus mal fait de mes Rivaux ? Cependant je ne puis trouver de remede
au mal qui me tourmente : car si je n'avois qu'un Rival ou deux, on pourroit trouver
les voyes de s'en delivrer : mais à moins que de vouloir faire cinquante Combats, ou
de donner une Bataille en assemblant autant d'Amis, qu'Aglatonice à d'Amans, je
ne voy pas qu'il soit possible de me deffaire de mes Rivaux : joint que quand je
m'en serois deffait, je pense que je n'en serois
pas mieux avec elle : puis qu'il est à croire qu'elle s'ennuyeroit estrangement, de
n'avoir plus cette foule d'Adorateurs qui l'environnent : et qu'elle se trouveroit
encore plus importunée de me voir seul aupres d'elle, que lors que j'y suis en la
compagnie de tant de Gens que je n'aime pas. Mais, luy disoisie, puis que vous ne
pouvez combatre vos Rivaux, combatez vous vous mesme, et taschez de vous vaincre :
ha Chersias, me dit-il, je n'ay pas attendu vostre conseil à le faire !
mais à vous dire la verité, je l'ay fait inutilement : et Aglatonice est si
puissante dans mon coeur, malgré son indulgence pour les autres, et sa cruauté pour
moy, que je ne puis jamais esperer de pouvoir cesser de l'aimer. Apres cela Iphicrate
passant tout d'un coup, d'un sentiment à un autre ; encore, adjousta-t'il, est-ce
tousjours quelque consolation, de voir qu'Aglatonice ne fait point de choix
parmy ceux qu'elle endure : car il est vray que bien qu'elle ne face presque rien
que regarder et escouter ceux qui l'aiment, si elle faisoit seulement pour un seul,
ce qu'elle fait pour tous, je serois mille fois plus miserable que je ne le suis :
parce que je pourrois croire qu'elle aimeroit effectivement celuy avec qui elle
vivroit d'une façon si particuliere, et si obligeante : mais comme elle en escoute
cent à la fois, il est si aisé de connoistre qu'elle aime la galanterie, sans aimer
les Galans, que j'en suis à demy consolé. Si elle aime la galanterie en general,
repliquay-je, par quelle raison ne souffre-t'elle
pas la vostre comme celle des autres ; ha cruel Amy, s'escria-t'il pourquoy
destruisez vous une legere consolation que je me donnois en me trompant ; c'est, luy
dis-je, parce que je ne veux point flatter un mal que je veux guerir. Non non, me
dit-il, ne vous obstinez pas à chercher les voyes de me faire cesser d'aimer Aglatonice,
car je vous declare que je ne la sçaurois haïr : et que mesme je ne la voudrois pas
haïr Faites vous en donc aimer, luy dis-je, car je vous advouë que d'aimer sans
estre aimé, ou sans esperer de l'estre est une chose que je ne serois jamais, et que
je ne sçaurois vous conseiller de faire.
Un jour, un nouvel amant rejoint la cohorte des adorateurs d'Aglatonice. Il
s'agit de Chrysipe, dont l'esprit est particulièrement médiocre et superficiel. A
la grande stupéfaction d'Iphicrate, Aglatonice traite ce nouvel amant avec plus
d'égards qu'elle n'en a jamais témoigné à personne. Iphicrate cherche par tous les
moyens à se plaindre à Aglatonice, mais il ne parvient pas à lui parler seul à
seule, car Chrysipe est constamment présent.
Voila donc Madame, en quels termes Iphicrate avoit l'eprit, lors qu'il
luy arriva une augmentation de malheur, qui comme je croy vous l'avoir dit, pensa le
faire desperer. Il faut donc que vous sçachiez, que comme il n'y avoit presques
point de jour, qu'Aglatonice ne fist quelque nouvelle Conqueste, il y
eut un homme de qualité qui ne J'avoit point encore aimée, qui s'advisa, à mon
advis, parce que c'estoit alors la mode d'aimer Aglatonice, de luy dire qu'il
l'aimoit, et d'accroistre le nombre de ceux qui luy offroient de l'Encens, Mais
Madame, il faut que vous scachiez en mesme temps, que ce nouvel Amant d'Aglatonice,
qui s'apelle Chrysipe, estoit le moins honneste homme de tous ses Amans, quoy qu'elle
en eust qui ne le fussent guere. En effet, Chrysipe à une
sorte d'esprit, qui n'a ny estenduë, ny profondeur, ny vivacité, ny agrément : et
qu'on peut veritablement appeller un esprit de Bagatelle, et de qui l'enjoüement
mesme a quelque chose de si bas, et de si peu galant, qu'on ne peut l'endurer, à
moins que d'avoir le goust fort mauvais : et de ne se connoistre point du tout en
honnestes Gens. Cependant Chrysipe estant tel que je vous le represente, et
Iphicrate estant aussi tel que je vous l'ay dépeint, il y eut autant de
difference à leur destin, qu'il y en avoit à leur merite. Il est vray que ce ne fut
pas d'une maniere equitable : car enfin Aglatonice, toute pleine d'esprit
qu'elle est, fit une injustice effroyable, non seulement en continuant
opiniastrément de refuser l'affection d'Iphicrate, mais encore en recevant
plus favorablement celle de Chrysipe, qu'elle n'avoit jamais reçeu celle de pas un
autre. Ainsi par une bizarrerie qui n'eut jamais d'esgalle, le plus honneste homme
de tous ses Amans, fut le seul mesprisé : et le moins honneste homme de tous, fut
effectivement preferé à tous les autres. D'abord on ne s'aperçeut pas de l'injustice
d'Aglatonice : car il y avoit si peu d'aparence que Chrysipe peust jamais estre
preferé, qu'on ne la soubçonna pas d'une si grande foiblesse : mais comme un Amant
mal traité, observe bien sa Maistresse de plus prés qu'un autre, Iphicrate vit
bien tost que Chrysipe non seulement estoit souffert comme les autres, mais qu'il
estoit mesme regardé plus favorablement : car comme
Aglatonice se trouva avoir une aussi puissante inclination pour luy,
qu'elle avoit une forte aversion pour Iphicrate, elle donna plus de marques
d'affection à celuy qu'elle aimoit effectivement, qu'à ceux qu'elle ne faisoit que
souffrir : de sorte que le malheureux Iphicrate en eut une douleur qu'on ne
sçauroit exprimer. Ce fut alors qu'il fit tout ce qu'il pût, pour n'aimer plus
Aglatonice : mais comme il y avoit quelque chose d'aussi puissant dans
son coeur pour le forcer à l'aimer, qu'il y avoit quelque chose de puissant dans
celuy d'Aglatonice, pour la porter à le haïr, il ne pût se vaincre : et il fut
contraint de l'aimer malgré luy. Cependant comme il voyoit de jour en jour ce nouvel
esclave, se mettre en estat de regner bien tost souverainement dans le coeur
d'Aglatonice, et qu'il s'en espandoit desja quelque bruit, il se resolut
de luy en parler : et de luy dire enfin une fois en sa vie, tout ce qu'il pensoit :
de sorte qu'il se détermina à chercher opiniastrément l'occasion de l'entretenir en
particulier. Il fut pourtant assez long temps sans la pouvoir trouver : car Chrysipe qui
faisoit naturellement l'empressé des plus petites choses, l'estoit estrangement
aupres d'Aglatonice.
Iphicrate est au désespoir. Par bonheur, son ami Chersias parvient à éloigner
Chrysipe d’Aglatonice pendant une journée. L’amant malheureux en profite pour
engager la conversation avec la jeune fille : il lui promet de ne plus prétendre à
rien, à condition qu’elle cesse de préférer Chrysipe, qui de surcroît ne le mérite
pas. Aglatonice se montre irritée par le fait que l’amant pour lequel elle a le
plus d’aversion tente de lui imposer une certaine conduite.
Mais enfin Iphicrate m'ayant communiqué son dessein, je luy promis de le delivrer
le lendemain de la persecution de Chrysipe : et en effet je l'engageay le jour suivant
assez adroitement à une Partie de Chasse, qui l'occupa presques jusques au soir : si
bien qu'Iphicrate qui estoit allé de tres bonne
heure chez Aglatonice, eut toute la commodité de l'entretenir qu'il eust pû
souhaiter. Lors qu'il entra dans sa Chambre, elle lisoit, de sorte que n'osant pas
continuer de lire, elle jetta negligemment le Livre qu'elle tenoit sur sa Table,
sans le fermer, comme si elle eust eu dessein de recommencer bien tost sa lecture :
et elle l'y jetta mesme d'une maniere qui fit si bien connoistre à Iphicrate,
qu'il ne l'interrompoit pas agreablement, que cela le confirma encore dans la
resolution qu'il avoit prise de se pleindre d'elle. Neantmoins comme il ne voulut
pas d'abord commencer la conversation par des pleintes, il la salüa tres
respectueusement, et prenant la parole, en s'asseyant quel que soit le Livre que
vous quitez, luy dit-il, Madame ; je pense que je puis assurer, que ma conversation
ne vous divertira pas tant que sa lecture vous divertissoit : et que j'ay sujet de
craindre que vous ne haïssiez encore plus qu'à l'ordinaire, celuy qui vous
interrompt. Il est à croire en effet, dit-elle, que je ne m'ennuyois pas en lisant :
car il n'est d'un mauvais Livre, comme d'un fâcheux Amy : puis qu'on n'a qu'à cesser
de lire, pour cesser d'estre importuné, et qu'il n'est pas si aisé de se deffaire
d'une conversation incommode. Comme je suis persuadé que vous avez plus d'Amans que
d'Amis, repliqua-t'il en soûriant, je croy Madame, que vous n'avez guere esprouvé
cette sorte d'importunité. Quand je tomberois d'accord de ce que vous dittes,
reprit-elle, cela ne concluroit pas que je ne pusse
estre importunée : puis qu'il est des Amans importuns, aussi bien que des Amis
incommodes. Je sçay bien Madame, repliqua-t'il, la part que je dois prendre a ce que
vous dites : mais je sçay en mesme temps qu'à parler des choses equitablement, il y
a quelquesfois aupres de vous un Amant qui ne devroit pas vous importuner, qui ne
laisse pas de vous estre importun : et qu'il y en a un aussi qui ne vous importune
pas, qui vous devroit importuner : du moins sçay-je bien qu'il importune tous ceux
qui le connoissent, excepté vous. A peine Iphicrate eut-il dit cela, qu'Aglatonice
en rougit de colere, et de confusion : car il n'estoit pas possible, malgré toute
son aversion pour Iphicrate, et toute son inclination pour Chrysipe,
qu'elle ne connust la difference qu'il y avoit entre ces deux hommes : de sorte
qu'Iphicrate s'aperçevant qu'il luy avoit fait autant de despit, qu'il luy
en avoit voulu faire, en devint encore plus hardy, quoy qu'il se resolust pourtant
de ne sortir pas du respect qu'il luy vouloit rendre. Si bien que reprenant la
parole, sans donner loisir à Aglatonice de luy respondre ; je vous demande pardon
Madame, luy dit-il, de l'excés de ma sincerité : mais comme vous le sçavez, c'est
une vertu dont je ne me sçaurois, ny ne me voudrois deffaire : c'est pourquoy, il
faut s'il vous plaist que vous enduriez aujourd'huy que je vous die tout ce que je
pense. Comme on n'a aucun droit, reprit elle froidement, de prendre une liberté,
qu'on ne donne pas aux autres, je veux croire qu'en
vous disposant à me dire tout ce que vous pensez, vous vous preparez aussi à me
laisser dire tout ce que je penseray, si la fantasie m'en prend. Vous pouvez bien
juger Madame, reprit-il, qu'un homme à qui vous refusez toutes choses, n'a garde de
s'imager qu'il soit en droit de vous imposer des Loix : ainsi Madame, quand je vous
auray dit tout ce que je veux que vous sçachiez, vous me direz tout ce qu'il vous
plaira que je sçache : vous declarant mesme par avance, que vous ne pourrez me rien
dire de fascheux qui me surprenne. Mais enfin, adjousta-t'il, pour ne perdre pas un
temps si precieux, ce que j'ay à vous dire est, que quelque violente que soit la
passion que j'ay pour vous, j'ay si bien fait, que je J'ay renduë capable de
s'accommoder à ma mauvaise fortune, et de subsister mesme sans esperance. Ouy
Madame, poursuivit-il, je puis continuer de vous aimer, sans esperer d'estre aimé :
et je puis faire par excés d'amour, ce que nul autre Amant que moy n'a jamais fait.
Vous sçavez Madame, qu'il y a quelque temps que je vous priay de vouloir m'escouter,
comme vous en escoutiez cent autres : ou de n'escouter pas les autres ; puis que
vous ne me vouliez pas escouter. Mais aujourd'huy, estant devenu plus raisonnable,
et connoissant qu'il n'est pas juste, d'imposer des Loix si rudes à celle de qui
j'en dois recevoir ; je consens Madame, que vous escoutiez ceux que je ne voulois
pas que vous escoutassiez, si vous ne m'escoutiez
point : et je consens mesme, que vous ne m'escoutiez jamais. Et pour porter encore
ma moderation plus loin, je vous declare que de tous les services que je vous ay
rendus, de tous ceux que je vous rendray, et de tous ceux que j'ay envie de vous
rendre ; je ne vous demanderay de ma vie autre recompence, que celle que je m'en vay
vous demander : en vous conjurant, avec tout le respect imaginable, et toute la
passion possible, de vouloir seulement n'escouter plus Chrysipe : aussi bien
Madame, ne merite-t'il pas d'estre escouté. Je vous laisse tous mes autres Rivaux
(poursuivit-il, sans luy donner loisir de l'interrompre) pourveû que vous mal
traitiez celuy-là : et je vous proteste Madame, adjousta-t'il qu'il y va autant de
vostre gloire, que de mon repos : et que vous ferez autant pour vous que pour moy,
en faisant ce que je vous conjure de faire. Il faut estre bien hardy (luy dit-elle,
en rougissant de despit) pour dire ce que vous dittes : il faut estre bien
preoccupée, reprit-il, pour ne m'accorder pas ce que je vous demande. Mais à ce que
je voy, adjousta-t'elle, vous croyez donc que Chrysipe est fort bien aveque moy ; je
croy sans doute, repliqua-t'il, qu'il y est mieux qu'il n'y devroit estre. puis
qu'il n'y est pas mal : et je suis si persuadé de cette verité, qu'on ne peut pas
l'estre plus fortement. Vous devez prendre si peu d'interest, respondit-elle, à tout
ce qui me regarde, que je ne vous conseille pas de vous opiniastrer à me prescrire
des Loix : car enfin je pense avoir droit
d'escouter qui bon me semble : et d'imposer silence à qui il me plaist, sans que qui
que ce soit ait sujet de le trouver estrange : joint que n'escoutant rien que je ne
puisse entendre, je suis satisfaite de moy, et je ne me soucie nulle ment, que vous
n'en soyez pas satisfait. Mais Madame, luy dit-il alors, est-il possible que vous ne
connoissiez pas que vous estes encore plus injuste en escoutant Chrysipe,
qu'en ne m'escoutant point ? mais que vous importe, repliqua-t'elle, que j'escoute
celuy-cy, ou celuy-là, puis que j'ay fortement resolu de ne vous escouter jamais ?
joint qu'à parler veritablement, adjousta-t'elle, toute la difference qu'il y a
entre ces Gens que vous dittes que j'escoute, et vous que je n'escoute point, c'est
que je les escoute sans les aimer, et que j'ay la bonté de vouloir vous espargner la
peine de me dire cent choses inutiles. Ha Madame, s'escia-il, ce que vous dittes
seroit bon à dire à un homme qui ne vous aimeroit pas ! mais pour moy qui vous aime
avec une ardeur démesurée, et qui ne pense qu'à vous, il n'est pas possible que vous
me puissiez tromper. Et puis quand mesme il seroit vray que vous pourriez me
desguiser vos sentimens, je verrois le bonheur de Chrysipe en toutes ses actions : puis
qu'il est vray Madame, que je puis vous dire sans vous flatter, qu'il n'a pas tant
d'esprit que vous : c'est pourquoy je vous conjure pour vostre propre gloire, de ne
choisir personne, ou de ne le choisir pas : car je vous declare que je ne sçaurois
endurer que vous l'enduriez. Quoy que je n'aime
pas Chrysipe plus qu'un autre, repliqua-t'elle, je puis vous assurer que
vous luy rendez un bon office, en m'aprenant que vous le haïssez : puis que quand je
n'aurois autre intention que celle de vous faire despit, je le recevrois plus
civilement que je n'ay jamais fait : car enfin Iphicrate, je pretens estre libre :
et je pretens que vous n'avez aucune raison de vous mesler de ma conduite : et que
j'ay autant de droit de choisir mes connoissances, que de choisir les couleurs dont
je m'habille : puis qu'en effet il vous importe aussi peu que je voye Chrysipe, ou
que je ne le voye pas, qu'il vous importe que je fois habillée d'Incarnat ou de
Vert. Comme l'Incarnat vous sied encore mieux que le Vert, reprit-il en soûriant, le
choix des couleurs que vous portez, ne m'est pas aussi indifferent que vous le
pensez : car comme je m'interesse à la gloire de vostre beauté, aussi bien qu'à
celle de vostre esprit, je suis plus aise que vous portiez celle qui vous sied le
mieux, que celle qui vous est la moins avantageuse. Ainsi Madame, il n'est pas vray
de dire qu'il ne m'importe que vous voiyez Chrysipe, ou que vous ne le voiyez pas
: puis que quand je n'y aurois nul interest directement pour moy, j'y aurois
tousjours celuy que je prens à vostre gloire, que vous diminuez d'une estrange
forte, en souffrant un tel Amant. De grace Iphicrate, luy dit-elle, ne mettez
point ma patience à la derniere espreuve et soyez fortement persuadé, que quoy que vous puissiez dire, vous ne me
persuaderez pas. En effet, poursuivit-elle, si vous estes destiné à n'estre jamais
aimé, vous ne sçauriez changer vostre Destin : et si celuy de Chrysipe est de n'estre pas
haï, il ne le fera pas non plus, quoy que vous puissiez dire. Ainsi mettez vous
l'esprit en repos de ce costé là : et pour vous rendre toute la justice que je puis,
je vous advoüeray ingenûment, que je connois bien qu'il y a quelque chose pour vous
dans mon coeur, qui n'est pas tout à fait equitable : mais apres tout, puis que je
ne me rends pas justice à moy mesme, vous n'avez pas sujet de vous pleindre. Quoy
Madame, luy dit-il, vous voulez que je ne me pleigne pas, de ce que vous me preferez
Chrysipe ! ha Madame, cela n'est pas en ma puissance : et à ne vous en
mentir point, j'en ay l'esprit si irrité, que je pense qu'en l'humeur où je suis,
vous me donneriez la plus grande joye du monde, si vous m'assuriez que vous aimez
fortement quelqu'un de mes autres Rivaux, et que vous ne l'aimez point. Puis qu'il
ne sert de rien de vous parler serieusement (repliqua-t'elle en soûriant à demy) je
vous advoüeray plus que vous ne voulez : car je vous assureray qu'il n'y a pas un de
ceux que vous nommez vos Rivaux, que je n'aime mille fois plus que vous, sans en
excepter Chrysipe. Si vous l'eussiez excepté, repliqua-t'il, je me serois pleint
en secret de mon malheur : mais puis que vous ne l'exceptez pas, je m'en pleindray
si haut, que peut-estre serez vous obligée
d'avoüer, que vous avez eu tort de me desesperer.
L'arrivée de Parthenopée, la meilleure amie d'Aglatonice, interrompt la
conversation. Une fois qu’Iphicrate s’est retiré, la jeune fille est informée
d’une rumeur qui commence à se répandre, selon laquelle la jeune femme méprise le
plus honnête homme du monde, et témoigne de l’affection à celui qui en mérite le
moins. Les deux jeunes femmes décident de poursuivre la conversation dans le
jardin, au bord de la mer. Aglatonice confirme qu’elle est consciente des
différences entre Iphicrate et Chrysipe, mais qu’elle ne peut être maîtresse de
ses sentiments. Parthenopée, affligée, craint qu’Aglatonice ne soit aussi injuste
en amitié qu’en amour.
Comme Aglatonice alloit respondre, la plus chere de ses Amies entra : qui luy
fit le plus grand plaisir du monde de rompre cette conversation : aussi ne la
vit-elle pas plustost, qu'elle fut au devant d'elle, avec une civilité
extraordinaire. Mais comme Iphicrate n'estoit pas alors d'humeur à parler de
choses indifferentes, il se retira : il est vray que ce fut avec tant de marques de
dépit sur le visage, que cette Dame qui venoit d'entrer, qui s'appelle Parthenopée, s'en aperçeut, et en demanda la cause à Aglatonice des qu'il fut
sorty. Au nom des Dieux, luy respondit-elle, ne me pressez point de vous dire ce que
j'ay eu à demesler avec Iphicrate : car je n'y puis songer sans colere. Je
n'arrache jamais par force les secrets de mes Amis (repliqua Parthenopée, comme elle
me l'a dit depuis) mais pour vous tesmoigner que je suis effectivement plus la
vostre, que toutes celles qui se le disent, adjousta-t'elle. et qu'ainsi je devrois
avoir un privilege plus particulier aupres de vous, que toutes vos autres Amies ; il
faut que je vous donne un advis, au hazard de vous déplaire : et que je vous die
qu'il commence de s'espandre je ne sçay quel petit bruit, qui ne vous est pas
avantageux. C'est pourtant une chose qui ne se dit encore qu'à l'oreille, poursuivit
elle, et qu'on ne dit pas mesme tout à fait affirmativement : mais apres tout, je
voudrois qu'elle ne se dist point, Aussi ay-je soûtenu aujourd'huy hautement, à ceux qui me l'ont ditte, qu'ils se
trompoient : et que ce qu'ils disoient estoit absolument faux : cependant je vous
advoüeray, que je crains pourtant un peu, qu'ils ne se trompent pas tant que je le
leur ay dit. Comme je ne sçay pas l'Art de deviner, reprit Aglatonice en changeant de
couleur, je ne sçay ce que vous voulez dire : et je ne sçay mesme si je dois
souhaiter de le sçavoir. Neantmoins, adjousta-t'elle un moment apres, comme j'ay
l'esprit preparé à toutes ces fortes de choses qu'on invente par le monde, je veux
bien que vous me disiez ce qu'on dit de moy. Puis que vous m'en donnez la
permission, repliqua Parthenopée, je vous diray que selon mon jugement, on
dit la chose du monde que vous devez le plus desavoüer : car enfin on dit que de ce
grand nombre d'Amans que vostre beauté a faits, vous en avez choisi deux, pour estre
l'objet de deux passions bien differentes ; puis qu'on assure qu'Iphicrate,
qui est le plus honneste homme de ceux qui vous aiment, est haï de vous : et qu'il
s'en faut peu que Chrysipe qui est le moins agreable de tous, n'en soit aimé : jugez apres
cela Aglatonice, si j'ay raison de vous dire, que vous ne devez pas advoüer
que cela soit vray. Je n'advoüeray pas sans doute, repliqua-t'elle, que j'aime
Chrysippe : mais j'advouëray sans beaucoup de peine, que je n'aime pas Iphicrate.
Puis que vous estes assez injuste (reprit Parthenopée, en la regardant
fixement) pour n'aimer pas le plus honneste homme de tous ceux qui vous aiment ; je crains estrangement que vous ne le soyez encore
assez, pour aimer celuy de tous qui en est le moins digne : car enfin, qui fait
injustice au merite, peut bien faire grace à celuy qui n'en a point. Vous me parlez
si fortement, repliqua Aglatonice, que quand vous feriez Amie particuliere
d'Iphicrate, vous ne pourriez dire que ce que vous dittes. Je ne suis
point Amie particuliere d'Iphicrate, reprit Parthenopée, mais je suis la vostre
: et c'est en cette qualité, que je vous conjure de me vouloir ouvrir vostre coeur :
afin que je sçache s'il faut vous justifier, ou vous excuser : mais comme nous
pourrions estre interrompuës, adjousta-t'elle, si vous le voulez, nous irons nous
promener en quelque Jardin solitaire : de sorte qu'Aglatonice la prenant au mot, elles
furent toutes deux dans le Chariot de Parthenopée, se promener à un
Jardin qui est au bord de la Mer. Mais quoy qu'Aglatonice soit d'une humeur assez
gaye, elle y fut en resvant : et fut mesme tout le long de la grande Allée de ce
Jardin sans parler : et lors qu'elles furent arrivées au bout, elles s'assirent sur
des Sieges de Gazon. Apres quoy, Parthenopée parlant la premiere ; si nous n'estions
venuës icy que pour voir la Mer, luy dit elle, et pour entendre l'agreable murmure
qu'elle fait contre ces Rochers, vous feriez comme il faudroit estre pour cela : car
vous la regardez bien attentivement, et vous faites comme si vous l'escoutiez ; quoy
qu'à mon advis, vous n'y songiez pas. Je vous
assure, repliqua Aglatonice, que je pense que je serois mieux
d'escouter la Mer que vous : il n'en est pas de mesme de moy, reprit Parthenopée, car j'aime aujourd'huy mieux vous entendre que la Mer : c'est
pourquoy, dittes moy de grace, quels sont vos sentimens pour Iphicrate, et pour Chrysipe,
quels qu'ils puissent estre : et pour commencer par le premier que j'ay nommé,
dittes moy, si vous le pouvez, pourquoy vous le haïssez ; ou du moins pourquoy vous
ne l'aimez pas ? En verité, respondit Aglatonice, je ne le sçay pas moy
mesme : car enfin quand j'y songe bien, je suis contrainte d'advoüer, qu'il a mille
bonnes qualitez, et qu'il n'en a point de mauvaises : mais apres tout, comme il y a
je ne sçay quoy qui fait aimer, je suis persuadée qu'il y a aussi je ne sçay quoy
qui fait haïr. Quand je tomberay d'accord de ce que vous dittes, respondit Parthenopée, je ne vous concederay pas que la raison ne puisse surmonter
ce je ne sçay quoy chimerique, à qui vous donnez le pouvoir de regler vostre haine
ou vostre amitié : car en mon particulier, je sçay bien que si ma raison me disoit,
Iphicrate a mille bonnes qualitez, et Chrysipe en a mille mauvaises, je la
croirois plustost que ce je ne sçay quoy qu'on ne peut dire comment il est fait ;
qu'on cherche par tout ; et qu'on ne trouve en nulle part ; et qui est enfin d'une
si bizarre nature, qu'on ne le sçauroit deffinir. Vous parlez d'une si plaisante
façon, de ce je ne sçay quoy, reprit Aglatonice,
qu'il est à croire que personne ne l'a jamais eu pour vous, puis que vous n'en
connoissez pas la puissance. Pour vous monstrer que ce que vous dittes n'est pas,
reprit Parthenopée en soûriant, je vous declare que vous l'avez pour moy : et
qu'outre tout ce que vous avez d'aimable, il y a encore je ne sçay quel air en toute
vostre Personne, et je ne sçay quel tour en vostre esprit, qui me plaist et qui me
charme : mais malgré tout cela, je connois fort bien que vous avez tort : et si
j'estois à la place d'Iphicrate, je suis assurée que ce je ne sçay quoy que
vous avez pour luy, ne m'empescheroit pas de cesser de vous aimer. Mais puis qu'il
ne me peut haïr, repliqua-t'elle, doit il trouver si estrange si je ne puis me
forcer à avoir de l'affection pour luy ? car s'il est vray qu'on puisse aimer par
raison, on peut aussi haïr par prudence. Pour moy, reprit Parthenopée, je suis
persuadée que cela se peut, et que cela se doit : mais quand mesme la raison ne
seroit pas assez puissante pour regler tous les sentimens de vostre coeur, il faut
du moins qu'elle le soit assez pour regler toutes vos actions. Ainsi puis que tout
le monde condamne la rigueur que vous avez pour Iphicrate, il faut sans doute vous
contraindre, et changer vostre façon d'agir aveque luy. Il faudroit donc changer mon
coeur et mon esprit, repliqua-t'elle, ou changer Iphicrate : car à moins que cela, je
vous assure que je vivray aveque luy comme j'y ay vescu. Mais pour Iphicrate,
repliqua Parthenopée, qu'y voudriez vous
changer, et quelle est la qualité que vous luy voudriez oster ; je vous assure,
reprit Aglatonice, que je serois assez embarrassée si je voulois faire ce que
vous dittes : car lors que l'examine Iphicrate, et que je trouve qu'il est
bien fait ; qu'il a du coeur et de l'esprit ; qu'il parle fort juste ; qu'il est
sincere et genereux ; je trouve que chacune de ces choses là en particulier me
plaist : mais en mesme temps je trouve aussi, que le tout ensemble ne me plaist
point : et qu'Iphicrate enfin est un honneste homme qui ne l'est pas de la maniere
qu'il faudroit l'estre pour estre aimé de moy. Mais, repliqua Parthenopée, apres
m'avoir dit avec assez d'ingenuité, ce que vous pensez d'Iphicrate, dittes moy aussi
ce que vous pensez de Chrysipe : mais de grace dittes le moy sincerement.
Comme vous en penseriez peut-estre plus qu'il n'y en a, repliqua Aglatonice,
si je vous en faisois un Mistere : je veux bien vous advoüer, que je ne sçay pas
trop bien ce qui me donne de l'aversion pour Iphicrate, je ne sçay guere mieux ce
qui me donne quelque legere inclination à ne haïr pas Chrysipe : car enfin pour
vous monstrer que je ne suis pas aveugle, adjousta-t'elle en rougissant, je connois
bien lors que l'examine tout ce que Chrysipe a de bon, qu'il n'a pas une
seule qualité esclatante, et qu'il a mesme beaucoup de choses que je voudrois qu'il
n'eust pas. Mais apres tout, quand je le regarde sans l'examiner, j'advouë qu'il ne
me desplaist pas tant que beaucoup d'autres, qu'on
estime plus dans le monde qu'il n'y est estimé. Ha sans mentir Aglatonice, reprit Parthenopée, ce que vous dittes n'est pas suportable : car enfin si vous
estiez tout à fait preocupée ; que vous ne connussiez point du toute ce qu'Iphicrate a
de bon, et ce que Chrysipe a de mauvais ; je vous plaindrois au lieu de vous accuser :
mais de voir que par vostre propre confession, vous mesprisez ce que vous sçavez qui
merite d'estre estimé ; et que vous aimez ce que vous connoissez qui n'est point
aimable ; c'est une chose si estrange, que je ne puis souffrir que vous en soyez
capable. Il faut pourtant bien que vous l'enduriez, repliqua-t'elle, car je vous
proteste que je ne sçaurois faire autrement : vous serez donc la plus grande
injustice que personne n'a jamais faite, respondit Parthenopée : puis que je feray ce
qu'il me plaira, reprit Aglatonice, je ne m'en tourmenteray pas davantage.
Mais, luy respondit-elle, il faut donc que je ne nie plus si fortement, ce que j'ay
nié aujourd'huy : et que vous me prescriviez ce que vous voulez que je die, à ceux
qui vous accuseront de haïr Iphicrate, et d'aimer Chrysipe. Ha pour Chrysipe,
reprit Aglatonice brusquement, je ne veux pas que vous advoüyez que je l'aime,
car vous sçavez bien qu'on n'avoüe guere de semblable choses : mais ce que je
voudrois que vous fissiez, feroit de faire en forte qu'on ne me blasmast pas tant de
l'aversion que j'ay pour Iphicrate. Pour faire qu'on ne vous en puisse blasmer,
repliqua Parthenopée, il faudroit que vous
traitassiez Chrysipe moins favorablement que vous ne faites : et que vous
n'escoutassiez plus aussi tous ces Amans qui vous accablent : car on diroit alors
que vous auriez changé d'humeur : et que n'aimant plus la galanterie, vous auriez
banni tous les Galans en general. Mais de voir que vous en enduriez cent, et
qu'entre ces cent, vous choisissiez le moins honneste homme, et que vous ne puissiez
souffrir Iphicrate, c'est la plus déraisonnable chose que personne ait jamais
faite. Quoy qu'il en soit, respondit Aglatonice, je ne suivray pas vostre
conseil : car je haï la solitude, et j'aime le monde. Et puis quand ceux qui
m'environnent ne feroient autre chose que faire du bruit à l'entour de moy, ce
seroit tousjours quelque divertissement, puis qu'à vous dire la verité, je n'aime le
silence que dans les Forests : encore aimay-je mieux y entendre le chant des
Corbeaux, tout desagreable qu'il est, que de n'y entendre rien : c'est pourquoy je
continueray de voir ceux que je voy ; Iphicrate me desplaira, tant qu'il
plaira à son mauvais destin ; et Chrysepe me plaira aussi longtemps que sa bonne
fortune le voudra : car je vous assure que je ne puis me resoudre de m'opposer
directement à moy mesme. Aussi bien suis-je persuadée. que depuis qu'il est des
hommes, on a tousjours haï et aimé, plus par caprice que par raison : et qu'ainsi
quand j'aimerois Chrysipe plus que je ne l'aime, je ne serois pas si coupable que vous me
le faites. Joint que comme je suis bien assurée que
je ne feray rien pour Chrysipe, contre ce que je me dois à moy mesme ; je ne
trouve pas qu'il soit juste d'aller troubler toute la tranquillité de ma vie, pour
mettre Iphicrate en repos : ainsi ma chere, Parthenopée, faites seulement que
cette injustice que vous me reprochez, ne me fasse pas perdre vostre estime et
vostre amitié. Pour mon amitie, reprit elle, je vous la laisse : mais pour mon
estime, comme je ne pourrois vous la laisser toute entiere sans vous faire grace, il
faut que je vous advouë, que vous y avez un peu moins de part, que lors que je suis
arrivée chez vous. Car enfin quand je pense que vous mesprisez le plus honneste
homme de tous ceux qui vous aiment ; et que vous luy preferez le moins estimable de
tous ceux qui vous voyent ; je vous croy capable d'estre aussi injuste en amitié,
qu'en galanterie, et de me preferer les plus desagreables Femmes de toute la Cour :
puis qu'il est vray qu'il n'y a pas il loin de moy à elles, que d'Iphicrate à
Chrysipe. Ce qui me console dans vostre colere (repliqua Aglatonice
en soûriant, quoy qu'elle eust quelque dépit) est que je m'aperçoy bien que vous ne
croyez pas que j'aime si fort Chrysipe : puis que si vous le croiyez, vous ne m'en
parleriez pas si méprisamment. Au contraire, reprit Parthenopée, c'est parce que je
croy que vous l'aimez, que j'en parle comme je fais : car si je ne le croyois pas,
je n'en parlerois point du tout, et je le laisserois comme cent mille autres dont
je ne parle jamais, parce que je n'en sçaurois
bien parler. Mais j'advouë, que vous voyant aussi aimable que vous estes, j'ay une
peine estrange à souffrir que vous aimiez quelque chose qui soit indigne de vous ;
et que vous mesprisiez un Amant qui en effet en est digne : c'est pourquoy afin
qu'on ne puisse vous reprocher ces deux choses à la fois, faites quelque effort sur
vous mesme, ou pour cesser de mespriser Iphicrate, ou pour cesser d'aimer
Chrysipe. En verité Parthenopée, luy dit-elle en rougissant, je serois
bien embarrassée si je voulois choisir une de ces deux choses, pour essayer de la
faire : car il est vray qu'elles me paroissent à peu pres esgallement difficiles :
mais comme je n'aime la difficulté à rien, vous me pardonnerez si je n'entreprens ny
l'une ny l'autre.
Le hasard fait qu’Iphicrate et Chrysipe, se promenant également tous deux dans le
jardin ce jour-là, rencontrent Aglatonice et Parthenopée. Tandis qu’Iphicrate fait
montre d’esprit et raille agréablement son rival, Chrysipe, comme à l’accoutumée,
ne dit que des choses insignifiantes. Aglatonice, qui n’est pas dupe, tâche de
mettre fin à cette pénible rencontre. En quittant les dames, Iphicrate
s’entretient avec Chersias : l’amant malheureux est résolu à quitter Priene pour
oublier Aglatonice.
Voila donc Madame, quelle fut la conversation d'Aglatonice et de Parthenopée, qui ne finit pourtant pas encore là : car il faut que vous
sçachiez que comme le Jardin où elles estoient, avoit trois Portes, Iphicrate qui
cherchoit à entretenir son chagrin, y entra par une où le Chariot de Parthenopée
n'estoit pas : si bien que ne pouvant soubçonner qu'Aglatonice y fust, il se mit à
resver a la bizarrerie de son avanture, et fut justement en resvant, jusques au lieu
où Aglatonice et Parthenopée estoient assises. Mais pour rendre encore
ce cas fortuit plus extraordinaire, il se trouva que comme Chrysipe avoit voulu revenir
de la Chasse où je l'avois mené, de meilleure heure que je ne voulois, je luy proposay, pour donner plus de temps à mon Ami,
comme nous passions devant une des Portes de ce Jardin, de descendre de cheval, et
d'y faire un tour : car aussi bien, luy dis-je, ne sommes nous pas en estat apres
avoir tant chassé, d'aller voir des Dames. de sorte que Chrysipe ne penetrant pas
mon dessein ; et n'osant resister à un honme qui l'avoit diverty tout le jour,
descendit de cheval, et entra le premier dans ce Jardin. Mais à peine eusmes nous
fait trente pas, que nous vismes Aglatonice, Parthenopée, et Iphicrate
ensemble, sans qu'ils nous vissent : car il avoit esté contraint de les joindre,
parce que Parthenopée l'avoit arresté. Comme je ne sçavois pas en quels termes
Iphicrate et Aglatonice estoient alors, je creus que je ferois
encore plaisir à mon Amy de le deffaire le reste du jour de son Rival : si bien que
je voulus persuader à Chrysipe, que puis que ces Dames ne nous voyoient pas,
nous devions nous retirer : n'y ayant pas trop d'aparence de nous monstrer à elles,
aussi negligez que nous estions. Mais comme Chrysipe estoit amoureux, et que de
plus il avoit un certain esprit esvaporé, qui faisoit que dés qu'il pensoit une
chose, il l'executoit sans escouter ce qu'on luy disoit ; au lieu de me respondre,
il fut droit vers Aglatonice : ne songeant alors non plus à moy, que si
je n'eusse pas esté aveque luy. Mais Madame, en l'abordant, il luy dit tant de ces
petites choses qui ne veulent rien dire, et qui ne sont ny galantes, ny serieuses,
ny enjoüées, que Parthenophée regardant alors
malicieusement Aglatonice, la fit rougir. Au contraire, Iphicrate parla si à propos, et
railla si finement son Rival, qu'Aglatonice dans l'aversion qu'elle avoit pour luy,
n'eut guere moins de despit de ce qu'Iphicrate parloit bien, que de
confusion de ce que Chrysipe parloit si mal. de sorte que pour n'avoir plus
la douleur d'estre contrainte de loüer en secret Iphicrate, ny la honte d'estre forcée
de blasmer Chrysipe, elle prit la parole, et parla presques tousjours. Si bien que
Parthenopée qui a infiniment de l'esprit, s'estant aperçeuë qu'Aglatonice
ne parloit que pour faire taire les autres, s'aprocha de son oreille ; et prenant la
parole, vous avez beau faire, luy dit elle, car quand vous empescheriez Chrysipe de
dire des Bagatelles, et que vous empescheriez Iphicrate de dire de jolies choses,
vous n'empescheriez pas encore qu'il n'y eust de la difference entre eux : car enfin
vous n'avez seulement qu'à regarder comment ils vous escoutent, et comment ils vous
entendent, pour en faire la distinction. En verité Parthenopée, repliqua-t'elle tout
haut, vous me persecutez cruellement aujourd'huy : mais apres tout (reprit Parthenopée, en parlant haut aussi bien qu'elle) n'est-il pas vray que
j'ay raison ? Pour moy (dit alors Iphicrate, qui vouloit contre dire Aglatonice,
sans sçavoir pourtant de qui ces deux Personnes parloient) je suis persuadé que
Parthenopée a raison : et pour moy (adjousta Chrysipe, pour estre opposé
à Iphicrate) je croy que c'est Aglatonice.
Je vous assure, repliqua Parthenopée en soûriant, que vous avez le plus grand
tort du monde de le croire : et qu'il n'y eut jamais rien de si injuste que ce
qu'elle pense. Je suis donc bien heureux, luy repliqua Iphicrate, de m'estre rangé
de vostre Parti : car puis que je ne suis pas de celuy d'Aglatonice, il faut du
moins que je fois de celuy de la raison. Quand mesme le Parti de Parthenopée, reprit Aglatonice, seroit le plus equitable, vous ne
laisseriez pas d'estre injuste : puis que vous le prenez sans sçavoir pourquoy. Du
moins Madame, repliqua-t'il, si je suis injuste, Chrysipe l'est aussi bien que moy :
puis qu'il prend aussi vostre Parti sans en sçavoir la cause. Apres cela, Chrysipe
voulut dire quelque chose : et il commença de parler, comme s'il eust deu dire la
raison du monde la plus convainquante, pour pouver qu'il estoit plus juste
qu'Iphicrate : mais comme tout ce qu'il dit ne concluoit rien, et que
Parthenopée ne pût s'empescher d'en rire ; Aglatonice qui ne pouvoit
plus demeurer là, dit qu'elle craignoit fort le serain, et se retira. Mais le mal
fut pour Iphicrate, que cette inhumaine Personne, malgré la difference qu'elle
venoit de remarquer entre luy et Chrysipe, se tourna obligeamment vers ce dernier, et luy
tandant la main : comme vous estes de mon Parti, luy dit-elle, il faut que ce soit
vous qui me meniez jusques à la Porte du Jardin : et qu'Iphicrate qui est de celuy
de Parthenopée, luy rende cét office. Je vous assure, repliqua Parthenopée en riant, que comme Iphicrate estoit aveque
vous, avant que Chrysipe y fust, que je ne veux pas qu'il perde un plaisir qu'il eust
eu, si Chrysipe ne fust point arrivé : c'est pourquoy il vous menera aussi bien
que luy, et pour moy, Chersias me sera la grace de me conduire. Et en effet
Madame, la chose se fit ainsi : Iphicrate et Chrysipe aiderent tous deux à marcher
à Aglatonice : et je donnay la main à Parthenopée : qui tant que nous
fusmes dans l'Allée qui aboutissoit à la Porte du Jardin où estoit son Chariot, fit
si bien que malgré toute l'adresse d'Aglatonice, elle fit dire cent
follies à Chrysipe, et cent agreables choses à Iphicrate : car comme il avoit
l'esprit aigry, quoy que naturellement il soit serieux, il ne laissa pas de railler
son Rival d'une fort agreable maniere. Mais à la fin, nous nous separasmes : Parthenopée
fut remener Aglatonice chez elle ; Chrysipe s'en alla chez luy, et je m'en allay avec
Iphicrate : qui dés que nous fusmes dans sa Chambre, me rendit conte de
sa conversation avec Aglatonice. Et bien (luy dis-je, apres l'avoir
escouté) à quoy vous resolvez vous ? à estre le plus malheureux de tous les hommes,
repliqua-t'il ; pour moy, luy dis-je, il me semble que vous devriez prendre une
resolution plus genereuse ; et qu'il vaudroit bien mieux cesser d'aimer Aglatonice,
que de vous opiniastrer plus long temps à la servir. le l'advouë, dit-il, mais il
faudroit le pouvoir faire : il est si naturel, repliquay-je, de n'aimer pas qui ne nous aime point, et de haïr qui nous haït,
que je suis estrangement estonné que vous aimiez encore Aglatonice, que vous
connoissiez bien qui ne vous aimera jamais. Eh cruel Amy, me dit-il alors, contentez
vous de me dire qu'elle ne m'aime point, sans m'aller dire qu'elle ne m'aimera de sa
vie : comme je sçay qu'il n'y a rien de plus propre à faire cesser l'amour, que de
faire cesser J'esperance, repliquay-je, je suis bien aise de ne vous en donner point
de fausse : et de vous guerir tout d'un coup, d'un mal dont vous ne pouvez jamais
estre soulagé que par vous mesme. Tout ce que vous me dittes, reprit-il, est le plus
raisonnable du monde : mais avec tout cela, il y a dans mon coeur une si puissante
inclination pour Aglatonice, que je suis persuadé que je l'aimerois
encore entre les bras de mon Rival : car enfin je ne laisse pas de l'aimer, quoy
qu'elle face mille choses qui me desesperent. En effet je n'aime point trop
qu'Aglatonice ait une passion si démesurée pour tout ce qui s'apelle
plaisir, et divertissement : je ne suis pas trop aise qu'elle aime la presse et la
multitude : je le suis encore moins, qu'elle reçoive de l'Encens de tous ceux qui
luy en veulent donner : je suis dans un chagrin estrange, qu'elle n'ait jamais
refusé de coeur que le mien : et je suis au desespoir qu'elle ait reçeu plus
favorablement celuy de Chrysipe, qu'elle n'en a reçeu mille autres, qui ont
passé par ses mains, depuis que ses yeux ont commencé de donner de l'amour : mais malgrè tout cela, je l'aime, et si je ne me
trompe, je l'aimeray toute ma vie. Je suis pourtant si rebuté de mon advanture
d'aujourd'huy, adjousta-t'il, que je suis resolu d'essayer tous les remedes qu'on a
accoustumé de conseiller à ceux qui sont amoureux : afin de n'avoir point à me
reprocher à moy mesme, de n'avoir pas fait tout ce que j'ay pû, pour m'empescher de
faire une lascheté. de sorte que comme j'ay oüy dire, que l'absence est le remede le
plus puissant de tous, je veux m'esloigner d'Aglatonice : et je veux mesme partir
sans luy dire adieu.
Chersias encourage Iphicrate à quitter Priene. L'amant malheureux se rend à
Samos, espérant que la galanterie qui imprègne cette cour lui permettra d'oublier
Aglatonice. En vain. Il revient bientôt à Priene, toujours aussi amoureux
d'elle.
A peine Iphicrate eut-il dit cela, que le confirmant dans son dessein, je luy
dis tant de choses, que je l'obligeay à se resoudre fortement de quiter Priene pour
quelque temps : et en effet trois jours apres Iphicrate partit, et partit sans voir
Aglatonice. Je suis pourtant assuré, qu'il se repentit cent fois, de la
resolution qu'il avoit prise : mais apres tout il l'executa malgré son amour : et il
s'en alla passer le temps de son exil à Samos : afin qu'estant en une Cour fort
galante, il guerist plustost de sa passion. De plus, pendant son absence, je luy
escrivis tout ce que je creus propre à chasser l'amour de son coeur : car Aglatonice
ne reçeut pas un nouvel Amant, que je ne le luy mandasse ; ny ne fit pas une
nouvelle faveur à Chrysipe, que je ne luy escrivisse. Elle dit mesme diverses choses peu
avantageuses à Iphicrate, que je luy fis sçavoir : et je n'oubliay rien enfin, de tout
ce qui pouvoit servir à sa guerison. Mais apres
tout, Madame, mes remedes furent inutiles : et l'absence, toute puissante qu'elle
est, ne changea rien au coeur d'Iphicrate : de sorte que se trouvant tousjours aussi
amoureux qu'il l'avoit esté ; et l'absence le rendant encore plus miserable à Samos,
qu'il ne l'estoit à Priene ; il m'escrivit la Lettre que je m'en vay vous reciter :
au hazard d'y changer quelques paroles, quoy qu'elle ne soit pas longue.
IPHICRATE A CHERSIAS.
Enfin mon cher Chersias, je connois à ma confusion, que je suis le plus lasche de
tous les hommes : puis que je connois avec certitude, que je ne puis cesser
d'aimer Aglatonice, Cependant puis que je suis assez foible pour ne le pouvoir
faire, il faut du moins que je me contente d'avoir le malheur d'aimer sans estre
aimé, sans avoir encore celuy d'estre amoureux, et absent : c'est pourquoy je
m'embarquer ay dans trois jours, pour aller du moins chercher à me consoler, en
rendant quelque mauvais office à Chrysipe : et en vous disant toutes mes douleurs.
IPHICRATE.
J'advouë Madame, que quelque amitié que j'eusse pour Iphicrate, je reçeus sa
Lettre sans aucune joye, et que j'apris son retour avec douleur : car enfin comme
j'avois fait amitié particuliere avec Parthenopée, et qu'elle avoit l'esprit fort aigry de l'injustice d'Aglatonice,
je sçavois par elle que Chrysipe devenoit tous les jours plus heureux. Ce n'est
pas qu'il eust le credit de faire chasser les autres Amans de sa Maistresse : mais
c'est qu'il estoit sans comparaison mieux dans son esprit qu'aucun autre, sans
qu'elle en pûst dire la raison : de sorte que lors qu'Iphicrate revint à Priene,
il trouva encore les choses en plus mauvais estat qu'elle n'estoient quand il en
estoit parti.
Dès son retour de Samos, Iphicrate se rend chez Aglatonice. Par malice, celle-ci
détaille pendant une heure les événements arrivés à Priene durant l'absence
d'Iphicrate, de manière à ce que celui-ci ne les comprenne pas. N'étant pas dupe
de son procédé, Iphicrate saisit la première occasion de parler de son séjour à
Samos dans les moindres détails, évoquant notamment l'étrange mésaventure du
cachet perdu et miraculeusement retrouvé dans le ventre d'un poisson. Aglatonice
se fâche et émet un jugement négatif sur les récits de voyages, jugés inutiles.
Une conversation s'engage au sein de la compagnie sur l'opportunité, la manière et
l'utilité de faire un récit de voyage.
Et certes il s'en aperçeut bien luy mesme : car estant allé faire sa premiere
visite à Aglatonice, elle le reçeut avec une froideur qui n'eut jamais d'esgalle
: et elle tourna la conversation d'une certaine maniere, qu'elle ne parla d'abord à
ceux qui estoient là que de choses arrivées depuis le depart d'Iphicrate : affectant mesme
d'en parler obscurement : afin qu'il n'y eust que ceux qui sçavoient ce qui s'estoit
passé, qui l'entendissent, et qu'Iphicrate ne l'entendant pas ne pûst prendre de part à
la conversation. Mais comme il a infiniment de l'esprit, il connut bientost la
malice de cette injuste Personne : de sorte que ne voulant pas garder un si profond
silence, au milieu de tant de Rivaux ; et n'estant pas marri de l'imposer à Aglatonice ;
des qu'il pût trouver l'occasion de parler, il la prit : et inventant sur le champ
une Avanture qui convenoit à ce qu'il venoit d'entendre il se mit à passer d'une
chose à une autre : et à parler autant de ce qui s'estoit passé à Samos durant qu'il avoit esté à la Cour de Polycrate,
qu'Aglatonice avoit parlé de ce qui s'estoit passé à Priene durant son
absence Mais la difference qu'il y eut, fut qu'il le fit d'une plaisante maniere :
car comme il estoit bien aise, de luy faire voir qu'il connoissoit le dessein
qu'elle avoit eu, il parla prés d'une heure le plus agreablement du monde : il est
vray que ce fut de choses si esloignées de la connoissance d'Aglatonice, qu'elle n'y
pouvoit non plus prendre de part, qu'il en avoit pris à ce qu'elle avoit dit
auparavant. Et ce qui facilita son dessein, fut qu'il y avoit un de ceux qui
estoient chez Aglatonice, qui avoit esté à Samos : si bien que comme il y estoit
arrivé un cas fortuit merveilleux, d'un Cachet que Polycrate avoit laissé tomber dans la
Mer, pendant une Pesche qu'il faisoit avec des Dames, et qu'on avoit retrouvé
quelques jours apres, il adressoit toûjours la parole à celuy-là : et meslant dans
son discours les noms d'Alcidamie, de Meneclide, et d'Acaste, qui estoient des Dames
de cette Cour ; il parla en suitte de ces superbes Edifices publics qui y sont : et
il enchaisna toutes ces choses si adroitement, qu'Aglatonice ne pût trouver moyen de
l'interrompre à propos, comme il l'avoit interrompue. Mais à la fin perdant
patience, et ne pouvant souffrir qu'Iphicrate luy rendist malice, pour
malice, elle luy coupa la parole brusquement : et l'arrestant tout court, j'avois
tousjours bien oüy dire, luy dit-elle, que c'estoit une dangereuse chose que les premieres visites d'un homme qui vient d'un
voyage, mais je ne l'avois jamais esprouvé qu'aujourd'huy. Car enfin
(adjousta-t'elle, avec une raillerie piquante) Iphicrate n'a esté ; qu'à Samos, et
il a autant d'envie de conter tout ce qu'il y a veû, que s'il venoit de Perse,
d'Egypte, de Babilone, d'Ecbatane, et de Scythie : et qu'il y eust veû des choses si
extraordinaires, qu'on n'en eust jamais entendu parler. Comme je suis persuadé,
reprit-il en souriant à demy, que vous sçavez tontes les regles de l'exacte
bienseance, et que vous n'y manquez jamais j'ay creû Madame, que puis que vous
trouviez qu'il estoit bien, de parler plus d'une heure de ce que je n'entendois
point, il ne seroit pas mal que je parlasse aussi de ce que vous n'entendiez pas, et
je lay creû d'autant plustost, que ceux qui viennent d'un voyage, ont assurément un
privilege particulier de se faire escouter. Pour moy, reprit Chrysipe, je ne trouve pas
qu'ils le doivent avoir : car je n'aime à sçavoir que ce qui arrive au lieu où je
suis. C'est sans doute une grande moderation d'esprit, repliqua froidement Iphicrate,
que de renfermer toute sa curiosité au lieu qu'on habite : et c'est le moyen aussi
d'estre bien informé de tout ce qui s'y passe. Quoy qu'il paroisse, respondit
Aglatonice, que vous ne soyez pas de l'opinion de Chrysipe, je ne laisse pas
dedire que la chose du monde que je crains le plus, est de trouver de ces grands
faiseurs de voyages, et de ces grands conteurs de
Prodiges, qui vous font passer des journées entieres, à vous dire qu'en tel lieu il
y a une Riviere qui se jette dans un Abisme, et qui ressort à cent stades de là :
qu'en un autre on trouve des Montagnes qui sont au dessus des Nuës : qu'en Egipte le
Grand Prestre a diverses Tuniques, avec des Franges et des Houpes tout à l'entour :
que le Thrône du Roy des Medes est d'or : et qu'en Phrygie, le Noeud Gordien est la
plus merveilleuse chose qu'on y voye : car enfin (poursuivit-elle, avec le plus
agreable emportement d'esprit que je vy jamais) qu'ay-je affaire de cette Riviere ;
de cette Montagne ; de ce Grand Prestre ; de ce Thrône d'or ; et de ce Noeud qu'on
ne sçauroit desnoüer ? et ne vaudroit-il pas mieux parler des choses de sa
connoissance, et de celles dont on peut avoir affaire, que de s'instruire si
particulierement de ce dont on n'aura jamais besoin ? Cependant, adjousta-t'elle, il
y a des Gens qui ont cette fantaisie là d'ignorer tout ce qui les touche, et de ne
sçavoir que ce qui ne les touche point. En mon particulier, poursuivit-elle, je
connois un homme qui sçait faire le dénombrement de tous les Monstres du Nil ; qui
sçait, à ce qu'il dit, comment sont fait le Phoenix, et les Alcions ; et qui ne
connoist pas la moitié des Animaux domestiques de son Pais. Quoy qu'Iphicrate
eust l'esprit irrité contre Aglatonice, il ne laissa pas de trouver ce qu'elle
disoit plaisant : cependant comme j'estois present à cette conversation, et que j'estois bien aile de la tourner en raillerie, je
pris la parole : et je dis à Aglatonice, que si je faisois jamais un voyage, je me
garderois bien de la voir que je ne fusse las de conter à d'autres tout ce que
j'aurois veû. En verité, dit-elle, vous me serez plaisir : ce que vous dittes
pourtant, luy dis-je, n'est pas aussi raisonnable que vous le croyez : car enfin je
suis persuadé, que c'est borner sa connoissance de trop prés, que de ne vouloir
sçavoir que les choses de son Païs : et qu'il y beaucoup de plaisir d'aprendre ce
qu'il y a de beau dans tous les autres. Je l'advouë, dit elle, et je comprens bien
que ceux qui voyagent ont beaucoup de satisfaction : mais je veux qu'au retour de
leurs voyages, ils n'accablent pas ceux qu'ils voyent par des recits continuels : et
qu'ils attendent que l'occasion de parler à propos de ce qu'ils ont veû s'offre à
eux naturellement, sans qu'ils la cherchent avec trop de foin. Pour moy, dit alors
Chrysipe, je n'ay jamais compris qu'il peust y avoir une fort grande
satisfaction à estre dans des Païs Estrangers, dont on n'entend point la Langue :
d'estre obligé de changer tous les soirs de logement, et d'estre souvent incommodé.
Comme vous n'avez jamais voyagé, reprit froidement Iphicrate, vous ne connoissez sans
doute guere ny les peines, ny les plaisirs de ceux qui voyagent : mais du moins,
devriez vous estre bien aise d'aprendre commodément chez Aglatonice, ce que ceux qui ne craignent pas tant la fatigue que
vous la craignez ont apris. En mon particulier (dit Aglatonice, pour empescher Chrysipe de
dire quelque chose de mal à propos) j'advouë que je ne suis pas marrie de sçavoir
comment on vit dans les autres Cours : mais à vous dire la verité, je ne sçache rien
où il faille plus de jugement, qu'a raconter ce que l'on y a veû. Comme je suis
equitable Madame, reprit Iphicrate, je tombe d'accord de ce que vous dittes :
puis qu'il est vray qu'il faut choisir les Gens à qui on parle de ces fortes de
choses : et qu'il ne faut pas mesme en parler long temps, si ce n'est qu'on s'y
trouve engagé par la curiosité particuliere de ceux qu'on entretient : car en ce cas
là, on peut descrire toute la Terre sans choquer la bien-seance. Mais ce que je
soustiens Madame, est que la plus agreable estude qu'on puisse faire sont le voyages
: et qu'une des plus divertissantes choses du monde, est d'aprendre du moins par le
recit d'un homme d'esprit, ce qu'il y à de rare et de digne d'estre remarqué en tous
les lieux où il a esté : pourveû qu'il le die sans affectation, et sans s'estendre
sur des choses peu divertissantes et peu necessaires. Car j'advouë, que lors qu'on
trouve de ces Gens qui s'amusent à dire mille circonstances qui ne servent de rien à
ce qu'ils racontent, et qui sont fort ennuyeuses, il feroit presques à souhaiter
qu'ils n'eussent point parti de chez eux : afin que
ne sçachant rien, ils parlassent moins. De plus il est certain qu'il y a encore des
Gens qui ne remarquent que ce qu'il faut oublier : et qui ne prennent point garde à
toutes les choses qui sont dignes de consideration : mais apres tout, quand mesme je
devrois sçavoir ce qui ne seroit pas digne d'estre sçeû ; j'aime encore mieux qu'on
me die quelques choses inutiles, pourveû qu'il y en ait quelqu'une de divertissante,
que de ne me dire rien du tout : joint, adjousta-t'il, que tres souvent, il est
mesme bien plus agreable de parler de ce qui est esloigné de nous, que de ce qui en
est fort proche.
Iphicrate achève la conversation sur les récits de voyage en suggérant qu'il a
appris, à son retour, un événement insolite qui se déroule alors à Priene.
Chrysipe est très curieux de découvrir la nouvelle d'Iphicrate. Mais ce dernier
refuse de la dévoiler, si ce n’est à Aglatonice. Pressée par Chrysipe, celle-ci
accepte à contrecœur d’écouter Iphicrate. La nouvelle est qu’Aglatonice persiste
dans son injustice. La jeune femme humilie Iphicrate en répondant à haute voix
qu’il ne lui apprend rien de nouveau. En sortant de chez Aglatonice, Iphicrate est
très en colère contre elle, mais ne peut encore se résoudre à l’oublier. Or
bientôt, Aglatonice épouse Chrysipe. Iphicrate est à ce point déçu et furieux
qu’Aglatonice se donne tout entière à un homme aussi médiocre qu’il parvient à la
haïr, avant d’éprouver enfin pour elle de l'indifférence.
En effet il y a quelquesfois de si bizarres nouvelles par le monde, qu'il vaut
mieux lés ignorer, et s'entretenir d'autre chose, que de les sçavoir : car enfin,
poursuivit-il malicieusement, de l'heure que je parle, j'en sçay une qui est si
effrange qu'elle en est incroyable. Comme j'aime autant à sçavoir ce qui se passe à
Priene, repliqua Chrysipe, que je haïs à aprendre ce qui arrive ailleurs, je voudrois
bien que vous m'eussiez dit quelle est cette estrange nouvelle. En tel jour me la
pourriez vous demander, respondit Iphicrate, que je vous la dirois : mais pour
aujourd'huy je ne la puis dire qu'à Aglatonice, si elle a la curiosité
de l'aprendre. Chrysipe entendant ce que disoit Iphicrate, se mit à presser Aglatonice
de la vouloir sçavoir, dans la pensée qu'il la sçauroit apres par elle : mais comme
elle a autant d'esprit, que Chrysipe en avoit peu, elle connut bien qu'elle avoit interest à ce qu'Iphicrate vouloit dire, de
sorte qu'elle dit à Chrysipe, qu'elle n'estoit pas si curieuse que luy, et
qu'elle ne vouloit point qu'Iphicrate luy dist ce qu'il ne disoit point aux autres.
Mais plus elle s'opiniastra à resister à Chrysipe, plus il la pressa : et il
s'obstina d'une telle forte à vouloir qu'Iphicrate luy dist cette estrange
nouvelle, qu'elle fut contrainte pour faire cesser la sotte importunité de Chrysipe, de
souffrir qu'Iphicrate luy parlast bas : et ce qu'il y avoit de rare, estoit que
durant qu'il l'entretenoit, son Rival en avoit la plus grande joye du monde :
s'imaginant bien que le jour ne passeroit pas sans qu'il sçeust ce qu'il avoit dit à
Aglatonice. La chose ne fut pourtant pas ainsi : car ce que dit Iphicrate, à
cette belle et injuste Personne ; n'estoit pas de nature à pouvoir estre dit à
Chrysipe. En effet Madame, dés que cét Amant mal traité eut obtenu la
permission de parler bas, Il s'aprocha de l'oreille d'Aglatonice : et prenant la
parole, la bizarre nouvelle qu'on m'a aprise en arrivant icy, luy dit-il, est que
vous ne vous lasssez point d'estre injuste : et que Chrysipe, tout desraisonnable qu'il
est, est mieux aveque vous qu'il n'y fut jamais : et que j'y suis plus mal que je
n'y fus de ma vie. Mais à peine Iphicrate eut-il dit cela, qu'Aglatonice avec une
inhumanité estrange, et une hardiesse incroyable, prit la parole, et dit tout haut à
Iphicrate qu'il ne luy aprenoit rien de nouveau ; qu'il y avoit
longtemps qu'elle sçavoit ce qu'il luy disoit ; et qu'il n'y avoit rien de plus vray que ce qu'il luy venoit de dire. Je vous laisse
à juger Madame, combien cette cruelle responce irrita Iphicrate : il ne s'emporta
pourtant point : et se contenta de dire à Aglatonice, qu'il estoit au
desespoir de ce qu'elle sçavoit ce qu'il luy venoit de dire : et qu'il eust eu la
plus grande joye du monde, si elle ne l'eust point sçeu : apres quoy ne pouvant plus
demeurer là, il en sortit, et j'en sortis aussi bien que luy : ainsi nous laissasmes
Chrysipe presser Aglatonice de luy dire ce qu'Iphicrate luy avoit dit.
Mais Seigneur, ce malheureux Amant avoit l'esprit si inquiet ; que de ma vie je n'ay
veû plus de marques de colere sur le visage de qui que ce soit : aussi dit-il tout
ce que la fureur peut faire dire, dés qu'il fut seul dans sa Chambre aveque moy.
Mais, luy dis-je alors, que ne profitez vous de vostre despit, et que ne vous en
servez vous à haïr Aglatonice ? Je vous proteste, me dit-il, que je sens
dans mon coeur ce que je n'y avois jamais senty : car jusques à cette heure je
croyois que je pouvois aimer Aglatonice dans les bras de mon Rival : mais
presentement je sens bien que si elle l'espouse je la haïray. Si vous estes bien
assuré de ce que vous dittes, repliquay-je, il faut donc servir vostre Rival au lieu
de luy nuire : car puis que vous ne pouvez estre aimé, il vaut beaucoup mieux haïr,
que de continuer d'aimer qui ne vous aime point : et guerir enfin par la haine, que
d'estre eternellement miserable en souffrant un mal dont on ne vous soulagera
jamais. Quoy que je ne douté point presentement,
repliqua-t'il, que ce remede là ne me guerist, je vous proteste toutesfois que je ne
le chercheray pas : et qu'au contraire je m'empescheray de le prendre autant que je
le pourray : ce n'est pas que mon esprit ne voulust que je pusse guerir ; mais mon
coeur y resiste : et je suis enfin le plus miserable Amant qui ait jamais esté.
Apres cela Madame, je dis encore cent choses à Iphicrate contre Aglatonice :
et il me sembla enfin si bien connoistre, que si Chrysipe l'espousoit il ne l'aimeroit
plus, que je pris la resolution de faire tout ce que je pourrois pour haster le
bonheur de Chrysipe. Ainsi pour servir mon Amy, je servis son Rival : et je fis
pour son ennemy, tout ce que j'eusse pû faire pour luy mesme. Mais enfin Madame,
pour ne m'arrester pas plus long temps aux pleintes d'Iphicrate ; je vous diray
que pour contenter sa passion par la vangeance, il se batit contre Chrysipe qu'il
desarma : et que tout vaincu qu'il fut, Aglatonice le prefera tousjours à
Iphicrate, qu'elle hait encore plus qu'auparavant depuis ce combat. de
sorte que me resolvant de faire agir alors, sans luy en rien dire, un Parent
d'Aglatonice, que je connoissois fort, je fis si bien que le Mariage de
Chrysipe et d'elle se fit. J'ay pourtant sçeu depuis par Parthenopée, que quoy qu'Aglatonice aimast Chrysipe, elle avoit toutesfois eu
quelque peine à se resoudre de l'espouser : mais enfin Madame, il l'espousa, sans
qu'on sçeust alors qu'elle y eust eu aucune repugnance : joint que la repugnance qu'elle y eut, n'avoit rien d'avantageux
pour Iphicrate : car ce n'estoit pas tant parce qu'elle connoissoit bien que
Chrysipe n'estoit pas un fort honneste homme, que parce qu'elle
aprehendoit de changer sa forme de vie. Cependant à peine eut on dit que Chrysipe
alloit espouser Aglatonice, qu'on dit qu'il l'avoit espousée : car ce mariage ne fut que
quatre jours à estre resolu : de sorte qu'Iphicrate qui estoit allé à une
journée de Priene, ne sçeut la chose que lors qu'elle fut faite. Mais Madame, il
reçeut cette nouvelle d'une maniere si particuliere, que je ne pense pas que jamais
il y ait rien eu d'esgal. En effet comme je me trouvay fortuitement à sa Porte, lors
qu'il revint chez luy ; dés qu'il fut descendu de cheval, et que nous fusmes entrez
dans sa Chambre, il me dit qu'il venoit de passer devant le Logis de Chrysipe : et
qu'il y avoit veû tant de monde, qu'il pensoit qu'il eust querelle : me demandant en
suitte si je sçavois contre qui c'estoit. Je n'ay pas sçeu luy dis-je, que Chrysipe ait
querelle, mais je sçay bien qu'il espousa hier Aglatonice : et qu'estant
presentement chez luy, il doit y avoir grande Compagnie, Quoy, s'escria Iphicrate,
Aglatonice a espousé Chrysipe ! ouy, repliquay-je, et je suis en estat de
vous sommer de vostre parole, et de vous demander, si vous ne la voulez pas haïr ?
ouy, me repliqua-t'il brusquement, je le veux : et je le veux si fortement, que si
je ne la haïs, je me haïray moy mesme : car enfin Chersias, me dit-il, je ne dois plus aimer une Personne, qui s'est
resoluë de se donner toute entiere au dernier de tous les hommes. Si elle n'eust
fait que me mal traiter. disoit-il, je vous proteste que je l'aurois aimée toute ma
vie : si elle n'eust mesme fait que me preferer simplement Chrysippe sans l'espouser
j'aurois encore Souffert son injustice sans l'en haïr : mais de s'abandonner elle
mesme, pour satisfaire la passion d'un homme comme Chrysipe, c'est ce que je ne sçaurois
luy pardonner : et il faut assurément que cette Personne ait quelque chose de bien
injuste dans l'esprit, et de bien foible dans le coeur, pour ne s'estre pas opposée
à l'inclination qu'elle avoit pour un Amant aussi indigne d'elle qu'est Chrysipe. Pour
moy, adjousta-t'il, je vous advouë que je trouve ce qu'a fait Aglatonice si estrange,
qu'il n'est rien que je ne face contre moy mesme, plustost que d'avoir la moindre
tendresse pour elle. Ouy Chersias, poursuit-il, tenez moy pour le plus lasche de
tous les hommes si je suis Amant de la Femme de Chrysipe, A ces mots Iphicrate
s'arresta, et fut quelque temps sans parler, comme s'il se fust demandé à luy mesme,
s'il estoit bien vray qu'Aglatonice fust ce qu'il venoit de dire qu'elle estoit
? puis tout d'un coup reprenant la parole ; c'en est fait, me dit-il, je n'aimeray
bien tost plus Aglatonice : car je sens que j'ay desja une grande disposition à la
mespriser. Vous pouvez juger Madame, que je le confirmay autant que je pûs dans ce
dessein là : et en effet Iphicrate prit une si ferme
resolution de chasser Aglatonice de son coeur, qu'en peu de jours il
commença de sentir que la colere l'emportoit sur l'amour. Mais ce qui servit encore
beaucoup à sa guerison, fut qu'il n'alloit en aucun lieu, ou l'on ne blasmast
Aglatonice : de sorte que se guerissant par un sentiment de despit, il
passa de la colere à la haine : et quelque temps apres de la haine à l'indifference
: et il en vint enfin au point de pouvoir voir Aglatonice sans esmotion.
Après leur mariage, Aglatonice et Chrysipe commencent à se haïr, ce qui venge
doublement Iphicrate. Un jour, Chrysipe est tué dans un duel. Après la période de
deuil, Aglatonice change de maison. Le hasard fait qu'Iphicrate devient son
voisin, ce qui le contraint à des visites régulières. Or sa guérison est totale,
et il n'éprouve plus pour Aglatonice qu'une indifférence totale. Celle-ci au
contraire, prend pleinement conscience de son injustice et commence à affectionner
Iphicrate. En vain. Ce dernier préfère faire un mariage de raison.
Cependant cette injuste Personne fut bien punie de son injustice : car comme
Chrysipe n'estoit capable que d'une amour terrestre et grossiere ; et
que c'estoit l'esprit le plus esvaporé que je connus jamais ; dés qu'Aglatonice
fut sa Femme, il ne fut plus du tout son Amant : si bien que comme il n'estoit pas
aisé qu'elle remarquast ce changement sans douleur, et qu'une Personne qui avoit
accoustumé de recevoir de l'Encens, pûst recevoir du mespris sans colere, elle eut
non seulement de la colere et de la douleur, mais elle eut en fuite de la honte
d'estre Femme d'un tel Mary. Neantmoins, comme elle est glorieuse, elle ne voulut
pas le tesmoigner : et elle continua de voir autant de monde qu'à l'ordinaire. Tous
ses Amans mesme, à la reserve d'Iphicrate, continuerent de la voir : et en ne se disant
plus estre que ses Amis, ils furent pourtant tousjours ses Amans. Mais comme Chrysipe
n'avoit qu'un petit esprit borné, qui n'estoit capable d'aucun discernement ; quoy
qu'il menast une vie estrangement desreglée, il
s'advisa d'avoir de la jalousie. Il est vray, que ce ne fut pas une jalousie d'amour
: qui au milieu de tous les caprices qu'elle inspire, fait qu'on conserve encore
quelque respect pour la Personne dont on est jaloux : et qui fait qu'on la peut
veritablement nommer une jalousie d'Amant. Mais ce fut d'une espece de jalousie
d'honneur, qui pour l'ordinaire ne fait faire que des extravagances de grand esclat,
à ceux qui en sont capables : si bien que l'injuste Aglatonice, se vit exposée à toutes
fortes de malheurs. J'ay mesme sçeu par Parthenopée, qu'elle estoit venuë à
connoistre tellement l'injustice qu'elle avoit euë en preferant Chrysipe à
Iphicrate, qu'à mesure qu'elle chassoit le premier de son coeur, elle y
recevoit le second : et se repentoit de l'avoir traité comme elle avoit fait :
toutesfois comme elle a de la vertu, tout cela se passoit dans son esprit, sans
qu'on s'en aperçeust. Elle n'estoit pourtant pas si malheureuse qu'une autre : car
comme elle aimoit le divertissement, elle ne laissoit pas de se divertir, malgré la
bizarrerie de Chrysipe. Si bien que faisant chacun de leur costé ; tout ce qui leur
pouvoit déplaire, ils vinrent à se haïr plus qu'ils ne s'estoient aimez : de sorte
Madame, qu'Iphicrate eut la satisfaction de voir que son Rival le vangea de sa
Maistresse : et que sa Maistresse le vangea de son Rival. Il eut mesme l'avantage,
de gouster la vangeance avec tranquilité : et de sentir son coeur si pleinement desgagé de la passion qui l'avoit possedé, qu'il ne
pouvoit pas estre plus libre qu'il estoit. Mais enfin Madame, pour venir à ce qui
vous prouvera, qu'il n'est pas aisé d'aimer deux fois une mesme Personne, quand on a
effectivement cessé de l'aimer ; il faut que vous sçachiez que Chrysipe s'estant trouvé
engagé en une fâcheuse affaire, se batit et fut tué : de sorte qu'Aglatonice
se trouva delivrée d'un si estrange Mary : et en estat, et en disposition de rendre
justice à Iphicrate, si Iphicrate eust esté ce qu'il estoit autrefois. En effet
Madame, apres qu'elle eut quitté le deüil, le hazard fit que changeant de Maison
elle fut loger tout contre celle de son ancien Amant : si bien que la civilité
l'obligeant à la voir, il la visita : et il le fit d'autant plustost, qu'il sentoit
son coeur si absolument desgagé, qu'il n'avoit ny haine, ny affection pour elle.
Dans cette disposition tranquile, Iphicrate revit donc Aglatonice : et la revit sans que sa
tranquilité en fust troublée : Aglatonice estoit pourtant plus belle qu'elle n'avoit
jamais esté : et il connoissoit bien que s'il eust voulu, il eust tenu alors aupres
d'elle, au prejudice de tous ses Amans, la place qu'y tenoit autrefois Chrysipe.
Cependant il ne recommença point de l'aimer : et il se trouva si esloigné de le
pouvoir faire, que je luy ay entendu dire, qu'il auroit plûtost aimé une Personne
qui n'eust pas esté aimable, que de recommencer d'aimer Aglatonice : estant
certain que son ame estoit tellement affermie dans cette insensibilité, qu'il luy parloit souvent des choses qui s'estoint
passées entre eux : et luy en parloit mesme en raillant. En effet lors qu'il vouloit
luy marquer le temps où quelque chose estoit arrivée, il luy disoit sans aucune
esmotion, que c'estoit du temps qu'il l'aimoit, ou peu de temps apres qu'il avoit
commencé de la haïr. Cependant je vous advouë que je n'estois point bien aise qu'il
la revist : et j'en estois si inquiet, que je luy en dis un jour quelque chose, par
la crainte où j'estois qu'il ne se r'engageast : car comme il a les passions fort
violentes, je souhaitois pour son repos, qu'il ne redevinst point amoureux. de sorte
que le pressant un soir de n'aller plus tant chez Aglatonice ; de grace, me dit-il, ne
craignez pas qu'elle me r'engage jamais : elle est pourtant aussi belle, luy dis-je,
qu'elle l'estoit la premiere fois qu'elle vous engagea : et elle est mesme plus
douce pour vous qu'elle ne l'estoit alors. Il est vray, dit-il, mais Chersias,
l'amour que j'avois pour elle ayant cessé, elle ne sçauroit plus m'en donner. Si je
la haïssois encore, adjousta-t'il, il ne seroit pas impossible que je recommençasse
de l'aimer : car comme la haine est une passion ardante aussi bien que l'amour, le
feu de la premiere, peut se changer en celuy de la seconde, lors que l'amour l'a
precedée : mais quand on a passé de l'amour à la haine : de la haine au mespris : et
du mespris à l'indifference ; tenez pour asseuré qu'on ne se r'engage jamais. Et en
effet Madame, l'evenement a bien monstré qu'Iphicrate
ne se trompoit pas : car il n'a point recommencé
d'aimer Aglatonice, quoy qu'il l'ait veuë mille fois depuis la mort de Chrysipe. Au
contraire, je l'ay veû Confident d'un des Amans de cette belle Personne : et je J'ay
veû en espouser un autre par interest de Famille, quoy qu'il fust assurément en
pouvoir d'espouser Aglatonice s'il y eust voulu songer : et quoy qu'il
connust bien qu'elle n'eust plus esté injuste pour luy. Apres cela Madame, je
m'asseure que vous trouverez que l'Exemple que je raporte, est aussi fort pour
prouver qu'on ne peut aimer deux fois une mesme Personne, que l'est celuy que
Mnesiphile a raporté, pour faire voir qu'une mesme Personne peut
inspirer plus d'une fois de l'amour dans une mesme coeur.
Les sages, qui ont rejoint la petite troupe dans le jardin, prononcent finalement
leur verdict en faveur de Mnesiphile, en reconnaissant qu’il est possible d’aimer
deux fois la même personne. La conversation porte ensuite sur divers sujets, dont le
vrai et le vraisemblable, sujet amené par l’histoire d’Arion sauvé par un dauphin.
Puis la compagnie se sépare dans le bocage. Solon reste avec les dames. Dans la
conversation, Esope propose la question suivante : une femme peut-elle aimer sans
être aimée ? C’est alors que toute la compagnie se rassemble et que la question est
proposée à tous. On débat longuement, puis la conversation devient sérieuse et
chacun compare les mœurs de sa contrée. C’est ainsi que s’achève cette brillante
journée du Banquet des Sept Sages.
Les sages, qui ont terminé de délibérer sur des questions sérieuses, rejoignent
la compagnie dans le jardin. On demande alors à Chersias et Mnesiphile de débattre
afin de savoir si l'on peut, ou non, aimer deux fois la même personne. Chersias,
partisan du non, invoque l'élément de surprise, selon lui consubstantiel à
l'amour. Lorsque les sens sont habitués à un objet, ce dernier ne peut plus les
surprendre. De son côté, son adversaire Mnesiphile est persuadée que la sympathie
qui lie deux cœurs est un lien à la fois invisible et indivisible.
Lors que j'eus cessé de parler, la Princesse de Corinthe, et la Princesse des
Lindes advoüerent, que ces deux Exemples estoient fort opposez : mais comme les
raisons sont tousjours plus fortes que les Exemples, dit alors Eumetis à toute la Compagnie,
il s'agit de sçavoir si celles de Chersias le feront plus que celles de Mnesiphile.
Mais Madame, comme j'allois prendre la parole, on vit paroistre tous ces Sages,
accompagnez de Niloxenus, de Diocles, et de Cleodeme : qui apres avoir agité de
tres belles, et de tres serieuses questions, estoient sortis de la Sale où ces
Princesses les avoient laissez : et venoient prendre l'air au mesme lieu où elles
estoient. Cependant comme elles avoient envie d'ouïr les raisons de Mnesiphile
et de moy, elles ne les virent pas plustost aupres
d'elles, qu'Eumetis adressant la parole à Periandre, luy dit qu'il venoit fort
à propos pour estre Juge d'une question galante, dont toute la Compagnie devoit dire
son sentiment : car Seigneur, adjousta-t'elle, quoy qu'il ne s'agisse, ny de
gouverner des Royaumes, ny de regler des Republiques, je ne pense pas qu'elle soit
indigne de la curiosité de tant de Sages : puis qu'il s'agit de connoistre tous les
bizarres effets d'une passion qui est si puissante et si generale. Periandre
s'estant alors informé quelle estoit cette question ? Solon qui le touchoit, la
trouva si curieuse, qu'il dit qu'il estoit tout prest d'en dire son advis : et se
tournant vers les autres, les uns par inclination, et les autres par complaisance,
se disposerent à donner leurs voix. Si bien que Melisse s'estant alors r'aprochée, et
chacun ayant pris sa place, sans qu'Esope quitast la sienne ; Cleobuline m'ordonna de
dire mes raisons : permettant a Mnesiphile de m'interrompre quand il le voudroit : de
sorte qu'apres avoir un peu songé à ce que j'avois à dire, j'adressay la parole à
Mnesiphile, comme à celuy contre qui je disputois, Il me semble, luy
dis-je, que pour juger equitablement de la question dont il s'agit ; et pour sçavoir
veritablement si ce n'est pas une chose extrémement rare, pour ne pas dire
impossible, qu'on aime deux fois une mesme Dame ; il faut considerer ce qui fait
naistre l'amour : afin de voir si cela le rencontre en une Personne qu'on a desja aimée. Puis que c'est la mesme
Personne, repliqua Mnesiphile, il s'enfuit de necessité, qu'on trouve en
elle la seconde fois, ce qu'on y avoit trouvé la premiere : c'est à dire la mesme
beauté ; le mesme esprit ; et le mesme agréement : qu'ainsi puis qu'on a pû estre
touché une fois de toutes des choses, on le peut estre une seconde. Nullement ;
repris-je, car toutes ces choses quoy qu'elles soient les mesmes, manquent d'un
charme particulier qui en redouble le prix, qui est la nouveauté ; puis qu'il est
certain, que pour l'ordinaire, il faut estre surpris du merite de la Personne de qui
on devient amoureux : ce qui ne peut pas se trouver en elle qu'on a desja aimée,
puis qu'on est si accoustume à l'esclat de ses yeux, qu'ils n'esblouïssent plus. En
effet, je suis persuadé que tous les Sens s'accoustument à ce qui les touche : et
qu'ils cessent d'y estre sensibles, des qu'ils y sont accoustumez : ainsi on se
forme un habitude de la beauté comme des Parfums, qui luy oste une partie de sa
puissance : et qui fait qu'elle ne peut faire deux fois une mesme Conqueste. De
plus, comme il faut de necessité que l'esperance naisse avec l'amour, je tiens bien
difficile qu'elle ressuscite, lors qu'on a cessé d'aimer par raison, ou par
desespoir ; ou parce que de foy mesme l'amour s'est allentie : et je suis persuadé
que lors qu'on a cessé de desirer une chose, parce qu'on ne la croit plus digne
d'estre desirée : il n'est pas aisé qu'on recommence de la desirer : cependant il
est impossible que l'esperance naisse sans desirs,
et que l'amour subsiste sans esperance. le comprens bien, adjoustay-je, qu'on peut
avoir des querelles pendant lesquelles on peut s'imaginer qu'on n'aime plus, quoy
qu'on aime encore : mais je ne conçoy point que quand on a effectivement cessé
d'aimer, on puisse recommencer d'aimer la mesme Personne. Il est pourtant vray,
reprit Mnesiphile, qu'un Flambeau esteint se r'allume bien plus facilement, que
s'il n'avoit jamais esté allumé : et qu'encore qu'il ny reste aucune chaleur, il y
reste toutefois je ne sçay qu'elle disposition, qui le rend plus capable de se
r'allumer : et en effet je ne doute nullement, que lors qu'on a aimé fortement une
Personne, il ne demeure tousjours quelque legere impression de chaleur dans le coeur
d'un Amant, qui le rend plus disposé à estre touché des charmes de cette Personne
qu'il a desja aimée, que de toute autre. Car enfin il demeure pour constant, qu'elle
a ce qu'il faut pour luy plaire, puis qu'elle luy a desja plû : et qu'ainsi elle est
plus propre qu'une autre à l'engager une seconde fois. Pour moy, repliquay-je,
j'advouë que je ne comprens point qu'une Personne dont les charmes n'auront pas esté
assez puissans pour empescher qu'on n'ait cessé d'avoir de l'amour pour elle, en ait
assez pour se faire aimer une seconde fois par le mesme Amant : car je suis
persuadé, que comme il est plus aisé d'empescher le feu de s'esteindre que de le
r'allumer, il est aussi plus aisé de conserver
l'amour que de la faire renaistre ; de sorte que selon mon opinion, dés qu'une Dame
voit que sa beauté ne peut retenir son Amant, elle ne doit plus songer à le
renchainer s'il a veritablement rompu ses chaines : estant certain que pour
l'ordinaire tous ceux qu'on dit qui ont recommencé d'aimer une mesme Personne,
n'avoient effectivement point cessé de le faire, quoy qu'ils ne le creussent pas :
et il faloit sans doute que ce feu fust caché sous la cendre, et qu'ils se
trompassent en leurs propres sentimens. En effet, il y a des Amans jaloux qui ont la
hardiesse de dire dans leurs transports qu'il n'aiment plus, quoy que toute la Terre
sçache qu'il n'est point de jalousie effective sans amour. il y en a d'autres
encore, qui parce qu'ils sentent quelques effet de la haine dans leur esprit,
pensent qu'ils haïssent : car enfin on voit quelquesfois qu'un simple dépit leur
fait faire des imprecations terribles contre celles qu'ils servent : cependant il
arrive tres souvent qu'ils ne croyent haïr, que parce qu'ils aiment. Mais outre ces
deux fortes d'Amans, qui aiment sans le sçavoir, et qui croyent quelquesfois
recommencer d'aimer, lors qu'ils ne font que continuer d'avoir de l'amour ; il y en
a encore d'une trosiesme espece, qui pensent comme les autres qu'ils ne sont plus
amoureux, parce que leur amour s'est allentie par le temps, et par l'habitude : Se
qu'elle a cessé de leur estre sensible, soit par la joye, soit par la douleur. Mais
apres tout, cette affection n'est qu'endormie, et
n'est pas morte : et lors que cette espece d'amour se reschauffe par quelque
accident estranger, on peut dire qu'elle se resveille, et non pas qu'elle ressuscite
: ainsi je ne m'estonne point du tout, s'il y a beaucoup de Gens persuadez qu'on
peut aimer deux fois une mesme Personne ; puis que ceux mesmes qui ont cette espece
de passion dont je parle y sont trompez les premiers, et trompent apres les autres.
Cependant il est constamment vray, que sans un prodige on ne peut avoir deux fois de
l'amour pour une mesme Beauté. J'advouë pourtant que lors que l'amour cesse par une
cause tout à fait estrangere, et tout à fait injuste, on peut cesser, et recommencer
d'aimer. Car par exemple, si un homme amoureux pensoit avoir esté trahi, et que dans
la violence de son ressentiment il passast de l'amour à la haine ; et puis qu'à
quelque temps de là, il sçeust aveque certitude qu'il se seroit trompé ; je croy
qu'il seroit facile de faire renaistre dans son coeur, la passion qu'il en auroit
bannie ; parce qu'il retrouveroit la mesme Personne qu'il auroit aimée. Ainsi ce
seroit plus tost continuer que recommencer de l'aimer : mais de toute autre maniere
dont on peut rompre avec sa Maistresse, je tiens impossible qu'il puisse jamais
arriver qu'on l'aime, deux fois. Puis qu'il est arrivé en la personne de Phylidas,
reprit Mnesiphile, il peut encore arriver en celle d'un autre : et puis qu'il
n'est point arrivé en celle d'Iphicrate, repris-je, il n'est pas vray-semblable qu'il arrive une autre fois : car enfin toutes choses
vouloient qu'il recommençast d'aimer Aglatonice : l'interest de sa
fortune, s'accordoit avec celuy de son amour, s'il en eust pû avoir ; elle n'estoit
plus rigoureuse ; Iphicrate n'estoit point engagé ailleurs ; il la voyoit
tous les jours ; il luy parloit à toutes les heures ; il a l'ame naturellement tres
passionnée ; il l'avoit plus opiniastrément et plus ardemment aimée que personne
n'aimera jamais ; et cependant il ne la pût aimer une seconde fois : et il ne la pût
aimer sans doute, parce qu'il est constamment vray qu'il est de l'amour comme de
toutes les autres choses du monde, qui lors qu'elles sont une fois destruites, ne
reviennent plus ce qu'elles ont esté. Et puis, quand on n'auroit autre raison que
l'amour propre, on n'aimeroit pas volontiers à dire qu'on auroit eu tort de cesser
d'aimer : ainsi on continueroit mesme de n'aimer plus, quand il n'y auroit nulle
autre cause que celle que je viens de dire. Par cette mesme raison, reprit Mnesiphile,
on recommenceroit infailliblement d'aimer, afin qu'on ne pûst pas estre accusé de
s'estre trompé en son premier choix : mais Chersias, adjousta-t'il, j'ay bien des
raison plus fortes à dire : car enfin comme je suis persuadé, que la cause la plus
essentielle de l'amour, est cette liaison invisible, qui attache si fortement les
coeurs, et qu'on apelle simpathie ; je le suis aussi que cette simpathie ne peut
jamais finir : puis que nous voyons que toutes les inclinations naturelles ne
changent jamais, soit parmy les choses inanimées ;
soit parmy les Animaux ; soit parmy les hommes. Car enfin, l'Aimant garde la qualité
d'attirer le Fer, tant qu'il est Aimant : le Lion craint le chant de cét Oyseau qui
annonce le jour, tant qu'il est Lion : et les hommes conservent jusques à la mort,
les premieres inclinations que la Nature leur a données. En effet, un Avare ne sera
jamais liberal, sans se faire violence : un Envieux ne loüera jamais personne, sans
quelque chagrin : et un Ambitieux, ne se soûmetra jamais sans douleur. Or est il que
selon mon opinion, toutes ces diverses inclinations ne sont pas plus puissantes dans
nostre coeur, que la simpathie qui nous fait aimer une Personne plustost qu'une
autre : de sorte que comme toutes ces inclinations subsistent tant que nous
subsistons nous mesmes, il s'enfuit de necessité absoluë, que la simpathie qui nous
fait aimer subsiste aussi, Si bien que comme nos inclinations peuvent estre
quelquesfois forcées par la raison, quoy que nous les ayons tousjours : de mesme
l'effet de cette simpathie dont je parle, peut estre suspendu par quelque cause
estrangere : mais apres tout, comme elle ne peut cesser d'estre, puis qu'elle a
esté, je conclus qu'il y a tousjours une grande disposition à aimer, ce qu'on a une
fois aimé, puis que la cause n'en cesse jamais. de sorte que comme il y a certaines
choses qui empeschent l'effet de l'Aimant, il peut y en avoir qui empeschent l'effet
de la simpathie : et comme en esloignant l'Aimant
de ce qui suspent sa vertu, on la luy redonne ; de mesme en ostant les obstacles à
la simpathie, elle recommence d'agir : et je suis si persuadé de ce que je dis, que
je suis bien plus estonné de voir qu'on cesse d'aimer, ce qu'on a desja aimé, que de
voir qu'on aime deux fois une mesme Personne. Et Puis à dire la verité, je trouve
encore que l'habitude qui est si puissante en toutes choses, fait aussi que l'eprit
a une pente naturelle, à recommencer d'aimer ce qu'il a aimé long temps. Les
branches des Arbres qu'on a Pallisadées, S'accoustument tellement au ply qu'on leur
a tait prendre, que lors mesme qu'elles ne sont plus attachées, elles demeurent à la
scituation où elles sont : tant il est vray que l'habitude est une chose puissante.
Ainsi il ne faut pas s'estonner, s'il y a de la facilité d'aimer une seconde fois
une Personne qu'on a desja aimée, puis que c'est faire ce que l'on a desja fait : et
à n'en mentir pas, l'exemple de Phylidas, et d'Anaxandride, que j'ay raporté, fait
assez voir que les raisons dont je me fers sont effectives : car s'il n'y eust pas
eu une puissante simpathie entre eux, ils n'auroient pas recommencé de s'aimer.
Phylidas avoit trop outragé Anaxandride, pour songer à
redevenir son Amant, s'il n'y eust esté forcé : et Anaxandride avoit esté trop
injustement abandonnée par luy, pour se fier à son affection : cependant ils
s'aimerent plus cette seconde fois, qu'ils ne s'estoient aimez la premiere : et soit
par simpathie, ou par habitude, ou par toutes les
deux ensemble, ils s'aiment encore avec autant d'ardeur que de fidellité : et selon
toutes les aparences, ils s'aimeront toute leur vie.
Au terme du débat entre Chersias et Mnesiphile, les sages se rangent finalement
du côté de ce dernier, soutenant qu'il est possible d'aimer deux fois la même
personne. Seul Esope n'adhère pas à ce verdict, persuadé qu'il est de ne plus
jamais aimer Rhodope. La conversation porte ensuite sur divers sujets, dont la
jalousie, à propos de laquelle tous les sages donnent leur avis. On évoque ensuite
l'histoire d'Arion et du dauphin. Ce sujet donne lieu à la fois à des réflexions
sur la primauté du vraisemblable sur le vrai, ainsi qu'à l'évocation d'autres
histoires célèbres mettant en jeu des dauphin, notamment celle d'Hesiode ou
d'Enalus. Esope profite du sujet pour rappeler combien les animaux qu'il fait
parler dans ses fables sont susceptibles de transmettre des vérités, même s'ils
semblent parfois se contredire.
Apres cela, Mnesiphile s'estant teû, la Princesse des Lindes, qui estoit cause que
cette question avoit esté agitée, pria toute cette illustre Assemblée d'en vouloir
dire son advis. Mais comme il y avoit des gens trop sçavans, pour dire leur opinion
sans en dire la raison, cette question fit que tous ces Sages remontant à la Source,
firent une definition de l'amour, la plus agreable du monde. Mais enfin apres avoir
dit mille belles choses, la pluralité des vois de toute l'Assemblée (qui se
partagerent entre ces Sages) fut à l'avantage de Mnesiphile : car ils conclurent non
seulement qu'on pouvoit aimer deux fois une mesme Personne ; mais que mesme il
estoit plus aisé de retourner à sa premiere Maistresse, que d'en faire une nouvelle.
Ils advoüerent pourtant que cela n'arrivoit pas aussi souvent qu'il devroit arriver
: adjoustant que c'estoit sans doute que la plus part de ceux qu'on voyoit cesser
d'aimer, n'avoient jamais aimé fortement, ou n'avoient mesme jamais aimé. Pour moy,
dit Esope, qui ne fut pas de leur advis : je sçay bien que j'ay aimé Rhodope, plus
que personne n'aimera jamais : et je sçay mieux encore que je ne l'aimeray plus, et
que je ne fortifieray point le Parti de Mnesiphile par mon exemple. Aussi
bien, adjousta-t'il, ne trouve je pas trop bon, que les hommes soient moins raisonnables que les Tourterelles, qui n'aiment
qu'une fois en leur vie. Apres cela passant d'une chose à une autre on demanda
pourquoy la beauté ne produisoit pas necessairement l'amour dans l'ame de tous ceux
qui la voyoient ? on examina pourquoy il y avoit quelquesfois des Femmes qui
n'estoient point du tout belles, qui ne laissoient pas de faire naistre de grandes
et violentes passions ; et on considera la jalousie en toute son estenduë :
raportant mesme beaucoup d'exemples de ses plus bizarres effets. Solon dit que si
l'esperance nourrissoit l'amour, la jalousie l'augmentoit, pourveû qu'elle ne fust
pas trop forte, et qu'elle fust mal fondée. Periandre au contraire soustint, que
cette passion estoit ennemie de l'amour, quoy qu'elle en fust Compagne inseparable.
Bias
prenant un tiers parti, dit qu'il falloit qu'un Amant fust capable de jalousie, et
qu'il ne fust pourtant jamais jaloux. Pittacus soustint qu'il ne faloit point estre
jaloux, parce que si la Personne qu'on aimoit ne donnoit point sujet de jalousie, il
n'en faloit point avoir : et que si elle en donnoit, il la faloit haïr. Cleobule, et
Thales,
au contraire, dirent que l'amour sans jalousie estoit trop tiede : et Chilon, suivant
son austerité naturelle, dit qu'il ne faloit estre jaloux, que de sa propre gloire.
Quant à Anacharsis, il dit qu'il le faloit estre de tout ce qu'on aimoit :
soustenant qu'on ne pouvoit rien aimer sans craindre d'en perdre la possession : et
qu'on ne pouvoit craindre de la perdre, sans
quelques sentimens jaloux. Pour Esope, comme, il mesloit toûjours ses Bestes, ou ses
Oyseaux, en toute sa Philosophie ; il dit que comme le Pellican donnoit la vie à
ceux qui luy devoient donner la mort ; de mesme la jalousie estoit une passion qui
faisoit mourir l'amour qui la faisoit naistre. Pour les Princesses, elles
demeurerent dans toute la modestie de leur Sexe, se contentant de se ranger de
l'avis de quelques-uns de ces Sages : et de faire voir qu'elles s'y rangeoient par
raison, sans entreprendre d'en proposer de nouveaux. Comme les choses en estoient
là, on vint advertir Periandre de l'accident arrivé à Arion : de sorte que faisant
raconter cette merveilleuse avanture à toute la Compagnie, par celuy qui la luy
aprenoit, ce recit la divertit fort : estant certain que celuy qui le fit,
representa si admirablement comment le Dauphin sauva Arion, et le vint mettre sur le rivage
aupres du Port de Tenare qu'il faisoit voir la chose qu'il descrivoit. Mais comme
cette avanture est sçeuë de toute la Terre, je ne m'arresteray pas Madame à vous la
raconter : et je vous diray seulement, que Periandre s'estant souvenu qu'il
avoit autrefois oüy dire à Thales, qu'il faloit dire les choses vray-semblables, mais
qu'il ne faloit jamais dire celles qui ne l'estoient pas, quoy qu'elles fussent
vrayes, luy demanda pardon de n'avoir pas suivy sa maxime, en faisant raconter une
chose qui sembloit presques impossible. Il est vray, dit alors le sage Bias, que Thales a dit ce que vous dittes ; mais il est vray aussi,
que je luy ay entendu dire, qu'il ne faloit jamais croire ses Ennemis, des choses
qui paroissoient mesme les plus croyables : ny ne croire pas ses Amis, de celles qui
paroissoient les plus incroyables : c'est pourquoy vous ne douez pas craindre qu'il
vous accuse. en suitte on raporta divers Exemples de l'amour des Dauphins pour les
hommes : Solon raconta celuy d'Hesiode, dont un Dauphin porta le corps jusques à
un Cap, qui est aupres de la Ville de Molycrie : et qui fut cause que ceux qui
avoient tué ce fameux Poëte, furent punis. Pittacus raconta aussi un autre Exemple
de la bonté des Dauphins, en la personne d'un appellé Enalus, qui estoit Fils d'un
des Fondateurs de Mytilene, à qui des Dauphins sauverent la vie. Et bien,
interrompit alors Esope en souriant, vous moquerez vous encore de mes Geays, et de
mes Corbeaux qui parlent, aprenant que les Dauphins sont des choses si merveilleuses
? En mon particulier, dit Cleobuline, je n'ay garde de m'en moquer : car ils
parlent si bien, qu'il est difficile de parler mieux. Si ce n'est vous, reprit-il,
ce sont de ces Gens qui jugent sur les apparences : et qui parce qu'ils voyent que
ce ne sont que des Bestes que j'introduis, ne jugent pas que c'est un homme qui les
fait parler. Ce n'est pas, dit-il encore, qu'ils ayent grand tort : car on ne
connoist guere la verité, si ce n'est par les apparences. Vous avez donc oublié
vostre Renard, reprit agreablement Anacharsis :
car lors que vous le fistes entrer en contestation avec le Leopard, pour sçavoir
lequel des deux avoit le plus de taveleures ; il pria son Juge de ne considerer pas
tant les mouchetures exterieures que le Leopard avoit sur la peau, que celles qu'il
avoit dans la teste : l'assurant que s'il consideroit bien les siennes, il les
trouveroit plus diverses que celles de celuy qui luy disputoit l'avantage d'estre le
mieux tavelé. Il est vray, dit Esope, que je me suis contredit : mais à vous dire la
verité, adjousta-t'il en riant, je fais tant parler de Bestes, que je crains qu'en
leur aprenant mon langage, je ne vienne à la fin à aprendre le leur : et que les
faisant devenir ce que je suis, je ne devienne ce qu'elles sont. Ha Esope, s'escria
Eumetis, quelque esprit que vous ayez inspiré à toutes vos Bestes, et à
tous vos Oyseaux, vous en avez encore plus que vous ne leur en avez donné.
La compagnie se sépare en petits groupes, qui se dispersent dans le bocage. Solon
et Esope restent avec Eumetis et Cleobuline. Après avoir évoqué les discussions
sérieuses du banquet, la conversation porte sur l'amour féminin. Esope soutient
qu'une femme peut, au même titre que l'homme, aimer la première. Solon nuance le
propos, mais concède également qu'il est possible qu'une femme tombe amoureuse la
première. Les sages rejoignent la petite compagnie, qui leur soumet également la
question. Après avoir débattu de l'amour féminin, la conversation prend à nouveau
un tour sérieux. Les sages évoquent les mœurs de leurs différentes patries,
jusqu'à ce qu'Esope, par une pointe, suggère que le temps est venu de se
retirer.
Apres cela chacun suivant son inclination, se separa par diverses Troupes, dans cét
agreable Bocage : Chilon fut se promener avec Anacharsis : Periandre fut suivy de
Thales,
de Niloxenus, de Bias, de Pittacus, de Cleobule, et dé Cleodeme : mais pour Solon, comme il a
l'inclination naturellement galante, il demeura avec les Dames, et rendit cette
conversation si agreable, que de ma vie je n'ay eu plus de plaisir que j'en eus
alors. En effet, cét homme si sage, et si sçavant, sçait pourtant si admirablement
s'accommoder au temps, et aux personnes à qui il parle, qu'il n'est rien dont il ne sçache parler : il est vray qu'il n'estoit pas
dans la necessité d'abaisser son esprit : car estant avec la Princesse de Corinthe,
et la Princesse des Lindes, il pouvoit parler des choses les plus eslevées, sans
craindre de n'estre pas entendu. Aussi leur raconta-t'il tout ce qui s'estoit dit
entre tant d'hommes illustres, depuis qu'elles estoient sorties de la Sale : et il
le fit avec tant d'art, qu'en peu de paroles, il r'assembla tout ce qu'ils avoient
dit d'excellent : et c'est à dire tout ce que la Morale, et la Politique, peuvent
enseigner de plus beau. En fuite, passant d'un discours si serieux à un autre ;
Solon dit
à ces deux Princesses, qu'elles devoient s'estimer infiniment heureuses, d'estre
tant au dessus de toutes celles de leur Sexe : et d'avoir pourtant la moderation de
demeurer dans les bornes que la modestie veut que les Dames conservent tousjours, en
matiere de Sciences : et de n'avoir aucune des foiblesses dont on accuse les Femmes.
Car enfin, leur dit-il en soûriant, il s'en trouve peu qui n'ayent du moins celle de
souhaiter d'estre aimées de plus de Gens qu'elles n'en veulent aimer. Pour moy, dit
Cleobuline, je comprens bien qu'on peut souhaiter d'estre estimée de
tout le monde : mais j'advouë que je n'ay jamais compris que l'on deust desirer de
donner de l'amour, à des Gens pour qui l'on n'en veut point avoir. C'est neantmoins
un sentiment assez general à toutes les belles Personnes, reprit Solon ; et c'est
mesme un sentiment plus dangereux qu'elles ne
pensent : il y en a toutesfois beaucoup, repliqua Eumetis ; qui ne l'ont que par vanité :
et qui ne souhaittent d'estre aimées, que parce qu'elles croyent que l'estime de la
beauté est l'amour. Il est vray, reprit Solon, que la chose est souvent ainsi :
mais apres tout, peu de Dames aimeroient, si elles n'estoient jamais aimées : ainsi
lors qu'elles souhaitent qu'on les aime, elles cherchent à se mettre en estat
d'aimer. Pour moy, dit alors Esope, je ne croy point qu'il soit aussi necessaire
qu'on se l'imagine, d'aimer une Dame autant qu'elle aime : car puis qu'il se trouve
un nombre infiny d'Hommes, qui aiment les premiers ; je croy qu'il se peut aussi
touver un nombre infiny de Femmes, qui aiment les premieres : et quand tous les sept
Sages qui sont dans ce Jardin, me diroient le contraire, j'aurois bien de la peine à
les croire. Car enfin on aime celles qu'on doit aimer, dés qu'elles plaisent : et
par consequent elles peuvent aimer, dés qu'on leur plaist. Ha Esope, s'escria
Eumetis, quelle injustice faites vous à nostre Sexe ? Je vous assure,
reprit-il, que je ne suis pas si injuste que vous pensez. Car de grace, par quelle
raison pouvons nous aimer sans qu'on nous aime, si vous ne pouvez pas aimer sans
estre aimées ? Les Dames ont-elles le coeur different de celuy des honmes ? l'amour
n'est-elle pas une mesme passion dans leur ame, que dans la nostre ? est-ce un acte
de leur volonté, d aimer, ou de n'aimer pas ? et n'ay-je pas raison de dire, que si
on ne dit pas aussi souvent qu'elles aiment sans
estre aimées, comme on dit que nous aimons sans estre aimez ; c'est parce seulement
que la bien-seance qui est establie dans le monde, veut qu'un homme puisse sans
honte, aimer sans estre aimé, et qu'elle ne souffre qu'à peine qu'une Dame aime,
lors mesme qu'elle est aimée ? à plus forte raison donc ne le veut-elle pas, lors
qu'on ne l'aime point. Mais apres tout, toute la difference qu'il y à entre nous,
est que celles qui aiment sans qu'on les aime, ne le disent point, et ne s'en
pleignent pas : et que nous le disons, et nous en pleignons hautement. Car enfin,
puis qu'elles ont des yeux, de l'esprit, et un coeur capable d'estre touché, il faut
conclure qu'elles peuvent aimer sans qu'on les aime : et pour le prouver fortement,
il ne faut que considerer que l'amour toute seule, quelque ardente qu'elle soit, ne
les oblige point à aimer, et qu'il faut de plus que l'Amant leur plaise : estant
certain que si cela n'est pas, on les aime inutilement. Comme Esope parloit ainsi,
et que Solon alloit luy respondre, le hazard fit que toutes ces diverses
Troupes qui s'estoient separées, s'estant rejointes en un endroit où six Allées se
croisent, cette grande Compagnie se rassembla : si bien que Solon qui trouvoit la question
qu'Esope avoit fait naistre trop digne de curiosité pour n'en parler pas davantage,
la proposa à cette illustre Assemblée, qui se disposa à en dire son advis. Pour moy,
dit la Princesse des Lindes, qui ne trouve rien de plus estrange que d'aimer sans
estre aimée, j'auray bien de la peine à endurer
qu'on accuse le Sexe dont je suis, d'une pareille foiblesse. Mais enfin, dit Esope,
encore faut-il qu'il y en ait un des deux qui commence d'aimer : et puis que cela
est, pourquoy ne voulez vous pas que ce soit aussi tost l'Amante que l'Amant ? C'est
parce, reprit Eumetis, que la bienseance ne le soufre point : mais, repliqua Esope,
comme la Nature est plus ancienne que la bienseance, ce n'est pas de cela dont il
s'agit. Il est certain, dit alors Solon, qu'à parler veritablement, il peut estre qu'une
Femme aimera sans estre aimée, aussi bien qu'un homme aime sans estre aimé : mais il
est pourtant vray que cela n'arrive pas si souvent : et une des plus fortes raison
qu'il y en ait, est que les Dames ayant la beauté en partage, et toutes les graces
du corps et de l'esprit plus attirantes, et plus engageantes que les hommes ; leur
merite produit un effet plus pronpt que le nostre : si bien que pour l'ordinaire, on
les aime devant qu'elles ayent eu loisir d'aimer. De plus, il est encore vray, que
les Femmes sont nées avec plus de vanité : et qu'ainsi elles ont moins de
disposition à faire les premiers pas en amour : joint que de la maniere dont on les
esleve, elles ne sont pas en estat de suivre les purs sentimens de la Nature : parce
que dés le Berçeau, on leur dit tellement qu'il ne faut point qu'elles aiment sans
estre aimées, qu'elles sont en garde continuelle contre elles mesmes : mais apres
tout, je suis persuadé qu'il n'est nullement impossible que cela arrive. Je
m'assure, reprit Esope, que Chilon avec sa severité, croiroit s'estre deshonnoré, s'il avoit aussi bien parlé d'amour que
Solon :
il est vray, repliqua-t'il, que je le trouve bien sçavant en galanterie, pour un
homme qui a fait de si belles Loix : du moins, sçay-je bien, qu'il n'y a personne à
Lacedemone, qui en sçache autant que luy. Comme les Atheniens, reprit Solon, ne sont
pas si severes que les Lacedemoniens, j'advouë sans confusion, que je connois
l'amour, comme toutes les autres passions : mais pour en revenir à la question dont
il s'agit, qu'en semble t'il à la Compagnie ? En mon particulier, dit Thales, je croy
qu'une Femme peut aimer la premiere : mais je croy en mesme temps, que peu de Femmes
peuvent aimer long temps sans estre aimées, et mesme sans passer bien tost de
l'amour à la haine. Pour moy je croy, reprit Periandre, que cela peut arriver :
mais je crois en mesme temps, qu'il faut qu'une Dame ne soit guere aimable, si elle
ne se fait aimer en aimant. Je suis si persuadé, dit alors Cleobule en souriant, que
les Dames sont plus propres à estre aimées, qu'à aimer ; que bien loin de croire
qu'elles puissent aimer les premieres, j'ay bien de la peine à croire qu'elles
aiment lors qu'on les aime. Il n'en est pas ainsi de moy, dit Bias, car je croy que quand
elles aiment, elles aiment plus ardemment, et plus opiniastrément que les hommes :
mais j'avouë que j'ay quelque difficulté à concevoir, qu'elles aiment les premieres
: parce qu'à parler equitablement, de mille Femmes il n'y en aura pas une qui n'aime
mieux les tesmoignages esclatans que l'amour a
accoustumé de produire, que l'Amant qui les donne : de sorte que comme cela ne se
trouve pas en aimant la premiere, je suis persuadé, ou qu'il n'y en a point, ou
qu'il y en a peu qui en soient capables. Pour moy, dit Pittacus, je croy que l'amour
n'estant pas un acte de volonté, elle naist aussi bien dans le coeur d'une Femme
sans estre aimée, que dans celuy d'un homme qui n'est point aimé : en mon
particulier, dit Anacharsis, je ne sçay pas quelle est la puissance de
l'amour en Grece : mais en Scythie, ny les hommes, ny les Femmes, n'aiment point
sans estre aimez, ou sans croire du moins qu'on a disposition à les aimer, et sans
esperer qu'ils le seront bien tost. Car enfin je ne croy point possible, que l'amour
puisse subsister sans toutes ces conditions : ce n'est pas, dit-il, qu'il ne puisse
y avoir de l'exception : mais à parler en general, la chose est comme je le dis.
Quoy que l'Egipte, reprit Niloxenus, soit bien esloignée de la Scythie en toutes
choses, on y croit ce que vous dittes : mais enfin, dit Solon, il demeure tousjours
pour constant, qu'il n'est nullement impossible, qu'une Dame aime sans estre aimée.
En verité, dit la Princesse des Lindes, s'il n'est impossible, il y a du moins bien
de la difficulté : ouy à celles qui ont l'ame comme vous l'avez, reprit Solon : mais ce
seroit faire trop de grace à vostre Sexe, adjousta-t'il, et le mettre trop au dessus
du nostre ; d'attribuer à toutes les Femmes, les sentimens que vous avez dans le coeur. Comme Eumetis alloit respondre à la civilité
de Solon,
on entendit un agreable Concert au milieu de ce Bocage, qui imposa silence à toute
cette illustre Compagnie : qui apres l'avoir escouté quelque temps, se separa encore
une fois par diverses Troupes : mais comme le Soleil estoit prest de se coucher, et
que Thales
estoit accoustumé à observer le Ciel, il s'arresta à regarder ce bel Astre : qui
ayant respandu tout l'or de ses rayons dans la Mer, sembloit luy avoir communiqué
une partie de sa lumiere. Pour Solon, s'estant arresté pour escouter la Musique avec les
Dames, le hazard fit, qu'il vit au pied d'un Arbre qui estoit fort proche, une
longue file de Fourmis, qui par cent occupations differentes, travailloient toutes
avec ordre, diligence, et affection, à l'utilité publique : de sorte qu'admirant
l'ordre qu'elles gardoient à leur travail il le consideroit attentivement. Mais
comme Esope estoit aupres de luy, il comprit aisément ce qui attachoit ses regards,
et ce qu'il pensoit : si bien que prenant la parole ; advoüez la verité, luy dit-il
en souriant, vous voudriez bien estre assuré que les Atheniens gardassent aussi bien
vos Loix, que ces Fourmis gardent les leurs. Je l'advouë Esope (repliqua Solon en riant,
aussi bien que tous ceux qui l'entendirent) et je l'advouë à la confusion de ma
Patrie. Puis qu'elle a un honme qui luy a donné des Loix si justes, reprit Cleobuline,
elle ne peut manquer d'estre fort glorieuse : elle le feroit bi ? davantage, si elle
les sçavoit garder, reprit-il, qu'elle ne l'est d'avoir donné la naissance à un homme qui ne les garde peut-estre pas luy mesme.
Apres cela, Solon s'engageant en un discours du Gouvernement des Peuples, dit des
choses admirables : de sorte que toute la Compagnie se r'assemblant une trosiesme
fois, la conversation devint tout à fait serieuse ; chacun raportant les plus
loüables coustumes de sa Ville. Thales parla de la Pieté des Milesiens ; Pittacus de
l'humeur Guerriere des Habitans de Mytilene ; Bias de la Politesse de ceux qui habitent
Priene ; Cleobule de la probité des Lindiens ? Periandre de l'ambition du Peuple de
Corinthe ; Solon, de l'humeur remuante et seditieuse des Atheniens ; et Chilon de
l'inclination severe et vertueuse des Lacedemoniens : apres quoy examinant les vices
et les vertus de tous ces Peuples differens, ils en parlerent tant, qu'il fut temps
de partir pour s'en retourner à Corinthe. En effet, les discours de ces Grands
Hommes, attachoient si agreablement l'esprit de ceux qui les escoutoient, que si
Esope qui vit une quantité innombrable d'Oyseaux, qui venoient choisir les branches
sur lesquelles ils vouloient passer la nuit, ne les eust monstrez agreablement à
toute la Compagnie, pour l'advertir qu'il estoit temps de se retirer, elle se seroit
retirée trop tard : aussi reprocha-t'il alors plaisamment à tous ces Sages, que ces
Oyseaux estoient plus sages qu'eux, puis qu'ils sçavoient mieux l'heure où il faloit
se retirer, qu'ils ne la sçavoient. Mais enfin Madame, tout le monde jugeant qu'Esope avoit raison, et qu'il feroit nuit quand on
arriveroit à Corinthe, on se disposa à s'en aller, et on s'en alla en effet : chacun
emportant dans son coeur, tant de satisfaction de s'estre trouvé avec tant
d'excellens hommes, qu'on estoit contraint d'advoüer qu'on n'avoit jamais passé un
jour plus agreable que celuy-là. Ne jugez pourtant pas Madame, du plaisir de cette
journée, par le recit que je vous en ay fait : car j'advouë avec beaucoup de
confusion, qu'en mon particulier je ne vous ay raconté que tres imparfaitement, ce
qui se passa à ce fameux Banquet des sept Sages.
Cyrus et les princesses remercient les narrateurs des différents récits. Dès le
lendemain, les préparatifs de la guerre reprennent. Anacharsis est de retour,
porteur de mauvaises nouvelles. Il n’est pas parvenu à raisonner Thomiris. Celle-ci
a publié un manifeste stipulant que Cyrus ambitionne de se rendre maître de toute
l’Asie et que Mandane n’est qu’un prétexte. En outre, la reine a fait transmettre au
héros une proposition de le laisser passer l’Araxe et de se constituer prisonnier
pour libérer Mandane. Mais Cyrus ne reste pas inactif : il parvient à déjouer
l’attention des ennemis et à passer le fleuve par un endroit qu’ils ne soupçonnent
pas. En un bois, il rencontre Thomiris et quelques cavaliers. Le combat est âpre,
mais Cyrus parvient à s’échapper.
Le récit de Mnesiphile et Chersias suscite encore une longue conversation entre
Cyrus et Onesile. Celle-ci regagne ensuite une petite ville non loin du camp,
tandis que Cyrus s'affaire à encourager ses hommes. Anacharsis revient de son
ambassade auprès de Thomiris. Il n'a malheureusement pas pu la convaincre de
cesser les hostilités. Au contraire, la reine des Massagettes se prépare à la
guerre. Elle a fait publier un manifeste prétendant que Cyrus aspire à la
domination universelle et que Mandane n'est qu'un prétexte. Elle fait par ailleurs
construire un fort au-delà de l'Araxe, à l'endroit où l'armée de Cyrus est obligée
de passer au sortir d'un défilé. Cyrus apprend en outre par Ortalque que le fort
des Sauromates est très ingénieusement construit, qu'Arsamone est en relation avec
Thomiris, et qu'une querelle s'est élevée à la cour des Massagettes.
Chersias
ayant achevé de parler, reçeut mille loüanges de Cyrus, et mille civilitez d'Onesile, aussi
bien que Mnesiphile : apres quoy disant qu'elle vouloit profiter de l'advis
qu'Esope avoit donné à ces Sages, elle se leva pour s'en aller, de peur d'arriver de
nuit à la petite Ville où elle s'en retournoit. Mais comme Cyrus luy fit offrir une
Colation magnifique avant qu'elle partist, on ne parla tant qu'elle dura, que de ce
que Mnesiphile et Chersias avoient raconté : et je ne sçay si ce que
dirent Cyrus et Onesile, pendant cette Colation, ne valoit point ce
qu'avoient dit ces sept Sages pendant leur Banquet. Telagene dit aussi mille jolies choses
à Indathirse : apres quoy Onesile montant dans son Chariot,
partit avec escorte et laissa Cyrus avec une impatience estrange de sçavoir quel seroit
le succés du voyage d'Anacharsis. Cependant quoy qu'il eust volontiers donné quelques heures à s'entretenir luy mesme, il se
contraignoit afin d'entretenir dans le coeur des Chefs, et des Soldats, cette noble
ardeur qui leur avoit fait r'emporter de si illustres victoires : de sorte que
parlant tantost à l'un, et tantost à l'autre, il inspiroit effectivement à ceux à
qui il parloit, une partie de cette ardeur heroïque qu'il avoit dans l'ame. Mazare de son
costé contribuoit aussi tous ses soins à disposer les Soldats à bien combatre quand
il en seroit temps : quoy que le peu d'interest qu'il avoit à la victoire, luy
donnast tousjours de fascheuses heures : et que sa vertu eust besoin de toute sa
force, pour resister à son amour. Myrsile en son particulier, n'estoit pas moins zelé que
Mazare,
quoy qu'il n'eust nulle seureté de l'affection de Doralise : mais du moins, avoit-il cét
avantage de sçavoir que s'il n'estoit point aimé, nul autre ne l'estoit, et
qu'Andramite estoit haï. Cependant apres avoir attendu le retour d'Anacharsis,
avec beaucoup d'impatience, ce fameux Scythe revint, sans avoir pû rien obtenir de
Thomiris, et sans qu'Ortalque eust pû voir Mandane : parce qu'elle estoit alors
bien plus rigoureusement gardée, qu'elle n'estoit au commencement. Toutesfois comme
il avoit veû Gelonide, cette Princesse n'avoit pas laissé d'avoir la Lettre de
Cyrus, et
d'y respondre : mais cette response estoit si touchante, qu'elle affligea plus ce
Prince qu'elle ne le consola. Araminte luy avoit aussi respondu d'une maniere si
propre à exciter la tristesse, que Cyrus fut
beaucoup plus malheureux apres le retour d'Anacharsis, qu'il ne l'estoit
auparavant. Mais enfin (dit ce Prince affligé à cét illustre Scythe, apres qu'il luy
eut fait comprendre qu'il n'avoit rien obtenu) que peut dire Thomiris, pour pretexter la
Guerre où elle veut s'engager, en retenant la Princesse Mandane ? elle dit Seigneur,
reprit-il, tout ce que peut dire une Personne, qui ne veut pas dire la veritable
raison qui la fait agir avec tant d'injustice : et que j'ay sçeuë par Indathyrse,
devant que de vous quitter. En effet, elle a fait publier un Manifeste parmy ses
Peuples, et dans toutes les Cours des deux Scythies, par lequel elle dit que vous
aspirez à la Monarchie universelle : que la Princesse Mandane n'est qu'un pretexte
qui couvre vostre ambition : que quand celuy-là vous manqueroit, vous en trouveriez
un autre : et que c'est pour cette raison qu'elle ne veut pas vous la rendre, puis
que c'est tousjours quelque seureté pour elle, que de l'avoir en sa puissance :
apres quoy elle convie tous les Peuples, et tous les Princes qui ne reconnoissent
pas encore vostre authorité, de s'unir courageusement, pour tascher d'arrester le
cours de vos victoires. Ainsi Seigneur, comme les grandes Conquestes que vous avez
faites donnent quelque vray-semblance à ces raisons, ce Manifeste a sans doute esté
assez bien reçeu du Peuple : qui voyant qu'elle se resout de vous faire la Guerre,
commence, comme il est greffier, à ne croire plus que ce soit la passion qu'elle à dans l'ame qui la fait agir comme elle fait : de
sorte que les Massagettes semblent tous estre resolus à se deffendre jusques à
l'extremité. Les autres Rois de Scythie, à qui l'aproche de vostre Armée donne de
l'ombrage, se liguent aussi contre vous : et il n'y en a aucun qui ne face des
levées, et qui ne se dispose à se joindre à Thomiris. Mais Seigneur, le plus
fâcheux de ce que j'ay à vous dire, est que comme Aryante en faisant la Guerre dans
vostre Armée, a achevé de s'y rendre tres sçavant ; il a jugé que quand vous auriez
passé l'Araxe, vous ne pourriez aller vers les Tentes Royales, que par un chemin où
il y a plusieurs Défilez. Si bien que pour mettre une Barriere à vostre passage, il
fait construire un Fort, qui est presque achevé, afin de deffendre cét endroit ;
sçachant bien que si vous preniez : le chemin de la Plaine, vostre Armée y periroit,
à cause qu'il y a fort peu d'eaux. De sorte que jugeant qu'il faut de necessité que
vous alliez par le lieu qu'il fait fortifier, il semble que vous ne soyez pas en
estat de vaincre facilement : et en effet Thomiris se soucie si peu de faire
garder les passages de l'Araxe, qu'elle m'a chargé de vous dire, qu'elle ne veut
point de Paix que la victoire ne la luy donne ; et que pour vous tesmoigner qu'elle
ne veut pas faire durer cette Guerre, elle consentira si vous le voulez, que vous
entriez dans son Païs : et que pour cela elle retirera ses Troupes à trois journées
de l'Araxe : si ce n'est que vous veüilliez le luy laisser passer, et faire de vostre costé, ce qu'elle vous offre de
faire du sien. Ouy sage Anacharsis, reprit Cyrus, puis que la Reine des Massagettes
le veut, j'entreray dans sont Païs : et quand le Fort qu'elle fait faire, seroit
plus difficile à prendre que Babilone, il n'arresteroit pas mes desseins. Seigneur,
reprit ce sage Scythe, quoy que Thomiris m'ait paru fort fiere, et fort opiniastre dans
sa resolution, je ne desespere pourtant pas de la voir changer d'avis, si les
premieres Occasions de cette Guerre luy succedent mal ; c'est pourquoy il ne faut
pas que vous en perdiez l'esperance. Apres cela Ortalque dit à Cyrus qu'un des Gardes de
Madane) qui disoit avoir veû Feraulas au bord du Phase, et luy avoit promis de
l'advertir de tout ce qu'il sçauroit) l'avoit chargé de luy dire que Thomiris ne
luy offroit de luy laisser passer l'Araxe, que pour l'engager à donner Bataille en
un Poste desavantageux : qu'elle ne luy demandoit aussi a le passer, que dans la
pensée qu'il ne l'accepteroit pas : et que hors de faire surprendre le Fort
qu'Aryante faisoit bastir, il seroit difficile qu'il peust vaincre Thomiris, ny
approcher seulement des Tentes Royales. Mais pour pouvoir surprendre ce Fort,
repliqua Cyrus, il faudroit avoir passé l'Araxe, et il faudroit que je sçeusse
precisément sa scituation. De plus, Gelonide m'a chargé de vous dire,
reprit Ortalque, qu'Aryante a fait ce qu'il a pû pour empescher Thomiris, de
vous mander par Anacharsis, qu'elle vous offre de vous laisser passer l'Araxe, parce qu'il disoit que c'estoit le pis qui luy pouvoit
arriver : mais comme cette Princesse ne songe à rien tant qu'à vous engager dans son
Païs ; elle pretend, à ce que dit Gelonide, quand vous y serez entré, de faire tous
efforts pour faire rompre ou brusler le Pont de Bateaux sur quoy vous aurez passé
l'Araxé : afin de pouvoir vous avoir en sa puissance, si elle gagne la victoire
comme elle l'espere ; à cause des passages difficiles, où il faut de necessité que
vous vous trouviez engagé. Aussi est-ce pour cela qu'elle m'a dit que Thomiris ne
fait pas avancer son Armée ; et qu'elle se contente d'avoir seulement quelques
Troupes le long du Fleuve : afin que quand vous l'aurez passé, ce soit à vous à
l'aller chercher. Elle m'a dit de plus, qu'Aripite, qui est tousjours amoureux de
cette Princesse, luy amene un puissant secours : mais ce qu'il y a de plus
surprenant, est qu'on dit que jamais on n'a entendu parler d'une diligence esgalle à
celle de ceux qui bastissent ce Fort qu'Aryante fait faire, et qui s'apelle le
Fort des Sauromates ; parce que ce sont en effet des Sauromates qui le font : car
comme ces Peuples sont accoustumez à travailler aux Mines qui sont en leur Païs, ils
remüent la Terre avec tant d'adresse, et tant de diligence, qu'ils ont fait en un
Mois, ce que d'autres ne seroient pas en quatre. De plus Gelonide m'a apris qu'elle
avoit descouvert qu'il y a desja quelque temps, qu'Arsamone a envoyé secrettement vers Thomiris : et qu'il trame quelque
chose avec elle, qui doit estre de grande importance. Mais Seigneur, elle m'en eust
encore bien dit davantage, si on ne la fust pas venuë querir diligemment de la part
de Thomiris : et il faloit sans doute qu'il se fust fait quelque combat
entre quelques Personnes de consideration : car celuy qui luy vint dire que la Reine
la demandoit, luy dit qu'il y avoit bien du desordre pour une querelle. Mais comme
il ne luy expliqua pas la chose, et que je fus contraint de la quiter, et de partir
tout à l'heure avec Anacharsis, je n'ay point sçeu ce que c'est : il est
vray que comme Adonacris à voulu demeurer encore un jour ou deux, pour voir s'il ne
gagnera rien sur l'esprit d'Aryante, vous pourrez sçavoir à son retour, si ce grand
desordre vous peut estre utile à quelque chose : et Anabaris sçaura aussi par luy, ce que
ses Amis luy mandent : car il a conferé avec eux, et s'est chargé de leur responce.
Cyrus réunit le conseil de guerre pour délibérer du passage du fleuve Araxe.
Malgré quelques oppositions, il parvient à convaincre le conseil de la nécessité
de traverser au plus vite le fleuve. On décide la construction d'un pont. Celui-ci
est édifié si rapidement que l'armée de Thomiris est prise de cours.
Apres cela Cyrus voulant en une chose aussi importante que celle-là, avoir l'advis
de tout ce qu'il y avoit de Gens habiles aupres de luy, tint Conseil de Guerre, où
il pria Anacharsis de se trouver : mais ce sage Scythe luy dit qu'il se
contentoit d'estre tousjours tout prest d'executer ses Ordres, sans se mesler d'un
Mestier où il y avoit long temps qu'il avoit renoncé. Si bien que Cyrus assemblant
alors Cresus, Artamas, Mazare, Myrsile, Intapherne, Gadate, Gobrias,
Indathyrse, et tous les autres qui avoient accoustumé d'estre du Conseil, il leur proposa l'estat des choses. D'abord la
pluralité des voix fut que Cyrus mandast à Thomiris, qu'il estoit prest de se
retirer à trois journées de l'Araxe, pourveû qu'elle vinst en personne à la Teste de
son Armée ; qu'elle fist aussi passer l'Araxe à la Princesse Mandane ; qu'elle promist de
la rendre si elle estoit vaincuë ; et qu'elle s'engageast à donner la Bataille trois
jours apres qu'elle auroit passé le Fleuve. Mais comme Cyrus n'estoit pas accoustumé à
reculer ; et qu'il ne pouvoit se resoudre de s'esloigner du lieu où il devoit
delivrer Mandane, on vit bien que cette proposition ne luy plaisoit pas : aussi
fut-il bien aise de voir que Cresus et Mazare n'estoient pas de cette opinion,
et qu'ils estoient de la sienne. En effet (dit-il, à toute l'Assemblée) ce seroit
decrediter nos Armes, que de reculer devant, une Reine : apres avoir eu le bon-heur
de vaincre tant de vaillans Rois. De plus, qui sciat si ceux que nous aurions
vaincus, nous cederoient le fruit de la victoire, quand mesme ils nous l'auroient
promis ? et si repassant le Fleuve dont ils feroient les Maistres, ils ne le
deffendroient pas avec le débris de leur Armée, et s'ils ne nous empescheroient pas
de delivrer Mandane ? Ainsi je conclus que pour agir prudemment, et glorieusement
tout ensemble, il ne faut point s'amuser à accepter l'offre que fait Thomiris ; de
nous laisser passer l'Araxe : car il faut le passer, quand mesme elle le deffendra.
Mais Seigneur, luy dit Indathyrse, l'advis qu'on
vous a donné, merite quelque reflection : car enfin vostre Armée ne peut avancer
vers celle de Thomiris par la Plaine, à cause qu'elle y periroit faute d'eau : et le
costé des Bois où elle fait bastir un Fort, a tant de Défilez, que je n'oserois
respondre de l'evenement, si vous entrepenez de les passer devant son Armée. Quand
nous serons au delà du Fleuve, reprit Cyrus, nous irons reconnoistre les
Passages : car enfin il ne s'agit pas de Capituler avec Thomiris, et de luy dire que
si elle est vaincuë, elle rendra la Princesse Mandane : puis qu'il s'ensuivroit de
là, que si elle ne l'estoit pas, on ne la luy pourroit plus demander. Cependant la
chose n'est pas en ces termes : puis qu'il est vray, que quand j'aurois esté batu,
et que mon Armée seroit destruite, j'en referois une autre pour recommencer la
Guerre : et que tant qu'il y auroit un homme dans toute l'estenduë des Païs que j'ay
conquis ; ou dans ceux de Ciaxare ; ou dans ceux du Roy mon Pere ; je combatrois
tousjours pour delivrer Mandane : c'est pourquoy il faut passer l'Araxe, de
quelque façon que ce puisse estre. J'ay sçeu ce matin, adjousta-t'il, que les
Bateaux, et toutes les choses necessaires pour faire un Pont sont prestes : ainsi
sans nous amuser à attendre des responces de Thomiris, on commencera ce Pont dés
demain : car puis que l'Araxe n'en a point qui ne soient trop loin de nous, il faut
necessairement en faire un : cependant j'envoyeray Chrysante dire à Thomiris, que
j'iray bien tost luy porter ma responce, à la Teste
de mon Armée. Cyrus dit cela d'un ton de voix si ferme, qu'il n'y eut personne qui
s'osast opposer à sa volonté : de sorte que tout le monde s'y conformant, ce Prince
assura ceux à qui il parloit, qu'il esperoit que la resolution qu'il leur faisoit
prendre luy succederoit heureusement. Et à dire vray, il ne manqua pas à sa parole :
car il agit avec tant de diligence ; il donna ses Ordres avec tant de jugement ; et
ils furent executez avec tant de promptitude ; que le Pont qu'il fit faire sur
l'Araxe, sembla estre fait par enchantement. En effet les Bateaux furent amenez si
diligemment, et furent attachez les uns aux autres en si peu de temps, qu'à peine
les Troupes que Thomiris avoit de l'autre costé du Fleuve, sçeurent elles que ce Pont
estoit fait, lors que l'Avant-garde de l'Armée de Cyrus commença de passer. Il est vray que
ce qui les abusa, fut que ce Prince pour les tromper, fit amener quelques bateaux
vis à vis du lieu où elles estoient : et fit travailler comme si en effet ç'eust
esté en ce lieu-là, qu'il eust eu dessein de faire un Pont. Mais pendant qu'il les
amusoit par cette feinte, il en faisoit faire un beaucoup au dessus de cét endroit,
en un lieu où il n'y avoit de l'autre costé du Fleuve que des Bruyeres, sans aucune
Habitation. De sorte qu'encore que ceux qui commandoient ces Troupes fussent
advertis par quelques Bergers, qu'il y avoit beaucoup de Bateaux en cét endroit, et
qu'il y avoit beaucoup de Gens qui y travailloient
; ils creurent que c'estoient des Bateaux que Cyrus faisoit descendre le long du
Fleuve, pour joindre à ceux qu'ils voyoient qu'on attachoit les uns aux autres : et
que ce que ces Bergers disoient de plus, estoit un effet de la peur qu'ils avoient,
qui leur avoit fait croire ce qu'ils leur raportoient. Ils envoyerent pourtant
quelques un des leurs pour s'en esclaircir : mais comme la nuit les surprit, ils
retournerent sans en sçavoir davantage : et dirent qu'ils n'avoient rien veû, sans
dire qu'ils n'avoient pas esté assez avant. De sorte que le Pont estant fait sans
aucun obstacle, il se trouva qu'à la pointe du jour, il y avoit desja deux
Bataillons formez au delà de l'Araxe, pour faciliter le passage de l'Armée, si
quelques Troupes s'y fussent voulu opposer. Mais Cyrus ne fut pas en cette peine : car
l'espouvante fut si grande parmy celles de Thomiris, lors qu'elles sçeurent avec
certitude, que l'Armée de Cyrus passoit le Fleuve, qu'elles ne sçavoient ce qu'elles
devoient faire. Les Chefs apres les avoir un peu r'assurées, les forcerent pourtant
de marcher vers le lieu où cette Armée passoit : mais lors qu'elles y arriverent,
les choses n'estoient plus en estat de leur permettre de rien entreprendre : car
l'Avant-garde toute entiere estoit passée, et rangée en Bataille. Les Massagettes
firent neantmoins quelques escarmouches : mais elles leur succederent si mal, qu'ils
furent contraints de prendre le party de se retirer, et d'envoyer diligemment aux Tentes Royales, où ils pensoient qu'estoit
Thomiris, afin de l'advertir du passage de Cyrus.
Cyrus passe le fleuve avec quelques hommes afin d'inspecter les lieux. Dans un
bois, il se trouve confronté à Thomiris, accompagnée d'une trentaine de soldats.
Ravie, la reine des Massagettes, saisissant l'occasion de capturer Cyrus,
s'apprête à l'attaquer. Le héros hésite toutefois à employer son épée contre une
femme. Les hommes des deux camps s'affrontent. Lorsque les renforts de Thomiris
arrivent, avec à leur tête Aryante, Cyrus et ses hommes parviennent à prendre la
fuite, laissant la reine furieuse.
Cependant ce Prince apres avoir employé toute la nuit, et tout le jour, à faire
passer son Armée ; et avoir donné ordre à son Campement, resolut sans donner temps à
Thomiris d'estre advertie de son passage, et d'envoyer des Troupes vers
luy, d'aller en personne reconnoistre les Défilez, dont on luy avoit parlé : car
comme il sçavoit que cette Princesse, dans le dessein qu'elle avoit de l'engager
parmy ces Passages difficiles, ne faisoit pas avancer son Armée, il voulut voir s'il
ne seroit point possible de surprendre le Fort des Sauromates, devant qu'elle se
fust emparée des avenues des Bois, et devant que ce Fort fust achevé. De sorte que
prenant des Guides, il fut accompagné de Mazare, d'Indathyrse, d'Araspe,
d'Aglatias, de Ligdamis, et de douze ou quinze autre, pour reconnoistre ces Passages.
Si bien que comme il partit au milieu de la nuit, et qu'il prit à la droite en
tirant tousjours vers le Fort des Sauromates, il arriva au commencement des Bois à
la pointe du jour : et il y arriva sans craindre d'y trouver aucun obstacle : car il
jugeoit bien que si. Thomiris estoit encore aux Tentes Royales, où Anacharsis
l'avoit laissée ; elle ne pouvoit avoir la, nouvelle de son passage : et qu'elle
n'auroit pas lait garder las Défilez qu'il alloit renconnoistre, puis qu'elle le
croyoit encore au delà du Fleuve : ainsi se confiant en sa prudence, et en sa bonne
fortune, il entra dans les Bois, conduit par des
Guides qu'il avoit. Mais à peine y eut-il fait cent pas, qu'il entendit à sa gauche
un bruit de chevaux : et a peine eut-il le loisir de raisonner sur ce qu'il
entendoit, qu'il vit au milieu de deux Routes du Bois qui se croisoient, la Reine
des Massagettes à cheval, qui venoit droit à luy, à la telle de trente Cavaliers.
Cette veuë surprit d'une telle sorte Cyrus, qu'au lieu d'avancer vers elle,
son premier sentiment fut de retenir la bride de son cheval, et de l'empescher
d'aller si viste, quoy qu'il n'est rien qu'il n'eust fait, pour avoir Thomiris en sa
puissance : il n'a pourtant jamais pû dire precisément, quel avoit esté le sentiment
qui luy avoit faire faire cette action. Pour Thomiris, elle n'en usa pas de mesme :
car dés qu'elle aperçeut Cyrus, la fureur s'emparant de son esprit, elle se retourna
fierement vers ceux qui la suivoient : et leur parlant avec authorité ; vaillans
Massagettes (leur dit-elle, en leur monstrant Cyrus de la main) vous pouvez aujourd'huy
finir la Guerre, et vanger vostre. Reine, si vous pouvez mettre dans mes Fers, le
redoutable Ennemy que je vous montre : A ces mots, ceux qui suivoient Thomiris,
s'avancerent vers Cyrus : et cette belle Reine irritée, qui avoit ce jour là une Espée
penduë à des Chaisnes d'or, dont les Boucles estoient ornées de Diamans, la tira
fierement du Fourreau : et par une action menaçante, fit signe à Cyrus qu'elle se
croyoit estre en estat de se vanger de son mespris.
D'autre part ce Prince à qui une honte heroïque, donnoit quelque repugnance à tirer
l'Espée contre une Femme ; et contre une Femme dont il avoit este aimé, et dont il
l'estoit encore, quelque irritée qu'elle fust ; voyant que les siens venoient
l'attaquer, et songeant que s'il pouvoit avoit Thomiris en sa puissance, la Guerre en
seroit bien moins longue, puis qu'Aryante n'auroit pas tant d'authorité sur ses Peuples, et
qu'ainsi Mandane en seroit plustost delivrée ; il se tourna vers ceux qui le
suivoient : et apres les avoir encouragez à bien faire, et leur avoir deffendu de
tuer Thomiris, et de tascher pourtant de la prendre, il s'avança vers ceux
qui venaient l'attaquer : et il les attaqua si rudement, qu'encore qu'ils fussent
plus forts en nombre, ils eurent lieu de croire par ce premier choc, qu'ils ne
vaincroient pas sans peine. Aussi Thomiris envoya-t'elle diligemment un des siens advertir
Aryante, qui estoit allé reconnoistre le Bois par un autre costé, de la
venir joindre le plus viste qu'il pourroit. Cependant le Combat commençant
asprement, Cyrus esclaircit bien tost le premier Rang de ceux qu'il avoit en teste
: de sorte que poussant les autres, et se faisant faire jour, il n'estoit plus guere
esloigné de Thomiris, lors qu'un sentiment de fureur et de jalousie tout ensemble,
obligea cette Princesse de s'avancer vers luy l'Espée haute. Mais Cyrus ne se vit
pas plustost devant elle, que baissant la pointe de la sienne, et suspendant sa valeur ; eh de grace Madame, luy cria-t'il, ne me
forcez pas d'employer mon Espée contre une Reine que je voudrois servir si elle
n'estoit pas injuste. A peine ces paroles furent elles entendues de Thomiris,
qu'elle commanda aux siens de cesser le combat : si bien que Cyrus faisant la mesme chose de
son costé, et tous ayant obeï, on vit dans ces Bois un objet qui avoit quelque chose
de terrible et de beau tout ensemble. Car enfin on voyoit huit ou dix hommes morts,
ou mourans ; quelques autres blesses ; et tous ceux qui ne l'estoient pas avoient
quelque chose de si fier sur le visage, qu'ils imprimoient de la terreur par leurs
regards seulement. Pour Cyrus, quoy qu'il eust de la fierté dans les yeux, de la
colere, et de la fureur dans l'ame ; et qu'il eust une Espée toute sanglante à la
main, son action estoit pourtant si pleine de respect ; et il paroissoit si
clairement qu'il eust voulu pouvoir delivrer Mandane sans perdre Thomiris ;
qu'il n'y eut personne de ceux qui le virent, quine connust qu'il avoit ce genereux
sentiment dans le coeur. Pour Thomiris elle estoit si belle ce jour là, qu'il n'y
avoit que Mandane au Monde, qui eust pû disputer un coeur avec elle, sans
s'exposer à le perdre. Cette Princesse estoit montée sur un beau cheval noir, dont
le harnois estoit d'or : l'Habit de Thomiris estoit d'un Drap d'or à
Compartimens vers, meslez d'un peu d'Incarnat, et il estoit de la forme qu'on le
donne à Pallas, lors qu'on la peint armée : la Robe estant ratachée sur la hanche avec des Agraphes de Diamans, laissoit voir des
Brodequins à Mufles de Lyon, qui avoient raport au reste de son Habit. Son
Habillement de teste estoit orné de Pierreries : et grand nombre de Plumes
incarnates, blanches et vertes, pendoient sur ses beaux cheveux blonds : qui volant
au gré du vent, se mesloient confusément avec ces Plumes, selon qu'elle tournoit la
teste : et par mille boucles neglignées, donnoient un merveilleux lustre à sa
beauté. De plus, comme elle avoit ses Manches retroussées, et ratacées sur l'espaule
; et qu'elle tenoit la Bride de son Cheval d'une main, et son Espée de l'autre, on
luy voyoit les plus beaux bras du monde. La colere luy avoit mesme mis un si bel
Incarnat sur le teint, qu'elle en estoit encore plus belle qu'à l'ordinaire : et la
joye de revoir Cyrus, et de le voir en une action respectueuse pour elle, effaça
tellement de ses yeux toutes les marques de fureur qu'elle y avoit un moment
auparavant, qu'il n'y pût rien voir que d'aimable et de charmant. Joint que
l'esperance qu'elle avoit de le prendre, si Aryante pouvoit venir assez viste à son
secours, luy donna encore un plaisir extréme : et luy fit prendre la resolution de
parler moins fierement à Cyrus, afin de l'amuser plus long temps. De sorte qu'apres
qu'ils eurent fait cesser le Combat de part et d'autre, comme je l'ay dit ; et que
Cyrus eut
baissé la pointe de son Espée, pour tesmoigner à cette Princesse qu'il ne vouloit pas la tremper dans son sang, et qu'il l'eut priée
de ne le forcer pas à perdre une Reine qu'il voudroit servir ; cette belle Guerriere
prenant la parole, luy respondit que puis que c'estoit luy qui commençoit la Guerre,
elle la pouvoit faire sans injustice. La Guerre sera bientost finie Madame, luy
dit-il, si vous voulez delivrer la Princesse Mandane : elle sera sans doute bien
tost delivrée, repliqua-t'elle, si vous le voulez : car pourveû que vous vous
remettiez prisonnier en sa place, je m'engage à forcer Aryante de consentir que je
la delivre, et à la delivrer mesme malgré luy. Quand vous l'aurez renvoyée dans mon
Camp, reprit Cyrus, je m'engage à passer dans le vostre, pourveû que Mandane y
consente : car je vous proteste Madame, qu'il n'est rien que je ne sois capable de
faire pour sa liberté, et pour n'estre plus vostre ennemy (respondit-elle en
abaissant la voix) vous sçavez bien qu'il ne faudroit plus estre son Amant : car
tant que vous le serez (adjousta-t'elle, en parlant tout haut) elle sera ma
Prisonniere : et je me vangeray sur elle, de l'injure que vous me fistes, en sortant
de mes Estats sans ma permission. Ha Madame, s'escria Cyrus, si c'est pour vous
vanger de moy que vous retenez la Princesse Mandane captive, delivrez la ; et je
vous promets que je me puniray moy mesme du crime dont vous m'accusez, et dont je ne
me puis repentir. A ces mots le hazard ayant fait venir Aryante en cét endroit avec
sa Troupe, quoy qu'il n'eust pas reçeu l'ordre de
Thomiris ; cette Princesse qui le vit paroistre avant que Cyrus
l'aperçeust, ne doutant pas qu'elle ne vist-bientost ce Prince dans ses Fers, aussi
bien que Mandane, luy dit alors qu'il n'estoit plus temps de parler de la liberté
de cette Princesse, mais qu'il estoit temps qu'il luy rendist son Espée, et qu'il
devinst son Esclave. A peine eut elle dit ces paroles, que Cyrus et tous ceux qui le
suivoient, voyant venir Aryante et Andramite à la Teste de quinze ou
vingt chevaux, ne douterent presques plus de leur perte. Cependant comme Cyrus vit qu'il
n'y avoit pas de temps à perdre ; et que bien loin de prendre Thomiris, il se voyoit en
danger d'estre pris ; il se jetta plus à droit avec sa Troupe, de peur d'estre
envelopé. Mais ce qu'il y eut de plus beau en cette rencontre, fut que dans
l'instant qu'il se separa de Thomiris, il fut en son pouvoir de la tuer : et il vit
la chose si facile, qu'il n'y eut que sa seule vertu qui retint son bras. Il fut
mesme si absolument Maistre de luy en cette occasion ; et il s'imagina qu'il luy
seroit si honteux d'avoir tué une Reine ; qu'il ne fit pas la moindre action qui
pûst faire soubçonner qu'il en eust la pensée : au contraire en la quittant ;
aprenez Madame, luy dit-il, par le respect que je vous porte, à respecter la
Princesse Mandane : et à faire du moins ce que vous devez, puis que je fais
presques plus que je ne dois. D'autre part, Thomiris qui vit que Cyrus par son
respect, luy donnoit lieu de luy pouvoir porter un coup, leva le bras dans le premier mouvement de sa fureur : mais un second
sentiment ayant retenu le premier, elle laissa retomber negligemment son Espée, et
regarda si Aryante ne venoit pas. Cependant ce Rival de Cyrus voyant que ce Prince par
sa diligence, ne pouvoit plus estre envelopé, joignit sa Troupe à celle de Thomiris : de
sorte qu'il estoit alors plus fort de la moitié que son ennemy. Il est vray que la
repugnance qu'il avoit à combatre un Prince à qui il avoit tant d'obligation,
diminua quelque chose de sa valeur ordinaire, et fit qu'il l'attaqua plus
foiblement. Mais Thomiris en deffendant aux siens de tuer Cyrus ; en leur commandant de le prendre,
et en leur promettant de grandes recompenses s'ils le prenoient ; les encouragea
tellement, qu'on peut dire que jamais le Vainqueur de l'Asie, ne s'estoit trouvé si
prés d'estre prisonnier, depuis qu'il le fut aupres du Chasteau d'Hermes.
Toutesfois, comme son Grand coeur fut puissamment secondé par Mazare, par Indathyrse, par
Aglatidas, par Ligdamis, par Araspe, par Feraulas, et par les autres
qui l'avoient suivy, ils se serrerent tous afin d'estre plus difficiles à rompre :
et se tenant ferme en un endroit du Bois, où ils ne pouvoient estre envelopez, ils
soustinrent le premier choc d'Aryante si vigoureusement, que ceux qui les vouloient
rompre, se rompirent. De sorte que Cyrus s'enfonçant alors dans le Gros des ennemis, joignit
Aryante
: car pour Thomiris, elle donnoit ses ordres sans
combatre, et redoubloit continuellement aux siens, le commandement de ne tuer point
Cyrus, et
de le prendre. Cependant dés que ce Prince fut assez prés d Aryante pour en estre entendu
; ha infidelle Anaxaris (luy dit-il en s'eslançant sur luy) rends moy la Princesse que
je t'ay confiée. Je ne sçay si Anaxaris te la rendra (repliqua ce Prince en parant le
coup que Cyrus luy avoit porté) mais je sçay bien qu'Aryante ne te la rendra pas,
quoy qu'il n'ignore pas qu'il a tort, et qu'il sçache bien qu'il est ingrat. Apres
cela ces deux fiers Ennemis ne se parlant plus que de la main, leur combat fut tel
que deux des plus vaillans Princes du monde et qui estoient Rivaux, le pouvoient
faire : et si le nombre eust esté un peu moins inesgal, Cyrus se fust assurément
deffait de ce Rival, tout brave qu'il estoit. Mais comme il ne perdit pas le
jugement en cette rencontre, il vit bien que s'il s'opiniastroit à vouloir vaincre
Aryante, il seroit vaincu par les siens, et qu'il tomberoit en la
puissance de Thomiris : de sorte qu'apres avoir assez considerablement blessé ce
Prince sur le haut de l'espaule, et avoir veû qu'il n'avoit autre parti à prendre,
que celuy de se retirer ; il se desgagea du milieu des Ennemis : et r'assemblant
tous les siens, il se retira en combatant, et en combatant si heureusement, qu'il
fit perdre coeur à ceux qui le suivoient. Car comme Aryante, à cause de sa blessure,
n'entreprit pas de le suivre, et que Thomiris ne le suivit aussi pas long
temps, parce qu'elle craignit que la retraite de ce
Prince ne l'engageast dans quelque embuscade ; Cyrus par sa conduite, et par sa rare
valeur, se retira sans avoir perdu que trois Cavaliers : il est vray qu'en s'en
retournant, il s'aperçeut qu'il estoit legerement blessé au costé droit : de sorte
que hastant sa marche dés qu'il ne vit plus d'ennemis, afin de se faire penser ; il
arriva heureusement à son Camp, où il estoit attendu avec beaucoup d'impatience : et
laissa Thomiris dans un desespoir incroyable.