Les amants de Mandane sont en proie à des sentiments différents :
Cyrus est à la fois réjoui et inquiet, Mazare lutte contre son
amour, tandis que la raison d'Anaxaris abdique devant sa passion. Le
voyage en direction d'Ecbatane se déroule pourtant dans la joie. On
fait une halte auprès de deux tombeaux splendides : l'architecture
du premier est égyptienne, tandis que celle du second est grecque.
Ils ont été édifiés pour une femme qu'a aimée Menestée, illustre
Phocéen et père de Peranius. Le commanditaire des ouvrages s'y est
d'ailleurs retiré lui-même. Cyrus, Mandane et quelques amis lui
rendent visite. A leur grande stupéfaction, ils découvrent, dans
l'un des tombeaux, une lettre du roi de Pont adressée à Mandane. Ce
dernier, malade et mélancolique, s'y est réfugié quelque temps
auparavant. Apprenant l'arrivée de son rival et de sa bien-aimée, il
a pris la fuite. Cyrus s'engage à ne pas le poursuivre. On annonce
alors l'arrivée d'un Phocéen, Thryteme, accompagné de deux
étrangers. Il vient de la part de Peranius, dont il promet de
raconter l'histoire le soir venu. En attendant le récit, la
compagnie s'attache à examiner les habits des deux compagnons de
l'ambassadeur que personne ne parvient à identifier. Une agréable
conversation s'engage au sujet des étrangers et des différences
culturelles. Après le repas du soir, Thryteme commence l'histoire de
Peranius.
Cyrus éprouve un grand bonheur à l'idée de posséder bientôt
Mandane, mais ses espérances s'accompagnent naturellement
d'inquiétudes, sans qu'il puisse en identifier les motifs
exacts. De son côté, Mazare est tourmenté, car il lutte de
toutes ses forces pour que son amour ne prenne pas le dessus sur
sa raison. Ce dilemme, en revanche, n'est plus celui d'Anaxaris,
dont la raison a complètement cédé devant la passion pour
Mandane. Dans l'espoir de se trouver un allié, il s'est lié
d'amitié avec Andramite, qui lui confie tous ses secrets. Le
voyage continue en direction de la Medie. Les dames sont
inquiètes pour le roi d'Assirie, d'autant que Cyrus ne délivre
aucune information quant à l'état du blessé. Lui-même se montre
par ailleurs fort généreux à l'égard des peuples conquis. De
Cumes à Ecbatane, des festivités ponctuent l'itinéraire de
l'armée de Cyrus.
Pendant que la Princesse Mandane jouïssoit d'un repos qui n'estoit pas mesme
troublé par de fâcheux songes, et que cette multitude de Troupes qui
la conduisoient, se délassoit du travail du jour, durant les
tenebres de la nuit : pendant, dis-je, que le sommeil qui est
accoustumé aussi bien que la mort, d'esgaller les Rois aux Bergers,
et les heureux aux malheureux, regnoit souverainement sur une partie
de l'Univers, et qu'il soulageoit presques tous les miserables,
Cyrus, Mazare, et Anaxaris, sans se pouvoir laisser assujetir par une si
douce tirannie, employoient tous les momens de la nuit à penser à
Mandane. Ce n'est pas qu'en l'estat où
estoient les choses, Cyrus n'y pûst penser agreablement, et qu'il n'y
pensast en effet, avec autant de plaisir que d'esperance : mais
outre que les plaisirs que la seule esperance donne, sont tousjours
accompagnez d'inquietude, il y avoit encore je ne sçay quoy dans son
ame, qui temperoit une partie de sa joye. Ce n'estoit pourtant pas
que son grand coeur luy fist aprehender pour l'amour de luy, le
combat qu'il devoit faire avec le Roy d'Assirie avant que de
posseder Mandane : au contraire la haine qu'il
avoit pour ce Prince, luy faisoit trouver beaucoup de satisfaction à
penser qu'il se verroit l'Espée à la main contre luy, et en estat de
s'en pouvoir vanger pleinement : mais c'estoit enfin, qu'il estoit
si peu accoustumé d'estre heureux, qu'il ne pouvoit croire qu'il
fust à la fin de ses malheurs. Ainsi sans sçavoir precisément ce qui
faisoit obstacle à sa satisfaction, il sentoit pourtant dans son
coeur, une resistance à la joye que raisonnablement il devoit avoir.
Mais si l'illustre Cyrus, avoit une espece
de chagrin dont il ne sçavoit pas la cause, il n'en estoit pas ainsi
du Prince Mazare, qui ayant tousjours à se
combatre luy mesme, se voyoit à tous les instans dans la crainte que
sa vertu ne fust vaincuë par son amour. Anaxaris
estoit toutesfois plus malheureux que luy, car il avoit une passion
si violente, qu'elle avoit absolument soûmis la raison à son empire
: et l'on peut dire aveque verité, que Mandane ne
regnoit pas plus souverainement sur le coeur d'Anaxaris,
que la passion d'Anaxaris regnoit tiranniquement sur sa propre raison, et sur sa
propre vertu. Elle ne l'aveugloit pourtant pas jusques au point,
qu'il ne connust bien, que mille raisons eussent voulu qu'il eust
esté Amy de Cyrus, et qu'il n'eust pas esté son Rival
: mais apres tout, quand il s'estoit dit à luy mesme, qu'il ne luy
estoit pas possible de cesser d'aimer Mandane,
il se croyoit justifié, et pensoit apres cela que tout ce que son
amour luy inspiroit n'estoit plus un crime, puis qu'il ne la pouvoit
vaincre. Cependant quoy qu'il n'eust pas la peine de se combatre luy
mesme, il n'en estoit pas plus heureux : car en abandonnant son ame
à la passion qui le possedoit, il connoissoit bien qu'il
l'abandonnoit à tous les suplices imaginables, veû l'estat où
estoient les choses : mais il ne laissoit toutesfois pas d'aimer
Mandane, et de la vouloir aimer. Ce
qu'il y avoit encore de plus estrange, c'est qu'il ne laissoit pas
mesme d'esperer, quoy que raisonnablement il ne le deust pas, et
quoy qu'il connust bien luy mesme que cette esperance estoit mal
fondée. Il est vray que pour trouver quelque consolation à son mal,
il cherchoit soigneusement à faire un Amy particulier : ce n'est pas
qu'apres y avoir bien pensé, il eust dessein de luy confier alors
les secrets de son coeur, car il en avoit de plus d'une espece,
qu'il ne jugeoit pas encore à propos de reveler à qui que ce soit :
mais il vouloit du moins avoir une personne à qui il les pûst dire
s'il en estoit besoin : aussi fust-ce pour cela, qu'il mesnagea
aveque soin l'esprit d'Andramite. Et comme
il n'y a rien de plus seur que
de tenir les secrets des autres, devant que de confier les siens, il
engagea insensiblement Andramite, à luy
dire tout ce qu'il pensoit, et lier une amitié si particuliere
aveque luy, que quand ils se fussent connus toute leur vie, elle ne
l'eust pas esté davantage. Anaxaris agit mesme
si adroitement, qu'en remettant tousjours de jour en jour, à
aprendre à Andramite, quelle estoit sa vie, et
sa Fortune, il estoit Maistre de ses secrets, sans avoir hazardé les
siens, et sans qu'Andramite soubçonnast qu'il ne luy
deust pas confier. Mais pendant que Cyrus, Mazare, et Anaxaris, avoient
des sentimens si differens, quoy qu'une mesme passion regnast dans
leur coeur, il y avoit une curiosité estrange dans l'esprit de
Mandane, de Martesie,
de Chrysante, et de Feraulas, de sçavoir
l'estat où estoit le Roy d'Assirie. La Princesse Mandane, par un sentiment genereux, n'osoit pourtant
s'en informer ; mais pour Martesie elle en
demandoit des nouvelles à tout le monde. D'autre part, Maza- et
Anaxaris, s'en informoient aussi
soigneusement, principalement ce dernier : de sorte que quand ce
Prince eust esté l'Amy particulier de ses Rivaux, le Liberateur de
Mandane, et le Protecteur de Martesie, de Chrysante, et de Feraulas,
ils n'eussent pû avoir plus d'envie de sçavoir l'estat de ses
blessures qu'ils en avoient. Mais quelque forte que fust leur
curiosité, ils n'en sçavoient que ce qu'il plaisoit à Cyrus qu'ils en sçeussent, parce que ce n'estoit
directement qu'à luy, que ceux
qu'il avoit laissez aupres du Roy d'Assirie en rendoient conte : de
sorte que Cyrus disant tousjours qu'il estoit fort
mal, ils n'en sçeurent alors autre chose. Cependant comme ce voyage
estoit un voyage de victoire, et de joye, Cyrus ne
donna pas seulement ordre, que Mandane n'eust nulle
incommodité, mais il fit encore tout ce qu'il pût, pour faire
qu'elle eust tous les plaisirs qu'on peut avoir en voyageant. Pour
cét effet, elle n'alloit en pas une Ville, qu'on ne luy fist Entrée
: si elle s'y reposoit un jour, ce jour estoit employé à voir ce
qu'il y avoit de plus remarquable en ce lieu-là : on y assembloit
les Dames ; on y dançoit ; on y entendoit des Musiques ; on y
faisoit des Festins ; on y adjugeoit des Prix ; et l'on eust dit
enfin, que Cyrus ne menoit Mandane
par tous les lieux de ses conquestes, que pour les luy offrir, et
que pour la faire jouïr de tous les fruits de ses victoires : ainsi
il sembloit que depuis Cumes, jusques à Ecbatane, ce
deust estre un triomphe continuel. En effet les Peuples estoient si
persuadez de la vertu de Cyrus, que ce n'estoit
que des acclamations universelles, par tous les lieux où il passoit
: aussi aportoit-il un foin estrange, à empescher que la marche de
tant de Troupes ne ruinast les Païs qu'elles traversoient : et l'on
peut dire aveque verité, que comme il ne passoit presques en auc ?
lieu, qu'il n'eust signalé par sa valeur durant la Guerre, il ne
passa presques aussi en aucun endroit, pendant ce voyage, où il ne
signalast quelqu'une de ces vertus qui le rendoient le plus accomply Prince du monde. Car
en une Ville, il donnoit des marques d'humanité, en soulageant les
Peuples ; en une autre, il faisoit voir sa Justice, en punissant les
Soldats insolens ; en cent autres lieux, il donnoit des marques
esclatantes de sa liberalité, selon les occasions qui s'en
presentoient ; et en quelque endroit qu'il fust, comme il estoit
tousjours luy mesme, il estoit tousjours incomparable. Mandane de son costé, pendant cette marche, donna
diverses preuves de sa pieté, en restablissant des Temples
destruits, ou en fondant de nouveaux, selon les prieres que luy en
faisoient les Peuples : et l'on peut assurer sans mensonge, que
Cyrus, et Mandane n'eurent
point à se reprocher durant ce voyage, d'avoir passé un jour, sans
faire du bien à quel qu'un, Aussi le Prince Intapherne estoit il si charmé de leur vertu, que ne
se contentant pas d'en estre le tesmoin, il se faisoit raconter par
tous ceux à qui il parloit, tout ce qu'il n'en sçavoit pas : ainsi
soit qu'il parlast au Prince Artamas ; au Prince
Myrsile ; à Mazare ; à
Anaxaris, ou à tant d'autres, avec qui
il fit connoissance ; il parloit toûjours de Cyrus, et de
Mandane, ne pouvant se lasser
d'aprendre les merveilles de leur vie.
Un jour, Cyrus invite Mandane à se reposer dans une petite ville
particulière, située dans une très belle région. On remarque
rapidement deux superbes tombeaux, de facture égyptienne pour
l'un et grecque pour l'autre. Ces monuments impressionnent
Mandane, qui s'empresse d'interroger son hôte, nommé Eucrate. Le
tombeau à l'égyptienne a été érigé par Menestée pour une femme
qu'il a éperdument aimée. Après sa mort, il a fait construire un
autre tombeau, de style grec, dans lequel il s'est retiré
lui-même pour attendre la mort auprès de sa bien-aimée. Or
Menestée est de la race des Phocéens qui ont bâti la ville de
Phocée, prise par Thrasibule. Il possède d'un premier mariage
une fille, ainsi qu'un fils, nommé Peranius, dont Cyrus a
entendu souvent parler avantageusement.
Il arriva pourtant une chose, qui luy donna assez de sujet de parler
de ce qui se passoit, sans parler de ce qui s'estoit passé : car
Cyrus ayant voulu que Mandane fist une
assez petite journée ce jour-là, parce qu'elle ne l'eust pû faire
plus grande, sans estre
incommodément logée, elle fut à un lieu où il luy arriva une
avanture, qui luy donna de la compassion, et qui fournit à Intapherne, une nouvelle matiere de s'entretenir de sa
vertu. Cyrus ayant donc resolu que cette
Princesse iroit coucher à une petite Ville, qui se rencontroit sur
sa route, et qui n'estoit pas fort esloignée du lieu d'où elle
partoit, cela fut cause qu'elle partit tard, et qu'elle n'arriva
guere de meilleure heure, que si la journée qu'elle avoit faite,
eust esté plus longue. Elle arriva pourtant assez tost, pour
remarquer comme une chose extraordinaire, l'agreable, et bizarre
scituation de cette petite Ville où elle alloit coucher. Elle vit
donc en s'en aprochant, qu'elle estoit haute, et basse, entre des
Montagnes, des Vallées, et des Rochers. De plus ; elle vit encore
qu'il y avoit un antique et superbe Chasteau, qui s'eslevoit sur la
Pointe d'un de ces Rochers, qui regardoit vers une Forest. Au costé
opposite, elle vit trois grandes et profondes Vallées, environnées
de Rochers, dans lesquelles on descendoit par un Sentier tournoyant
pratiqué dans la Roche : et pour achever de rendre ce Païsage plus
beau, et plus extraordinaire, on voyoit au pied d'une Montagne, et
au bord d'un Torrent, deux superbes Tombeaux, dont il y en avoit un
basty à l'Egiptienne, et l'autre à la Greque. De sorte que le Soleil
se couchant ce soir là sans aucun nuage, on peut presques dire qu'il
donna à tout ce Païsage, une partie de l'or de ses rayons, en
donnant effectivement un lustre
doré à toute la Campagne, qui la faisoit paroistre plus belle. Aussi
ce magnifique objet fit-il une si grande impression dans l'esprit de
Mandane, que lors qu'elle fut à ce
superbe Chasteau, où elle fut loger, elle ne parla d'autre chose ;
s'informant mesme fort curieusement, de qui estoient les Tombeaux
qu'elle avoit veûs en passant, et pourquoy il y en avoit un basty à
l'Egiptienne, et l'autre d'Architecture Greque. Ce que vous demandez
Madame (repliqua de Maistre de ce Chasteau nommé Eucrate, qui estoit un homme d'esprit, fort avancé en
âge, et qui avoit fort voyagé) est sans doute digne de curiosité :
car enfin l'amour n'est pas moins la cause de ces Tombeaux que la
mort, estant certain que si celuy qui les a fait bastïr, n'eust pas
esté amoureux, ils n'orneroient pas le Païsage qui environne ce
Chasteau. La Princesse Mandane entendant
parler ce Vieillard de cette sorte, eut encore plus de curiosité
qu'auparavant : si bien que le pressant de dire ce qu'il sçavoit, il
aprit en peu de mots à cette Princesse, qu'un homme de qualité, et
de grand merite, nommé Menestée, qui estoit
de la Race de ces premiers Phocenses, qui quitterent la Phocide,
pour aller bastir Phocée que le Prince Thrasibule avoit pris, s'estant resolu de voyager
apres avoir perdu sa Femme, qui luy avoit laissé un Fils et une
Fille, estoit allé en Egypte, où il estoit devenu esperdûment
amoureux d'une Fille d'Aeliopolis, qu'il avoit enlevée de
son consentement. Qu'apres cela estant repassé en Asie, il avoit en suitte passé à ce
Chasteau, où cette belle Egiptienne estant morte quatre jours apres
y estre arrivée, il n'en avoit point voulu partir, et luy avoit fait
bastir ce magnifique Tombeau, qui estoit à l'usage de son païs. De
sorte poursuivit Eucrate, que comme Menestée n'a jamais voulu abandonner celle qui avoit
suivy sa fortune, et quitté sa Patrie pour l'amour de luy, il a fait
bastir son propre Tombeau aupres du sien, qui est devenu son
Habitation et son Palais, en attendant la mort qui doit finir ses
peines, et l'y enfermer pour tousjours. Quoy, interrompit Mandane, celuy qui a fait bastir ces deux Tombeaux vit
encore, et demeure dans celuy qui est basty à la Grecque ? Ouy
Madame, repliqua-t'il, mais il y vit d'une maniere si digne de
compassion, qu'on peut plustost dire qu'il acheve de mourir, que de
dire qu'il soit vivant ; car enfin il passe les journées entieres,
dans le Tombeau de la personne qu'il a perduë, et ne se retire dans
le sien, qu'aux heures où le sommeil le force de faire tréve avec sa
douleur : si bien que je pense pouvoir assurer, que jamais la Mort
et l'Amour, estant mesme joints ensemble, n'ont causé un si long
desespoir, que celuy de Menestée. Cependant
on diroit que les Dieux prennent plaisir à ses souffrances, et
qu'ils veulent le laisser vivre pour rendre un tribut eternel de
larmes et de soupirs, à la personne qu'il a perduë, y ayant desja
plus de dix huit ans, qu'il mene cette triste vie sans pouvoir
achever de mourir. Je m'estonne, dit alors Mandane, qu'estant de la condition dont il est,
ceux qui luy sont proches, ne l'ont forcé de changer cette funeste
demeure. Je vous assure Madame, reprit Eucrate,
que l'illustre Peranius son Fils (qui seroit
aujourd'huy Prince de Phocée, apres la mort violente de celuy qui
l'estoit, si les armes de l'invincible Cyrus,
n'avoient pas conquis son estat) a fait tout ce qu'il a pu, pour
obliger Menestée à changer de vie, mais il ne
l'a jamais pû persuader : et tout ce qu'il a pû obtenir de luy, a
esté de souffrir qu'il commandast à deux de ses Esclaves de demeurer
à l'Habitation la plus proche de son Tombeau, afin de luy porter une
fois le jour seulement, les choses qui luy sont d'une absoluë
necessité. Au nom de Peranius, Cyrus qui estoit present à ce que disoit Eucrate, chercha un moment dans sa memoire : puis
prenant la parole, quoy, luy dit-il, celuy dont vous parlez, seroit
effectivement un Neveu du Prince de Phocée, que j'ay sçeu par
Thrasybule, estre un des hommes du monde le plus brave, et le plus
accomply ! Ouy Seigneur, repliqua-t'il, et c'est ce mesme Peranius, Fils d'une Soeur du Prince de Phocée, qui
plustost que de se resoudre à se soûmettre, voyant que le Prince son
Oncle, et Alexidesme, l'avoient abandonné ;
persuada à tous les Habitans de sa Ville, de quitter leur Patrie ;
de s'embarquer ; de le reconnoistre pour leur Chef ; et d'aller
tascher d'estre les vainqueurs des autres, en portant la Guerre en
quelque part ; plustost que d'estre les Esclaves de Thrasybule, ou pour mieux dire les vostres,
puis que c'estoit avec vos armes que ce Prince faisoit la guerre.
Pour luy tesmoigner qu'il a eu tort de craindre que je fisse porter
des Fers trop pesans à un homme aussi brave que luy, reprit Cyrus, je veux demain visiter le Prince son Pere :
afin qu'il puisse sçavoir un jour, en quelque lieu qu'il soit que
celuy qui honnore mesme les Tombeaux des Hommes vertueux, ne
pourroit pas manquer de les honnorer eux mesmes, quand la Fortune
les auroit fait ses Esclaves.
Cyrus et Mandane, accompagnés de quelques amis, vont rendre
visite à Menestée dès le lendemain. Ils admirent d'abord les
tombeaux : si l'édifice grec est d'une symétrie admirable, le
mausolée égyptien possède des ornements encore plus
remarquables. Construit en forme de pyramide, il est orné à son
sommet d'une statue de cuivre représentant la Renommée.
Menestée, dont le visage est marqué par la douleur, accueille
cependant les visiteurs avec une civilité extrême. Il conduit la
petite troupe à l'intérieur du tombeau dédié à sa bien-aimée.
L'incomparable faste y témoigne de la grandeur de son amour.
Comme Cyrus eut dit cela, et que ce Vieillard
entendit que Mandane disoit aussi, qu'elle vouloit
aller voir le malheureux Menestée ; il leur
dit avec adresse, qu'ils augmenteroient sa douleur par leur presence
: adjoustant mesme, pour les empescher d'y aller, que le chemin de
ces Tombeaux estoit tres-difficile, à cause des Rochers et du
Torrent, aupres de qui ils estoient bastis : mais voyant qu'il ne se
rebutoient pas pour cette difficulté, il se teut, et se retira.
Cependant comme la Chambre où coucha Mandane,
donnoit justement du costé où estoient ces deux Tombeaux ; elle ne
fut pas plustost levée, que ce magnifique objet la faisant souvenir
du dessein qu'elle avoit eu, renouvella sa curiosité : si bien
qu'envoyant demander à Cyrus, s'il n'avoit
point oublié ce qu'il avoit resolu le soir ? ce Prince vint luy
dire, que bien loin d'en avoir perdu la memoire, il avoit desja
envoyé voir si l'abord de ces Tombeaux estoit si difficile : et
qu'on luy avoit raporté an contraire, que le chemin en estoit si aisé, qu'elle pouvoit y aller
mesme en Chariot : de sorte que sans differer davantage, elle se mit
en chemin. Mais comme Cyrus respectoit
l'amour par tout où il la trouvoit, excepté dans le coeur de ses
Rivaux ; il eut cette consideration pour Menestée,
de ne vouloir pas l'accabler par une multitude de monde qui eust
augmenté son chagrin. Il ne permit donc qu'à Mazare, qui
se trouva alors aupres de luy, au Prince Intapherne, et à Aglatidas, de
l'accompagner : et pour Mandane elle ne mena
que Doralise, Martesie,
Anaxaris, et une partie de ses Gardes.
Cette petite Troupe estant conduite par Eucrate,
quoy qu'il n'eust pas eu envie de la conduire en ce lieu là le soir
auparavant, arriva aupres de ces Tombeaux, dont il y en avoit un
beaucoup plus superbe que l'autre. Celuy qui estoit basty à la
Greque, estoit d'une Simeterie admirable : mais il avoit bien moins
d'ornemens, que celuy qui estoit basty à l'Egiptienne, dont
l'Architecture estoit aussi fort reguliere. En effet, quoy que la
Pyramide qui formoit ce Tombeau ne fust que d'une mediocre grandeur,
elle estoit presques comparable par sa beauté, à celles qui estoient
aupres de Memphis : sa forme estoit triangulaire,
et elle estoit si admirablement faite, que les yeux les plus
clairs-voyans ne pouvoient aperçevoir la jointure des Pierres dont
elle estoit bastie. Mille Feüillages entrelassez formoient des
Ovales en basse taille, où l'on voyoit des Inscriptions en
Carracteres Hieroglifiques, qui ornoient les trois de la Pyramide, et qui faisoient
connoistre à ceux qui la regardoient, et qui pouvoient les entendre,
quelle avoit esté la beauté de la Personne pour qui elle estoit
eslevée, et quelle estoit l'amour de celuy qui l'avoit fait eslever.
Sur le haut de cette Pyramide, estoit une Figure de cét admirable
Cuivre de Corinthe, qui n'estoit desja guere
moins celebre en ce temps-là, qu'il le fut depuis apres
l'embrasement de cette superbe Ville. De sorte que comme cette
Statuë representoit la Renommée, et qu'elle tournoit sur un pivot,
selon que les vents tournoient, on eust dit qu'elle n'estoit posée
sur cette Pyramide avec sa Trompette à la bouche, que pour annoncer
à tout l'Univers, la mort de cette belle Personne qui estoit dans ce
Tombeau : cette Trompette estant mesme faite avec un tel artifice,
que lors que le vent estoit un peu fort, il en sortoit un son
gemissant, et pleintif, qui avoit quelque chose de lugubre. Cette
Renommée avoit les aisles desployées, comme si elle eust voulu
commencer de voler ; et le bas de sa Robe sembloit estre agité par
le vent : si bien qu'ayant une partie des jambes descouvertes, cela
donnoit bonne grace à cette Figure, et la destachoit davantage de la
pointe de la Pyramide, dont la base magnifique servoit de Tombeau à
la belle Personne, que cét illustre Solitaire regrettoit tant. Pour
celuy de Menestée il estoit en Dôme, la Voûte
en estoit soustenuë par douze Colomnes, entre lesquelles on voyoit
sur la Frise, au dessous de la Corniche, ces paroles gravées en
Caracteres Grecs.
L'AMOUR ET LA MORT M'ONT BASTY.
Comme Cyrus et Mandane arriverent
aupres de ces Tombeaux, ils virent Menestée, qu'Eucrate avoit adverty dés le soir, qui venoit au
devant d'eux : mais avec un air si triste et si languissant, qu'il
estoit aisé de voir, que le temps ne l'avoit point consolé, de la
perte qu'il avoit faite. Il ne laissoit pourtant pas d'avoir la mine
haute et noble : ses Habillemens estoient simples, mais propres ; et
ce triste Solitaire sembloit plus tost alors un Philosophe
melancolique, qu'un Amant desesperé. Dés qu'il fut asses prés de
Cyrus, qui aidoit à marcher à Mandane,
pour en pouvoir estre entendu ; je rends graces aux Dieux, luy dit
il, de ce que la beauté de l'admirable Princesse que je voy, a apris
au vainqueur de l'Asie, à respecter les Tombeaux de ceux que l'Amour
avoit mis sous son Empire : et de ce qu'au lieu de craindre les
ravages d'une Armée victorieuse, je me trouve dans la necessité de
remercier le victorieux, de l'honneur qu'il me veut faire, en
honnorant de sa presence, les Cendres d'une illustre Morte. Ce n'est
pas seulement, repliqua Cyrus, pour honnorer
une illustre Morte, que la Princesse a voulu venir icy : mais pour
honnorer aussi un illustre Vivant, que je voudrois bien pouvoir
retirer du Tombeau qu'il habite. En mon particulier, adjousta
Mandane, j'aurois une extréme joye, de
pouvoir aporter quelque moderation, à une aussi violente, et aussi longue douleur que la vostre. Comme
vous n'en pouvez jamais connoistre la cause, repliqua Menestée, je ne m'estonne pas Madame, que vous ne
croiyez point mon mal incurable : cependant je ne laisse pas d'estre
sensiblement obligé, à cette generosité bienfaisante, qui vous fait
souhaiter que je fusse capable de consolation. Apres cela Menestée, qui craignoit que le Soleil n'incommodast la
Princesse Mandane, luy ouvrit un superbe
Portique, qui estoit pratiqué dans la Base de la Pyramide, qui de
chaque Face en avoit un esgallement magnifique, quoy qu'il n'y en
eust qu'un qui s'ouvrist. Mais à peine Mandane et
Cyrus, furent-ils entrez dans ce Tombeau, qu'ils
furent contraints de dire, qu'il faloit que l'amour de celuy qui
l'avoit basty fust bien forte, pour l'avoir obligé à faire une telle
Sepulture : en effet ce Tombeau estoit si magnifiquement orné, que
les lieux destinez aux plus belles Festes, ne le sont pas davantage.
On voyoit au milieu, un Cercueil de Bois incorruptible, couvert de
Lames d'or, d'un travail inestimable : et pour marquer que celle
dont le Corps y reposoit, avoit esté l'Astre de la beauté dans
Heliopolis, on voyoit au dessus de ce Cercueil, un Soleil couchant
representé avec des Pierreries, dont les couleurs vives et
rougeastres le faisoient presques voir tel qu'il est, lors qu'il est
prest de se plonger dans les Flots, et de dérober sa lumiere à la
moitié du monde, pour en aller illuminer l'autre. A l'entour de ce
mesme Cercueil, on voyoit douze
jeunes Amours merveilleusement representez, qui d'une main
sembloient essuyer leurs larmes : et qui de l'autre tenoient sur
leurs testes de magnifiques Cassolettes, dont s'exhalloient des
parfums, qui ressembloient plus à cette douce exhalaison qui sort
d'un Jardin plein de Jasmin et d'Orangers, qu'à ceux que l'Art
compose si imparfaitement, en comparaison de ceux que la Nature fait
toute seule. De plus, cent Lampes de Cristal, estant penduës au haut
de la Voûte, avec ordre et proportion, faisoient voir agreablement
entre les Pilastres qui soustenoient cette Voûte, douze superbes
Niches, dans lesquelles on voyoit douze Figures de Femmes, qui
sembloient pleindre et pleurer la perte de celle pour qui ce Tombeau
estoit eslevé : et qui par les differens airs de leurs Visages, et
par les diverses choses qu'elles tenoient, representoient une partie
des vertus de celle qu'elles sembloient regretter : le Sculpteur
ayant donné à chacune de ces Figures, une marque si connoissable de
la vertu qu'elle representoit, que les moins esclairez les pouvoient
connoistre. Mandane ne pouvant donc assez admirer
un si beau travail, advoüoit qu'il faloit qu'il y eust quelque chose
de Grand dans le coeur d'un Amant aussi fidelle, et aussi magnifique
que Menestée : mais pour Cyrus, apres avoir admiré tout ce qui estoit digne
d'admiration en ce lieu-là, il s'attacha fortement à considerer cét
Amant affligé, qui dés qu'il fut dans ce Tombeau, fut si absolument possedé de sa
douleur : que sans regarder presques ny Cyrus, ny
Mandane, ny ceux qui les
accompagnoient, il se mit à regarder fixement ce Cercueil, soûpirant
de temps en temps, avec une amertume de coeur inconcevable. Il
arriva mesme que la beauté de Mandane, renouvellant
dans son esprit l'Image de celle qu'il avoit perduë, renouvella
aussi sa melancolie : de sorte que Cyrus admirant encore
plus la douleur de Menestée, que le
Tombeau qu'il avoit fait bastir, le regardoit attentivement : joint
que dans la violente passion qu'il avoit pour Mandane ;
il comprenoit si parfaitement quelle doit estre l'affliction de
perdre ce que l'on aime, qu'il s'en faloit peu qu'il ne loüast le
desespoir de Menestée, au lieu de le blasmer comme
eussent fait ceux qui n'auroient pas eu l'ame possedée d'une ardente
passion. Mais pendant que Menestée soûpiroit,
et que Cyrus le regardoit soupirer, Mandane s'estant aprochée de ce Cercueil, pour lire
quelques Inscriptions qui estoient sur les Lames d'or qui le
couvroient, voyant qu'elles estoient en Carrecteres Egyptiens,
apella Cyrus pour les luy expliquer : de sorte
que ce Prince s'en estant aproché, se mit en effet à luy dire ce que
l'amour de Menestée luy avoit fait graver sur ces
Lames d'or.
Comme Cyrus et sa bien-aimée examinent les inscriptions gravées
en l'honneur de la belle Egyptienne, ils découvrent avec
stupéfaction des tablettes adressées à Mandane ! Il s'agit d'une
lettre touchante du roi de Pont : il témoigne de son amour
malheureux pour la princesse, et l'implore d'obtenir de Cyrus
qu'il renonce à le rechercher. Ce dernier, anticipant
l'intercession de sa bien-aimée, l'assure aussitôt qu'il renonce
à poursuivre son rival. On interroge alors Menestée sur la
provenance de cette lettre.
Mais comme il voulut aller d'un bout de ce Cerveil à l'autre, il vit
de magnifiques Tablettes, au dessus desquelles il vit escrit en gros
Carrecteres, et en Langue Capadocienne, A LA PRINCESSE MANDANE. Cyrus n'eut pas plustost veu ces Tablettes, qu'il en
changea de couleur : car à peine eut-il jetté les yeux sur ce
carractere, qu'il luy sembla qu'il le connoissoit pour estre du Roy
de Pont. Si bien que dans le tumulte qui s'esleva dans son esprit,
il auroit assurément pris ces Tablettes pour les cacher à Mandane ; si cette Princesse voyant dans ses yeux
l'agitation de son ame, n'eust veu presques en mesme temps ce qui la
causoit. De sorte que ce Prince s'apercevant par un incarnat qui
parut sur le visage de Mandane, qu'elle
voyoit ce qu'il avoit veu ; il prit respectueusement ces Tablettes,
et les luy presentant, comme c'est à vous Madame, luy dit-il, à qui
ces Tablettes s'adressent, c'est aussi à vous à voir ce qu'on veut
que vous sçachiez : mais pendant que vous le verrez, vous me
permettrez s'il vous plaist de demander à Menestée,
en quel lieu est presentement celuy qui a escrit ce que je vous
presente ? La Princesse Mandane n'estant pas
moins estonnée que Cyrus, le pria de
vouloir lire aussi bien qu'elle, ce qu'il y avoit dans ces Tablettes
: si bien que les ouvrant, ils se mirent à lire sans que Menestée y prist garde. Il est vray que ce ne fut pas
seulement son chagrin qui l'empescha de le remarquer : car come
Doralise ne pouvoit croire qu'il pust
y avoir une si longue douleur, et une si longue solitude, sans
quelque esgarement d'esprit, elle
s'estoit mise à luy parler, et avoit engagé dans cette conversation,
et le Prince Intapherne ; et Aglatidas ; et Eucrate ; et Martesie : car pour Mazare, ce Tombeau
rapellant en sa memoire, la triste vie qu'il avoit menée dans sa
Grote, lors qu'il croyoit que Mandane fust morte,
il estoit assez occupé a s'entretenir luy mesme sans entretenir les
autres ; et pour Anaxaris, il ne l'estoit guere moins
que Mazare. De sorte que Mandane et Cyrus, lisant ce que le
Roy de Pont avoit escrit dans ces Tablettes, ils y trouverent ces
paroles.
C'est trop Madame, c'est trop, que de me poursuivre jusques dans
le Tombeau d'une illustre Morte, et de me chasser d'un Azile,
que toutes les Loix divines et humaines veulent qui soit
inviolable : mais puis que vous le voulez ainsi, il le faut
vouloir. Si j'avois pû esperer de vous y voir, sans cét heureux
Rival qui vous accompagne, je vous y aurois attenduë, afin
d'avoir la gloire d'expirer de douleur et d'amour en vous voyant
partir : mais comme c'est bien assez que vous triomphiez de mon
coeur, sans qu'il triomphe de moy, je m'esloigne de vous, pour
m'esloigner de luy, ne m'estant pas possible de faire autrement,
quoy que je luy doive la vie et la liberté. Je le conjure
toutesfois (s'il est permis de faire une priere à son Rival, et
si je le puis faire sans perdre le respect que je vous dois) de
ne s'opposer point à quelque leger sentiment de pitié si vous en
estes capable : en considerant qu'apres avoir perdu deux
Royaumes pour l'amour de vous seulement, vous
me chassez encore d'un Tombeau, que j'avois dessein de partager
avec le plus fidelle Amant du monde. De grace Madame, obligez
mon Rival, à ne me faire ny suivre, ny chercher : et pour l'y
porter plus facilement, faites le souvenir, que si je n'avois
pas eu le bon-heur de vous sauver des Flots irritez, qui
estoient prests de faire perir la plus belle Princesse du monde,
je n'aurois pas aujourd'huy la gloire d'en estre regardé
favorablement. Mais helas ! je m'égare dans ma douleur : car
apres les traittemens rigoureux que vous m'avez faits, je pense
que je ferois mieux d'escrire à mon Rival, pour obtenir une
grace de vous, que de vous escrire pour obtenir quelque chose de
luy. Quoy qu'il en soit Madame, si vous me faites chercher, pour
m'attacher au Char de mon ennemy, vous le ferez inutilement :
puis que qui est encore Maistre de son Espée, est encore Maistre
de sa vie et de sa liberté. Je ne demande donc plus rien Madame,
si ce n'est de croire, que si je vy encore, ce n'est pas avec
intention, ny de me consoler, ny de cesser de vous aimer : car
je proteste, que tant que je vivray, je seray en droit de
soustenir avec justice à tous mes Rivaux, qu'il n'y en a point
qui vous aime si ardemment, ny si respectueusement que moy,
toute rigoureuse, et toute inexorable que vous m'estes.
LE ROY DE PONT.
Apres la lecture de cette Lettre, qui estoit assez touchante ; pour
meriter d'estre leuë sans colere ; Cyrus n'osant presques
regarder Mandane, de peur de voir de la
compassion dans ses yeux pour les malheurs de son Rival, prit la
parole le premier. Pour m'espargner
la douleur Madame, luy dit-il, de voir que vous me demandiez une
grace pour un tel Rival que le Roy de Pont, je veux prevenir vos
prieres : et vous dire qu'en l'estat où sont les choses, je consens
volontiers qu'un Roy qui a eu le malheur de perdre deux Royaumes, et
de vous perdre vous mesme, n'ait pas encore celuy de tomber sous la
puissance de son ennemy, et d'un ennemy encore à qui il croit avoir
quelque obligation : mais apres cela Madame, je vous demande du
moins la permission, de demander à Menestée, combien ce
Prince a esté icy. Quand je ne vous le permettois pas pour l'amour
de vous, reprit Mandane, je vous en prierois pour
l'amour de moy : estant certain que cette advanture me donne de la
curiosité, et mesme de l'inquiettude : car enfin quand je songe que
ce fut aupres du Tombeau d'Abradate, que vous
rencontrastes le Roy d'Assirie ; et que je considere qu'il s'en est
peu falu, que nous n'ayons trouvé le Roy de Pont dans celuy de cette
belle Egiptienne, il s'en faut peu aussi que je ne croye que je
trouveray des Persecuteurs dans Ecbatane, quand vous m'y
aurez conduite. Pourveû qu'ils ne soient pas plus en pouvoir de vous
nuire que le Roy de Pont, repliqua Cyrus, il sera aisé de
vous garantir de leur violence. Apres cela Mandane
s'aprocha de Menestée, qui soustenoit avec autant
d'ardeur à Doralise, qu'il y avoit de la
foiblesse à se consoler, qu'elle luy soustenoit qu'il y en avoit à
ne se consoler pas. Mais la presence de Mandane ayant fait cesser leur dispute,
elle se mit à luy monstrer les Tablettes que Cyrus avoit
trouvées sur ce Cercueil : et à luy demander où estoit celuy qui
avoit escrit ce qui estoit dedans, et s'il le connoissoit bien ?
Menestée surpris de voir ces
Tablettes, qu'il n'avoit point sçeu qui fussent sur ce Cercueil, fut
un instant à revenir de l'estonnement qu'il en avoit : mais apres
s'estre determiné â respondre, je vous assure Madame, repliqua-t'il,
que je ne connois celuy qui a laissé ces Tablettes dans ce Tombeau,
que pour un des hommes du monde qui a le plus de douleur, et le plus
d'esprit, et qui paroist mesme avoir le plus de vertu. Mais apres
cela Madame, ne m'en demandez pas davantage : car je ne sçay ny sa
condition, ny la cause de sa melancolie, ny où il est presentement :
joint que quand je le sçaurois, je pense qu'apres vous avoir dit
qu'il m'auroit fait promettre de ne le descouvrir pas, vous auriez
bien la generosité de ne m'en presser pas davantage. Cyrus connoissant alors par ce que disoit Menestée, qu'il aprehendoit qu'on eust dessein de
faire quelque violence à celuy à qui il avoit donné-retraite ; se
mit à luy dire d'une maniere à devoir estre creû, qu'il luy
engageoit sa parole, que quand mesme celuy qu'il disoit ne
connoistre point, seroit dans le Tombeau, qu'il n'avoit pas encore
veû, il ne luy seroit fait aucun outrage.
Eucrate prend la parole, car c'est lui qui a présenté le roi de
Pont à Menestée. Il y a huit jours, un étranger malade et
mélancolique lui a demandé l'hospitalité. Quand l'arrivée de
Cyrus a été annoncée, le mystérieux inconnu a voulu reprendre la
route, mais ses blessures se sont rouvertes. Eucrate l'a alors
emmené au tombeau de Menestée, ne prévoyant pas que Cyrus
souhaiterait visiter ce monument. L'étranger, prévenu à temps, a
pu quitter le tombeau la veille. La découverte de la présence du
roi de Pont étonne toute la petite troupe. Cyrus, après s'être
engagé à ne pas faire suivre son infortuné rival, et décide de
repartir le lendemain.
De sorte qu'Eucrate entendant ce que Cyrus disoit, s'aprocha, et sans attendre que Menestée respondist ; Seigneur, luy dit-il, comme
c'est moy qui ay fait connoistre
cét illustre Inconnu à Menestée, il me
semble que c'est aussi à moy à vous dire ce que j'en sçay, qui ne
vous esclaircira pourtant guere davantage, que ce qu'il vous en a
desja dit. Car enfin Seigneur, tout ce que je vous puis dire de
celuy dont je ne sçay point le nom, est qu'il y a huit jours que
suivant le droit d'hospitalité, qui est fort soigneusement gardé en
ce Païs, il vint au Chasteau qui a l'honneur de vous loger
presentement, pour me demander retraite : parce qu'ayant esté fort
malade, et l'estant mesme encore il ne se sentoit pas en estat de
continuer son voyage. Il n'avoit aveque luy qu'un seul homme, qui
sembloit plus tost un simple Soldat, qu'un Escuyer : et il me parut
si triste, que je luy accorday aveque joye ce qu'il me demandoit :
rendant graces aux Dieux, de m'avoir mis en pouvoir d'assister un
homme aussi bien fait que celuy-là, et qui me paroissoit aussi
affligé. De sorte que le logeant le plus commodément que je pûs, et
ayant veû des Fenestres de ce Chasteau, ces deux Tombeaux qui
paroissent de si loin, quoy qu'ils ne soient pas en un lieu fort
eslevé, il me demanda de qui ils estoient : et je pense que c'est la
seule chose pour qui je luy aye veû avoir quelque curiosité : aussi
crois-je que c'estoit seulement parce qu'un obier si funeste, avoit
quelque raport à la melancolie qu'il paroissoit avoir dans l'ame. Si
bien que luy ayant apris la retraite de Menestée,
et la vie solitaire qu'il menoit ; il en fut si touché, que quoy
qu'il ne pust presques se soustenir, tant il estoit foible, il voulut que je l'amenasse
icy, et je le l'y amenay en effet. Mais depuis cela, il y est venü
tous les jours : car bien que Menestée eust
accoustumé de fuir, toutes sortes de conversations, la melancolie de
cét Estranger, le luy rendit plus suportable qu'un autre : joint
qu'il entra si fort dans ses sentimens, que Menestée
souhaita mesme qu'il le visitast tous les jours, tant qu'il fut chez
moy ; et en effet la chose s'est faite ainsi. Mais lors que la
nouvelle vint hier, que j'aurois l'honneur de vous recevoir dans ma
Maison, il en parut fort esmeu : et se prepara à partir à l'heure
mesme, quoy qu'il ne fust pas trop en estat de cela. Cependant je
croy que l'agitation qu'il eut d'aprendre que vous deviez venir icy,
fut la veritable cause qui fit que deux blessures qu'il disoit avoir
reçeuës à la guerre, et qu'il croyoit estre entierement consolidées,
se r'ouvrirent : si bien que ne luy estant pas possible alors de
s'engager à faire un long chemin, à cause du sang qu'il perdoit ; et
ne voulant pas aussi demeurer en un lieu où vous deviez bien tost
arriver ; je m'advisay de luy proposer de se venir cacher dans ces
Tombeaux, ne prevoyant pas que vous auriez la curiosité de les voir
: et en effet il y vint dés qu'on l'eut pensé ; et il y a esté
jusques à ce qu'ayant sçeu hier au soir que vous aviez resolu d'y
venir, j'en envoyay advertir Menestée, qui vous
pourra dire mieux que moy, comment il reçeut cette nouvelle. C'est
donc à vous, dit alors Cyrus à Menestée, à nous aprendre ce qui nous reste à sçavoir
: et à nous dire encore quelle
cause donnoit celuy dont nous parlons, à la crainte qu'il
tesmoignoit avoir que je ne le trouvasse icy. Seigneur, reprit
Menestée, il dit à Eucrate aussi bien qu'à moy, que s'estant trouvé
engagé dans le Parti qui vous estoit opposé, il ne vouloit pas
s'exposer à devenir vostre Esclave : mais il nous le dit avec tant
de desespoir sur le visage, que je suis assuré qu'estant aussi
genereux que vous estes vous ne l'auriez pas enchaisné, si vous
l'aviez veû en l'estat où je le vy, quand mesme il auroit esté
vostre plus mortel ennemy. Dés qu'il sçeut que la Princesse Mandane viendroit icy, et que vous y viendriez avec
elle, il me dit qu'il faloit donc qu'il partist, aussi tost que la
Lune qui esclairoit alors seroit couchée, afin de pouvoir
s'esloigner sans estre veû. De sorte que feignant à mon advis de
vouloir se reposer deux heures, afin d'avoir le temps d'escrire ce
qui est dans ces Tablettes, il me demanda pour grace, de pouvoir
passer ce temps-là dans ce Tombeau ; luy semblant, me disoit-il,
qu'il estoit plus seur que l'autre : et en effet luy ayant fait
porter quelques Quarreaux par celuy qui le servoit, pour se pouvoir
reposer plus commodément, je l'y laissay jusques à l'heure qu'il
m'avoit dit qu'il vouloit partir : si bien que luy ayant apris que
la Lune estoit couchée, il se disposa à partir au mesme instant,
sans me dire rien des Tablettes qu'il laissoit. Mais enfin Seigneur,
il est parti en un estat si déplorable, que j'ay bien connu alors,
que sa fuite avoit quelque cause
plus pressante, que ce qu'il m'avoit dit : car bien que ses
blessures qui s'estoient r'ouvertes le matin, ayent recommencé de
seigner, il a voulu partir malgré toutes les prieres que je luy ay
faites de ne partir pas, l'assurant que je trouverois moyen de le
cacher dans le Tombeau que j'habite. Mais lors que le voyant resolu
de s'en aller en un estat si peu propre à faire voyage, et à fuir
diligemment, je l'ay pressé de me dire la cause de sa precipitation
; il m'a dit en m'embrassant, et en soupirant tout ensemble, que la
mesme passion qui m'enfermoit dans ce Tombeau, l'en faisoit sortir,
et qu'il me prioit de croire, que si j'eusse sçeu ses malheurs, je
n'eusse pas creû estre le plus malheureux home du monde. Apres cela
Seigneur il est monté à cheval avec une peine extréme : et sans
estre suivy que de cét homme qui le sert, il a pris un chemin qui
est le long du Torrent, malgré l'obscurité de la nuit, et malgré la
foiblesse où il estoit : de sorte que selon toutes les aparences, il
se sera precipité dans le Torrent ; ou esgaré dans la Forest ; ou
tombé mort de foiblesse et de desespoir. Pendant que Menestée parloit ainsi, Mandane
tenoit le yeux baissez : ne pouvant s'empescher d'avoir quelques
sentimens de pitié, d'estre la cause innocente des malheurs d'un
Prince : qui eust esté un des hommes du monde le plus vertueux, s'il
ne l'eust point trop aimée, ou que sa passion n'eust pas esté plus
forte que sa raison. Cyrus mesme, tout son
Rival qu'il estoit, en fut touché de quelque pitié : et il en eust
sans doute encore eu davantage,
s'il n'eust pas remarqué que Mandane en avoit
quelque compassion. Il demeura pourtant dans les bornes qu'il
s'estoit prescrites, malgré l'agitation de son coeur : de sorte
qu'encore qu'il jugeast bien que s'il eust donné ordre de suivre et
de chercher le Roy de Pont, il l'eust pû avoir en sa puissance, il
ne le voulut pas faire, et par sa propre generosité ; et parce qu'il
creut que Mandane l'en blasmeroit ; et parce
qu'il avoit promis à Araminte de retenir
une partie de sa vangeance à sa consideration. Si bien que prenant
la parole, et l'adressant à Menestée ; quoy que
le Roy de Pont que vous avez assisté, luy dit-il, soit un des
persecuteurs de la Princesse Mandane, et un de mes
plus grands ennemis, puis qu'il est un de mes Rivaux ; je ne laisse
pas de vous dire, que je vous louë de l'assistance que vous luy avez
renduë : et de vous assurer, que pour faire que l'Azile que vous luy
avez donné ne luy soit pas inutile, je ne le feray point suivre : en
effet (adjousta Mandane, avec autant de douceur que de
generosité) je trouve que dés qu'un ennemy ne nous peut plus nuire,
il faut laisser la vangeance de les crimes aux Dieux seulement, et
ne s'en mesler plus du tout. Cependant si l'estonnement de Menesté
et d'Eucrate fut grand d'aprendre que
c'estoit le Roy de Pont qu'ils avoient assisté ; celuy de Mazare, et d'Anaxaris, le fut
encore davantage : et celuy d'Intapherne,
d'Aglatidas, de Doralise,
et de Martesie, ne fut guere moindre. Cét
estonnement produisit pourtant des
effets differens, dans l'esprit de Mazare et d'Anaxaris : car le premier considerant que s'il n'eust
point enlevé Mandane, lors qu'elle estoit à Sinope, le Roy de Pont ne seroit pas reduit au
pitoyable estat où il estoit, il en devint plus melancolique : luy
semblant mesme que la Princesse Mandane ne pouvoit
rapeller le souvenir de son avanture avec le Roy de Pont, sans
repasser aussi en sa memoire la tromperie que l'excés de sa passion
luy avoit fait faire, et sans l'en accuser encore dans son coeur.
Mais pour Anaxaris, il luy passa dans l'esprit
un des plus bizarres sentimens, que l'amour ait jamais inspiré : car
enfin dans l'esperance qu'il avoit euë que le Roy de Pont seroit
peut estre mort de ses blessures, apres s'estre sauvé de Cumes dans une Barque de Pescheur, il eut quelque
espece de joye, de voir que Cyrus avoit encore plus
d'un Rival qu'il n'avoit pensé. Si bien que sans considerer que le
Roy de Pont ne pouvoit estre Rival de Cyrus, sans
estre aussi le sien, il pensoit seulement que peutestre tout
malheureux qu'il estoit, trouveroit-il encore moyen de faire quelque
obstacle à la felicité de Cyrus. De sorte que
s'il eut de la douleur de cette avanture, ce fut seulement celle de
s'imaginer que peutestre ce malheureux Roy se feroit mourir par une
fuitte si precipitée, et ne pourroit plus faire ce qu'il souhaitoit
qu'il fist. Pour Intapherne, quoy qu'il eust fort
aidé à Arsamone à renverser le Roy de Pont du
Thrône, par les belles choses qu'il avoit faites à la Guerre, et
qu'ainsi il n'eust nulle liaison
avec ce Prince, il ne laissa pas de loüer infiniment Cyrus et Mandane, de la
generosité qu'ils avoient, de ne faire point suivre ce malheureux
Roy. Cependant, comme cette avanture estoit fort surprenante, elle
fit que la conversation fut si longue, qu'avant que Mandane et Cyrus eussent veû le
second Tombeau que Menestée habitoit ;
qu'ils eussent un peu fait parler cét illustre Solitaire sur sa
passion, et sur sa douleur ; qu'ils fussent retournez au Chasteau ;
et qu'ils eussent disné ; il estoit si tard, qu'il fut resolu qu'on
passeroit le reste de la journée en ce lieu là, et qu'on ne
partiroit que le lendemain.
Mandane s'entretient en privé avec Martesie au sujet de ses
différents ravisseurs. Elle est outrée de constater qu'elle ne
peut jamais entièrement les haïr, le sort du roi d'Assirie,
celui de Mazare et celui du roi de Pont lui inspirant plutôt de
la pitié. Au moment où elle admet sa dette envers son sauveur
Cyrus, ce dernier fait son entrée. La rougeur de la princesse
intrigue l'amant qui souhaite en connaître les motifs. Mandane
tente tout d'abord d'esquiver la réponse, puis une conversation
galante s'engage progressivement entre les deux amants.
Mais pendant que Cyrus fut quelque temps occupé a donner
divers ordres sur la marche des Troupes, et sur la route qu'il
vouloit qu'on tinst en aprochant de Capadoce ; Mandane ayant apellé Martesie dans un
Cabinet qui estoit à la Chambre où on l'avoit logée, se mit à luy
parler de l'avanture qui luy venoit d'arriver. Sans mentir Martesie, luy dit-elle, je suis reservée à d'estranges
choses : car enfin ne diroit-on pas que les Dieux ont entrepris de
m'oster la consolation de pouvoir haïr tous ceux qui m'ont outragée,
et de me priver du plaisir de m'en voir vanger ? En effet,
poursuivit cette Princesse, si l'examine les choses passées, vous
verrez que j'ay raison de parler comme je fais. Si je regarde le Roy
d'Assirie, Mazare, et le Roy de Pont, comme des
Princes qui m'ont enlevée, et qui ont causé tous les malheurs de ma
vie, ne dois-je pas penser que les Dieux ne sçauroient trouver mauvais que je les haïsse, et que je
m'en vange ? Cependant ces mesmes Dieux font que j'aprens des choses
d'eux, capables d'amoindrir ma haine : et qui ne semblent pas me
permettre de pouvoir innocemment souhaiter leur perte. Car que n'ay
je point apris du desespoir et du repentir de Mazare,
lors qu'il me croyoit morte ? que n'ay je point sçeu par Orcame, de la puissante et violente passion que le Roy
d'Assirie a pour moy ? et que ne viens-je point d'aprendre par
Menestée, de celle qu'a tousjours dans
le coeur un Prince à qui je dois la vie, aussi bien que celle de
Cyrus, et â qui je couste deux Royaumes ? En verité
Martesie, adjousta t'elle, je ne pense
pas qu'il soit jamais arrivé, que trois aussi Grands Princes que
ceux que je nomme, se soient trouvez capables d'une aussi grande
injustice que celle qu'ils ont euë en m'enlevant, et se soient
trouvez en mesme temps aussi dignes de pitié. Ce que je trouve de
plus admirable, reprit Martesie, et mesme
de plus glorieux pour vous, c'est Madame qu'il n'y a pas un de ces
Princes qui n'eust pu estre digne de vous posseder, s'il ne s'en
fust pas rendu indigne par un injuste enlevement : et si les Dieux
n'eussent pas fait naistre en leur Siecle, un Prince qui a plus de
Grandes qualitez tout seul, qu'ils n'en ont tous trois ensemble, et
de qui la respectueuse passion, ne vous a jamais donné aucun sujet
de pleinte. Il est vray, reprit Mandane, que je
serois fort ingrate, et par consequent fort injuste, si je n'avois
pas pour Cyrus, toute l'estime, toute la reconnoissance, et toute l'amitié dont je
suis capable : et si je ne m'estimois pas heureuse de regner sur le
coeur d'un homme, que les Dieux ont jugé digne de regner sur toute
l'Asie. Comme cette Princesse achevoit de prononcer ces paroles,
Cyrus qui avoit achevé de donner ses ordres, entra au
lieu où elle estoit : mais à peine le vit elle, qu'elle rougit comme
si elle eust eu peur qu'il eust entendu ce qu'elle venoit de dire.
De sorte que Cyrus s'en estant aperçeu, chercha à
donner une cause à cét agreable incarnat, qui faisoit un si bel
effet sur l'esclatante blancheur du beau teint de Mandane : car comme il n'est point d'actions
indiffererentes en la Personne aimée, il eut quelque esmotion de
celle qui paroissoit sur le Visage de la Princesse qu'il adoroit. Si
bien que ne pouvant s'empescher de luy en dire quelque chose ; quoy
que cette agreable rougeur qui vient de m'aparoistre, luy dit-il,
semble donner un nouvel esclat à vostre beauté, je ne laisse pas
Madame, d'en avoir quelque inquietude : par la crainte que j'ay de
l'avoir causée, en vous interrompant mal à propos. Je pourrois
peutestre si je le voulois, (reprit Mandane en soûriant,
et en rougissant encore davantage) tomber d'accord de la moitié de
ce que vous venez de dire, et vous l'advoüer mesme sans vous
desobliger : mais comme l'injuste soubçon que vous avez eu de
m'avoir interrompuë mal à propos, merite quelque punition, vous n'en
sçaurez pas davantage. Si vous sçaviez Madame, repliqua Cyrus, quel suplice est
celuy de ne sçavoir point ce qui se passe dans le coeur d'une
Personne qu'on adore, quand on s'est mis dans la fantaisie de le
sçavoir, vous trouveriez sans doute, que la punition que vous me
donnez est plus grande que le crime dont vous m'accusez : car enfin
il faut que je vous advouë ma foiblesse, en vous assurant qu'il est
peu de chose que je ne fisse, pour sçavoir bien precisément ce qui
vous a fait rougir. Je sçay bien, adjousta-t'il, que cette bizarre
curiosité, est une de ces folies qu'on reproche à la passion qui me
possede ; mais apres tout je la trouve bien fondée. En effet,
poursuivit-il en soûriant, puis qu'il est permis à la Guerre d'avoir
des Espions dans une Place qu'on veut prendre, il doit ce me semble
bien aussi estre permis, de tascher d'en avoir dans un coeur qu'on
veut conquester : et d'essayer de faire en sorte qu'il ne s'y passe
rien dont on n'ait quelque connoissance. Comme on n'employe des
Espions, reprit Mandane, que pour sçavoir ce qui se
passe chez ses Ennemis, vous n'en avez point de besoin, pour sçavoir
ce qui se passe dans mon coeur, puis que la Guerre n'est pas
declarée entre nous. Quoy qu'il en soit Madame, reprit Cyrus, je puis vous assurer, qu'on a quelquesfois bien
plus de curiosité de sçavoir ce que pense une Personne qu'on aime,
que d'aprendre les desseins des Ennemis qu'on doit combatre,
quelques redoutables qu'ils soient : et en mon particulier,
j'aimerois mieux avoir un Espion bien fidelle dans vostre coeur, que d'en avoir
plusieurs aupres du Roy d'Assirie, ny aupres du Roy de Pont, quand
mesme ils seroient Maistres de Babilone, ou de Sardis, et qu'ils
auroient des Troupes pour s'y deffendre. Ne pensez pourtant pas
Madame, poursuivit-il, que cette curiosité ait nul panchant à la
jalousie ; ny que je sois de ces Amans qui cherchent avec un foin
estrange, ce qu'il ne veulent pas trouver : mais c'est Madame, puis
qu'il vous le faut advoüer, qu'il y a une notable difference, entre
un sentiment d'estime qu'on exprime par des paroles, quelques
obligeantes qu'elles soient, et un de ces sentimens cachez, dont on
se fait presques un secret à soy mesme, et que les autres ne sçavent
jamais qu'en les devinant. Ne trouvez donc pas estrange Madame, si
encore que je n'aye pas l'audace de penser, que vous pensiez rien à
mon avantage, que vous ne me faciez l'honneur de me dire ; je ne
laisse pas de desirer de pouvoir penetrer jusques dans le fonds de
vostre coeur. Joint que dans la haute estime que j'ay pour vous, je
suis persuadé qu'il s'y passe de si belles choses, que c'est desirer
de voir toutes les vertus ensemble, que de souhaiter comme je fais
de voir vostre coeur à descouvert, et d'y connoistre tous vos
sentimens ; toutes vos pensées ; et mesme tous vos desirs. Pour
satisfaire une partie de vostre curiosité (repliqua Mandane, afin de destourner cette conversation) je
vous diray que je souhaiterois estrangement de sçavoir tout ce qu'a
pensé Menestée, depuis dix-huit ans qu'il
regarde le Tomberu de cette belle
Personne qu'il aimoit, et qu'il a perduë. Ha Madame, s'escria
Cyrus, en feignant de vouloir satisfaire ma curiosité,
vous ne me dites rien de ce que je voudrois sçavoir ! Cependant,
adjousta-t'il, ce n'est pas à moy â vous prescrire des Loix : c'est
pourquoy puis que vous ne voulez pas que je penetre plus avant dans
vostre ame, et que vous aimez mieux que je vous parle de Menestée que de vous, ny de moy, je vous diray que je
n'ay pas beaucoup de peine à conçevoir ce qu'il pense depuis
dix-huit ans, puis qu'il est vray que l'amour et la douleur jointes
ensemble, sont deux sources inespuisables de pensées, s'il est
permis de parler ainsi, pour exprimer cette multitude de sentimens,
qui naissent en foule dans un esprit amoureux et affligé, et qui
l'occupent obsolument tant que sa passion et sa douleur subsistent.
Mais ce qui m'estonne, est qu'il ait pû vivre fi, long temps, apres
avoir veû mourir la Personne qu'il aimoit : car enfin Madame, sans
exagerer la douleur que j'eus à Sinope, lors que j'eus lieu
de craindre que vous n'eussiez esté noyée ; je puis vous protester
sans mensonge, que lors que je sçeus que vous estiez vivante, je
n'avois pas encore un jour à vivre. Je vous suis bien redevable,
repliqua Mandane, d'avoir eu une douleur si
obligeante : quoy que je ne veüille pas croire qu'elle ait esté si
violente que vous la representez, de peur d'avoir à me reprocher
d'estre ingrate. Cependant (poursuivit elle sans luy donner loisir
de l'interrompre) je tombe d'accord
aveque vous, que la plus sensible douleur de toutes les douleurs est
celle de voir mourir ce qu'on aime : et je suis il fortement
persuadée de cette verité, que toutes les fois que je m'imagine,
qu'il faut d'une necessité absoluë, que j'aprenne un jour la mort
des Personnes que j'aime, ou qu'ils aprennent la mienne, j'en
deviens si melancolique, que je ne me connois plus. Ha Madame,
s'escria Cyrus, quelle funeste Image faites vous
passer de vostre esprit dans le mien ! je vous en demande pardon,
luy repliqua-t'elle, et je pense mesme que vous estes obligé de me
l'accorder : car puis que je ne puis songer sans douleur, qu'il faut
que vous apreniez un jour ma mort, ou que j'aprenne la vostre, c'est
ce me semble une marque d'amitié, qui merite que vous me pardonniez
le mal que je vous ay fait de vous entretenir d'une chose si
funeste. Ce que vous me dites est si obligeant, reprit Cyrus, que je devrois vous en rendre mille graces :
mais apres tout Madame, je pense que je ne vous pardonneray
d'aujourd'huy le mal que vous m'avez fait, en supposant que je puis
aprendre vostre mort.
On annonce l'arrivée d'un Phocéen, dénommé Thryteme, accompagné
de deux hommes. Cyrus est heureux d'apprendre qu'il est envoyé
par Peranius, qu'il gratifie d'emblée du titre de prince de
Phocée, malgré le droit du vainqueur qu'il pourrait exercer sur
ses états. En entendant les propos de Cyrus, Thryteme se montre
extrêmement satisfait et prétend ne plus rien avoir à lui
demander. Cette réaction intrigue Cyrus et Mandane qui
souhaitent connaître l'histoire de Peranius. Comme il s'agit
d'une longue narration, Thryteme est invité à s'exécuter dès le
soir, après s'être reposé.
A peine Cyrus eut il achevé de prononcer ces
paroles, qu'Eucrate vint l'advertir qu'il y avoit
un homme de qualité de Phocée, nommé Thryteme,
que le Fils de Menestée avoit envoyé vers son Pere,
qui demandoit à luy parler, et qui estoit arrivé un moment apres
qu'il estoit sorty du Tombeau de la belle Egiptienne : adjoustant
qu'il estoit accompagné de deux Etrangers, dont on ne connoissoit ny l'habillement ny le
langage. Comme Mandane jugea bien que cét homme ne
pouvoit avoir rien à dire à Cyrus, que sa presence
pûst empescher de luy aprendre, elle pria ce Prince d'escouter
Thryteme devant elle : de sorte que
Cyrus ayant ordonné à Eucrate de le faire
entrer, et Eucrate luy ayant obeï, Thryteme suivy de ces Estrangers qui l'accompagnoient,
entra dans la Chambre de Mandane, qu'il salüa
avec un profond respect, aussi bien que Cyrus :
apres quoy luy ayant presenté une Lettre de celuy qui l'envoyoit,
qui n'estoit que de creance, il prit la parole en ces termes.
Seigneur, luy dit-il en Grec, je suis envoyé vers vous de la part
d'un Prince, dont vous pouvez faire la bonne ou la mauvaise Fortune
: mais comme il a eu le malheur d'estre engagé dans un Party qui
vous estoit opposé, et d'estre contraint de conserver sa liberté, en
abandonnant sa Partie à vos Armes victorieuses, et en ayant recours
à la fuite ; je ne sçay Seigneur, si l'esperance qu'il a conçeuë de
n'estre pas refusé, est bien fondée : mais tousjours sçay-je de
certitude, que le Prince Menestée son Pere, à
qui je viens de parler, est si charmé de vostre generosité, qu'il ne
doute point du tout que je n'obtienue ce que j'ay à vous demander.
Pour vous tesmoigner, repliqua Cyrus, que j'ay toutes
les dispositions necessaires, à ne refuser rien à un Prince du
merite de celuy qui vous envoye ; je ne veux pas me servir du droit
des Vainqueurs, qui ne donnent plus à leurs ennemis vaincus, les noms des Païs qu'ils
ont conquestez sur eux. Au contraire, quoy que Peranius
n'ait jamais esté apellé Prince de Phocée, parce que celuy qui luy
en a laissé le droit, n'a peri que depuis son esloignement, je veux
l'appeller ainsi le premier : et vous prier aussi de ne le nommer
pas autrement : car enfin apres les choses que le Prince Thrasybule
m'a dites de sa vertu et de sa valeur, je ne puis me resoudre à le
traiter moins favorablement que tant d'autres, qui ne le meritoient
pas mieux que luy. Ha Seigneur, repliqua Thryteme,
je n'ay plus rien à vous demander ! car puis que vous reconnoissez
en presence de ces Estrangers, Peranius pour
Prince, et pour Prince de Phocée, vous faites tout ce que j'avois
ordre de vous suplier de faire : et vous le rendez le plus heureux
Prince du monde, si toutesfois il est permis d'apeller ainsi, un
homme qui n'a pas la gloire d'estre particulierement connu du plus
Grand Prince de la Terre. Comme ce que Thryteme
disoit, surprenoit esgallement Mandane et Cyrus, et qu'ils voyoient de la joye sur le visage
d'un de ces Estrangers, qui accompagnoient Thryteme,
et de la douleur dans les yeux de l'autre, ils eurent une fort
grande curiosité de sçavoir la cause de cette avanture. De sorte que
Mandane prenant la parole, et parlant
aussi agreablement Grec, que si ç'eust esté sa Langue naturelle,
elle demanda obligeamment à Thryteme,
l'explication de ce qu'elle n'entendoit pas, et la veritable cause
de son voyage. Cyrus adjousta à cette curiosité, celle de sçavoir où estoit le
Prince de Phocée : le priant de luy dire encore tout ce qu'il avoit
fait despuis qu'il avoit esté esleu Chef de cette Trouppe fugitive ;
qui estoient ces Estrangers dont il ne connoissoit point
l'Habillement ; quel interest ils pouvoient avoir à la condition du
Prince de Phocée ; et comment il estoit possible que trois ou quatre
paroles avantageuses qu'il venoit de dire en sa faveur, peussent le
rendre heureux ? Ce que vous me demandez Seigneur, reprit Thryteme, n'est pas une chose que je puisse vous
aprendre en peu de mots, nô plus que ce que la Princesse Mandane veut sçavoir : mais quand mesme vous auriez la
bonté et le loisir d'escouter le recit d'une advanture aussi
extraordinaire, qu'est celle du Prince de Phocée, (puis qu'il vous
plaist que je luy donne son veritable nom) il faudroit encore
Seigneur, que je vous demandasse auparavant une grace en mon
particulier ; qui est celle de vouloir employer vos persuasions, et
vostre authorité, à obliger le Prince Menestée
de quitter le Tombeau qu'il habite, et de se laisser conduire à un
lieu, où par les paroles que vous venez de dire, vous establissez
une nouvelle Domination au Prince son Fils. Plus vous me parlez,
repliqua Cyrus, moins je vous entends, et plus
vous me donnez de curiosité c'est pourquoy, connoissant que la
Princesse en a pour le moins autant que j'en ay, je vous declare que
je ne vous accorderay rien, si vous ne m'accordez la grace de luy
dire toute la vie du Prince qui vous envoye. Mais comme il ne seroit
pas juste, de vous obliger à
faire peutestre une longue Narration sans vous estre reposé, je prie
Eucrate d'avoir foin de vous, et de
ceux qui vous accompagnent : et de vous ramener icy vers le soir,
que la Princesse passera sans doute fort agreablement, si vous ne la
refusez pas. Il importe tant au Prince qui m'envoye, repliqua
Thryteme, que vous ne le refusiez
point, que je le servirois mal, si je vous refusois de vous aprendre
une advanture qui luy est infiniment glorieuse : c'est pourquoy
Seigneur, je vous obeïray quand il vous plaira. Apres cela, Cyrus et Mandane luy ayant dit
encore plusieurs choses obligeantes, il se retira, suivy des
Estrangers qui l'accompagnoient ; qu'on voyoit bien qui entendoient
parfaitement ce qu'on disoit, mais qu'on connoissoit bien aussi, qui
ne sçavoient pas assez le Grec, pour l'oser parler devant un Prince
et une Princesse, qui le parloient si admirablement.
Lorsque Thryteme et ses compagnons quittent l'assemblée, la
singularité des vêtements de ces derniers suscite de nombreuses
réactions. Comme on ne parvient pas à identifier leur
provenance, on raille Cyrus en lui rappelant qu'il n'a pas
encore conquis la terre entière. De son côté, Doralise ne peut
s'empêcher de se moquer agréablement de ces étrangers. Ses
propos font rire la compagnie, mais bientôt Mandane la dispute
en l'invitant à davantage d'équité. Un habillement bizarre ne
signifie pas un manque de valeur. Par ailleurs, on peut
conjecturer que les vêtements de Doralise intriguent également
ces étrangers. Après une vive conversation, tout le monde
s'accorde à tolérer les différences propres aux étrangers. Le
soir, après le repas, devant la compagnie réunie dans la chambre
de Mandane, Cyrus invite Thryteme à conter l'histoire de
Peranius.
Comme Thryteme fut sorty de la Chambre de
Mandane, Mazare,
Myrsile, Artamas,
Andramite, et plusieurs autres y
entrerent : qui ne pouvant assez s'estonner de la nouveauté de
l'Habillement de ces Estrangers qu'ils avoient rencontrez,
demanderent à Cyrus d'où ils estoient ? Pour moy (dit
Artamas, apres que Cyrus eut respondu qu'il ne le sçavoit pas encore) je
pensois qu'il faudroit que vostre valeur mist bien tost des bornes à
vos Conquestes, parce qu'elle ne trouveroit plus rien à conquerir :
mais à ce que je voy, il y a encore des Peuples que le vainqueur de
l'Asie ne connoist pas. Comme nous
n'avons combatu, reprit modestement Cyrus, que pour la
liberté de la Princesse, nous avons mis des bornes à nos Conquestes
en la delivrant : si ce n'estoit, adjousta-t'il galamment, qu'il luy
prist fantaisie d'obliger tant de braves Gens qui l'ont delivrée, à
faire rendre justice à son merite, en la faisant Reine de toute la
Terre : ou qu'elle voulust seulement se faire de nouveaux Sujets, de
ces Estrangers que nous ne connoissons pas, et que vous venez de
voir. Je vous assure, repliqua Mandane, que quoy que
je vous croye digne d'estre Maistre de tout le Monde, et que je vous
croye mesme capable de le conquerir ; vostre vie et celle de tant de
Grands Princes qui vous ont aidé à vaincre, m'est si chere, que si
vous ne faites jamais la Guerre que pour satisfaire mon ambition,
vous serez tousjours en paix. Pendant que Mandane
parloit ainsi, Doralise et Pherenice, qui avoient joint Martesie,
et qui parloient à Andramite en un
coin de la Chambre qui n'estoit pas grande, entendoient ce que
disoient Cyrus et Mandane : de sorte
que Doralise qui trouvoit je ne sçay quoy
de Barbare, à l'air de ces Estrangers dont on parloit, se mit à dire
à Andramite, qui s'estoit aproché
d'elle, que la Princesse avoit raison, de ne vouloir pas de pareils
Sujets. En suitte de quoy, elle se mit à despeindre si plaisamment,
l'air, la mine, la reverence, et l'Habillement de ces deux Hommes ;
que quoy qu'il y eust quelque injustice à l'agreable raillerie
qu'elle en faisoit, ceux qui l'entendoient ne laissoient pas d'y prendre un fort grand
plaisir : si bien que Martesie, Pherenice, et Andramite, en
rioient de fort bon coeur : Mais ce qu'il y eut de rare en cette
rencontre, fut que Mandane qui avoit
l'esprit merveilleusement penetrant, devina la verité : et s'imagina
en effet que Doralise avoit trouvé matiere de se
divertir, en voyant ces Estrangers, quoy qu'ils fussent magnifiques,
et mesme bien faits. C'est pourquoy voulant donner une marque de sa
bonté, et trouver un sujet de conversation qui la desgageast des
loüanges qu'on avoit commencé de luy donner ; elle dit ce qu'elle
pensoit à Cyrus et à Myrsile :
qui estant toûjours bien aise d'avoir occasion d'ouïr parler Doralise, suplia la Princesse en soûriant, de la
vouloir corriger d'une partie de ses injustices. De sorte que
Mandane voulant accorder à Myrsile ce qu'il luy demandoit, fit aprocher Doralise : et luy adressant la parole, n'est-il pas
vray, luy dit elle, que ce qui faisoit rire Pherenice, Martesie, et Andramite, lors que vous leur parliez, estoit que vous
leur faisiez une Peinture plaisante de ces Estrangers qui viennent
de sortir d'icy ? Je vous assure Madame, reprit elle, que je ne
merite pas grande loüange, d'avoir si facilement excité la joye dans
leur esprit : puis que ces Estrangers sont si plaisans à voir, qu'il
ne faut que s'en souvenir pour avoir envie de rire. Sans mentir,
repliqua Mandane, vous estes une malicieuse
Personne : car enfin comme me ils n'ont point parlé ; qu'ils sont
magnifiques qu'ils sont mesme assez
bienfaits ; vous ne leur pouvez reprocher que la forme de leur
Habillement, et je ne sçay quel air qui est different de celuy des
Gens que vous voyez tous les jours. De sorte, que comme ils vous
trouvent sans doute aussi differente des Dames qu'ils ont accoustmé
de voir, que vous les trouvez differens des hommes que vous voyez,
il peut estre que toute aimable que nous estes, ils pensent de vous
ce que vous pensez d'eux. Je vous assure Madame, repliqua-t'elle en
riant, que si je les divertis autant qu'ils me divertissent, nous
nous avons beaucoup d'obligation l'un à l'autre, de nous faire
passer le temps si agreablement. Ha Doralise, s'escria
Cyrus en soûriant, vous me faites la plus grande
frayeur du monde, de parler comme vous parlez ! en effet,
poursuivit-il, comme je suis nay en Perse, et que vous estes née à
Sardis, je puis dire que ces Estrangers ne vous ont
pas deû paroistre plus Estrangers que moy, la premiere fois que vous
m'avez veû : c'est pourquoy je vous conjure de me dire serieusement,
combien il y a que vos yeux sont acoustumez à me voir. Ha Seigneur
(reprit elle, avec cette vivacité d'esprit qui luy estoit si
naturelle) les Conquerans comme vous, ne sont Estrangers en nulle
part : et je pense pouvoir dire, qu'apres avoir assujetty tant de
Royaumes, vous n'estes pas plus de Persepolis, que de
Babilone, de Sardis, d'Ecbatane,
d'Artaxate, de Suse, de Themiscire,
et de Cumes : et qu'ainsi je croy pouvoir assurer, que vous
estes du Païs de tout le monde, mais que tout le monde n'est pas du vostre. Quoy que vous vous
soyez tirée avec beaucoup d'esprit d'un pas assez difficile, reprit
Mandane en soûriant : je ne laisse pas
d'entreprendre de vous persuader, que c'est n'avoir pas assez de
bonté, que de manquer d'indulgence pour les Estrangers : car quoy
que je voulusse, si je suivois mon inclination, qu'on excusast
toutes sortes de Personnes ; neantmoins pour ne rendre pas inutile,
cette agreable Critique qui vous fait remarquer si judicieusement,
et si finement, les plus petits deffauts d'autruy ; je vous
abandonne tous les Gens de vostre Patrie, et de vostre connoissance.
Mais pour ces Estrangers qui vous ont tant fait rire, je les prends
en ma protection : et je vous declare de plus, que s'il vient des
Ethiopiens, des Indiens, ou des Scithes à Ecbatane, quand
nous y serons, je les deffendray contre vous, avec une fermeté
estrange : car je vous advouë que je ne puis souffrir cette espece
d'injustice, quoy qu'elle soit presque universelle. Mais Madame,
reprit Doralise, souffrez s'il vous plaist,
avec tout le respect que je vous dois, que je tasche de me
justifier, en examinant un peu la chose en elle mesme. Je le veux
bien, dit Mandane, estant bien assurée que
quelque esprit que vous ayez, vous aurez peine à prouver qu'il n'y
ait pas quelque inhumanité à railler d'un Etranger, seulement parce
qu'il est estranger. Pour moy ; dit Cyrus, je suis de
l'opinion de la Princesse : cette opinion est si equitable, adjousta
Mazare, qu'il ne semble pas qu'on en puisse avoir d'autre. Si je parlois
fins interest, dit alors le Prince Myrsile en regardant
Mazare, je dirois sans doute comme vous,
que la Princesse a raison : mais comme je ne suis pas Estranger à
Doralise, je craindrois si fort, que
si on l'obligeoit à faire la Paix avec les Estrangers, elle ne me
declarast la Guerre, que je n'ose me declarer contre elle en cette
occasion. Pour moy, adjousta Artamas, qui ay une
raison contraire à la vostre, puis que je ne suis pas du Païs de
Doralise, il faudroit tousjours que je
me rangeasse par interest du Party de la Princesse, quand mesme la
raison n'en seroit pas ; jugez donc ce que je dois faire, puis que
son Party est celuy de la Justice et de la bonté. A ce que je voy,
reprit Doralise sans s'estonner, vous m'avez
mise en estat, de ne pouvoir manquer de sortir de cette dispute avec
honneur : car il y a tant de Gens illustres contre moy, que si je
suis vaincuë, je le seray sans honte ; et si je ne le suis pas,
j'auray plus de gloire que personne n'en a jamais eu, puis que
personne n'a jamais vaincu quelques-uns de ceux que j'auray
surmontez. Mais encore, dit Mandane, que pouvez
vous dire pour excuser l'injustice dont je vous accuse ? car enfin
n'est-il pas vray que celuy qui est né à Athenes, ne peut pas estre
né à Babilone ? et n'est-il pas vray encore, que non seulement
chaque Nation, et chaque Royaume, a ses coustumes particulieres,
mais que mesme chaque Province, et chaque Ville, a ses bien-seances
differentes ? soit pour les
habillemens pour les ceremoniez ; pour les civilitez ; pour la grace
du corps ; et pour toutes ce petites choses exterieures qui frapent
les yeux, et qui ne tiennent point du tout, ny à l'ame, ny à
l'esprit. Je l'advouë Madame, repliqua Doraise, mais j'advouë en
mesme temps, que c'est cette difference, qui par sa nouveauté, et
par sa bizarrerie, me surprend, et me divertit, sans que pour cela
je face injustice à cét Estranger qui sert à mon divertissement :
puis que je luy donne la mesme liberté que je prends, et que sans me
soucier de ce qu'il pense de moy, je pensez de luy ce que je veux.
Mais vous n'en pensez pas equitablement, reprit Mandane, si vous le blasmez de ce qu'il est aussi bien
habillé à la mode de son Païs, que vous l'estes à celle du vostre,
quoy qu'elle ne vous plaise pas. Je ne l'en blasme pas aussi en son
particulier, repliqua Doralise, mais je
blasme toute sa Nation en general : vous estes encore plus injuste
que je ne pensois, reprit Cyrus en riant, de
railler de trois ou quatre cens mille hommes â la fois, parce qu'il
y en a un ou deux qui ne vous plaisent point. De plus, adjousta
Mandane, n'est-ce pas estre
déraisonnable, de vouloir qu'un Egiptien soit Persan, lors qu'il
sera à Persepolis ; qu'un Persan soit
Egiptien quand il sera à Memphis ; et que se
changeant de Ville en Ville, il face ce qu'on dit que fait cét
Animal qui prend toutes les couleurs sur quoy il passe ? car Doralise, il faut sans doute que vous veüeilliez que
cela soit ainsi. Ce que je veux
Madame, reprit-elle, est qu'un Estranger se conforme en effet autant
qu'il peut, aux coustumes des Païs où il est : et qu'il ne surprenne
pas les yeux par ces habillemens bizarres, où l'on n'est point
accoustumé, si ce n'est en quelque magnifique Entrée, où il soit
meslé dans une grande Troupe. Je veux encore qu'il parle peu, s'il
n'est assuré de parler bien : je veux de plus qu'il se contente de
paroistre liberal, et magnifique, sans pretendre de passer pour
poly, ny pour Galant : puis qu'il est vray que la politesse, et la
galanterie, sont des choses de mode et d'usage, et qui ont leur
bien-seance particuliere en chaque Nation, dont un Estranger n'est
guere souvent capable hors de son Païs. Mais outre ce que je viens
de dire, je veux plus que toutes choses, qu'il me laisse la liberté
de rire innocemment de tout ce qu'il pourra faire, ou dire, qui
choquera mes yeux, mon imagination, ou mon esprit. Car enfin Madame,
je puis vous assurer, que quand il ne me la laisseroit point, je ne
laisserois pas de la prendre : et je le ferois d'autant plustost,
que je le ferois sans l'offencer : estant certain qu'il y a une
notable difference, entre la raillerie qu'on fait d'un homme de son
Païs, et celle qu'on fait d'un Estranger, pourveû qu'on ne raille de
luy, que de ces sortes de choses, qui sont particulieres à sa Nation
: puis qu'il est vray que la premiere a presques tousjours de la
malice, et qu'il n'arrive presques jamais, qu'on estime beaucoup
ceux qui nous donnent souvent sujet de nous divertir à leur despens. Mais pour l'autre,
Madame, je vous proteste que cela ne destruit point du tout dans mon
esprit, les Estrangers qui me donnent sujet de rire : car encore que
ces deux Hommes que j'ay veûs aujourd'huy, m'ayent fort divertie, je
ne laisse pas de croire qu'ils peuvent estre fort honnestes Gens, et
mesme fort Galans en leur Païs : ainsi n'attaquant ny leur esprit,
n'y leur probité, ny leur courage, il ne me semble pas que je sois
aussi criminelle que vous me le faites. En effet Madame,
poursuivit-elle, si on examine bien, de quelle nature est le rire
qui me surprend en ces occasions, on trouvera qu'il n'est pas si
malicieux que celuy dont presque tout le monde se trouve capable,
lors qu'à quelque Course de chevaux, on voit quelquesfois le cheval
du meilleur de ses Amis, broncher lourdement, et le renverser par
terre : car enfin, il y a bien plus de malignité à rire de ces
sortes de choses, qui font tres souvent un grand mal, et un grand
despit à ceux à qui elles arrivent, que de se divertir comme je
fais, d'un Habillement bizarre ; d'une reverence contrainte ; ou
d'un mot mal prononcé. Cependant vous sçavez Madame, avec quelle
inhumanité on rit de semblables accidens : et je ne sçay si toute
sage et toute pitoyable que vous estes, vous n'en avez jamais eu
d'envie en pareille rencontre. Doralise dit cela
d'une maniere si plaisante, que Mandane et tous ceux
qui estoient aupres d'elle, ne purent s'empescher d'en rire : et
d'advoüer en mesme temps qu'elle meritoit qu'on luy abandonnast non seulement tous les Estrangers,
mais tous ceux qu'elle connoissoit : et pour vous tesmoigner, luy
dit Cyrus, que je pense ce que je dis, je vous donne droit
de me reprendre de tout ce qu'il vous plaira, et de vous divertir à
mes despens, quand vous en trouverez l'occasion. Si je ne me devois
jamais divertir, reprit elle, que lors que vous m'en donneriez
sujet, je n'aurois qu'à me preparer à m'ennuyer toute ma vie : mais
Seigneur, adjousta-t'elle en riant, puis que vous avez la bonté de
m'abandonner ces deux Estrangers, je n'en veux pas davantage, pour
ne m'ennuyer de huit jours. Apres cela toute la Compagnie tomba
pourtant d'accord, qu'il y avoit beaucoup d'injustice, à n'avoir pas
beaucoup d'indulgence pour les Estrangers ; et à faire passer
quelquesfois les bien-seances de leurs Païs pour des incivilitez, ou
pour des marques de deffaut d'esprit : concluant tout d'une voix,
que puis qu'on pouvoit estre fort peu honneste homme, quoy qu'on
fust admirablement habille ; qu'on fist bien la reverence à la mode
de son Païs ; et qu'on eust l'accent de la Cour extrémement pur ; il
pourroit estre aussi qu'un Estranger qui n'auroit rien de toutes ces
petites choses, qui ne changent ny le coeur, ny l'esprit, ne
laisseroit pas de pouvoir meriter beaucoup d'estime, et beaucoup de
loüange, quoy que son habillement parust bizarre ; que se reverence
fust contrainte ; et que son accent fust mauvais ; et qu'ainsi il
faloit tousjours faire grace aux Estrangers, de tout ce qu'ils ne pouvoient pas aquerir facilement
: et se donner la peine de chercher dans leur esprit, et dans leur
ame, leurs bonnes qualitez, ou leurs deffauts, pour en pouvoir juger
avec equité. En suitte de quoy, la conversation ayant changé
d'objet, et estant encore arrivé beaucoup de monde, elle dura
jusques à l'heure du souper, que toute cette foule de Princes, et
d'honnestes Gens suivirent Cyrus, qui laissa la
Princesse Mandane dans la liberté de manger en
particulier. Mais à peine ce Prince sçeut-il qu'elle estoit hors de
Table, que prenant Thryteme, qu'il
avoit fait souper aveque luy, aussi bien que les Estrangers qui
l'avoient accompagné, il le somma de sa promesse, et le mena à
l'Apartement de Mandane : laissant ceux qui estoient
venus aveque luy en la compagnie d'Eucrate, parce que
Thryteme fit connoistre à Cyrus qu'il avoit beaucoup de choses à dire, qu'il
seroit bien aise qu'un de ces deux Estrangers n'entendist pas :
apres quoy allant à l'Apartement de Mandane, ils la
trouverent qui les attendoit, avec toute la curiosité necessaire,
pour donner de l'attention au recit que Thryteme
luy devoit faire, et avec beaucoup de disposition à croire qu'il la
satisferoit agreablement. Comme Cyrus sçavoit bien
qu'on n'aime pas trop à faire une longue narration devant beaucoup
de monde, il n'avoit mené personne chez Mandane :
de sorte qu'à la reserve de Doralise, de Martesie, et d'Anaxaris, qui furent
soufferts dans la Chambre de cette Princesse, il n'y eut que Mandane, et Cyrus, qui entendissent le recit que leur fit Thryteme ; qu'il commença en ces termes, aussi tost
que les premiers Complimens furent faits, et que chacun eut pris sa
place.
Thryteme commence l'histoire de Peranius, originaire de Phocée, en
soulignant la vaillance du héros. Il rapporte un épisode exemplaire
: durant la guerre opposant les Atheniens aux Megariens, Peranius,
bien qu'extrêmement jeune encore, a fait preuve d'un courage
remarquable. Son tempérament belliqueux l'amène ensuite à s'engager
dans le parti de son oncle Alexidesmes pour obtenir le gouvernement
de la ville de Phocée. Mais c'est le parti adverse, celui de
Thrasibule, dont les revendications sont plus légitimes que celles
d'Alexidesmes, qui est victorieux. Peranius décide alors
d'abandonner la ville avec une partie du peuple. Ayant pris la mer,
ils arrivent, après de multiples pérégrinations, en vue d'une terre
inconnue. Une barque vient à leur rencontre. Les indigènes
présentent un aspect curieux et parlent une langue inconnue.
Parmi de nombreuses qualités, Peranius, descendant du fondateur
de la ville de Phocée, démontre, depuis sa plus tendre enfance,
une forte inclination à faire la guerre. Son père a pourvu à son
éducation en l'envoyant à Athenes. De l'âge de quinze ans à
celui de vingt-quatre, il passe l'essentiel de son temps à la
guerre.
Parmi de nombreuses qualités, Peranius, descendant du fondateur
de la ville de Phocée, démontre, depuis sa plus tendre enfance,
une forte inclination à faire la guerre. Son père a pourvu à son
éducation en l'envoyant à Athenes. De l'âge de quinze ans à
celui de vingt-quatre, il passe l'essentiel de son temps à la
guerre.
HISTOIRE DE PERANIUS PRINCE DE PHOCEE, ET DE LA
PRINCESSE CLEONIBE
Comme il importe extrémement au Prince dont j'ay à vous entretenir,
que vous connoissiez aussi parfaitement ses bonnes qualitez que sa
vie, je vous demande la permission, Madame, aussi bien qu'à
l'invincible Prince qui m'escoute, de vous faire connoistre celuy
dont vous voulez sçavoir les avantures. Car puis que pour son
interest, et pour sa gloire, je me suis resolu à vous raconter une
partie de ses glorieuses actions, il faut que je trahisse une de ses
vertus, pour vous faire paroistre toutes les autres : et que sans me
souvenir de sa modestie, je vous parle de son Grand coeur ; de son
esprit ; de sa generosité ; de sa probité ; et de toutes les autres
qualitez esclatantes de son ame et de sa personne. Je vous diray
donc Madame, puis que vostre silence semble m'accorder ce que je
vous demande, que le Prince de Phocée, est veritablement digne
d'estre descendu de cét illustre Grec, qui formant une Colonie des
plus braves Gens de la Phocide,
passa en Asie ; et y fonda la Ville de Phocée, dont tous ses
descendans ont jouï paisiblement, et aveque gloire, jusques à ce que
les Armes victorieuses de Cyrus l'ayant
assujettie, et en ayant chassé un Prince, Oncle de celuy dont je
parle, dont l'injuste violence l'avoit rendu indigne d'avoir un tel
Neveu. Mais Madame, sans chercher parmy le Phocences, de quoy loüer
l'illustre Prince dont j'ay à vous raconter la vie, il faut que je
vous aprenne qu'il est nay avec toutes les inclinations Grandes, et
nobles ; et que je ne croy pas que la Grece, qui a donné tant de
Grands hommes au monde, en ait eu un dont le coeur ait esté plus
heroïque. Comme il est né d'un Pere, qui a d'excellentes qualitez,
il eut un soin extréme de l'education de son Fils : de sorte que ne
se contentant pas de celle qu'il eust pû luy faire donner à Phocée,
il voulut qu'il allast à Athenes, pour y aprendre toutes les choses
necessaires à un homme de sa condition ; et à un homme encore dont
l'inclination guerriere, sembloit dés sa plus tendre enfance, le
devoir porter à de Grandes choses : et il le voulut d'autant
plustost, que ne voulant pas quitter son Tombeau, qu'il a choisi
pour sa demeure, il aima mieux qu'il fust à Athenes qu'à Phocée. Ce
fut donc là, Madame, qu'il reçeut tous les enseignemens dont son âge
le rendoit capable : il ne voulut pas toutesfois aprendre l'Art
Militaire, devant que de le mettre en usage : car il soustint
tousjours que la Guerre estoit une chose dont il faloit aprendre les
regles en les pratiquant, et non
pas par de simples preceptes ; et en effet il fut à la Guerre â
quinze ans, et il s'y signa la si hautement, que sa reputation donna
de la jalousie aux plus braves, en un temps où il sembloit ne devoir
estre connu que de ses Maistres. Je ne m'amuseray point Madame, à
vous dire exactement tout ce qu'il fit aux diverses Guerres où il se
trouva de puis l'âge de quinze ans, jusques à vingt-quatre : car
outre que cela n'est pas necessaire, il pourroit encore arriver, que
je vous obligerois à douter de mes paroles, par la multitude des
actions heroiques que ce Prince a faites. Mais aussi ne puis-je me
resoudre de faire comme ceux qui loüant en general, donnent lieu de
soubçonner, que c'est qu'ils n'ont rien de particulier à dire : de
sorte que pour prendre un milieu entre ces deux extremitez, et vous
faire connoistre l'inclination guerriere du Prince de Phocée, dés sa
plus grande jeunesse il faut que je vous die comment il fit sa
premiere Campagne, afin que vous puissiez juger de là quel est son
courage. Je vous diray donc Madame, qu'estant à Athenes, et estant
en sa quinziesme année, les Atheniens en general estant las de cette
longue et facheuse Guerre, qu'ils avoient contre les Megariens, pour
la possession de Salamine, firent un Edit, par le quel
il deffendirent à tous ceux qui avoient voix au Conseil des affaires
publiques, de proposer seulement de continuer cette Guerre : si bien
que Solon, dont je sçay Madame, que le nom et le merite ne
vous sont pas inconnus, ayant une
colere estrange, de voir qu'on abandonnoit une Guerre si importante,
d'une maniere si honteuse, chercha avec un foin extréme les moyens
d'enfreindre l'Edit qu'on avoit fait, sans s'exposer à faire perdre
à sa Patrie l'assistance qu'elle pouvoit attendre de luy mais il
l'auroit cherchée inutilement, si le Grand coeur du jeune Prince de
Phocée, ne luy en eust fourny les moyens. Vous sçaurez donc Madame,
que comme il luy estoit fort recommandé par Menestée
qui le connoissoit, et qui luy escrivoit souvent, le Prince de
Phocée le voyoit presques tous les jours, et estoit aussi Amy
particulier de Pisistrate. De sorte que s'estant un
jour trouvé chez Selon, comme on parloit de cét Edit qui deffendoit
de proposer de continuer la Guerre ; ce jeune Prince en parut si
affligé, que Solon prenant garde à cette heroïque
tristesse, l'en estima davantage, principalement quand apres luy en
avoir demande la cause, il entendit la responce qu'il luy fit. Car
comme Solon luy demanda precisément, pourquoy
il estoit fâché de cette deffence ? quoy Seigneur, repliqua-t'il,
vous ne comprenez pas la raison qui fait que je ne puis aprendre
sans colere, qu'on abandonne une entreprise de cette nature d'une
maniere si lasche, qu'il semble que ce mesme Edit qui deffend de
proposer de continuer la Guerre, deffende aussi d'estre vaillant !
En effet, poursuivit-il, si les Atheniens abandonnent une Guerre
juste, parce qu'on ne la peut faire sans peril, à quoy leur servira
la valeur ? Pour moy,
adjousta-t'il, si cét Edit est observé, j'aime mieux m'en retourner
à Phocée, de peur qu'on ne m'envelope avec cette multitude d'hommes
de peu de coeur, que je voy qui se resolvent à l'endurer : ce n'est
pas, poursuivit-il, que je ne connoisse pourtant beaucoup de jeunes
Gens qui en murmurent en secret aussi bien. De sorte, seprit Solon, que si quelqu'un estoit assez hardy pour
proposer la continuation de cette Guerre au Peuple d'Athenes, vous
le suivriez volontiers ? N'en doutez nullement, repliqua-t'il, et je
suis mesme bi ? asseuré que Pisistrate le
suivroit aussi, que nous le ferions bien tost suivre par la plus
grande partie de tous les Braves de la Ville. Solon
entendant parler le jeune Peranius de cette
sorte, loüa hautement son courage : et sans luy dire precisément son
dessein, à cause qu'il le croyoit trop jeune pour le luy confier, il
se contenta de donner de grands Eloges à sa generosité : luy disant
en suitte beaucoup de raisons, qui faisoient voir que cét Edit
estoit honteux, et desavantageux aux Atheniens ; ne doutant
nullement qu'il ne les redist apres à tous ceux à qui il parleroit
de la chose. Et en effet ce Prince seconda si bien l'intention de
Solon, qu'en trois jours Pisistrate et luy, mirent une disposition à la revolte
dans toute la jeunesse de la Ville ; si on ne revoquoit cét Edit,
qui alloit rendre leur valeur oisive. Si bien que Selon aprenant que
les choses estoient en l'estat qu'il les souhaitoit, se resolut de
se servir de cette invention, qui a tant donné d'estonnement à toute
la Grece : en voyant que cét
homme qui est reputé souverainement sage, eut recours à la folie,
pour faire reüssir ce qu'il projettoit. Mais apres tout, ce dessein
qui eust passé pour une extravageance, s'il eust mal reüssi, passa
pour une invention admirable, parce qu'il reüssit bien : mais comme
je ne doute pas Madame, que vous n'ayez sçeu cette action de Solon ; je ne vous la particulariseray point : et je
vous diray seulement en deux mots, qu'ayant conpose des Vers propres
à exciter toute la jeunesse à demander qu'il continuast la Guerre
contre les Megariens, il feignit d'avoir perdu la raison, et fut
dans la grande Place d'Athenes, où il sçavoit que Pisistrate et le Prince de Phocée se promenoient avec
grand nombre de leurs Amis. Dés qu'il y fut, il monta sur un Quarré
de Pierre, relevé de trois Marches, où les Crieurs publics avoient
accoustumé de se mettre, pour annoncer au Peuple les ordres qu'il
devoit garder. Mais à peine eut-il commencé de reciter ces Vers
qu'il avoit composez, pour inspirer le desir de la Guerre, que
Pisistrate, et le Prince de Phocée
battant des mains ; aprouvant tout ce qu'il disoit ; et le faisant
aprouver aux autres ; furent apres dans toutes les Ruës, et dans
toutes les Places, criant qu'il faloit faire revoquer cét Edit, si
honteux à la gloire des Atheniens, et si contraire au bien public.
Et en effet ils parlerent avec tant d'efficace, qu'en moins de deux
heures tout ce qu'il y avoit de jeunes Gens dans Athenes, soit
qu'ils fussent braves, ou qu'ils ne le fussent pas, se joignirent
à eux ; n'y en ayant aucun qui
pûst avoir la hardiesse de ne les suivre point, tant ils parloient
avec vehemence, et avec authorité, tous jeunes qu'ils estoient. De
sorte Madame, qu'il falut de necessité revoquer l'Edit pour apaiser
ce tumulte, et recommencer la Guerre : ainsi je pense pouvoir dire,
que Solon, Pisistrate, et
Peranius la firent.
Thryteme raconte en particulier un épisode : avec l'aide de Solon
et de Pisistrate, Peranius est parvenu à soulever la jeunesse
athénienne afin d'obtenir la révocation d'un édit honteux,
mettant fin à une guerre glorieuse contre les Megariens.
Thryteme évoque ensuite une ruse de Solon destinée à remporter
au plus vite la guerre contre les Megariens. Le sage fait en
sorte que les ennemis attaquent un temple dédié à Venus où les
dames de qualité d'Athenes ont l'habitude de se rendre. Entre
temps il a posté sur place des troupes de soldats, déguisés en
femmes. Les Megariens, pris au piège, sont rapidement défaits
par les Athéniens, placés sous les ordres de Peranius. La
victoire se solde par la prise des vaisseaux ennemis et de la
ville de Salamine.
Cependant le dessein de Solon ayant si bien
reüssi, il redevint Sage dés le lendemain : et fut si bien reconnu
pour tel, qu'on luy donna la conduite de cette Guerre, où le jeune
Prince de Phocée le suivit, et fit des choses prodigieuses. Mais
comme Solon sçeut que les riches d'Athenes
murmuroient encore de la despence qu'il faloit faire pour continuer
cette Guerre, il chercha un moyen de l'accourcir, par une ruse où le
Prince de Phocée se signala hautement aussi bien que Pisistrate. Il s'en alla donc par Mer à un celebre
Temple de Venus, où il sçavoit qu'il avoit accoustumé d'aller
beaucoup de Femmes de qualité d'Athenes : de sorte que choisissant
un homme adroit et fidelle, il l'envoya vers les Megariens, qui
n'estoient pas loin de là, avec ordre de faire semblant d'estre
traistre, et de leur offrir de leur faire prendre toutes les Femmes
de qualité d'Athenes, en les assurant qu'elles estoient à ce Temple
de Venus, où ils les surprendroient facilement : et en effet la
chose s'executa ainsi : car les Megariens creurent cét homme, et
vinrent avec un Vaisseau plein de Gens de Guerre, au lieu qu'on leur
avoit marqué. Cependant Solon pour tronper ceux qui devoient venir, fit
diligemment retirer les Dames qui estoient en ce lieu là : et
faisant habiller en Femmes, tout ce qu'il y avoit de jeunes Gens
parmy les Braves qu'il avoit amenez ; le Prince de Phocée fut de ce
nombre : car estant aussi jeune qu'il estoit, et aussi vaillant
qu'on pouvoit l'estre, il estoit tel qu'il le faloit pour une
semblable expedition. De sorte que se mettant à la teste de toutes
ces pretenduës Dames, qui avoient toutes des Espées cachées sous de
grands Manteaux volans, qu'elles portoient par dessus leurs Robes,
il fut suivant les ordres de Solon le long du
Rivage, faisant semblant de se promener, en attendant que l'heure du
Sacrifice fust venue, comme c'estoit la coustume de celles qui
arrivoient trop tost. Ainsi lors que les Megariens les virent, ils
vinrent à Voiles et à Rames, aborder au lieu où ils croyoient voir
tant de Dames de qualité : en suitte de quoy sautant diligemment à
Terre, ils se mirent en devoir d'aller enlever celles qu'ils
voyoient, ou qu'ils croyoient voir, pensant bien apres cela, qu'il
faudroit que les Atheniens traittassent avec eux, et fissent la
Paix, pour empescher leurs Femmes d'estre leurs Esclaves. Mais ils
furent bien estonnez, lors que le Prince de Phocée, qui fut le
premier attaqué, voyant qu'on alloit à luy, jetta ce grand Manteau
qui cachoit son Espée ; et que se desgageant du Voille qu'il avoit
sur la teste, de peur qu'il ne l'embarassast, il se mit en posture
de se deffendre. Cette estrange Metamorphose, qui se fit en un
instant, les surprit terriblement :
car comme il estoit tres beau en ce temps là, on peut dire qu'en un
moment Venus se changea en Mars. Cependant ce changement ne fut pas
particulier au Prince de Phocée : car en un instant tous ceux qui le
suivoient ayant à son exemple fait la mesme chose, les Megariens
furent estrangement espouvantez, de se voir de si redoutables
ennemis à combatre, apres avoir creû n'avoir rien à faire qu'à
enlever des Dames. Aussi voulurent-ils tascher de regagner leur
Vaisseau : mais le Prince de Phocée secondé de Pisistrate s'estant mis entre la Mer et eux, ils les
passererent presques tous au fil de l'Espée : en suitte de quoy
s'emparant de leur Vaisseau, ils s'en servirent à faire une seconde
tromperie, qui leur reüssit aussi bien que la premiere. Ayant donc
fait embarquer tous leurs Soldats, et attaché le peu qui restoit des
ennemis, ils furent vers Salamine, comme s'ils
eussent esté Megariens, et qu'ils y eussent conduit ces pretenduës
Dames Atheniennes, qu'ils avoient eu dessein d'enlever : si bien que
les Habitans de l'Isle ne faisant nulle difficulté de les laisser
aborder, et se preparant au contraire à recevoir ceux qui estoient
dans ce Vaisseau, comme des Gens qui venoient de leur rendre un
grand service ; ils furent bien surpris de voir qu'ils avoient
laissé aborder leurs ennemis : et plus surpris encode remarquer avec
quelle prodigieuse valeur le jeune Prince de Phocée les attaqua.
Aussi l'espouvante fut-elle si grande dans cette Isle, que Solon estant arrivé
dans un Vaisseau peu de temps apres, acheva de porter la frayeur
parmy ce Peuple : qui croyant que ce Vaisseau seroit suivy d'une
grande Flotte, s'espouvanta à un tel point, que Pisistrate, et le Prince de Phocée, s'emparerent de
l'Isle avec beaucoup de facilité, et retournerent à Athenes avec
beaucoup d'honneur, aussi bien que Solon ; de qui la sage
folie, fut heureusement couronnée par leur valeur, et par sa
conduite.
Perianius est aussi vaillant sur terre que sur mer. Bien que la
guerre lui ait quelque peu ôté la beauté de sa jeunesse, il est
bien fait et arbore une mine haute. Goûtant autant la
conversation des dames que la gloire, il s'abstient de parler de
guerre en situation mondaine. Il est aussi ardent en amitié
qu'impétueux en amour. Pour le reste, il se montre toujours
extrêmement mesuré.
Voila donc Madame, quelle fut la premiere Campagne de Peranius : depuis cela il a fait cent mille autres
belles choses : n'y ayant pas eu une Occasion en toute la Grece où
il ne se soit trouvé. Mais ce qu'il y a d'admirable, est qu'il est
aussi experimenté sur la Mer que sur la Terre, et qu'il ne sçait
mesme pas moins estre Pilote que Capitaine des Vaisseaux qu'il
commande. Enfin Madame, il n'est rien dont la valeur de ce Prince
n'ait esté capable : on l'a veû aller attaquer des Galeres, qui
estoient à couvert sous les Ramparts d'une Place, dont tous les
Creneaux estoient bordez d'Archers : et malgré une gresle de Fléches
et de Dards, y aller porter le feu et embraser toute la Flotte
ennemie. On l'a veû avec un seul Vaisseau, donner la chasse à trois
autres, et en prendre deux : et on l'a veû au contraire estre
poursuivy par cinq, quoy qu'il n'en eust qu'un, et ne se laisser
point prendre. De plus, que n'a-t'il point fait en des Combats
particuliers, et en des Combats generaux, et sur la Terre et sur la
Mer. Cependant cét homme qui a toute la fureur de la Guerre dans le coeur, et dans les
yeux, quand il est dans l'Occasion, a toute la douceur imaginable
dans l'air du visage et dans l'esprit quand il n'y est pas : et je
puis assurer sans mensonge, qu'il n'aime gueres moins la
conversation des Dames que la Gloire : et c'est assurément en sa
Personne, qu'on peut voir que la Guerre et l'amour ne sont pas
incompatibles. En effet il aime toutes ces jolies choses, qui sont
les divertissemens de la Paix, je veux dire les beaux Vers, la
Musique, la Peinture, et en general tout ce qui est de l'apartenance
des Muses. Il escrit mesme fort juste et fort eloquemment, soit
qu'il s'agisse d'affaires, ou de galanterie : et je suis assuré
qu'il descriroit esgallement bien une Bataille où il seroit trouvé,
et un Combat d'amour qui se seroit passé dans son coeur, s'il
vouloit declarer sa passion. Pour sa personne, elle plaist
infiniment, quoy que les voyages qu'il a faits sur la Mer, ayent
diminué cette grande beauté qu'il avoit dans sa premiere jeunesse :
il est grand et de belle Taille ; il a la Mine haute, et noble,
l'air du visage soûriant, et serieux tout ensemble : mais il a de
plus une si grande douceur, et une si grande civilité, qu'on n'en
peut pas avoir davantage. La premiere fois qu'on le voit, il parle
d'ordinaire peu : mais il paroist tant de jugement à ce peu qu'il
dit, qu'il est aisé de conçevoir que s'il vouloit il en diroit
davantage, et le diroit bien. Au reste on ne l'entend jamais parler
de Guerre parmy des Femmes, s'il n'y est forcé : et bien moins des
belles choses qu'il a faites, car
il ne peut pas mesme souffrir qu'on l'en louë. Mais en eschange, il
louë avec chaleur, et avec plaisir, la valeur des autres, quand
l'occasion s'en presente : sans faire mesme injustice à ses plus
grands ennemis. De plus, il est le plus ardent Amy du monde, et le
plus violent Amant qui sera jamais : estant certain que je ne pense
pas qu'on puisse aimer avec plus d'emportement que le Prince de
Phocée. Outre ce que je viens de dire, il a encore une autre qualité
excellente : c'est qu'il est aussi liberal que brave : mais en
eschange il est aussi capable d'ambition que d'amour, et n'est pas
moins jaloux de sa gloire, que de sa Maistresse. Apres cela Madame,
je n'ay plus qu'à vous dire que le Prince de Phocée paroist sage en
tout ce qu'il entreprend, et que toute l'impetuosité de son humeur,
ne se fait jamais voir qu'en amour, et à la Guerre : car hors de là,
il est tellement concerté, qu'on ne diroit pas qu'il y eust jamais
nulle agitation dans son coeur, ny nul trouble dans son esprit.
Après avoir passé plusieurs années sur les champs de bataille,
Peranius retourne à Phocée, qui est alors le théâtre d'une
guerre civile. Il prend le parti malencontreux et injuste de son
oncle Alexidesme, en conflit avec Thrasibule. Mais Phocée est
bientôt dévastée. Peranius est contraint de fuir avec les
habitants. Sa sœur Onesicrite, et l'amant de celle-ci, Menodore
l'accompagnent dans la fuite.
Voila donc Madame, quel est le Prince de Phocée : et voila quel il
estoit, lors qu'aprenant que sa Patrie alloit estre en guerre, il y
revint pour la deffendre. Ce n'est pas qu'il ne connust bien que le
Prince son Oncle s'estoit engagé dans un mauvais Party, et qu'il ne
trouvast les pretentions du Prince Thrasybule justes : mais apres
tout comme il y a quelquesfois de la Justice à deffendre ceux qui
sont injustes, il se rendit à Phocée, et y fit ce que l'illustre
Cyrus a sçeu par le Prince Thrasibule, c'est
pourquoy je ne m'y arresteray pas. A son retour à sa Patrie, il
trouva qu'une Soeur qu'il a, nommée Onesicrite, estoit
devenuë une des plus belles Personnes qu'on pûst voir, et une des
plus aimables : mais il la revit pourtant sans en avoir de la joye,
parce qu'il la trouva toute en larmes, par la crainte qu'elle avoit
de voir sa Patrie destruite. Elle eust bien voulu, si elle eust pû,
sortir de la Ville où elle estoit, quand mesme elle eust deû venir
s'enfermer avec Menestée dans le Tombeau qu'il habite
: mais la Campagne n'estoit plus libre, et il y auroit encore eu
alors plus de danger à sortir de Phocée, qu'à y demeurer : ainsi
elle fut contrainte d'avoir patience : joint aussi qu'y ayant un
homme de haute qualité, et d'un grand merite, qui est Fils d'un
nommé Sfurius, et qui s'apelle Menodore, qui estoit
amoureux d'elle, et qu'elle ne haïssoit pas je pense qu'elle eust
plus d'une raison de demeurer à Phocée. Cependant cette Ville se vit
en un deplorable estat, lors que le feu Prince de Phocée, accompagné
d'Alexidesme, et suivy de toutes ces
Personnes criminelles, qui avoient attiré la punition des Dieux sur
nostre Ville, l'abandonnerent en une nuit sans en advertir personne,
et sans laisser un Soldat pour la deffendre. Vous pouvez juger
Madame, quel estonnement fut celuy des Habitans, apres une telle
avanture : d'abord ils tournerent les yeux vers le Prince Peranius, qui voulut les exhorter à se deffendre :
mais la peur de la servitude s'estant emparée de leur esprit, il n'y
eut pas moyen de les r'assurer
: de sorte que prenant tumultuairement la resolution de quitter leur
Patrie, pour conserver leur liberté, ils prierent ce Prince de
vouloir estre leur Chef : luy disant que comme ses Predecesseurs
avoient conduit en Asie la Colonie qui avoit basty Phocée ; il
falloit qu'il les conduisist en quel que autre Païs, luy promettant
de luy obeïr exactement. Il voulut encore une fois leur persuader de
deffendre leurs Murailles : mais il n'y eut pas moyen de les obliger
à se resoudre à une mort certaine. De sorte que ce Prince estant
contraint de ceder, et aimant encore mieux fuïr que de se rendre
sans combattre, comme il eust falu à ce qu'ils vouloient ; il amusa
le Prince Thrasibule par une fausse
negociation durant deux jours ; pendant quoy il fit equiper tout ce
qu'il y avoit de Vaisseaux au Port, qui n'estoient pas en petit
nombre ; et en une nuit, les ayant fait charger de tout ce qu'il y
avoit de plus precieux dans Phocée, jusques aux Statuës des Temples,
tout le Peuple de cette magnifique Ville s'embarqua. Mais Madame il
s'embarqua avec tant de desordre, et tant de confusion, que jamais
on n'a rien veû de plus pitoyable, que de voir ces malheureux
Habitans chargez de leurs Meubles, et de leurs Enfans, suivis de
leurs Femmes, et de leurs Esclaves, abandonner leur Ville en
pleurant, et en faisant des cris les plus lamentables du monde. Il y
en eut mesme plusieurs qui voulant entrer avec precipitation dans
ces Vaisseaux, s'entrepousserent, et se firent tomber dans la Mer, où la mort leur fit esviter la
servitude qu'ils craignoient, Pour moy, j'advouë que je ne croy pas
qu'on puisse jamais voir une chose plus extraordinaire, que de voir
un semblable embarquement : car au lieu de ces invocations que font
les Pilotes en quittant le Port, afin que les Dieux leur donnent le
Vent favorable ; on entendoit un bruit confus d'Enfans qui
pleuroient ; de Femmes qui se pleignoient ; d'Hommes ; qui
maudissoient leur mauvaise fortune ; et de Matelots qui crioient.
D'autre part, on voyoit les Familles entieres, tascher de se mettre
en mesme Vaisseau, aussi bien que les Amis, et les Amies, les Amans
et les Amantes, afin d'avoir du moins la consolation de perir
ensemble, s'ils faisoient naufrage. Cependant ce genereux Prince qui
estoit Chef de cette Flotte, ayant r'assemblé la plus grande partie
des Femmes de qualité, les fit mettre dans le Vaisseau qui devoit
estre le sien, avec la Princesse sa Soeur : choisissant trois cens
hommes des mieux faits, d'entre ce grand nombre d'Habitans, pour luy
servir de Soldats. Pour Menedore il quitta Sfurius son Pere, et se
rangea aussi aupres du Prince de Phocée, afin d'avoir la
satisfaction dans cette infortune generale, d'estre aupres de la
Personne qu'il aimoit, et de pouvoir mesler ses soûpirs aux
siens.
Au moment du départ, les habitants de Phocée jettent une grosse
masse de fer dans la mer et font le serment de ne jamais revenir
dans leur ville, avant que le métal englouti ne réapparaisse à
la surface. Une fois la population embarquée, Peranius, à qui
échoit la direction des opérations, décide de voguer en
direction de l'Île de Chio. Mais, confrontés à l'hostilité des
habitants de cette île, les Phocéens sont contraints de
repartir. Ils se rendent alors à Ephese, où ils offrent un
sacrifice en l'honneur de Diane, dans l'espoir que la déesse
leur indiquera quelle direction prendre. Une des Vierges Voilées
répondant au nom d'Aristonice fait part à Periandre et au peuple
des volontés de la déesse : celle-ci souhaite que les Phocéens
voguent jusqu'à l'Île de Cyrne, puis se laissent aller au gré
des flots, avant d'accoster sur une terre qu'elle choisira pour
eux. Malgré les réticences des marins, le peuple est
enthousiaste et les vaisseaux se laissent dériver. Ils sont
bientôt pris dans une tempête terrible.
Mais enfin Madame, ce funeste embarquement estant fait, les Anchres
estant levées ; et le jour estant prest de paroistre, le Prince de
Phocée commanda qu'on prist la route de l'Isle de Chio, n'y ayant pas moyen en
l'estat qu'estoit alors toute l'Asie, de songer à aborder en Terre
ferme de ce costé là : joint aussi qu'esperant que ceux de cette
Isle voudroient bien luy vendre des Isles inhabitées qui estoient
deux, il jugea à propos de prendre cette route. Mais pour vous faire
voir combien fortement la peur de la servitude s'estoit emparée de
l'esprit des Habitans de Phocée, vous sçaurez, qu'ils sirent un voeu
public pour tous leurs Concitoyens, par lequel ils s'engagerent à ne
revenir jamais à leur Ville : et : pour s'y engager plus
estroitement, ils jetterent dans la Mer une grosse Masse de Fer,
avec serment de ne rentrer jamais dans leur Ville, que ce Fer ne
fust revenu sur l'eau : faisant mille imprecations contre ceux qui
en feroient la premiere proposition. Ce terrible voeu estant fait,
la Flotte desanchra, comme je l'ay desja dit : mais à peine le jour
commença-t'il de permettre de discerner les objets, que toute cette
Flotte où il y avoit tant de Vaisseaux, ou trop chargez, ou mal
equipez, commença de s'aperçevoir que le Vent contraire se levoit
avec le Soleil. Pour moy qui estois dans le Vaisseau du Prince de
Phocée, j'admiray son experience à connoistre les presages de la
Tempeste : car à peine eut-il jetté les yeux vers la pleine Mer,
qu'il jugea par sa couleur seulement que l'Orage estoit proche : et
en effet la Mer grossissant tout d'un coup, il y eut lieu de croire
que cette malheureuse Flotte alloit estre dispersée. Cependant comme
on ne s'est jamais servy en nostre
Ville que de Vaisseaux à Rame, on ne laissa pas d'aller malgré le
vent qui n'estoit pas favorable. Je ne vous diray point Madame,
quelle fut la frayeur de ce grand nombre de Femmes, qui n'avoient
jamais esté sur la Mer que pour se promener pendant un temps fort
tranquile ; car ce ne fut pas encore la derniere Tempeste que nous
esprouvasmes. Mais enfin Madame, nous fusmes en l'Isle de Chio
: mais au lieu d'y estre reçeus avec humanité, l'on nous refusa
l'entrée des Ports : et bien loin de vouloir entendre à vendre au
Prince de Phocée, les Isles inhabitées qui sont aux Habitans de
Chio, et qui s'appellent les Isles Enusses, ils nous regarderent presques comme ennemis,
et nous dirent qu'ils ne vouloient point se faire des voisins qui
pourroient devenir plus puissans qu'eux, et qui pourroient ruiner
leur commerce. De sorte que tout ce que nous pusmes faire, fut de
les obliger à nous bailler quelques rafraichissemens dont nous
avions besoin : ainsi nous nous trouvasmes en un déplorable estat.
Le Grand coeur du Prince de Phocée le portoit sans doute à vouloir
rendre pitoyables par la force, ceux qui avoient la cruauté de luy
refuser un Azile, qu'ils pouvoient nous accorder si facilement :
mais tous les Vaisseaux de sa Flotte estans pleins de Femmes,
d'Enfans, et d'Esclaves, et n'ayant aucuns Soldats, il n'y avoit pas
moyen de rien entreprendre : car encore qu'il eust esté facile de
s'aller emparer des Isles Enusses, il n'y falloit pas
songer, parce qu'il eust esté impossible de les pouvoir conserver : ainsi il falut donc se
remettre en Mer, sans avoir pû determiner precisément quelle route
on devoit prendre. Mais comme on estoit prest de lever les Anchres
au lever de la Lune, parce que c'est l'heure où la Mer est pour
l'ordinaire la plus tranquile ; les Pilotes des Vaisseaux dirent
qu'ils avoient entendu une voix qui leur avoit dit qu'il falloit
aller a Ephese, et qu'en ce lieu-là, la Deesse qu'on y adoroit
leur enseigneroit où ils trouveroient un Azile. A peine ces Pilotes
eurent-ils dit ce qu'ils avoient entendu, que dans chaque Vaisseau
on ouït un bruit confus de voix, qui disoient qu'il falloit aller
obeïr à cette Voix du Ciel qu'on avoit entenduë : de sorte qu'encore
que le Prince de Phocée ne creust pas d'abord ce que ces Pilotes
disoient avoir oüy, il fut contraint de ceder au nombre, si bien
qu'il fallut aller à Ephese. Mais comme ce n'estoit pas un
lieu où toute cette Flotte pûst aborder seurement, ny où on la deust
recevoir, je fus choisi pour aller conduire la Princesse Onesicrite, qui voulut aller elle mesme offrir un
Sacrifice à Diane : et en effet nous fusmes à Ephese dans une
Barque, et en suitte à ce fameux Temple où cette Deesse est adorée ;
afin de luy demander ce que nous devions faire. Mais à peine le
Sacrifice fut il achevé, que celle qui commandoit alors les Vierges
voilées, et qui se nomme Aristonice, vint
trouver Onesicrite, pour luy dire que la
Deesse luy avoit apparu pendant le Sacrifice, et luy avoit fait
entendre qu'elle nous prenoit sous
la protection : qu'elle vouloit que nous prissions la route de
l'Isle de Cyrne, et que de là nous nous laissassions conduire au
gré des Vents, et des Flots : adjoustant que quand nous serions
arrivez à l'Azile où elle nous conduiroit, elle vouloit y estre
adorée sous la figure d'une Statuë qu'elle nous monstra, et qui
estoit presques semblable à celle qui estoit au milieu du Temple,
excepté qu'elle n'estoit pas si grande. Et pour vous tesmoigner,
nous dit Aristonice, que vous ne devez pas
douter des paroles de la Deesse que je sers, et que je suis
fortement persuadée, de ce que je vous veux persuader ; j'ay encore
à vous dire, que m'ayant commandé absolument d'aller moy mesme
fonder un Temple à son honneur, au lieu où elle doit mener vostre
Flotte, je suis preste de vous suivre, et de vous aprendre par mon
exemple à vous confier à ses promesses. J'advoue Madame, que le
discours d'Aristonice me surprit aussi bien
qu'Onesicrite, et me donna une
confiance que je n'avois pas auparavant. Car enfin je voyois une
Personne que je sçavois estre d'une grande Vertu, et qui avoit un
grand esprit, qui se resolvoit à quiter son Païs, pour suivre des
Estrangers qu'elle ne connoissoit pas. De plus, il faut encore que
vous sçachiez qu'Aristonice a une phisionomie si
noble, et si sage, et qu'elle a tant de Majesté sur le visage,
qu'elle attire le respect de tous ceux qui la voyent. Aussi
trouva-t'elle en la Princesse Onesicrite, une
disposition extréme à la reverer, et à la croire : de sorte que la prenant au mot,
Aristonice ayant assemblé toutes les
Vierges voilées ; elle leur dit que la Deesse luy avoit commandé de
luy aller bastir un autre Temple, en une Terre qu'elle mesme ne
connoissoit pas. En suitte de quoy, elle se desmit de son authorité
entre les mains d'une autre : et apres avoir examiné la Vision
qu'elle avoit euë, et que toutes ces Vierges eurent entendu qu'elle
estoit de la nature à y adjouster foy ; elles le laisserent venir
aveque nous, suivie de deux de ses Compagnes. Ainsi nous en
retournasmes vers la Flotte, qui nous reçeut avec une joye que je ne
vous puis representer : la Statuë de Diane fut regardée de tout le
Peuple, avec des transports qu'on ne sçauroit exprimer : et Aristonice fut reverée de toute la Flotte comme la
Deesse qu'elle servoit l'eust pû estre, si elle leur eust apparu. Il
falut mesme, pour la satisfaction de la multitude, mettre cette
Figure de Diane sur la Poupe du Vaisseau du Prince de Phocée, afin
qu'elle fust en veuë à toute la Flotte : leur semblant qu'elle
empescheroit les vagues de se souslever. Pour le Prince de Phocée,
comme tout Guerrier qu'il est, il craint et respecte les Dieux ; il
honnora Aristonice comme une Fille qui leur
estoit consacrée : et l'admira bien tost apres, comme une Personne
extraordinaire, lors qu'il connut la Grandeur de son esprit et de sa
vertu. Cependant quand il eust pû douter de l'apparition qu'elle
disoit avoir euë, il n'eust pas esté en pouvoir de ne suivre point
les ordres qu'elle avoit donnez,
tant la multitude avoit de confiance à tout ce qu'elle disoit. Nous
singlasmes donc vers l'Isle de Cyrne sans aucun obstacle :
car comme nostre Flotte sembloit une Armée, et mesme une assez
grande Armée, nous n'estions pas en estat de craindre les Pirates :
et le Vent nous fut si favorable depuis l'Isle de Chio,
que nous arrivasmes à celle de Cyrne, sans avoir seulement
veû la Mer irritée. Jusques là le Prince de Phocée s'estoit laissé
conduire par Aristonice, sans aucune resistance :
mais lors qu'apres avoir pris à cette lue les choses dont nous
avions besoin, elle voulut luy persuader, qu'il faloit que les
Pilotes se laissassent conduire aux Vents, et aux Flots, sans
chercher d'autre route que celle que le Vent qui souffloit alors
leur monstroit, sa foy devint chancelante : et il ne s'y fust jamais
resolu, si la multitude plus forte que luy, ne l'y eust contraint.
Sfurius qui estoit le plus considerable de la Flotte, apres le
Prince de Phocée, avoit aussi bien de la peine à y consentir :
Menedore en murmuroit aussi estrangement : et j'advouë que je fis
tout ce que je pûs pour m'y opposer. Mais le Peuple estant pour
Aristonice, et estant le plus fort
dans tous les Vaisseaux, il falut ceder, et abandonner la conduite
de la Flotte à celle de la Fortune. Cependant au milieu de ces
contestations, Aristonice estoit tranquile : et
avoit une si ferme confiance en la Deesse qu'elle adoroit, qu'elle
ne doutoit point du tout de l'effet de ses promesses. Nous voila
donc Madame, en un estrange estat ;
puis que nous allions sans sçavoir où, et sans avoir autre dessein
que d'aller où le Vent nous menoit Nous fusmes pourtant encore en un
bien plus déplorable : car les Dieux voulant sans doute nous punir
de nostre peu de confiance, firent que la Tempeste devint si
furieuse, que je ne pense pas qu'il y en ait jamais eu d'esgalle,
depuis que les hommes ont eu la hardiesse de s'exposer sur la Mer.
Car enfin Madame, le Vent estoit si fort, qu'il sembloit venir de
tous les costez ; et les Vagues estoient si hautes, qu'elles
passoient par dessus tous les Vaisseaux. De plus, l'obscurité, le
Tonnerre, et la Pluye, se meslant aux Vagues et aux Vent, foisoient
un bruit si terrible, qu'on ne pouvoit destinguer le mugissement de
la Mer, d'avec tant de bruits espouventables. Ce fut alors que
chacun creût qu'il faloit perir : et que presques tout le Peuple de
Phocée se repentit de s'estre abandonné à la conduite du hazard.
Mais pour Aristonice, au plus fort de la
Tempeste, et lors qu'il y avoit aparence que toute la Flotte alloit
estre dispersée, et qu'elle estoit preste à faire naufrage, elle
parut tousjours et la mesme tranquilité, et la mesme confiance. Pour
le Prince de Phocée : il paroissoit ferme et constant : mais
c'estoit par grandeur d'ame seulement, et parce qu'il ne craignoit
pas la mort, et point du tout par esperance d'eschapper. Pour
Menedore, quoy qu'il n'aprehendast pas le peril pour l'amour de luy,
il n'avoit, pas la mesme fermeté du
Prince de Phocée ; car la frayeur de la Princesse Onesicrite, luy faisoit une si grande compassion ; et
il estoit si affligé de la voir en danger ; que sil eust creû
pouvoir calmer la Tempeste en se jettant dans la Mer, il eust
volontiers esté la victime qui eust apaisé Neptune irrité. Mais au
milieu de tant de murmures, Aristonice avec sa
tranquilité ordinaire, parloit avec la mesme liberté d'esprit, que
si la Mer n'eust point esté agitée. Pauvres Gens que vous estes,
disoit-elle aux Matelots qui murmuroient, ne sçauriez vous vous fier
à mes paroles, et croire fortement que les mesmes Dieux qui ont
excité la Tempeste l'apaiseront, et s'en serviront peutestre à vous
conduire au Port ? Laissez, vous guider à leur providence : et sans
abandonner le Gouvernail, laissez vous pourtant gouverner par eux,
puis qu'ils sont plus sages que vous.
Après trois jours de tempête, le calme revient. Aristonice est la
première à apercevoir la terre. On essaie de réparer les
vaisseaux, endommagés par la tourmente, afin de pouvoir gagner
trois petites îles, et de là, envoyer des hommes sur le rivage.
Or, durant les manœuvres d'approche, on aperçoit une barque
richement ornée, transportant visiblement des gens de qualité.
Leurs vêtements – qui sont les mêmes que ceux des amis de
Thryteme – paraissent alors inconnus aux Phocéens. Le dialogue
s'engage, mais d'abord personne ne se comprend. L'un des
étrangers parvient toutefois à s'exprimer en grec.
Mais enfin Madame, apres avoir esté battus de l'Orage trois jours
entiers, nostre Mast estant rompu, et l'Antenne brisée, tout d'un
coup le Vent cessa, les Vagues s'abaisserent, la Pluye deminua, le
Ciel s'esclaircit, et le Soleil parut : si bien que passant presques
en un instant, d'une grande agitation, à une profonde bonace,
l'esperance commença de reprendre place en nostre coeur. Il est vray
qu'elle estoit encore bien foible : car nostre Vaisseau estoit en
mauvais estat, et toute nostre Flotte estoit estrangement dispersée.
En effet Madame, elle couvroit une si grande estenduë de Mer, qu'il
n'y avoit pas deux Vaisseaux ensemble : aussi fut-ce sans doute ce qui les conserva : car si
les Vents ne les eussent pas esloignez les uns des autres, ils se
fussent infailliblement brisez en s'entrechoquant. Dés que le calme
fut revenu, Aristonice montant sur le Tillac, se
mit à genoux devant l'Image de Diane, et remercia cette Deesse, pour
toute la Flotte, de l'avoir conservée : en suitte de quoy se
relevant, elle fut la premiere qui descouvrit Terre. Mais à peine
l'eut elle descouverte, que prenant la parole avec authorité, comme
si elle eust esté inspirée des Dieux ; courage (dit-elle au Prince
de Phocée qui estoit aupres d'elle) je voy je lieu où Diane veut
avoir un nouveau Temple : et où elle nous fera trouver un Azile
inviolable. Dés qu'elle eut dit cela, le Prince de Phocée et tous
ceux qui estoient à l'entour de luy, virent en effet quelques
Rochers qui paroissoient devant eux, et qui sembloient borner la Mer
de ce costé là, en voyant aussi d'autres à la main gauche. De sorte
que sans sçavoir plus precisément, si cette Terre leur seroit Amie,
ou Ennemie, ils ne penserent à autre chose qu'à faire tout ce qu'ils
pourroient pour y arriver. Ainsi toute la Flotte songeant à se
r'assembler, et à tascher de racommoder dans chaque Vaisseau ce que
la Tempeste y avoit rompu, on fut assez longtemps sans pouvoir guere
avancer : car l'Orage les avoit tellement farcassez, qu'ils ne
pouvoient, qu'à peine esperer, de pouvoir gagner le Rivage dont ils
estoient encore assez esloignez. Mais enfin comme l'industrie des Matelots est admirable, et que le
desir de sauver sa vie, donne de l'adresse et de l'invention à ceux
qui sont le moins capables, nous commençasmes d'aprocher, et de
discerner parfaitement que nous estions proche d'un tres beau Païs.
Ce fut alors que nous vismes assez prés de nous, trois petites Isles
scituées presques en esgale distance les unes des autres, qui
forment une espece de Triangle irregulier, et qui font que la plus
grande mettant la plus petite à l'abry du mauvais Vent, il y a un
Port capable de tenir qu'inze ou vingt Galeres seulement. De sorte
que le Prince de Phocée songea à tascher de gagner ces Isles : qui
sont esloignées de la Terre ferme environ de trente stades, afin d'y
pouvoir r'assembler toute la Flotte, et d'envoyer sçavoir de là,
quel Pais estoit celuy qu'il voyoit, et qui luy sembloit si beau,
quoy qu'il ne le vist encore que de loin. Ainsi comme son Pilote
n'avoit pas perdu son Gouvernail, quoy qu'il n'eust plus ny Antenne
ny Mast, il fit ramer avec force : et laissant tous les autres
Vaisseaux assez loin derriere, il s'aprocha de ces Isles, la Mer
estant alors aussi calme qu'un Estang. Mais comme il en estoit desja
assez proche, et qu'il pouvoit discerner qu'elles n'avoient aucun
Arbre, il vit sortir d'entre ces trois Isles, une grande Barque
peinte et dorée, dont les Voiles estoient de la couleur du Ciel,
aussi bien que tous les Cordages : et qui avoit sur la Poupe une
Tente magnifique, sous la quelle on voyoit plusieurs Dames ; y ayant
aussi quelques hommes qui leur
parloient. Mais si la veuë de cette Barque resjouït tous ceux qui
estoient dans le Vaisseau du Prince de Phocée, celle de ce Vaisseau
fracassé donna de la compassion à ceux qui estoient dans la Barque.
Il est vray que cette compassion fut accompagnée de quelque
estonnement : car ayant aperçeu presques en mesme temps cette grande
Flotte qui venoit derriere nostre Vaisseau, nous vismes qu'au lieu
de continuer d'avancer vers nous, ils envoyerent trois hommes dans
un Esquif pour nous reconnoistre. Comme cette rencontre estoit assez
surprenante, et assez agreable pour nous, veû l'estat où nous
estions, et le besoin que nous avions d'assistance ; la Princesse
Onesicrite, et tout ce qu'il y avoit
de Gens de qualité dans ce Vaisseau, monterent sur le Tillac, et se
mirent à regarder cette Barque, avec autant de curiosité que ceux de
la Barque nous regardoient : Mais lors que cét Esquif qui venoit
vers nous fut arrivé à nostre Bord, apres que nous luy eusmes fait
les signes de Paix, dont on a accoustumé de se servir en nos Mers,
quoy que nous ne sçeussions pas s'ils les entendoient ; nous vismes
que l'Habillement de ces trois hommes qu'on nous envoyoit, nous
estoit absolument inconnu. Aristonice mesme
qui croyoit avoir veû des Gens de toutes les Nations du Monde au
Temple d'Ephese, advoüa qu'elle ne connoissoit pas d'où
pouvoient estre ceux qu'elle voyoit. Cependant quoy que leur
Habillement fust un peu barbare, il ne laissoit pas d'avoir quelque
chose de beau, comme vous
l'avez pû juger par ceux de cette Nation qui m'ont accompagné. Mais
Madame, ce qu'il y eut d'abord de plus fâcheux, fut que lors qu'ils
comencerent de parler, nous ne les entendismes pas : de sorte que ne
croyant point que des Gens que nous n'entendions pas, nous pussent
entendre, nous commençasmes de leur vouloir faire comprendre par
signes quel estoit nostre malheur. Mais comme un de ces trois hommes
qui estoit dans l'Esquif, nous entendit parler les uns aux autres,
nous fusmes agreablement surpris, d'ouïr que quittant le langage
dont il s'estoit servy d'abord, il nous demanda en Grec qui nous
estions, où nous allions, et quelle Flotte estoit celle qu'il voyoit
paroistre ? De vous representer Madame, la joye que nous eusmes, il
ne seroit pas aisé, et il me suffira de vous dire qu'elle fut si
grande, qu'elle nous fit en quelque façon perdre la raison : car
encore que ce ne fust qu'au Prince de Phocée à respondre, il n'y eut
presques personne sur ce Tillac qui ne respondist quelque chose.
Aristonice luy dit donc que Diane
les conduisoit à leur Païs : Onesicrite, que la
Guerre les avoit bannis de leur Patrie : le Prince de Phocée, que la
peur de la servitude les en avoit chassez : Menodore,
que la Tempeste les avoit uoussez vers leur Terre : et je pense que
je leur dis aussi, que jamais les Dieux ne leur avoient donné une si
belle matiere d'exercer toutes les vertus ensemble : disant encore
quelque chose, pour faire connoistre la condition du Prince de Phocée, d'Onesicrite, de Menedore, et d'Atistonice.
Un Grec du nom d'Hipomene annonce aux Phocéens qu'ils sont arrivés au
pays des Segoregiens. Par l'intermédiaire de ce compatriote,
Peranius est amené à rencontrer la princesse Cleonisbe, fille du roi
Senan, qui lui promet d'intercéder auprès de son père pour que les
Phocéens obtiennent l'asile. Alors que l'on se dirige vers le
château du roi, Carimante, le frère de Cleonisbe rejoint la troupe
et se montre aussi aimable que sa sœur. Le pays des Segoregiens
s'avère par ailleurs très intéressant et le climat fort agréable.
Perianus et ses amis sont étonnés de découvrir la splendeur du
château de Senan. Le roi accueille favorablement les Phocéens. Leur
intégration dépend cependant également de la décision des
dignitaires nommés Sarronides. En attendant le jugement de ces
derniers, Perianus et ses amis sont admis à la cour. Un jour que le
prince de Phocée rend visite à Cleonisbe, celle-ci lui fait l'éloge
de sa favorite, dénommée Glacidie. Perianus parvient ensuite à
s'entretenir en particulier avec cette jeune personne. Glacidie
esquisse à cette occasion un portrait encore plus élogieux de la
princesse des Segoregiens
L'étranger d'origine grecque, dénommé Hipomene, informe Peranius
qu'il se trouve sur le territoire des Segoregiens, pays situé
entre la Gaule celtique et les terres des Gaulois Saliens. Leur
roi se nomme Senan. Veuf, il a une fille nommée Cleonisbe, qui
se trouve justement dans la barque richement ornée. Peranius lui
demande la permission de la rencontrer afin de lui demander
asile.
Mais enfin Madame, ces responces tumultueuses estant faites, le
Prince de Phocée s'enquit de celuy qui luy parloit, quel estoit le
Païs qu'il voyoit, et qui estoit dans cette magnifique Barque, qui
estoit arrestée aupres de ces Isles ? Comme celuy à qui il faisoit
cette demande est un homme de beaucoup d'esprit, il luy aprit en peu
de mots, que les Peuples qui habitoient le lieu où il alloit
aborder, s'apelloient les Segoregiens : que leur Païs estoit borné
d'un costé par d'autres Peuples qu'on apelle les Gaulois Saliens :
d'un autre, par les Tectosages, qui habitent le long d'une Riviere
tres rapide, qui s'apelle le Rhosne ; d'un autre, par un Païs qu'ils
nomment la Gaule Celtique : et d'un autre encore, par la Mer, qui
regarde l'Afrique qu'ils ont au Midy. Il luy aprit en suitte, que le
Roy des Segoregiens s'apelloit Senan : qu'il estoit
veuf ; qu'il s'estoit venu divertir pour quelques jours à un
Chasteau qui estoit assez prés du Rivage qu'il voyoit ; et que la
Princesse sa Fille qui se nommoit Cleonisbe, ayant
voulu se promener sur la Mer, estoit dans cette Barque, et l'avoit
envoyé pour sçavoir toutes les choses qu'il luy avoit demandées. Le
Prince de Phocée ayant oüy ce que cét homme luy disoit, le pria de
vouloir luy obtenir de la Princesse dont il venoit de luy parler, la
grace de la pouvoir voir : afin de la conjurer de luy faire obtenir
du Roy son Pere un Azile pour tant de malheureux ; adjoustant qu'il
le conjuroit de vouloir estre son
Truchement. Non non Seigneur, repliqua cét homme, je n'auray point
besoin d'expliquer vos paroles â la Princesse Cleonisbe : car encore qu'elle vive en un Climat assez
esloigné de celuy où les Sciences et la politesse regnent, je puis
vous assurer qu'elle sçait assez bien le Grec, pour le pouvoir
parler dans Athenes. Cependant, adjousta-t'il, comme je n'oserois
vous conduire vers elle sans ses ordres, vous me permettrez de luy
aller rendre conte de ce qu'elle veut sçavoir. Le Prince de Phocée
ayant consenty à ce qu'il vouloit, l'Esquif qui l'avoit amené vers
nous, le remena vers la Princesse Cleonisbe. D'autre
part tous nos Vaisseaux voyans le nostre arresté, firent force pour
nous joindre, et nous joignirent en effet, avant que l'Esquif fust
revenu vers nous. Mais Madame, il faut que vous scachiez que celuy
qui nous avoit parlé, n'estoit pas né parmy les Segoregiens : et que
c'estoit au contraire un illustre Grec, qui ayant autresfois suby
les Loix de l'Ostracisme, avoit esté poussé par la Fortune en cette
bien-heureuse Terre, où il s'estoit arresté. De sorte qu'allant
rendre conte à la Princesse Cleonisbe, de tout
ce qu'il avoit apris du Prince de Phocée, il luy dit, comme nous
l'avons sçeu depuis, que s'il estoit ce qu'il disoit estre, comme il
n'en doutoit point du tout, il estoit sans doute un des plus
vaillans Princes du Monde, adjoustant mille choses à la loüange de
sa Personne : de sorte que cét Officieux Grec, qui s'apelle Hipomene, prevenant avantageusement Cleonisbe pour le Prince de Phocée,
comme il avoit prevenu le Prince de Phocée pour Cleonisbe, on peut assurer qu'ils commencerent de
s'estimer sans se connoistre. Cependant la Princesse Onesicrite, sçachant qu'elle alloit paroistre devant
une Personne de cette qualité, cammanda à ses Femmes de redonner
quelque ordre à ses beaux cheveux negligez, dont l'impetuosité du
Vent avoit esparpillé toutes les boucles durant la Tempeste. Mais
enfin Madame, Hipomene ayant reçeu les ordres de
Cleonisbe, nous le vismes non
seulement revenir vers nous, mais nous vismes encore que la Barque
s'aprochoit aussi : le Prince de Phocée n'osa pourtant avancer
jusques à ce qu'il eust reçeu la responce d'Hipomene.
Mais dés qu'il eut apris par luy, que la Princesse Cleonisbe venoit elle mesme pour le prendre dans sa
Barque, avec la Princesse Onesicrite,
Aristonice, et tout ce qu'il y avoit
de Gens de qualité dans son Vaisseau, il commanda de ramer avec
diligence, et d'avancer vers la Barque qui s'aprochoit ; commandant
à toute la Flotte de mettre le Pavillon bas, et d'attendre ses
ordres, jusques à ce qu'il eust reçeu ceux de la Princesse vers qui
il alloit. Et pour luy rendre encore un plus grand respect, il se
jetta dans l'Esquif d'Hipomene, afin
d'estre plustost aupres d'elle, et de tesmoigner plus de confiance :
ainsi l'Esquif se separa de nostre Vaisseau, et alla vers la Barque,
qui s'avançoit comme nous nous avancions. Mais de grace Madame,
figurez vous un peu je vous prie, quel objet devoit estre celuy de voir cette Barque
peinte et dorée, avec sa Tente magnifique ; ses Flames ondoyantes ;
et ses Banderoles volantes ; en comparaison de ce Vaisseau desmâté ;
battu de la Tempeste ; et fracassé de toutes parts, à la reserve de
la Poupe, sur laquelle estoit la Figure de Diane. Il est vray que
son Tillac estoit orné de trois personnes admirables, et qui par
leur beauté, ou par leur bonne mine, estoient bien capables de
donner beaucoup de plaisir à les voir. En effet Aristonice par la majesté de son visage ; Onesicrite par sa rare beauté ; et Menodore par l'agréement de sa personne, estoient bien
capables de se faire admirer.
Cleonisbe a la taille haute comme Pentesilae, mais elle n'en a
pas la fierté. Elle est belle, douce, modeste et éloquente. Son
sourire est spirituel et mélancolique, et ses yeux sont
extrêmement expressifs. Elle est ce jour-là somptueusement
habillée et coiffée à l'africaine.
Mais Madame, sans m'amuser davantage à vous parler d'eux, il faut que
je me haste de vous parler de Cleonisbe : et que
je vous die quelle fut nostre admiration pour elle, lors que nous
fusmes assez prés de la Barque où elle estoit, pour pouvoir
seulement juger de sa belle taille, et de sa bonne mine. Comme elle
avoit la curiosité de voir comment estoient faits ceux qu'elle
venoit sauver, elle s'estoit avancée un pas hors de sa Tente, pour
nous voir de plus prés : de sorte qu'estant un peu separée de toutes
les Dames qui estoient aupres d'elle, nous la discernasmes
facilement, devant qu'on nous l'eust nommée. Imaginez vous donc
Madame, une grande Personne, dont la taille haute et noble, a
quelque chose de si aisé, et de si majestueux, qu'on ne peut
s'empescher de croire, qu'il falloit que Pentasilée l'eust ainsi :
mais imaginez vous en mesme temps, qu'encore qu'elle ait la taille de cette belle et jeune Amazone,
qui mourut de la main d'Achille, elle n'en a pourtant pas la fierté.
Au contraire, elle à tant de douceur, et tant de charmes dans l'air
du visage, quoy qu'elle ait la mine tres haute, qu'on peut dire que
si on ne la peut aimer sans la craindre, on ne la peut aussi
craindre sans l'aimer ; puis qu'il est vray que personne n'a jamais
eu tant de charmes, ny tant de modestie, ny plus de beauté. Ne vous
imaginez pourtant pas Madame, que le taint de Cleonisbe ait cette blancheur esblouïssante, qui cache
bien souvent tant de deffauts ; ou du moins qui les amoindrit. Au
contraire, Cleonisbe a le taint un peu brun :
mais il est vray que tout brun qu'il est, il est si uny, et si
lustré, que c'est un des plus beaux taints du monde. Pour ses
cheveux, ils sont de cette admirable couleur, qui sied bien à toutes
sortes de taints : et qui sans avoir cette aspreté de ceux qui sont
du dernier noir, ny le jaunastre de ceux qui sont veritablement
châtains, ont un esclat brun et cendré tout ensemble, qui les rend
beaux en eux mesmes, et qui sert à faire paroistre la beauté de
celle qui les a de cette sorte. De plus, Cleonisbe a le visage de la plus agreable forme du
monde : car encore qu'on ne puisse pas dire qu'il soit en ovale, on
ne peut pas dire aussi qu'il soit tout à fait rond : ainsi on peut
assurer qu'il a toutes les graces, que ces deux sortes de tours de
visages sont capables de donner à la beauté. Mais Madame, ce n'est
pas encore tout : car outre ce que
je vous ay desja dit, Cleonisbe a une des
plus belles bouches que je vy jamais : car enfin elle ne l'a pas
seulement bien faite, et ses levres ne sont pas seulement de ce bel
incarnat qui anime la beanté, mais elle y a encore un charme
inexplicable, qui vous persuade mesme, quoy que vous ne regardiez
que cette seule partie de son visage, qu'il faut qu'elle soit
eloquente, et qu'elle ait infiniment de l'esprit : estant certain
qu'il y a je ne sçay quelles petites enfonçeures au coin de sa
bouche, et je ne sçay quel soûrire spirituel et melancolique tout
ensemble, qui y paroist presque tousjours, qui forcent ceux qui la
voyent, à croire ce que je viens de vous dire. Mais Madame, apres
vous avoir representé imparfaitement, la bonne mine, le taint ; les
cheveux ; le tour du visage ; et la bouche de Cleonisbe ; comment feray-je pour vous representer ses
beaux yeux ? Il faut pourtant, puis que je me suis engagé à vous la
despeindre, que je vous die qu'ils sont noirs, grands, brillans, et
doux : en effet, ils ont un feu si vif ; une modestie si grande ; et
une douceur si passionnée ; qu'ils inspirent l'amour jusques dans le
fonds du coeur de ceux qui les voyent. Au reste, ce ne sont pas de
ces yeux qui ont une certaine agitation tumultueuse, qui ne permet
pas qu'on puisse juger d'eux equitablement, parce qu'ils ne
souffrent presques point qu'on les voye bien, tant ils sont
petillans, et sujets à changer d'objet. Au contraire, quoy que
Cleonisbe ait les yeux tres vifs, et
qu'elle ait les regards tres
penetrans, elle a pourtant les yeux tranquiles. Elle regarde avec
aplication ce qu'elle veut regarder, et sans abandonner cette
profonde modestie, qui est inseparable de toutes ses actions, elle
n'esvite pas les yeux de ceux qui luy parlent, et souffre par
consequent qu'on admire dans les siens, mille charmes que je ne vous
sçaurois descrire : car enfin il y paroist tout ensemble, de
l'esprit ; de l'amour ; de la langueur ; de la modestie ; de la
passion ; de la vivacité ; de la vertu ; de la bonté ; de
l'enjouëment ; de la melancolie ; de la beauté ; et des charmes. De
sorte Madame, que si vous joignez des yeux tels que je vous les
despeins, à toutes les autres belles choses que je vous ay
descrites, et à un embonpoint où la jeunesse est peinte, vous
n'aures pas de peine â croire que des Gens qui venoient de voir
durant une Tempeste de trois jours, l'Image de la mort errer à
l'entour d'eux, furent bien agreablement surpris, de voir
l'admirable Cleonisbe sur le bout de la Barque où
elle estoit. Aussi vous puis je assurer, que je ne pense pas que
ceux de l'Isle de Chypre, qui virent aborder Venus dans cette
magnifique Coquille, qui fut son Berçeau, et son Navire tout
ensemble, eussent plus d'admiration pour elle, que nous en eusmes
pour Cleonisbe. Elle estoit ce jour là
coiffée à l'Africaine, c'est à dire les cheveux à demy espars, dont
une partie estant r'atachez avec des Cordons d'une couleur fort
vive, s'entortilloient en diverses tresses au derriere de sa teste,
d'où pendoit un grand Voile de Gaze
rayée de diverses couleurs, qu'elle avoit relevé pour nous voir
mieux. Son Habillement qui estoit incarnat et blanc, estoit d'une
forme agreable, et galante, qui sans cacher la beauté de sa taille,
avoit pourtant de la majesté. La Ceinture de cette Robe estoit
marquée par des Escailles couvertes de Diamans, aussi bien que le
tour de la gorge, le devant de la Robe, le tour des espaules, et
tout ce qui marquoit la Taille de cét Habillement : dont les manches
à demy retroussées, faisoient voir que Cleonisbe avoit d'aussi belles mains, qu'elle avoit
une belle gorge, qu'on entre-voyoit à travers une legere Gaze, qui
la couvroit. Mais pour adjouster encore quelque chose de galant, à
ce petit triomphe Maritime, tout le dessous de la Tente sous
laquelle estoit Cleonisbe, estoit couvert d'une
agreable Ramée, dont l'odeur vint jusques à nous, devant que nous
eussions joint la Barque : car enfin Madame, on voyoit mille
branches d'Orangers, chargées de Fleurs, entrelassées avec des
branches de Myrthe, et de Jasmin, qui faisant une espece de Berçeau
sur la Teste de Cleonisbe pour parfumer l'air, et la
rafraischir tout à la fois, adjoustoit encore quelque chose à la
beauté d'un objet si merveilleux, par cét agreable meslange de
Feüillages, de Fleurs, d'Estoffes magnifiques, et de Diamants.
Après plusieurs compliments, Perianus demande à la princesse
Cleonisbe l'autorisation de conduire ses vaisseaux dans le port,
puis formule une demande d'asile. Cleonisbe répond en grec
qu'elle est ravie d'accueillir un équipage aussi illustre et
promet d'intercéder auprès de son père. Elle ordonne en premier
lieu de conduire les dames présentes sur le vaisseau dans un
lieu plus confortable et charge un dénommé Bomilcar de s'occuper
d'elles.
Cependant quoy que nous fussions fort occupez à regarder Cleonisbe, nous remarquasmes pourtant qu'il y avoit
plusieurs Dames bien faites aupres d'elle, et qu'entre les hommes
qui y estoient, il y en avoit
un qui paroissoit estre de grande Qualité, soit par sa mine, par son
Habillement, ou par la maniere dont la Princesse Cleonisbe agissoit aveque luy. Je vous demande pardon
Madame, de m'estre tant arresté à vous dire ce que me parut Cleonisbe dés la premiere fois que j'eus l'honneur de
la voir : mais je l'ay fait parce que je ne puis vous dire
precisément ce qu'en pensa le Prince de Phocée, n'ayant pû trouver
de termes en toutes les Langues qu'il sçait parler, pour exprimer
parfaitement ce qui se passa dans son coeur en cette premiere entre
veuë. Mais pour vous aprendre du moins ce qui se passa dans la
Barque de Cleonisbe, je vous diray que l'Esquif
nous ayant devancez, dés qu'il fut assez prés de cette Princesse
pour faire que le Prince de Phocée la pûst voir distinctement, et en
estre veû, il la salüa avec autant de grace que de respect : apres
quoy Hipomene le faisant entrer dans la
Barque, par l'endroit le plus esloigné de Cleonisbe, et y entrant aussi bien que luy, il le mena
vers cette Princesse, qui le reçeut avec beaucoup de civilité. Vous
voyez Madame (luy dit-il en Grec, ayant sçeu par Hipomene qu'elle le parloit) un malheureux Prince qui
vient vous rendre grace d'avoir empesché de perir tout le Peuple
d'une grande Ville, qui compose la Flotte qu'il commande : car je ne
doute pas, poursuivit il galamment, que ce ne soit vous qui par
vostre presence avez calmé les Flots irritez, et fait cesser la
Tempeste qui nous a pensé faire faïre naufrage. Mais Madame, apres vous avoir remerciée
d'avoir sauvé la vie à tant de personnes malheureuses, et innocentes
; je vous suplie encore de la leur vouloir conserver, en obtenant du
Roy vostre Pere, l'entrée de ses Ports, pour tant de Vaisseaux
battus de l'Orage, et de l'obliger aussi à vouloir escouter la cause
de nostre exil, et le recit de tous nos malheurs, afin de luy
inspirer apres le desir de les soulager, et de faire en sorte une
les promesses qu'une grande Deesse nous a faites ne demeurent pas
inutiles. Il y a une si grande satisfaction, repliqua Cleonisbe, de trouver accasion d'assister des
malheureux, et des malheureux encore aussi illustres que vous, que
j'ay quelque peine à m'affliger de vostre infortune, puis qu'elle me
donne lieu d'estre en pouvoir de vous rendre quelque office, et de
vous faire connoistre que nostre Nation n'est pas aussi barbare
qu'on le croit. Cependant, adjousta t'elle, comme j'ay sçeu par
Hipomene, qu'il y a des Dames dans
vostre Vaisseau, il faut s'il vous plaist que nous les allions
prendre, afin de les oster d'un lieu qui ne leur peut estre
agreable, puis qu'elles y ont pensé perir, et quand elles seront
dans cette Barque, poursuivit-elle, vous envoyerez ordre à vostre
Flotte, de se mettre à l'abry de ces Isles, jusques à ce que je vous
aye presenté au Roy mon Pere, et que j'aye obtenu de luy ce que vous
en desirez : car encore une fois, je tiens qu'il est si glorieux de
faire tout le bien qu'on peut, que je suis asseurée que l'auray plus de joye à vous
proteger, que ma protection ne vous sçauroit estre utile. Ha Madame
(s'escria le Prince de Phocée, en la regardant avec admiration)
est-il possible qu'à l'extremité de la Terre, on trouve une personne
comme vous ? et est-il possible encore, que la Renommée ne vous ait
pas fait connoistre à toute la Grece, et ne vous y ait pas fait
adorer malgré cette grande estenduë de Mer qui vous en separe ? Ceux
qui m'ont enseigné le Grec, repliqua-t'elle en soûriant, m'ont aussi
enseigné en mesme temps, qu'il faloit quelquesfois se défier des
flatteries de ceux de vostre Nation : c'est pourquoy sans adjouster
foy aux loüanges que vous me donnez, je me prive equitablement du
plaisir qu'il y a d'en recevoir d'un homme qui connoist sans doute
admirablement toutes choses, puis qu'il est orginaire d'un Païs d'où
l'ignorance qui regne au nostre est bannie. Apres cela, Cleonisbe voyant que le Vaisseau du Prince de Phocée
estoit fort proche, commanda que sa Barque le joignist et pria cét
homme de qualité qui estoit aupres d'elle, et qui s'appelle Bomilcar, d'aller recevoir la Princesse Onesicrite, et Aristonice, et de
les luy amener. De sorte que Bomicar luy obeïssant tousjours aveque
joye, luy obeït cette fois là avec diligence, et fut pour donner la
main à Onesicrite : mais comme cette
Princesse voulut qu'Aristonice
marchast la premiere, pour rendre plus de respect â la Deesse
qu'elle servoit, ce fut elle que Bomilcar conduisit.
Si bien que Menodore
en estant plus heureux, aida a
descendre du Vaisseau à la Princesse qu'il adoroit, qui estant
suivie des deux Compagnes d'Aristonice, de
plusieurs Femmes de qualité, de ses Filles et de moy, fut vers la
Princesse Cleonisbe, qui continuoit de parler
au Prince de Phocée. J'oubliois de vous dire qu'Aristonice ne sortit pourtant pas du Vaisseau sans
avoir fait mettre la Statuë de Diane en lieu seur, et sous la garde
de Gens capables d'en avoir soin, et de la conserver : et que le
Prince de Phocée envoya aussi ses ordres à toute la Flotte, que le
Pere de Menodore commanda en son absence. De
vous dire apres cela Madame, combi ? fut grande l'admiration
reciproque de Cleonisbe, d'Onesicrite, et d'Aristonice, il ne
seroit pas aisée, non plus que de vous raconter parole pour parole,
tout ce que ces admirables Personnes se dirent. C'est pourquoy
Madame, vous m'en dispenserez s'il vous plaist, et vous vous
imaginerez sans doute facilement ce que je ne vous dirois pas si
bien que vous vous le direz à vous mesme.
La cour segoregienne, à l'instar de la princesse, est très polie.
Thryteme remarque qu'une dame en particulier, nommée Glacidie,
semble très proche de la princesse. Il observe également la
naissance de relations amoureuses : Peranius, constate-t-il,
semble amoureux de Cleonisbe, de même que Bomilcar. La compagnie
prend la direction du château de Senan. Le paysage, vallonné
d'un côté, est plus uniforme de l'autre. Une tour de forme
irrégulière agrémente le sommet d'une montagne. Enfin, le climat
y est extrêmement agréable et la nourriture abondante.
Pour moy, j'estois si surpris de voir Cleonisbe, et si estonné de l'entendre parler, que je
ne pouvois concevoir, qu'elle ne fust pas née ou à Athenes, ou à
Corinthe, ou à Delphes, ou à Thebes. Je voyois mesme que sa Politesse se
communiquoit presques à tout ce qui l'environnoit, et que la plus
grande partie des Dames qui estoient avec elle, n'avoient rien de
Barbare. Bomilcar me sembloit aussi avoir tout
l'air d'un homme d'esprit, et d'un homme de grand coeur : de sorte
que ne pouvant me lasser d'admirer
ce que je voyois, j'admirois, et regardois sans rien dire, durant
que la Barque reprenant la route du Port, nous aprochoit du rivage.
Pendant ce petit Trajet, je remarquay qu'il y avoit entre ces Dames,
une Fille nommée Glacidie, que Cleonisbe preferoit à toutes les autres, car elle luy
adressoit souvent la parole, soit en loüant la beauté d'Onesicrite, soit en parlant d'Aristonice : et je m'aperçeus aussi que cette Personne
n'estoit pas une Personne d'un mediocre merite. Je ne l'observay
pourtant pas si long temps, que je n'eusse le loisir de remarquer
l'agïtation qui estoit dans le coeur du Prince de Phocée ; et de
voir en suitte que Bomilcar la
remarquoit aussi bien que moy, l'entendis mesme que s'estant aproché
de Glacidie, il luy dit à demy bas, et en
soûriant, que veû comme cét Estranger regardoit Cleonisbe, il avoit lieu de craindre, qu'apres estre
eschapé de la Tempeste, il ne fist naufrage au Port. Si ce malheur
luy arrive (reprit Glacidie en soûriant
aussi bien que Bomilcar) je m'imagine que la
conformité de vostre Fortune, vous obligera à lier amitié aveque
luy. Ha Glacidie, repliqua-t'il, vous sçavez
bien que ce n'est pas la conformité de ces especes de malheurs, qui
fait que les malheureux s'aiment. Ainsi Madame, j'apris sans y
penser que Bomilcar estoit Amant de Cleonisbe ; mais je n'apris pas alors s'il en estoit
bien ou mal traitté, parce que Glacidie ayant pris
garde que je pouvois les entendre à cause qu'ils parloient Grec, se tourna vers moy, et
commença de me parler, et de m'obliger à luy dire en peu de mots
l'estat de nostre fortune. Cependant plus nous aprochions du rivage,
plus le Païs où nous allions nous sembloit agreable : car parmy
mille Arbres differens dont le Païsage est semé, on voit à la droite
de greffes roches steriles, qui sont paroistre davantage la
fertilité des autres endroits. On voit aussi de ce mesme costé, une
Montage dont le bas est couvert de grands Pins, et sur le sommet qui
est fort droit, est une Tour d'une Structure irreguliere, qui toute
antique qu'elle est, donne beaucoup d'ornement à cet endroit du
Païsage. De l'autre costé est un Païs plus uny, mais qui ne laisse
pas d'estre entremeslé de Colines, de Valons, de Rochers, de
Prairies, de Fontaines, et de Ruisseaux, et de faire cent agreables
inesgalitez de scituations differentes, qui rendent les Maisons
qu'on y a basties tout à fait charmantes. De plus, on y voit une si
grande quantité d'Oliviers, de Grenadiers, de Mirthes, et de
Lauriers ; et tous les Jardins y sont si pleins d'Orangers, de
Jasmins, et de mille autres belles, et agreables choses, que je ne
croy pas qu'il y ait un Païs plus aimable que celuy-là, ny où le
Soleil donne de plus agreables Printemps ; de plus longs Estez ; de
plus riches Automnes ; ny de plus courts Hyvers. Le Ciel y est
tousjours si clair ; l'Air y est si pur ; les Fruits y sont si
admirables ; la Mer y est si poissonneuse ; et les Chasseurs y
trouvent une si abondante matiere à l'innocente Guerre qu'ils font, que de quelque
condition, ou de quelque humeur qu'on soit, on trouve de quoy s'y
satisfaire. Mais pour en revenir où j'en estois, il faut que je
rentre dans la Barque d'où je suis sorty malgré moy pour faire cette
petite description. Je vous diray donc Madame, que la Barque estant
dans le Port, nous vismes plusieurs Cabanes de Pescheurs le long du
rivage, et plusieurs Habitations esparses dans tout cét agreable
Terroir, dont la veué est bornée par des Montagnes assez esloignées
; sur le sommet desquelles on voit de la Neige, quoy qu'on n'en voye
presques jamais tomber au lieu où nous abordasmes. Comme la
Princesse Cleonisbe avoit plusieurs Chariots
qui l'attendoient sur le bord du Rivage, elle avoit dessein
d'obliger les Dames qui estoient avec elle de se presser, afin que
nous y pussions tous avoir place, pour aller jusques à trente stades
de là, où estoit le Chasteau où elle avoit laissé le Roy.
La compagnie est rejointe par un équipage remarquable, à la tête
duquel se trouve le prince Carimante, frère de Cleonisbe.
Celle-ci présente les étrangers et fait part de leur demande
d'asile. Le jeune prince se montre très civil. Il invite
Onesicrite à partager le chariot de sa sœur, tandis qu'il donne
des chevaux aux hommes. Durant le voyage, il s'entretient avec
Peranius, qui lui raconte toutes leurs pérégrinations.
Mais à peine les Princesses furent-elles à terre, qu'entendant tout
d'un coup un grand bruit que faisoient des hommes qui sonnoient
d'une espece de Cor qui nous estoit inconnu, nous vismes arriver un
grand équipage de Chasse, qui quoy qu'un peu Barbare ne laissoit pas
de plaire, et d'avoir quelque chose de magnifique. Tous les Chiens
avoient de grands Coliers d'argent à gros cloux dorez ; ceux qui les
suivoient à pied, tenoient une espece de grandes et belles
Coquilles, qu'on apelle des Trompes, dont ils sonnoient au lieu de
Cor : et dont ils faisoient un
bruit si retentissant, que les Tritons n'en sçauroient faire
davantage à l'entour du Char de Neptune. Les Chasseurs à Cheval
avoient des Arcs, des Fléches, et des Javelines : et pour leurs
Habillemens, ils estoient bigarrez de tant de belles et vives
couleurs, que cela ne pouvoit manquer de réjouïr la veuë. Tout le
monde tournant donc la teste du costé que venoient ces Chasseurs,
nous vismes qu'il y en avoit un qui paroissoit le Maistre des autres
: et qui se separant de cette grande Troupe qui le suivoit, vint
droit à la Princesse Cleonisbe, qui
aprit au Prince de Phocée, que celuy que nous voiyons estoit le
Prince Carimante son Frere. A peine eut-elle
dit cela, que ce Prince qui estoit descendu de cheval pour la venir
joindre, s'aprocha d'elle : et nous fit voir qu'il avoit
admirablement bonne mine, n'ayant pas alors plus de vingt-quatre
ans. Mais comme il fut assez prés pour discerner ceux qui estoient
avec Cleonisbe, il en fut surpris : et
plus surpris encore de voir vers les Isles cette grande Flotte qui y
paroissoit. Il ne fut pourtant pas long-temps en cette inquiettude :
car la Princesse Cleonisbe luy presentant cette belle
et malheureuse Troupe qui s'estoit mise sous sa protection ; quelque
heureuse qu'ait esté vostre Chasse, luy dit elle en soûriant, je
suis assurée que ma Promenade sur la Mer, l'a esté beaucoup
davantage : et que vous n'avez pas tant eu de plaisir tout le jour,
que vous en aurez sans doute à m'aider à servir aupres du Roy, les
admirables Personnes que vous
voyez, et que je vous conjure de proteger. Comme Onesicrite est une des plus belles Princesses qu'on
puisse voir, elle attacha si fort les yeux du Prince Carimante, qu'à peine entendit-il ce que Cleonisbe luy dit. Il est vray qu'il ne laissa pas de
faire comme s'il l'eust bien entendu : car il fit tant de civilité,
et à Onesicrite, et au Prince de Phocée,
et à Aristonice, et à Menodore, qu'ils eurent sujet d'en estre tres
satisfaits. Cependant comme le lieu n'estoit pas propre à une longue
conversation, Carimante mit Onesicrite dans le Chariot de Cleonisbe : disant au Prince de Phocée, et à Menodore, et à moy, que nous irions à cheval aveque
luy ; car comme on luy menoit tousjours plusieurs Chevaux en main, à
toutes les Chasses qu'il faisoit, il y en eut autant qu'il nous en
faloit. De sorte qu'apres que le Prince de Phocée eut mis Cleonisbe dans le mesme Chariot où Onesicrite estoit desja, et que Bomilcar
eut aussi aidé à Aristonice à y monter, ils salüerent
ces Dames : et dés que leur Chariot eut commencé de marcher, ils
monterent tous à cheval, et le suivirent : et pour celles qui
avoient esté de la Promenade de Cleonisbe, aussi
bien que les Compagnes d'Aristonice, et
toutes les autres Dames, elles furent dans d'autres Chariots. Tant
que ce chemin dura, le Prince de Phocée entretint Carimante, et luy aprit la desolation de sa Patrie ;
le bonheur de vos Armes ; la grandeur de vos Conquestes ; la
resolution des Habitans de Phocée ; le commandement de la Deesse qu'on adore à Ephese ; la Tempeste que nous avions euë ; et la
rencontre de la Princesse Cleonisbe : qui de
son costé aprenoit aussi ces mesmes choses par Onesicrite, et les aprenoit plus particulierement
qu'elles ne les avoit sçeuës par Hipomene. Pour moy
je parlois tantost à cét officieux Grec, et tantost à Bomilcar : car pour tous les autres ils ne
m'entendoient point, et je ne les entendois pas. Quoy que le chemin
ne fust pas long, j'eus loisir de remarquer que Bomilcar avoit beaucoup d'esprit : mais un esprit si
plein d'activité, qu'on voyoit mesme par sa Phisionomie, qu'il
faloit qu'il y eust dans son coeur plus d'une passion violente. Il
s'informa aveque soin du Prince de Phocée, et m'en demanda cent
choses differentes : je trouvay pourtant moyen de demander aussi à
mon tour à Hipomene, tout ce qui me donnoit de la
curiosité : me semblant que puis qu'il estoit Grec, j'avois quelque
droit d'attendre toutes sortes d'offices de luy : mais entre les
choses que je luy demanday, je le priay de me dire ce qu'estoit
Bomilcar. Il est si considerable dans
cette Cour, me dit-il, qu'on le regarde comme un homme qui seul a
terminé la Guerre entre les Carthaginois, et les Segoregiens : car
comme il est tres puissant au Païs d'où il est originaire, c'est
assurément par luy que ces deux Peuples guerriers et ennemis, sont
presentement en paix. Quoy, luy dis-je, Bomilcar
n'est pas originaire de ce Païs cy ! non, repliqua-t'il, et la
superbe Carthage est le lieu d'où son Pere estoit. Apres cela passant d'un discours à
un autre, je sçeus que le Roy des Segoregiens n'avoit point d'autres
Enfans, que Carimante et Cleonisbe : et je sçeus mesme encore que je ne
m'estois pas trompe, lors que j'avois creû que Glacidie
estoit fort bien aupres de cette Princesse, car il m'aprit qu'elle
estoit la Personne du monde pour qui elle avoit le plus d'estime, et
le plus d'amitié : adjoustant que c'estoit un bien dont elle
jouïssoit avec justice, et dont elle jouïssoit mesme sans qu'on le
luy enviast, parce qu'elle ne se servoit du credit qu'elle avoit
aupres de Cleonisbe, que pour rendre office à
tous les honnestes gens.
Les Phocéens arrivent au château du roi Senan. Ils sont étonnés
par la splendeur du parc et par la magnificence des décorations
intérieures du château. Peranius est introduit auprès du roi, à
qui il demande officiellement l'asile pour son peuple.
Aristonice intervient en soulignant que les Phocéens ont été
conduits jusqu'à lui par la déesse Diane, et que leurs vaisseaux
sont peuplés d'une multitude d'artisans et de personnes
intéressantes qui souhaitent mettre leurs talents au profit des
Gaulois.
Mais enfin Madame, nous arrivasmes au Chasteau où estoit le Roy, qui
est en une des plus belles scituations que je vy jamais : car encore
qu'il soit en un lieu où il y a cent Sources admirables, et des
Prairies merveilleuses, il y a une veuë d'une si vaste estenduë du
costé de la Mer, que les yeux n'y trouvent point d'autres limites
que leur propre foiblesse, qui ne leur permet pas de discerner ce
qu'ils voyent au delà des bornes que la Nature leur a prescrites. En
y arrivant, nous vismes une grande Allée de Lauriers de plus de huit
cens pas de long : et en passant le long d'une Balustrade rustique,
nous vismes aussi un grand Verger où il y avoit mille Orangers
plantez par ordre, entremeslez de Grenadiers, et de Citronniers :
qui contentant plus d'un sens à la fois, parfumoient agreablement
l'air que nous respirions. Nous vismes encore qu'il y avoit une
Source admirable au milieu de ce
Jardin : qui parmy mille boüillons d'eau que la seule Nature faisoit
eslever en murmurant, formoient un grand Rondeau à l'entour d'eux,
qui se deschargeoit par un Ruisseau dans une Prairie qui estoit au
delà de ce Jardin. Nous remarquasmes encore en aprochant du
Chasteau, que toutes les Murailles de la Cour estoient couvertes de
Mirthe : et qu'il y avoit encore un grand Parterre formé d'Herbes
odoriferantes, derriere le Chasteau : et qu'on y voyoit des Cabinets
de Lauriers, des Fontaines, et des Ruisseaux. Mais ce qui nous
surprit davantage, fut de voir la magnificence du dedans de cette
superbe Maison, et particulierement de la Chambre du Roy : en effet
Madame, quoy qu'il n'y eust ny Peintures, ny Tentures de Tapis de
Sidon, ny de Pourpre, ce que nous y vismes estoit
beaucoup plus riche, et beaucoup plus beau que tout ce que j'ay veû
ailleurs. Car enfin il faut vous imaginer que cette Chambre, dont le
haut est en Dôme, est l'objet le plus ravissant qui puisse tomber
sous les yeux : et pour vous le faire comprendre, je n'ay qu'à vous
dire que toutes les Murailles, et toute la Voûte, en sont couvertes
d'une espece d'Arabesque irreguliere, de piece de raport, toutes de
Nacre, et de Coral. Mais de Nacre qui fait de si belles reflections,
que l'Arc en Ciel n'a pas des couleurs si esclatantes, ny si bien
nuées que celles qu'on y voit. De sorte qu'estant entremeslée, à du
Coral de toutes les couleurs dont la Nature en produit en cette Mer,
ou en la Mer Lygustique qui n'en
est pas loin, cela fait le plus bel effet du monde. Car comme il y
en a de Blanc, de Noir, de couleur de Feu, d'Incarnat, de couleur de
Rose, et de tout à fait Pasle, cela fait un meslange avec de la
Nacre, que je ne vous sçaurois representer : c'est pourquoy il vaut
mieux que je ne m'y arreste pas, et que je vous die comment le Roy
des Segoregiens nous reçeut. Comme Cleonisbe n'a pas
moins de jugement que d'esprit, j'avois oublié de vous dire, qu'elle
avoit envoyé advertir ce Prince de l'advanture qu'elle avoit euë,
dés qu'elle estoit descenduë de la Barque, afin qu'il ne fust pas si
surpris : aussi nous reçeut-il admirablement. Lors que nous fusmes à
l'entrée du Chasteau. Carimante donna la
main à Onesicrite, qui ne pût faire cette
fois là passer Aristonice devant elle : de sorte
que Bomilcar fut celuy qui la conduisit :
car pour le Prince de Phocée, il aida à marcher à Cleonisbe, qui luy dit obligeamment, que comme
c'estoit au Prince son Frere à presenter Onesicrite au Roy, c'estoit aussi à elle à luy rendre
cét office. Pour Menodore il donna la main à Glacidie : et tout te reste des hommes conduisirent
celles qu'ils voulurent, de ce grand nombre de Dames qui estoient en
ce lieu-la, soit des nostres, soit de celles du Païs. Comme le Roy
sçavoit la Langue Greque, aussi bien que Carimante et Cleonisbe, il fut
sensiblement touché de ce que luy dit le Prince de Phocée, apres que
la Princesse sa Fille le luy eut presenté : car quoy qu'il ne s'estendist pas
extrémement en son discours, il luy dit pourtant toute nostre
fortune : et r'enferma si adroitement tous nos malheurs en peu de
mots, que le Roy qui les escoutoit, les pût facilement retenir. Il
choisit mesme si bien les paroles dont il se servit, que
l'exageration la plus estenduë, et la plus eloquente, n'auroit pas
tant attendry le coeur, que ce que dit le Prince de Phocée,
attendrit celuy de ceux qui l'escouterent. Enfin Seigneur, luy
dit-il à la fin de son discours, vous voyez des malheureux, que la
crainte de la servitude a forcé d'abandonner leur Patrie : qui n'ont
plus de Terre qu'ils puissent habiter sans qu'on la leur donne, ou
sans qu'ils l'usurpent ; que la Tempeste a battus ; que la douleur a
accablez ; et qui n'ont plus que la liberté, et l'esperance en
partage : encore ne jouissons nous de ce dernier bien, que depuis
que la Princesse Cleonisbe nous a fait la grace de
nous promettre de nous proteger aupres de vous, et qu'elle a obtenu
pour nous la mesme faveur du Prince Carimante. Ainsi
Seigneur, c'est de vous de qui dépend nostre Destin : puis que si
vous ne nous accordez pas l'entrée de vos Ports pour nostre Flotte,
nous n'aurons plus rien à faire qu'à nous resoudre de mourir
constamment. Comme le Roy alloit respondre, Aristonice s'avançant, et prenant la parole ;
Seigneur, luy dit-elle, souffrez, qu'avec tout le respect que je
vous dois, je vous die que la Tempeste qui nous a poussez sur vos
Côstes, ne nous y a jettez que pour faire que vous nous y reçeussiez
comme des Gens qui donnent une
ample matiere à vostre vertu : car afin que vous n'en doutiez pas,
c'est une grande Deesse qui nous y a conduits : et qui voulant avoir
un Temple sur vos Terres, et estre reconnuë parmy vos Peuples, m'a
commandé de faire ce que j'ay fait. Prenez donc garde de l'irriter,
en ne reçevant pas favorablement des malheureux, qui tous malheureux
qu'ils sont, ont dans leurs Vaisseaux, des Thresors inestimables,
puis qu'ils y ont un grand nombre d'hommes vertueux ; de Gens
habiles et sçavans ; d'excellens Artisans en toutes sortes de choses
: et qui par ce moyen peuvent se vanter d'avoir tous les Arts, et
toutes les Sciences enfermées dans leurs Navires, qu'ils peuvent
communiquer à vos Peuples, si vous leur donnez seulement un coin de
Terre pour bastir un Temple, et pour pouvoir joüir de la liberté qui
leur couste leur Patrie. Mais encore une fois Seigneur,
poursuivit-elle, songez bien à ne refuser pas les graces que les
Dieux vous font : et sçachez que la Deesse que je sers vous promet
par moy, de rendre vostre Païs si celebre, et si fameux par toute la
Terre, si vous nous reçevez favorablement, qu'il n'y en a point au
monde qui le soit davantage.
Le roi de Senan est touché par les paroles d'Aristonice. Il
réagit favorablement, mais ne peut leur donner une réponse
définitive avant d'avoir assemblé le conseil des Sarronides.
Cette assemblée, composée de sages, de sacrificateurs et de
magistrats, est l'équivalent de celle des mages en Perse.
Toutefois, les Sarronides ne s'occupent pas uniquement de
religion, mais également de politique. Dans l'attente de la
décision du conseil, les Phocéens sont extrêmement bien reçus à
la cour. Cleonisbe, Carimante et Glacidie ne cessent de parler
en leur faveur.
Aristonice prononça ces paroles avec tant de grace, et
tant d'authorité, que toute la Compagnie s'en sentit esmeuë, et
remarqua mesme que le Roy en estoit touché. Aussi respondit-il avec
toute la douceur imaginable, et au Prince de Phocée, et à Aristonice : leur accordant d'abord l'entrée ses Ports pour toute la Flotte, à
condition qu'il n'y auroit qu'un certain nombre de Gens armes dans
chaque Vaisseau : et pour ce qui estoit de leur donner un lieu
propre pour leur Habitation, il leur dit qu'il assembleroit les
Sarronides, pour en conferer avec eux : et qu'en attendant, il leur
permettoit d'esperer que sa responce : seroit favorable. Comme je ne
doute pas Madame, que ce mot de Sarronides ne vous surprenne ; je
pen- qu'il est à propos que je vous die que les Sarronides, sont à
peu prés entre les Gaulois en general ce que sont les Mages en
Perse. Il y a pourtant cette difference ; que les Mages ne se
meslent que des choses de la Reügion, et que les Sarronides
connoissent aussi des affaires publiques, et des differens des
particuliers. Cette espece de Philosophes, de Sacrificateurs, et de
Magistrats tout ensemble, furent instituez par le troisiesme Roy des
Gaules, nommé Sarron, qui voulut que de son nom ils s'apellassent
Sarronides. Il y a pourtant quelques parties des Gaules, où ils les
nomment Druides : à cause que sous le Regne d'un de leur Rois nommé
Druys, il voulut qu'on les appellast ainsi. Ils sont mesme divisez
en divers ordres, et sous divers noms, car ceux qui ne s'occupent
qu'aux Sacrifices, s'apellent Vacies : ceux qui ne s'adonnent qu'à
la connoissance des choses naturelles, se nomment Eubages : et ceux
qui sont destinez à chanter les actions heroïques des hommes
vertueux, sont apelles Bardes : car pour ceux qui portent le Nom de
Sarronides, ou celuy de Druydes,
comme ils sont les plus sçavans de tous, ils se meslent comme je
l'ay desja dit, de conseiller les Rois ; de rendre la justice ;
d'enseigner les Peuples ; et d'instruire particulierement la
jeunesse. Il est vray que parmy les Segoregiens, on ne se sert pas
de tous ces noms differens, dont on se sert dans la Gaule Celtique,
dans la Gaule Belgique, et parmy les Allobroges, qui sont encore
d'autres Gaulois : mais seulement du nom de Sarronides, qui parmy
ces Peuples les comprend tous. Le Roy ayant donc remis la
deliberation de la chose dont il s'agissoit à son Conseil, qui
estoit composé de ces Sarronides, la Princesse Cleonisbe tesmoigna en avoir beaucoup de satisfaction
: assurant Onesicrite qu'elle ne doutoit pas
que des Gens qui enseignoient l'humanité aux autres, ne
conseillassent le Roy son Pere comme elle le souhaitoit : luy
promettant mesme de les soliciter en nostre faveur. Carimante de son costé, luy promit la mesme chose : en
suitte de quoy le Roy parlant les uns apres les autres, au Prince de
Phocée, à Aristonice, à Onesicrite, et à Menodore, en fut si
satisfait qu'il ne pouvoit s'empescher de le tesmoigner, et de leur
donner beaucoup de loüanges. Au reste Madame, nous eusmes encore le
bonheur de plaire si fort à tous ceux de sa Cour, que je pense
pouvoir dire que jamais Estrangers, n'ont esté si peu Estrangers que
nous le fusmes en ce lieu-là : car il y avoit un tel empressement à
nous rendre office, qu'il y a sujet de croire que les Dieux avoient disposé les coeurs de
tous ceux qui nous virent à nous bien traitter. Cependant le Roy
jugeant que des Gens battus de l'Orage avoient besoin de repos,
commanda qu'on menast la Princesse Onesicrite à un
bel Apartement, qui touchoit celuy de Cleonisbe : et qu'on logeast toutes les Dames qui
estoient avec elle, le plus commodément qu'on pourroit, aussi bien
que le Prince de Phocée, et Menodore :
commandant en suitte qu'on allast aux Isles pour faire venir toute
la Flotte au Port, qui estoit beaucoup plus grand qu'il ne faloit
pour la contenir. Apres cela Madame, je ne vous diray point quels
furent les soins de Cleonisbe, et de
Carimante, à faire bien obeïr le Roy
: car il ne seroit pas croyable, que des Personnes de cette qualité
en eussent eu de si officieux pour des Estrangers qu'ils ne
connoissoient pas. En effet ils commanderent si expressément à tous
les Officiers du Roy de servir respectueusement et magnifiquement
ceux aupres de qui ils les mirent, qu'il estoit aisé de voir que
leur merite et leur malheur les avoit touchez. Glacidie
en son particulier, fit tant de choses obligeantes, et pour Onesicrite, et pour Aristonice, et
pour toutes les autres Dames qui les accompagnoient, qu'il me fut
aisé de connoistre dés le premier jour que je la vy, qu'Hipomene avoit eu raison de me dire, qu'elle meritoit
l'amitié que Cleonisbe avoit pour elle : car elle
agit avec tant de bonté, et avec tant d'esprit tout ensemble,
qu'elle commença dés lors d'avoir beaucoup de part à l'estime du Prince de Phocée.
Peranius rend visite à Cleonisbe. Ayant appris que Glacidie est
sa favorite, il s'attache à la louer. La princesse esquisse
alors un portrait élogieux de son amie : douce, modeste,
désintéressée, Glacidie est une personne remarquable. Elle garde
ses douleurs secrètes, et témoigne d'une grande amitié. Le
prince de Phocée acquiesce. La conversation porte ensuite sur
les mœurs barbares du pays de Cleonisbe.
Il arriva mesme une chose dés le soir, qui a bien fait voir depuis
que les Dieux avoient resolu qu'il y eust en peu temps beaucoup
d'amour, beaucoup d'estime, et beaucoup d'amitié, entre toutes ces
Personnes qui se connoissoient si peu, et qui s'aimerent tant peu de
jours apres. Car Madame, il saut que vous sçachiez, que dés que le
Prince de Phocée sçeut que Cleonisbe que nous
avions laissée chez le Roy, estoit à son Apartement, il y fut pour
luy rendre la premiere visite : et y fut accompagné de Menodore, pendant que Carimante estoit
aussi allé voir Onesicrite pour la premiere fois,
accompageé de Bomilcar. Pour moy qui avois suivy le
Prince de Phocée, je fus tesmoin de sa conversation avec Cleonisbe, qui fut assez longue : mais comme en y
allant j'avois apris à ce Prince que Glacidie
estoit la Favorite de Cleonisbe, et que
dés ce premier jour là, il chercha aveque soin à ne luy dire que des
choses qui luy pussent plaire ; apres plusieurs autres discours, où
il la loüa avec beaucoup d'adresse, il se mit aussi à luy dire du
bien de Glacidie, comme ayant desja remarqué
que c'estoit une Personne qui avoit de l'esprit, et de la bonté. Eh
de grace, luy dit elle, ne jugez pas encore de Glacidie
! car je suis assurée que vous n'en pouvez juger en si peu de temps,
sans luy faire beaucoup d'injustice : n'estant pas possible, quelque
esprit que vous ayez, que vous puissiez encore connoistre toutes les
bonnes qualitez qu'elle a. Je vous assure, reprit le Prince de Phocée, que je suis persuadée qu'elle
a toutes celles qu'on peut avoir, puis que vous l'aimez autant que
vous faites. Cette raison ne seroit pas fort convainquante, repliqua
modestement Cleonisbe : mais pour vous faire
voir, adjousta-t'elle, qu'encore que je vive parmy des Gens, que les
Grecs apellent Barbares, je ne laisse pas de connoistre ceux qui ont
du merite ; il faut que je vous despeigne qu'elle est Glacidie. Je ne vous diray rien de sa Personne, puis
que vous la connoissez desja, et que ce n'est pas par sa beauté que
je la trouve la plus loüable, quoy que comme vous le voyez, elle
soit blonde, blanche, agreable, et de belle taille : je ne vous
parleray pas mesme des graces de son esprit, ny de l'estenduë qu'il
a : me contentant de vous obliger à l'entretenir seulement deux
heures en particulier, afin que j'aye le plaisir d'en entendre
l'Eloge de vostre bouche. Je ne vous diray pas non plus, qu'elle
sçait cent choses dont elle ne se vante pas, et qu'elle cache par
modestie : mais je vous diray que sa naissance est tres noble, et
qu'il n'y eut jamais une personne plus solidement genereuse qu'elle,
ny qui eust une plus veritable bonté. Ce que j'aime toutesfois le
plus en Glacidie, c'est qu'elle est capable
d'une amitié tendre et constante, et qu'il ne fut jamais une Fille
qui eust l'ame si desinteressée qu'elle l'a. Comme sa Fortune a esté
assez traversée, elle a donné mille marques de fermeté, qui
meriteroient des loüanges de tous vos Sages, si elle en estoit
connuë : ce pendant ses propres chagrins nous jamais causé les chagrins des autres : car elle
les sçait si bi ? renfermer dans son coeur, qu'ils ne paroissent ny
en ses yeux, ny en ses actions, ny en ses paroles. Au contraire elle
est toûjours d'une humeur si esgalle, qu'il n'est point de
divertissement qu'elle ne semble prendre avec plaisir, lors mesme
qu'elle a le plus de douleur dans l'ame. Au reste la vertu de
Glacidie, n'est ny severe, ny sauvage
: et cette Personne qui paroist si serieuse, est pourtant une des
Personnes du monde qui connoist le mieux toutes les choses galantes.
Mais ce que je louë encore le plus en elle, c'est l'equité qu'elle
garde mesme pour ses plus grands ennemis : car elle les louë avec
autant de sincerité, lors qu'il y a lieu de les loüer de quelque
chose, que s'ils ne l'avoient pas desobligée. De plus j'ay encore à
vous aprendre, que si vous devenez de ses Amis, vous estes assuré
qu'on n'osera pas mesme ne vous loüer que mediocrement en sa
presence : en effet elle est si sensible, et si zelée pour ceux
qu'elle aime, qu'elle trouve qu'on ne les louë jamais assez. Ainsi
elle n'est pas de ceux qui souffrent qu'on en die des choses
fâcheuses : et qui croyent que ce n'est pas manquer à l'amitié, que
d'endurer qu'on die une petite raillerie de leurs Amis, car je puis
vous assurer que c'est ce qu'elle ne sçauroit faire. Aussi n'y a
t'il pas une personne au monde qui en ait plus eu qu'elle, en tous
les lieux où elle a esté : car comme sa fortune l'a portée à la Cour
du Roy des Celtes, où elle a esté longtemps, et que de puis elle a
encore demeuré en beaucoup de lieux differens, je puis vous assurer
qu'en tous ces divers endroits,
elle a tousjours eu pour Amis, tout ce qu'il y a eu de Gens
illustres. Je suis pourtant assuré repliqua le Prince de Phocée, que
son me rite ne luy a aquis l'amitié de personne, qu'elle estime tant
que vous. Il est vray respondit Cleonisbe, qu'elle
m'aime assez pour estre capable d'avoir une erreur dans l'esprit à
mon avantage : et je suis mesme persuadée que quand elle seroit au
dessus de moy, ce que je suis au dessus d'elle, elle m'aimeroit
autant qu'elle m'aime ; parce que la Grandeur ne la sçauroit
esblouïr, et qu'ainsi elle me rendroit justice comme je la luy
rends. Elle s'empresse mesme si peu, adjousta-t'elle, qu'il a falu
que je luy aye fait quelque violence, pour l'obliger à faire ce
petit voyage de divertissement : aimant beaucoup mieux estre chez
elle, que d'estre dans le tumulte de la Cour, qu'elle ne souffre que
pour l'amour de moy seulement. Vous me representez Glacidie si avantageusement, reprit le Prince de
Phocée, que je suis forcé de croire qu'elle est aimée de tout le
monde, elle l'est sans doute de tous ceux qui la connoissent bien,
repliqua-t'elle, mais elle n'est pourtant pas prodigue de son
amitie, quoy qu'elle ne soit ingrate pour personne : car je ne pense
pas qu'on puisse avoir plus de reconnoissance qu'elle en a, haïssant
sans doute autant l'ingratitude que le Mariage, quoy qu'elle y ait
une aversion estrange. Puis qu'elle vous doit l'amitié que vous avez
pour elle, reprit le Prince de Phocée, elle a besoin d'avoir l'ame
bien reconnoissante, si elle veut s'aquiter d'une obligation si sensible. Mais Madame,
adjousta-t'il ; souffrez que je vous demande pardon, au nom de tous
les Grecs, de l'outrage que vous dites qu'ils font à vostre Nation,
de l'apeller Barbare : car enfin apres ce que je voy, en vous
voyant, ils sont Barbares eux mesmes d'en parler ainsi. Non non,
reprit Cleonisbe, ne les accusez pas
injustement, car j'advouë que nous le sommes : et j'ay mesme
interest de l'advoüer pour ma propre gloire : puis qu'enfin, si je
merite quelque loüange, c'est seulement de ce qu'estant née en un
Pais, d'où toutes les belles connoissances sont bannies, je ne
laisse pas d'avoir quelque lumiere, et quelque inclination pour les
belles choses. Mais pour vous qui estes d'un Païs où tous les
esprits sont cultivez aveque soin ; où l'ignorance est un crime ; où
la politesse est generale : et où la conversation n'est ny
grossiere, ny stupide, ny sauvage ; comment pourrez vous vous
accoustumer dans une Cour, où il y a si peu de personnes sociables ?
Vous voyez, adjousta-t'elle en soûriant, qu'en fort peu de temps
vous avez fait un grand progrés dans mon esprit : puis que tantost
je vous disois que vous ne nous trouveriez pas si Barbares qu'on
nous le croit, et que presentement je vous advouë, que nous le
sommes encore plus qu'on ne le pense. Ha Madame, s'escria le Prince
de Phocée, il ne faut pas estre Barbare pour se le dire comme vous
faites ! et je suis assuré que toute la Grece ensemble, advouëroit,
si elle avoit l'honneur de vous voir, que vous la surpassez en toutes choses.
Cleonisbe et Perianus sont interrompus par l'arrivée
d'Onesicrite, de Carimante et de Glacidie. Le prince de Phocée
parvient à s'entretenir en privé avec Glacidie, qu'il félicite
du portrait élogieux qu'elle a reçu de Cleonisbe. La jeune fille
répond modestement que la princesse a sûrement voulu corriger la
nature par l'art. De son côté, elle est en mesure d'offrir un
portrait exact de son amie. Glacidie soutient en effet que
Cleonisbe ne possède que des vertus, et que la supériorité de
son rang ne l'empêche pas de témoigner une amitié sincère.
Comme le Prince de Phocée disoit cela, Carimante entra, qui conduisoit Onesicrite, qui n'avoit pas voulu attendre au
lendemain à visiter cette Princesse à son Apartement. De sorte que
Glacidie estant entrée avec elle, et
le hazard ayant fait qu'elle se trouva assise aupres du Prince de
Phocée, insensiblement il se mit à luy parler bas, durant que
Cleonisbe entretenoit Onesicrite : et à luy dire que cette Princesse luy
avoit fait un Portrait d'elle si admirable, qu'il ne croyoit pas que
son Miroir representast plus parfaitement son visage, qu'elle luy
avoit representé la beauté de son ame, et celle de son esprit. Je ne
doute nullement, reprit Glacidie, que la
Princesse n'aye fait une fort belle Peinture : mais je doute avec
beaucoup de raison, que cette Peinture me ressemble : car comme les
plus Grands Peintres ne sont pas ceux qui s'amusent le plus à faire
des Portraits ; je pense que sans offencer la Princesse, je puis
croire qu'elle a tellement songé à faire que l'Art corrigeast la
Nature, qu'elle aura mal reüssi au mien. Mais pour moy Seigneur, qui
ne suis pas si sçavante qu'elle en cét Art admirable, et qui ne
songe qu'à imiter ce que je voy, je ferois bien mieux sa Peinture
qu'elle n'a fait la mienne. Pour sçavoir si vous avez raison, reprit
le Prince de Phocée, il faudroit que vous me l'eussiez fait voir :
car il me semble, adjousta t'il, que je connois desja assez
l'admirable Cleonisbe, pour en estre Juge
equitable. Vous connoissez sans doute sa beaute, repliqua Glacidie, et mesme
une petite partie de celle de son esprit : mais Seigneur, il s'en
faut bien que vous ne puissiez connoistre jusques où va le merite de
cette merveilleuse Princesse : c'est pour quoy comme il n'arrive pas
souvent qu'elle puisse estre estimée icy par un aussi honneste homme
que vous, je veux bien pour luy avancer cettë gloire, vous aprendre
ce que vous ne pourriez sçavoir qu'avec le temps. Ce n'est pas
encore assez, repliqua le Prince de Phocée, de me dire ce qu'elle
est : car il faut s'il vous plaist encore, me faire sçavoir comment
il peut estre qu'elle soit ce que je la voy. Ha pour cela Seigneur,
reprit Glacidie, il faut le demander aux
Dieux ! car on peut assurer que Cleonisbe s'est
faite toute seule. Le hazard a sans doute fait passer quelquesfois à
cette Cour d'assez honnestes Gens, de tous les lieux du Monde : et
depuis la Paix que Bomilcar nous a fait
faire avec les Carthaginois, il y a tousjours eu grand nombre de
Gens de cette magnifique Ville, qui ont esté parmy nous. Mais apres
tout, comme l'inclination dominante de ceux de nostre Nation, est la
Guerre, et la Chasse, je puis vous assurer que Cleonisbe merite toute la gloire du peu de politesse
qu'on y voit : estant certain que les seules lumieres de son esprit,
ont esclairé toute la Cour. En effet Seigneur, je suis assurée que
vous n'y verrez personne qu'elle ait pû imiter : et que vous
connoistrez au contraire, que tous ceux qui ont quelque chose de
bon, ne l'ont que parce qu'ils ont eu dessein de luy ressembler, ou de luy plaire. En fin Seigneur,
il faut s'imaginer qu'elle n'a l'obligation de ce qu'elle est qu'à
elle mesme : que par un prodige elle a deviné tout ce qu'on ne luy a
point apris, et que toutes les vertus sont nées avec elle. Quand je
vous dis toutes les vertus, poursuivit Glacidie,
je le dis sans exageration aucune : car il est vray que je suis
persuadée qu'elle les a toutes sans exception. Vous me faites un si
grand plaisir de parler comme vous parlez, reprit le Prince de
Phocée, que je ne vous le sçaurois exprimer : car je vous proteste,
aimable Glacidie, que je suis desja tellement
affectionné à la gloire de cetté Princesse, que je serois au
desespoir si j'y descouvrois un deffaut. Je vous assure, reprit
elle, que vous n'aurez jamais cette espece de douleur : puis qu'il
est vray que je suis bien assurée, que vous n'y en trouverez pas. En
effet Cleonisbe est genereuse, de la
derniere generosité ; elle aime la gloire plus qu'elle mesme ; elle
est pitoyable, jusques à troubler son repos, pour causer celuy des
autres ; elle est bonne, de la bonté la plus tendre ; et ne laisse
pas d'avoir le coeur Grand, ferme, et tout à fait Heroïque. De plus,
elle parle de toutes choses, avec autant de jugement que d'esprit,
et autant d'eloquence que de jugement. Le son de sa voix exprime
mesme une partie de sa bonté : car elle y a je ne sçay quoy
d'affectueux, et de passionné, qui fait voir que son coeur n'est ny
fier, ny superbe. Au reste, quoy que l'amitié ne trouve guere
souvent de place dans l'ame des Personnes de sa naissance, il n'en est pas ainsi de Cleonisbe : puis qu'elle aime d'une maniere si
attachante, ceux qu'elle juge digne de cét honneur, que c'est une
des choses du monde dont je la louë le plus. En effet elle n'est pas
de celles qui croyent que leur condition les dispence des veritables
loix de l'amitié, et de cette espece d'esgalité, qui doit estre dans
les sentimens de ceux qui aiment parfaitement : au contraire,
Cleonisbe croit qu'elle est obligée
d'aimer autant qu'on l'aime : elle permet mesme qu'on croye avoir
droit de luy faire des reproches, si elle manquoit à quelques-uns
des devoirs de la veritable amitié : et elle sçait enfin si bien
faire la difference qu'il y a, entre la Fille du Roy des
Segoregiens, et Cleonisbe, qu'on ne la sçauroit assez
admirer. Au reste, quoy que le temperamment de cette Princesse ait
quelque leger panchant à la melancolie, c'est pourtant une des
Personnes du monde qui a le plus agreable enjoüement dans l'esprit :
et qui donne le plus de plaisir à ceux à qui elle fait la grace de
se communiquer avec liberté. En effet, elle est si propre à sçavoir
tourner spirituellement et plaisamment les choses qu'elle voit, ou
qu'elle entend, que je ne pense pas que les Personnes du monde les
plus enjoüées le sçachent si bien faire. Au reste, elle est liberale
d'une maniere si noble, et elle sçait donner avec tant de grace et
tant de choix, que ses presens n'ont jamais fait murmurer que les
injustes, et les envieux. Comme Glacidie disoit
cela, Bomilcar qui estoit aupres d'elle, et
qui entendoit une partie de ce
qu'elle disoit, parce que parlant aveque zele, elle avoit
insensiblement parlé plus haut qu'elle ne le vouloit, s'aprocha de
son oreille, et prenant la parole ; eh de grace Glacidie, luy dit-il, laissez au Temps à faire
connoistre Cleonisbe, à un homme que je crains
qui ne la connoisse desja que trop. Ce discours de Bomilcar ayant fait rire Glacidie,
l'obligea de le gronder de la crainte qu'il avoit : mais comme elle
voulut se retourner vers le Prince de Phocée, Cleonisbe luy ayant adressé la parole, leur
conversation fut interrompuë pour tout le reste du soir : et quelque
temps apres cette belle Compagnie s'estant separée, chacun se retira
à son Apartement. Il est vray qu'Hipomene et moy ne
nous separasmes pas si tost : car comme en parlant de Grece, nous
estions venus à faire connoissance, et à connoistre que son Pere et
le mien avoient esté Amis, nous eusmes encore beaucoup de choses à
dire.
Le royaume des Segoregiens est dans l'attente d'une grande décision :
Cleonisbe doit choisir son futur époux. Trois prétendants semblent
favoris : Bomilcar, Britomarte et Galathe. Mais Cleonisbe ne montre
aucune préférence. De son côté, le segoregien Carimante est amoureux
de la phocéenne Onesicrite. Il demande à Glacidie d'intervenir en
faveur des nouveaux venus auprès d'un Sarronide, habitant dans la
tour érigée au sommet de la montagne. La jeune fille se rend sur
place, accompagnée par Thryteme, et obtient l'accord du Sarronide.
L'espoir d'une décision finale favorable se dessine. Dans l'attente
du verdict royal, les différents amants sont en proie à des
sentiments divers. Un jour, alors que Peranius réitère devant
Cleonisbe son désir de rester dans le pays des Segoregiens, une
conversation s'engage au sujet de l'attachement à la patrie. La
princesse soupçonne bientôt que le prince de Phocée est amoureux
d'elle. De fait, Peranius passe la nuit suivante sans pouvoir fermer
l'œil : éperdument épris de Cleonisbe, il redoute le choix de
l'époux qu'elle doit faire. Pendant ce temps, Galathe complote afin
que les Phocéens ne puissent pas demeurer sur leurs terres.
Hipomene rapporte à Perianius que selon la coutume du pays, les
femmes ont le droit de choisir un époux, quelle que soit
l'opinion de leur père. Cleonisbe, qui aura dix-huit ans dans
deux mois, fera alors son choix. Bien qu'elle ne montre pour
l'heure ni joie, ni préférence, Hipomene dépeint les principaux
prétendants de la princesse, Britomarte, Galathe et Bomilcar. Si
tous trois sont aussi bien faits de corps que d'esprit, ils sont
toutefois entachés de légers défauts : Britomarte est quelque
peu féroce, Galathe semble manipulateur, tandis que Bomilcar a
un peu trop d'ambition.
Mais comme je sçavoir qu'il nous importoit extrémment, de sçavoir
quel estoit l'estat de la Cour où nous estions, puis que c'estoit là
que nous pretendions trouver un Azile ; je le menay à l'Apartement
du Prince de Phocée : qui le pressant avec plus de liberté
qu'auparavant, de luy aprendre ce qu'il vouloit sçavoir, fit
qu'Hipomene contenta sa curiosité. Vous
venez icy, luy dit-il, en un temps fort propre, pour voir cette Cour
au plus grand esclat qu'elle puisse estre, mais pour la voir aussi
le plus en trouble, si les Dieux n'y donnent ordre : car Seigneur
il faut que vous sçachiez que
les Segoregiens, ont une coustume qui leur est tres particuliere :
qui est que ce ne sont pas les hommes qui choisissent celles qu'ils
veulent espouser, car ce sont les Filles qui choisissent ceux qui
doivent estre leurs Maris : et selon les Loix du Païs, un Pere ne
peut jamais violenter sa Fille. Ces mesmes Loix veulent aussi que
les Filles des Rois ayent la mesme liberté que les autres : et que
lors qu'elles ont dix-huit ans accomplis, elles choisissent celuy
qu'elles veulent espouser, pourveû qu'il soit de condition
proportionnée à la leur. De sorte que comme il ne s'en faut presques
plus que deux Mois que Cleonisbe n'ait
l'âge necessaire pour faire ce choix, tout ce qu'il y a de Gens de
qualité dans le Royaume, et dans les Estats voisins, qui y
pretendent, sont presentement icy, attendant cette journée, où par
le choix de Cleonisbe, il doit y en avoir tant de
malheureux, et un seul heureux. Car enfin pour ne vous rien cacher,
Bomilcar qui a l'ame fort ambitieuse
en est fort amoureux : un Prince du Païs nommé Britomarte, l'est aussi : et un autre Prince de la
Gaule Celtique, nommé Galathe, ne l'est pas
moins que luy : de sorte que selon toutes les aparences, ces trois
Rivaux vont diviser toute la Cour. Cependant ce ne sont que plaisirs
et divertissemens, en attendant cette Grande Feste, qui doit estre
si triste pour plusieurs. Pendant qu'Hipomene
parloit ainsi, le Prince de Phocée l'escoutoit avec une attention
estrange, comme s'il se fust desja interessé au choix que Clonisbe devoit faire. Mais de grade,
luy dit-il, aprenez moy si on devine point qui la Princesse doit
choisir : Nullement Seigneur, reprit Hipomene,
parce qu'elle a vescu jusques icy d'une manier à ne donner pas lieu
de croire qu'elle en puisse choisir aucun avec plaisir. Au contraire
elle paroiste estre assez melancolique, depuis qu'elle a veû que le
temps où elle devoit faire ce choix, aprochoit : il est pourtant
certain que comme elle a beaucoup d'obligation à Bomilcar, il semble que ce doit estre luy qui doive
estre choisi : car enfin il a fait mille belles choses à la Guerre,
soit sur la Terre, soit sur la Mer, pour la service du Roy son Pere.
C'est par luy que la Paix est restablie, comme je le disois tantost
à Trytheme, entre les Carthaginois et nous : son Pere fut mesme
cause d'une autre Paix qui donna le Nom à la Princesse Cleonisbe : car l'ayant fait conclurre par son
adresse, il arriva que la Reine des Segoregiens estant accouchée ce
jour là de cette Princesse, le Roy voulut pour rendre l'alliance de
ces deux Peuples plus solemnelle et plus estroite, qu'on luy donnast
deux Noms tout à la fois, c'est à dire un du Païs, qui fut Giptis,
et l'autre de Carthage, qui fut Cleonisbe. Mais
comme ce dernier luy a esté plus agreable que le premier, elle a
souhaité qu'on l'apellast tousjours ainsi : de sorte que les
Carthaginois s'en son encore tenus plus obligez. Bomilcar mesme a eu beaucoup de joye, de voir que la
Princesse ait porté un Nom de son Païs : mais pour elle Seigneur, je croy qu'elle n'aime que la
gloire : et qu'encore qu'elle ait la liberté de choisir, elle ne
choisira que ce qu'il plaira au Roy qu'elle choisisse. Aussi voit-on
que Bomilcar, Britomarte, et Galathe, songent
autant à negocier aupres du Roy, et aupres de Carimante, qu'à se faire aimer de Cleonisbe. Ils sont aussi fort soigneux de plaire à
Glacidie : mais à dire les choses
comme elles sont, leurs soins sont fort inutiles de ce costé là :
car ce n'est pas une Personne à donner un conseil qu'elle ne
croiroit pas bon. Comme il y avoit beaucoup de monde avec le Roy,
reprit le Prince de Phocée, je ne sçay si vous pourriez me faire
connoistre lesquels estoient Britomarte, et
Galathe, de tous ceux qui
l'environnoient. Ce premier, reprit Hipomene, estoit ce
grand Homme brun, et bien fait, qui a la mine fiere et superbe, qui
estoit derriere le Roy, lors que vous parliez à luy : et Galathe qui le touchoit, est celuy qui avoit une Espée
penduë à des Chaines d'or, ratachées avec des Mufles de Lion de
mesme Metal : qui est de taille deschargée ; de mediocre grandeur ;
qui a les cheveux blonds ; l'air du visage assez doux ; et la mine
assez noble. Si ces deux Rivaux de Bomilcar, reprit le
Prince de Phocée, ont l'esprit aussi bien fait que le corps ; et le
coeur aussi Grand que leur mine est haute, je trouve qu'ils ont tous
trois sujet d'esperer et de craindre. Ils ont assurément tous trois
de l'esprit et du coeur, reprit Hipomene, quoy
qu'ils ne se ressemblent pourtant pas. Britomarte
a du courage, de la probité, et de
l'esprit : mais parmy cela, il y a quelque sorte de ferocité
Gauloise qui ne plaist pas. Pour Galathe, il a sans
doute du coeur, mais il a en mesme temps de la finesse ; et je ne
sçay si ce Gaulois ne seroit point capable de tromper un Grec : il
est doux, flateur, et civil : et quoy qu'il ait sur le visage, toute
la sincerité que ceux de sa Nation s'attribuent, c'est pourtant un
des hommes du monde qui descouvre le moins ses sentimens. Mais pour
Bomilcar Seigneur, on peut dire que
qui luy osteroit une partie de son ambition, ne luy laisseroit aucun
deffaut : car il est vaillant autant qu'on le peut estre ; il est
genereux, et ardent Amy ; il est liberal, et civil ; il est exact, à
tenir tout ce qu'il promet ; cherchant mesme à faire plus qu'il n'a
promis, et aimant à faire son devoir en toutes choses. Il a aussi
beaucoup d'esprit : car encore qu'il ne se soit pas donné la peine
de joindre les Lettres et les Armes, le grand usage du monde, ses
voyages, et la disposition naturelle de ses inclinations, font qu'il
parle bien de tout ce qu'il parle. Mais apres tout, l'activité de
son temperamment, s'estant jointe dans son coeur aux deux plus
violentes passions de toutes les passions, fait qu'il a une
inquietude continuelle, qui fait qu'il ne peut presques durer long
temps en nulle part, si ce n'est aupres de Cleonisbe, ou chez Glacidie, pour qui
il a beaucoup d'estime. Tout ce que vous me dites de Bomilcar, repliqua le Prince de Phocée, me semble bien
propre à le faire preferer aux autre : je suis pourtant assuré, reprit Hipomene, qu'il ne laisse pas de craindre de n'estre
point choisi. Apres cela, comme il estoit desja tard, nous
laissasmes le Prince de Phocée : qui ne se coucha pourtant pas sans
avoir sçeu que nostre Flotte ne partiroit des Isles pour venir au
Port, que le lendemain au matin, où en effet elle aborda
heureusement, un peu apres que le Soleil fut levé.
Carimante prie Glacidie d'intervenir auprès du premier des
Sarronides, qu'elle connaît bien, afin que les Phocéens puissent
demeurer dans leur pays. La jeune fille devine aussitôt que le
prince agit davantage par amour pour Onesicritie que par
grandeur d'âme. L'intéressé, du reste, ne le nie pas. On
consulte Cleonisbe, qui donne son accord. Accompagnée de
Thryteme, d'une jeune fille et d'un esclave, Glacidie se rend
auprès du premier Sarronide qui habite la tour érigée au sommet
de la montagne.
Cependant comme Carimante avoit esté sensiblement
touché de la beauté d'Onesicrite ; et
qu'a sa consideration il s'affectionnoit à proteger toute cette
grande Colonie de Phocenses qui avoient abandonné leur Patrie ; il
ne sçeut pas plustost que Cleonisbe estoit
esveillée, qu'il fut la trouver à sa Chambre : pour luy dire que
sçachant combien elle avoit de credit aupres du premier des
Sarronides, il la prioit de vouloir le prevenir avant que le Roy
l'eust consulté, pour sçavoir s'il devoit recevoir ces Estrangers
dans son Païs, ou ne les recevoir pas : la conjurant de l'obliger à
luy persuader, de souffrir qu'ils s'habituassent sur ses Terres.
Comme Cleonisbe avoit bien remarqué que la
beauté d'Onesicrite avoit extraordinairement
plû à Carimante, elle le regarda en
soûriant : et prenant agreablement la parole, comme je l'ay sçeu
depuis ; il me semble, luy dit elle, qu'au lieu de me prier
d'obliger le premier des Sarronides, à persuader au Roy de donner
retraite à ces Estrangers, vous eussiez mieux fait de me prier de
faire en sorte, qu'il l'obligeast à retenir parmy nous cette belle
Estrangere, que vous
regardastes hier avec tant d'admiration. Il est vray, repliqua-t'il,
que j'eusse parlé plus sincerement que je n'ay fait, si je vous
euffe parlé ainsi : puis qu'il est certain que je sens bien qu'une
partie de la compassion que j'ay de tant d'illustres malheureux,
vient de l'admiration que j'ay pour Onesicrite, dont
j'advoue que la beauté m'a surpris, et charmé. Vous pouvez pourtant
bien penser, adjousta-t'il, que je n'en suis pas devenu esperduëment
amoureux en si peu de temps, du moins ne le crois-je point : mais je
vous advouë que je le suis desja assez, pour ne pouvoir endurer
qu'une personne de cette condition, et de cette beauté, fust reduite
à se voir encore une fois exposée à la Tempeste, et à se retrouver
sur la Mer, sans sçavoir quelle Terre habiter. C'est pourquoy comme
l'admiration que j'ay pour elle, a fait naistre une pitié dans mon
coeur qui trouble mon repos, et qui m'inquiete plus que vous ne
sçauriez penser, je vous conjure de vouloir faire ce que je vous
demande : car je vous proteste que j'ay une telle envie que ce
dessein reüssisse, que je voudrois que vous eussiez autant de
compassion des malheurs du Prince de Phocée, que j'en ay de ceux
d'Onesicrite. Pour de la compassion,
reprit Cleonisbe en soûriant encore une
fois, je vous assure que j'en ay autant qu'on en peut avoir : mais
je ne voudrois pas qu'elle fust de la nature de la vostre, qui est
plustost causée par la grandeur de la beauté d'Onesicrite, que par la grandeur de ses infortunes. Cependant, adjousta-t'elle, croyez
s'il vous plaist que j'ay autant de pitié qu'il en faut avoir, pour
vous accorder facilement ce que vous desirez : joint que selon moy,
il seroit mesme avantageux au Roy, que des Gens aussi civilisez que
sont ceux que la Tempeste nous a donnez, adoucissent une partie de
la ferocité de ce Peuple Maritime, qui habite le long de cette
Côste. Comme Carimante est d'un naturel ardant, et
plein d'impatience, il dit à la Princesse sa Soeur, qu'il n'y avoit
point de temps à perdre, et qu'ainsi il faloit agir tout à l'heure :
adjoustant que ce qui l'embarrassoit, estoit qu'il ne faloit pas que
le Roy sçeust qu'elle auroit veû celuy qu'ils vouloient employer. De
sorte qu'apres avoir examiné la chose, ils resolurent que Cleonisbe envoyeroit querir Glacidie,
et la prieroit d'aller trouver le premier des Sarronides : qui
demeuroient une partie de l'Année à cette Tour, qui est bastie sur
cette Montagne que je vous ay dit que nous avions veuë à la main
droite en venant des Isles au Port. Mais comme Carimante vouloit qu'Onesicrite et le
Prince de Phocée sçeussent ce qu'il faisoit pour eux, il fit en
sorte par le moyen d'Hipomene, que je fus
avec Glacidie : afin d'estre present à ce
qu'elle diroit, et que je pusse le faire sçavoir à ceux en faveur de
qui elle auroit parlé. Si bien qu'apres qu'elle eut sçeu de la
bouche de la Princesse ce qu'elle avoit à dire, je fus avec elle où
elle avoit ordre d'aller : et me mettant dans son Chariot, sans
estre accompagnez que d'une Fille
seulement, et de deux Esclaves qui suivoient à pied, nous fusmes
jusques au bas de cette Montagne, qui comme je vous l'ay dit est
toute couverte de Pins, d'une grandeur démesurée.
Glacidie et Thryteme commencent l'ascension de la montagne, très
escarpée. Le jeune homme est surpris de découvrir une vue
splendide sur la mer, le port, la ville et la région. Ils
arrivent auprès du premier Sarronide qu'ils trouvent très bien
disposé à l'égard des Phocéens. Il leur promet d'intervenir
auprès du roi, et leur prodigue des conseils moraux.
Dés que nous y fusmes, il falut mettre pied à Terre : car comme cette
Montagne est toute de Roches, et de Roches inegales, il n'y avoit
pas moyen d'y aller en Chariot. Mais pour esviter une partie de
l'incommodité d'un chemin si difficile, nous trouvasmes des Chevaux
qui nous porterent par un petit Sentier tournoyant, jusques hors du
Bois, et jusques à bien plus de la moitié de la Montagne, dont le
sommet est si droit, que les Chevaux mesmes n'y peuvent aller
qu'avec peine. De sorte que Glacidie voulant
descendre, nous fismes le reste du chemin à pied : qui n'est pas si
incommode qu'on pourroit se l'imaginer : parce qu'on a taillé un
grand Escalier dans la Roche, qui en rend la montée plus facile : y
ayant mesme de distance en distance, de petits Dômes soustenus sur
des Colomnes, pour faire que ceux qui montent cette Montagne,
puissent se reposer à l'ombre. Allant donc par ce chemin qui est si
particulier, j'aiday à monter à Glacidie : qui
m'entretint si agreablement, que je montay la Montagne toute
entiere, sans tourner la teste du costé que je venois, quoy que ce
soit une action assez naturelle que de regarder en montant le lieu
d'où l'on vient : ainsi comme nous ne nous reposasmes qu'au dernier
de ces petits Dômes, qui n'est plus qu'à vïngt pas du pied de la
Tour, ce ne fut que là que je jouïs
de la plus belle veuë du monde. En effet Madame, je ne pense pas
qu'on puisse jamais voir un plus bel objet, que celuy que je vy du
haut de cette Montagne : car enfin il faut vous imaginer que j'eus
en aspect, un Port admirable, plein d'une quantité prodigieuse de
Vaisseaux : et ce qui rend encore cét aspect plus beau, c'est que ce
Port est bordé de tant de Maisons de Pescheurs, que ce grand amas de
Cabanes semble une grande et longue Ville, au de là de la quelle est
je plus beau Païsage de la Terre. D'un autre costé, c'est la pleine
Mer, où ces trois Isles dont je vous ay parlé, font le plus agreable
effet du monde. Un peu plus à gauche on voit des Rochers si
steriles, un endroit si solitaire, et un Païs si scabreux, et si
sauvage, qu'on diroit qu'on est dans un Desert esloigné de cent
mille Stades de toute sorte d'Habitation. Mais lors que de ce costé
là on se tourne vers celuy qui luy est opposé, on voit qu'en effet
il luy est opposé en toutes choses : car on descouvre un Païs aussi
fertile que l'autre est sterile, et aussi agreable que l'autre est
affreux. On y voit des Jardins pleins d'Orangers, des Prairies, des
Colines, des Valons, et tout ce qui peut rendre un Païsage agreable
: au de là du quel on voit des Montagnes en esloignement, qui
semblant estre entassées les unes sur les autres, font des Figures
bizarres, qui ne laissent pas de plaire à la veuë, et de la borner
agreablement de ce costé là Mais ce qui rend encore le costé de la
Mer tres divertissant à regarder, c'est qu'on la voit presques tousjours toute couverte de Barques
de Pescheurs. Je vous demande pardon Madame, de ce que je vous
arreste aussi longtemps sur cette belle Montagne, que je m'y
arrestay avec Glacidie : c'est pourquoy pour reparer
cette faute il faut que je ne vous die rien de ce que je vy dans
cette Tour, qui servoit de demeure à celuy que nous allions
chercher, et que nous trouvasmes prest d'aller trouver le Roy, qui
luy avoit desja fait donner ordre de se rendre aupres de luy. Ce
sage Sarronide, dont la mine grave et serieuse, avoit quelque chose
de Grand et d'agreable tout ensemble, reçeut Glacidie
avec toute la civilité possible : tesmoignant assez par les choses
qu'il luy dit, qu'il avoit beaucoup d'estime pour elle. Mais apres
que les premiers complimens furent faits ; que Glacidie
m'eut presenté a ce Sarronide ; qu'elle luy eut narré nostre
infortune en peu de mots ; et qu'elle luy eut dit la raison pourquoy
Cleonisbe l'ennoyoit vers luy ; elle
joignit ses persuasions aux prieres et dit de si belles choses à
celuy qu'elle vouloit persuader, que quand il eust eu l'ame la plus
dure du monde, elle l'auroit obligé d'avoir pitié de tant de
malheureux. Ne pensez pas (luy dit-il, apres qu'elle eut cessé de
dire tout ce qu'elle vouloit) que toutes vos paroles ayent esté
necessaires, pour me porter à ce que la Princesse souhaite de moy :
car je vous declare, que dés que vous avez commencé de parler, j'ay
esté resolu de faire ce que vous voulez que je face : mais je vous
advouë qu'il y a tant de plaisir à
vous entendre, que je n'ay pû me resoudre à vous imposer silence.
Joint aussi, adjousta-t'il flateusement, que je n'ay pas esté marry
de m'instruire en vous escoutant : afin de sçavoir les choses que je
dois dire au Roy, pour luy persuader ce que vous m'avez persuadé. Ha
mon Pere, reprit Glacidie (car par respect elle le
nommoit ainsi) ne craignez vous point de me donner de la vanité, en
me parlant comme vous faites ? vous, dis-je, dont toutes les paroles
passent pour sinceres. Non, reprit-il, je ne le crains pas : et je
connois si bien la solidité de vostre vertu, que je ne dois pas
aprehender que vous soyez capable d'aucune foiblesse. Cependant
assurez s'il vous plaist la Princesse, que j'ay beaucoup de joye de
voir qu'elle me fait un commandement où je puis obeïr avec plaisir :
dites luy encore, que j'ay une satisfaction extréme, de connoistre
qu'elle est sensible aux miseres des malheureux : parce que
l'humanité est une des qualitez la plus difficile à trouver parmy
les personnes de sa condition. C'est pour quoy ma Fille,
adjousta-t'il, je vous exhorte autant que je le puis, de contribuer
tous vos soins, à entretenir dans son coeur une disposition si
loüable. Ne perdez donc nulle occasion de la loüer, lors qu'elle
donnera des marques de sa bonté, et de sa compassion : et ne manquez
aussi jamais de blasmer avec hardiesse, toutes les actions de dureté
de coeur, et d'inhumanité, que vous entendrez raconter en sa
presence : car enfin on ne sçauroit avoir trop de soin d'entretenir
la pitié dans l'ame des Grands
qui s'en peuvent servir si utilement, puis qu'ils sont en pouvoir de
soulager la plus grande partie des maux dont ils ont compassion. Je
sçay bien, poursuivit-il, que Cleonisbe n'a pas
besoin de mes preceptes pour cela : mais apres tout, je suis
tellement ennemy de tous ceux qui ne sont point sensibles, ny aux
malheurs publics, ny aux infortunes particulieres, que je me dis
tous les jours à moy mesme, ce que je vous prie de dire à Cleonisbe, de peur qu'insensiblement je ne vinsse à
n'estre pas assez pitoyable. C'est pour quoy, adjousta t'il en se
tournant vers moy, ne croyez pas que l'exhorte Glacidie
à loüer la Princesse Cleonisbe de bonté,
parce qu'elle n'en a pas assez : mais croyez seulement que je ne le
fais que parce que je suis persuadé que les Princes et les
Princesses n'en peuvent jamais trop avoir. Car pour rendre justice à
Cleonisbe, j'ay à vous assurer
qu'elle possede toutes les vertus en un souverain degré : et que sa
compassion s'estend si loin, qu'elle ne connoist jamais de
malheureux qu'elle ne pleigne, et mesme qu'elle ne soulage si elle
le peut. Apres cela, Glacidie ayant
confirmé ce qu'il disoit, je luy dis aussi tost toutes les choses
qui pouvoient estre avantageuses au Prince de Phocée, à la Princesse
Onesicrite, à Aristonïce, à Sfurius,
à Menodore, et à toute la Flotte en
general. Ainsi Madame, nostre negociation ayant bien reüssi, nous
nous en retournasmes au Chasteau rendre conte de nostre voyage à la
Princesse Cleonisbe : qui envoya à l'heure mesme assurer Carimante, que le premier des Sarronides feroit ce
qu'il souhaitoit : m'ordonnant en suitte de faire sçavoir au Prince
de Phocée, et à la Princesse Onesicrite, ce
qu'elle avoit fait pour eux.
Il est prévu que le roi donne son approbation ou son refus dans
un délai de huit jours. Pendant ce temps, les protagonistes sont
en proie à des sentiments bien différents : Peranius, de plus en
plus amoureux de Cleonisbe, se rend compte que Bomilcar l'est
également. De son côté, Carimante s'aperçoit de la connivence
entre Onesicrite et Menodore, et en conçoit du dépit.
Cependant la chose ne fut pas si tost resoluë : car le Roy voulant
assembler plusieurs Sarronides, pour deliberer sur une chose si
importante, il falut huit jours pour cela : ce n'est pas qu'il n'en
conferast dés le premier avec ce sage Vieillard, à qui Glacidie avoit parlé : mais il ne voulut pourtant rien
déterminer qu'il n'eust assemblé le Conseil, où il avoit accoustumé
de resoudre les choses de grande consequence. En attendant que cela
fust, il nous traitta pourtant admirablement, et reçeut fort bien
toutes les personnes de qualité qui estoient dans tous nos
Vaisseaux, lors que le Prince de Phocée les luy presenta, et
principalement Sfurius : de sorte Madame, que comme il y avoit un
nombre infiny de personnes dans nostre Flotte, on vit toutes les
Cabanes de Pescheurs pleines de Grecs, et de Grecques, qui
souhaitant estrangement d'estre reçeus en un Païs si agreable,
flattoient si doucement leurs Hostes, et les recompensoient si
liberalement des services qu'ils leur rendoient ; que le Peuple
commença de devancer par ses suffrages, la resolution du Roy ; et de
dire qu'il faloit nous permettre d'habiter en leur Païs, que nous
rendrions beaucoup meilleur qu'il n'estoit. Car comme nos Vaisseaux
estoient mieux faits que les leurs ; nos Armes plus belles et mieux
travaillées ; que nous leur
enseignions des façons de pescher plus commodes que celles dont ils
se servoient ; et que nous leur aprenions mesme à se servir
utilement de cette abondance d'Oliviers, dont leur Païs est remply,
et dont ils ne se servoient jusques alors que pour ornement ; il se
trouva qu'en huit jours tout le Peuple se vit si disposé à vouloir
que nous demeurassions à leur Pais, qu'ils disoient desja tout haut,
que si le Roy ne le vouloit pas, ils mettroient plustost le feu à
nos Vaisseaux, afin de nous empescher de partir. Mais ce qui les
portoit encore dans cette resolution, estoit qu'il couroit bruit
qu'il y avoit une grande Deesse, qui avoit assuré que si on nous
recevoit ils seroient heureux : et qu'au contraire si on ne nous
recevoit point, ils seroient accablez de toutes sortes d'infortunes.
Cependant nous estions à ce superbe Chasteau du Roy : qui ayant un
assez grand Bourg fort proche, fit que toutes les Personnes de
qualité qui estoient des nostres, et qui suivoient ce Prince, y
furent assez commodément logées. De sorte Madame, que lors que tout
cela fut joint, on vit à ce Chasteau une des plus belles choses du
monde : mais au lieu que c'est la coustume que les Estrangers
s'habillent à la mode du Païs où ils vont, il n'en fut pas de mesme
de nous : au contraire, nos habillemens plûrent tellement, qu'en
trois jours toute cette Cour fut habillée à la Greque : car comme il
y avoit dans nos Vaisseaux des Gens de toutes sortes de professions,
il ne falut pas davantage de temps,
pour satisfaire l'envie que le Prince Carimante, et la Princesse Cleonisbe, eurent de quitter l'Habillement de leur
Païs pour prendre le nostre, qui en effet leur sieyoit beaucoup
mieux que le leur. Cependant ce ne furent que plaisirs, et
divertissemens, durant les huit jours que le Roy prit pour rendre
une responce decisive : Aristonice n'en
eut pourtant pas sa part, car elle employa tout ce temps là avec ses
deux Compagnes, à prier les Dieux de toucher le coeur du Roy : de
sorte qu'ayant fait mettre dans son Apartement la Statuë de Diane,
qu'elle avoit aportée d'Ephese, elle fut tousjours en retraite,
durant que nous nous divertissions admirablement. Il est vray que le
Prince de Phocée, et Menodore, ne
jouïrent pas avec tranquilité de tous les plaisirs qu'on tascha de
leur donner : car le premier sentit naistre l'amour dans son coeur,
et le second commença d'avoir de la jalousie, de voir avec quel
empressement Carimante songeoit à plaire à la
Princesse Onesicrite. Bomilcar
de son costé, s'apercevant aussi que le Prince de Phocée regardoit
Cleonisbe comme un homme qui
commençoit d'en estre amoureux, en eut quel que legere inquietude :
qui le porta à souhaiter, que le Roy ne voulust pas nous permettre
de demeurer sur ses Terres. Il eut pourtant la generosité de ne
vouloir pas nous nuire : joint qu'à mon advis il aprehenda de
desplaire à Carimante, et à Cleonisbe, s'il le faisoit. D'autre part, Carimante ayant descouvert que Menodore
estoit amoureux d'Onesicrite ; et ayant mesme remarqué qu'il n'en estoit
pas haï ; avoit un despit extréme, de ne pouvoir imaginer les voyes
de retenir la personne qui luy plaisoit, sans retenir en mesme temps
celuy qui ne luy plaisoit pas. Mais à la fin, voyant qu'il ne
pouvoit perdre l'un sans perdre l'autre, il aima mieux souffrir la
veuë de Menodore, que de perdre celle
d'Onesicrite. Pour Cleonisbe, elle jouïssoit avec un plaisir tranquile,
de la conversation du Prince de Phocée qui luy plaisoit fort, et de
celle de tant de Personnes agreables qui estoient avec Onesicrite : se trouvant extrémement heureuse de voir
dans la Cour du Roy son Pere, tant de Gens qu'elle trouvoit estre
faits de la maniere qu'elle avoit imaginé, qu'il faloit que les
honnestes Gens fussent. Pour Britomarte, et
pour Galathe, ils ne songeoient qu'a
continuer leurs brigues, pour pouvoir estre choisis par Cleonisbe quand le temps en seroit venu : car encore
que ce dernier s'aperçeust aussi bien que Bomilcar,
que le Prince de Phocée avoit le coeur touché de la beauté de
Cleonisbe, il ne craignit pourtant
pas, qu'un Prince que la Tempeste avoit jetté dans cette Cour pust
jamais luy nuire : ainsi il connut qu'il avoit un Rival sans en
avoir grande inquietude : de sorte Madame, que je puis vous assurer
que Bomilcar et Galathe ne
surent pas si affligez de descouvrir que le Prince de Phocée
devenoit Amant de Cleonisbe, que le Prince de Phocée le
fut de sentir qu'il estoit amoureux de cette Princesse. Ce qui le
luy fit le plus connoistre, fut
l'inquietude qu'il eut lors qu'il sçeut que tous les Sarronides
estoient arrivez : et que ce devoit estre le lendemain au matin, que
le Roy resoudroit s'il leur permettroit de demeurer dans son Païs,
ou s'il leur refuseroit la permission qu'ils luy en demandoient.
Lors qu'il aprit cette nouvelle, il estoit aupres de Cleonisbe, qu'il avoit entretenuë avec beaucoup
d'assiduité, durant les huit jours que nous avions passez : et il y
estoit mesme sans autre compagnie que Glacidie,
qui fut celle qui dit la chose à la Princesse. J'ay sçeu par cette
sage Fille que le Prince de Phocée aprenant que ce seroit le
lendemain que son Arrest seroit prononcé, il en changea de couleur :
et j'ay sçeu par luy qu'il sentit dans son coeur, une agitation
qu'il n'avoit jamais esprouvée : lors qu'il vint à penser que
peutestre le jour suivant, à la mesme heure qu'il parloit, il seroit
banny pour toute sa vie du lieu où il estoit : et qu'il se verroit
en estat de ne voir jamais l'admirable Personne qu'il voyoit, et
qu'il prenoit tant de plaisir à regarder. Cette pensée ne donna pas
seulement de l'agitation à son coeur, car elle le força encore de
descouvrir une partie de ses sentimens : enfin Madame, dit il à
Cleonisbe, ce sera demain que je
seray heureux, ou malheureux ; que j'auray recouvré une Patrie qui
me sera plus chere que la mienne, puis qu'elle est la vostre ; ou
que je seray errant, et fugitif. Mais ce qui est encore plus, ce
sera demain que je pourray vous regarder, avec la joye de pouvoir
esperer de vous voir toute ma vie,
ou avec la douleur d'estre en estat de ne vous voir jamais. En
verité Madame, adjousta t'il, si cette derniere chose arrive, je me
pleindray de la pitié que vous avez euë de tant de malheureux : et
je regretteray que le Port où vous nous avez fait aborder, n'ait pas
esté un Escueil pour toute nostre Flotte, afin que ceux qui fussent
eschapez du naufrage, n'eussent pû partir d'un Païs, où l'on voit ce
qu'on ne sçauroit sans doute voir en nul autre lieu du Monde. Ne
pensez pourtant pas Madame, luy dit-il, que ce soit la pureté de
vostre air, vostre Soleil, vos Orangers, vos Grenadiers, vos
Lauriers et vos Mirthes, que je regretteray si je suis banny : non
Madame, ce ne sera point tout cela : mais ce sera l'admirable
Cleonisbe, que je suis assuré qu'on
ne sçauroit trouver en nul autre endroit de la Terre. Je vous suis
sensiblement obligée, reprit Cleonisbe, de me
preferer à tant de belles choses qui rendent nostre Païs agreable :
et de ce que l'obligation que vous croyez m'avoir, de vous avoir
donné quelque assistance, vous porte à avoir quelque amitié pour
moy. Mais aussi vous puis-je assurer, que cette reconnoissance que
vous portez beaucoup au delà de ce qu'elle devroit aller, fait que
l'en ay autant que je dois, des marques d'estime que vous me donnez
: et que je souhaite avec passion, que le Roy mon Pere face ce que
je ferois si j'estois en sa place, et ce que je veux croire qu'il
fera. En verité Madame, reprit Glacidie, je ne mets
guere la chose en doute : car apres
les soin que vous avez pris, et ceux que le Prince Carimante a eus pour le mesme sujet, je suis persuadée
qu'il ne se trouvera point d'obstacle à la satisfaction du Prince de
Phocée. Je le souhaite de tout mon coeur, repliqua-t'il, mais je ne
laisse pas de craindre que cela ne soit pas, du moins sçay-je bien
que j'auray demain autant d'inquietude que d'impatience, de sçavoir
quelle aura esté la resolution du Roy : vous assurant Madame, dit-il
à Cleonisbe, que je n'ay jamais rien
desiré avec tant d'ardeur, que je desire d'estre assuré de n'estre
point banny d'un Païs qui m'est si cher.
Peranius soutient que sa patrie ne lui manquera jamais tant qu'il
sera auprès de Cleonisbe. En entendant cela, Glacidie tâche de
détourner la conversation, sachant que la princesse n'aime pas
être louée. Elle s'interroge sur les motifs de l'attachement à
la patrie : est-on davantage lié aux parents et aux amis, ou à
la région elle-même ? Les dames sont d'avis que seuls la région
et son climat retiennent le cœur de quelqu'un, car l'entourage
est toujours susceptible de disparaître ou de changer. Au
contraire, le prince de Phocée soutient qu'on s'attache aux
personnes, et non aux choses. Bomilcar arrive et on lui soumet
le problème : le soupirant de Cleonisbe est convaincu qu'on
reste attaché à sa patrie, à moins que l'amour ou l'ambition ne
nous portent ailleurs. Peranius lui donne raison et Cleonisbe
rougit.
Ha Seigneur, reprit Cleonisbe, vous en
dittes trop pour estre creû ! car enfin je suis assurée que de
l'heure que je parle, s'il arrivoit un Vaisseau de vostre Pais, qui
vous aportast nouvelles que vos Vainqueurs auroient esté vaincus ;
que vostre Patrie seroit hors de servitude ; et que vous n'auriez
qu'à retourner à Phocée ; vous y retourneriez avec plaisir, et vous
nous quitteriez aveque joye. Ha Madame, s'escria t'il, il s'en faut
bien que je ne sois aussi genereux que vous le pensez, et que
l'amour de la Patrie ne regne aussi absolument dans mon coeur que
vous le croyez ! C'est pourtant un sentiment fort naturel, reprit
Glacidie, et mesme fort juste : joint
qu'à parler sincerement, il me semble qu'il y a lieu de penser,
qu'un Prince qui cherche la liberté par un chemin aussi dangereux
que celuy que vous avez pris pour la trouver, peut estre soubçonné
de preferer celle de sa Patrie à toutes choses. Il est vray, dit-il, que lors que je partis de
Phocée, j'estois dans les sentimens ou vous dites que je devrois
estre, et où vous semblez croire que je suis : mais il est encore
plus vray ; s'il est possible d'imaginer quelque difference à la
verité, que je ne suis plus ny Phocence, ny Grec Asiatique : et que
je ne sens plus dans mon coeur, que ce que je devrois sentir, si
j'estois nay parmy vos Orangers et vos Mirthes. Si quelqu'un de nos
Gaulois, reprit Cleonisbe en souriant, est quelque
jour poussé par la Fortune, ou en Asie, ou en Grece, je vous assure
que sa civilité et sa complaisance, ne luy feront pas faire ce que
vous faites, et qu'il aura la sincerité de regretter son Pais devant
tout le monde. Cependant, adjousta t'elle, je m'aperçois qu'on a une
telle disposition à aimer d'estre flatté, qu'encore qu'on sçache
bien que ce que l'on entend d'obligeant, ne soit pas positivement
vray, on ne laisse pas d'estre bien aise de l'entendre : et il y a
sans doute plusieurs veritez qui ne me donnent pas tant de plaisir,
que cét obligeant mensonge que vous venez de dire m'en donne. Mais
Madame, reprit le Prince de Phocée, si ce que j'ay dit n'est pas
veritable, il n'y a point de verité au monde : comme on ne s'est
jamais dédit des loüanges qu'on a données, en parlant à la Personne
qu'on a louée, reprit-elle, je ne veux pas vous presser davantage,
en vous obligeant de confirmer cét agreable mensonge par un autre,
ou à vous en dédire : c'est, pourquoy j'aime mieux croire que comme
vous n'avez laissé personne dans
Phocée, et que tous nos Amis, et toutes vos Amies, ont suivy vostre
fortune, vous regardez comme vostre Patrie, le lieu où vous le
voyez, quel qu'il puisse estre. Je vous advouë Madame,
repliqua-t'il, que si ces mesmes Personnes estoient à l'Isle Cyrne ; et mesme si vous le voulez à celle de Chypre,
qui est une des plus belles du Monde, je ne parlerois pas comme je
fais, et que je regretterois estrangement Phocée. Glacidie connoissant bien que Cleonisbe seroit fort aise qu'elle destournast cette
conversation, parce qu'elle n'aimoit pas qu'on la loüast en sa
presence, commença de le faire avec beaucoup d'adresse : il me
semble, dit-elle, que ce que la Princesse vient de dire, merite
qu'on y face beaucoup de consideration : et que la distinction
qu'elle a faite, est digne de curiosité. Car enfin, je voudrois bien
sçavoir si cette violente passion qu'on a pour sa Patrie, est causée
par ceux qui l'habitent ; ou si c'est la Terre, le Soleil, la Mer,
les Rivieres, les Villes, et les Villages, à qui on s'attache : et
si c'est la Patrie vivante, s'il est permis de parler ainsi ; ou la
Patrie inanimée, qui cause cette grande tendresse ? Je sçay bien
(adjousta-t'elle, en adressant la parole à Cleonisbe) qu'à parler en general, ce sont ces deux
choses jointes ensemble : mais pais qu'il paroist par l'exemple du
Prince de Phocée, que la Fortune peut les separer, puis qu'il a icy
tous les Habitans de Phocée, et que Phocée n'y est pas ; je
voudrois, dis-je, bien sçavoir, presupposé qu'il trouvast une Habitation aussi belle et aussi
commode que celle qu'il a quittée, si le desir de revoir son Païs
natal, demeureroit encore dans son coeur : car si cela est Madame,
il faut conclurre que ce ne sont pas seulement les Parens, et les
Amis, qui donnent l'amour de la Patrie, mais encore le lieu où l'on
est né. Pour moy, repliqua Cleonisbe, je suis
persuadée qu'il y a un instinct naturel, qui nous attache au lieu où
nous naissons, aussi bien qu'aux personnes qui l'habitent : et que
nostre Ciel, nostre Soleil, nostre Mer, et nostre Terre, sont encore
plus effectivement nostre Patrie, que nos Parens, nos Amis, et nos
Concitoyens. En effet, adjousta t'elle, nos Parens meurent : nos
Amis cessent bien souvent de l'estre ; nos Concitoyens sont
quelquesfois méchans, et quelquesfois nos Persecuteurs : mais pour
ces autres choses que j'ay nommées, elles ne changent point pour
nous et nous ne devons aussi point changer pour elles. Ainsi je
conclus qu'encore qu'à parler de la Patrie en general, ce qui en
fait une grande partie, soit cét assemblage de Peuples, qui vivent
sur mesme Terre, et sous mes Loix ; je ne laisse pas de soustenir,
que l'attache la plus indissoluble de la Patrie, est celle des
lieux, plustost que celle des personnes : parce que l'une peut se
rompre par des causes estrangeres, et que l'autre ne peut jamais
recevoir de changement : puis qu'il est vray que le mesme Soleil qui
donne des Rubis à nos Grenades, et de l'Or à nos Orangers, leur en a
donné dés qu'il a commencé de
luire, et leur en donnera eternellement. Ce que vous dites Madame,
repliqua le Prince de Phocée, est plein de beaucoup d'esprit : et je
suis mesme persuadé que cela doit estre ainsi. . Cependant mon
experience m'enseigne, que cela n'arrive pas tousjours : car je vous
proteste que si l'obtiens la liberté de demeurer icy, je ne
regretteray de ma vie, ny la beauté de mon Païs, ny la magnificence
de cette belle Ville que j'ay quittée, ny rien de toutes ces choses
que font cette partie de la Patrie qui ne reçoit point de
changement. En mon particulier, dit Glacidie, je n'en
suis pas de mesme : car je sens dans mon coeur qu'il y a une liaison
si estroite entre mon Païs et moy, que j'en deffends jusques aux
moindres choses : me semblant que si je vivois ailleurs, j'y vivrois
tousjours avec quelque sorte d'inquietude. Ce n'est pourtant pas,
adjousta-t'elle, que je ne me passasse encore plus facilement de nos
Orangers que de mes Amis : mais ce que je soustiens est,
qu'assurément la Princesse a raison de dire que nous sommes attachez
aux lieux aussi bien qu'aux personnes : et que le Païs natal est
preferable à tous les autres, quand mesme ils seroient plus
agreables. Je devrois avoir grande confusion, reprit le Prince de
Phocée, de sentir dans mon coeur des sentimens opposez à ceux d'une
Princesse si esclairée en toutes choses, et à ceux d'une Personne
aussi judicieuse que Glacidie : cependant
bien loin d'avoir honte de n'estre pas d'un advis qui doit sans
doute estre le bon, il me semble
que je merite quelque gloire, de m'estre fait un chemin un peu plus
particulier : et de n'estre pas capable de cette amour de la Patrie,
qui s'attache aux Rochers, et aux Forests, et de m'en estre fait une
qui me tient lieu de toutes choses. Comme le Prince de Phocée disoit
cela. Bomilcar entra, à qui la Princesse fit
la proposition qu'elle avoit desja faite, sans luy dire quel estoit
son advis, ou quel estoit celuy de Glacidie, non plus
que celuy du Prince de Phocée : de sorte que ne songeant qu'à
respondre à propos, et selon les sentimens qu'il avoit pour la
Princesse Cleonisbe ; pour moy Madame, luy
dit-il, je suis persuadé qu'on aime naturellement la Terre où l'on
est né, et que la Patrie comprend, aussi bien l'air qu'on y respire,
que les personnes avec qui l'on y vit : et je croy mesme, adjousta
t'il, que cette liaison est si forte, qu'elle ne se peut jamais
rompre que par quelque violente passion, comme l'ambition ou
l'amour. De sorte, reprit froidement le Prince de Phocée, que selon
vos sentimens, on ne peut se trouver heureux en un Païs estranger,
si une raison d'ambition ou d'amour ne rompt les liens qui attachent
à la Patrie ? J'en suis si fortement persuadé, reprit Bomilcar, que dés que je voy qu'un Estranger oublie
entierement son Païs, et qu'il ne le regrette plus, je conclus qu'il
a quel qu'une de ces deux passions dans l'ame. A peine Bomilcar eut il dit cela, que Cleonisbe en rougit malgré qu'elle en eust, et que le
Prince de Phocée la regarda : si bien que voyant le changement de son visage, il en eut quelque
joye, s'imaginant qu'elle luy faisoit l'aplication de ce que Bomilcar venoit de dire. Ainsi au lieu de le
contrarier, il aprouva fortement ce qu'il disoit : mais ce fut
pourtant d'une maniere si adroite, qu'on eust dit qu'il n'avoit nul
dessein caché, en tombant si facilement d'accord d'une chose où il
estoit si aisé de trouver des raisons pour s'y opposer. De sorte
Madame, que Bomilcar sans y penser, fut le premier
qui fut cause que Cleonisbe soubçonna quelque chose de
l'amour qu'elle avoit fait naistre dans le coeur du Prince de Phocée
: et le premier aussi qui donna moyen à ce nouveau Rival, de faire
deviner sa passion, à celle qui la causoit.
Le prince de Phocée passe la nuit sans dormir : il essaie de
lutter contre son amour pour Cleonisbe, sachant que dans deux
mois, la princesse sera mariée. Mais il est trop tard : sa
raison cède à la passion. Les jours suivants, Galathe,
constatant que Peranius est susceptible de devenir son rival,
essaie d'influencer l'un des Sarronides afin qu'il s'oppose à
l'asile des Grecs.
Cependant apres qu'il fut retiré à son Apartement, il commença de
sentir que Bomilcar avoit eu raison, de dire que
rien n'estoit si propre à faire oublier sa Patrie, que de devenir
amoureux en un Païs estranger : car il se trouva avec une
aprehension si grande, d'estre banny de celuy où il estoit, qu'il
n'en pût dormir. Sa raison voulut pourtant s'opposer à cette passion
naissante, mais elle se trouva desja trop forte pour estre vaincuë.
Que fais-je, disoit-il en luy mesme, comme il me le dit apres, de
souhaiter si ardemment, de demeurer en un lieu où se trouve une
personne aussi dangereuse que Cleonisbe ? ne
dois-je pas plus tost en partir avec precipitation, et me resoudre
d'aller esteindre par un naufrage la flame qui commence de me
brusler, que de m'exposer à esprouver tous les suplices d'une amour
sans esperance ? ne sçay-je pas
que dans deux mois ou un peu plus, les Loix du Païs veulent que
Cleonisbe choisisse celuy qu'elle
voudra qui soit heureux ? et puis-je avoir perdu la raison jusques
au point, que de penser que je pusse estre choisi ? moy, dis-je, qui
suis un malheureux exilé, qui n'ay ny Patrie, ny Terre, où je puisse
habiter ; qui ne luy ay rendu aucun service, et qui ne suis qu'à
peine connu d'elle. Que veux je donc faire en un Païs où il faudra
que j'aye la douleur de voir posseder ce que j'aime, ou par Bomilcar, ou par Britomarte, ou par
Galathe ? et de le voir mesme sans en
oser murmurer. Car avec quel droit pourrois-je m'opposer à leurs
pretentions ? non non, poursuivit-il, nous n'en avons aucun, c'est
pourquoy si nous sommes sages nous nous esloignerons d'un lieu, où
nous ne pourrions estre heureux : et sans donner la peine au Roy des
Segoregiens, de consulter les Sarronides, nous irons prendre congé
de luy, et nous partirons le plus promptement qu'il nous sera
possible. Nous partirons, reprit-il, le plus promprement qu'il nous
sera possible ; ha malheureux que tu és, adjousta ce Prince, tu
parle de partir, et ton coeur parle de demeurer inseparablement
attaché à l'admirable Cleonisbe ! et
pendant que ta raison garde encore quelque aparence de souveraineté
sur ton ame, tes desirs se revoltent ; ta volonté se mutine ; et ton
coeur porte tous tes sentimens à la rebellion. C'estoit ainsi
Madame, que le Prince de Phocée taschoit de resister à la puissance
inévitable des charmes de
Cleonisbe : mais comme je l'ay desja
dit, sa passion estoit devenuë trop sorte pour estre surmontée ;
aussi ne le fut-elle pas. Au contraire, elle s'accrut encore par la
resistance que sa raison y fit ; et il attendit le lendemain avec
une inquietude qui ne luy permit pas d'avoir un moment de repos.
Carimante de son costé, n'estant
guere moins impatient que luy ne souhaitoit pas avec moins d'ardeur
qu'Onesicrite demeurast où elle estoit,
que le Prince de Phocée souhaitoit d'y demeurer. D'autre part,
Menodore eust voulu qu'on les eust
bannis : Bomilcar n'en eust pas esté marry : et
Galathe en eust esté bien aise. Pour
Cleonisbe, elle en eust esté fâchée
aussi bien que Glacidie ; et le seul Britomarte estoit indifferent en cette rencontre.
D'ailleurs, quoy que Galathe ne craignist
pas fortement que le Prince de Phocée luy pûst nuire, quand il
deviendroit son Rival, il ne laissa pas de soliciter un des
Sarronides, qui devoit estre du Conseil du Roy, et qui estoit fort
de ses Amis, afin de l'obliger à s'opposer au dessein du Prince de
Phocée : luy suggerant toutes les raisons qui pouvoient porter le
Roy à ne recevoir pas tant d'Estrangers dans son Païs. De sorte que
les uns solicitant pour faire que nous demeurassions, et les autres
brigant afin de tascher de faire qu'on nous refusast ; on peut
assurer que jamais sentimens n'ont esté plus divisez, qu'estoient
ceux de toutes ces illustres Personnes.
Le jour du conseil des Sarronides, partisans et opposants des
Phocéens s'affrontent. Finalement, le roi, se rangeant du côté du
premier des Sarronides, offre l'hospitalité aux Grecs. Il leur
octroie une terre, sur laquelle le peuple de Phocée construit une
ville superbe en moins de deux mois. Après avoir consolidé le
gouvernement de la cité et érigé des temples à Diane et à Minerve,
Peranius se rend quotidiennement à la cour du roi, ce qui l'amène à
devenir de plus en plus proche de Cleonisbe, au grand dam de
Bomilcar. La vie des Segoregiens est agrémentée, à cette période, de
nombreuses festivités, au premier rang desquelles la fête du
Triomphe du Soleil. Durant la cérémonie, la princesse représente
avec splendeur le soleil. La fête est suivie d'un bal.
Le jour du conseil des Sarronides est arrivé. L'ami de Galathe
s'exprime en premier. L'ignorance est, selon lui, l'arme la plus
efficace pour gouverner le peuple. Il craint par conséquent que
le nombre et l'intelligence des Phocéens ne représentent une
menace pour les Segoregiens. En outre, le raffinement a
certainement corrompu ce peuple, qui risque ainsi d'instiller le
goût de la volupté aux Gaulois. Enfin, leur religion est
également différente de la leur.
Cependant l'heure du Conseil estant arrivée, Aristonice suivie de ses Compagnes, fut parler à tous les Sarronides, les uns apres les
autres : mais au lieu de les soliciter comme des Gens qui pouvoient
beaucoup contribuer à faire qu'on accordast, ou qu'on refusast à
toute cette Flotte la grace qu'elle demandoit, elle leur dit au
contraire, qu'il ne seroit pas en leur puissance d'empescher le Roy
de recevoir tant d'illustres malheureux, que la Deesse qu'elle
servoit leur avoit envoyez pour la gloire, et pour la felicité de
leur Païs : et qu'ainsi elle venoit seulement pour les advertir, que
la premiere grace qu'elle demanderoit, dés que le Roy nous auroit
reçeus, estoit qu'on luy donnast une Place pour commencer de Bastir
un Temple à l'honneur de Diane. Aristonice parla à
tous ces Sarronides avec tant de marques de confiance sur le visage,
et avec tant de majesté, qu'ils la regarderent avec plus de respect
qu'auparavant : ce n'est pas que comme leur coustume estoit de ne
faire leurs grands Sacrifices que sous des Chesnes, la proposition
d'Aristonice ne les embarrassast, par
la crainte qu'ils avoient de desplaire aux Dieux qu'ils adoroient,
en establissant une nouvelle Religion dans leur Païs. Mais enfin
sans sçavoir eux mesmes quel seroit leur advis, ils entrerent au
lieu où le Roy les attendoit, et où il avoit resolu de tenir ce
Conseil, d'où dépendoit le destin de tant de Gens. Aussi voyoit on
une si grande multitude de toutes sortes de Personnes dans ce
Chasteau, qu'il n'y avoit aucun lieu où il n'y eust des Phocences :
mais ce qui rendoit nostre Party plus fort, c'est que tous les Pescheurs qui habitent le
long de la Côste ou nous avions abordé, ayant sçeu que c'estoit ce
matin là qu'on devoit nous recevoir, au nous bannir, vinrent par
grandes Troupes dans la basse Cour du Chasteau, demander à parler au
Roy : disant tout haut qu'il faloit nous retenir, et qu'ils ne
souffriroient jamais que des Gens qui pouvoient leur aprendre tant
de choses qui leur seroient utiles, sortissent de leur Pais. Mais
enfin les Officiers qui estoient de Garde, les ayant obligez
d'attendre la fin du Conseil, cette foule de Grecs, sçeu depuis par
un des Sarronides, que le Roy apres avoir exposé la chose dont il
s'agissoit, tesmoigna à l'Assemblée qu'il seroit fort aise, si le
bien de l'Estat le permettoit, de pouvoir assister tant de
malheureux, et de donner un Azile à tant de Personnes illustres,
comme il y en avoit parmy nous ; adjoustant toutesfois qu'il ne
vouloit pas preferer son inclination au bien de ses Peuples ; et que
s'ils jugeoient qu'il y eust du danger à nous recevoir, il
tascheroit de se vaincre, et ne nous recevroit pas, D'abord les
advis furent partagez : mais comme le premier des Sarronides nous
estoit favorable, et que c'est un des hommes du monde qui a l'esprit
le plus adroit, il ramena tous ceux qui nous estoient contraires, à
la reserve de celuy que Galathe avoit
solicité : mais pour celuy-là,
comme il avoir le pretexte du bien public, pour favoriser les
desseins de son. Amy, il s'en servit avec une ardeur estrange contre
nous et si le premier des Sarronides n'eust esté encore plus ferme
que l'autre ne sut opiniastre, nous aurions esté bannis. Pour moy
Seigneur, disoit-il au Roy, je sçay bien qu'à ne considerer que le
malheur de ceux qui vous demandent un Azile, il semble qu'il y ait
de la cruauté à leur refuser ce qu'ils veulent : mais je sçay encore
mieux, qu'à considerer les fâcheuses suittes, que la grace qu'ils
demandent peut avoir si on la leur accorde, il y a lieu de ne la
leur pas accorder legerement. En effet, ce n'est pas un particulier
qui vous demande retraite, c'est un grand Peuple, qui non seulement
par sa multitude vous doit estre redoutable, mais encore par toutes
les bonnes qualitez qu'on luy attribuë. Car enfin, plus ces Grecs
ont d'esprit, plus ils sont à craindre, n'estant pas mesme à propos
que vos Sujets qui sont tres fidelles dans leur simplicité,
deviennent plus esclairez par la conversation de ces Estrangers, de
peur qu'ils n'en deviennent plus mutins. Vous voyez desja Seigneur,
adjousta-t'il, que tous les Pescheurs de cette Côste qui n'avoient
accoustumé de se mesler que de leurs Lignes, et de leurs Hameçons,
se meslent d'affaires publiques, et reulent qu'on reçoive ces
Estrangers, qui commencent desja de partager vostre authorité. De
plus, ces Estrangers sont riches ; ils sont d'un Païs aguerry ;
l'abondance a sans doute estably le
luxe, et la volupté parmy eux ; et il est bien à craindre que ceux
qu'on dit qui peuvent aprendre tous les Arts à vos Sujets, ne leur
communiquent aussi tous les vices de leur Païs. L'ignorance, et et
la pauvreté Seigneur, adjousta-t'il, ne sont pas mal propres à faire
des Sujets obeïssans : c'est pourquoy je trouve qu'il ne faut pas
recevoir sans y bien penser, des Gens qui peuvent oster aux vostres,
ces deux qualitez qui rendent le Souverain si absolu. De plus, la
nouvelle Religion de ces Estrangers, ou renversera la nostre, ou
mettra du moins des scrupules, ou des erreurs, dans l'ame de tous
vos Peuples : et je ne sçay Seigneur, si vostre Thrône n'en sera
point esbranlé. De sorte que selon mon sens, pour satisfaire au
droit d'Hospitalité, sans exposer vostre Royaume, il faudroit
permettre a ces Grecs de remettre leur Flotte en estat de voguer ;
leur donner toutes les choses necessaires pour se deffendre de la
Tempeste, et pour aller chercher un autre Azile que celuy qu'ils
demandent ; et ne leur permettre point du tout de s'habituer icy,
Comme cét Amy de Galathe parla avec vehemence, il y eut
une partie de ceux que le premier des Sarronides avoit ramenez dans
son sens, qui commencerent d'hesiter, et de retourner à leur premier
sentiment.
Le premier des Sarronides prend la parole pour réfuter les
arguments du précédent orateur. Il soutient que les Phocéens ne
représentent nullement une menace. Au contraire, leur
savoir-faire et leurs connaissances sont susceptibles de rendre
le peuple meilleur et plus reconnaissant. En outre, persuadé que
tous les hommes adorent les mêmes dieux sous des noms
différents, le sage s'affirme persuadé que la religion des
nouveaux arrivants ne met nullement en péril celle des Gaulois.
Au terme de l'intervention du premier Sarronide, le roi donne
son accord à l'établissement des Phocéens en Gaule.
Mais ce sage et vertueux Vieillard, voyant que leur esprit estoit mal
affermi, reprit la parole, pour s'opposer à toutes les raisons que
cét Amy de Galathe avoit avancées. Je n'ignore
pas, dit-il au Roy, qu'à considerer la chose dont il s'agit d'un certain biais, il n'y ait lieu
de faire une partie des reflections que je viens d'entendre : mais
je sçay aussi qu'à la considerer à fonds et à ne se laisser pas
tromper par les aparences, il y a sujet d'estre de l'advis dont je
suis. Car enfin Seigneur, dit-il, le plus ancien de tous les droits,
et celuy qui doit estre le plus inviolable, est sans doute celuy de
l'Hospitalité : et je ne craindray pas de dire qu'en certaines
occasions, un Roy est plus criminel de mal-traitter des Estrangers,
que ses propres Sujets. Au reste cette multitude dont on se sert
pour empescher vostre Majesté d'estre pitoyable, est ce qui doit
l'obliger à l'estre davantage : puis qu'il est bien plus glorieux de
soulager beaucoup de miserables, que de n'en assister qu'un petit
nombre. Mais pour respondre positivement au sujet de crainte que
cette multitude de personnes vous peut donner, je n'ay qu'à dire,
qu'eu esgard au nombre de vos Sujets, ces Estrangers sont si
foibles, qu'il n'y a rien à craindre : joint qu'estant d'un Pais
aussi esloigné du nostre, et d'un Pais encore où ils n'ont plus de
pouvoir, on n'a pas lieu d'aprenhender qu'ils osent entreprendre
rien contre vous, puis qu'ils ne peuvent estre secourus de nulle
part, et qu'il vous seroit aisé de les accabler dés qu'ils vous
auroient irrité. Au reste, comme tous ces Grecs ont leurs Familles
entieres sur vos Terres, on peut dire que vous avez des Ostages tres
seurs de leur fidellité : et qu'ainsi c'est en quelque façon cette
multitude nombreuse, qui fait que vous les pouvez recevoir avec moins de danger que vous ne feriez,
s'ils n'avoient pas avec eux tant de personnes qui leur sont cheres,
et qui sont incapables de porter les armes. De plus, c'est encore
une estrange chose a entendre, que d'ouir dire que plus ces Grecs
ont d'esprit, plus ils sont à craindre, et que la pauvreté, et
l'ignorance, sont deux qualites necessaires pour faire de fidelles
Sujets. Car enfin Seigneur, je suis d'un sentiment si opposé à celuy
là, que j'ose entreprendre de soustenir à vostre Majesté, qu'un
Prince ne devroit employer tous ses soins, qu'à mettre l'abondance
dans son Estat, et qu'à aprendre à tous ses Sujets, quel est leur
devoir envers leur Roy. En effet : si la stupidité est quelquefois
capable de se laisser conduire sans resistance, elle l'est beaucoup
plus souvent, de se mutiner sans sujet ; de faire que les Peuples
s'opiniastrent sans raison ; qu'ils facent des tumultes, et des
seditions ; qu'ils entendent mal leurs interests ; qu'ils se ruinent
en ruinant l'Estat, et que faute de sçavoir ce qui leur est
avantageux, ils renversent des Royaumes ; perdent le respect qu'ils
doivent à leur Souverain ; et mesme celuy qu'ils doivent aux Dieux.
De sorte que le lien de la societé estant une fois rompu, entre tant
de Personnes que la Raison ne peut jamais reünir, il s'enfuit de
necessité une confusion universelle qui est esgallement nuisible, et
aux Princes, et aux Sujets. Croyez donc Seigneur, que plus ces Grecs
ont d'esprit, et de lumiere, plus vous devez vous porter à les
recevoir ; puis que quand ils ne
produiroient autre bien à vos Peuples, que leur communiquer une
partie de cét esprit, et de cette lumiere, ils vous en feroient sans
doute un tres grand, puis qu'ils leur aprendroient à connoistre ce
qu'ils vous doivent : joint aussi qu'en aprenant à vos Sujets tant
d'Arts admirables, dont ils ont la connoissance, ils banniront
encore l'oisiveté de ce Pais, qui est la cause la plus abondante des
revoltes. Et quant à ce qu'on dit que les Pescheurs qui habitent le
long de cette Côste, commencent desja de se mesler des affaires
publiques, j'adjousteray à ce que j'ay desja dit, que ce
commencement d'esmotion est encore une raison qui fait qu'il est à
propos de ne donner pas sujet à un Peuple brutal de connoistre ses
forces : c'est pourquoy quand il n'y auroit que cette seule
consideration, je conclurois qu'il faudroit recevoir ces Phocences,
de peur qu'en irritant les Segoregiens, ils ne vinssent à connoistre
ce qu'ils peuvent, sans connoistre ce qu'ils doivent, qui est la
plus dangereuse division qui se puisse trouver parmy les Peuples. Au
reste, pour les vices qu'on craint que l'abondance ne face naistre
parmy nous, il me semble que c'est porter la crainte trop loin, que
de la porter jusques à aprehender que le plus grand de tous les
biens, ne produise quelque mal dans un Siecle ou deux : et qu'il y
auroit beaucoup d'injustice de refuser des Gens en qui l'on voit
esclatter mille vertus, parce qu'on craindroit que les richesses
qu'ils nous auroient aportées, ne fissent naistre quelques-uns des vices qui les suivent
quelquesfois, mais qui ne les accompagnent pas tousjours : joint
aussi que je puis dire que si l'abondance a ses vices, la pauvreté a
les siens ; puis que si l'une fait des voluptueux, l'autre est bien
souvent cause qu'il y a des Gens qui trompent leurs voisins, qui
desrobent, et qui assassinent ceux qui sont moins pauvres qu'eux.
Maintenant Seigneur, pour ce qui regarde la Religion, adjousta ce
sage Sarronide, j'ay à dire à vostre Majesté, que quoy que j'aye
autant de zele à deffendre la mienne, que personne en sçauroit
avoir, je ne laisse pas de croire que l'humanité se devant trouver
en toutes les Religions du monde, il y auroit de la cruauté à rendre
tant de Gens malheureux, seulement parce que leur Religion est
differente de la nostre. Au contraire, si nous sommes zelez au
service de nos Dieux, nous souhaiterons avec ardeur, de les faire
adorer par des Peuples qui ne les reconnoissent pas de la maniere
dont nous les reconnoissons, et de leur pouvoir persuader que nos
Sacrifices sont plus parfaits que les leurs : ainsi ce mesme zele de
Religion, qu'on veut employer pour faire refuser un Azile à tant
d'illustres miserables, fait encore qu'il le leur faut accorder.
Joint aussi que selon le sentiment le plus universel de tous les
Sarronides, ce n'est point aux hommes à juger souverainement de ce
qui passe leur connoissance : et c'est à eux à croire que puis que
les Dieux souffrent qu'en un lieu on leur offre des victimes
innocentes ; qu'en un autre on leur
sacrifie des hommes : qu'en d'autres lieux encore, on ne mette sur
leurs Autels, que des Fleurs, des Fruits, et de l'Encens ; qu'en
quelques endroits on leur bastisse des Temples ; et qu'en quelques
autres il soit deffendu d'en bastir, et commandé de sacrifier dans
les Bois ; c'est qu'ils se plaisent à estre adorez de cent manieres
differentes. Car enfin apres avoir bien examiné la chose, et estre
convenus que tous les Peuples croyent que les Dieux qu'ils adorent
sont Maistres du Ciel et de la Terre ; il faut conclurre de
necessité, que tous les Peuples adorent une mesme Divinité sous des
noms differens, et par des manieres differentes : et que comme il
n'y a qu'un Soleil au Monde, il n'y a aussi qu'une mesme puissance
qui soit adorée par toute la Terre. Ainsi Seigneur, il y auroit
sujet de craindre d'irriter les Dieux, si vostre Majesté refusoit un
Azile à des Gens qui ont desja donné mille marques de pieté, depuis
qu'ils sont parmy nous : de sorte, que soit que je considere leur
malheur ; leur vertu ; le bien de vos Peuples ; ou la gloire de
vostre Majesté ; je trouves qu'il faut recevoir ces illustres
malheureux, et les recevoir mesme comme un bien que les Dieux vous
envoyent. A peine ce sage Sarronide eut-il achevé de parler, que le
Roy aprouvant ce qu'il avoit dit, et l'aprouvant fortement ; la
chose ne fut plus mise en contestation : si bien que le Conseil
estant finy, le Roy fit entrer le Prince de Phocée, Sfurius, Menodore, et huit ou dix autres des plus considerables
de la Flotte, pour leur dire
qu'il leur accordoit la permission demeurer sur ses Terres, et qu'il
leur permettoit de s'habituer au mesme lieu où ils avoient abordé :
ce Prince ayant creû qu'il estoit plus seur pour luy, de nous
laisser tous ensemble, que de nous permettre de nous disperser dans
tout son Estat, parce que plus facilement nous eussions pû aporter
quelque changement à la Religion de son Païs.
En un mois et demi, les Grecs parviennent à édifier une ville
superbe sur la terre que le roi Senan leur a octroyée. Le prince
de Phocée réunit un gouvernement composé de six cents
conseillers, dans lequel les Gaulois ont une grande part. Il
fait consacrer un lieu de culte à Minerve, tandis qu'Aristonice
érige un temple à Diane et s'y retire. La ville porte le nom
étrange de Marseille, collusion de deux mots éolien et grec,
signifiants « pêcheur » et « lier ».
De vous dire Madame, quelle fut la joye du Prince de Phocée, et celle
de tous les Phocences, à la reserve de Menodore,
il ne seroit pas aisé : non plus que de vous dépeindre celle de
Carimante, de Cleonisbe, de Glacidie, et de tous
les honnestes Gens de cette Cour, excepté Bomilcar
et Galathe. Mais si leur satisfaction fut
grande, celle des Pescheurs de cette Côste fut extréme : aussi en
jetterent ils des cris d'allegresse, qui sirent connoistre an Roy,
que le premier des Sarronides l'avoit prudemment conseillé. Mais
entre tant de personnes qui avoient de la joye de là resolution que
le Roy avoit prise, Aristonice fut
celle qui en eut le plus : luy semblant qu'elle avoit quelque part à
la gloire de la Deesse, qui nous avoit si heureusement conduits.
Mais enfin Madame, sans m'amuser à vous particulariser tant de
choses inutiles, je vous diray que dés le lendemain le Roy marqua
luy mesme au Prince de Phocée, quelle estoit l'estenduë de Terre où
il nous permettoit de bastir : et que dés ce jour là, pour commencer
par une action de pieté à fonder cette Ville, Aristonice traça de sa main assez prés du bord de
la Mer, non seulement le lieu où elle pretendoit eslever un Temple à
Diane, mais encore l'endroit où elle vouloit que la Statuë qu'elle
avoit de cette Deesse fust posée. Pour le Prince de Phocée, comme il
avoit tousjours eu une veneration particuliere pour Minerve, parce
qu'il avoit esté long temps à Athenes, il marqua aussi un autre
endroit pour en bastir un à cette Deesse : apres quoy toute cette
multitude d'Artisans qui estoient parmy nous, commençant de
travailler sous les ordres du Prince de Phocée, on vit en peu de
jours ce qu'on ne pouvoit croire qu'on pûst voir en plusieurs Mois.
En effet Madame, les Grecs travaillerent avec tant d'ardeur ; les
Segoregiens leur aiderent avec tant d'empressement ; et tous
ensemble avancerent si diligemment leur Ouvrage, qu'en un Mois et
demy nous eusmes basty deux Temples, et une grande Ville. Ce qui
facilita la chose, fut que ce Païs, quoy que tres fertile, est
pourtant si pierreux, que nous n'eusmes qu'à amasser les Pierres
dont nous eusmes besoin. De plus, comme il y a un certain Vent qui
bat quelquesfois effroyablement cette Montagne, où je vous ay dit
que demeure une partie de l'année le premier des Sarronides ; il
estoit arrivé que quelque temps avant que nous fussions à ce
Païs-là, l'impetuosité de ce Vent avoit abatu une si prodigieuse
quantité de grands Arbres, dans les Bois qui sont au pied de cette
Montagne, que nous n'eusmes presques que faire d'en abatre davantage
pour nostre travail : joint
qu'enfermant dans l'enclos de nos Murailles, cette longue file de
Cabanes de Pescheurs, que je vous ay dit estre le long du Rivage, à
l'endroit où nous avions abordé, cela servit à commencer de former
cette nouvelle Ville. Vous pouvez aisément vous imaginer Madame,
qu'elle n'est pas superbement bastie comme Babilone, ou comme on dit
qu'est Ecbatane : mais enfin, il n'y a pas un Grec qui ne
soit logé assez commodément. Il y a mesme trois Places publiques
dans cette Ville, qui est beaucoup plus longue que large : parce
qu'y ayant enfermé comme je viens de le dire, toutes ces Cabanes de
Pescheurs, qui estoient desja basties, il a falu la bastir ainsi.
Elle a aussi des Fontaines, et un Port admirable : et quoy que sa
scituation soit en penchant, et par consequent un peu incommode,
parce que les Ruës de traverse vont en montant, elle est pourtant
tres agreable, bien que l'Architecture Greque n'ait pas eu lieu d'y
employer tous ses ornemens : car comme on n'a d'abord songé qu'à se
loger, on peut dire que ce sont plustost des Cabanes regulierement
basties, que des Maisons : elles sont toutesfois assez commodes, et
mesme assez belles, pour sembler des Palais à des Exilez. Mais
Madame, ce qu'il y eut d'admirable, fut de voir avec quel soin les
Grecs tascherent d'aprendre la Langue des Segoregiens, et avec quel
empressement les Segoregiens aprirent aussi celle des Grecs. Et
certes ils ne perdirent pas leur peine : car ils vinrent à
s'entendre si parfaitement les uns
les autres, que je ne pense pas qu'il y ait presentement un Sujet du
Roy qui n'entende le Grec, ny pas un Grec aussi en ce Païs là, qui
n'entende la Langue du lieu qu'il habite presentement. Pour Aristonice, elle s'enferma avec ses Compagnes, dans
l'enceinte du Temple qu'elle avoit fait bastir, des qu'il fut achevé
: et sans se mesler plus d'autre chose que de prier les Dieux, elle
vescut dans une retraite admirable. Cependant comme le Prince de
Phocée sçavoit bien que ce n'est pas assez de bastir une Ville, si
on n'en regle la Police, il commença d'y songer : de sorte que pour
esviter l'envie parmy ceux qui l'avoient reconnu pour leur Chef, il
voulut en apeller un grand nombre à la connoissance des affaires
publiques : si bien qu'il en nomma six cens, qui avoient voix
deliberative au Conseil. Il est vray que pour adviser aux affaires
pressées, il voulut qu'il y en eust quinze qui fussent destinez pour
cela, sans qu'il fust necessaire d'assembler le Conseil general et
que de ces quinze encore, il y en eust trois avec qui il pûst
prendre les resolutions secrettes, selon les occurrences. Ainsi
Madame, ce Conseil des six cens, qui de six cens à quinze, et de
quinze à trois, et de trois à un, ne forme qu'une seule authorité :
est ce qui gouverne cette nouvelle Ville : dont j'ay esté bien aise
de vous tracer le Plan, avant que de m'engager à continuer de vous
parler de l'amour du Prince de Phocée. Il me semble, interrompit
Mandane, que vous avez oublié une chose qui merite quelque
curiosité : qui est de nous aprendre si cette Ville s'apelle la
nouvelle Phocée, ou si on luy adonné un nom du Pais. Ce que vous
demandez Madame, reprit Thryteme, est encore
plus digne de curiosité que vous ne pensez : puis qu'il est vray
qu'il est peutestre arrivé la plus bizarre chose du monde en cette
rencontre. Car enfin Madame, il n'a jamais esté au pouvoir du Prince
de Phocée, de faire apeller cette Ville de Diane, comme il en avoit
le dessein : et il a falu ceder à la multitude, qui s'est
accoustumée à la nommer Marseille, sans qu'on en puisse trouver
autre raison, si ce n'est qu'ils ont formé ce nom, de deux mots
Grecs qu'ils ont joints ensemble en les corrompant : car la moitie
de ce nom qu'ils ont formé, veut dire Pescheur en Langue Eolienne ;
et l'autre moitié veut dire Lier, en Langue purement Greque. Mais
Madame, pour vous expliquer encore mieux cette bizarre chose ; il
faut que vous sçachiez, que lors que toute nostre Flotte arriva au
Port, il se trouva qu'il y avoit une grande quantité de Pescheurs
sur le rivage, qui s'y estoient assemblez pour la voir aborder. De
sorte que les Mariniers de chaque Vaisseau leur jettant leurs
Cables, et connoissant qu'ils estoient Pescheurs, parce que
quelques-uns tenoient des Lignes, et d'autres des Filets ; ils
prierent ces Pescheurs de lier les Cables qu'ils leur jettoient, à
des Pieux qui estoient sur le rivage, afin que cela leur servist d'Anchre ; si bien que les deux
premiers mots qu'ils prononcerent en arrivant à cette Terre qui leur
a esté si favorable, ayant esté celuy de Pescheur, et celuy de Lier,
qui en nostre Langue forment le nom de Marseille en les corrompant
un peu, ils ont voulu en former le nom de cette Ville. Quoy qu'il en
soit Madame, l'usage a esté plus fort que la raison, et le Peuple
plus puissant que le Prince : puis qu'encore qu'il soit le Fondateur
de la Ville, il n'a pû luy donner le nom qu'il vouloit ; et qu'il a
falu qu'il ait enduré que deux mots Grecs corrompus, qui n'ont
aucune signification raisonnable, formassent le nom d'une Ville,
dont l'ordre est entierement conduit par la raison, et par la
prudence.
Peu après la fondation de Marseille, le roi Senan regagne la
capitale de son pays, qui n'est située qu'à une demi journée de
la nouvelle cité. Peranius a ainsi le loisir de se rendre à la
cour tous les jours. Cleonisbe essaie de lier d'amitié le prince
des Phocéens et Bomilcar, en les louant l'un en présence de
l'autre. Mais son procédé augmente au contraire la rivalité des
deux hommes. Cette époque de l'année voit se succéder de
nombreuses festivités, auxquels Perianus, Onesicrite et leurs
amis sont conviés. Le caractère champêtre de ces fêtes leur
confère un charme indéniable.
Cependant il faut Madame, que je retourne d'où je suis party : et que
je reprenne l'amour du Prince de Phocée, celle de Carimante, de Bomilcar, de
Menedore, de Britomarte, et de Galathe, au point qu'elle estoit le jour que le Roy
nous permit de demeurer dans son Pais. Je vous diray donc Madame,
que dés ce jour là, l'amour du Prince de Phocée pour Cleonisbe, et celle de Carimante pour Onesicrite,
devinrent beaucoup plus fortes qu'elles n'estoient : car regardant
alors les Personnes qu'ils aimoient, comme les devant voir toute
leur vie, leur passion en augmenta : mais en mesme temps que l'amour
faisoit ce progrés dans leur coeur, la jalousie se fortifioit dans
celuy de Bomilcar, de Galathe,
et de Menodore. D'ailleurs l'estime que
Cleonisbe avoit desja pour le Prince de Phocée, s'accreut
de beaucoup en le connoissant davantage : et l'amitié de ce Prince
avec Glacidie, devint si forte en peu de
jours, qu'elle n'en avoit pas plus pour Bomilcar,
qui estoit un de ses plus chers Amis, qu'elle en avoit pour luy.
Cependant le Roy des Segoregiens estant retourné à la Capitale de
son Estat, qui n'estoit qu'à une demie journée du lieu où nous
avions abordé, il voulut que le Prince de Phocée, apres avoir donné
tous les premiers ordres, pour la structure de nostre nouvelle
ville, l'y accompagnast, aussi bien que Menodore,
quelques autres, et moy : Sfurius demeurant pour la conduite de
l'Ouvrage. Il est vray, que comme c'estoit fort proche, le Prince de
Phocée y alloit tres souvent ; mais il faisoit ces petits voyages
avec tant de diligence, et choisissoit si bien ses heures, qu'il ne
passa jamais un jour sans voir Cleonisbe, aupres
de qui estoit Onesicrite, qui en fut bientost
cherement aimée ; une patrie des Dames de qualité de Phocée l'y
suivirent aussi : de sorte que cette Cour devint une des plus belles
du monde. Pour le Prince de Phocée il estoit si agreable au Roy, et
universellement a tous ceux qui le voyoient, qu'on ne parloit
d'autre chose que de son merite : il aquit mesme si promptement la
familiarité de la Princesse Cleonisbe, que
Bomilcar qui l'avoit veuë toute sa vie
ne l'avoit pas davantage. Il est vray que Glacidie
contribua beaucoup à la luy faire obtenir : en effet comme elle
estimoit infiniment le Prince de Phocée, et que c'est une des Personnes du monde qui aime le plus
à loüer ses Amis, elle parloit continuellement de luy à Cleonisbe. Ce n'estoit toutesfois pas seulement à elle
qu'elle en parloit : car comme elle seroit bien aise si elle le
pouvoit, d'unir tous ses Amis, et de faire qu'ils s'aimassent autant
qu'elle les aime, elle en parloit continuellement à Bomilcar, parlant aussi tres souvent de Bomilcar au Prince de Phocée ; afin que faisant
naistre l'estime dans leur coeur, elle y pûst en suitte faire
naistre l'amitié. Mais Madame, elle n'a pû reüssir qu'à la moitié de
son dessein : car vous sçaurez qu'encore qu'ils ayent l'un pour
l'autre toute l'estime imaginable, ils ont pourtant dans le coeur
une antipatie invincible : et je ne pense pas que de puis que
l'amour et l'ambition ont fait des Rivaux, il y en ait eu deux qui
ayent eu plus de haine l'un pour l'autre, ny qui ayent pourtant si
bien vescu ensemble que le Prince de Phocée et Bomilcar.
Il est certain que la vertu de Cleonisbe, et la
prudence de Glacidie, ont beaucoup contribué a
conserver la civilité entre ces deux ennemis ; mais enfin il est
constamment vray, que s'ils n'estoient pas tres honnestes Gens, ils
n'en auroient pas usé comme ils ont fait. Cependant dés que nous
fusmes arrivez au lieu où le Roy fait ordinairement son sejour, ce
ne furent que Festes, et que plaisirs : et comme les Estrangers ont
ce privilege par tout, que c'est principalement à eux qu'on fait
voir les divertissemens des Païs où ils se trouvent, c'estoit à
Onesicrite, et au Prince de Phocée,
que le Roy, Carimante, et Cleonisbe, affectoient de faire voir tous les
divertissemens de leur Cour. Il ne faut pourtant pas Madame, vous
imaginer que les Festes en soient aussi magnifiques, que celles
qu'on fait aux superbes Cours d'Asie ; ny aux principales Villes de
Grece : mais apres tout, quoy qu'elles conservent quelque chose de
rustique, de leur premiere institution, elles sont pourtant belles
et divertissantes : joint que l'admirable esprit de la Princesse
Cleonisbe y a mesme adjousté beaucoup
de choses qui servent à les rendre magnifiques, quoy que de leur
nature elles ne semblent pas le devoir estre. Car enfin leurs plus
grandes Festes sont celles des Taureaux ; des Bergers ; et des
Pescheurs : et une autre qui est la plus galante de toutes, qu'ils
apellent la Feste des Fleurs, ou le Triomphe du Soleil. La plus
grande beauté de la premiere de ces Festes, consiste, à voir passer
quatre ou cinq cens Taureaux d'une grandeur prodigieuse, dont les
Cornes sont peintes et dorées, qui ont sur le dos des Housses de
mille couleurs differentes, et à l'entour du Col, et sur les
Hanches, des Festons de Fleurs qui les environnent de par tout. De
sorte que ces fiers Animaux marchant deux à deux, et leur fierté
naturelle estant encore augmentée par une espece d'Harmonie
champestre que font ceux qui les conduisent, ils vont d'un pas si
superbe, qu'ils donnent quelque plaisir à voir, lors qu'ils passent
devant le Palais du Roy, où toute la Cour se rend ce jour là. Apres
quoy, par une superstition du Païs,
on les mene tout a l'entour de la Ville, où le Peuple s'empresse à
leur offrir de petits Faisseaux d'Herbes fraichement cueuillies :
s'imaginant que s'ils les mangent la recolte sera abondante, et que
s'ils les refusent elle ne sera pas heureuse. La Feste ne finit
pourtant pas encore là, car dés que ces Taureaux ont achevé le tour
de la Ville, on en choisit douze des plus beaux, et des plus forts,
et on les remene dans une Place qui est devant le Palais du Roy, où
on les fait combatre. Pour la Feste des Pescheurs, elle est sans
doute fort divertissante, aussi bien que celle des Bergers : car
comme ce sont des Personnes de qualité, qui contrefont les uns, et
les autres, il y a mille agreables choses à voir à ces deux sortes
de Festes.
La fête du Triomphe du Soleil est la plus belle parmi les
festivités. La ville est somptueusement parée. Onesicrite défile
en premier, représentant l'aurore. Ensuite, Cleonisbe apparaît
sur un char splendide, incarnant le Soleil. Après avoir fait le
tour de la place, elle s'installe sur un trône. Quatre hommes –
Bomilcar, Peranius, Galathe et Britomarte – figurent les quatre
saisons et viennent lui rendre hommage. Trente chariots
transportant des dames défilent ensuite devant Cleonisbe, à qui
chaque homme offre les fleurs correspondant à sa saison.
Je ne m'arresteray pourtant pas Madame, à vous les décrire : mais
pour le Triomphe du Soleil, il faut s'il vous plaist que je m'y
estende un peu davantage, parce que ce fut cette Feste qui donna
lieu à tous ceux dont je vous raconte l'histoire, de connoistre les
sentimens qu'ils avoient dans l'ame. Comme nous estions alors à la
saison ou l'on avoit accoustumé de la celebrer, toutes les Dames du
Païs ne nous parloient d'autre chose ; souhaitant toutes que ce pûst
estre à la Princesse Cleonisbe à en
recevoir les honneurs. Car Madame, il faut que vous sçachiez que
comme en ce Païs là on voit le Soleil plus clair qu'ailleurs, parce
qu'il n'est presques jamais obscurcy par des nuages, et qu'il y a
plus de Fleurs qu'en nul autre endroit du monde : ceux qui
l'habitent ont creû qu'ils devoient
rendre un hommage particulier à l'Astre qui les esclaire si
favorablement. De sorte que tous les ans, on grave sur de petites
Coquilles, le nom de toutes les Belles de la Cour, et les jettant
toutes dans un grand Vase de Nacre, on les y mesle confusément :
apres quoy le Roy portant la main dans le Vase, en presence de toute
la Cour, il en tire une ; de sorte que la Dame dont le nom se trouve
gravé sur cette Coquille que le Roy a tirée, est celle qui est
destinée a representer le Soleil, et à recevoir tous les honneurs
qu'on fait a l'Astre qu'elle represente. Le jour de cette premiere
Ceremonie estant donc arrivé, le hazard secondant les voeus de toute
l'Assemblée, ce fut le nom de Cleonisbe qui se
trouva gravé sur la Coquille que le Roy tira : si bien que ce fut à
cette Princesse à recevoir les honneurs de cette belle Feste, qui se
celebra huit jours apres, de la maniere que je vay vous le dire.
Imaginez vous donc Madame, de voir toutes les grandes Ruës d'une
grande Ville, et une grande Place entierement ornées de Festons de
Fleurs, depuis le Toit des Maisons jusques en bas : et imaginez vous
encore de voir toute la Terre semée de ces mesmes Fleurs, et vous
concevres sans doute que cela doit faire un assez bel objet. Je suis
pourtant assuré que vous ne sçauriez le concevoir aussi beau qu'il
est : cependant la chose estant telle que je la dis, toutes les
Dames qui ne servent pas à la Ceremonie, se mettent aux Fenestres
qui sont à l'entour de la Place, où
elle se doit faire ; au milieu de la quelle on voit un Thrône de
Fleurs, eslevé de trois marches, et au dessus est un grand Dais,
soûtenu par quatre Colomnes revestuës de Fleurs, et entortillées de
Mirthe, qui fait que ce sont des Colomnes torces. Mais ce qu'il y a
encore d'agreable, est que le Dais tout entier n'est qu'un tissu de
Fleurs par compartimens au milieu desquels on voit à chaque Face un
Soleil representé. Pour moy Madame, j'advouë que tout ce que je vy
ce jour là me fut si nouveau, et me divertit si fort, que je n'ay
guere passé de journée plus agreable en ma vie. Mais enfin, l'heure
de commencer la Ceremonie estant venuë, je vy ouvrir la grande Porte
du Palais qui donne sur cette Place, et paroistre un petit Char dans
lequel estoit Onesicrite, qui representant
l'Aurore qui devance toûjours le Soleil, avoit un Habillement
proportionné à ce qu'elle representoit. Son Char et ses Chevaux
estoient aussi peints de cét Incarnat meslé de ces rayons d'or et
d'argent, que le Soleil espanche sur les nuës, un peu avant que de
paroistre sur l'Orison. De sorte que comme Onesicrite est blonde, jeune, et belle, elle parut
effectivement plus brillante que l'Aurore qu'elle representoit :
principalement aux yeux de Carimante, et de
Menodore, qui en eurent tous deux, et
plus d'amour, et plus de jalousie. Mais apres que le Char eut fait
le tour de la Place, et qu'il commença de disparoistre, celuy de
Cleonisbe qui representoit le Soleil,
parut ; et parut avec tant
d'esclat, qu'on peut assurer sans mensonge, que cette Princesse
esblouït les yeux de toute l'Assemblée. Car encore qu'il ne semble
pas qu'une beauté brune soit fort propre à representer le Soleil, il
est pourtant vray que les cheveux bruns de Cleonisbe faisoient ce jour là à sa beauté, le mesme
effet, que fait au Soleil cét Azur bruny qui l'environne, lors que
le Ciel est fort serain, et fort clair, que cét Astre est le plus
brillant : estant certain qu'ils donnerent un nouvel esclat à sa
beauté, et qu'ils redoublerent le beau feu qui brilloit dans ses
yeux. Le Char où estoit Cleonisbe estoit
tout marqueté de Nacre, avec des Filets d'or : mais fait avec tant
d'adresse, par quelques Artisans Grecs, qui furent employez cette
année là, que ce Char par les diverses reflections des Nacres
differentes, et de quelques Topases qu'on y avoit enchassées en
divers endroits, n'estoit guere moins lumineux que le Soleil mesme.
Pour Cleonisbe, elle avoit tant de
Pierreries à son Habillement, qu'à peine en pouvoit on souffrir
l'esclat : et pour marquer l'Astre qu'elle representoit, elle avoit
un Soleil de Diamans sur la teste, au dessous duquel pendoit un
grand Voile de Gaze rayée d'or, qui estoit r'ataché sur l'espaule,
avec un noeud de Pierreries. D'une main elle tenoit un Vase de Nacre
plein de Fleurs, comme estant le chef-d'oeuvre de ce bel Astre : et
de l'autre elle tenoit les Renes de ses Chevaux, dont la beauté
estoit effectivement digne de conduire le Char du Soleil. Cleonisbe
estant donc en l'estat que je viens
de vous la dépeindre, et mesme estant ce jour là en un de ses plus
beaux jours, fit le tour de cette Place, comme si elle eust fait le
tour du Monde : mais elle le fit avec tant d'acclamations, que l'air
en retentissoit de cent mille cris à la fois. Pour le Prince de
Phocée, il fut si charmé de la voir, que quand il n'en eust pas
desja esté amoureux, il le seroit devenu : mais enfin apres que le
tour de la Place fut fait, Cleonisbe alla
descendre de son Char au pied du Thrône qui luy, estoit prépare, sur
lequel elle monta, aidée par quatre Hommes de qualité, qui estoient
aux quatre coins des plus basses Marches. Les Habillemens de ces
Hommes, qui representoient les quatre Saisons, estoient magnifiques
: le premier estoit Bomilcar, le second
Britomarte, le troisiesme Galathe, et le quatriesme le Prince de Phocée : ainsi
lors que Cleonisbe fut sur ce Thrône, elle vit
à ses pieds quatre Esclaves, que le hazard avoit assemblez, et que
l'Amour avoit blessez d'un mesme trait. Vous me demanderez
peut-estre Madame, pourquoy on choisit des hommes à representer ces
quatre Saisons : mais je vous respondray que pas une Belle ne
voulant se resoudre de representer l'Hiver, cette coustume s'est
introduite de faire qu'il y ait quatre hommes qui soient de cette
belle Feste. Cependant Cleonisbe ne fut
pas plustost sur ce Thrône des Fleurs, que le grand Portique du
Palais s'estant ouvert, on vit trente belles Personnes qui estoient
chacune dans un petit Char, qui
marchant lentement, furent les unes apres les autres rendre hommage
à Cleonisbe. Mais Madame, pour vous
faire comprendre de quelle nature est cét hommage, il faut que vous
sçachiez que ces belles Personnes representent chacune une Fleur,
qu'elles choisissent entre elles selon leur inclination : de sorte
que ces Dames pour marquer la Fleur qu'elles representent, en ont
une Couronne sur la teste, et une autre à la main : leur Chariot en
ayant aussi des Festons tout à l'entour. Et pour achever la
galanterie de cette invention, leurs Habillemens sont de la couleur
des Fleurs qu'elles representent, et les Couronnes qu'elles portent
à la main, sont ratachées d'un noeud d'où partent des Banderolles,
où l'on voit à chacune une espece de Devise, qui convient ou à la
Personne qui la porte, ou à celle qui represente le Soleil. Ainsi
chaque Banderole a une Fleur peinte, et quelques paroles escrites au
dessous : de sorte Madame, que comme en la saison où l'on celebre
cette Feste, on voit presques en ce Païs-là, de toutes sortes de
Fleurs à la fois, je ne pense pas qu'on puisse rien voir de plus
agreable que ce que je vy. Car enfin Madame, ces trente petits Chars
peints et dorez, et ornez de Festons de Fleurs, font un objet
admirable : et ces trente belles Personnes, dont les Habillemens
sont galans et magnifiques, et qui sont toutes couronnées de Fleurs
differentes, sont encore une chose merveilleuse. Elles gardent mesme
cét ordre, d'entremesler les couleurs des Fleurs qu'elles portent, en reglant leurs rangs :
en effet, la premiere qui sortit du Palais pour venir rendre hommage
à Cleonisbe, estoit couronnée de Fleur
d'Orange ; la seconde de Roses ; la troisiesme de Jasmin ; la
quatriesme d'Oeillets ; la cinquiesme de Jonquilles ; la sixiesme de
Fleurs de Grenade ; la septiesme de Lis ; la huictiesme d'Amaranthe
; la neufiesme d'Iris ; et ainsi des autres : de sorte que
ce meslange de Couronnes de Fleurs portées par de belles Dames, fait
un objet le plus galant qu'on se puisse imaginer. Dés que ces petits
Chars arriverent vis à vis du Thrône du Soleil, ces Dames qui
representoient la Fleur dont elles estoient couronnées,
s'inclinerent pour luy rendre hommage : et presentant la Couronne
qu'elles tenoient à la main à un de ces hommes qui estoient aupres
du Thrône, et qui representoient les quatre Saisons, il la reçeut
civilement, et la porta respectueusement au pied du Thrône, gardant
mesme cét ordre, que chacun de ces hommes n'offrit au Soleil, que
les Fleurs dont on voyoit particulierement durant la Saison qu'il
representoit. Ainsi comme il y a de la Fleur d'Orange en Hiver, ce
fut Britomarte qui offrit la Couronne
qui en estoit faite, parce qu'il representoit cette Saison : ce fut
le Prince de Phocée qui offrit celle des Roses, à cause que c'estoit
luy qui representoit le Printempts : ce fut Galathe
qui offrit la Couronne d'Oeillets, parce qu'il representoit l'Estée
: et ce fut Bomilcar qui offrit l'Amaranthe, parce
qu'il representoit l'Automne : car
comme je vous l'ay desja dit Madame, il y a une saison en ce Païs
là, où il s'en faut peu que l'on ne voye des Fleurs de toutes les
saisons ensemble. Cependant à mesme que ces Dames avoient passé
devant le Thrône de Cleonisbe ;
qu'elles l'avoient salüée ; et qu'elles avoient offert leurs
Couronnes ; on les entassoit les unes sur les autres avec tant
d'Art, que lors que la derniere de ces Dames eut offert la sienne ;
il se trouva qu'il y avoit un trophée de Couronnes eslevé à la
gloire de Cleonisbe, dont toutes les Banderoles
estant adroitement mises en dehors, laissoient voir par ce moyen les
divises qui estoient dessus, à ceux qui en estoient assez prés pour
les pouvoir lire. Mais pendant que tous ces petits Chars passoient
devant la Princesse Cleonisbe, et que
celles qui estoient dedans luy rendoient hommage : une Musique
composée de plusieurs Instrumens, imposoit silence au Peuple, qui ne
pouvoit pas faire de confusion à cette Feste, parce qu'il y avoit
des Barrieres à l'entour de la Place qui l'en empeschoient. Le
Soleil mesme n'incommoda point l'Assemblée : car outre qu'on ne
commence cette Ceremonie que lors qu'il commence de s'abaisser, et
que de plus le Palais et les Maisons qui environnent la Place où
elle se fait, sont d'une hauteur si excessive qu'elle en est
presques toute ombragée ; il arriva encore contre la coustume du
Païs, qu'il y eut quelques legers nuages qui le couvrirent : de
sorte qu'on eust dit que ce bel Astre, pour favoriser sa Feste,
vouloit laisser luire Cleonisbe en sa Place. Cependant à mesure que ces
Petits Chars passoient, ils s'alloient ranger aupres de celuy de
Cleonisbe, où elle remonta dés
qu'elle eut reçeu le dernier hommage des Fleurs : les quatre Saisons
faisant porter devant elle ce Trophée de Couronnes qu'elles avoient
formé de toutes celles qu'on luy avoit offertes : apres quoy ces
Saisons la suivirent aussi chacune dans un Chariot magnifique,
r'entrant avec elle dans la Court du Palais, d'où elles ressortirent
en ordre par une porte opposée, pour aller faire le tour de la
Ville. De sorte qu'Onesicrite
reparoissant la premiere, comme representant l'Aurore, les quatre
Saisons suivirent le Soleil ; et les Fleurs les quatre Saisons.
Après la cérémonie, les convives sont invités à une collation,
suivie d'un bal. On admire les devises que portent les trente
dames qui représentent les fleurs. Celle de Glacidie, qui figure
l'amaranthe indique « Je ne change jamais », en hommage à
l'amitié qu'elle porte à Cleonisbe. Une autre dame, nommée
Amathile, vêtue en rose, est tellement éprise de sa beauté
qu'elle a fait inscrire : « Mon règne est court, mais il est
beau ».
En suitte de quoy Cleonisbe estant allée offrir ce
Trophée de Couronnes à un Temple qui estoit à l'extremité de la
Ville, s'en retourna au Palais, où il y eut une Colation
proportionnée à la Feste, car elle ne fut que de Fruits la coustume
ne voulant pas qu'elle soit composée de nulle autre chose Elle ne
laissa pourtant pas d'estre admirablement belle, par la rareté des
Fruits, par leur beauté ; par leur abondance ; par leur diversité ;
et par l'ordre avec lequel ils furent servis. La Colation estant
faite, on passa dans un autre lieu, où je vy la plus belle chose
qu'on se puisse imaginer : car enfin Madame, toute cette belle
Troupe suivie de toute la Cour entra dans une grande Sale, dont la
beauté me surprit plus que je ne sçaurois vous le dire. Imaginez
vous donc Madame, toutes les Murailles de cette Sale, dont le haut est en Dôme, couvertes
d'une Arabesque de Fleurs ; et de voir ce Dôme soûtenu par cent
Pilastres, que les Fleurs dont ils estoient faits, faisoient sembler
estre de Marbre ; et vous imaginerez sans doute que cét objet devoit
estre tres agreable. Mais ce qui le rendoit encore plus beau, c'est
que de ce Dôme pendoient mille Festons, et mille Couronnes de Fleurs
: tontes les Lampes qui devoient esclairer cette admirable Sale, en
estoient ornées en divers endroits, et le Plancher estoit si couvert
de Fleurs d'Orange et de Jasmin ; qu'à peine l'entrevoyoit on. Voila
donc Madame, quel fut le lieu où le Bal qui suivit cette belle
Ceremonie se fit : aussi l'assemblée s'y trouva-t'elle si bien,
qu'elle ne se separa que tard, parce que ce fut moitié Bal, et
moitié conversation. Car comme toutes ces Devises qui estoient
attachées à ces Couronnes de Fleurs, fournissoient assez de sujet de
parler, tous les hommes chercherent selon leur inclination à loüer
celles qui les avoient si bien imaginées : comme en effet il y en
avoit de fort jolies. Mais entre les autres, celle de Glacidie qui avoit voulu representer l'Amaranthe,
ayant extrémement plû au Prince de Phocée, il se mit à la loüer en
parlant à Cleonisbe : et à luy dire que Glacidie avoit eu raison, de choisir cette admirable
Fleur qu'elle avoit voulu representer, puis qu'elle luy avoit donné
lieu de marquer la fermeté de son affection pour elle. Mais est-il
possible, interrompit Mandane, que de ces trente Dames, qui
representoient trente Fleurs, et qui portoient trente Devises, il
n'y en ait pas eu une que vous ayez assez estimée, pour vous obliger
à retenir celle qu'elle portoit ? Pardonnez moy Madame, reprit
Thryteme, et si j'eusse eu l'honneur
de vous voir, peu de jours apres cette belle Feste, j'eusse pû vous
les dire toutes : mais presentement tout ce que je pourray faire
sera de vous en dire une ou deux. Il me semble donc, poursuivit-il,
que celle de Glacidie, qui representoit
l'Amaranthe, estoit conçeuë en ces termes. JE NE CHANGE
JAMAIS
. Car comme cette Fleur a ce privilege de ne perdre
point sa beauté, et de ne se flestrir pas, Glacidie
s'en servit à exprimer la durée de son affection pour Cleonisbe, et la fermeté de son coeur. Apres cela
Madame, je vous diray encore qu'une Fille de qualité nommée Amathilde, qui portoit une Couronne de Roses ce jour
là, et qui estoit alors jeune, belle, et brillante, avoit tellement
la fantaisie de la beauté, qu'elle disoit souvent, qu'elle ne se
soucieroit pas de ne vivre que jusques à vingt ans, pourveû qu'elle
fust assurée d'estre la plus belle Personne du monde : soustenant
mesme hautement, qu'elle eust beaucoup mieux aimé mourir jeune que
de vivre longtemps, puis qu'elle ne le pourroit sans perdre sa
beauté : de sorte que proportionnant sa Devise à son humeur, et au
peu de durée de la Fleur qu'elle representoit, elle estoit telle.
MON REGNE EST COURT, MAIS IL
EST BEAU. Apres cela Madame, vous me dispenserez de vous en dire
davantage : car je suis contraint d'advoüer à ma confusion, que ma
memoire ne m'en fournit plus, quoy que je sçache bi ? que celles que
j'ay oubliées estoient encore plus jolies que celles que je vous ay
dittes.
Lors du bal qui suit la cérémonie du Triomphe du Soleil, les amants
de Cleonisbe et ceux d'Onesicrite rivalisent pour gagner les faveurs
de leurs bien-aimées. Le lendemain, les Gaulois saliens déclarent la
guerre aux Segoregiens. Le prince de Phocée et son armée viennent en
aide au roi Senan, lequel leur est infiniment reconnaissant. Après
cette guerre, Peranius et Bomilcar se lient d'amitié avec Glacidie.
Toutefois, celle-ci décide de rester neutre et de ne favoriser
personne auprès de la princesse. Un jour, la présence d'une jeune
femme nommée Amathilde, obsédée par la jeunesse et la beauté, donne
lieu à une conversation sur le vieillissement. Bomilcar prend le
parti adverse de Peranius, bien qu'il soit injuste. Glacidie
intervient pour dépeindre à Amathilde les aspects positifs du
vieillissement. La conversation en vient progressivement à porter
sur la cérémonie durant laquelle Cleonisbe doit choisir un époux. La
future mariée paraît mélancolique, car elle ne peut se décider. Le
lendemain, Bomilcar et Peranius viennent tous deux trouver Glacidie
en espérant obtenir son soutien. En vain, la jeune femme réitère son
désir de rester neutre dans la concurrence entre les deux rivaux. Le
soir, elle va trouver Cleonisbe, qui lui avoue son aversion pour
Bomilcar et son inclination pour le prince de Phocée.
Après la fête du Triomphe du Soleil, tout le monde participe à un
bal splendide. Les quatre amants de Cleonisbe rivalisent
d'ingéniosité et de persévérance pour accaparer la princesse. De
son côté, Menodore remarque l'insistance avec laquelle le prince
Carimante entretient Onesicrite et le dépit qu'affiche ce
soupirant. Il n'en est toutefois guère heureux, car la jeune
fille paraît distraite. De fait, elle s'est aperçue de la
tristesse de Menodore, auquel elle n'est pas indifférente.
Cependant pour en revenir où j'en estois, je vous diray que le Prince
de Phocée s'estant mis à loüer Glacidie, en parlant
à Cleonisbe ; en verité Madame, luy
dit'il, apres plusieurs autres choses, je trouve Glacidie bienheureuse, d'estre aimée d'une Personne
qui connoist si parfaitement ceux qu'elle aime, et qui proportionne
si equitablement son estime au merite de ceux qui l'aprochent : mais
en mesme temps Madame, je trouve que ceux qui sçavent qu'ils ne la
meritent pas, sont bien malheureux ; et que d'estre contraint de
vivre sans esperance d'estre estimé de vous, est un suplice
effroyable. Ceux qui ne sont pas dignes de mon estime, reprit
Cleonisbe en soûriant, s'en soucient
si peu, qu'il n'y a pas aparence que la privation les en afflige :
c'est pourquoy vous employeriez mal vostre compassion, si vous aviez
pitié des Gens qui ne souffrent point, et que vous ne connoissez
mesme peutestre pas. Je vous assure Madame, reprit-il, que j'en
connois qui ont une aprehension estrange, de ne pouvoir a querir
cette glorieuse estime dont je parle : il faut donc qu'ils ayent
bien mauvaise opinion, ou de moy, ou d'eux mesmes, repliqua. Cleonisbe : je ne
sçay pas, reprit le Prince de Phocée, s'ils ont mauvaise opinion
d'eux, mais je sçay qu'ils l'ont tres bonne de vous. Comme Cleonisbe alloit respondre, Bomilcar
suivant la liberté du Bal, la vint prendre à Danser, ce qui fascha
sensiblement le Prince de Phocée, quoy qu'il n'eust aucun droit de
s'en irriter. Il ne fut pourtant pas longtemps sans s'en vanger de
la mesme façon : car apres que Cleonisbe eut
dancé, comme il vit que Bomilcar
l'entretenoit, il pria Glacidie de le
prendre sans luy en dire la raison : mais dés qu'il eut remis
Glacidie à sa place, il fut prendre
Cleonisbe, et l'oster à Bomilcar, comme Bomilcar la luy
avoit ostée. Cependant Galathe, et Britomarte, qui avoient aussi leurs pretentions,
remarquerent aisément de quel air Bomilcar, et le
Prince de Phocée avoient agy en cette rencontre : de sorte que pour
leur nuire esgallement à tous deux, et pour s'obliger eux mesmes,
ils s'aprocherent de la Princesse, et ne la quitterent plus : si
bien que de tout le reste du soir, pas un des quatre ne luy pût
parler en particulier. Quoy que le Prince de Phocée soit tout à fait
Maistre de luy mesme quand il le veut estre, si ce n'est quand il
est amoureux : il parla peu, de peur de parler trop, et d'en dire
plus qu'il ne vouloir que sa Maistresse, et ses Rivaux n'en
sçeussent. Mais pour Bomilcar il parla
davantage, et dit mesme plusieurs choses, qui firent comprendre à
Cleonisbe, qu'il croyoit que le
Prince de Phocée fust amoureux d'elle, quoy qu'il n'en dit pourtant
aucune dont elle se pûst fâcher, ny
luy aussi. Pour Britomarte, qui avoit l'esprit plus
sincere, et plus incapable de chercher un sens caché à ce qu'on
disoit, il n'y prenoit pas garde de si prés mais pour Galathe le Prince de Phocée remarqua aisément qu'il
entendoit Bomilcar aussi bien que luy, et que sa
passion ne luy estoit pas inconnuë. D'autre part, Menodore n'estoit pas sans inquietude, car le Prince
Carimante, qui avoit assurément
trouvé ce jour la l'Aurore plus belle que le Soleil, estoit aupres
d'Onasicrite, et l'entretenoit avec beaucoup d'attention et de
plaisir, sans que Menodore l'osast interrompre. Onesicrite qui remarquoit l'inquietude de Menodore, eust bien voulu pouvoir rompre cét
entretien, mais il n'y avoit pas d'aparence qu'elle pûst avoir de
l'incivilité pour le Fils d'un Roy qui leur avoit donné un Azile :
de sorte que ne souffrant guere moins que Menodore,
Carimante s'aperçeut qu'elle avoit
l'esprit distrait en luy parlant, et en devina mesme le sujet. Il ne
voulut pourtant pas faire connoistre a Onesicrite qu'il connoissoit la cause de cette legere
inquietude qui paroissoit malgré elle dans ses yeux, et dans son
esprit : au contraire voulant luy en attribuer une autre ; je voy
bien Madame, luy dit-il, que nos divertissemens ne vous plaisent pas
tant que ceux de vostre Païs, et que leur simplicité est trop peu
spirituelle, et trop peu galante pour vous. Joint, adjousta-t'il,
que vous avez encore un juste sujet de vous pleindre du sort qui
preside à la Feste que nous celebrons aujourd'huy : car enfin c'estoit à vous à estre à
la place de Cleonisbe. Ha Seigneur, reprit
Onesicrite, vous me faites le plus
grand tort du monde de penser que je ne sois pas infiniment
satisfaite de tout ce que je voy icy ! et vous estes mesme fort
injuste, de dire que je devois occuper la place de la Princesse ;
estant certain que vous seriez bien plus equitable, si vous disiez
que je ne merite pas celle que je tiens. En effet adjousta-t'elle,
l'Aurore est une si belle chose, qu'on peut dire que j'ay eu
beaucoup de vanité d'oser entreprendre de la representer. Pour moy,
repliqua Carimante, je soustiens hardiment que
si l'Aurore estoit aussi belle que vous, elle auroit plus de
Sacrifices que le Soleil ; aussi veux-je croire, adjousta-t'il en
soûriant, que vous ne parlez comme vous faites, que parce que vous
ne la voyez pas souvent. Il est vray, repliqua Onesicrite, que je voy plus souvent le Soleil que
l'Aurore : et que je pourrois mesme juger plus equitablement de la
beauté de la Nuit que de la sienne. Cessez donc, reprit Carimante, de vous faire une injustice, et croye de
vous ce que j'en croy, si vous voulez estre equitable. Mais de
grace, poursuivit-il en croyant que vous estes la plus belle, et la
plus aimable Personne du monde, croyez en mesme temps que je suis
l'homme de toute la Terre, qui vous admire le plus. Je voudrois bien
Seigneur, poursuivit elle, pouvoir me laisser persuader ce que vous
dittes : mais dés que je tourne les yeux sur tant de belles
Personnes qui sont icy, et que je me souviens du peu de beauté que mon Miroir me fait
voir tous les jours sur mon visage, il n'y a pas moyen que je me
donne la joye de me laisser tromper agreablement par vos flatteries
: de sorte Seigneur, que me trouvant contrainte de ne vous croire
point, j'ay la douleur de voir que je ne puis jamais estre ce que
vous dittes que je suis. Madame, interrompit Carimante, si vous n'avez jamais d'autre douleur que
celle de ne vous trouver pas assez aimable, vous serez toûjours la
plus heureuse Personne du monde ! Eh veüillent les Dieux
adjousta-t'il, que vous puissiez aussi bien connoistre ceux qui vous
aiment, que vous connoissez les charmes qui les forcent de vous
aimer ! Carimante prononça ces paroles avec
tant de vehemence, qu'il fut aisé à Onesicrite de
prevoir que la passion de ce Prince luy donneroit de la peine. Mais
comme elle n'y vouloit pas respondre, et que le hazard fit
qu'Amathilde apres avoir dancé, vint se
mettre aupres d'elle, sit si bien qu'elle la mit de la conversation,
où Menodore se mesla aussi : mais avec
tant de chagrin dans l'esprit, qu'il estoit aisé de connoistre que
cette Feste ne luy donnoit pas grande joye. Cependant Cleonisbe ayant à l'entour d'elle le Prince de Phocée,
Bomilcar, Galathe,
et Britomarte, connut si clairement les
sentimens les plus cachez de leur coeur, qu'elle en eut de
l'inquietude : elle remarqua mesme qu'encore que ces quatre Rivaux
cuffent de l'aversion l'un pour l'autre, il y en avoit une beaucoup
plus puissante entre Bomilcar
et le Prince de Phocée, qu'ils n'en
avoient pour leur autres Rivaux, ny que les autres n'en avoient pour
eux, quoy qu'elle remarquast pourtant qu'ils s'estimoient
infiniment. De plus, Glacidie, qu'elle
avoit apellée aupres d'elle, le connut aussi comme elle le
connoissoit : ainsi cette Feste des Fleurs servit à faire accroistre
de beaucoup l'amour et la jalousie entre tous ces Rivaux, et à faire
connoistre leurs sentimens à Cleonisbe. Mais
enfin, l'heure de se retirer estant venuë, cette belle Compagnie se
separa : chacun emportant dans son coeur des sentimens bien
differens.
Le lendemain du bal, on apprend que les Gaulois Saliens ont
envahi le territoire des Segoregiens. Peranius voit dans cette
guerre une occasion inestimable de s'illustrer et de témoigner
sa reconnaissance au roi Senan. De fait, il engage tous les
Phocéens, excepté les femmes, les enfants et les vieillards,
dans ce conflit. L'issue de la guerre est favorable. Tous les
amants de Cleonisbe et d'Onesicrite y ont fait des prouesses.
Toutefois, le roi se sent particulièrement redevable au prince
de Phocée et à son armée.
Au reste Madame, comme c'est l'ordinaire des choses du monde, que la
joye et la douleur se succedent, on eut nouvelle le lendemain que
les Gaulois Saliens, qui touchent les Segoregiens, et qui armoient
sur le pretexte de vouloir faire la Guerre aux Tectosages, avoient
fait une irruption sur la Frontiere, et s'estoient emparez d'un
Chasteau assez considerable. De sorte que le Roy qui n'avoit point
de Troupes que celles qui estoient dans ses Places, se trouva un peu
surpris : neantmoins comme tous les Gaulois naissent Soldats, on
peut dire qu'il ne faut que les assembler pour pouvoir se vanter
d'avoir une Armée aguerrie. D'ailleurs, le Prince de Phocée qui ne
voulut pas perdre une si favorable occasion, de signaler son zele et
son courage, fut offrir au Roy tous les Grecs qui habitoient sa
nouvelle Ville : luy disant qu'il estoit bien juste que des Gens
qu'il avoit sauvez du naufrage, exposasseut leur vie pour son service ; et en effet le Roy
esperant beaucoup de secours de nous, parce que nous estions mieux
armez que ses Sujets, et mieux aussi que ses ennemis ne le pouvoient
estre, il accepta l'offre du Prince de Phocée, dont Bomilcar ne fut pas trop aise, non plus que Galathe, et Britomarte.
Neantmoins comme le temps où la Princesse Cleonisbe devoit choisir celuy qu'elle devoit espouser
estoit fort proche, ils ne creurent pas que le Prince de Phocée en
pûst avoir assez, pour se mettre en estat de pouvoir estre choisi,
ny que la Princesse mesme l'osast faire, quand elle en eust eu la
volonté. Car enfin Madame, quoy que la Loy en donne le pouvoir à
celle qui choisit, pour l'ordinaire elle ne choisit que celuy qu'on
luy ordonne. Mais pour ne m'arrester pas long temps en cét endroit,
je vous diray que le Prince de Phocée eut une telle envie de servir
le Roy des Segoregiens qu'il ne laissa à Marseille, que les Femmes,
les Vieillards, et les Enfans : contraignant tous les autres de quel
que profession, et de quelque qualite qu'ils fussent, à prendre les
Armes, et à le suivre, quoy que nostre nouvelle Ville ne fust pas
encore achevée. D'ailleurs, le Roy, Carimante, Bomilcar, Galathe, et Britomarte, assemblant diligement le plus de Gens
qu'ils purent, firent une Armée assez considerable : mais comme nous
sçavions un peu mieux l'Art Militaire qu'eux, à la reserve de
Bomilcar ; le Prince de Phocée aquit
beaucoup de reputation au premier Conseil de Guerre où il se trouva.
Sfurius, et Menodore,
servirent aussi dignement en cette occasion : mais enfin Madame,
sans m'amuser à vous particulariser une Guerre qui ne dura que
quinze jours, je vous diray que l'Armée marcha contre les Ennemis ;
que le Roy reprit le Chasteau qu'ils avoient pris, qu'il les deffit
; et qu'entrant dans leur Païs, il les força à demander la Pais
qu'ils avoient rompuë : car suivant le naturel de cette Nation, ils
s'apaisent, et s'irritent facilement ; et ceux qui feroient un grand
fondement sur leurs divisions s'y trouveroient fort souvent trompez.
Cependant Madame, j'ay à vous dire que le Prince de Phocée fit des
choses si admirables, qu'il en aquit la reputation d'estre un des
plus vaillans Princes du monde : Bomilcar en fit
aussi de si merveilleuses que le Prince de Phocée l'estima autant
que Bomilcar l'estimoit : mais au lieu que
cette estime devoit diminuer l'aversion qu'ils avoient l'un pour
l'autre, leur haine en augmenta encore. Britomarte se signala aussi en cette occasion, aussi
bien que Galathe : Caramante, et Menodore, combatirent comme des Gens qui vouloient
chacun en leur particulier que la Renommée parlast avantageusement
d'eux à Onesicrite : et je puis vous assurer
Madame, que tous ces Princes retournerent chargez de gloire aupres
de Cleonisbe. Aussi leur dit-elle
galamment, lors qu'elle les vit, qu'encore que les Lauriers fussent
fort abondans en son Païs, elle ne croyoit pas qu'il y en eust assez
pour leur faire autant de Couronnes qu'ils en meritoient. Cependant
malgré l'aversion du Prince de
Phocée, et de Bomilcar, ils parlerent dignement l'un
de l'autre, et rendirent une esgale justice à leur valeur. Mais pour
Galathe, dont les sentimens estoient
differens, et qui croyoit qu'on ne devoit jamais loüer un Rival, il
n'en parloit point, et donnoit toutes ses loüanges au Prince Carimante. Pour Britomarte, comme
il est sincere, il dit les choses comme il les connoissoit ; joint
que croyant que ce seroit luy qui seroit choisi, parce qu'il estoit
du Païs, comme il avoit plus d'esperance, il avoit moins de
jalousie. Mais ce qui fut le plus avantageux au Prince de Phocée,
fut que le Roy creût effectivement luy devoir le bon succés de cette
Guerre, non seulement par sa propre valeur, mais encore par celle de
ses Troupes : en effet tous ceux de qui elles se trouvent composées,
eurent une telle envie de tesmoigner leur reconnoissance au Roy, qui
leur avoit donné un Azile si agreable, qu'ils sirent ce qu'on ne
sçauroit s'imaginer : aussi en parla t'il si avantageusement à
Cleonisbe, qu'elle creût estre
obligée d'en parler au Prince de Phocée. Mais comme il n'y a jamais
eu d'homme qui ait eu plus souverainement que luy, cette modestie
qui est une marque infaillible de la valeur heroique ; il rejetta si
respectueusement les loüanges qu'elle luy donna ; et il luy en donna
d'autres d'une maniere si passionnée, qu'elle se repentit de l'avoir
loüé, quoy qu'elle ne se repentist pas de l'avoir estimé, et qu'au
contraire elle l'en estimast davantage.
Depuis la fin de la guerre, Glacidie s'est liée d'une grande
amitié à la fois avec Peranius et avec Bomilcar. Elle parvient à
maintenir une certaine sérénité entre les deux rivaux, qui sans
son entregent, se seraient peut-être entretués. Un jour, alors
que Glacidie, légèrement malade, est contrainte de garder le
lit, ses amis, ainsi qu'Amathilde viennent lui rendre
visite.
Mais Madame il faut que je vous die
avant toutes choses, que depuis nostre retour, il se lia une amitié
si forte entre le Prince de Phocée, et Glacidie,
et Bomilcar, qu'on peut dire que Cleonisbe ne l'aimoit pas plus, que ce deux Rivaux
l'aimoient ; et qu'elle n'aimoit aussi guere plus Cleonisbe qu'elle les aimoit. On eust dit mesme que la
Fortune vouloit que la chose fust ainsi : car elle fit naistre vingt
occasions differentes, où ils l'obligerent de façon, qu'elle n'eust
pû refuser son amitié à, pas un des deux sans ingratitude. Apres
cela Madame, vous jugez bien qu'à moins que d'avoir une prudence
extréme, il n'estoit pas aisé d'estre longtemps Amie de deux hommes
qui estoient Rivaux, ennemis, et ambitieux : qui souhaitoient tous
deux les mesmes choses, et qui sembloient ne pouvoir estre heureux
qu'en s'entre-destruisant : cependant Glacidie
en a usé si admirablement, qu'elle n'a jamais esté broüillée avec
pas un d'eux. En effet elle a gardé une fidellité si exacte, et à
l'un, et l'autre ; et a tousjours esté si fidelle à Cleonisbe ; qu'encore qu'elle ait sçeu ce que cette
Princesse pensoit du Prince de Phocée, et de Bomilcar
; qu'elle n'ait pas ignoré ce que ces deux Rivaux pensoient l'un de
l'autre ; et qu'elle ait encore sçeu quelle estoit la passion qu'ils
avoient dans l'ame ; elle n'a jamais rien dit que ce qui pouvoit
contribuer à leur repos, et à leur gloire ; agissant mesme avec tant
d'exactitude, qu'elle ne leur a jamais donné lieu de deviner les
sentimens qu'elle vouloit cacher : et je puis assurer que sans elle il seroit arrivé quelque estrange
malheur entre deux hommes dont l'amour et la haine estoient presques
également fortes. Mais ils la respectoient tellement, que lors
qu'ils se rencontroient chez elle, ils y vivoient aussi civilement
que s'ils eussent esté Amis. Ils avoient pourtant bien de la peine à
estre d'un mesme sentiment : mais comme le Prince de Phocée est
assez froid, quand il le veut estre, il disputoit doucement, afin
d'avoir du moins la satisfaction de n'estre pas de l'advis de son
Rival, puis qu'il ne pouvoit avoir celle de le quereller
ouvertement. Il me souvient d'un jour entre les autres, où j'eus
lieu de remarquer admirablement cette antipatie qui est entre deux
Rivaux : car Madame, il faut que vous sçachiez que Glacidie s'estant trouvée un matin assez mal pour ne
s'habiller pas, et pour garder la chambre, eut fort bonne compagnie
chez elle : mais entre les autres Amathilde dont je
vous ay desja parlé, y fut une grande partie de l'apresdisnée. Je
pense Madame, que vous n'avez pas oublié que je vous l'ay despeinte
belle, jeune, et brillante ; que je vous ay dit que c'estoit elle
qui estoit couronnée de Roses, le jour de la Feste des Fleurs ; et
que la fantaisie de la beauté estoit alors si fort dans sou esprit,
qu'elle ne pouvoit concevoir qu'on deust vivre apres l'avoir perduë,
ny qu'on deust par consequent souhaiter de vivre longtemps, si ce
n'estoit que par un privilege particulier on pûst estre vieille et
belle. Mais avant que de vous dire cette conversation que je vous veux raconter, parce qu'elle servit
à me faire connoistre quelle est l'aversion, que la jalousie et
l'amour mettent dans le coeur des Rivaux les plus raisonnables, il
faut que je vous despeigne Amathilde un peu
plus particulierement : et que je vous die que non seulement elle ne
pouvoit concevoir qu'on pûst vivre apres qu'on n'estoit plus belle ;
mais qu'elle estoit encore de l'humeur de celles qui parce qu'elles
n'ont que seize ou dix-sept ans, mettent la vieillesse dans leur
imagination, dés que l'on en a vingt-quatre, ou vingt-cinq, et qui
sont tellement aveuglées de la jeunesse qu'elles possedent, qu'elles
parlent de celles qui ont cinq on six ans plus qu'elles, comme si
elles estoient d'un autre Siecle ; qu'elles n'eussent plus de part à
la beauté ; et qu'elles ne deussent pretendre tout au plus, qu'à la
gloire d'avoir esté belles. Cependant Amathilde ne laissoit pas d'estre infiniment aimable,
avant l'accident qui luy est arrivé : car enfin il est peu de plus
grandes beautez qu'estoit celle de cette jeune Personne. Apres cela
Madame, je Vous diray qu'Amathilde estant
venuë chez Glacidie comme j'y entrois ; je suis
tesmoin de la conversation que je m'en vay vous raconter. A peine y
fut elle entrée, que Bomilcar y entra,
qui s'interessant extrémement à la santé de Glacidie,
s'en informa soigneusement. Mais Amathilde sans
donner loisir à Glacidie de respondre, prit la parole,
et dit à Bomilcar que puis que le mal de
Glacidie ne l'avoit point changée,
elle n'estoit assurément guere
malade, et n'estoit par consequent guere à pleindre. Car pour moy
(dit elle suivant son humeur- et son enjoüement) je ne mesure jamais
ma compassion qu'au changement du visage de mes Amies quand elles
sont malades : c'est pourquoy puis que Glacidie
n'a ny le teint jaune, ny les yeux batus, ny l'air du visage
melancolique, et qu'elle n'a de toutes les marques de maladie, que
je ne sçay quelle petite langueur qui sied bien, songeons plustost à
la divertir qu'à la pleindre : puis que selon mon sentiment, quand
on a un mal qui n'oste ny la beauté, ny l'embonpoint, on n'est pas
trop malheureuse. Il est pourtant certains maux, repliquay-je, qui
sont courts et violens, et qui n'ont poit de peril, qui meritent
quelque compassion, parce qu'ils sont fort douloureux. Quoy qu'il en
soit, dit elle, ce que je dis est mon sentiment : quand on a
beaucoup à perdre comme vous, reprit Bomilcar,
je conçois bien qu'on craint les maux qui en une nuit flestrissent
plus de Lis et plus de Roses sur un beau teint, que le Printemps
n'en peut faire esclorre. Pour moy, interrompit Glacidie, il s'en faut peu que pour guerir Amathilde de la passion qu'elle a pour sa propre
beauté, je ne luy desire pour huit jours seulement, une de ces
maladies qui n'ont point de nom : où sans fiévre, et sans douleur,
on amaigrit de moment en moment ; où l'on devient jaune, et verte ;
où les yeux s'enfonçent dans la teste ; où les levres deviennent
pasles ; et où il se fait enfin un changement ai subit, que de belle on devient laide. Ha
Glacidie (s'escria-t'elle, avec le
plus agreable chagrin de la terre) vous me faites la plus grande
frayeur du monde ! car il me semble que vous me donnez cette
terrible maladie, en me la souhaitant : et que je sens desja je ne
sçay quoy que je ne sçaurois dire, qui doit pour le moins m'avoir
fait changer de couleur. Amathilde en disant
cela se leva, et fut se regarder à un Miroir, comme si ç'eust esté
pour s'esclaircir si ce qu'elle disoit estoit vray, quoy que ce ne
fust que pour racommoder quelque chose à sa coiffure : apres quoy,
s'estant remise à sa place, graces aux Dieux, dit-elle à Glacidie, vostre sauhait n'est pas encore accomply, et
je veux mesme esperer qu'il ne s'accomplira pas. Mais pour vous
empescher d'en faire souvent de semblables, sçachez s'il vous
plaist, cruelle Glacidie, que si ce malheur que vous
me souhaitez m'arrive, je ne m en prendray qu'à vous : car tomme je
n'ay jamais esté malade qu'une fois, il me semble que j'ay un assez
grand fond de santé, pour croire qu'à moins que de m'empoisonner, je
ne puis jamais avoir aucun mal. Mais celuy que vous eustes,
repris-je, fut-il de ceux qui changent terriblement ? au contraire,
repliqua Amathilde en riant, il me fie le plus
grand bien du monde : car comme l'estois alors un peu trop rouge, il
me fit justement devenir aussi pasle qu'il faloit pour n'estre pas
mal, et ne me changea qu'a mon avantage. C'est estre bien heureuse,
reprit Bomilcar, que d'estre malade pour en devenir plus belle.
Elle a pourtant beau faire, repliqua Glacidie,
car cette mesme santé qui la fait si belle à dix-sept ans, sera
cause qu'on la verra laide quelque jour, puis qu'elle la fera pour
le moins vivre un Siecle. Ha Glacidie, reprit
Amathilde, que vous estes une cruelle
Personne, de me presager un si grand malheur ! quoy, m'escriay-je
fort supris, vous apellez malheur de vivre un Siecle ! comme elle
alloit respondre, le Prince de Phocée entra, et un instant apres
Britomarte, et Galathe.
Glacidie raille l'appréhension qu'Amathilde témoigne à l'idée de
vieillir. Une conversation s'engage à ce propos. Les amants de
Cleonisbe font tout ce qui est en leur possible pour se
contredire mutuellement, si bien que la conversation prend un
tour presque ridicule. Glacidie intervient pour rétablir le
calme. Elle avertit Amathilde que la crainte du vieillissement
est un réel danger, car personne n'y échappe. La jeune fille,
bien qu'incrédule, aimerait pouvoir croire Cleonisbe. Cette
dernière lui énonce ensuite les nombreux avantages de la
vieillesse. A ce moment, une dame âgée et affreuse entre dans la
pièce. En la voyant, Amathilde est contrainte de sortir, ne
pouvant se ranger à l'avis de Glacidie.
Mais comme la guerre que Glacidie faisoit à
Amathilde estoit trop agreable pour
la finir si tost ; et que d'ailleurs elle fut bien aise que cette
conversation fust de choses enjoüées, afin d'empescher ces quatre
Rivaux d'en lier une plus serieuse qui les auroit peutestre
embarrassez. elle la recommença : et prenant la parole, en regardant
ceux qui venoient d'arriver, elle leur dit le sujet de la
contestation, et la pleinte qu'Amathilde faisoit
d'elle, de ce qu'elle luy avoit predit qu'elle vivroit un Siecle. Si
on vivoit un Siecle sans changer, reprit-elle, et qu'on demeurast
tousjours comme on est à dix huit ans, j'aurois patience : mais de
m'imaginer sans douleur qu'il est possible que je devienne, ce qu'il
faudroit que je devinsse si je vieillissois, c'est ce qui n'est pas
en mon pouvoir. Cependant, repliqua Glacidie, je vous
declare que vous ne serez jamais plus belle que vous estes : et que
dans quelques années, il n'y aura pas un instant de vostre vie qui
ne vous desrobe quelque chose. Pour
moy, dit le Prince de Phocée, je croy que c'est une grande prudence
de se preparer à ce malheur, et de s'y resoudre. A peine eut-il dit
cela, que quoy que ce fust le sentiment de Bomilcar,
il s'y opposa comme si ç'eust esté seulement pour se ranger de ce
luy d'Amathilde, quoy que ce ne fust que
pour n'estre pas de celuy du Prince de Phocée. Et ce qu'il y eut de
rare, fut que Galathe, et Britomarte, par un mesme sentiment de jalousie et
d'amour, ne songerent pas tant à chercher la raison de ce qu'ils
vouloient dire, qu'à n'estre pas de l'advis des deux autres. Ainsi
le Prince de Phocée pensoit aveque soin à n'estre pas de celuy de
Bomilcar ; de Britomarte ; et de Galathe : Bomilcar songeoit aussi à contrarier le Prince de
Phocée ; Galathe ; et Britomarte : Galathe de son costé
employoit tout son esprit à contredire Britomarte ; Bomilcar ; et le
Prince de Phocée : et Britomarte
s'occupoit tout entier à ne paroistre pas de l'opinion de Galathe ; du Prince de Phocée ; et de Bomilcar. Ainsi quoy qu'il semble qu'on ne puisse
guere avoir que deux sentimens opposez sur une mesme chose ; ils
trouverent pourtant moyen d'en imaginer quatre qui estoient si
differens, qu'on pouvoit dire qu'ils estoient esgallement opposez
les uns aux autres : si bien que cela fit durant quelque temps, une
conversation la plus bizarre du monde. Car à peine un de ces Rivaux
avoit il dit une raison, pour soustenir l'opinion dont il estoit,
que les trois autres s'empressoient à le contredire : mais comme ils se contredisoient
par des raisons differentes, parce que leurs advis estoient
differens, la dispute s'embroüilla d'une si plaisante façon, qu'à
peine s'entendoient ils. De sorte que Glacidie,
Amathilde, et moy, ne pusmes nous
empescher d'en rire : et eux mesmes s'en estant aperçeus, en rirent
aussi bien que nous. Cependant pour redonner quelque ordre à la
dispute. Glacidie leur imposa silence ; et leur
dit que dans le dessein qu'elle avoit de corriger Amathilde, il ne faloit pas que tant de Gens luy
parlassent à la fois : et qu'il suffiroit qu'apres qu'elle l'auroit
accusée de toutes les foiblesses dont elle la trouvoit coupable, et
qu'elle se seroit deffenduë, ils dissent ce qu'il leur en
sembleroit. Mais encore, interrompit Amathilde, que me pouvez vous reprocher ? je vous
reproche, repliqua Glacidie, l'erreur
où vous estes de croire qu'il ne faille vivre que cinq ou six ans :
car enfin selon vous, on ne commence à vivre qu'à quinze, et on
meurt dés qu'on commence d'estre moins belle. Il est vray,
respondit-elle, que cét âge où la beauté n'est point formée, et où
l'on ne s'occupe qu'à des bagatelles, ne doit pas estre reputé
heureux : non plus que celuy où la jeunesse et la beauté, commençant
d'abandonner celles qui en ont, commence de les priver des seules
choses qui rendent la vie agreable. Mais de grace, reprit Glacidie, examinons exactement vos Maximes : et
considerons je vous en conjure, combien peu vous avez vescu heureuse
jusques icy, et combien peu vous
avez à vivre. Car enfin selon vos sentimens, vostre vie n'a commencé
qu'à quinze ans, encore sçay-je bien que vous n'avez pas vescu avec
une entiere satisfaction : car je me souviens que vous ne vous
trouviez pas assez grasse en ce temps-là et que vous craigniez mesme
de n'estre pas assez grande. Mais aujourd'huy que vostre taille est
admirable, et que vostre embonpoint est merveilleux, n'est-il pas
vray que pour peu qu'il augmente, vous aurez autant de peur d'estre
trop grasse, que vous en aviez d'estre trop maigre ? mais quand cela
ne seroit pas, il est tousjours certain, que puis que vous mettez la
vieillesse à vingt-cinq ans, vostre jeunesse passera bien tost. De
sorte que si vous ostez du temps que vous avez vescu, et de celuy
que vous vivrez jusques à ce que vostre beauté diminuë, les jours où
vous aurez mal dormy ; ceux où vous aurez porté quelque habillement
qui n'aura pas esté tout à fait bien ; ceux où vous n'aurez pas esté
coiffée avantageusement ; ceux où vous n'aurez veû personne ; ou
ceux où vous aurez veû des Gens à qui vous ne vous serez pas souciée
de plaire ; il se trouvera que vostre vie aura esté si courte, qu'à
peine aura t'elle duré une année entiere. Quand je vous concederois
ce que vous dites, repliqua Amathilde, je ne
changerois pas d'advis : car enfin, puis que le plus bel âge de la
vie ne peut estre tout à fait agreable, comment voulez vous que je
vous accorde que la vieillesse soit une chose à desirer ? Pour moy
je vous le dis ingenûment, je suis
si persuadée du contraire, qu'encore que je n'aye guere de beauté,
je ne souhaite de vivre que jusques à certain temps, où l'on ne me
puisse pas mettre au rang de celles qui n'en ont plus du tout Car
quand je m'imagine seulement, que le mesme Miroir qui me fait voir
quelques marques de jeunesse sur mon visage, m'y feroit voir toutes
celles que la vieillesse aporte si je vivois long temps ; la mort
avancée me paroist un bien tout à fait souhaitable : et pour moy je
vous declare, que quand je songe à la difference qu'il y a d'une
Fille de quinze ans, à une Femme de soixante, j'ay bien moins de
peine à me resoudre à mourir à vingt, qu'à aller seulement jusques à
cinquante. Je vous ay desja dit, repliqua Glacidie,
que la mesme santé qui vous fait aujourd'huy si belle, vous fera
vivre prés d'un Siecle : et qu'ainsi vous n'avez qu'à vous preparer
à n'estre plus ny belle ny jeune. Ha si ce malheur m'arrive,
repliqua-t'elle, je casseray tous mes Miroirs, je fuïray autant le
monde qu'il me fuïra ; et je pense mesme que je ne vous regarderay
plus, de peur de me voir dans vos yeux : car enfin mon imagination
ne peut souffrir cette estrange Metamorphose. J'ay mesme assez de
peine, adjousta-t'elle, à endurer dans le monde ces Meres et ces
Tantes, qui menent leurs Filles et leurs Nieces en Compagnie et
comment voudriez vous donc que je me pusse endurer moy mesme ? Si ce
changement arrivoit tout d'un coup (repliqua Glacidie
en riant aussi bien que nous de ce qu'Amathilde venoit de dire) j'advouë que cela seroit surprenant : en effet,
adjousta-t'elle, si apres vous estre couchée le soir. jeune et belle
comme vous estes, vous alliez vous lever le lendemain au matin,
vieille, et laide, je serois contrainte de vous permettre de casser
quelques Miroirs : mais Amathilde cela
n'arrivera pas ainsi : et dés que vous serez venuë au point où la
beauté commence de diminuer, chaque instant, comme je le disois
tantost, vous en dérobera quelque chose : de sorte que comme ce
changement arrivera imperceptiblement, et que vous croirez vous voir
chaque jour, ce que vous vous serez veuë celuy qui aura precedé,
vous vous trouverez insensiblement changée : et vous vous trouverez
mesme accoustumée à l'estre. Ha Glacidie, reprit
elle, cela ne peut jamais arriver ! et j'aime mesme beaucoup mieux
mourir jeune, que cela m'arrive. En effet, quel plaisir pourrois-je
trouver en un âge, ou tout ce que je fais aujourd'huy seroit
ridicule à faire ; où il faut changer de forme de vie ; où le monde
vous fuit ; où l'on change d'habillemens, et de coiffure ; et où le
choix des couleurs n'est mesme plus permis ? Non non Glacidie, je ne sçaurois m'y resoudre : car enfin quoy
que vous me reprochiez que je veüille que celles qui ont vingt-cinq
ans, commencent desja d'agir comme si elles n'estoient plus jeunes ;
je suis contrainte d'advoüer que je ne conçois point comment on peut
se resoudre à changer de forme de vie, et à renoncer à tous les
plaisirs : et si vous voulez que je vous ouvre mon coeur, je vous diray ingenûment que
si je vivois longtemps, je ne serois pas seulement exposée à estre
laide, je le serois encore à estre ridicule : puis qu'il est vray
que je suis persuadée que je dancerois à soixante ans, quand mesme
devrois dancer toute seule ; que je porterois des Pierreries, et de
l'Incarnat je jusques à la mort ; et que je ferois enfin tout ce que
je fais aujourd'huy : car à parler sincerement, je ne sçache nulle
autre chose à faire qui me pûst divertir. Sans mentir, dit Glacidie en riant, vous estes admirable de parler
comme vous faites : cependant j'ay à vous dire, pour vous oster de
l'aprehension où vous estes de dancer à soixante ans, que comme vous
ne vous divertissez plus des mesmes choses qui vous divertissoient
dans vostre enfance, vous ne vous divertirez plus aussi un jour de
ce qui vous divertit aujourd'huy : ainsi changeant de plaisirs, en
changeant de visage, vous trouverez malgré vous quelque douceur à
vivre, apres avoir perdu vostre beauté : car en mon particulier, je
conçoy bien que si je vay jusques à la derniere vieillesse, je
souhaiteray encore de vivre, quand mesme il n'y auroit plus d'autres
plaisirs pour moy, que de voir esclorre des Roses, et de sentir de
la Fleur d'Orange et du Jasmin. Au reste, adjousta-t'elle, puis que
la vieillesse vous fait tant de peur, ne la donnez pas si
promptement aux autres : et songez qu'il y a des Femmes qui sont
bien souvent plus belles à vingt-cinq ans qu'à quinze. Cessez donc,
je vous en conjure, pour vostre interest, d'en parler comme vous faites bien souvent : car
pour l'ordinaire, quand vous estes quatre ou cinq jeunes Personnes
ensemble, vous parlez comme si vous deviez tousjours n'avoir que
dix-sept ans. Cependant le temps que vous employez à dire celle-cy
n'est plus belle, et celle-là n'est plus jeune, vous aproche de
celuy où vous ne le serez plus vous mesme. Mais de grace, reprit
Amathilde, enseignez moy donc comment
il faut vivre ? il faut, reprit Glacidie, jouir de
la jeunesse et de la beauté, comme de deux choses qu'on doit perdre
infailliblement : et il faut mesme se mettre en estat de pouvoir
encore estre aimable, quand on les aura perdues. Je veux pourtant
bien qu'on en jouisse avec plaisir : mais je veux que ce soit sans
orgueil, et qu'on les puisse perdre sans se desesperer. Je consens
encore, poursuivit-elle qu'on gouste tous les avantages de la
jeunesse : mais je veux que ce soit sans blasmer celes qui ne l'ont
plus, puis que c'est selon mon sens, la plus folle, et la plus
injuste chose du monde. Car enfin, s'il est permis d'establir
quelque Loy à ceux qui veulent se moquer impunément des autres, il
faut que ce soit celle de ne railler que des choses qu'on ne leur
pourra jamais reprocher. En effet, adjousta-t'elle, si vous vous
divertissez aux despens d'un stupide, vous qui avez tant d'esprit,
vous le faites sans craindre qu'on vous le puisse rendre, et ainsi
de cent autres choses : mais de vous moquer de ce qu'une Femme est
moins belle qu'elle n'estoit, et de ce qu'elle n'est plus jeune ;
et de vous en moquer, avec la
certitude que vous serez un jour ce qu'elle est ; c'est ce que je ne
sçaurois endurer, si ce n'est que celles qui ne sont plus jeunes,
agissent comme si elles l'estoient. Car enfin quand on arrive à cét
âge qui est entre la jeunesse et la vieillesse, et où il semble
qu'on ait encore le choix de passer pour jeune ou pour vieille,
selon l'humeur dont on est ; je veux qu'on panche plus vers la
retenuë, que vers l'enjoüement : mais je ne veux pas toutesfois
qu'on se desespere, ny qu'on passe l'extreme de joye a de l'extréme
chagrin. Je veux donc qu'on renonce à toutes ces choses qui sont de
si mauvaise grace quand on est plus jeune : je veux qu'on soit
propre sans estre parée : qu'on ait le plaisir de la conversation
raisonnable ; qu'on ne songe plus à aquerir des Amans, mais qu'on
pense a conserver ses Amis : qu'on ait la liberté de se promener :
qu'on ait encore des yeux pour les beaux objets, et des oreilles
pour la Musique, quand une occasion de bienseance s'en presente.
Ainsi Amathilde ne vous ostant presques que
quelques Rubans, et que quelques Amans, dont la pluspart ne sont pas
trop fidelles, il me semble que vous ne devez pas tant vous
desesperer, quand je vous prédis que vous vivrez longtemps. Quand je
vous escoute, reprit Amathilde, il s'en
faut peu que je ne croye que vous avez raison : mais quand je
m'escoute moy mesme, je trouve aussi que je n'ay pas tant de tort
qu'on se l'imagine : et je sens si bien que dés que je ne vous
verray plus, je penseray ce que je pensois devant que vous eussiez parlé, que j'ay la plus grande
frayeur du monde, que vous ne trouviez fort mauvais que j'use si mal
de vostre conseil. Amathilde dit cela
si agreablement, que Glacidie et toute la
Compagnie en rirent : mais comme le Prince de Phocée, Bomilcar, Galathe, et Britomarte, alloient dire ce qu'il leur sembloit de
cette agreable contestation, une Tante de Glacidie
entra ; qui estoit fort avancée en âge, et qui avoit sans doute sur
le visage tout ce que la vieillesse y peut imprimer de plus
horrible. De sorte qu'encore qu'elle fust suivie de deux Filles qui
estoient fort belles, Amathilde ne
pouvant souffrir cét objet, se prepara à s'en aller. Mais
auparavant, elle s'aprocha de Glacidie, et luy
parlant bas ; quoy, luy dit elle, vous soustiendrez encore qu'on
doit desirer de vieillir, en voyant cette Dame ! Oüy, (repliqua
Glacidie, comme elle nous le redit
apres) je le soustiendray : et je soustiens mesme, que vous se
desirerez, dés que vous serez un peu moins jeune. Ha si cela
m'arrive, repliqua-t'elle tout haut, je veux devenir dés demain, ce
que vous dittes que je seray un jour.
Glacidie, Cleonisbe, Bomilcar, le prince de Phocée et Thryteme se
retrouvent seuls. Après quelques tensions entre les deux amants
de la princesse, la conversation porte sur la cérémonie durant
laquelle Cleonisbe doit choisir un époux. Les deux amants
soulignent combien cette occasion est en réalité triste pour
tous ceux qui ne seront pas élus. Mais la princesse répugne
encore davantage à cette journée, d'autant plus qu'elle n'a pas
encore fait son choix.
Apres cela Amathilde, Galathe,
et Britomarte s'en allerent : et la
Princesse Cleonisbe estant arrivée quelque
temps apres, cette Dame qui avoit tant sait de peur à Amathilde sortit : si bien qu'il ne demeura que le
Prince de Phocée, Bomilcar, et moy. A peine Cleonisbe fut-elle assise, que Glacidie
luy raconta la dispute qu'elle avoit eue avec Amathilde : et à peine la luy eut-elle racontée,
qu'elle demanda au Prince de
Phocée. de quel advis il estoit ? Mais apres qu'il luy eut respondu,
qu'il estoit de celuy de Glacidie : elle se
tourna vers Bomilcar, et luy demanda s'il n'en
estoit pas aussi ? non Madame, reprit-il, car j'ay veû tant de Gens
contre Amathilde, que j'ay voulu estre de
son Party, sans examiner s'il estoit raisonnable ou non. Un motif si
genereux, repliqua-t'elle, merite qu'on vous pardonne, d'avoir
soustenu une mauvaise cause : j'advouë toutesfois, aujousta cette
Princesse, que je n'aime pas trop cette espece de generosité, qui
consiste seulement à proteger les foibles, quoy qu'ils ayent tort.
Je veux sans doute qu'on ne les accable pas, mais j'aime si fort la
raison, que je ne puis souffrir qu'on soit contre elle : et je veux
qu'en ces sortes de disputes, on parle centre ses plus chers Amis,
s'ils sont d'un advis qui luy soit contraire, et qu'on suive celuy
de ses plus grands ennemis, lors qu'il est juste. Cette derniere
chose, reprit Bomilcar, est un peu difficile à faire
: et je pense Madame, qu'il me seroit plus aisé d'estre de l'advis
de mes Amis, quoy qu'ils eussent tort, que de ne contrarier pas mes
ennemis, quand mesme ils auroient raison. Pour moy, repliqua le
Prince de Phocée, je suis persuadé que j'aurois quelque peine à
m'opposer directement à la raison : mais j'advouë que j'ay beaucoup
de joye en pareilles occasions, quand ceux que je n'aime pas ne sont
point du bon Party. Quoy qu'il y ait encore quelque espece
d'injustice à ce que vous dittes, reprit Cleonisbe, vous estes pourtant plus raisonnable que Bomilcar : du moins
Madame, reprit il, sçay-je bien qu'il est plus heureux, puis que
vous le trouvez plus raisonnable que moy. Je le suis sans doute
infiniment, repliqua le Prince de Phocée, d'avoir un sentiment dans
l'ame, que la Princesse aprouve : elle, dis-je, qui sçait faire un
discernement si delicat et si juste, de toutes les choses qu'elle
voit. Ce que l'admire le plus, interrompit Glacidie,
c'est que je sçay que Bomilcar est un des
hommes du monde qui blasme le plus dans son coeur, tout ce qu'il a
deffendu aujourd'huy : aussi suis-je assurée qu'il ne s'est rangé du
Party d'Amathilde, que parce qu'il est
quelquesfois de l'opinion de ceux qui croyent que rien ne fait la
conversation plus languissante ; que lors qu'on est tous d'un advis.
Je vous assure, reprit il, que je ne puis dire ce qui m'a obligé à
parler comme j'ay fait : Bomilcar dit cela
d'un air qui fit aisément connoistre à Glacidie,
la raison qui faisoit qu'il ne pouvoit dire pourquoy il avoit esté
d'un mauvais Party ; mais comme elle jugea à propos de destourner la
conversation, elle demanda à Cleonisbe si elle
avoit veû Onesicrite ce jour la ? de sorte que
passant apres cela d'une chose à une autre, je vins à dire, sans
pouvoir prevoir quelle suite auroit ce discours, que j'avois veû le
matin des Branches de Coral d'une grandeur prodigieuse, et d'une
beauté admirable. Cleonisbe me demandant alors où je
les avois veuës ? je luy apris que ç'avoit esté entre les mains
d'une Personne qui les luy devoit offrir le jour qui estoit destiné au choix important qu'elle
devoit faire ; car c'est la coustume que dés que ce choix est fait,
toutes les Personnes de qualité offrent des presens magnifiques, à
la Princesse qui a choisi. A peine eus-je dit cela, qu'il parut un
incarnat sur le visage de Cleonisbe, aussi
beau, et suffi vif, que celuy du Coral que j'avois veû : de sorte
que le Prince de Phocée, et Bomilcar, l'ayant
remarqué, imaginerent aisément que ce qui la faisoit rougir, estoit
qu'elle n'avoit pû se souvenir qu'elle estoit si prés d'un jour d'où
dépendoit son bonheur, ou son malheur, sans en avoir quelque
esmotion. Mais comme Bomilcar esperoit
autant qu'il craignoit, il ne sut pas si inquiet que le Prince de
Phocée : qui ne voyant nulle apparence d'esperer, ne pouvoit songer
à ce jour de réjouïssance, sans une douleur extréme. Cependant comme
Bomilcar est d'un naturel ardent, et
que son imagination persuade quelquesfois facilement sa raison, il
se resolut de parler de cette Feste â Cleonisbe : car comme il croyoit qu'elle ne pouvoit
rien dire à l'avantage du Prince de Phocée, il imagina quelque sorte
de plaisir à parler devant son Rival, d'une Ceremonie qu'il croyoit
luy devoir oster toute sorte d'esperance. C'est pourquoy prenant
hardiment la parole, en verité Madame, dit il à Cleonisbe, je ne pense pas qu'il y ait jamais eu une
Feste si cruelle que celle qu'on doit bientost faire : car enfin on
assemble un grand nombre de Gens illustres avec la certitude qu'il
n'y en peut avoir qu'un heureux, et que tous les autres seront miserables. Il est vray, reprit
froidement le Prince de Phocée, que cette Feste est sans doute bien
melancolique, pour ceux qui ont pretendu d'estre choisis : et mesme
bien funeste, pour ceux qui sans pretendre à cét honneur, ont
seulement la hardiesse de le souhaiter. Quoy qu'il en soit, dit
Cleonisbe, je trouve cette Feste plus
triste, et plus embarrassante pour celle qui choisit, que pour ceux
qui ne sont pas choisis. Ha Madame, s'escria Bomilcar,
il faut donc conclurre que celle qui se trouve si embarrassée d'une
pareille chose, ne l'est que parce qu'elle ne trouve rien digne de
son choix ! car si cela n'estoit pas, son esprit se détermineroit
aisément. Je vous assure, reprit-elle, que tout choix est difficile
à faire : il est vray, repliqua Glacide, que la Princesse a raison
de parler comme elle fait : car pour moy, adjousta-t'elle en riant,
qui n'ay jamais eu que des Fleurs à choisir, je ne sçay quelquesfois
ce que je veux : et ma main hesite comme mon esprit, sans sçavoir si
elle doit cueillir des Roses ou des Oeillets. Jugez donc si ayant un
choix aussi important à faire, la Princesse n'a pas raison de dire
que celle qui choisit, doit estre aussi embarrassée, que ceux
qu'elle ne choisit pas. Cela est tellement vray, repliqua Cleonisbe, que si les Loix de l'Estat le permettoient,
je renoncerois solemnellement à cette coustume : et dans les
sentimens où je suis aujourd'huy, j'aimerois mieux obeïr aveuglément
au Roy, que d'avoir la liberté de choisir. Encore un fois Madame
(reprit Bomilcar
avec une douleur extréme) vous ne
trouvez rien digne de vostre choix. Cependant, adjousta-t'il, la Loy
veut que vous choisissiez : et il y a mesme aparence que vostre
jugement a desja choisi celuy que vostre bouche doit nommer, le jour
de la Ceremonie. Quoy que je ne sois pas obligée, repliqua-t'elle,
de vous reveler un si grand secret, je vous assureray toutesfois que
ce choix n'est point fait : et que si j'ay à choisir quelqu'un, ce
sera celuy que les Dieux m'inspireront, lors que je seray au Temple.
La Princesse dit ces paroles d'une maniere, qui persuada esgallement
au Prince de Phocée, et à Bomilcar, qu'elle
disoit vray : de sorte que le premier en eut quelque joye, et le
second en eut beaucoup de douleur. Car comme le Prince de Phocée
n'osoit pretendre d'estre choisi, il trouvoit quel que douceur à
penser qu'un autre ne l'estoit pas encore : mais pour Bomilcar, comme il croyoit avoir droit de l'estre, et
que mesme il l'esperoit, il eut un desespoir estrange, de voir qu'il
avoit sujet de croire, que la Princesse n'avoit pas encore resolu
qui elle choisiroit. Le chagrin qu'il en eut augmenta mesme la haine
qu'il avoit pour le Prince de Phocée : parce qu'il s'imagina que
puis qu'il n'estoit pas encore choisi, il le pourroit estre aussi
bien que luy. Comme des sentimens aussi tumultueux que ceux-là, ne
pouvoient pas luy laisser la liberté de son esprit, il ne parla
presques plus le reste du jour : mais en recompense le Prince de
Phocée parla davantage, et dit mesme beaucoup de choses, qui firent connoistre une partie
des sentimens qu'il avoit dans le coeur, quoy qu'il ne dist rien qui
ne pûst recevoir une autre explication.
Le lendemain, Bomilcar s'entretient en privé avec Glacidie et
l'implore de mettre un terme à son amitié avec le prince de
Phocée. La jeune femme refuse et déclare qu'étant tous les deux
ses amis, elle ne fera jamais rien au préjudice de l'un ni de
l'autre. Par contre, les intérêts de la princesse sont pour elle
primordiaux. Bomilcar se retire insatisfait, mais admiratif de
la vertu de Glacidie.
Mais enfin Cleonisbe s'en estant allée, ces deux
Rivaux la mirent dans son Chariot : apres quoy le Prince de Phocée
s'en alla chez le Roy, et Bomilcar r'entra
chez Glacidie, d'où je sortis un moment
apres. Mais comme j'ay esté assez heureux pour aquerir une place
assez particuliere en l'amitié de cette aimable Fille ; et qu'il a
mesme esté en quelque façon necessaire, que j'aye sçeu tout ce qui
s'estoit passé entre toutes ces Personnes ; j'ay sçeu depuis par
elle, que Bomilcar ne se vit pas plustost avec
la liberté de l'entretenir, que prenant la parole ; de grace aimable
Glacidie, luy dit-il, si vous avez
dessein de m'obliger, faites de deux choses l'une. J'ay sans doute
toute la disposition imaginable à vous rendre office, repliqua
t'elle, c'est pourquoy dittes moy promptement quelles sont les deux
choses dont vous me donnez le choix. C'est, respondit-il, de faire
en sorte que le Prince de Phocée, ou ne soit plus mon Rival, ou ne
soit plus vostre Amy : car enfin, je ne puis plus souffrir, ny qu'il
aime Cleonisbe, ny que vous l'aimiez. Mais
si le Prince de Phocée, repliqua Glacidie en
soûriant, me prioit de faire en sorte que Bomilcar
n'aimast plus la Princesse, et que je n'eusse plus nulle amitié pour
luy, que voudriez vous que je luy respondisse ? je voudrois que vous
luy respondissiez, repliqua-t'il, ce que je ne veux pas que vous me
respondiez. Ha Bomilcar, reprit-elle, vous n'estes pas equitable ! mais
comme je ne veux pas estre injuste à vostre exemple, je vous
respondray ce que je respondrois au Prince de Phocée, s'il me disoit
ce que vous me dittes. Sçachez donc, poursuivit-elle, que comme je
ne puis jamais cesser d'estre vostre Amie, quoy que vous soyez
ennemy du Prince de Phocée, je ne cesseray pas aussi d'estre la
sienne, quoy qu'il ne soit pas vostre Amy. Et pour ce qui regarde la
passion que vous avez pour la Princesse, comme je ne veux ny vous y
nuire, ny vous y servir, je ne feray autre chose que vous exhorter
tous deux à combatre vostre amour, s'il est vray que vous en ayez
pour elle : car pour Cleonisbe je ne luy
conseilleray jamais rien, que de suivre ce que sa raison luy dira,
qui est beaucoup plus esclairee que la mienne. Ainsi Bomilcar, je puis estre vostre Amie, sans nuire au
Prince de Phocée ; et je puis estre la sienne, sans vous porter
aussi prejudice. Quand l'amitié que vous avez pour luy, reprit-il,
ne me feroit autre mal, que celuy de me forcer à le voir souvent
aupres de vous, et à l'y voir avec civilité, j'aurois un grand sujet
de m'en pleindre. Mais, reprit Glacidie, si vous le
voyez, il vous voit aussi : et s'il aime la Princesse, comme vous le
croyez, vostre veuë l'importune autant que la sienne vous irrite :
cependant il vit bien aveque vous, ne soyez donc pas,
adjousta-t'elle, moins raisonnable que luy : car si vous me donniez
sujet de croire qu'il eust plus de complaisance pour moy que vous,
il pourroit estre que rendant
amitié pour amitié, j'en aurois plus pour le Prince de Phocée, que
pour Bomilcar. Ha cruelle Glacidie, luy dit-il, j'aime encore mieux souffrir la
veuë de mon ennemy, que de me voir exposé à vous voir estre plus de
ses Amies que de miennes ! Tant que vous vivrez comme vous devez,
repliqua t'elle, je demeureray comme je suis : mais si vous pensiez
m'obliger à estre injuste, vous vous tromperiez : car comme je vous
l'ay desja dit, si le Prince de Phocée vous attaquoit, je vous
deffendrois ; et si vous l'attaquez, je le deffendray. Je sçay qu'il
vous estime, comme vous l'estimez ; je sçay de plus qu'il m'aime,
comme vous m'aimez ; et je sçay encore, que le premier de vous deux
qui s'emportera contre l'autre, perdra toute l'amitié que je luy ay
promise, et que je la donneray à son Rival. Ha Glacidie,
reprit Bomilcar, quand vous seriez ma
Maistresse, vous ne pourriez me faire un commandement plus
tirannique ! Dittes plustost, repliqua-t'elle en soûriant, que quand
je serois le plus sage des Sarronides, je ne pourrois vous parler
plus equitablement que je fais : car enfin vous n'avez aucun sujet
legitime de haïr le Prince de Phocée. Il ne fait ny brigue ny cabale
dans la Cour ; il a veû la Princesse, et il l'a trouvée aimable ;
qu'y a t'il d'estrange à cela ? joint que soit qu'il l'aime, ou
qu'il ne l'aime pas, c'est à elle à choisir, et elle choisira sans
doute, sans considerer ny si vous l'aimez, ny s'il l'aime. En effet,
comme elle ne se conduit jamais par
la raison toute seule, je puis vous assurer que quoy que la Loy luy
permette de choisir, si son inclination ne s'accordoit pas avec la
raison, elle la combatroit, et la vaincroit sans doute. Ainsi vostre
bonheur, et vostre infortune, dépendant absolument de la Princesse,
et point du tout du Prince de Phocée, vivez civilement avecque luy,
comme il vit civilement avecque vous ; ne me forcez pas à prendre
party entre deux Personnes que j'estime infiniment, et à qui j'ay
beaucoup d'obligation ; et soyez fortement persuadé, que je ne vous
dis rien d'obligeant pour luy, que je ne sois capable de luy dire
pour vous, si l'occasion s'en presente. Ha Glacidie,
s'escria-t'il encore une fois, vous estes trop sage pour estre Amie
d'un Amant et d'un Amant encore qui est en termes de perdre l'a
raison : car enfin, adjousta-t'il, apres ce que j'ay tantost entendu
dire à Cleonisbe, je suis fortement persuadé
qu'elle ne sçait point encore qui elle choisira. Cependant il me
semble que cela ne devroit pas estre ainsi : et qu'apres luy avoir
rendu mille services, et l'avoir adorée si respectueusement, je
devrois estre preferé, et à Britomarte, et à
Galathe, et au Prince de Phocée, qui
n'est qu'un malheureux exilé. Si le Prince de Phocée, reprit-elle,
me disoit en parlant de vous, que vous n'estes qu'un miserable
Carthaginois, je le blasmerois de parler de vous en ces termes,
comme je vous blasme de reprocher l'exil à un Grand Prince : et un
exil encore, dont la cause luy est glorieuse, puis que c'est pour
conserver sa liberté, qu'il est
esloigné de sa Patrie. Au reste, j'ay encore à vous dire, que je ne
sçay point si la Princesse sçait qui elle doit choisir, ou si elle
ne le sçait pas : mais quand je le sçaurois, je vous declare que
vous ne le sçauriez point. Car enfin, je suis fidelle non seulement
à la Princesse à qui je dois toutes choses ; non seulement à vous,
et au Prince de Phocée, qui estes mes plus chers Amis : mais je le
suis encore à mes ennemis. Ainsi Bomilcar, croyez que
comme je ne dirois pas à Cleonisbe, ny au
Prince de Phocée, une chose que vous m'auriez confiée ; je ne vous
diray pas aussi tout ce qu'ils me pourront confier. Qu'il vous
suffise, adjousta-t'elle, que je vous promette de ne vous nuire
jamais : et de vous rendre tous les offices que les loix d'une
amitié prudente et genereuse, peuvent m'obliger de vous rendre. Mais
afin que vous ne vous y trompiez pas, ce que je vous promets, je le
promettray au Prince de Phocée, si l'occasion s'en offre : et pour
vous tesmoigner que je suis sincere, de la derniere sincerité ; je
vous advertis encore qu'entre la Princesse et vous, je ne
balancerois jamais à prendre party s'il le faloit prendre, non plus
qu'entre Cleonisbe, et le Prince de Phocée.
Mais comme j'espere qu'elle ne me mettra pas dans cette necessité,
et que vous ne m'y mettrez pas vous mesme ; vous pouvez attendre de
moy tous les offices que je vous pourray rendre, pourveû que je le
puisse sans offencer l'amitié que j'ay pour la Princesse, et pour le
Prince de Phocée. Encore une fois Glacidie, luy dit
Bomilcar,
vous estes si sage, que vous m'en faites desesperer. Car enfin en
m'offrant tout, vous ne m'ostrez rien : estant certain que puis que
vous ne pouvez nuire à mon plus redoutable Rival, vous ne me pouvez
servir. Il me semble pourtant reprit-elle, que vous en avez encore
deux qui sont assez à craindre : et que si vous considerez que
Britomarte est du Païs, et que
Galathe est un assez grand intrigueur,
vous trouverez qu'il y a lieu de les aprehender. Il est vray,
dit-il, mais comme vous ne pouvez leur estre contraire, sans rendre
office au Prince de Phocée aussi bien qu'à moy, je ne sçay si je le
dois souhaiter. Je n'aurois jamais fait Madame, si je voulois vous
dire tout ce que dit Bomilcar à Glacidie : mais à la fin, il s'en separa avec tant
d'estime pour sa vertu, qu'il n'avoit pas moins d'amitie pour elle,
que d'amour pour Cleonisbe.
Le prince de Phocée rend également visite à Glacidie. Comme elle
lui tient le même discours qu'à Bomilcar, Peranius lui confie en
toute sincérité son amour pour Cleonisbe, ainsi que son chagrin
: en effet, comment un misérable exilé, aussi noble et puissant
soit-il, peut-il rivaliser avec un homme qui a rendu de nombreux
services au père de Cleonisbe et qui côtoie la jeune femme
depuis de nombreuses années ? Glacidie lui suggère d'essayer
d'oublier cette passion.
Cependant comme le Prince de Phocée mouroit d'envie de sçavoir un
peu mieux s'il estoit bien vray que cette Princesse n'eust pas
encore resolu qui elle devoit choisir, il fut le lendemain de si
bonne heure chez Glacidie, qu'il la trouva seule. Et
comme il n'estoit pas moins fâch@© de trouver Bomilcar
chez elle, que Bomilcar l'estoit de l'y rencontrer,
il se mit à luy dire que c'estoit une cruelle chose pour luy, de ne
pouvoir presques jamais voir une des Personnes du monde qu'il aimoit
le plus, sans voir en mesme temps un des hommes du monde qu'il
aimoit le moins. Mais Madame, n'ayant pas comme Glacidie l'art de dire deux fois une mesme chose en
termes si differens, qu'elle luy donne la grace de la nouveauté, je ne vous rediray
pas la plus grande partie de ce qu'elle dit au Prince de Phocée,
parce que ce fut à peu prés ce qu'elle avoit dit à Bomilcar. Mais je vous diray Madame, que ce Prince ne
pouvant plus renfermer dans son coeur, toute l'ardeur de sa passion,
la descouvrit ce jour là toute entiere à Glacidie.
Vous voyez bien (luy dit-il, apres plusieurs autres choses) que je
suis persuadé que vous estes aussi sincere que genereuse : puis
qu'apres m'avoir dit que vous avez autant d'amitié pour mon Rival
que pour moy, je vous descouvre tout le secret de mon coeur. Je vous
suis infiniment obligée de cette confiance, reprit elle, parce que
je la regarde comme une grande marque d'estime : aussi vous puis-je
assurer que je voudrois vous pouvoir guerir de la passion qui vous
tourmente, puis que je ne vous y dois servir. Ha Glacidie, repliqua le Prince de Phocée, ne souhaitez
pas ma guerison ! car j'aime mieux le mal qui m'accable, que la
santé que vous me desirez. Au reste, poursuivit-il, pour imiter en
quelque sorte vostre generosité, je ne veux pas vous obliger a nuire
à Bomilcar : quoy que ce soit la chose
du monde que je souhaite le plus, apres la possession de Cleonisbe. Mais comme entre deux Amis qu'on aime
esgallement, on est obligé d'avoir plus de soin de celuy qui est
malheureux, que de celuy qui ne l'est pas ; faites s'il vous plaist,
que la compassion que vous devez avoir de mon malheur, vous oblige à
mettre quelque difference entre Bomilcar et son
ennemy : ainsi Glacidie ne me servez pas, puis que vous ne le servez
point : mais pleignez moy, puis que je suis plus à pleindre que luy.
Car enfin, il luy est permis de paroistre parmy ceux qui pretendent
estre choisis : il a rendu mille services au Roy, et à Cleonisbe : vous avez dit mille fois en vostre vie,
mille biens de luy à la Princesse : il a eu plusieurs années à la
voir, et à s'en faire connoistre : le Roy l'aime, et mille raisons
font qu'il a lieu d'esperer qu'il sera choisi, et qu'il sera
heureux. Mais pour moy Glacidie, je suis un
miserable qui ne puis rien esperer : j'aime peut estre sans qu'on le
sçache ; ou du moins ne le sçait-on qu'imparfaitement : j'aime sans
oser pretendre d'estre ny aimé, ny choisi : et j'aime mesme avec le
malheur de connoistre qu'en effet la prudence ordinaire ne veut pas
qu'on me choisisse. Cependant je sens pourtant quelque chose dans
mon coeur, qui n'est ny vanité, ny orgueil, qui me dit souvent que
je ne dois pas me resoudre de cedera Cleonisbe, ny à Bomilcar, ny à
Britomarte, ny à Galathe : de sorte que changeant de sentimens, je fais
ce que je puis pour esperer : et si je n'espere pas tout à fait
d'estre heureux, du moins y a-t'il quelques instans, où je ne croy
pas aussi qu'il soit absolument impossible que je le sois. Il est
vray, dis-je quelques fois, que je suis exilé : mais je le suis avec
un grand Peuple qui m'obeït, et je puis me vanter d'avoir un Estat,
qui tout petit qu'il est, peut estendre ses limites plus loin que la
puissance de Bomilcar, puis que j'ay des Vaisseaux, des hommes pour les
remplir, et assez de richesses pour soustenir une longue Guerre, et
pour faire quelque conqueste importante. Enfin Glacidie,
je pense que j'ay pour le moins autant de naissance que Bomilcar : que mon coeur n'est pas moins noble que le
sien : et que la passion que j'ay dans l'ame, est assurément plus
forte que la sienne. Mais apres tout, cette foible esperance dure si
peu, que je suis bien plus souvent en estat de desesperer de tout,
que d'esperer quelque chose. C'est pourquoy je vous conjure, pour
soulager ma douleur, de me dire si vous ne croyez pas que lors que
la Princesse dit hier, qu'elle ne sçavoit encore qui elle
choisiroit, elle parloit sincerement ? car si cela est, j'en auray
une consolation que je ne vous puis exprimer, quoy que je ne
comprenne pas trop bien moy-mesme, que cette consolation ait un
fondement raisonnable. Comme je suis fort sincere, reprit Glacidie, et qu'en cetaines occasions, flatter ses
Amis, est une espece de tromperie qui leur peut estre nuisible ; je
vous diray ingenûment, que je souhaiterois avec ardeur, que vous
n'eussiez pas dans l'ame la passion que je voy qui vous tourmente :
car encore que je vous trouve digne de la Princesse, j'ay pourtant
sujet de croire, que quand Cleonisbe mesme
vous le trouveroit comme je vous le trouve, et vous prefereroit dans
son coeur, et à Bomilcar, et à Britomarte, et à Galathe ; elle
n'oseroit vous choisir, de peur d'exciter quelque trouble dans
l'Estat. Mais apres cela ne m'en
demandez pas davantage : car comme je ne dois pas reveler les
secrets de Cleonisbe ; et que si Bomilcar me les demandoit, je ne les luy dirois point,
je ne dois pas non plus vous les dire : puis que j'ay le malheur de
me trouver en une conjoncture si fâcheuse, que je ne puis vous
servir, sans luy estre contraire, ny le servir aussi, sans vous
nuire. Joint qu'à parler sincerement, je ne suis pas mesme en estat
de vous pouvoir rien aprendre de fort particulier, quand la
consideration de Bomilcar ne m'en empescheroit pas ;
parce que je n'ay pas creû que je deusse penetrer jusques au fonds
du coeur de Cleonisbe. Ainsi vous n'avez qu'à
consulter vostre propre raison, sans me consulter, puis que je ne
pourrois vous conseiller fidellement, sans faire infidellité ou à la
Princesse, ou à Bomilcar. Ha Glacidie,
reprit le Prince de Phocée, si je me conseille moy mesme, je feray
d'estranges choses ! Vous estes si sage, repliqua t'elle, que je ne
puis rien craindre de vous : je suis si amoureux, reprit-il, que
vous en devez tout aprehender : ainsi je ne vous respons pas, que je
ne sois capable de parler fortement de mon amour, à celle qui l'a
fait naistre ; donner quelques marques de haine à Bomilcar ; de cabaler contre Galathe ;
et de m'opposer à Britomarte, avec autant de fierté
qu'il en a : enfin Glacidie, je suis
capable de tout, plustost que de renoncer à la possession de Cleonisbe. Comme je n'ay pas la liberté toute entiere,
reprit-elle, de vous dire tout ce
que je pense, je me trouve fort embarrassée : mais apres tout, je
croy que sans vous estre suspecte de vouloir favoriser Bomilcar à vostre prejudice, je puis vous conseiller
de vous consulter plus d'une fois, devant que de prendre des
resolutions si tumultueuses, et dont les suites vous pourroient
nuire plus que vous ne pensez. Cependant souvenez vous s'il vous
plaist de vivre tousjours de façon avec Bomilcar,
que je puisse conserver entre vous deux cette neutralité que je me
suis imposée : de peur que si vous me mettiez de son party, le
vostre n'en devinst plus foible.
Le soir, Glacidie se rend auprès de Cleonisbe, qu'elle trouve
particulièrement mélancolique. La princesse lui avoue son
désespoir à la veille de la cérémonie qui doit la voir choisir
un époux. Elle est décidée à suivre l'inclination de son père,
mais redoute qu'il désigne Bomilcar. En effet, elle ressent pour
lui une aversion étrange, et si elle était absolument libre de
son choix, indépendamment de l'opinion de son père et de celle
du peuple, elle choisirait le prince de Phocée.
Mais Madame, ce ne fut pas encore assez que Glacidie
sçeust les sentimens les plus cachez du Prince de Phocée, et de
Bomilcar : et il falut encore qu'elle
aprist ceux de Cleonisbe, S'estant donc trouvée
assez bien pour pouvoir sortir le soir, elle fut le passer chez
cette Princesse : qui n'ayant voulu voir personne ce jour-là, la fit
entrer dans son Cabinet, afin de l'entretenir en particulier. Mais
comme elle paroissoit assez melancolique, Glacidie
prit la liberté de luy en demander la cause : je vous assure, luy
repliqua-t'elle, que je ne puis vous respondre precisément : car
j'ay tant de choses diferentes dans l'esprit qui ne me plaisent pas,
que je ne sçay à la quelle je dois attribuer mon chagrin. Je pense
pourtant, adjousta Cleonisbe, que le
plus grand sujet que j'en aye, est de ce que je me verray bientost
dans la necessité de faire un choix, qui n'est pas si facile à faire
qu'on le pense. Mais Madame, reprit Glacidie, il me
semble que je vous ay veû autrefois
l'esprit assez preparé à ne vous en inquieter point, et à ne choisir
que ce que le Roy vous ordonneroit de choisir : je suis encore dans
cette resolution, reprit-elle, mais je n'y suis pas avec la mesme
tranquilité, parce que je crains qu'il ne me conseille pas comme je
voudrois l'estre. Mais Madame, respondit Glacidie,
puis que la Loy vous donne la liberté du choix, choisissez celuy que
vostre raison vous conseille, sans consulter celle du Roy. Ha
Glacidie, repliqua-t'elle, la question
est de sçavoir si c'est ma raison qui me conseille d'avoir une
aversion estrange pour Bomilcar ! Glacidie surprise du discours de Cleonisbe, fut quelque temps sans parler, afin de
mettre son esprit en termes, de ne nuire ny à Bomilcar,
ny au Prince de Phocée : de sorte que pour le pouvoir faire, elle se
resolut de tascher de sçavoir precisément d'où pouvoit venir cette
aversion qu'elle avoit pour Bomilcar : faisant
dessein, si c'estoit qu'elle voulust luy preferer Galathe où Britomarte, de
leur nuire autant qu'elle pourroit, parce qu'en effet elle croyoit
que ce n'estoit pas l'advantage de Cleonisbe d'en
choisir pas un des deux ; et qu'elle le pouvoit faire sans offencer
ses deux Amis. De sorte que prenant la parole, j'advouë Madame, luy
dit elle, que j'ay tousjours remarqué que vous n'aviez pas grande
inclination pour Bomilcar, quoy qu'il ne me semblast
toutesfois pas que vostre aversion fust si forte : mais Madame,
adjousta-t'elle, n'est ce point que Galathe, ou Britomarte, en vous
plaisant plus que luy, font qu'il vous desplaist davantage ?
Nullement, repliqua Cleonisbe en
rougissant, et je puis vous assurer qu'ils ne sont aucun prejudice à
Bomilcar : cependant Glacidie, poursuivit-elle, vous devez m'avoir quelque
obligation de la violence que je me suis faite, à cacher cette
aversion naturelle que j'ay pour luy : car il est vray que s'il
n'avoit pas esté de vos Amis, je vous aurois dit il y a longtemps
tout ce que j'en pense. Je connois bien toutesfois, poursuivit-elle,
que j'ay tort : et je ne suis pas assez preoccupée pour ne
connoistre point que c'est un fort honneste homme, ny assez aveugle
aussi pour ne m'apercevoir pas qu'il m'aime. Mais apres tout, il y a
quelque chose dans mon coeur qui resiste à son merite ; qui luy en
deffend l'entrée ; et qui me porte à avoir pour luy, je ne sçay quel
sentiment qu'on peut presques aussi tost apeller haine qu'aversion.
Cependant je connois bien encore que la raison veut que je le
choisisse : et que selon toutes les aparences, le Roy m'ordonnera de
le preferer aux autres. Jugez donc Glacidie, si je dois
avoir l'ame en repos, de me voir si proche d'un jour si fâcheux pour
moy : car enfin, poursuivit Cleonisbe, Bomilcar m'est devenu si insuportable, principalement
depuis quelque temps, que je ne le puis presques plus souffrir. Et
puis, adjousta-t'elle en rougissant, ne diroit-on pas aussi qu'il
contribuë quelque chose à faire durer mon aversion ? car considerez
un peu je vous prie, avec quelle injustice il s'oppose tousjours au Prince de Phocée, avec qui il
voit que le Roy, le Prince mon Frere, et moy, vivons avec tant de
civilité. Je n'ay garde Madame, repliqua Glacidie,
d'aprouver ce que sait Bomilcar, contre le
Prince de Phocée : et tout ce que je puis faire pour luy, est de
dire qu'assurément il ne merite pas le malheur qu'il a d'estre haï
de vous. Mais encore, dit Cleonisbe, ne
sçavez vous point ce qui fait que Bomilcar agit ainsi,
et ce qui fait encore que le Prince de Phocée n'aporte pas de soin à
faire que Bomilcar vive mieux aveque luy ? car
comme ils sont tous deux vos Amis, il me semble que vous devez
sçavoir tous leurs sentimens. Je vous assure Madame,
repliqua-t'elle, que j'ay fait toutes choses possibles pour les
mettre bien ensemble, mais il n'y a pas moyen : et la haine qu'ils
ont l'un pour l'autre, si je ne me trompe, a une cause trop forte,
pour faire que cela puisse jamais estre : et elle est de telle
nature, que je ne pense pas Madame, que vous ne la deviniez point.
Ouy Glacidie, je la devine (reprit elle en
changeant encore une sois de couleur) et c'est ce qui fait que je
suis estrangement irritée contre Bomilcar : car enfin
je ne puis souffrir qu'il ait l'audace d'avoir de la jalousie du
Prince de Phocée. Ce n'est pas, adjousta-t'elle, que ce Prince n'ait
assurément toutes les qualitez necessaires pour en donner : mais
c'est qu'on n'en doit jamais avoir pour une personne faite comme
moy. Aussi Bomilcar doit il estre assuré, que si
le Roy mon Pere ne me commande pas absolument de le choisir, je ne le choisiray point. Cependant
(poursuivit elle, en se reprenant, et en soûpirant) s'il arrive que
j'aye le malheur que ce soit luy que le Roy choisisse, de grace ma
chere Glacidie soustenez ma raison en cette
rencontre ; et dites moy tant de choses, qu'enfin je puisse luy
obeïr. Comme vous pourriez croire, reprit Glacidie,
que je ne vous parlerois à l'avantage de Bomilcar,
que parce qu'il est de mes Amis ; je vous declare Madame, que je ne
vous en parleray jamais. Ha Glacidie, reprit
brusquement Cleonisbe, ne m'abandonnez pas je
vous en conjure, en l'occasion de ma vie la plus importante ! car
encore une fois, ma raison a besoin d'estre soustenuë parla vostre.
Mais encore Madame, reprit Glacidie, voudrois
je bien sçavoir pourquoy vous parlez comme vous faites ? en effet
(poursuivit-elle pour descouvrir ses veritables sentimens) si vous
avez trop d'aversion pour Bomilcar, que ne
priez vous le Roy de vous permettre de choisir, ou Galathe, ou Britomarte ? Ha
Glacidie, repliqua-t'elle avec
precipitation, je ne les estime pas assez pour me porter à desobeïr
au Roy ! et si t'en estois capable, ce ne seroit pas pour eux, et ce
seroit sans doute pour . . . . . . A ces mots Cleonisbe rougit, et se teut, ne pouvant achever de
dire ce qu'elle avoit pensé : mais comme elle en avoit pourtant
assez dit, pour estre entenduë de Glacidie, elle en
eut une confusion estrange, quoy qu'elle ne luy eust jamais caché
aucun de ses sentimens. Mais à la fin se determinant à luy ouvrir
son coeur, elle luy advoüa, que si
elle eust suivy son inclination, elle auroit preferé le Prince de
Phocée. et à Bomilcar, et à Britomarte, et à Galathe : et luy
advoüa mesme qu'elle avoit autant de disposition à l'aimer, qu'elle
en avoit à haïr Bomilcar. Jugez donc apres cela, luy
dit elle, ma chere Glacidie, si j'ay
tort, lors que je dis que j'ay besoin de vostre raison pour
soustenir la mienne : c'est pourquoy je vous conjure de faire
continuellement deux choses, jusques au jour où cette funeste
Ceremonie se fera : l'une de faire tout ce que vous pourrez pour
amoindrir l'aversion que j'ay pour Bomilcar : et
l'autre de faire tout ce qui sera en vostre pouvoir, pour diminuer
le commencement d'affection que j'ay pour le Prince de Phocée. Quoy
qu'il semble que je ne puisse jamais estre en droit de vous
desobeïr, repliqua Glacidie, il faut
pourtant que je vous conjure de me dispenser de le faire en cette
rencontre : car enfin Madame, je me suis si fortement déterminée à
demeurer neutre entre deux hommes que j'honnore esgallement ; que je
ne puis me refondre, ny à leur nuire, ny à les servir, en une
occasion où je n'en puis obliger un, sans desobliger l'autre. Ainsi
ne trouvez pas mauvais, si je ne vous obeïs point : et je m'y resous
d'autant plustost, que quelque choix que vous puissiez faire, vous
ne pouvez mal choisir, entre le Prince de Phocée et Bomilcar. Veritablement si vous leur vouliez preferer,
ou Britomarte, ou Galathe,
je m'opposerois à vous de toute ma force : mais cela n'estant pas, je n'ay rien à dire. Si vous
surmontez l'aversion que vous avez pour Bomilcar,
vous rendrez justice à son merite, et à son amour : et si vous
suivez l'inclination que vous avez pour le Prince de Phocée, vous la
rendrez aussi à sa vertu, et à sa passion. Ainsi Madame, quoy que
vous fassiez, vous le ferez bien : et quoy que vous puissiez faire,
j'auray lieu de me resjouïr, et de m'affliger : puis que n'en
pouvant faire un heureux, sans en faire un miserable, il faudra que
j'aye de la joye du bonheur de celuy qui sera choisi, et de la
douleur de l'infortune de celuy qui ne le sera pas. Cependant faites
moy l'honneur de ne m'obliger point à contribuer quelque chose, au
malheur de celuy que les Dieux ont destiné à souffrir un suplice si
effroyable. Mais Glacidie, reprit Cleonisbe, en pensant n'y contribuer pas, vous y
contribuez estrangement : car si vous ne me representez fortement,
que si je desobeïs au Roy, et que si je prefere ce Prince exilé à
tant d'autres, je me des-honoreray, et je mettray peutestre la
Guerre dans le Royaume ; Bomilcar ne sera pas
choisi. Il sera ce qu'il vous plaira qu'il soit, repliqua Glacidie, sans que je m'en mesle : car enfin Madame,
ny je ne le puis, ny je ne le dois : et si j'ose le dire, vous ne
voulez pas mesme que je vous obeïsse. J'en tombe d'accord, Glacidie, reprit Cleonisbe en
soûpirant, car il est certain qu'en vous priant de diminuer
l'aversion que j'ay pour Bomilcar, je l'ay
sentie augmenter. Cependant j'advouë que je ne sçay ce que je veux,
quoy que je sçache bien que je ne
veux rien faire contre ma propre gloire. Mais de grace ma chere
Glacidie, adjousta-t'elle, apres vous
avoir confié l'aversion que j'ay pour Bomilcar,
et la favorable disposition que je sens dans mon coeur pour le
Prince de Phocée ; gardez vous bien de donner lieu ny à l'un, ny à
l'autre, de deviner mes veritables sentimens : car il y a tant
d'injustice à la haine que j'ay pour Bomilcar,
et tant de foiblesse à la tendresse que je sens pour le Prince de
Phocée, que ce seroit me couvrir d'une confusion estrange.
Carimante fait pression sur le père de Menodore, afin de que son fils
cesse de courtiser Onesicrite. Peranius lui aussi tente d'influer
sur les sentiments de sa sœur en demandant à Aristonice d'intervenir
auprès d'elle. Cette dernière fait entendre à la jeune fille que si
elle s'obstine à aimer Menodore, elle risque de déclencher une
guerre civile. Onesicrite s'engage à essayer de combattre ses
propres sentiments. A la cour des Segoregiens, c'est l'effervescence
: la cérémonie durant laquelle Cleonisbe doit choisir un époux est
imminente ; les différents amants ne cessent par conséquent
d'intriguer. Peranius parvient quant à lui à déclarer son amour à la
princesse. Celle-ci lui donne une réponse ambiguë concernant ses
sentiments. Mais, quoiqu'il en soit, elle est résolue d'obéir à son
père. De fait, le roi vient l'exhorter à épouser Bomilcar, afin
d'éviter une guerre contre les Carthaginois. De son côté, Carimante
menace sa sœur de déclencher une guerre civile si elle ne suit pas
son inclination en épousant Peranius. Cleonisbe, désespérée, se
résigne finalement à choisir Bomilcar.
Lors d'un entretien avec Sfurius, père de Menodore, Carimante
prie ce dernier de faire en sorte que son fils ne prétende plus
à Onesicrite. Il fait valoir ses droits princiers et rappelle
que les Grecs tiennent leur asile de son père. Sfurius accède à
la requête et s'efforce d'y satisfaire : quand son fils refuse
de l'écouter, il s'adresse à Peranius, à qui il demande
d'interdire à sa sœur de fréquenter Menodore. Pour ne pas
brusquer Onesicrite, le prince de Phocée décide de procéder de
manière indirecte et demande à la vierge voilée Aristonice de se
faire l'intermédiaire de cette demande.
Vous pouvez juger Madame, que Glacidie promit à
Cleonisbe ce qu'elle voulut : et vous
pouvez croire qu'elle ne manqua pas à sa promesse. Cependant comme
Carimante estoit d'un naturel ardent,
et qu'il avoit une passion violente dans le coeur, il prit une
resolution qui embarrassa fort Menodore, et qui
affligea aussi Onesicrite : car enfin comme il
remarqua qu'il y avoit quelques sentimens favorables pour Menodore dans le coeur de cette Princesse, il fit dire
secretement à Sfurius, qu'il le prioit d'obliger son Fils, à ne
penser plus à Onesicrite : luy faisant entendre
qu'apres luy avoir donné une seconde Patrie, c'estoit la moindre
difference qu'il pouvoit avoir pour luy : adjoustant qu'il la
reconnoistroit par tant de bons offices, qu'il auroit lieu d'estre
satisfait de sa reconnoissance. Comme Sfurius est d'humeur à
preferer tousjours le bien public au particulier ; quoy qu'il eust
aprouvé la passion que Menodore avoit pour
Onesicrite, il n'hesita point à
promettre à celuy qui luy parla, de
commander à son Fils de ne pretendre plus rien à cette Princesse :
l'assurant mesme que quand Menodore voudroit
luy desobeïr, il l'en empescheroit bien : et en effet celuy qui
estoit chargé de cette negociation, ne fut pas plustost party qu'il
envoya querir son Fils. D'abord il entreprit de luy persuader par
raison, qu'ayant un Rival à qui ils avoient tant d'obligation, et un
Rival qui seroit bien tost en pouvoir de le détruire, si on
l'irritoit, puis qu'il seroit, bien tost Roy, il faloit qu'il luy
cedast : n'estant pas juste que pour satisfaire son amour, il
exposast à la violence de ce Prince tant de personnes innocentes :
adjoustant : encore que puis qu'il s'agissoit de l'interest general
de leur Ville, il faloit qu'il sacrifiast ses plaisirs pour sa
seureté, et qu'il le fist d'autant plustost, qu'il n'estoit pas en
pouvoir de refuser d'obeïr. Quelques fortes que fussent les raisons
dont Sfurius se servit, elles ne persuaderent point Menodore : si bien que joignant alors l'authorité à la
persuasion, il luy deffendit absolument de continuer de penser à
Onesicrite : luy disant que quand il
luy voudroit desobeïr, il luy en osteroit bien la puissance. Vous
pouvez juger Madame, que Menodore se trouva
sensiblement affligé : son amour ne ceda pourtant pas, et il parut
si ferme à Sfurius, qu'il s'emporta de colere, et luy dit beaucoup
de choses fâcheuses : de sorte qu'il eust peut estre esté contraint
de ceder, s'il n'eust pas esté soustenu par Galathe.
Car Madame, il faut que vous
sçachiez que ce Prince suivant son humeur intrigueuse, avoit cabalé
avec plusieurs Grecs, et avoit une intelligence particuliere avec un
Amy de Menodore : si bien que comme il
craignoit extrémement que Carimante ne fust
favorablement traitté d'Onesicrite, parce
qu'il s'imaginoit que cela le porteroit à favoriser le Prince de
Phocée, il fit dire à Menodore, qu'il
n'avoit qu'a tenir ferme : et qu'il l'assuroit qu'il sçavoit avec
certitude, que le Roy n'approuvoit pas la passion de Carimante, et que par consequent il n'avoit rien à
craindre, puis qu'il seroit soustenu par luy. Ainsi Madame, Menodore malgré toutes les raisons, et toutes les
menaces de son Pere, ne changea point de sentimens. Cependant
Sfurius ne laissa pas d'assurer le Prince Carimante, qu'il empescheroit bien Menodore de troubler ses desseins : le conjurant
seulement d'avoir un peu de patience, et de luy donner quelques
jours pour le guerir d'un aussi grand mal que le sien, Et en effet
Sfurius y chercha un remede bien douloureux pour Menodore : car il faut que vous sçachiez Madame, qu'il
fut trouver le Prince de Phocée, à qui il aprit ce que Carimante luy avoit fait dire : le conjurant
d'employer l'authorité qu'il avoit sur Onesicrite, pour l'obliger à rompre avec Menodore. Car enfin Seigneur, luy dit-il, quelque
glorieuse que soit vostre alliance, c'est un bien où je ne veux plus
songer : puis que je ne le pourrois sans vous nuire, et sans exposer
tous les Grecs qui sont icy, à la violence d'un Prince amoureux. C'est pourquoy puis que les Dieux
ont voulu que nostre Protecteur le devinst encore davantage, par
l'amour qu'il a pour la Princesse vostre Soeur, je vous conjure
d'estre aussi ferme à resister à la Princesse Onesicrite, que je le seray à m'opposer à Menodore. Le Prince de Phocée entendant parler Sfurius
de cette sorte, eut beaucoup de joye de voir qu'il pouvoit avec
honneur favoriser les desseins de Carimante, et
traverser ceux de Menodore : luy semblant que puis que
ce Prince trouvoit Onesicrite digne
de luy, Cleonisbe pourroit aussi ne le
trouver pas indigne d'elle. Il respondit donc tres civilement à
Sfurius : luy protestant qu'il eust volontiers preferé son alliance
à celle de Carimante : mais que puis qu'il
estoit assez genereux pour preferer le bien public, à la
satisfaction du Prince son Fils, il ne seroit pas digne de son
amitié, s'il estoit moins genereux que luy, et s'il ne se privoit
d'un bien qu'il avoit tant souhaité, afin de n'exposer pas leur
nouvelle Patrie à estre détruite. De sorte qu'apres cela, ils
consulterent ensemble des moyens qu'ils devoient tenir : et
resolurent qu'il faloit d'abord tascher de persuader Onesicrite par la douceur, afin de n'irriter pas
Menodore. Que pour cét effet, il
faloit employer Aristonice, qui avoit grand credit
sur son esprit, et pour qui elle avoit beaucoup de respect : ainsi
il fut resolu qu'on chercheroit les voyes d'obliger Onesicrite à faire un petit voyage à marseille, sans
qu'elle pûst prevoir pourquoy elle iroit. Et en effet le Prince de Phocée agit si
adroitement, qu'elle se porta d'elle mesme à ce qu'il souhaitoit, ou
du moins elle le creut ainsi. Mais afin que la chose reüssist mieux,
le Prince de Phocée m'ayant fait l'honneur de me confier tout le
secret de sa vie, et de me dire l'estat des choses, m'envoya le soir
auparavant vers Aristonice, afin de la prevenir de
sorte que lors qu'Onesicrite la fut voir, elle agit
d'une maniere si adroite, que cette Princesse ne creut point du
tout, que le Prince de Phocée eust nulle part aux conseils qu'elle
luy donna.
Peranius s'arrange pour qu'Onesicrite rencontre Aristonice au
temple de Diane. La vierge voilée lui fait l'éloge de sa beauté,
la comparant à celle d'Helene, et l'invite par là à ne pas en
user de la même manière. Onesicrite, après lui avoir avoué
naïvement ses sentiments pour Menodore, lui demande conseil pour
se défaire de ceux du prince Carimante. A sa grande surprire,
Aristonice lui dépeint alors les tourments qui l'attendent, elle
et tout le peuple grec, si elle refuse de se donner à Carimante.
Elle lui demande d'oublier Menodore, par amour pour sa patrie.
Onesicrite est bouleversée, mais s'engage à essayer de suivre
les conseils de la vierge voilée.
D'abord qu'elle fut avec elle, ce ne furent que marques de joye, et
tesmoignages d'amitié reciproques : en suitte de quoy Aristonice, dont la conversation tendoit tousjours à
rendre ceux qui la pratiquoient plus parfaits, se mit à luy dire
obligeamment, qu'ayant reçeu une aussi grande beauté du Ciel, et
tant de charmes en toute sa Personne, elle craignoit qu'en l'âge où
elle estoit, elle ne vinst à abuser des graces que les Dieux luy
avoient faites. En effet ma Fille (luy dit elle, car elle la nommoit
ainsi) ce n'est pas assez pour paroistre toute vertueuse, que de ne
commettre point de ces crimes effroyables, dont les personnes bien
nées ne se peuvent jamais trouver capables : mais il faut encore
faire tout le bien qu'on peut, et sur toutes choses ne prophaner pas
les dons qu'on a reçeus du Ciel, si l'on n'en veut estre puny. Ainsi
ma Fille, celles qui comme vous ont reçeu des Dieux une beauté
extraordinaire, doivent bien prendre garde de n'abuser pas d'une si grande faveur : car enfin la
beauté d'Helene fut fatale à toute l'Asie, et tous les Siecles à
venir reprocheront l'embrasement de Troye, au feu de ses yeux. C'est
pour quoy je vous conjure de vous souvenir toûjours que les Dieux ne
vous ont donné la beauté que pour en causer du bien, et non pas pour
en faire du mal : souvenez vous donc, lors qu'elle vous acquerra
pouvoir sur quelqu'un, de vous informer s'il n'y a point quelque
malheureux qui ait besoin du credit de celuy sur qui vous en aurez :
afin que tirant, un bien de la foiblesse d'autruy, vous meritiez que
les Dieux vous empeschent d'en avoir. Par exemple, adjousta-t'elle,
comme j'ay oüy dire, dans ma solitude, que le Prince Carimante a beaucoup d'estime pour vous, il faut que
vous songiez à la mesnager : seulement pour l'obliger a continuer de
proteger tous les Grecs, qu'il a desja si genereusement protegez.
Onesicrite entendant parler Aristonice de cette sorte, rougit : et rougit avec
tant de marques d'esmotion dans les yeux, qu'on peut dire qu'elle
luy montra son coeur à descouvert en un instant. Comme Onesicrite est douce, et un peu timide, quoy qu'elle
ait beaucoup d'esprit, le discours d'Aristonice l'ayant fort touchée, elle se resolut de se
confier â elle : et de luy demander comment elle se devoit conduire,
pour se deffaire de l'amour de Carimante, sans
s'exposer à l'irriter, et à le porter à entreprendre quelque chose
contre Menodore. De sorte qu'apres luy avoir
dit tout ce qu'elle creût propre à luy faire excuser sa foiblesse, elle luy raconta la passion
que Menodore avoit pour elle ; elle luy
advoüa l'inclination qu'elle avoit pour luy ; et luy dit en suitte
l'amour que le Prince Carimante luy
tesmoignoit ; et ce que Sfurius avoit dit à son Fils : adjoustant
toutesfois encore, tout ce qu'elle pensa qui pouvoit porter Aristonice, à luy conseiller de ne se desgager pas de
l'affection de Menodore, et à tascher de se deffaire
de celle de Carimante. Mais elle fut bien
surprise, lors qu'Aristonice apres l'avoir escoutée
paisiblement, luy respondit comme elle fit. Je louë les Dieux, luy
dit-elle, qui vous ont conduite icy ; car comme il paroist qu'ils
vous aiment cherement, je serois au desespoir si vous abusiez des
graces qu'ils vous font. Je ne veux point, adjousta-t'elle, vous
blasmer de la complaisance que vous avez euë pour l'affection de
Menodore : car comme elle a esté toute
vertueuse, je ne la veux pas condamner, quoy qu'à parler
raisonnablement, il eust esté mieux de recevoir son coeur, sans
donner le vostre. Mais enfin puis que vos Parens et les siens,
approuvoient esgallement l'affection que vous aviez l'un pour
l'autre, je n'ay rien à dire. Mais ma Fille, les choses ont bien
changé de face : car puis que Sfurius ne veut plus que Menodore vous espouse, et que le Prince Carimante vous veut espouser, il n'y a pas lieu
d'hesiter un moment, à prendre la resolution de n'escouter plus le
premier, et d'escouter le second. Quoy ma Mere, s'escria Onesicrite, vous croyez que les Dieux me
pardonneroient si j'avois changé de
sentimens pour Menodore ! Quoy ma Fille, reprit
Aristonice, vous croyez que les
Dieux vous pardonneroient, si vous aviez causé la perte de cette
multitude de Peuple, qu'ils ont conduite icy ; et que si Carimante avoit détruit cette Ville, qu'on nous a
permis de bastir, vous n'en respondriez pas ! Non non Onesicrite, poursuivit elle, il ne faut pas vous
tromper : et quoy qu'en cette occasion je ne puisse vous dire de
verité qui vous soit agreable, j'aime mieux vous desplaire que vous
trahir. Sçachez donc ma Fille, que le premier devoir emporte tous le
autres : et que comme il n'y en a pas de plus puissant que celuy qui
nous attache à la Patrie, nul autre ne nous en peut jamais
dispenser. Car enfin nous sommes à elle, devant que nous puissions
estre à qui que ce soit : vous estes Greque, devant que Menodore fust vostre Amant : ainsi vous ne pouvez luy
avoir promis rien qui puisse prejudicier à vostre Patrie : et quand
vous le luy auriez promis, vous ne devriez pas le luy tenir.
Cependant puis qu'il faut que je vous die tout ce que je pense, le
Destin de Marseille est en vos mains : vous pouvez la conserver, ou
la perdre : si vous conservez l'affection de Menodore,
elle est détruite, si vous recevez celle de Carimante, elle est sauvée ; ainsi le salut de tant de
personnes innocentes despendant de vous, vous serez tres criminelle,
si vous ne vous surmontez pas vous mesme : et Menodore
sera indigne de vous, s'il est assez peu genereux, pour preferer sa satisfaction particuliere au
bien public. Et puis ma chere Fille, adjousta-t'elle, estes vous en
pouvoir de faire ce qu'il vous plaira ; vous estes en un Païs où
vous n'avez aucun droit, que celuy que vous y donne le Prince que
vous voulez mal traitter : car vous n'ignorez pas que sans luy le
Roy ne nous eust pas reçeus. De plus, il ne peur sortir aucun
Vaisseau du Port de nostre Ville, sans la permission du Prince de
Phocée, ou de Sfurius : croyez vous qu'ils vous la donnent, et
qu'ils aillent irriter un Prince qui sera Roy dans peu de jours,
seulement parce qu'il vous veut faire Reine ? et quand mesme ils
vous permettroient de partir d'icy, ou que vous trouveriez les voyes
de vous desrober ; en quel lieu de la Terre pourriez vous aller ?
Phocée est aujourd'huy pleine de Persans ; et nous n'avons plus
d'autre Terre, ny d'autre Patrie que Marseille que vous voulez
détruire. Une Personne de vostre Sexe, de vostre vertu, et de vostre
qualité, ira-t'elle errer de Rivage en Rivage, et : de Mer en Mer,
sans autre raison sinon qu'elle aime : Ne vous souvient-il plus, de
la frayeur que vous aviez pendant la Tempeste, dont la Deesse que
j'adore se servit pour vous conduire au Port ? Voulez vous encore
nous y exposer, et voulez vous enfin qu'on vous reproche d'avoir eu
la foiblesse de ne pouvoir vous opposer à une passion dont on n'est
jamais obsolument vaincu, quand on luy veut resister fortement, et
qui à parler avec sincerité, n'a point d'autre force que celle qu'on
luy donne ? Mais pour vous prendre
par les interests de la Personne aimée, songez ma Fille, songez à
quel peril vous exposez Menodore, si vous
souffrez qu'il continuë d'estre Rival de Carimante. Premierement il passera dans le monde pour
imprudent, et aupres de ce Prince pour ingrat : mais quand il seroit
vray que la qualité de fidelle Amant, pourroit le faire passer par
dessus toute autre consideration, ce n'est pas à vous à exposer sa
vie, comme vous l'exposerez sans doute, si vous ne rompez aveque
luy, et si vous ne l'obligez de cesser d'agir aveque vous comme
vostre Amant. Car enfin, Carimate est jeune, et d'un naturel ardent
: de plus, il est Fils de Roy, et Fils d'un Roy à qui vous avez de
l'obligation, et Menodore aussi : craignez donc Onesicrite, craignez pour vostre Amant, si vous ne
voulez pas craindre pour tous les Grecs. Il vaut mieux,
adjousta-t'elle, qu'il luy en couste quelques larmes, que s'il luy
en coustoit la vie, et qu'il vous en coustast vostre reputation.
Ainsi ma Fille, puis qu'il y va de l'interest de vostre nouvelle
Patrie ; qu'il y va de vostre gloire ; et de la vie de vostre Amant
; faites un grand effort sur vous mesme : et prenant une genereuse
resolution, detachez vous absolument de l'affection de Menodore. Mais de grace ma Fille, ne vous amusez pas à
vouloir desnoüer peu â peu, les noeuds qui vous attachent : puis
qu'ils sont d'une telle nature, qu'il les faut rompre tout d'un coup
aveque violence, afin qu'ils ne se puissent renoüer : car autrement
en pensant les desnoüer doucement
on les embroüille ; on les serre ; et on les rend indissolubles.
Prenez donc ma Fille, une resolution digne de vous : je vous en
conjure par vostre Patrie, par vostre gloire, et mesme par Menodore : et pour y joindre une conjuration plus
puissante, je vous en conjure par la Deesse que je sers : qui
n'ayant jamais aimé, vous puniroit sans doute tres severement, si
vous alliez perdre tout ce grand Peuple qu'elle a sauvé, parce que
vous aimez Menodore. Tant qu'Aristonice parla, Onesicrite tint
les yeux baissez : et soûpirant de temps en temps, elle luy fit
assez connoistre qu'il y avoit beaucoup d'agitation dans son coeur.
Mais enfin lors qu'elle se vit contrainte de respondre, ses larmes
devancerent ses paroles ; et quelque violence qu'elle se pûst faire,
il luy fut impossible de les retenir. Mais Madame, ce qu'il y eut
d'admirable en cette rencontre, fut que cette marque de foiblesse,
qu'elle ne pût s'empescher de faire voir à Aristonice, fut la cause de la force qu'elle eut pour
se surmonter : car elle en eut une si grande confusion, que voulant
reparer cette foiblesse, par une action de courage, apres qu'elle
eut essuyé ses larmes, et qu'elle eut esté quelque temps sans
parler, elle dit à Aristonice qu'elle
luy promettoit de faire tout ce qu'elle pourroit, pour se rendre
capable de suivre son conseil. Je ne vous promets pourtant pas
encore de me vaincre, adjousta t'elle, mais je vous promets de me
combatre, qui est ce que je n'eusse jamais creû pouvoir faire. Mais
ma Mere, adjousta-t'elle, n'y a-t'il point de milieu entre ces deux extremitez ; et ne puis-je pas
renoncer à l'affection de Menore, sans recevoir celle de Carimante ? Reçevez moy au nombre de vos Compagnes,
poursuivit elle, et faites par ce moyen que le malheureux Menodore n'ait pas sujet de me soubçonner d'ambition,
ou d'inconstance. Ha ma Fille, s'escria, Aristonice en soûriant, les Vierges consacrées à
Diane, ne doivent point craindre de donner de la jalousie à leurs
Amans ! et ses Nimphes mesmes n'ont point de Chasseurs pour Galans.
Et puis pour parler plus serieusement, si vous vouliez détruire le
Temple que je viens de bastir, il ne faudroit que vous y enfermer :
c'est pour quoy sans vous amuser à chercer des remedes à un mal qui
n'en a point d'autre que celuy que je vous propose, sacrifiez vostre
passion à vostre Patrie. Vous estes d'un Païs, où il y a mille
exemples de Gens illustres, qui ont sacrifié leur propre vie pour
sauver la leur : cependant je ne vous oblige pas à une chose si dure
: au contraire je vous conseille de vivre, et de vivre heureuse : Ha
ma Mere, repliqua-t'elle, je ne croy pas que cela puisse estre !
cependant quoy que vous me conseilliez de rompre aveque violence,
les noeuds qui m'attachent à Menodore, je vous
demande pour grace, de me permettre d'essayer de les desnoüer plus
doucement, et de me donner quelques jours pour cela. Aristonice voyant qu'elle avoit plus obtenu qu'elle
n'avoit esperé, consentit à ce qu'elle voulut ; luy disant encore
beaucoup de choses, pour la
confirmer dans la resolution qu'elle prenoit. Mais Madame, comme
Onesicrite fut retournée à la Cour,
Menodore fut fort surpris de la voir
si melancolique : et plus supris encore lors qu'à la premiere
occasion qu'il eut de s'entretenir en particulier, elle le conjura
d'obeïr au commandement que son Pere luy avoit fait. Ce fut alors
qu'il luy dit tout ce qu'une passion violente peut faire dire : il
l'assura qu'il sçavoit que le Roy ne voudroit jamais qu'elle
espousast Carimante, et qu'ainsi elle luy
faisoit une infidellité inutilement : en suitte, il employa tantost
les prieres, et tantost les pleintes, pour l'obliger à ne changer
pas de sentimens pour luy : de sorte qu'Onesicrite se sentant le coeur attendry, et sa
resolution un peu esbranslée, se separa d'aveque luy sans avoir la
force ny de rompre, ny de renoüer, et durant quelques jours la chose
fut en ces termes.
Plus le jour de la cérémonie approche, plus la cour est agitée.
Tous les amants de Cleonisbe intriguent d'une manière ou d'une
autre dans l'espoir d'être élus. Le prince de Phocée et Bomilcar
essaient eux aussi d'obtenir l'aide de Glacidie. Mais celle-ci
reste inflexible.
Cependant comme le temps de la Ceremonie du choix que Cleonisbe devoit faire estoit fort proche, cette Cour
devint la plus tumultueuse du monde : en effet ces quatre pretendans
avoient un tel empressement pour tascher de faire reüssir le dessein
qu'ils avoient d'estre choisis, qu'on n'a jamais entendu parler
d'une telle chose. Car enfin ils alloient continuellement ou chez le
Roy, ou chez Carimante, ou chez Cleonisbe, ou chez Glacidie. Pour
Britomarte, il estoit le moins
empressé : parce que comme il est fier, et qu'il estoit du Païs, il
croyoit assurément qu'il seroit preferé aux autres. Quant à Galathe, ne se fiant ny à son merite, ny à sa condition, ny à quoy que ce soit,
il agissoit aupres du Roy, ou y faisoit agir, afin d'y détruire tous
ses Rivaux. Pour cét effet, il luy faisoit representer, que Bomilcar estant originaire de Carthage, ne seroit pas
agreable à ses Peuples ; que Britomarte estant
desja assez puissant dans son Païs, le deviendroit trop par cette
alliance : et que pour le Prince de Phocée, il n'y avoit pas
d'aparence qu'il deust souffrir que la Princesse espousast un homme
qui n'avoit point d'Azile que celuy qu'il luy avoit donné. D'autre
part il faisoit ce qu'il pouvoit, pour gagner le Prince Carimante par des soûmissions ; pour plaire à Cleonisbe par un profond respect ; et pour s'aquerir
Glacidie, par mille sortes de soins,
et de complaisance. Cependant il continuoit d'entretenir
intelligence avec Menodore : et il suborna mesme
quelques Segoregiens, pour les faire murmurer contre les Grecs, afin
que cela fust un obstacle, et au Roy, et à Carimante, et à Cleonisbe, de
jetter les yeux sur le Prince de Phocée. Pour Bomilcar,
sans songer presques à se precautionner contre Galathe,
et contre Britomarte, il ne songeoit qu'à
observer le Prince de Phocée, qui de son costé n'occupoit tout son
esprit qu'à tascher de nuire à Bomilcar. Ainsi ils
avoient tous deux une assiduité estrange aupres de Cleonisbe, et aupres de Glacidie
: et pendant les deux derniers jours qui precederent cette
Ceremonie, sans la prudence de cette Fille, ils se fussent mis vingt
fois en termes d'en venir aux dernieres extremitez. Ils ne cherchoient pas seulement
dans leurs yeux, à pouvoir deviner les sentimens de leur coeur, ils
cherchoient encore dans ceux de la Princesse, quel devoit estre leur
Destin. Bomilcar n'y cherchoit pourtant pas
seulement comment il estoit avec elle, il y cherchoit encore à
connoistre comment y estoit son plus redoutable Rival. Mais lors
qu'ils estoient avec Glacidie, que ne luy
disoient-ils point ? de grace (luy disoit un jour le Prince de
Phocée, se trouvant seul aupres d'elle) s'il est vray que je sois
assez malheureux pour faire que la Princesse ait des sentimens assez
avantageux pour Bomilcar, pour qu'il doive estre
choisi, faites en sorte qu'il n'en sçache rien qu'à l'extremité : et
taschez de luy differer du moins cette satisfaction, jusques au
dernier moment de la Ceremonie : afin qu'estant surpris par un si
grand bonheur, j'aye la consolation en mourant de douleur, de le
voir expirer de joye : car enfin Glacidie, si Bomilcar est choisi sans qu'il sçache devoir l'estre,
et qu'il ne meure pas de plaisir, il n'aime point assez Cleonisbe. D'autre part Bomilcar
par un mesme sentiment, faisoit une autre priere à Glacidie : car il la conjuroit ardemment, si elle
sçavoit que le Prince de Phocée n'eust rien à pretendre à Cleonisbe, de vouloir luy annoncer son malheur, dés
qu'elle le verroit : imaginant le plus grand plaisir du monde, à luy
pouvoir faire sentir son infortune de quelques momens plustost. Mais
comme Glacidie estoit inebranlable, elle
refusa constamment ses deux Amis,
toutes les fois qu'ils luy firent des prieres l'un contre l'autre :
demeurant exactement dans les bornes qu'elle s'estoit prescrites,
soit en leur parlant, soit en parlant à Cleonisbe.
Un soir, Peranius se trouve par hasard proche de Cleonisbe durant
une promenade à travers les jardins du palais. Il parvient à
l'entretenir en privé et à lui déclarer son amour. Cleonisbe
souhaite ne pas en entendre davantage, car le jour de la
cérémonie approche et elle est résolue à suivre le choix de son
père. Elle laisse toutefois entendre à Peranius qu'elle
distingue trois catégories parmi ses prétendants : les
indifférents, ceux pour lesquels elle éprouve de l'aversion, et
une personne qu'éventuellement elle ne haïrait pas. Rien ne
l'autorise toutefois à espérer que son père désigne cet
amant-là.
Cependant le Prince de Phocée ayans esté assez heureux pour se
trouver un soir dans les Jardins du Palais, comme la Princesse s'y
fut promener, sans autre Compagnie que celle de ses Femmes, il la
joignit respectueusement : et luy aidant à marcher, il la conduisit
le long d'une grande Allée d'Orangers, au bout de laquelle il y
avoit des Sieges de Gason. De sorte que comme c'estoit à la Saison
que les Orangers ont le plus de Fleurs, ce Gason en estoit si
couvert, et la Terre en estoit tellement semée, qu'il n'y avoit pas
moyen de n'avoir point envie de s'arrester en un lieu, où l'on
sentoit si bon, et où l'on pouvoit se reposer si commodement : et en
effet, la Princesse Cleonisbe s'y
estant assise, et y ayant fait asseoir le Prince de Phocée, leur
conversation commença d'abord par des choses fort esloignées de
celles par où elle finit. Car Madame, ce fut par le choix des odeurs
des Fleurs : Cleonisbe examinant quel rang on
devoit donner à l'odeur des Violettes ; à celle des Roses ; à celle
des Oeillets ; â celle du Jasmin, et à celle de la Fleur d'Orange,
dont ils estoient environnez. Mais apres que cette agreable
contestation, dont la matiere estoit si delicate, et si subtile, eut
duré quelque temps ; la Princesse dit que le seul deffaut des
Parfums, soit qu'il fussent composez, ou naturels, estoit qu'on s'y accoustumoit trop
tost : car enfin, dit elle, en les possedant on ne les possede plus
; et si on veut en avoir du plaisir, il faut s'en priver pour
quelque temps : puis qu'autrement si on les porte tousjours, on les
porte pour les autres, et on ne les porte plus pour soy. Il est
vray, dit-elle encore, que cette regle est presques universelle :
car puis qu'on vient mesme à s'accoustumer à porter des Fers, et
qu'on voit des Esclaves qui ne sentent pas la pesanteur de leurs
Chaines ; je ne dois pas trouver estrange, que le plaisir cesse
d'estre sensible par l'habitude, puis que la douleur mesme cesse
presques d'estre douleur quand elle a durè longtemps. Cette regle
que croyez si generale, repliqua le Prince de Phocée, ne l'est
toutesfois pas tant qu'il n'y ait de l'exception : car enfin Madame,
je connois un malheureux, qui souffre un mal de telle nature,
qu'encore qu'il ne soit plus en estat de s'accroistre, il luy
devient pourtant tousjours plus sensible : et l'habitude, toute
puissante qu'elle est, ne diminuë point sa douleur. Au contraire,
plus il souffre, moins il s'accoustume à souffrir : et au lieu qu'il
enduroit son mal sans s'en pleindre, durant les premiers jours qu'il
en fut atteint, il s'impatiente aujourd'huy d'une telle sorte, que
non seulement il s'en pleint, mais il en murmure. La patience,
reprit froidement Cleonisbe, est pourtant une espece de
remede aux grandes douleurs, qui s'irritent plus par l'inquietude,
quelles ne se soulagent par les pleintes. Je suis pourtant persuadè Madame, repliqua-t'il, qu'il y a
beaucop de douceur à se pleindre : et que les soûpirs qui partent
d'un coeur afflige, emportent avec eux une petite partie de la
douleur dont il est remply. Mais lors qu'il faut estouffer tous ses
soûpirs, et renfermer en soy mesme toute sa douleur, croyez Madame,
qu'on est en un estat bien déplorable. Il est vray, adjousta-t'il,
qu'on n'y peut pas estre longtemps ; et qu'il faut de necessité, ou
se pleindre, ou mourir. Il me semble que le choix de ces deux
choses, reprit Cleonisbe en soûriant, est assez aisé
à faire. Puis que vous le trouvez ainsi Madame (repliqua le Prince
de Phocée, avec precipitation) vous ne trouverez donc pas mauvais,
si me voyant aujourd'huy dans la necessité de mourir, ou de me
pleindre, je choisis le dernier : et je vous conjure de me permettre
non seulement de me pleindre à vous, mais encore de vous, et de me
pleindre de moy mesme : car enfin Madame, vous m'avez reduit au plus
pitoyable estat du monde. Je ne pensois pas, repliqua Cleonisbe en rougissant, avoir jamais donné aucun
sujet de pleinte à qui que ce soit, et moins à vous qu'à nul autre,
mais puis que je me suis trompée, il faut que je vous die en
general, que je n'ay eu de ma vie aucune intention de vous nuire :
mais de grace, apres cela n'attendez pas d'autre satisfaction de
moy, car de l'humeur dont je suis, je ne crains rien davantage que
les esclaircissemens. Me preservent les Dieux Madame, repliqua le
Prince de Phocée, d'avoir la hardiesse de traitter de cette sorte aveque vous. Non
Madame, ce n'est pas comme cela que je pretens me pleindre : et tout
ce que je veux est que vous m'escoutiez sulement. et que vous
m'escoutiez sans colere. Si vous me devez dire des choses capables
de m'en donner, reprit-elle, il vaut mieux, et pour vous, et pour
moy, que je ne vous escoute pas. Ha Madame, s'escria-t'il, aux
termes où est mon esprit, il ne peut rien arriver de plus fâcheux ;
que de ne vous dire pas quel sera le malheureux estat où je me
trouveray, le jour de cette Ceremonie, où vostre choix couvrira de
gloire, celuy que vous en jugerez digne ! car enfin Madame, je suis
assuré que je ne suis pas mesme dans vostre esprit, au nombre de
ceux qui peuvent raisonnablement pretendre de l'estre : cependant je
vous proteste aveque verité, que j'ay plus d'amour pour vous, que
n'en ont tous ceux qui vous adorent. Ce que vous dittes me surprend
si fort, repliqua Cleonisbe, que je ne sçay comment y
respondre : car enfin je pensois que vous me deussiez mieux
connoistre que vous ne me connoissez. Je vous connois Madame,
reprit-il, pour la plus belle, et pour la plus accomplie Princesse
de la Terre : mais comme il m'importe estrangement, que vous me
connoissiez pour le plus malheureux homme du monde, il faut que je
vous die ce que j'ay souffert depuis le premier moment que je vous
vis : car puis qu'il me fut bien permis, adjousta-t'il, de
solliciter tous les Sarronides les uns apres les autres, lors qu'il s'agit de deliberer si on
nous recevroit ou si on ne nous recevroit pas ; vous ne me devez pas
deffendre de vous dire mes raisons, puis que dans peu de jours vous
devez juger souverainement d'une chose, qui selon toutes les
apparences causera ma mort. Car enfin je suis persuadé, que vous ne
connoissez point assez la grandeur de ma passion, pour me rendre la
justice que vous me devez : et que me regardant comme un malheureux
exilé, vous croiriez peutestre faire une chose indigne de vous, de
mettre seulement en doute, si je puis estre choisi. Pour vous
tesmoigner, respondit Cleonisbe, que j'ay
beaucoup d'estime pour vous, je ne veux pas m'arrester
scrupuleusement à cette exacte bienseance, qui veut qu'on rejette
absolument tout ce qui se peut nommer amour : ainsi je veux bien
raisonner aveque vous, sur une chose qui m'importe de tout mon
bonheur, et que je ne pensois pas qui vous importast. Et je le fais
d'autant plustost que les Loix de l'Estat m'imposant celle de
choisir ; me permettent en mesme temps de pouvoir parler du choix
que je dois faire, sans choquer la bien-seance. Je vous diray donc
ingenûment, que vous avez autant de merite qu'il en faut, pour
pouvoir pretendre à toutes choses : mais Seigneur, quoy que la Loy
me permette de choisir, je ne m'estime pas assez moy mesme pour me
croire, en une occasion de cette nature. Ainsi je choisiray en
aparence, mais le Roy choisira en effet, puis que je ne feray que ce
qu'il luy plaira. De sorte que
quand il seroit vray que vous m'aimeriez, et que je ne serois pas
marrie que vous m'aimassiez, vos plaintes ne vous serviroient de
rien, puis que je ne despens pas seulement de moy mesme. Et pour
vous tesmoigner, adjousta-t'elle, que j'ay beaucoup de confiance en
vostre vertu, je veux bien vous advoüer que parmy ceux qui doivent
estre à cette Ceremonie comme pretendans estre choisis, il y en a de
trois ordres dans mon esprit. En effet, poursuivit-elle en
rougissant, il y en a qui me sont indifferens ; il y en a que je
haïs ; et il y en a peutestre quelqu'un que je ne haïrois pas, s'il
m'estoit permis de l'aimer. Cependant quoy que je sois persuadée,
que le Roy m'ordonnera d'en choisir peutestre un de ceux que je hay,
et que je sçache de certitude qu'il ne m'ordonnera pas de choisir
celuy que je choisirois, si je suivois mon inclination ; je ne
laisse pas d'estre resoluë de luy obeïr aveuglément. Ainsi Seigneur,
c'est de luy de qui mon bon ou mon mauvais Destin despend : c'est
pourquoy ne nous opinastrez pas à me faire des pleintes inutiles :
car puis que je ne considere pas mon propre repos au chois que je
dois faire, il n'y a pas apparence que je doive considerer le
vostre. Pendant que Cleonisbe parloit
ainsi, le Prince de Phocée cherchoit à deviner dans ses yeux de quel
ordre il estoit : et son esprit fut si cruellement agité, que
presques en un moment il creût qu'il estoit au rang des indifferens
; à celuy de ceux qui estoient haïs ; et à celuy de ceux qui
pourroient estre aimez. Mais encore
Madame, luy dit-il, ne sçaurois-je sçavoir de quel ordre je suis ?
vous ne sçaurez pas seulement si vous estes de quelqu'un des trois,
repliqua-t'elle en se levant. Du moins, adjousta-t'il, accordez moy
la grace de m'assurer, que je ne suis pas de ceux que vous haïssez :
vous n'en estes pas sans doute, reprit-elle, mais vous en serez
peut-estre, si vous me mettiez encore une fois dans la necessité
d'escouter ce que je viens d'entendre, et de parler d'une chose où
je ne puis songer sans douleur. Le Prince de Phocée eust bien voulu
la retenir encore quelque temps, mais il n'y eut pas moyen : au
contraire ayant apellé une de ses Femmes, pour racommoder quelque
chose au Voile qu'elle avoit sur la teste, elle ne voulut plus luy
donner occasion de luy parler de sa passion. De sorte que comme il
ne pouvoit se resoudre à luy parler d'autre chose. et qu'il n'osoit
pourtant luy desobeïr, il se teût, et la remena à son Apartement :
où il vint tant de monde un moment apres, qu'il n'y eut pas moyen
qu'il pûst se retrouver seul avec elle.
La veille de la cérémonie, Bomilcar parvient lui aussi à
s'entretenir en privé avec Cleonisbe. Il se montre très
insistant et l'accuse de cruauté si elle ne le choisit pas.
L'entrevue est interrompue par l'arrivée du roi. Bomilcar va
ensuite trouver Glacidie pour lui extorquer son aide. Mais la
jeune fille reste encore une fois inflexible.
Cependant on faisoit les preparatifs de cette Feste : et quoy qu'il
ne deust y avoir qu'un de ces Princes choisi, ils ne laissoient pas
de se faire des habillemens aussi magnifiques, que s'ils eussent
esté tous assurez de l'estre. Toutes les Dames ne songeoient aussi
qu'à inventer quelque nouvelle parure : et Amathilde entre les autres, estoit aussi occupée à
choisir la couleur qui luy sieroit le mieux, que Cleonisbe l'estoit à se resoudre à se soûmettre à la volonté du Roy, ou à prendre
la resolution de suivre la sienne, puis que la Loy le luy
permettoit. C'estoit en vain qu'elle pressoit Glacidie
de la conseiller : car elle demeuroit si ferme dans son premier
dessein, que rien ne la pouvoit faire changer, De sorte que sa
raison agissant toute seule, contre la haine qu'elle avoit pour
Bomilcar, et contre l'inclination
qu'elle avoit pour le Prince de Phocée, elle n'estoit pas sans
inquietude. Mais enfin la veille de cette Grande Feste estant
arrivée, l'aprehension de ces quatre Rivaux redoubla d'une telle
maniere, qu'on eust dit qu'ils avoient perdu la raison. Ils
n'estoient pas plus tost en un lieu qu'ils alloient à un autre : ils
se rencontrerent vingt fois en divers endroits : et la haine que
Bomilcar, et le Prince de Phocée
avoient l'un pour l'autre, redoubla de la moitié, et fut sur le
point d'esclater, Pour Cleonisbe, elle
estoit si triste qu'elle en faisoit pitié : il falut pourtant
qu'elle se contraignist, et qu'elle endurast tour le soir que toute
la Cour fust chez elle. Cette multitude luy causa pourtant un bi ?,
durant quelque temps : car cela fut cause que pas un de ces quatre
Amans qui l'environnoient ne purent luy parler en particulier. Mais
ce ne fut pas pour tousjours : parce que le Prince Carimante estant arrivé, apres un quart d'heure de
conversation il s'en alla, et emmena le Prince de Phocée : de sorte
que la Compagnie ayant changé de place, Bomilcar
fit si bien qu'il se trouva aupres de Cleonisbe : et il s'y trouva mesme sans Britomarte, et sans Galathe : car le dernier estoit allé chez Menodore, afin de tramer quelque grand dessein aveque
luy : et le premier estoit allé chez le Roy, estant sortis tous deux
avec Carimante. Ainsi Bomilcar profitant de l'occasion, agit si adroitement,
qu'il engagea Cleonisbe malgré qu'elle en eust, à
souffrir qu'il luy parlast bas. De grace Madame (luy dit-il, comme
elle la raconté à Glacidie) ne me refusez pas la faveur que je vous
demande : et faites moy l'honneur de me dire si je dois esperer que
vous soyez demain capable de faire un mauvais choix, quant au merite
de la personne : mais un choix tres equitable, si vous considerez la
grandeur de la passion, de celuy qui a l'audace de vous demander la
permission d'esperer d'estre choisi. le vous ay desja dit une fois,
reprit-elle, que je ne choisirois que celuy qu'il plairoit aux Dieux
de m'inspirer, et je vous le redis encore : ainsi je puis vous
assurer que c'est plus à eux qu'à moy, qu'il faut demander ce que
vous semblez desirer, puis qu'il est vray que je ne sçay point
encore quel sera ny vostre Destin, ny le mien. Quoy Madame,
reprit-il, vous ne sçavez point qui vous voulez rendre heureux ! ha
si cela est, poursuivit-il, je sçay bien qui vous voulez rendre
miserable : car enfin apres tant de services que je vous ay rendus,
et tant de marques d'amour que je vous ay données, si vous deviez me
rendre justice, vous ne me parleriez pas comme vous faites.
Cependant Madame, il me semble que si vous avez resolu ma perte,
vous deuriez du moins me faire la
grace de me le dire : afin que prevenant vostre choix par ma mort,
je m'espargnasse la douleur de voir un de mes Rivaux heureux, et que
je vous empeschasse aussi de pouvoir estre accusée d'inhumanité pour
moy. En effet Madame, ny Britomarte, ny
Galathe, n'ont point autant de droit de
pretendre à vostre affection que j'en ay : je vous ay adorée devant
qu'ils songeassent seulement à vous admirer : et pour le Prince de
Phocée, adjousta-t'il, il y a si peu qu'il a l'honneur d'estre connu
de vous ; et il vous doit estre si obligé de ce que vous avez fait
pour luy, qu'il seroit fort injuste, s'il osoit pretendre à mon
prejudice, que vous fissiez plus pour luy que pour moy. Quoy qu'il
en soit, interrompit Cleonisbe, vous
sçaurez demain à l'heure où je parle, si je suis equitable ou
injuste, et je le sçauray moy mesme. Comme Bomilcar
alloit respondre, le Roy arriva qui l'en empescha : il eut pourtant
beaucoup de joye d'estre interrompu, parce qu'il espera que ce
Prince ne venoit voir Cleonisbe, que pour
luy parler en sa faveur. De sorte que se retirant par respect, le
Roy se mit à parler bas à la Princesse sa Fille : pendant quoy
Bomilcar se mit à entretenir Glacidie, et à la conjurer de ne s'opiniastrer pas
jusques à la fin, à demeurer dans les sentimens où elle avoit
tousjours esté, entre le Prince de Phocée et luy. Comme je ne change
jamais d'opinion par caprice, repliqua-t'elle, je ne puis faire ce
que vous voulez que je face : puis que la mesme raison que j'ay eue
de n'estre ny pour luy, ny contre luy, ny contre vous, subsiste encore, et n'est pas moins forte
aujourd'huy qu'elle estoit hier : c'est pour quoy ne trouvez pas
mauvais que je ne change point, puis que c'est une chose que je ne
fais presques jamais : n'y ayant rien de plus difficile à faire pour
moy, que de cesser de vouloir ce que j'ay voulu ; si ce n'est que la
raison me convainque fortement, que ce que je voulois n'estoit pas
juste. Quand le Prince de Phocée, reprit Bomilcar,
ne m'auroit fait autre mal, que celuy de vous empescher de me
proteger aupres de Cleonisbe, je ne
sçaurois jamais assez le haïr : car enfin n'est-il pas vray que s'il
ne fust pas venu icy, vous auriez favorisé mon dessein autant que
vous l'eussiez pû ; je l'advouë, repliqua t'elle : mais je vous
declare en mesme temps, que si vous n'estiez point Rival du Prince
de Phocée, il n'est point d'offices que je ne luy eusse rendus
aupres de Cleonisbe. Ha Glacidie,
reprit-il, vous luy en rendez assez en ne m'en rendant pas ! je vous
assure, repliqua-t'elle, que je ne luy en rends pas plus que je vous
en rends, en ne le servant point. Quoy qu'il en soit, dit-il, je
suis contraint de vous dire, que quelque defference que j'aye pour
vous, si je ne suis pas choisi, je ne pense pas que je puisse
demeurer dans les bornes que vous m'avez prescrites : ainsi il me
semble que vous devriez souhaiter que je fusse heureux, de peur que
si je ne le suis point, je ne me porte à quelque estrange violence,
Pour vous en empescher, repliqua Glacidie, preparez
dés aujourd'huy vostre esprit à
estre malheureux demain : afin que vostre ame n'estant pas surprise
par le malheur, n'en soit pas esbranlée. Ha Glacidie,
s'escria t'il, je crains estrangement que vous ne sçachiez que je le
dois estre ! nullement, dit-elle, mais je vous conseille comme je
voudrois l'estre, si j'estois en vostre place, et comme je
conseillerois le Prince de Phocée, s'il me parloit comme vous
faites.
Lorsque le roi quitte sa fille, Carimante essaie de convaincre
Cleonisbe de choisir Peranius. Mais la princesse lui fait part
des ordres de son père : il exige qu'elle choisisse Bomilcar,
car dans le cas contraire, les Carthaginois déclareront la
guerre aux Segoregiens. Carimante, outré, déclare que si elle
choisit Bomilcar, il prendra la tête des Grecs de Marseille et
fera éclater une guerre civile.
Comme elle disoit cela, celuy qu'elle nommoit entra : qui voyant que
le Roy parloit bas à Cleonisbe, et
Bomilcar à Glacidie,
fut où estoit son Rival, afin d'avoir la satisfaction de
l'interrompre, et de luy oster les moyens d'essayer de persuader
leur Amie à son prejudice. Pour Bomilcar il en fut
si en colere, que craignant de s'emporter, et d'irriter Glacidie, il aima mieux se retirer, et laisser son
Rival seul avec elle, que d'y demeurer aveque luy. Mais à peine se
fut-il esloigné, que le Prince de Phocée, se mit à conjurer Glacidie de ne changer pas de sentimens, et de ne luy
estre pas infidelle. Du moins, luy disoit-il, puis que vous ne
voulez pas m'estre favorable, ne me soyez pas contraire : et si je
puis obtenir quelque chose de plus, faites s'il est possible, que la
Princesse choisisse plustost Britomarte, ou
Galathe, que Bomilcar
: afin que si j'ay à n'estre pas heureux, il ne le soit non plus que
moy. Comme ce que vous me demandez n'est pas juste, repliqua-t'elle,
je ne vous l'accorderay point : au contraire je vous declare, que je
fais ce que je puis, pour persuader à la Princesse qu'il n'y a que
vous, et Bomilcar, qui soyez digne d'elle : afin que si elle ne vous
choisit pas, elle le choisisse, et que si elle ne le prefere pas,
vous soyez preferé. Ainsi vous rendant office à tous deux, je nuis à
vos autres Rivaux : et je fais sans doute ce que je dois, puis que
je dis en effet à Cleonisbe, ce que je croy luy estre
avantageux : et que je ne luy dis pourtant rien qui soit plus
avantageux à Bomilcar qu'à vous, ny qui vous le
soit aussi plus qu'à luy. Comme Glacidie achevoit de
prononcer ces peroles, le Roy quitta Cleonisbe : mais en la quittant il me parut qu'il
devoit luy avoir dit quelque chose qui ne luy plaisoit pas : car il
me sembla qu'elle avoit encore plus de melancolie dans les yeux,
qu'elle n'en avoit avant qu'il arrivast. Et certes je ne me trompay
pas : car apres que ce Prince fut party, Glacidie
aprit que la cause de la visite qu'il avoit faite à Cleonisbe ne luy estoit pas agreable. Cependant le
Prince de Phocée qui estoit revenu chez cette Princesse, avec
esperance de pouvoir trouver occasion de luy pouvoir parler un
moment en particulier, fut contraint de se retirer sans luy pouvoir
dire une seule parole : parce que de l'air dont Cleonisbe agit, il se trouva engagé à suivre le Roy.
Mais dés que tout le monde fut hors de sa Chambre, elle fit entrer
Glacidie dans son Cabinet : pour luy
aprendre que le Roy apres luy avoir exageré toutes les raisons
qu'elle avoit de preferer Bomilcar, à tous
ceux qui pretendoient estre choisis, luy avoit si absolument
commandé de le choisir, qu'il ne luy avoit jamais rien dit si fortement. A peine Cleonisbe eut elle dit cela à Glacidie,
qu'on luy dit que le Prince Carimante la
vouloit voir : et en effet Glacidie estant
repassée dans la Chambre, Carimante entra
dans le Cabinet : où il ne fut pas plustost que prenant la parole ;
vous aviez tantost tant de monde, dit-il à cette Princesse, que je
n'ay pas creû qu'il fust à propos de vous entretenir d'une chose
d'où despend tout vostre bonheur, aussi bi ? que le mien. Mais
presentement que je vous trouve seule, je vous conjure de me dire
qui vous avez dessein de choisir ? comme le Roy, reprit-elle, ne m'a
pas laissé la liberté, ny de vous en demander advis, ny de suivre
mon inclination, je pense que je choisiray malgré moy, celuy qu'il
veut que je choisisse, et qu'ainsi Bomilcar sera
preferé. Ha ma Soeur, s'escria le Prince Carimante, comme le Roy n'a point de droit legitime de
vous commander absolument en cette occasion, et que sans enfreindre
la Loy, il ne peut employer aupres de vous que des prieres, je vous
conjure, mais je vous en conjure de tout mon coeur, de vouloit
choisir le Prince de Phocée, et de ne choisir pas Bomilcar. Cleonisbe entendant
parler Carimante de cette sorte, en fut si
surprise, qu'elle en rougit : cependant comme elle n'estoit pas
marrie que le Prince son Frere luy parlast comme il faisoit, et
qu'elle eust mesme esté bien aise qu'il l'eust persuadée, et qu'il
luy eust dit tant de raisons, qu'elle en eust esté convaincuë, elle
luy resista afin qu'il luy resistast. Elle luy dit donc, que le Prince de Phocée avoit
assurément beaucoup de merite : mais que puis que le Roy ne le
choisissoit pas, elle ne croyoit point le devoir choisir :
principalement estant venu en leur Pais comme il y estoit arrivé. A
peine eut-elle dit cela, que Carimante qui parle
fortement quand il le veut, luy dit que c'estoit contrevenir aux
Loix, que de faire un semblable choix par obeïssance : que pour ce
qui estoit du Prince de Phocée, qu'il croyoit qu'il luy estoit plus
avantageux d'estre Grec, que d'estre Carthaginois : que de plus la
cause de son exil estoit glorieuse : qu'il avoit plus de Sujets, que
Bomilcar n'avoit de Vassaux : et de
plus encore, il estoit d'un merite à pouvoir faire passer par dessus
toute consideration. Et puis ma chere Soeur, adjousta-t'il, outre
tout ce que je viens de dire, le Prince de Phocée est Frere de la
Princesse Onesicrite : aupres de qui il m'a
promis ce soir de me rendre, m'ayant fait esperer de chasser Menodore de son coeur. Ha Seigneur, s'escria t'elle,
je crains bien que ce que vous dites que je dois faire, et qui vous
paroist si raisonnable, ne vous le paroisse, que parce que vous y
estes interessé ! car enfin, quelle raison dirois-je au Roy si je ne
faisois pas ce qu'il veut. Vous luy direz, reprit brusquement
Carimante, que je vous l'ay
conseillé, plustost que de consentir, que vous ne choisissiez pas le
Prince de Phocée. Je connois trop les dangereuses suittes que
pourroit avoir un semblable discours, reprit-elle, pour estre
capable de le faire ; et j'aimerois encore mieux, adjousta t'elle en rougissant, luy donner
lieu de croire que j'aimerois un peu trop le Prince de Phocée, que
de luy donner sujet de penser qu'il eust lieu de vous accuser
d'avoir manqué de respect pour luy. Mais apres tout, poursuivit-elle
en soûpirant, ce que le Roy m'a dit, ne me donne pas la liberté
d'escouter ce que vous me dittes : car de la façon dont il m'a
exageré les choses, si je ne choisissois pas Bomilcar,
je serois cause qu'il romproit la Paix qu'il nous a fait faire avec
les Carthaginois, et que nous recommencerions d'avoir la Guerre,
contre de si redoutables ennemis : et il m'a dit enfin que je
ruinerois ma Patrie, si je ne le faisois pas, et qu'il vouloit
absolument que je le fisse. Ha ma Soeur, reprit ce Prince violent,
j'ay à vous aprendre qu'il y a encore moins de danger à avoir une
Guerre Estrangere, qu'une Guerre Civile ! cependant puis que le Roy
vous dit que si vous ne choisissez pas Bomilcar,
vous serez cause que nous aurons la Guerre avec les Carthaginois :
j'ay à vous dire que si vous ne choisissez pas le Prince de Phocée,
vous verrez la Guerre dans vostre propre Païs : car enfin des demain
je quitte la Cour : je me jette dans Marseille ; et me mettant à la
Teste de tous les Grecs ; et à celle des Segoregiens qui me
suivront, qui ne seront pas en petit nombre, j'en ressortiray pour
venir faire rendre justice au Prince de Phocée, et pour vous faire
faire un choix legitime et volontaire, et non pas un choix forcé.
Car enfin, adjousta ce Prince en la regardant, je ne suis pas si peu esclairé, que je ne me sois
aperçeu, que vous estimez assez le Prince de Phocée pour le choisir,
si le Roy ne vous en empeschoit pas : et que vous haïssez assez
Bomilcar, pour ne le choisir jamais,
si vous suiviez vostre inclination : c'est pourquoy songez s'il vous
plaist à vous satisfaire, et à me contenter, puis que vous le pouvez
sans choquer les Loix de l'Estat. Je sçay bien Seigneur,
reprit-elle, que je le puis, mais je ne sçay pas si bien si je le
dois : c'est pourquoy je vous conjure de ne vous porter pas à des
choses aussi violentes, que celles que je voy qui vous passent dans
l'esprit. Mais pour vous faire voir que si je ne vous promets pas de
faire ce que vous voulez, c'est parce que je croy que l'honneur ne
me le permet point ; je veux bien vous advoüer ingenûment, que si je
suivois les purs mouvemens de mon coeur, je prefererois la vertu du
Prince de Phocée à toutes choses : et je vous l'advouë Seigneur,
afin que vous connoissiez que puis que je ne considere pas mon
propre interest, vous ne devez pas trouver estrange si je ne
sacrifie pas ma gloire pour le vostre. Et je le puis faire d'autant
plustost, que je suis persuadée qu'encore que le Prince de Phocée ne
soit pas choisi, il ne laissera pas de vous rendre office aupres de
la Princesse Onesicrite : puis qu'il le doit pour
l'amour de luy, et pour l'amour d'elle, aussi bien que pour l'amour
de vous. Mais, reprit Carimante, quand
vous aimeriez Bomilcar, que pourriez vous faire
davantage que ce que vous faites ? je vous assure pourtant, reprit elle, que les sentimens que j'ay
pour luy, sont bien esloignez de pouvoir dire que je l'aime : mais
Seigneur, comme j'aime la gloire plus que toutes choses, vous me
permettres d'examiner toute la nuit, toutes les raisons que le Roy
m'a dittes, et toutes celles que vous venez de me dire. Dittes moy
du moins, luy dit-il, si vous luy avez promis positivement de faire
ce qu'il vouloit ? je n'en ay pas eu la force, reprit-elle, mais en
ne luy respondant que par un silence fort respectueux, je pense que
je luy ay donné lieu de croire que je luy obeïrois. Si vous luy
obeïssez, repliqua Carimante, vous me
forcerez à luy estre rebelle : et à faire tout ce que la passion du
Prince de Phocée desirera, afin qu'il favorise la mienne. C'est
pourquoy puis qu'en obeïssant à la Loy, vous empescherez une
dangereuse Guerre ; vous rendrez justice à un Prince qui vous adore
; vous contribuërez à me rendre heureux ; et vous vous empescherez
vous mesme d'estre malheureuse ; obeïssez luy plustost qu'au Roy.
Cleonisbe se confie à Glacidie : quel que soit le parti qu'elle
prendra, il y aura des mécontents. Elle est profondément
bouleversée. Devant l'impassibilité de sa confidente, elle finit
par décider de vaincre ses deux passions contradictoires, la
haine et l'amour, en épousant Bomilcar.
Apres cela Carimante estant sorty, Cleonisbe fit r'entrer Glacidie
: à qui elle fit sçavoir ce que le Prince son Frere luy avoit dit,
comme elle luy avoit desja apris le commandement que le Roy luy
avoit fait. Et pour faire qu'elle n'ignorast rien de tout ce qui
causoit ses inquietudes, elle luy dit encore que deux hommes de la
plus Grande qualité de ce Pais là, luy avoient dit que si elle ne
choisissoit pas Britomarte, qui estoit seul du Païs
de tous ceux qui pretendoient ouvertement à l'honneur d'estre choisis d'elle, toute la
Noblesse du Royaume prendroit son Party : adjoustant encore
qu'Hipomene l'avoit advertie, que Galathe tramoit quelque grand dessein avec Menodore, en cas qu'il ne fust pas choisi. De forte,
dit elle à Glacidie, que de quelque costé que je
regarde la chose, je me trouve au plus pitoyable estat du monde :
car enfin si j'obeïs au Roy, je choisis Bomilcar,
que je n'aime pas ; je ne choisis point le Prince de Phocée, que je
ne haïs point ; j'irrite le Prince mon Frere ; je desoblige toute la
Noblesse de l'Estat, en desobligeant Britomarte ; et je m'expose à la violence, et aux
artifices de Galathe, qui est le plus fin de tous
les hommes. Mais aussi de penser seulement à choisir ny Britomarte, ny Galathe, il n'y a
point d'apparence : car encore que j'aye naturellement plus
d'aversion, pour Bomilcar que pour eux, comme je n'ay
pas perdu la raison, je connois bien que si je dois faire une
injustice à Bomilcar, il faut que ce soit en
faveur du Prince de Phocée. Joint qu'en choisissant un de ces deux,
j'irriterois esgalement et le Roy, et le Prince mon Frere :
cependant ils sont tous deux redoutables : l'un peut former un Party
dans l'Estat : et l'autre qui est tres puissant dans la Cou* du Roy
des Celtes, peut nous causer une fâcheuse Guerre. D'autre part, si
je fais ce que le Prince mon Frere veut, et ce que je veux peut
estre autant que luy, adjousta-t'elle en soûpirant, j'irrite encore
plus Britomarte et Galathe,
que si je choisissois Bomilcar : mais ce
qui est je plus considerable, c'est
que j'irrite le Roy, et que je fais ce que je ne croy point que je
puisse faire sans me des honnorer. Apres cela Glacidie,
adjousta Cleonisbe, aurez vous encore
l'inhumanité de refuser de me donner conseil, en une conjoncture si
fâcheuse ? Non Madame, repliqua-t'elle, et puis que vous me
l'ordonnez, je prendray la liberte de vous dire, que pour vous
delivrer de la moitié de la peine que vous avez à examiner la chose
dont il s'agit, ne songez s'il vous plaist point du tout, ny à
Galathe, ny à Britomarte : et sans craindre ny les Celtes, ny les
Segoregiens, n'occupez vostre esprit qu'a bien connoistre lequel
vous devez choisir, de Bomilcar, ou du
Prince de Phocée. Ha Glacidie, s'escria
Cleonisbe, en me laissant à faire un
pareil choix, vous ne me soulagez guere ! je fais pourtant tout ce
que je puis, et tout ce que je dois, repliqua t'elle car estant
fortement persuadée, que vous ne pouvez bien choisir, qu'en
choisissant un des deux que je vous nomme, j'ay deû vous parler
comme j'ay fait : mais je ne dois pas vous en dire davantage, puis
que je ne le pourrois sans nuire, ou à Bomilcar,
ou au Prince de Phocée. Ainsi Madame, c'est à vous a examiner ce que
le Roy, et le Prince Carimante vous ont
dit, et à faire ce que vous trouverez je plus à propos. Si j'escoute
ma raison, reprit-elle, je choisiray Bomilcar
: et si je suy les purs mouvemens de mon coeur, je choisiray la
Prince de Phocée : mais apres tout, adjousta-t'elle en soûpriant,
comme je ne pense pas que ma raison
soit assez forte, pour surmonter cette puissante inclination qui me
porte à choisir le Prince de Phocée ; et que je ne croy pas non
plus, que cette inclination, toute puissante qu'elle est, puisse
vaincre ma raison, et me donner la hardiesse de la satisfaire ; je
pense que si la Loy veut que je choisisse, que je desobeïray, au
Roy, et au Prince mon Frere : et que sans choisir ny Bomilcar, ny le Prince de Phocée, ny Britomarte, ny Galathe, je choisiray
en ne choisissant point, et je nommeray le premier homme de qualité
que je verray au Temple : afin qu'irritant tout à la fois, et le
Roy, et Carimante, et le Prince de Phocée, et
Bomilcar, et Galathe,
et Britomarte, ils m'accablent de
reproches, et me facent mourir de douleur et de confusion, devant
que de sortir du Temple. Cleonisbe prononça
ces paroles avec une agitation d'esprit, qui donna une veritable
douleur à Glacidie : elle demeura pourtant dans
les termes où elle s'estoit resoluë de demeurer ; ainsi elle fit ce
qu'elle pû pour calmer cét orage, qui s'eslevoit dans le coeur de
Cleonisbe, sans pancher plus du costé
de Bomilcar, que de celuy du Prince de
Phocée ; ny sans favoriser aussi le Prince de Phocée contre Bomilcar. Elle se trouva pourtant bien embarassée :
car apres que Cleonisbe eut encore bien agité la
chose dans son esprit, et qu'elle eut esté quelque temps sans parler
; tout d'un coup se tournant vers Glacidie, s'en est
fait, dit elle, je suis resoluë de vaincre tout à la fois, les deux
plus violentes passions de toutes
les passions : je veux dire, adjousta-t'elle en rougissant, la
haine, et la passion qui luy est opposée. Mais pour le pouvoir
faire, il faut du moins que vous sousteniez ma foiblesse par
quelques loüanges : et que vous me disiez que je fais bien de
choisir Bomilcar, et que je ferois mal de
choisir le Prince de Phocée. Avec vostre permission Madame, reprit
Glacidie, je ne vous donneray ny
loüange ny blasme en cette rencontre : et je vous diray ce que je
vous ay desja dit une autre fois, que vous ne pouvez mal choisir,
entre le Prince de Phocée et Bomilcar : mais j'y
adjousteray encore, que comme vous ne pouvez faire justice à l'un,
sans faire injustice à l'autre, vous ne sçauriez trop examiner une
chose aussi importante que celle. Puis que vous m'abandonnez à mon
propre sens, reprit Cleonisbe, pour ne
me tromper point, je veux prendre le Party le plus difficile, et par
consequent le plus glorieux. De plus, je connois bien que je ne dois
pas faire de fondement sur les conseils du Prince mon Frere : car
puis que c'est sa passion qui le fait parler, tout ce qu'il me dit
me doit estre suspect, et je dois plustost croire le Roy que luy.
Joint que puis que mon coeur a eu la foiblesse de se laisser engager
plus que je ne voulois, il faut pour le punir de l'injustice qu'il a
de haïr Bomilcar, que je luy oste tout ce
qu'il aime, et que je le soûmette à tout ce qu'il haït. Voila
Glacidie, luy dit-elle, les sentimens
où vous me laissez ; je ne sçay si ce seront ceux où vous me
trouverez demain au matin : cependant apres m'avoir refuse vos conseils, ne me refusez du
moins pas de prier les Dieux, qu'ils me donnent la force d'executer
ce que je croy que j'ay resolu.
Le jour de la cérémonie, tout le monde est tendu. Cleonisbe paraît
particulièrement malheureuse. Elle lutte de toutes ses forces pour
s'en tenir à sa résolution d'épouser Bomilcar, malgré son aversion
pour lui. Mais au moment de prononcer son nom, elle feint de
s'évanouir. La cérémonie est reportée, d'autant que Cleonisbe est
atteinte d'une forte fièvre qui dure douze jours. Durant ce temps,
les différents amants, à l'exception de Peranius, se plaignent de la
situation. De son côté, Carimante parvient à convaincre son père
d'approuver le mariage de Cleonisbe et du prince de Phocée. Ce
dernier persuade également sa sœur de rompre avec Menodore. Enfin,
pour ne pas susciter la colère des rivaux infortunés, on décide de
les informer en privé qu'ils ne seront pas choisis. Leurs réactions
sont diverses, mais tous préparent en secret un duel contre celui
qui sera élu par la princesse.
Le jour de la cérémonie, les différents amants sont tendus.
Cleonisbe, de son côté, est profondément mélancolique. Elle
croise le regard du prince de Phocée, puis celui de Bomilcar, ce
qui la fait rougir puis changer de couleur, sans que les deux
rivaux soient en mesure d'interpréter sa réaction.
Apres cela, Glacidie dit cent choses tendres à
Cleonisbe : en suite de quoy elle la
laissa, s'en retourna chez elle : mais elle s'y en retourna avec
beaucoup d'inquietude, de voir qu'elle se trouvoit dans la necessité
de devoir infailliblement se voir obligée le jour suivant, de
s'affliger avec le Prince de Phocée, de la mesme chose dont elle se
devroit resjouïr avec Bomilcar : car elle
connut bien que Cleonisbe avoit effectivement resolu
de le choisir. Elle ne creût pourtant pas qu'il fust à propos d'en
parler : et en effet elle n'en dit rien le lendemain au matin, ny à
Bomilcar, ny au Prince de Phocée, qui
furent tous deux chez elle, et qui s'y rencontrerent. Au contraire
elle se tint si ferme, et elle composa son visage de telle sorte,
que le dessein qu'ils avoient eu de tascher d'avoir quelque
connoissance de leur Destin en la voyant, ne leur reüssit point :
car comme ils avoient sçeu qu'elle avoit esté fort tard avec Cleonisbe, ils avoient esperé pouvoir tirer quelque
lumiere de ce qu'ils vouloient sçavoir ; mais estant trompez en
leurs esperances, ils furent chacun de leur costé, faire tout ce
qu'ils creurent leur devoir servir. Bomilcar fut chez le
Roy et le Prince de Phocée chez Carimante : pour
Britomarte il avoit aveque luy un
nombre fort grand de Gens de qualité, afin de le suivre au Temple.
Galathe de son costé. ne songeoit pas
moins â chercher les moyens de
nuire à celuy qui seroi- choisi, s'il ne l'estoit pas, qu'à estre
choisi luy mesme : de sorte que Carimante et
Menodore, agissant aussi chacun selon
leurs interests, on peut dire qu'ils estoient tous fort occupez.
Cleonisbe estoit pourtant la plus à
pleindre : et l'estat où elle se trouvoit estoit si pitoyable, qu'on
ne peut se l'imaginer. Car enfin Madame, depuis qu'il fut permis
d'entrer dans sa Chambre, jusques à l'heure qu'elle fut au Temple,
on luy dit cent choses differentes, ou de la part du Roy ; ou de
celle de Carimante ; ou de celle du Prince de
Phocée ; ou de celle de ses trois Rivaux. Cependant au milieu de
tout cela, il falut qu'elle se laissast habiller : et il falut
mesme, pour ne faire rien contre la bien seance, qu'elle souffrist
qu'on la parast suivant la coustume. Elle avoit pourtant un air si
triste, qu'il estoit aisé de connoistre que son coeur souffroit
estrangement : aussi le Prince de Phocée et Bomilcar,
le sçeurent-ils bien remarquer. Car ayant accompagné le Prince
Carimante, qui fut la voir un moment
devant que d'aller au Temple, où le Roy la devoit conduire, ils
s'aprocherent de Glacidie chacun à leur tour, et
expliquerent cette tristesse selon leurs sentimens. Helas Glacidie, luy dit-le Prince de Phocée, que vois je
dans les yeux de la Princesse, en voyant tant de melancolie ! et ne
dois-je pas craindre, si je l'aime veritablement, d'estre le
malheureux qu'elle a resolu de choisir, puis qu'elle y a tant de
repugnance, plustost que de souhaiter un bien qui luy cause de chagrin ? D'autre part, Bomilcar raisonnant à sa mode ; et tirant un bon
presage de cette foiblesse, dit à Glacidie, que
n'ignorant pas que le Prince de Phocée estoit mieux avec Cleonisbe que luy, il luy advoüoit qu'il ne pouvoit
s'empescher d'avoir de la joye, de voir quelque melancolie sur le
visage de cette Princesse : parce que c'estoit une preuve que le
choix qu'elle alloit faire, ne la satisfaisoit pas pleinement, et
qu'ainsi il avoit lieu d'esperer, que puis que le Prince de Phocée
ne seroit pas choisi, il le seroit. Mais Madame, il arriva encore
une chose un moment apres, qui fit bien voir qu'on raisonne presques
tousjours plus selon ce que l'on craint, ou selon ce qu'on desire,
que selon la droite raison : car comme le Prince Carimante vint à sortir, et qu'il fut suivy de tous
ceux qui estoient venus aveque luy, entre lesquels estoient le
Prince de Phocée, et Bomilcar ; ce
dernier remarqua que Cleonisbe avoit
rougi, en regardant son Rival : et un instant apres le Prince de
Phocée vit aussi qu'elle avoit changé de couleur, en rencontrant les
yeux de Bomilcar. De sorte que l'un en
concevant de la crainte, et l'autre de l'esperance, une mesme chose
fit deux effets bien differens dans leur coeur. En effet Bomilcar creût qu'elle rougissoit en regardant le
Prince de Phocée, parce qu'elle ne le chosiroit pas : et le Prince
de Phocée creût qu'elle avoit rougi en regardant Bomilcar, parce que le devant choisir, un sentiment de
modestie avoit causé cette rougeur. Ainsi sans sçavoir ny l'un ny
l'autre la veritable cause de
ce changement de couleur, ils en tiroient des conjectures mal
fondées : car la Princesse a advoüé depuis à Glacidie,
que lors qu'elle rougit en regardant Bomilcar,
ce fut par un sentiment de haine, meslé de colere, de se voir
contrainte de le choisir : et que lors qu'elle changea de couleur en
voyant le Prince de Phocée, ce fut de la confusion qu'elle eut, de
l'injustice qu'elle alloit faire à son amour, et de la violence
qu'elle faisoit à son inclination. Cependant suivant la coustume,
Carimante suivy de ces quatre Rivaux,
et de tout ce qu'il y avoit d'hommes de qualité à la Cour, fut au
Temple, où tous les Sarronides du Royaume estoient ce jour-là. Je ne
m'amuseray point Madame, à vous despeindre ny cette foule de monde
qui se trouva dans les ruës, et dans le Temple ; ny à vous parler de
la magnificence de ces quatre Rivaux ; ny de la parure de Cleonisbe ; ny de celle de toutes les Dames qui la
suivoient, car j'abuserois de vostre patience. Mais je vous diray
seulement, que le Prince de Phocée, et Bomilcar,
furent les deux dont les Habillemens furent les mieux entendus : et
qu'entre ces deux, le Prince de Phocée eut l'advantage. Pour Cleonisbe, toute melancolique qu'elle estoit, elle
parut pourtant admirablement belle : mais apres cette Princesse,
Amathilde fut la plus parée, et elle
l'emporta sur toutes les Belles, et sur toutes les jeunes : aussi le
connoissoit elle si bien elle mesme, qu'elle dit en raillant à
Glacidie, se souvenant de leur
dispute, que pourveû qu'elle fust
assurée d'estre seulement six ans, comme elle estoit ce jour-là,
elle quitteroit volontiers sa part de la vie, et n'en demanderoit
pas davantage.
Une fois parée, Cleonisbe est emmenée par son père sur un char de
triomphe. La princesse et le roi s'installent sur un trône au
milieu du temple, tandis qu'une musique commence à résonner.
Cleonisbe est désemparée ; elle lutte de toutes ses forces pour
s'en tenir à sa résolution d'épouser Bomilcar. Or, un Sarronide
fait un discours qui souligne que son choix doit être libre.
Lorsque la musique s'arrête, le mage lui demande de prononcer le
nom de son futur époux.
Mais enfin Madame, la Princesse estant achevée d'habiller, le Roy la
vint prendre : et la faisant monter dans une espece de Char de
Triomphe, où elle entra seule aveque luy, ils furent au Temple, où
toutes les Dames les suivirent dans d'autres Chariots Comme il y a
beaucoup d'ordre en ce Païs là, en ces sortes de Festes, dés que le
Roy, et la Princesse Cleonisbe furent
placez au milieu du Temple, sur un Thrône assez eslevé, toutes les
Dames se rangerent sur des Eschaffauts, afin de voir mieux la
Ceremonie : et à droit, et à gauche du Thrône, un peu en avant,
estoient tous les Hommes de qualité, entre lesquels estoient les
quatre Rivaux : car pour le Prince Carimante, il
s'alla mettre sur un Eschaffaut aupres d'Onesicrite : se plaçant en façon que Cleonisbe le pûst voir, et qu'il pûst luy faire signe,
en luy monstrant la Princesse qu'il aimoit, que son bonheur
despendoit du choix qu'elle alloit faire aussi bien que le sien.
Mais Madame, j'oubliois de vous dire, qu'à l'entrée du Temple, un
noeud de Pierreries qui r'attachoit une Escharpe de Gaze que Cleonisbe avoit à l'entour de la gorge, s'estant
détaché, Glacidie qui se trouva la plus proche
d'elle, s'avança pour le luy remettre, pendant que le Roy escoutoit
ce que luy disoit le premier des Sarronides, qui l'estoit venu recevoir à la Porte du Temple.
De sorte que pendant qu'elle luy rendit ce petit service, Cleonisbe luy parlant bas ; il est encore temps de me
conseiller ma chere Glacidie, luy dit
elle, mais il ne le sera plus dans un quart d'heure : et si je ne me
repens point de la resolution que j'ay prise, j'auray preferé ce que
je haïs le plus, à tout ce que j'aime le mieux. Vous n'avez donc pas
changé de dessein depuis hier (repliqua Glacidie,
en parlant bas aussi bien qu'elle) non, respondit Cleonisbe en soûpirant, mais j'ay tant eu de peine à y
demeurer, que je n'ose encore me vanter de m'estre vaincuë, puis que
de l'heure que je parle, je me combats moy mesme, avec une force que
je ne vous puis exprimer. Comme la Princesse disoit cela, ce noeud
de Diamans estant r'attaché, et le Roy commençant de marcher,
Glacidie ne luy respondit pas, et fut
se mettre sur l'Eschaffaut de la Princesse Onesicrite, d'où elle pouvoit voir Cleonisbe, le Prince de Phocée, et Bomilcar : car ces deux Rivaux estoient du costé
opposé au lieu où estoit Glacidie. Elle
voyoit aussi Britomarte, et Galathe :
mais comme ils estoient vis à vis des deux autres, elle ne leur
voyoit pas le visage : joint que ne s'interessant que pour Bomilcar, et pour le Prince de Phocée, elle ne
songeoit qu'à les observer, et ne se soucioit pas de ce que les
autres pensoient. Mais enfin Madame, dés que le Roy, et la Princesse
sa Fille, furent sur ce Thrône qui estoit au milieu du Temple, le
premier des Sarronides, commença de lire la Loy qui vouloit que ce choix se fist, et qu'il se fist
avec la liberté toute entiere, de la Personne qui choisissoit,
pourveû qu'il n'y eust nulle disproportion de qualité en son choix.
En suitte de quoy une Musique moitié Greque, et moitié Gauloise, fit
retentir les Voûtes du Temple, pendant que tous les Sarronides
prioient les Dieux d'inspirer la Princesse, et de faire que son
choix fust heureux pour elle, et heureux pour l'Estat. Mais Madame,
durant que ces Prieres se faisoient, que d'agitations differentes,
dans le coeur de Cleonisbe, aussi bien que dans celuy
de ces quatre pretendans, et dans l'esprit de Carimante, de Menodore, et mesme
de Glacidie. Mais entre les autres, que
ne sentirent point le Prince de Phocée, et Bomilcar
? pour moy qui devinois une partie de leurs sentimens en les voyant
seulement, ils me faisoient pitié : car tantost ils regardoient la
Princesse d'une maniere à luy demander grace : tantost ils se
regardoient malgré qu'ils en eussent, avec quelques marques de
fureur dans les yeux : et tantost ils regardoient Glacidie avec une melancolie extréme. Cependant
Cleonisbe souffroit encore plus
qu'eux : car se voyant sur le point de prononcer son Arrest, et de
se condamner elle mesme, à passer toute sa vie avec un homme qu'elle
ne pouvoit s'empescher de haïr ; et à se separer pour tousjours d'un
Prince qu'elle ne pouvoit t'empescher d'aimer ; elle sentit ce
qu'elle n'a jamais pû representer à Glacidie, quoy
qu'elle ait employé pour cela les paroles les plus significatives,
les expressions les plus fortes.
D'abord sa raison voulut agir avec son coeur, comme avec un Rebelle
qu'elle avoit dompté : mais ce Rebelle ayant rompu les chaisnes que
sa raison luy avoit données, cette Guerre qu'elle croyoit finie
recommença, et recommença avec plus de violence qu'auparavant. De
sorte que pendant qu'on prioit les Dieux qu'ils l'inspirassent, elle
se vit dans une agitation si grande, qu'elle ne sçavoit que leur
demander. Elle n'avoit pas plustost formé la pensée de les prier
qu'ils l'affermissent dans la resolution de choisir Bomilcar, qu'elle sentoit qu'elle ne sçavoit plus si
elle le devoit choisir. Cependant elle n'avoit pas la force de les
prier qu'ils luy donnassent la hardiesse de luy preferer le Prince
de Phocée : et par une foiblesse qu'elle a racontée elle mesme à
Glacidie, elle fut quelque temps sans
pouvoir se resoudre à les prier qu'ils l'inspirassent selon leur
volonté : luy semblant que c'estoit renoncer à sa propre liberté,
que de les prier ainsi. Mais à la fin, sa pieté estant la plus
forte, elle contraignit son coeur à vouloir s'abandonner à leur
conduite : et les pria ardamment de vouloir la faire choisir, comme
il estoit à propos qu'elle le fist pour sa gloire, plustost que pour
sa satisfaction : mais plus elle pria, moins elle sentit de quietude
en son ame, et moins elle fut resoluë qui elle devoit choisir. Au
contraire, l'aversion naturelle qu'elle avoit pour Bomilcar, et la tendresse qu'elle avoit pour le Prince
de Phocée, reprenant de nouvelles forces pour la tourmenter, il se fit un nouveau combat dans
son esprit. De plus, toutes les menaces de Guerre Civile, et de
Guerre Estrangere, que le Roy, et Carimante, luy
avoient faites en luy parlant, ne remplissant son imagination que
d'evenemens funestes, faisoient encore un bouleversement terrible
dans son coeur. D'ailleurs, la crainte d'irriter le Roy, et celle de
porter Carimante à prendre quelque
resolution violente, la troubloient encore : mais la veuë du Prince
de Phocée, estoit ce qui la touchoit le plus. En effet Madame, il y
eut des instans, où il parut une douleur si sensible sur le visage
de ce Prince, qu'estant aisé à Cleonisbe de
conclurre, qu'il y avoit autant d'amour dans son coeur, que de
melancolie dans ses yeux, elle sentit redoubler son irresolution, et
son desespoir. De sorte que lors que la Musique eut cessé, et que le
premier des Sarronides eut fait un beau discours, sur l'importance
du choix que Cleonisbe alloit faire, elle ne
sçavoit encore ce qu'elle vouloit, ou ce qu'elle ne vouloit pas.
Cependant suivant la coustume, le Roy donna une Bague d'un prix tres
considerable à la Princesse sa Fille, qui apres l'avoir reçeuë de sa
main, descendit du Thrône, et fut la mettre entre les mains du
premier des Sarronides, qui apres l'avoir reçeuë d'elle, prit la
parole avec autant d'authorité, que si elle n'eust pas esté Fille du
Roy dont il estoit Sujet : apres avoir reçeu la Bague que je tiens,
luy dit-il, c'est à vous Madame, à me nommer celuy que vous jugez
digne de vostre choix, afin que je
la luy donne : mais auparavant, souvenez vous encore une fois, que
ce choix doit estre libre ; doit estre raisonnable ; et doit estre
digne de vous. Pour cét effet, ne consultez que vostre propre
raison, et faites en forte que la crainte n'y ait point de part, et
que nul respect humain ne vous face enfraindre la Loy, qui veut que
vous choisissiez equitablement.
Au moment de choisir le futur époux, Cleonisbe, sur le point de
prononcer le nom de Bomilcar est saisie d'un malaise et feint de
se trouver mal. Le Sarronide propose de reporter la cérémonie,
et Cleonisbe est reconduite au palais, où elle est prise d'une
forte fièvre qui dure près de douze jours. Pendant ce temps,
elle ne reçoit personne, excepté son frère, qui continue de lui
parler en faveur de Peranius. De leur côté, Bomilcar et les
autres amants se plaignent de la réaction de la princesse. Le
bruit de leur mécontentement parvient au roi qui commence à
préférer Peranius à Bomilcar. L'heureux élu, pour sa part,
convainc sa sœur de rompre avec Menodore.
Dittes moy donc s'il vous plaist Madame, qui vous jugez digne de
vostre choix : à ces mots suivant la coustume, la Princesse voulut
prononcer le nom de celuy qu'elle croyoit vouloir choisir, et elle
voulut effectivement dire Bomilcar. Mais sa
langue n'ayant seulement pû prononcer la premiere silable de ce nom,
quelque violence qu'elle se fist ; au lieu de respondre, elle se
teût : et pâlissant tout d'un coup, et rougissant un moment apres,
elle sentit un trouble si grand dans son ame, que l'agitation de
l'esprit agissant sur le corps, elle ne sçavoit presques plus ce
qu'elle voyoit, ny où elle estoit. De sorte que ne pouvant plus
estre maistresse d'elle mesme, ny calmer un si grand orage en si peu
de temps, elle porta la main sur ses yeux, et feignant de se trouver
mal, elle agit comme une personne qui se sentoit foible, et qui
n'estoit pas en estat d'achever la Ceremonie. Si bien que le premier
des Sarronides, qui a infiniment de l'esprit, ayant connu
qu'assurément cét accident estoit causé par l'irresolution de son
ame, fut le premier à dire qu'il faloit remettre la chose à une
autre fois : ainsi Cleonisbe acceptant
cét expedient, l'en conjura
instamment. Vous pouvez aisément Madame, vous imaginer quelle rumeur
cela fit dans le Temple, et quel estonnement cela causa dans
l'esprit de ces quatre Rivaux. Comme le Prince Carimante vit l'estat où en estoit le chose, il
descendit de l'Eschaffaut où il estoit, et allant droit à Cleonisbe, il s'aprocha d'elle, et luy parlant bas ;
eh de grace, luy dit il, ne differez pas vostre bonheur, et le mien
: et songez qu'un mot est bien tost prononcé. Il le seroit peut
estre trop tost pour vous aujourd'huy, repliqua-t'elle en soûpirant,
c'est pourquoy il vaut mieux remettre la chose à une autre fois.
Cependant ces quatre Rivaux ne sçavoient ce qu'ils devoient penser :
Bomilcar concluoit pourtant en luy
mesme, qu'il devoit estre affligé de ce que la Princesse n'avoit pû
choisir : et le Prince de Phocée eut quelque consolation, de penser
que puis que Cleonisbe n'avoit pas prononcé le nom
de Bomilcar, c'estoit un signe presque
certain qu'elle ne l'aimoit pas : car il n'ignoroit point que le Roy
vouloit qu'elle le choisist. Pour Britomarte, et
pour Galathe, comme ils esperoient plus par
les Brigues qu'ils faisoient, que par nulle autre raison, ils ne
furent pas si fâchez que Bomilcar, de ce que
le choix de Cleonisbe estoit differé. Mais durant
qu'ils raisonnoient chacun en leur particulier, cette Princesse
continuant d'agir comme une personne qui se trouvoit mal, fut
remenée au Palais, où elle eut une telle confusion de ne s'estre pû
vaincre elle mesme, qu'apres avoir feint d'estre malade, elle le devint effectivement. De vous dire
Madame, tout ce que die cette Princesse lors qu'elle se vit seule
avec Glacidie, il na seroit pas aisé ; et
bien cruelle personne que vous estes, luy dit cette Prince affligée,
ne vous avois-je pas bien dit, que j'avois besoin que vostre raison
soutinst la mienne ? Vous voyez, poursuivit-elle, de quelle
confusion je me voy couverte : j'ay veulu nommer Bomilcar, mais mon coeur se rebellant contre moy, a
empesché ma bouche de prononcer ce nom ; et je me suis veuë en estat
que si je ne me fusse imposé silence, j'eusse nommé son Rival au
lieu de le nommer. Mais de grace Glacidie, faites moy
tant de honte de ma foiblesse, que je m'en puisse repentir : car je
vous advouë qu'elle est si grande, que malgré la confusion que j'en
ay, j'ay quelque espece de joye de ce que je suis encore libre, et
de ce que je n'ay pas nomme Bomilcar, puis qu'il
est vray que si je m'estois vaincue moy mesme, cette victoire
m'auroit desja plus cousté de larmes ; que ma deffaite ne me couste
de soupirs. Cependant je ne laisse pas de vous prier de me blasmer
d'estre si peu Maistresse de mon coeur : si j'avois à prendre la
liberté de vous blasmer de quelque chose, reprit-elle, ce seroit
Madame, du commandement que vous me faites, de condamner quelqu'une
de vos actions. Car enfin je trouve juste que vous choisissiez le
Prince de Phocée : je trouve juste que vous choisissiez Bomilcar ; et je trouve juste encore que vous ne
puissiez presques vous resoudre à choisir ny l'un, ny l'autre. Ainsi trouvant de la raison à
tout ce que vous faites, je ne puis vous condamner : et tout ce que
je puis, est de pleindre celle qui ne peut choisir, aussi bien que
ceux qui ne sont pas choisis. Cependant comme je l'ay desja dit,
cette Princesse ne fut pas si tost en estat de recommencer la
Ceremonie, car il luy prit une fiévre lente qui luy dura plus de
douze jours, pendant lesquels elle ne voulut voir ny le Prince de
Phocée, ny Bomilcar, ny Britomarte, ny Galathe. Mais comme
elle ne pouvoit pas empescher que Carimante ne la
vist, le Prince de Phocée eut cét avantage d'avoir un puissant
protecteur aupres d'elle : Bomilcar se nuisit
pourtant plus à luy mesme, que Carimante ne servit
au Prince de Phocée : car comme en effet il avoit lieu de croire
qu'on luy feroit injustice s'il n'estoit pas choisi, il se pleignit
non seulement de la Princesse, mais encore du Roy : s'imaginant que
ce Prince ne l'avoit pas protegé assez hautement aupres de Cleonisbe. De sorte que comme Galathe
craignoit encore plus Bomilcar, que le
Prince de Phocée ; il fit si bien que la Princesse sçeut les
pleintes que Bomilcar faisoit d'elle, et que le Roy
sçeut aussi celles qu'il faisoit de luy. Pour Britomarte il agissoit d'une autre maniere, car il
disoit tout haut que si on ne luy rendoit justice, il s'uniroit avec
tous ses Amis, à ceux de ses Rivaux qui ne seroient pas plus heureux
que luy, pour troubler la felicité de celuy qui le seroit. Si bi ?
qu'il n'y avoit que le Prince de Phocée qui ne se pleignoit pas ouvertement, quoy qu'il fust pour
le moins aussi affligé que les autres. Mais quand il estoit seul
avec Glacidie, que ne luy disoit il point ?
pour tascher de sçavoir precisément quels avoient esté les sentimens
de Cleonisbe, le jour de cette
Ceremonie, qui avoit eu au commencement toutes les apparences d'une
Feste de resjouïssance, et dont la fin avoit esté si melancolique.
Il sembla mesme qu'elle devoit estre universellement triste, car il
arriva cent accidens extraordinaires : et entre les autres choses
fâcheuses dont on parla alors, ce fut que la Belle, et jeune Amathilde tomba malade ce jour-la : mais d'une maladie
si terrible, et si estrange, que les Medecins qui la virent,
assurerent que quand elle en eschaperoit, sa beauté n'en eschaperoit
pas. On se garda pourtant bien de luy dire d'abord le danger où elle
estoit exposée : au contraire connoissant son humeur, on l'assura
qu'elle recouvreroit sa beauté, en recouvrant la santé, dont elle
disoit hardiment qu'elle n'avoit que faire si elle devoit demeurer
laide come elle estoit. Cependant la violence de Bomilcar ayant desplû au Roy, le Prince Carimante profita de cette occasion : de sorte que
l'allant trouver un matin sans en rien dire à Cleonisbe, il le suplia de luy donner Audiance : et en
effet ce Prince l'escoutant paisiblement, il se mit à luy
representer avec tant de hardiesse, et tant d'eloquence tout
ensemble, qu'il ne devoit pas songer à souffrir que Cleonisbe espousast un homme qui avoit l'audace de
pretendre à cét honneur comme à un bien qu'on luy devoit, qu'en effet le Roy tomba d'accord que
Bomilcar avoit tort. En suitte de quoy
poussant la chose plus loin, il luy fit voir qu'il y avoit beaucoup
d'inconveniens à craindre, si Cleonisbe
choisissoit, ou Britomarte ou Galathe,
et qu'il y en avoit beaucoup moins si elle preferoit le Prince de
Phocée à touts les autres. D'abord Carimante trouva
assez de resistance dans l'esprit du Roy : ce n'est pas qu'il
n'estimast, et qu'il n'aimast extrémement le Prince de Phocée : mais
comme il estoit arrivé en son Païs comme un Prince exilé, cela avoit
quelque chose qui choquoit son imagination. Toutesfois comme Carimante ne se rebuta pas, il en vint au point
d'obliger le Roy à luy dire qu'il y penseroit : de sorte qu'allant
porter cette agreable nouvelle au Prince de Phocée, il luy donna une
joye extréme, et obtint de luy une confirmation de la promesse qu'il
luy avoit faite, d'obliger Onesicrite à
recevoir favorablement l'honneur qu'il luy vouloit faire. Enfin
Madame, le Prince Carimante, et le Prince de Phocée
estant joints, rien ne leur put resiter : et ils se trouverent plus
forts que Bomilcar, Britomarte, et Galathe ensemble. Je
ne m'amuseray point à vous dire comment cette importante negociation
se fit : mais je vous diray seulement que durant que cette fiévre
lente qu'avoit la Princesse, estoit le pretexte qui faisoit qu'elle
ne vouloit voir personne, Carimante luy mena
le Prince de Phocée, et la força de luy advoüer, qu'elle ne seroit
pas marrie que le Roy luy permist mist de rendre justice à son merite. De vous dire Madame, quelle
fut sa joye, il ne seroit pas aisé : elle fut pourtant encore plus
grande lors qu'il sçeut que Carimante avoit si
bien agi aupres du Roy, qu'il consentoit qu'il fust heureux, et
qu'il vouloit bien aussi que le Prince son Fils espousast Onesicrite. Cependant ces choses se passerent si
secrettement, qu'il ne s'en espandit aucun bruit dans la Cour : car
comme les entre-veuës du Roy, du Prince de Phocée, de Cleonisbe, et de Carimante, se
firent toujours avec beaucoup de precaution, on n'en sçeut rien
alors. De plus, Aristonice escrivant presques tous
les jours à Onesicrite, pour l'exhorter à
preferer le bien public, à sa satisfaction particuliere, elle se
resolut en effet de sacrifier sa passion à sa Patrie, et elle le
promit si affirmativement â cete illustre Vierge de Diane, qu'il n'y
eut plus lieu de douter qu'elle ne se fust surmontée. De sorte que
le Prince de Phocée, qui estoit adverty par Aristonice de ce qu'elle avançoit sur son esprit, luy
proposa de rompre avec Menodore, puis que
Sfurius ne vouloit plus qu'il l'espousast, et qu'il la pria en
suitte de recevoir favorablement l'affection du Prince Carimante, elle luy dit qu'elle luy obeïroit. Il est
vray qu'elle le luy dit en soûpirant : mais ce fut pourtant d'une
maniere à faire voir qu'elle vouloit tenir ce qu'elle promettoit :
et en effet dés ce jour là, elle pria Menodore
de se détacher de l'affection qu'il avoit pour elle : luy disant
toutes le raisons qui la portoient à luy faire cette priere, Mais quoy qu'elle luy parlast avec
toute la douceur imaginable, il eut tant de chagrin, et tant de
colere, qu'il ne put dissimuler son ressentiment. Il l'accusa
d'inconstance, et d'ambition, et menaça si hautement, et le Prince
Carimante, et le Prince de Phocée
qu'Onesicrite toute douce qu'elle est,
se mit en colere de voir qu'il perdoit le respect qu'il luy devoit.
De sorte que renfermant dans son coeur toute la tendresse qu'elle
avoit pour Menodore, elle luy deffendit
absolument de luy parler jamais : si bien que cét Amant irrité,
commençant de luy obeïr en la quittant, il fut trouver Galathe, pour luy dire toute sa douleur, comme Galathe luy disoit toute la sienne.
Lorsque Cleonisbe est guérie, le roi et le prince Clarimente la
convainquent de choisir Peranius. Pour ne pas irriter les amants
infortunés, on décide de les avertir séparément avant la
cérémonie. Ainsi, Cleonisbe annonce tour à tour à Britomarte,
Galathe et Bomilcar qu'ils ne seront pas choisis. Comme elle est
plus redevable à ce dernier qu'aux autres, Cleonisbe lui
explique que malgré sa valeur, elle n'est jamais parvenue à
l'aimer.
Cependant comme la Princesse Cleonisbe commença
de se mieux porter, le Roy et le Prince Carimante resolurent, que pour empescher autant qu'ils
pourroient qu'il n'arrivast quelque mouvement fâcheux dans l'Estat,
il faloit que Cleonisbe se resolust de mesnager
l'esprit de ces trois malheureux Amans, qui ne devoient point estre
choisis, et de leur dire nettement ses intentions, devant le jour de
la Ceremonie, afin qu'ils n'en fussent pas surpris, et que mesme ils
ne s'y trouvassent point. Cette Princesse eut quelque peine à s'y
resoudre : mais le Roy le luy ayant commandé absolument, elle se
détermina à luy obeïr, et luy obeïr en effet : car comme la fiévre
l'eust quittée, et qu'il fut permis de la voir, ces trois Amans
infortunez ne manquerent pas d'aller luy tesmoigner la joye qu'ils
avoient de sa santé : de sorte que
se servant de cette occasion, elle leur annonça leur malheur, les
uns apres les autres. Mais quoy qu'elle employast tout son esprit, à
faire qu'ils ne reçeussent pas aigrement ce qu'el- leur disoit, elle
n'en pût venir à bout. Pour Britomarte, comme
il est fier, et superbe, il luy parla hautement apres qu'elle l'eust
prié de ne pretendre poinst d'estre choisi, parce que diverses
raisons faisoient, qu'elle ne pouvoit rendre justice à sa condition,
et à sa vertu. Car comme elle luy disoit pour adoucir la chose, que
ce n'estoit pas qu'elle ne l'estimast beaucoup, il l'arresta en
l'interrompant, et prenant la parole : puis que cela est Madame, luy
dit-il, ç'en est assez pour authoriser tout ce que je veux
entreprendre : car enfin puis que vous ne me jugez pas indigne de
vous, j'ay à vous dire que je ne croiray rien faire contre le
respect que je vous dois ; lors que je feray tout ce que je pourray,
pour posseder un honneur dont vous advoüez que je pourrois jouïr
sans injustice : ainsi Madame, je chercheray les voyes d'empescher
s'il est possible, que vous ne puissiez mal choisir. Voila donc
Madame, comment Britomarte reçeut son Arrest : pour
Galathe, comme il est plus dissimulé,
il feignit de recevoir avec un profond respect, ce que Cleonisbe luy dit : et se contentant de luy donner
mille marques d'amour, sans luy en donner une de colere, il luy dit
seulement qu'il feroit tout ce qu'il pourroit pour luy obeïr, mais
qu'il craignoit bien de ne le pouvoir pas. Cependant Bomilcar estant revenu chez Cleonisbe, qui avoit l'esprit fort irrité contre luy,
des pleintes qu'il avoit faites d'elle, et de la maniere dont il
avoit parlé du Roy, ne pût se resoudre de luy annoncer son malheur,
avec des paroles qui eussent quelque chose capable de l'amoindrir :
au contraire elle luy parla si fierement, toute douce qu'elle est,
qu'il pensa perdre patience. Quoy Madame (luy dit-il, apres qu'elle
luy eut deffendu absolument, de pretendre d'estre choisi) vous
pouvez vous souvenir de la violente et constante passion que j'ay
pour vous, et me traitter comme vous faites ? il est vray,
poursuivit-il, que je me suis pleint, et de vous, et du Roy : mais
Madame, le moyen de ne se pleindre pas en voyant l'injustice qu'on
me fait ; et ne faut-il pas advoüer que ma passion n'auroit pas esté
digne de vous, si mon ressentiment avoit esté moins violent, et que
ma colere eust esté plus sage : car enfin que n'ay-je point fait
pour vous meriter, et que ne m'a point dit le Roy pour me donner une
esperance raisonnable d'estre preferé à tous mes Rivaux ? De plus
Madame, adjousta-t'il, pensez vous qu'il soit aisé de souffrir qu'un
Prince exilé m'oste un bien que je pensois avoir aquis par mille
services, et que parce qu'il a esté batu de la Tempeste ; et qu'il
la trouvé un Asile aupres de vous, il faille que ce soit moy qui
face naufrage : pensez y Madame, pensez-y ; et ne me reduisez pas au
desespoir. Cleonisbe connoissant alors qu'elle
avoit tort d'irriter un homme qui en effet avoit sujet de se pleindre, quoy qu'il eust eu
tort luy mesme de s'estre emporté à se pleindre avec tant de
violence apres la Ceremonie où il n'avoit pas esté choisi, elle se
resolut pour esviter le malheur qui pourroit arriver, de tascher de
luy persuader de se resoudre à estre malheureux. Pour vous
tesmoigner, luy dit-elle, que vous ne douez point accuser le Prince
de Phocée, de ce que vous n'estes pas dans mon esprit comme vous y
voudriez estre, je veux bien vous ouvrir mon coeur et vous advoüer
toute ma foiblesse, et toute mon injustice. Je vous diray donc, que
comme je ne suis pas tout à fait stupide, je connois admirablement
tout ce que vous valez : je sçay que vostre naissance est tres
grande, et que si vos predecesseurs ont donné d'illustres Citoyens à
Carthage, ils ont aussi donné des Rois à la Numidie. Je sçay de plus
que vous avez beaucoup d'esprit ; beaucoup de coeur ; et beaucoup de
generosité : et je sçay mesme que je vous ay de l'obligation, puis
que vous m'avez rendu mille services. Mais je sçay aussi en mesme
temps, qu'il y a tousjours eu dans mon coeur, je ne sçay quoy que je
ne sçaurois exprimer, qui a fait que je n'ay jamais pû me resoudre à
souffrir agreablement que vous m'aimassiez. Cependant malgré cette
antipathie naturelle, que j'ay combatuë inutilement depuis, j'avois
resolu de vous choisir, et je vous eusse nommé le jour de la
Ceremonie, si mon coeur eust voulu obeïr à ma raison, et si ma
bouche eust voulu prononcer Bomilcar. Quelque
douleur qu'il y ait, repliqua-t'il en soûpirant, à aprendre qu'on est haï de vous je ne laisse pas de
vous estre en quelque façon obligé, de me dire plustost que vous ne
m'avez pas choisi, parce que vous m'avez haï, que de m'advoüer que
vous ne l'avez pas fait, parce que vous aimez mieux le Prince de
Phocée que moy : et plust aux Deux Madame, (s'escria t'il en levant
les yeux au Ciel) que vous me haïssiez la moitié plus que vous ne
faites, pourveu que vous l'aimassiez la moitié moins : car enfin
Madame, je sçay bien que s'il n'estoit pas plus heureux que moy, je
ne serois pas aussi malheureux que je le suis. Cependant,
adjousta-t'il, pais que tout haï que j'estois, vous me vouliez bien
choisir, pourquoy ne le voulez vous plus ; je ne le veux plus,
dit-elle, parce que je trouve que j'avois tort de le vouloir : et
que j'aurois mal reconnu l'affection que vous avez pour moy, de vous
attacher inseparablement à la fortune d'une personne qui ne vous
eust jamais aimé. Ainsi sans accuser ny le Roy ny le Prince de
Phocée de mon injustice ; ny sans m'en accuser moy mesme, attribuez
la à une puissance souveraine, à la quelle rien ne sçauroit
resister, et qui fait que je ne suis pas maistresse de mon propre
destin. Vous avez une Amie, adjousta-t'elle, qui vous peut
tesmoigner que je ne ments pas : et qui vous peut assurer que j'ay
fait tout ce que j'ay pu pour vous contre moy mesme. Quoy Madame,
reprit Bomilcar, Glacidie
sçait que vous m'avez tousjours haï ? je le luy ay caché long temps,
reprit-elle, mais j'advouë que je luy ay enfin advoüé que je ne vous pouvois aimer, et que
je luy en ay demandé pardon, afin qu'elle ne m'en haïst pas. Apres
cela Madame, luy dit-il, je n'ay plus rien à dire : si ce n'est que
comme vous n'avez pu cesser de me hair, il me pourra aussi estre
permis de ne pouvoir cesser de vous aimer. Bomilcar
ayant parlé ainsi se leva, et s'en alla si affligé, et si en colere,
qu'on ne pouvoit pas l'estre davantage.
Peranius rend également visite à Cleonisbe. Comme sa passion est
désormais approuvée par le roi, il est libre d'entretenir la
princesse de son amour. Les rivaux malheureux, de leur côté,
préparent un duel contre le vainqueur.
Un moment apres qu'il fut party, le Prince de Phocée arriva, si bien
que la trouvant seule, il se mit à l'entretenir de sa passion avec
un plaisir extréme : car comme elle estoit alors approuvée parle
Roy, et par Carimante, elle estoit agreablement
soufferte par Cleonisbe. De sorte que passant
insensiblement d'une chose à une autre, cette Princesse luy fit
connoistre sans y penser, que Glacidie avoit sçeu
les sentimens avantageux qu'elle avoit pour luy, en luy racontant
quelque conversation qu'elle avoit euë avec elle touchant Bomilcar. Ainsi il se trouva que ce jour-là, les deux
Amis de Glacidie furent luy faire des pleintes
bien differentes : car Bomilcar se pleignit
estrangement à elle, de ce qu'elle ne luy avoit pas dit que la
Princesse le haïssoit : et le Prince de Phocée murmura fort, de ce
qu'elle luy avoit caché que Cleonisbe ne le
haïssoit pas. Mais cette sage Fille leur fit si bien connoistre
qu'elle ne l'avoit pas deû faire, qu'ils continuerent de l'admirer,
et qu'ils cesserent de s'en pleindre. Car enfin, desoit-elle à
Bomilcar, tout haï que vous estiez, il
s'en falut peu que vous ne fussiez heureux ; et tout aimé que vous estes, disoit-elle au Prince de
Phocée, il s'en est peu falu que vous n'ayez esté malheureux : ainsi
ne voulant ny vous nuire, ny vous servir, je n'ay pas deû vous dire
des choses que vous n'eussiez pu sçavoir, sans en tirer de
l'advantage l'un sur l'autre ; qui est ce que je ne voulois, et ce
que je ne devois pas faire. Mais enfin Madame, pour ne m'arrester
pas davantage sur des choses de peu de consequence, il fut resolu
que le premier jour que la Princesse seroit en estat de sortir, la
Ceremonie s'acheveroit : ce qu'il y avoit de facheux est qu'elle ne
se pouvoit faire en particulier, parce que la Loy vouloit que le
Temple fust ouvert ce jour là à tout ce qui se trouveroit de Gens de
qualité dans le Royaume, soit qu'ils fussent Estrangers ou non :
ainsi on craignoit estrangement qu'il n'arrivast quelque tumulte. On
y donna pourtant tout l'ordre qu'on y pût donner : car outre qu'on
aprehendoit ceux qui pretendoient à Cleonisbe, on
craignoit encore le desespoir de Menodore. Toutefois
comme on sçavoit bien que la coustume estoit que les Nopces de celle
qui choisissoit ne se faisoient que quinze jours apres cette
premiere Ceremonie, on espera qu'elle se pourroit passer sans
desordre ; et que s'il y avoit quel qu'un de ces Amans qui eust
dessein d'entreprendre quelque chose, ce seroit durant cet
intervale. Mais on pensa se tromper : car l'humeur imperieuse de
Britomarte, le portant à prevenir la
honte qu'il avoit de n'estre pas choisi, fit qu'il se resolut de
tascher de descouvrir couvrir qui
estoit celuy que la Princesse Cleonisbe avoir
dessein de choisir, afin de le voir l'Espée à la main. Main comme il
ne fut pas bien informé, et que parce que selon la prudence
ordinaire, elle devoit plustost choisir Bomilcar,
que ses deux autres Rivaux, il creût que c'estoit luy qui
l'empeschoit d'estre heureux : si bien que sans differer davantage,
il fut chercher occasion de le rencontrer, et il le rencontra en
effet. Mais Madame, ce qu'il y eut d'estrange, fut que dans le mesme
temps qu'il aborda Bomilcar, pour luy
dire qu'il se vouloit battre contre luy, Bomilcar
premeditoit de se battre contre le Prince de Phocée. Il est vray que
comme il vouloit pouvoir estre à la Ceremonie, parce qu'il luy
demeuroit encore une raison d'esperer, il cachoit son dessein : et
Glacidie toute clair voyante qu'elle
est, n'en soubçonna rien. Britomarte de son
costé, voulut aussi mesnager encore un reste d'espoir qu'il avoit
dans le coeur, et ne precipiter pas son combat : de sorte qu'apres
qu'il eut trouvé Bomilcar en lieu où il luy pouvoit
parler sans estre entendu que de luy : comme vous n'ignorez pas sans
doute, luy dit-il, quelles sont les justes pretentions que j'ay pour
la Princesse, je n'ignore pas aussi celles que vous y avez : mais
comme à mon advis nous ne sçavons pas si bien, ny vous, ny moy,
lequel de nous deux sera choisi, je viens vous proposer une chose
que l'honneur ne vous permet pas de me refuser. Si la chose est
comme vous me le dites, respondit Bomilcar, vous estes
assuré que je ne vous refuseray
pas : promettez moy donc, repliqua Britomarte : que
si la Princesse vous choisit, vous vous battrez contre moy dés le
lendemain : et je vous promettray que si je le suis, je me battray
contre vous dés le mesme jour si vous le voulez. Je vous le promets,
reprit Bomilcar, mais Britomarte, adjousta-t'il, en vous le promettant je ne
vous promets rien, car ny vous ny moy ne serois pas choisis : eh
plust aux Dieux que vous fussiez dans la necessité de me voir l'
Espée à la main, Bomilcar dit cela d'un air, qui
persuada effectivement à Britomarte, qu'il
croyoit ce qu'il disoit : de sorte que ce fier Gaulois, apres luy
avoir fait promettre de se battre contre luy, en cas qu'il deust
estre heureux, se resolut pour ne manquer point à se pouvoir vanger
de celuy qui le seroit, d'aller dire la mesme chose, et à Galathe, et au Prince de Phocée : ainsi il apella
trois de ses Rivaux en un jour, quoy qu'il ne se deust battre que
contre un seul.
Cleonisbe choisit officiellement Peranius comme futur époux.
L'heureux élu est comblé, mais il tient ses engagements et, après la
cérémonie, affronte successivement Britomarte et Bomilcar en duel.
Victorieux du premier duel, il est interrompu lors du second.
Britomarte tente alors d'attenter à sa propre vie. Ce même jour,
plusieurs personnes essaient de se suicider. On décide alors de
créer un tribunal chargé de réglementer cette pratique. On y traite
en premier lieu le cas d'une femme qui a perdu sa beauté. Il s'agit
d'Amathilde. Les juges rejettent sa demande et lui ordonnent de se
représenter dans six ans, si sa situation ne s'est pas améliorée.
Deux hommes infortunés se présentent ensuite. Un vieillard en exil,
ainsi qu'un homme qui a perdu toute sa fortune. La première requête
est rejetée à cause de l'âge du vieil homme. Cleonisbe intervient en
personne pour porter assistance à l'homme infortuné, dont l'histoire
l'a émue. On traite ensuite le cas d'un amant malheureux. Il s'agit
de Menodore. En le voyant, Onesicrite s'évanouit. Et Carimante
invite son rival à se battre en duel. Le prince sort victorieux du
combat. Menodore se noie, alors qu'il tente de fuir par la mer. Peu
avant le mariage de Peranius et Cleonisbe, Galathe fait courir un
bruit selon lequel le prince de Phocée n'est pas noble. C'est pour
ruiner cette calomnie que Thryteme est venu demander le témoignage
de Cyrus.
Le jour de la cérémonie, Cleonisbe prononce haut et fort le nom
de Peranius comme celui de son futur époux. Les réactions sont
diverses. Peranius tient ses engagements et, tout euphorique
qu'il est, accepte de se battre en duel contre Britomarte. Il
désarme ce premier rival, puis il affronte ensuite Bomilcar.
Hipomene et Thryteme arrivent à temps pour les séparer.
Mais enfin Madame, le jour de la Ceremonie estant venu, Cleonisbe n'eut plus l'irresolution qu'elle avoit euë
l'autre fois : et son inclination estant authorisée de la volonté du
Roy, et de celle de Carimante, elle
prononça hautement le nom du Prince de Phocée, lors que le premier
des Sarronides luy demanda qui elle jugeoit digne de son choix. De
sorte que ce sage Sarronide, l'ayant fait aprocher, et luy ayant
donné la Bague qu'il avoit reçeuë de Cleonisbe, ce Prince la luy rendit respectueusement
suivant l'usage : et luy fit un compliment digne de son esprit, et de son amour : en suitte
de quoy, le Roy ayant aprouvé le choix de Cleonisbe, on entendit mille cris d'allegresse, qui
firent retentir les Voutes du Temple. Mais enfin la Musique ayant
fait cesser tous ces cris de joye tumultueux, on remercia les Dieux
d'un si heureux choix : cependant Bomilcar, Galathe, et Britomarte, se
retirerent sans prendre part à l'allegresse publique, emportant
chacun dans son coeur le dessein qu'il avoit. Pour le Prince de
Phocée, il eut une si grande joye de son bonheur, qu'il contoit pour
rien le combat qu'il sçavoit qu'il estoit obligé de faire contre
Britomarte : et il parut si gay tout
ce jour là, qu'on ne pouvoit pas l'estre plus. Cependant Glacidie pour demeurer dans les bornes qu'elle
s'estoit prescrites, s'affligea avec Bomilcar,
et se resjouït avec le Prince de Phocée : mais ce ne fut pas comme
ceux qui desguisent leurs sentimens, selon ceux à qui ils parlent,
car elle eut effectivement de la joye, et de la douleur. Et pour
porter la sincerité et la generosité aussi loin qu'elle peut aller,
elle advoüa à Bomilcar, que quoy qu'elle fust tres
marrie de le voir affligé, elle ne pouvoit pourtant s'empescher
d'estre bien aise que le Prince de Phocée fust heureux : et elle dit
aussi au Prince de Phocée, qu'encore qu'elle fust tres satisfaite de
son bonheur, elle ne laissoit pas d'estre fort touchée de voir
Bomilcar miserable : ainsi elle sçeut
si bien partager son coeur entre ces deux Amis, qu'elle ne leur fit
aucune injustice. Comme l'honneur et l'amour ne sont pas incompatibles dans un coeur, le Prince
de Phocée ne voulut pas attendre que Britomarte l'envoyast sommer de sa promesse, car il
luy envoya un Billet dés le soir, pour luy dire qu'il estoit prest
de luy tenir sa parole : et en effet dés le lendemain au matin ils
se battirent, et le Prince de phocée desarma Britomarte, quoy que ce soit un des plus forts, et un
des plus vaillans hommes du monde. Mais comme il revenoit de se
battre, il rencontra Bomilcar dans une
grande Place solitaire qui ayant sçeu la chose, s'aprocha de luy, et
prenant la parole ; comme je ne veux pas, luy dit-il, vous
contraindre de me satisfaire, comme vous avez satisfait Britomarte, que vous ne vous soyez, deslassé de la
peine que vous devez avoir euë à vaincre un si redoutable ennemy, je
ne veux point vous obliger presentement à mettre l'Espée à la main :
mais comme vous estes brave, je m'imagine que vous vous serez assez
reposé, pour me donner cette satisfaction demain à l'heure où je
vous parle. Le Prince de Phocée voyant alors un jour de faire
esclater cette haine secrette qu'il avoit pour Bomilcar,
sans offencer ny Cleonisbe, ny Glacidie,
puis que c'estoit luy qui l'attaquoit le premier ; luy respondit
avec une fierté qui faisoit assez voir qu'il ne l'aimoit pas. Pour
vous tesmoigner, luy dit-il, que ma victoire ne m'a pas mis en estat
d'avoir besoin de me reposer pour vous vaincre, nous ne differerons
pas davantage à vuider tous les differens que nous avons ensemble.
En disant cela, le Prince de Phocée mit l'Espée à la main, et Bomilcar aussi : car
comme ils n'avoient chacun qu'un Escuyer, et qu'ils estoient en un
lieu où il n'y avoit personne, il leur fut aisé de satisfaire, et
leur haine, et leur amour. Et certes Madame, ils commencerent de se
battre avec tant de fureur, que si les Dieux n'eussent permis
qu'Hipomene et moy fussions arrivez pour
les separer, je pense que ce combat eust esté funeste à tous les
deux. Car enfin depuis le lieu où nous commençasmes de les voir,
jusques à ce que nous fussions à eux, qui ne prenoient pas garde à
nous, je vy qu'ils ne se mesnageoient point, et qu'ils combatoient
comme des Gens qui avoient plus d'une passion dans l'ame, et qui
vouloient vaincre ou mourir. En effet, quoy que nous pussions faire,
ils estoient desja blessez lors que nous fusmes où ils estoient : il
est vray que le Prince de Phocée l'estoit moins que Bomilcar, car il n'avoit qu'une legere blessure à la
main gauche, et Bomilcar l'estoit assez
considerablement au costé droit. Cependant la surprise d'Hipomene et de moy, fut la plus grande du monde : car
lors que nous les rencontrasmes, nous cherchions le Prince de
Phocée, parce qu'on nous avoit dit que Britomarte l'avoit fait apeller : ainsi vous pouvez
penser que nous fusmes bien estonnez de le voir aux mains avec
Bomilcar. Vous pouvez encore juger
Madame, que ces deux combats firent un grand bruit dans la Cour, et
qu'ils couvrirent le Prince de Phocée de beaucoup de gloire.
En une journée, il advient par hasard, dans le pays des
Segoregiens, que plusieurs personnes, dont Britomarte tentent de
se suicider. Les Gaulois et les Grecs, craignant que cela ne
devienne une habitude, décident d'instaurer un tribunal des
suicides afin de réglementer cette pratique. Durant les jours
suivants, les préparatifs pour le mariage de Cleonisbe et
Perianus se poursuivent.
Il est vray qu'il arriva divers accidens ce jour-là, qui firent que toutes les conversations
ne furent que de choses funestes : car enfin Madame, il faut que
vous sçachiez que Britomarte qui a l'ame fiere, eut
une telle douleur de perdre sa Maistresse, et d'avoir esté vaincu
par son Rival, qu'il se voulut tuer de la mesme Espée que son ennemy
luy avoit renduë : et si ses Amis ne l'eussent gardé soigneusement,
dans les premiers transports de sa fureur, il n'auroit pas survescu
deux heures à sa deffaite. D'autre part on sçeut qu'il y avoit eu à
Marseille un Vieillard qui ayant passé pour sage toute sa vie, avoit
voulu se precipiter, afin de se delivrer du chagrin qu'il avoit de
ce qu'il ne luy estoit pas permis d'esperer de mourir aux lieux où
il avoit pris naissance, et on sçeut encore qu'Amathilde se portant beaucoup mieux, s'estoit fait
donner un Miroir : de sorte que se trouvant en estat de connoistre
sans qu'on le luy dist, qu'elle ne redeviendroit jamais belle, elle
en avoit eu un desespoir si grand, que feignant qu'on luy avoit
enseigné un remede pour son visage, où il faloit une espece de
Mineral qui estoit un dangereux Poison, elle s'en estoit fait
aporter, par une de ses Femmes qu'elle avoit trompée : et qu'au lieu
de l'employer à l'usage qu'elle avoit dit, elle s'en estoit
empoisonnée. Il est vray que comme elle ne sçavoit que la vertu de
ce Mineral, sans sçavoir la quantité qu'il en faloit prendre pour
mourir, on ne luy en avoit pas aporté assez pour executer son
dessein ; et qu'ainsi la chose estant descouverte, on avoit pris
garde à elle, et qu'on luy avoit
donné malgré qu'elle en eust, des remedes pour la guerir du mal
qu'elle s'estoit fait. Vous pouvez juger Madame, combien ces trois
accidens arrivez en un mesme jour, semblerent estranges : mais ce
qui acheva d'espouventer tout le monde, et de faire voir qu'il y
avoit une constellation funeste, qui n'inspiroit alors que des
pensées violentes, il y eut encore un homme de qualité qui estoit de
Lygurie, qui ayant eu dessein de demeurer parmy les Segoregiens,
avoit donné ordre de faire venir par Mer tout ce qu'il avoit de bien
: mais il fut si malheureux que le Vaisseau qui le luy aportoit
perit : nous sçeusmes pourtant qu'il avoit suporté cette perte fort
constamment durant une année, mais que depuis un jour, il s'estoit
voulu jetter dans h Mer. Ainsi Madame, ces quatre accidens arrivez
par des causes si differentes, et arrivez en un mesme jour ; furent
cause que tous les Sarronides s'assemblerent, et que le Conseil des
six cens s'assembla aussi : car comme l'esprit du Peuple, se trouva
dispose à loüer hautement le courage de ceux qui avoient recours à
la mort, pour se delivrer de quelque infortune, on eut peur que cela
ne tirast à consequence : et que si on ne donnoit quelque ordre à
une semblable chose, ces exemples ne fussent suivis par d'autres
malheurs. Pour les Sarronides, leur advis fut qu'il faloit pour
empescher ce desordre oster toute la gloire de cette action : et y
attribuer plustost quelque marque ignominieuse de foiblesse :
soustenant qu'en effet, ceux qui se
tuoient parce qu'ils estoient malheureux, tesmoignoient qu'ils
n'avoient pas l'ame assez ferme, puis qu'ils ne pouvoient supporter
leur malheur. Mais pour le Conseil des six cens, qui s'assembla avec
la permission du Prince de Phocée, il raisonna d'une autre sorte :
et dit que comme cette action pouvoit estre lasche, ou genereuse,
selon les divers sujets qui la causoient, il ne faloit pas la
condamner generalement : joint que pour empescher qu'elle ne devinst
trop frequente, il estoit à propos de ne la deffendre pas
absolument. Qu'ainsi pour ne priver pas les hommes de la liberté de
mourir, que les Dieux leur avoient laissée ; et pour empescher aussi
qu'ils ne se portassent trop legerement à perdre la vie, il falloit
establir une Loy, par la quelle toute personne qui viendroit
proposer à l'Assemblée, les causes qui l'obligeoient de vouloir
mourir, seroit reçeuë à les dire, et pourroit hardiment demander le
Poison aux Juges, qui le luy accorderoient, ou le luy refuseroient,
selon qu'ils le trouveroient à propos : concluant que comme il
n'estoit pas juste, qu'un homme fust Juge, et Partie en sa propre
Cause, il ne l'estoit pas aussi qu'un affligé jugeast luy mesme,
s'il devoit disposer de sa vie. Enfin Madame, cette Loy s'establit :
on choisit deux hommes de l'Assemblée, pour garder le Poison dans un
Vase d'or, afin de l'accorder s'ils le jugeoient à propos, ou de le
refuser à ceux qu'ils ne trouveroient pas en estat de devoir avoir
recours à cét extréme remede. Vous comprenez aisément Madame, combien ces accidens arrivez si
prés l'un de l'autre, et cette nouvelle Loy, fournirent à la
conversation : cependant je puis vous assurer, que le Prince de
Phocée estoit plus en estat de mourir de joye que de Poison. Il eut
mesme le plaisir de sçavoir que Glacidie estoit
irritée contre Bomilcar, de cc qu'il l'avoit obligé à
se battre : car elle luy dit que s'il eust esté un peu moins
malheureux, elle luy auroit osté son amitié : adjoustant toutesfois
avec beaucoup de generosité, qu'elle le prioit puis qu'il n'avoit
plus rien à desirer, de souffrir qu'elle pardonnast à Bomilcar l'injure qu'il luy avoit faite en
l'attaquant. Mais pour rendre encore la satisfaction de ce Prince
plus grande, il sçeut que Cleonisbe vouloit
aller à Marselle voir Aristonice, avec
intention d'y estre quelques jours : le Roy trouvât mesme à propos
qu'elle y demeurast, jusques à la veille de ses Nopces, afin que
Bomilcar et le Prince de Phocée ne
fussent pas en mesme lieu : joint aussi que le Prince Carimante qui estoit de ce voyage, fut bien aise
qu'Onesicrite qui en estoit aussi, fust
aupres d'Aristonice, afin qu'elle la
confirmast dans la resolution qu'elle avoit prise. Mais pour faire
que la presence de Menodore ne nuisist
pas à son dessein, Sfurius luy commanda de demeurer aupres du Roy :
de sorte que ce voyage eut tout ce qu'il faloit pour estre agreable.
Onesicrite avoit pourtant dans le
coeur, des sentimens bien douloureux : car ce n'estoit pas sans
peine qu'elle se resolvoit à recevoir l'affection de Carimante, et à oublier celle de Menodore
: et je puis dire que peu de
personnes ont fait des choses plus difficiles pour leur Patrie, que
ce que faisoit Onesicrite pour la sienne, Elle se
contraignit pourtant autant qu'elle pût, afin que le Prince Carimante ne s'aperçeust pas du trouble de son esprit
: et en effet elle fut à Marseille avec quelque apparence de joye
sur le visage. Vous pouvez juger Madame, que le Prince de Phocée y
fit recevoir Cleonisbe avec tous les honneurs
imaginables : et qu'Aristonice
tesmoigna aussi à cette Princesse, avoir beaucoup de reconnoissance
de l'honneur qu'elle luy faisoit. Comme Glacidie
fût de ce voyage, elle contribua encore à le rendre plus agreable :
et durant trois jours je puis assurer qu'à la reserve d'Onesicrite, il n'y eut pas un de toutes ces illustres
Personnes, qui n'en trouvast tous les momens agreablement passez. Ce
n'est pas qu'il ne nous vinst divers advis, que Bomilcar, et Galathe, tramoient
quelque grand dessein, et que le premir seroit bientost guery de sa
blessure : mais le Prince de Phocée devant espouser Cleonisbe, aussi tost que les choses necessaires pour
cette Feste seroient achevées, nous ne craignions pas que rien pust
troubler sa felicité.
Le tribunal des suicides doit d'abord traiter le cas d'une femme
désespérée. Il s'agit d'Amathilde qui, à la suite d'une grave
maladie, a perdu sa beauté. Un esclave, muni un portrait de la
jeune fille datant de l'époque où elle était encore bien
portante, est venu la représenter, car elle refuse de sortir
dans son état présent. A la fin de son plaidoyer, il demande aux
juges de refuser la requête d'Amathilde, car elle a des beautés
dans l'âme qui suffisent à justifier son existence. Les juges se
prononcent momentanément par la négative. Ils suggèrent
toutefois que la jeune fille se présente à nouveau dans six ans
: d'ici-là, si la vie ne lui a apporté aucune consolation, ils
accèderont à sa demande.
Comme nous estions donc sans autre soin que celuy de chercher tous
les jours quelque nouveau plaisir, on dit à la Princesse Cleonisbe, qu'il y avoit une Dame qui avoit envoyé
demander Audience au Conseil des six cens, afin de leur demander le
Poison, suivant la nouvelle Loy qu'ils avoient establie. De sorte
que comme cette avanture estoit
assez extraordinaire pour donner de la curiosité, puis que jusques
alors on n'avoit jamais entendu parler, qu'il y eust des luges qui
fussent Arbitres de la vie et de la mort, de ceux qui ne vouloient
plus vivre ; Cleonisbe eut une extréme envie
d'estre presente à cette funeste Ceremonie. Il est vray que ce fut
avec une intention digne de sa generosité : car ce fut avec le
dessein de voir si celle qui disoit vouloir mourir, n'avoit point
quelque espece de malheur, qu'elle pûst faire cesser, afin de luy
redonner l'envie de vivre. Onesicrite eut
aussi une esgalle curiosité : et pour Glacidie,
elle en eut une si forte, de sçavoir de quelles raisons on pouvoit
se servir pour prouver qu'il faloit renoncer à la vie, qu'elle
contribua encore beaucoup à porter ces deux Princesses à vouloir
estre presentes lors que cette Dame demanderoit le Poison au Conseil
des six cens. Si bien que Cleonisbe ayant
fait sçavoir au Prince de Phocée l'envie qu'elle en avoit, il trouva
facilement un expedient pour cela : car comme on a basti un lieu
exprés pour tenir ce Conseil, il y a une petite Tribune par où le
Prince de Phocée va de cette Sale du Conseil à son Apartement : de
sorte qu'ayant choisi ce lieu là pour mettre les Princesses ; le
Prince Carimante ; et ceux qui devoient
estre de leur Troupe ; il fut resolu que le lendemain le Conseil des
six cens s'assembleroit, pour escouter les raisons de cette Dame
affligée, et pour mettre en pratique pour la premiere fois, cette
Loy qu'ils avoient faite. Mais nous
fusmes bien surpris le soir ; d'ouïr dire qu'il y avoit encore deux
autres Personnes qui avoient demandé Audiance, pour une pareille
chose : ainsi la curiosité redoublant encore dans l'esprit de ceux
qui en avoient desja, on attendit l'heure de cette triste Ceremonie,
avec beaucoup d'impatience. Je ne m'amuseray point Madame, à vous
descrire avec quel ordre cette celebre Assemblée se faisoit, car ce
seroit perdre du temps inutilement : je vous diray donc seulement,
qu'apres que tous ces Juges (dont les habillemens sont à peu prés
tels qu'on les donne à la Justice, lors qu'on la peint en Grece)
eurent pris leurs places ; que le Prince de Phocée, comme estant
Chef du Conseil, eut pris la sienne ; et que le Prince Carimante, Cleonisbe, Onesicrite, Glacidie, quelques
autres Dames, et moy, fusmes à cette Tribune, d'où nous devions voir
et entendre tout ce qui se passeroit à ce Conseil ; nous vismes
entrer un Esclave de bonne mine ; et qui par la grace dont il parut
dans cette Assemblée, tesmoignoit estre quelque chose au dessus de
sa condition. Ce qui nous surprit extrémement, fut de voir qu'il
avoit à la main le Portrait d'une Dame : mais quoy que ce Portrait
fust assez grand, comme il n'estoit pas tourné droit vers nous, nous
ne faisions que l'entrevoir. Cependant nous ne laissions pas de
connoistre qu'il faloit qu'il fust fort beau : car comme les plus
jeunes Gens de ce Conseil, estoient les plus proches de l'Esclave
qui le tenoit, nous voiyons par leurs actions, qu'ils admiroient la beauté de cette
Peinture. Mais enfin apres que cét agreable Esclave eut obtenu la
liberté de parler, il fit sçavoir au Conseil des six cens, que la
Belle Personne dont ils voyoient le Portrait, ayant eu le malheur de
perdre cette admirable beauté qu'ils admiroient en sa Peinture, et
qui avoit encore esté beaucoup plus grande en sa Personne, qu'on ne
l'avoit pû representer ; les envoyoit suplier par luy, de vouloir
luy accorder le Poison, comme le seul remede qu'elle pouvoir trouver
pour la consoler de cette perte. Et pour vous tesmoigner Seigneurs,
leur dit-il, que si on doit accorder ce secours à quelques
malheureux, ce doit estre à la Personne qui m'envoye, je n'ay qu'à
vous dire que quoy qu'elle desire la mort, plus que qui que ce soit
n'a jamais desiré la vie, elle n'a pû se resoudre de vous la venir
demander elle mesme, parce qu'elle ne l'auroit pû faire sans estre
obligée de se monstrer en l'estat qu'elle est ; ce qui luy auroit
esté un suplice plus grand que vous ne vous le sçauriez imaginer.
Enfin Seigneurs, elle m'a commandé de vous dire, que comme elle a
perdu tout ce qu'elle aimoit, et tout ce qu'elle croit qui la
rendoit aimable, vous ne luy peuvez refuser sans injustice, le seul
remede des grandes infortunes. Elle m'a encore ordonné de vous
assurer, qu'il y a de l'humanité, et de la douceur, à l'empescher de
vivre : parce que ne voulant plus voir, ny estre veuë, et ne pouvant
ny quitter la solitude, ny demeurer sans se desesperer, c'est
l'exposer à des tourmens incroyables, que de la contraindre de vivre. Cependant on
l'observe de si prés, que si vostre authorité ne la delivre, elle
souffrira plus que personne n'a jamais souffert : car enfin
Seigneurs, dés qu'elle regarde ses Portraits, elle fong en larmes :
et dés qu'elle jette les yeux sur son Miroir, la fureur la prend, et
elle n'est plus Maistresse d'elle mesme. C'est donc à vous
Seigneurs, poursuivit-il, à juger equitablement, de la vie ou de la
mort de la Personne qui vous demande le Poison : mais auparavant que
de prononcer cét Arrest, souffrez s'il vous plaist qu'apres avoir
obeï à celle de qui je suis Esclave, je vous dise hardiment, que je
ne l'aurois pû faire, si elle ne m'avoit promis la liberté, pour
recompense du service que je luy rends. Mais afin que ce service ne
luy soit pas funeste, j'ose prendre la hardiesse de vous dire, que
n'estant pas ce que je parois estre, et ayant esté eslevé dans une
autre condition que celle où la Guerre m'a mis, en me faisant
Esclave du Pere de la personne qui m'envoye ; je puis vous assurer
que celle qui veut mourir, parce qu'elle n'est plus belle, a tant de
beautez dans l'esprit, qu'elle merite que vous luy refusiez ce
qu'elle vous demande et ce que je ne vous ay demandé pour elle,
qu'afin de jouïr du plus grand de tous les biens, qui est la
liberté, et de luy pouvoir tesmoigner un jour, qu'elle peut estre
aimée sans estre belle. Comme ce genereux Esclave parloit ainsi, il
destourna la Peinture qu'il tenoit ; de sorte que nous connusmes que
c'estoit le Portrait d'Amathilde : fi bien que nous interessant encore
plus au Jugement qu'on alloit donner, nous attendismes avec beaucoup
d'impatience, que tous les Juges eussent opiné. Mais à la fin apres
avoir examiné la chose, ils dirent à cét Esclave, que lors que les
Dieux ostoient aux hommes des biens qu'ils estoient assurez de
perdre, ce n'estoit pas une cause legitime de vouloir mourir : parce
qu'on devoit s'estre resolu dés le commencement de sa vie, à ne les
posseder plus. Que neantmoins pour avoir quelque esgard au grand
attachement, qu'Amathilde avoit eu à sa beauté, et
pour ne la desesperer pas, en pensant l'empescher de le faire ; ils
ordonnoient que si dans six ans elle venoit declarer au Conseil des
six cens, que le temps ne luy auroit donné nulle consolation de la
perte de sa beauté, on luy accorderoit alors, ce qu'on luy refusoit
aujourd'huy. Cét Arrest fut trouvé si judicieux, et par celuy qui le
reçeut, et par tous ceux qui l'entendirent, qu'on en loüa autant le
Conseil des six cens, qu'on blasma le desespoir d'Amathilde.
Un vieillard se présente ensuite devant les juges. Exilé, il
parle avec ferveur de sa patrie, loin de laquelle il ne peut
vivre. Mais vu son âge, les juges refusent de l'autoriser à
s'ôter la vie. Puis c'est le tour d'un homme originaire de
Lygurie : il a perdu tous ses biens depuis une année. Il dépeint
sa misère de manière si touchante que Cleonisbe intervient dans
le procès pour offrir au plaignant plus de biens qu'il n'en a
perdu, et lui faire cadeau de son amitié. Le malheureux,
désormais comblé, est infiniment reconnaissant.
Apres cela Madame, nous vismes entrer ce Viellard, que je vous ay dit
qui avoit voulu mourir, parce qu'il ne pouvoit vivre hors de son
Païs : mais il entra avec tant de gravité, que jamais homme n'a eu
moins l'air d'un desesperé que luy. Aussi parla-t'il avec tant
d'éloquence et tant de force contre l'exil ; et il dit de si belles
choses en faveur de l'amour de la Patrie, qu'il attendrit le coeur
de tous ceux qui l'escoutoient : mais enfin comme il estoit fort
vieux, la foiblesse de sa voix le
força à s'imposer silence. Cependant les Juges sans se laisser
esblouïr par son eloquence, luy dirent que la plus forte raison de
toutes les raisons, pour obliger à accorder le Poison, estoit lors
qu'on voyoit un malheureux, dont les maux devoient durer longtemps :
mais qu'en l'âge où il estoit, il devoit croire que le remede qu'il
leur demandoit, estoit si proche, qu'il n'estoit pas à propos de
changer le Decret des Dieux. Ainsi l'ayant renvoyé doucement, apres
l'avoir exhorté à se vaincre luy mesme, nous vismes paroistre cét
homme de qualité de Lygurie, que je vous ay dit qui avoit perdu tout
son Bien, il y avoit un an, et qui n'avoit pourtant voulu se faire
mourir, que depuis peu de jours. Mais Madame, je ne vy de ma vie un
homme plus chagrin, que me parut celuy-là : il avoit pourtant bonne
mine, et sa Phisionomie toute melancolique qu'elle estoit, avoit
toutesfois quelque chose de fort spirituel. Dés qu'il fut arrivé au
lien où il devoit parler, et qu'il eut salüé les Juges ; Seigneurs,
leur dit-il, quoy que je par le à des hommes dont l'esprit est fort
esclairé, je ne laisse pas de croire que j'ay besoin de leur dire
toutes les raisons qui me font desirer la mort : car Seigneurs,
comme il faut estre devenu pauvre, pour connoistre que la pauvreté
est le plus grand des maux, et que je sçay que ce malheur ne vous
est pas arrivé, il faut que je vous conjure de souffrir que je vous
despeigne mon infortune. Ne pensez pourtant pas Seigneurs,
poursuivit-il, que je mette au nombre des raisons qui me doivent porter à mourir, celles
que vous pourroit dire un Avare, ou un Voluptueux, qui seroit devenu
pauvre : car enfin, ce n'est ny l'abondance des richesses que je
regrette, ny tous les plaisirs qui les suivent. Je sçay habiter une
Cabane comme un Palais : je sçay me persuader, que moins j'ay de
Domestiques, moins j'ay d'ennemis : je sçay vivre sans faire des
Festins : je sçay trouver des divertissemens qui ne coustent rien :
et le bruit d'un Ruisseau, et le chant des Oiseaux m'en donnent, que
je prefere à ceux de ces Spectacles qui sont d'une si grande
despence. Mais Seigneurs, si je puis vivre sans toutes ces choses,
je ne puis vivre sans Amis : cependant je les ay tous perdus, depuis
que j'ay esté en estat qu'ils ont pû croire, que je pouvois leur
demander quelques services utiles. Je pensois en avoir plus que
personne n'en a jamais eu, et je trouve au contraire que personne
n'en a jamais eu moins que moy. Je suis devenu un autre pour eux,
dés que la Fortune m'a eu abandonné : d'agreable que je leur estois,
je leur ay semblé importun : et j'ay si bien connu qu'ils n'avoient
aimé en moy, que ce qui les divertissoit, que je ne puis m'empescher
de haïr en eux, un sentiment aussi lasche qu'est celuy de cesser
d'aimer la vertu, parce qu'elle est malheureuse. Et pour vous
tesmoigner Seigneurs, que ce n'est que la perte de mes Amis qui me
desespere, ou pour mieux dire, que ce n'est que leur lascheté, qui
me met en fureur contre moy mesme ; il ne faut que considerer que
j'ay vescu un an, apres la perte
que j'ay faite. Cependant j'estois aussi pauvre le premier jour du
naufrage qui me fit perdre mon Bien, que je le suis presentement :
neantmoins parce que je croyois encore estre riche de la seule
richesse qui touchoit mon coeur, je supportois constamment mon
infortune. Mais aujourd'huy que j'ay connu par une experience d'une
année entiere, que les malheureux n'ont jamais d'Amis, et que je ne
puis vivre sans en avoir, je viens Seigneurs, vous conjurer de me
permettre de mourir : et je vous en conjure d'autant plus tost ;
qu'il importe mesme pour la societé civile, et pour ma propre
gloire, que je ne vive plus : car enfin j'ay conçeu une telle
horreur contre ceux qui m'ont abandonné, parce que je ne suis plus
heureux, que je viendrois à en haïr tous les hommes, et à estre
aussi injuste envers les autres, que les autres l'ont esté envers
moy. A peine ce genereux affligé eut-il achevé de parler, que
Cleonisbe qui avoit esté touchée de
son discours, envoya prier l'Assemblée de ne prononcer point son
Arrest, qu'elle ne luy eust fait sçavoir quelque chose qu'elle
pensoit. De sorte que le Conseil ayant deputé six de leur Corps,
pour aller aprendre de la bouche de Cleonisbe, ce
qu'elle vouloit qu'ils sçeussent : cette Princesse leur dit, qu'elle
trouvoit celuy qui venoit de parler si honneste homme, que pour le
rendre heureux, et pour l'obliger à vivre, elle luy offroit de luy
faire donner par le Roy plus de bien qu'il n'en avoit perdu : et que pour le consoler de
la perte de ces lasches Amis qui l'avoient abandonné, elle luy
offroit aussi son amitié, qui seroit plus genereuse que la leur.
Vous pouvez aisément juger Madame, quel bruit fit dans l'Assemblée,
cette grande action de Cleonisbe : et
combien le Prince de Phocée qui en estoit le Chef, la fit valoir.
Ainsi au lieu de donner un Arrest, ils firent un Eloge de la vertu
de cette Princesse. Ils ne laisserent pourtant pas d'en prononcer un
: et de dire à ce genereux Lygurien, que si la Princesse Cleonisbe n'eust pas trouvé un remede à son mal, plus
grand que le mal mesme, ils luy auroient accordé le Poison qu'il
avoit demandé : puis qu'ils estoient contraints d'advoüer, que la
pauvreté suivie de la perte de ses Amis, estoit la plus dure chose
du monde. Mais que puis que l'amitié de la Princesse luy donnoit
mille fois plus qu'il n'avoit perdu, ils luy ordonnoient de vivre
pour la servir, puis qu'il ne pouvoit plus vouloir mourir sans
ingratitude. D'abord cét homme qui s'estoit disposé à quitter la
vie, eut quelque peine à se resoudre de ne songer plus à la mort :
mais comme il a l'ame genereuse, il fut sensiblement touché de la
generosité de Cleonisbe : et il advoüa que puis
qu'il y avoit une Personne au monde comme celle-là, il n'estoit pas
justé de la quitter : de sorte que se laissant conduire où elle
estoit, il luy rendit grace de l'honneur qu'elle luy faisoit. Mais
Madame, adjousta-t'il, il faut pour justifier le dessein que j'ay eu
de mourir, que je n'accepte que la moitié de ce que vous me faites l'honneur de m'offrir, et
que recevant à genoux la grace d'avoir quelque part à vostre
bien-veillance, je refuse cette abondance de richesses que vous
m'offrez, qui ne me serviroient peut-estre qu'à m'aquerir de
nouveaux Amis, aussi peu genereux que les premiers : ainsi Madame,
m'estimant assez riche de vostre amitié, laissez moy en estat de
faire voir que je la merite, en faisant voir que la vertu peut
surmonter la pauvreté, et la suporter constamment, pourveû qu'elle
ne soit pas suivie du mespris, qui l'accompagne presques tousjours.
Je ne vous diray point Madame, ce que Cleonisbe luy respondit : car je ferois tort à cette
admirable Princesse, en changeant quelqu'une de ses paroles : mais
je vous diray seulement, qu'elle voulut qu'il acceptast esgallement
les deux choses qu'elle luy avoit offertes, et qu' ? effet elle luy
tint sa parole, et luy fit donner plus de Bi ? qu'il n'en avoit
perdu, soit par le Roy, par le Prince son Frere, ou par le Prince de
Phocée : luy en donnant aussi elle mesme, quoy qu'elle eust beaucoup
de peine à le luy faire accepter.
Les juges reçoivent ensuite des tablettes contenant la demande de
mort d'un amant malheureux. Ce dernier raconte comment sa
bien-aimée l'a abandonné. Comme son rival lui est
hiérarchiquement supérieur, il préfère mourir plutôt que de
s'attaquer à lui et provoquer de nombreuses pertes de vies
humaines. Les juges, et en particuliers Sfurius, accèdent à sa
demande, à condition que l'amant se présente devant eux en
personne. On découvre alors qu'il s'agit de Menodore. En le
voyant arriver, Onesicrite tombe en pamoison, les juges se
rétractent et Carimante lui propose de se battre en duel le
lendemain. Le malheureux Menedore, vaincu dans le combat, prend
la fuite sur une barque. Mais il est si bouleversé qu'il se
noie. Aristonice raisonne Onesicrite et s'efforce de lui faire
oublier cette passion funeste.
Mais Madame, pour en revenir où j'en estois, et pour achever de vous
dire tout ce qui se passa au Conseil des six cens, vous sçaurez
qu'apres que ce Lygurien eut fait son Compliment à Cleonisbe, nous vismes paroistre dans l'Assemblée, un
homme que personne ne connoissoit : qui presentant des Tablettes au
Chef de ce Conseil, luy dit qu'il le suplioit d'ordonner que ce qui
estoit escrit dedans fust leû tout haut : parce que c'estoient les raisons d'un malheureux Amant,
qui demandoit le poison. Et en effet Madame, un de l'Assemblée ayant
ouvert ces Tablettes, commença de lire ce qu'on y avoit escrit : et
si je pouvois vous redire ce que j'entendis, vous trouveriez sans
doute que celuy qui parloit, meritoit qu'on luy accordast la mort
qu'il demandoit : estant certain que je ne pense pas que jamais il y
ait eu douleur despeinte avec une exageration plus touchante que
celle là : aussi Cleonisbe, Onesicrite, et Carimante,
apporterent-ils une attention extréme à cette lecture. Je vous diray
donc seulement Madame, pour vous en faire comprendre quelque chose,
que cét Amant commençoit le recit de son malheur, par un grand Eloge
de la beauté, et du merite de la Personne qu'il aimoit : qu'en fuite
il disoit l'avoir aimée dés le Berçeau : adjoustant qu'il avoit eu
le bonheur de n'en estre pas haï. Apres cela il exageroit toutes les
preuves d'amour qu'il luy avoit renduës : et faisoit voir si
adroitement qu'il avoit eu lieu d'esperer d'estre aimé, et d'estre
aimé constamment ; que l'esprit des Auditeurs estoit tout disposé à
blasmer cette Amante, si elle estoit devenuë infidelle. Si bien
Madame, qu'ayant preparé de cette sorte le coeur de ses luges, il
exposoit en suitte que sans luy avoir jamais donné sujet de pleinte,
un sentiment d'inconstance, ou d'ambition, avoit obligé cette
Personne à rompre aveque luy : et que pour comble de malheur, il
avoit une obligation infinie au Rival qu'elle favorisoit à son
prejudice, De sorte que l'honneur
ne luy permettant pas de s'en vanger, et l'amour ne souffrant pas
aussi qu'il pûst le laisser vivre, ny qu'il pûst vivre luy mesme, il
demandoit la permission de mourir : et il la demandoit d'autant
plustost, disoit-il, qu'il sentoit dans son coeur des sentimens si
tumultueux, qu'il estoit persuadé que plus tost que de souffrir que
son Rival possedast sa Maistresse, il se resoudroit à faire une
chose, qui causeroit peut-estre la mort à un nombre infiny de
Personnes innocentes, qu'il engageroit dans ses interests. Enfin, il
faisoit voir si fortement, qu'il estoit capable de faire tout ce que
l'amour, l'ambition, et la jalousie, peuvent inspirer de plus
violent : et il faisoit encore si bien comprendre par certaines
paroles ambiguës, que sa mort empescheroit de tres-grands malheurs,
et le delivreroit de fort grands tourmens ; que quelque pitié qu'on
eust de luy, on sentoit dans son coeur qu'il avoit raison de disirer
la mort, et qu'il y avoit sujet de la luy accorder. Et en effet la
plus grande partie des Juges, dirent que puis qu'il paroissoit que
la mort de malheureux Amant, seroit avantageuse et à luy, et aux
autres, il sembloit qu'on ne pouvoit plus à propos donner un exemple
qu'ils n'avoient pas fait une Loy inutile, en faisant celle qu'ils
avoient faite : et qu'ainsi il faloit ne refuser pas la mort à un
homme, qui en mourant, conserveroit la vie de plusieurs autres.
Sfurius en son particulier, fut un de ceux qui insista le plus à
accorder le Poison à celuy qui le demandoit : et qui fit que la
chose passa ainsi. Mais ce fut à
condition, que cét Amant desesperé se presenteroit à l'heure mesme à
l'Assemblée : car la Loy portoit qu'il falloit voir celuy qui devoit
mourir, afin de connoistre si sa raison estoit tout à fait libre, et
s'il sçavoit bien ce qu'il demandait. De sorte que celuy qui avoit
parlé, ayant dit aux Juges, qu'il viendroit rendre la responce de
celuy qui l'envoyoit dans un moment, il sortit pour aller dire
l'estat de la chose à cét Amant qui vouloir mourir : pendant quoy on
aporta un grand Vase d'or, dans quoy on gardoit le Poison. Mais à
peine ceux qui en avoient la charge, l'eurent-ils placé sur une
Table destineé à ce funeste usage, qu'on vit entrer Menodore : qui se presentant hardiment aux Juges, leur
dit que c'estoit luy à qui ils avoient fait la grace d'accorder le
Poison : les remerciant avec une constance admirable, de la justice
qu'ils luy avoient renduë. Je vous laisse à penser Madame, quelle
surprise fut celle de Carimante, de voir
son Rival : quel fut l'estonnement de Sfurius, de connoistre qu'il
avoit accordé le Poison à son Fils : et quel fut celuy d'Onesicrite, de voir que c'estoit son Amant qui vouloit
mourir, et qui vouloit mourir pour elle. Je laisse à vostre
imagination, Madame, à vous representer le tumulte qui s'esleva dans
l'Assemblée, qui n'ignoroit pas l'amour de Menodore
pour Onesicrite, car il ne me seroit pas
passible de le faire : mais je vous diray seulement, une chose fort
remarquable : qui fut que Sfurius à qui l'amour de la Patrie tenoit
lieu de tout, apres avoir
apaisé dans son coeur la premiere esmotion que la Nature y avoit
excitée, eut une telle colere de voir que Menodore
ne s'estoit pas surmonté luy mesme, qu'il surmonta la tendresse
paternelle : et dit à l'Assemblée que son Fils ne meritoit pas
seulement le Poison comme malheureux, mais comme criminel, puis
qu'il n'avoit pû sacrifier sa satisfaction particuliere, à
l'interest du bien public ; et qu'ainsi il falloit executer
promptement un Arrest qui ne pouvoit estre revoqué. Pendant que
Sfurius parloit, Menodore qui avoit tourné la teste
vers Onesicrite, rencontra ses yeux dans
les siens : mais il les vit tout pleins de larmes : et un moment
apres cette belle Personne ne pouvant plus suporter l'excés de la
douleur qui l'accabloit, se pancha vers Glacidie
qui estoit derriere elle, et demeura esvanouïe entre ses bras. De
sorte que durant qu'on faisoit ce qu'on pouvoit pour la faire
revenir, Carimante la voyant en cét estat, ne
sçavoit ce qu'il devoit penser, ny ce qu'il devoit faire. La douleur
d'Onesicrite, luy faisoit si bien voir
qu'elle aimoit Menodore, et qu'elle ne l'aimoit pas,
que sa raison luy disoit qu'il ne la devoit plus aimer : et le
desespoir de son Rival luy faisoit aussi connoistre si parfaitement,
quelle estoit la grandeur de sa passion, qu'il voyoit bien qu'il y
avoit de l'injustice à s'y opposer. Mais d'autre part, son amour
s'opposant à sa propre raison, ne luy donnoit pas la liberté de la
suivre : d'ailleurs le Prince de Phocée, quoy que fort fâché de la
resolution violente de Menodore, n'osoit tesmoigner toute la
compassion qu'il avoit du luy, de peur d'irriter Carimante. Cependant Menodore voyant le
Vase où estoit ce qui devoit faire cesser son tourmént, s'avança
vers la Table sur laquelle il estoit, pour achever son Destin : mais
un des Juges prenant la parole, luy dit qu'il n'estoit pas encore
temps : et qu'en son particulier il ne trouvoit pas qu'il fust en
estat qu'on deust luy accorder le Poison, et qu'ainsi l'Arrest qu'on
avoit prononcé estoit nul. Car enfin, dit-il, puis qu'il paroist par
la douleur de la Princesse Onesicrite, que
vous ne luy estes pas indifferent, vous n'estes pas assez malheureux
pour avoir recours à la mort : et vous l'estes d'autant moins,
qu'ayant avancé à la Conpagnie que vous n'estiez plus aimé, il
paroist que vous ne sçaviez pas vous mesme le veritable estat de
vostre fortune : et qu'ainsi ayant donné un Arrest sur un fondement
qui ne subsiste plus, l'Arrest ne doit aussi plus subsister. Cét
advis ayant donné beaucoup de joye à l'Assemblée, tout le monde s'y
rangea : à la reserve de Sfurius, qui ne se desmentit point de cette
fiere generosité qu'il avoit dans l'ame. Pour Menodore,
il s'opposa fortement à la pitié des Juges : et il s'y seroit encore
davantage opposé, si le Prince Carimante ne luy
eust envoye dire, qu'il avoit trouvé une voye plus noble de finir
ses peines : de sorte que toute la Compagnie croyant que ce Prince
s'estoit vaincu luy mesme, on mit Menodore entre les
mains de quelques uns de ses Amis ; on porta Onesicrite à son Apartement, où Carimante la suivit ; et toute
l'Assemblée se separa. Cependant dés qu'Onesicrite commença d'entr'ouvrir les yeux, et qu'elle
commença de pouvoir parler, elle pria Carimante, sans sçavoir encore à qui elle parloit,
qu'on luy donnait autant de Poison qu'à Menodore
: de sorte que ce Prince ne pouvant plus souffrir cét objet, sortit
de cette Chambre, et sans communiquer le violent dessein qu'il prit,
il envoya dire secrettement à Menodore, que pour
luy tesmoigner qu'il connoissoit bien qu'en effet il avoit droit de
luy disputer la possession d'Onesicrite, il luy
engageoit sa parole de se battre contre luy, s'il ne se pouvoit
surmonter luy mesme : et en effet Madame, sans differer davantage,
dés le lendemain au matin, ils resolurent que leur combat se feroit
au bord de la Mer. Mais comme Carimante est
genereux, et qu'il sçavoit bien que si Menodore
le tuoit il ne seroit pas en seureté, il fit tenir une Barque assez
prés de l'endroit où ils se devoient battre ; afin que si cela
arrivoit ainsi, il pûst se sauver. Ainsi Madame, sans m'amuser plus
longtemps à vous dire ce qui se passa entre Carimante et Menodore avant leur
combat, je vous diray que ce dernier s'estant desrobé de ceux qui le
gardoient, fut au lieu où Carimante
l'attendoit : qu'ils se batirent ; que Carimante fut legerement blessé à la main gauche ; et
que Menodore fut desarmé. Si bien que ce
malheureux Amant prenant la Barque qui estoit preparée pour sa
seureté en cas qu'il fust vainqueur, s'en servit à s'esloigner de
Marseille, apres avoir esté vaincu.
Mais comme la Mer s'estoit esmeuë durant qu'ils se battoient, et
qu'il s'embarqua avec un desespoir qui ne luy permit pas de s'amuser
à consulter les Vents, ny à escouter les conseils du Pilote, qui le
vouloit dissuader de partir ; les Flots devinrent si agitez, et le
Vent devint si furieux, qu'il poussa cette Barque contre une pointe
de Rocher qui s'avance dans la Mer à la main gauche de Marseille :
de sorte que se brisant avec impetuosité, le malheureux Menodore se noya presques dans le Port, où les Vagues
vinrent jetter son corps : et comme si les Dieux eussent voulu
forcer Onesicrite à l'arroser de ses
larmes, ils permirent que le corps de ce malheureux Amant fut jetté
par la Mer vis à vis des Fenestres de cette Princesse, qui le vit en
effet de ses propres yeux, et qui sentit cette mort avec une douler
inconcevable. Cependant Onesicrite, qui
comme je vous l'ay desja dit, a l'ame douce et facile, ne pût
resister à Aristonice : qui luy sçeut si bien
persuader, qu'il y alloit de sa gloire de ne changer pas la
resolution qu'elle avoit prise, qu'elle se resolut en effet de
cacher une partie de sa melancolie : et de se laisser conduire par
ceux qui avoient droit de la conseiller, pourveû qu'on ne la forçast
pas à espouser si tost Carimante. D'autre
part ce Prince faisant faire mille excuses à Sfurius, de ce qu'il
estoit cause de la mort de son Fils, il luy respondit selon cette
generosité qu'il avoit commencée d'avoir : apres quoy on s'en
retourna aupres du Roy, dans la pensée que le Mariage du Prince de Phocée et de Cleonisbe se feroit bientost.
Galathe parvient à répandre une rumeur selon laquelle le prince
de Phocée ne serait pas de noble condition. Or la loi exige que
la princesse choisisse un époux de même rang qu'elle. Le peuple
menace de se révolter, si l'on n'apporte pas la preuve de la
qualité de Peranius. Seul Cyrus, le grand vainqueur de toute
l'Asie, peut se prononcer sur la noblesse du prince de Phocée.
C'est pourquoi Thryteme, accompagné de deux hommes de confiance,
est venu trouver l'amant de Mandane.
Mais Madame, à nostre retour nous aprismes que les choses n'en
estoient pas encore là : car vous sçaurez que Galathe à
qui Menodore avoit donné la connoissance
de plusieurs Grecs. en suborna quelques-uns, qui dirent à quelques
Segoregiens, que le Prince de Phocée n'estoit pas ce qu'il disoit
estre. De sorte que cette fausseté passant de bouche en bouche, le
bruit en fut si grand parmy le Peuple, qu'on ne parloit d'autre
chose. Car comme Galathe n'avoit pas moins suborné de
Segoregiens, que de Phocences, on dit bientost cent choses
differentes de la condition du Prince de Phocée. Si bien que comme
la Loy qui permettoit à Cleonisbe, de
choisir celuy qu'elle devoit espouser, ne le luy permettoit qu'à
condition qu'elle choisiroit un homme de qualité proportionné à la
sienne : il se trouvoit que si le Prince de Phocée n'estoit pas ce
qu'il disoit estre, le choix de la Princesse estoit nul : aussi
estoit-ce pour le rendre tel, que Galathe avoit fait
semer ce mensonge parmy le Peuple. Mais Madame, il l'avoit fait avec
tant d'Art, que ceux qu'il employa pour cela ne furent pas seulement
soubçonnez d'avoir nulle part à cette fourbe : cependant afin qu'on
ne creust pas qu'il en fust l'Autheur, il ne voulut pas former
obstacle au Mariage de Cleonisbe le
premier : ne doutant pas que Bolmicar, et Britomarte, ne se servissent de l'occasion qu'il leur
donnoit pour le faire du moins differer : esperant durant ce temps
là, trouver les voyes d'enlever
Cleonisbe, comme nous le sçeusmes
apres. Et en effet Madame, Britomarte, et
Bomilcar, aprenant ce grand bruit,
dirent que pour eux ils vouloient croire que le Prince de Phocée
estoit ce qu'il disoit estre : mais que quis que la chose estoit
mise en doute par un grand Peuple, ils n'endureroient pas que la
Princesse l'espousast. C'estoit en vain que les Amis du Prince de
Phocée, disoient qu'il avoit pour tesmoins de sa condition, tout ce
qu'il y avoit de Gens dans Marseille : car comme le Peuple de ce
Païs-là est mutin : et qu'on avoit suborné grand nombre de ces Gens,
à qui on persuade bien plus facilement de faire une Sedition, que de
l'apaiser, ils prirent les Armes, et se rangerent du costé de
Britomarte, de Bomilcar,
et de Galathe, qui se rangea aussi
ouvertement de leur Party. Le Roy, ny le Prince Carimante, qui ne doutoient point de la condition du
Prince de Phocée, ne furent pas en pouvoir d'agir selon leur
inclination : et ils y furent d'autant moins, que dans ce mesme
temps, les Amis de Menodore firent un
soûlevement à Marseille ; reprochant à Sfurius, qu'il avoit eu trop
de cruauté pour son Fils, et accusant aussi le Prince de Phocée de
ce qu'il consentoit au Mariage de Carimante, et
d'Onesicrite. Durant cela, Glacidie fit ce qu'elle pût pour obliger Bomilcar à ne s'opiniastrer point à faire obstacle à
celuy de Cleonisbe, puis qu'il estoit assuré
qu'il ne pouvoit jamais estre aimé de cette Princesse. Mais il luy
respondit, que puis qu'il ne luy
restoit plus autre consolation, que celle de nuire à son Rival, il
falloit qu'elle souffrist qu'il le fist : luy soustenant qu'il le
pouvoit faire sans luy donner sujet de pleinte, puis qu'il ne
faisoit que ce que faisoient Britomarte, et
Galathe. Cependant quelque soin qu'on
prist d'observer tous ces Rivaux, aussi bien que le Prince de
Phocée, Bomilcar et luy se batirent une
seconde fois, et furent tous deux blessez : mais avec cette
difference, que lors qu'on les separa, le Prince de Phocée qui
estoit aux prises avec son ennemy, se trouva estre dessus. Mais
enfin Madame, ce combat ayant encore irrité le Peuple, les choses en
vinrént à une grande extremité : car comme Galathe
est fin et adroit, il avoit encore fait insinuer dans l'esprit d'une
partie des Segoregiens, que nostre Ville leur devoit estre redou-
rable ; que nous rendrions leur Païs meilleur, mais que ce seroit
pour nous seulement, et qu'apres nous avoir reçeus comme leurs Amis,
nous deviendrions leurs Tirans, et qu'ils deviendroient nos
Esclaves. En fin Madame, le desordre et la confusion estant par
tout, on s'advisa pour apaiser la fureur du Peuple, de parler de
Negociation : sçachant bien que c'est tousjours beaucoup faire, que
d'arrester sa premiere impetuosité. Ainsi on demanda à ce Peuple
irrité, et à ces trois Rivaux qui estoient leurs Chefs, quelle
preuve ils vouloient de la condition du Prince de Phocée : mais ils
se trouverent assez embarrassez à respondre : car comme il n'estoit
demeuré personne dans Phocée, il
eust esté inutile d'y envoyer. De sorte qu'apres y avoir bien pensé,
ils convinrent qu'il falloit que le vainqueur de Phocée, decidast la
chose : et que si l'illustre Cyrus dont ils nous
avoient tant entendu parler, disoit à ceux qu'ils envoiroient vers
luy, qu'il avoit sçeu que Peranius estoit de
la Maison des Princes de Phocée, et que c'estoit luy qui commandoit
la Flotte en partant de la Ville que ses Armes avoient conquise, ils
cederoient leurs pretentions, et tomberoient d'accord que le choix
de Cleonisbe seroit legitime. Quoy que
cette proposition deust sembler estrange au Prince de Phocée, voyant
qu'on faisoit despendre son Destin du tesmoignage d'un Prince, dont
il n'a pas l'honneur d'estre connu, et qui le devoit mesme tenir
pour son ennemy, il ne s'y opposa pourtant pas : car comme il
sçavoit bien que le Prince Thrasybule le connoissoit, et que
l'action qu'il avoit faite estoit assez extraordinaire, pour avoir
esté jugée digne d'estre racontée à son invincible Vainqueur : il
creût bien que l'illustre Cyrus sçauroit la
chose, et qu'il seroit assez genereux pour rendre un tesmoignage
sincere en sa faveur : ainsi Madame, il accorda ce qu'on luy
demandoit, et il fut resolu que je viendrois vers luy ; que le Roy
envoyeroit aveque moy une Personne de qualité ; et que ces trois
Rivaux envoyeroient aussi un homme de Creance, afin d'ouïr ce que le
vainqueur de l'Asie diroit, sur ce que j'avois à luy demander. Mais
avant que de nous faire partir, on fit jurer solemnellement toutes les personnes interessées,
qu'elles se raporteroient absolument à ce que nous raporterions ;
qu'apres cela ils ne troubleroient plus la tranquilité publique, et
que durant nostre voyage ils n'entreprendroient rien les uns contre
les autres. De sorte qu'apres avoir promis ce qu'on vouloit, on nous
prepara un Vaisseau, et le Roy, et les trois Rivaux du Prince de
Phocée, ayant choisi ceux qu'ils vouloient envoyer vers j'illustre
Cyrus, nous nous disposasmes à partir. Nous ne
partismes pourtant pas sans avoir sçeu que cét Esclave qui avoit
esté demander le Poison pour Amathilde, et qui
avoit esté pris à la Guerre par le Pere de cette Belle Fille,
s'estoit fait connoistre pour estre de tres grande Qualité parmy les
Tectosages : que de plus il avoit declaré à Amathilde, qu'il estoit amoureux d'elle depuis qu'il
la connoissoit, et qu'encore qu'elle eust perdu sa beauté, il
n'avoit pas perdu son amour : adjoustant que si elle vouloit le
recevoir favorablement, elle estoit encore assez aimable pour le
rendre heureux. De sorte Madame, que comme Amathilde n'avoit voulu mourir apres avoir perdu sa
beauté, que parce qu'elle croyoit qu'il estoit impossible qu'on la
pûst aimer, en l'estat qu'elle estoit ; elle changea de sentimens
voyant qu'elle s'estoit trompée ; et elle se resolut à vivre, et à
aimer celuy qui l'aimoit, lors qu'elle ne pensoit pas se pouvoir
seulement aimer elle mesme. Apres cela Madame, nous partismes, et
nous partismes avec ordre du Prince
de Phocée, de tascher de mener le Prince son Pere à Marseille : si
bien Madame, que l'illustre Cyrus ayant fait de luy
mesme, tout ce que l'eusse pû desirer qu'il fist, je me voy en estat
de confondre les Rivaux du Prince de Phocée, et de le rendre heureux
: et de contribuer mesme au bonheur de Carimante : car le Peuple qui s'estoit mutiné, ne
vouloit pas non plus souffrir qu'il espousast Onesicrite, si elle n'estoit point de sa condition.
Ainsi Madame, si le Prince Menestée pouvoit se
resoudre à vostre persuasion, de venir où j'ay ordre de le conduire,
je n'aurois plus rien à souhaiter.