Cyrus reçoit des nouvelles de Spitridate : ce dernier s'est battu avec Phraarte, mais il n'a pu empêcher que son rival ne se sauve à nouveau en emmenant de force Araminte. Mazare, quant à lui, conçoit une soudaine inquiétude au sujet de la pierre Heliotrope et en fait part à Cyrus. Les deux amants de Mandane, ignorant que le roi de Pont a perdu le joyau, craignent que celui-ci ne s'en serve une nouvelle fois pour enlever la princesse. Peu après, Cyrus reçoit une lettre du roi d'Assirie, qui a été fait prisonnier par le roi Arsamone. Le vainqueur ne tarde pas à se manifester : il propose à Cyrus d'échanger son rival contre le roi de Pont, ennemi personnel d'Arsamone, dès qu'il sera tombé aux mains de Cyrus. Celui-ci s'offusque d'un procédé qu'il juge indigne de lui, et se contente de proposer une rançon en échange du roi d'Assirie. Pendant ce temps, dans la ville de Cumes, Tiferne, mandaté par Cyrus, s'applique à semer le trouble au sein de la population, dans le dessein de susciter une sédition. De son côté, Anaxaris, tombé amoureux de Mandane, profite de l'agitation du peuple pour attaquer le château du prince de Cumes, secondé par les gardes dont il a acquis la confiance. Le roi de Pont, blessé, est contraint de fuir, tandis que le prince de Cumes meurt au combat. Mandane est libérée. Le peuple l'acclame et désire qu'elle transmette en personne les clefs de la ville à Cyrus.
Un homme apporte à Cyrus une lettre de Tigrane : on y apprend que Spitridate a retrouvé Phraarte et que les deux hommes se sont battus. Toutefois, Phraarte est parvenu à s'enfuir à nouveau, emmenant de force la princesse Araminte. Après avoir écouté ces nouvelles, Cyrus apprend qu'Arianite et Doralise, ne doutant pas de la victoire de Cyrus, ont quitté Sardis pour Thybarra.
Le lendemain au matin, Timochare, estant allé au leuér de Cyrus, ce Prince s'aquita de la promesse qu'il avoit faite à Philocles : mais en luy parlant, il connut bien qu'il donnoit un conseil que la Reine de Corinthe né suivroit pas. Cependant pour tesmoigner combien il estimoit cette Princesse, il redoubla encore ses civilitez pour Timochare, à qu'il fit voir tous ses Travaux : en suitte dequoy, apres un magnifique repas, Thimochare s'en retourva à sa Plotte : ne voulant pas demeurer d'avantage au camp, de peur de quelque accident impreveû, quoy que la Tréue deûst l'assurer. A peine estoit il party, qu'un de ceux que Cyrus avoit donnez à Spitridate arriva : il ne le vit pas plustoit, qu'ayant une extréme impatience de sçavoir ce qui luy estoit
advenu, il le pria de le luy aprendre : mais auparauant que de luy dire ce qu'il en sçauoit, il luydonna une Lettre de Tygrane, où il trouira ces paroles.
TYGRANE A L'ILLUSTRE CYRUS.
Le Prince Spitridate estant biessé a la main droite, il faut que ce soit de la mienne, que vous sçachsez qu'il est si malheureux, qu'il n'est pas mesme en estat d'accenter les offres genereuses que vous luy auez faites. Car enfin, apres auoir rencontré le Rauisseur de la Princesse Araminte que je ne puis apeller mon Frere ; apres s'estre batu contre luy, durant que j'estois d'vn autre costé, a chercher des nouvelles de cette Princesse ; il a eschapé a sa vangeance, apres l'auoir legerement blessé à la main : et s'est allé embarquer a un Port de Galatie où nous l'auons suiuy , à' où nous nom embarquons aussi, sans sçauoir pourtant precisément la route qu'il a prise. Apres cela, Seigneur, je n'ay plus qu'à vous dire, que la reconnaissance que le Prince Spitridate a pour vous, est aussi grande que sa douleur : et que la colere où te suis contre Phraarte, esgalle toutes les deux : quoy quelle ne sur passe pas la passion que j'ay pour vostre gloire.
TIGRANE.
Apres la lecture de cette Lettre, Cyrus s'insonna plus particulierement, de celuy qui l'auoit
aportée, comment Spitridate auoit rencontre Phraarte : de sorte qu'il sçeut par cét homme, que ç'auoit esté dans un Bois. Que d'abord Phraarte l'ayant pris pour luy, il auoit voulu l'esuiter ; mais qu'vn de ceux qui estoient avec Spitridate luy ayant fait connoistre Phraarte, il l'auoit attaque le premier. Que leurs Gens s'estoiêt batus aussi bien qu'eux : mais qu'à la fin Phraarte voyant venir de loin Tigrance avec sa Brigade, avoit lasché le pied : et estoit allé par un chemin destourné qui le conduisoit dans l'espaisseur du Bois,où ils l'auoiet perdu de veuë. Qu'en suitte ils auoient sçeu qu' Araminte estoit pendant ce combat, dans une Cabane de Pastres, à deux cens pas du lieu, où ils s'estoient batus : et qu'elle y estoit avec ceux qui la gardoient, où Phraarte l'estoit allé prendre, et l'auoit menée à un Port de Mer, qui n'estoit qu'à trente Stades de là, eu on luy auoit prepare un Vaissean, durant qu'il auoit este à cette Cabane : ayant sçeu encore qu'il n'auoit pas este plustost arriué à ce Port, qu'il s'estoit embarqué : quelques vns ayat raporté qu'il estoit assez blessé. Cet homme adiousta encore, que Spitridate et Tigrane ayant esté à celieu là, y estoient arriuez trop tard : et qu'ils auoient pris la resolution de s'embarquer, et de mener avec eux ceux qu'il leur auoit donnez : apres quoy ils l'auoient enuoyé luy dire ce qui c'estoit passé. Comme Cyrus acheuoit d'escouter ce qu'on luy disoit de Spitridate, il sçeut par Feraulas qu'Arianite ne doutant point qu'il
ne deust bien tost prendre Cumes, estoit partie de Sardis : et estoit venue à Thybarra avec Doralise, dont la Tance y avoit du bien et des affaires : et qu'ainsi elle estoit en lieu où elle pourrait facilement se rendre aupres de sa Maistresse, lors qu'elle seroit delivrée : Feraulas luy disant encore, que Pherenice ne l'ayant point voulu quitter, estoit aussi avec elle. Le Prince Myrsile, qui estoit present lors que Feraulas dit cette nouvelle à Cyrus, eut beaucoup de joye de pouvoir esperer de voir Doralise, à la fin du Siege : mais à peine Cyrus eut il achevé d'entendre ce que Feraulas luy disoit qu'on luy amena un Envoyé du Prince Philoxipe, et un du Prince de Cilicie, qui venoient l'assurer qu'ils luy envoyoient des Vaisseaux : de sorte que Cyrus ne voyant alors que de nouvelles esperances de vaincre, et de delivrer Mandane, avoit l'ame dans une assiete assez tranquile.
Alors que Cyrus jouit d'une relative tranquillité d'esprit, Mazare se souvient soudain que le roi de Pont détient la pierre Heliotrope, capable de rendre celui qui la porte invisible. Craignant qu'il ne s'en serve une nouvelle fois pour enlever Mandane, il fait part à Cyrus de ses inquiétudes. L'amant de Mandane, se rendant compte du danger, est désemparé : comment a-t-il pu oublier la pierre Heliotrope ? Il s'en veut terriblement, et ne sait quelle disposition prendre.
Il est vray que ce calme ne fut pas long : car Mazare s'estant souvenu que le Roy de Pont pouvoit encore avoir les mesmes Pierres d'Heliotrope, avec lesquelles il avoit fait sauver Mandane de Sardis, en eut une douleur si sorte, que ne pouvant souffrir de l'avoir sans que son Rival l'eust aussi, il fut à l'heure mesme la communiquer à Cyrus ; qui demeura si surpris de ce que la pensée ne luy en estoit pas venuë, qu'il n'avoit guere moins d'estonnement que d'affliction. Ha Mazare, s'escria-t'il, nous n'aimons point assez Mandane, de n'avoir pas songe plus
tost à craindre ce que nous craignons ! car enfin à quoy nous sert de former un Siege ; d'eslever des Travaux, d'avoir une puissante Armée Navale ; d'emporter tous les Dehors de Cumes ; d'avoir fait une Bréche raisonnable ; d'avoir commence une negociation qui sera heureuse, ou qui du moins en manquant, causera un soulevement dans la Ville, qui la sera prendre plus tost, si nostre Rival est tousjours en pouvoir de se dérober à nos yeux, et de nous enlever nostre Princesse ? Ha Mazare, je le dis encore une sois, je ne sçay à quoy nous avons pensé, d'avoir une esperance si ferme, sans songer à l'accident que nous craignons presentement, et que nous craignons sans y pouvoir donner ordre ! Justes Dieux, s'escrioit-il, comment le peut il faire, que j'aye esté capable d'un tel oubly, et d'un tel aveuglement ; moy qui ay accoustumé de prevoir des malheurs, qui ne m'arriveront peutestre jamais ? Les Dieux l'ont sans doute permis, reprit Mazare, afin que vous fumez plus capable de faire le Siege de Cumes aussi glorieusement que vous l'avez fait. Mais helas, repliqua Cyrus, que nous sert de l'avoir si heureusement avancé, malgré tous les obstacles que la Nature et les hommes y ont aporté, puis que la seule vertu d'une Pierre, va rendre tous nos travaux inutiles ? Peutestre qu'à l'heure que je parle, Mandane n'est desja plus dans Cumes, et que nostre Rival l'enleve une troisiesme fois. Mais à quoy bon entendre à une negociation, reprit
Mazare, les choses estant aussi desesperées qu'elles sont, s'il avoit cette voye de sortir de Cumes ? C'est peutestre, repliqua Cyrus, pour se servir du temps de la Tréue pour cela, et pour abuser le Prince qui luy a donné retraite. Enfin Mazare, je ne sçay que dire ny que penser : mais je sçay bien que je ne me pardonneray jamais un si criminel oubly Ce n'est pas que je ne juge, que quand je me serois souvenu de ce qui me donne aujourd'huy de si mortelles aprehensions, cela n'eust de rien servy à nostre Princesse : mais c'est que je ne puisse souffrir, que j'aye esté capable d'un tel endormissement d'esprit, pour une chose qui occupe toutes mes pensées, et d'où dépend toute l'infortune ou tout le bonheur de ma vie. Helas, disoit il, je commence de m'apercevoir, que l'esperance est un bien, dont je jouïssois fort injustement, lors que vous estes arrivé ! car enfin, poursuivit ce Prince, il faut que j'advouë, que voyant toutes choses en si bon estat, je commençois non seulement d'esperer, mais de croire que j'avois mal expliqué les menaces que les Dieux me faisoient par leurs Oracles ; et que j'avois mal entendu la responce de la Sibile, aussi bien que celle de Iupiter Belus au Roy d'Assuie. Mais je voy bien que je me trompois, en croyant que je m'estois trompé : et que je ne suis pas encore à la fin de mes malheurs.
Un homme apporte une lettre à Cyrus de la part du roi d'Assirie : prisonnier d'Arsamone, il demande à son rival de venir le délivrer afin que les termes de leur accord – le duel qui décidera du sort de Mandane – puissent être respectés. Etonné, Cyrus se demande pour quelles raisons Arsamone détient le roi d'Assirie captif. Il décide d'offrir une rançon, et de livrer bataille si nécessaire.
Comme Cyrus achevoit de prononcer ces paroles, on luy amena un Soldat, qui dit qu'il avoit une Lettre à luy rendre : Cyrus luy demanda alors
de qui elle estoit ? mais il luy respondit qu'il ne pouvoit le luy dire : et que tout ce qu'il en sçavoit, estoit qu'elle luy estoit escrite par un Prisonnier, qui estoit fort soigneusement gardé, dans un Chasteau de Bithinie, du costé qui touche la Galatie : et qu'elle luy auoit esté donnée par un de ses Gardes qu'il avoit suborné,avec ordre de la luy aporter. Cyrus prenant donc cette Lettre, sans sçavoir de qui elle venoit, l'ouvrit, et y trouva ces paroles.
LE ROY D'ASSIRIE A CYRUS.
La Fortune qui veut m'accabler de toute sortes de malheurs, n` est pas encore satisfaite de ce que je vous dois la vie, puis quelle vous que je vous doive encore la liberté. Mais souvenez vous, pour n'avior pas autant de peine à l'accorder à vostre Ennemy, que j'en ay à la demander à mon Rival, que vous ne pouvez posseder Mandane, tant que je seray Captif d'Arsamone puis que vous ne me pouvez vaincre sans me delivrer, ny sonder à la possession de cette Princesse sans m'avoir vaincu, puis que vous me le promistes a Smope. Seuvenez vous donc, que c'est a Cyrus a tenir les promesses d'Artamene : et ne resusez pas à un malheureux Amant, la satisfaction d'esperer de se vanger ou de mourir , et de n'estre jamais le spectateur du Triomphe de son Rival.
LE ROY D'ASSIRIE.
Voyez genereux Prince (dit Cyrus, en donnant cette Lettre à Mazare, apres avoir fait retirer celuy qui l'avoit aportée) que nostre Riual n'est pas mort : et considerez en mesme temps, je vous en conjure, à quelles bizarres avantures la Fortune m'expose. Mazare prenant alors cette Lettre, la leût : et tomba d'accord apres l'avoir leuë, que le destin de Cyrus estoit tout à fait extraordinaire. Mais quoy qu'il eust resolu d'aimer sans esperance, et de ne pretendre plus rien à Mandane ; il ne laissa pas d'avoir dans le fonds de son coeur, quelque legere consolation, de voir un nouvel obstacle au bonheur de Cyrus. Il eut pourtant la generosité de cacher ce sentiment là, à un Rival qui vivoit si bien aveque luy : et de se pleindre en aparence, d'une chose dont il ne pouvoit s'empescher de se réjouïr. Cependant quoy que ce fust une cruelle avanture à Cyrus, que d'estre obligé à delivrer un Rival, et uu Rival encore qui ne vouloir avoir la liberté, que pour luy disputer la possession de Mandane, où il ne pouvoit avoir aucun droit, il n'hesita pas un moment, à prendre une resolution digne de son grand coeur. Car comme il avoit un autre Rival pour tesmoin de sa force ou de sa foiblesse en cette rencontre, il fit un grand effort pour surmonter la repugnance qu'il avoit, à rendre un service à son ennemy. Quoy que je n'aye promis au Roy d'Assirie, dit-il à Mazare, que de combatre contre luy, et non pas de combatre pour luy, je ne veux
pas laisser de luy accorder ce qu'il demande, et de le luy accorder mesme le plustost que je pourray : afin que si par un bonheur, que je n'ose esperer, se Roy de Pont ne pouvoit se servir de cette fatale Pierre, dont la prodigieuse vertu m'a donné tant de peine, et que nous delivrassions Mandane, je fusse plustost ou vainqueur, ou vaincu. Mazare entendant parler Cyrus de cette sorte, ne pût s'empescher par un premier sentiment, pour differer la liberté d'un de ses Rivaux , et le bonheur de l'autre, de luy dire qu'il portoit la generosité trop loin : mais Cyrus trouvant que l'Honneur et l'Amour vouloient qu'il fist ce qu'il avoit resolu de faire, ne changea point de sentimens. Non non, dit il à Mazare, il ne faut pas mettre le Roy d'Assirie en estat, de croire que sa valeur me soit redoutable : ny donner lieu à Mandane de penser que je veuille m'espargner un combat, pour m'assurer sa conqueste. Apres cela, ces deux Princes tascherent de deviner, comment le Roy d'Assirie pouvoit estre en Bithinie, et pourquoy Arsamone l'y retenoit :mais apres y avoir bien pensé, ils jugerent que ce Prince en partant de Sardis, auroit eu quelques faux advis de Mandane, qui l'auroient conduit de ce costé là : et qu'ayant esté reconnu, Arsamone l'auroit fait arrester. Ils n'en comprenoient pourtant pas bien la raison : car encore qu'ils sçeussent que la Princesse Istrine, que le Roy d'Assirie avoit tant mesprisée à Babilone, du temps de la Reine Nitocris, estoit
niece d'Arsamone, et estoit aupres de luy, aussi bien que le Prince Intapherne, que le Roy d'Assirie avoit tant outrage ; ils ne comprenoient pas que cela fust une raison d'arrester ce Prince : et : ils concevoient aussi peu, pourquoy l'ayant arresté, Arsamone en faisoit un si grand secret. Mais enfin ne pouvant imaginer autre chose, Cyrus chercha par quelle voye il devoit donc songer à delivrer le Roy d'Assirie : de sorte qu'apres y avoir bien pensé , il resolut de faire deux choses. L'une , d'envoyer ordre qu'on tirast de toutes les Garnisons de Galatie et de Capadoce, dequoy former un Camp vollant, qui s'avanceroit le plus prés de la Frontiere de Bithinie qu'il pourroit : et l'autre, d'envoyer demander le Roy d'Assirie à Arsamone, avec ordre de luy offrir une Rançon proportionnée à la qualité du Prisonnier, et à la magnificence de celuy qui l'offroit. En suitte dequoy, si Arsamone refusoit de le rendre, celuy qui commanderoit les Troupes sur la Frontière de Bithinie,avanceroit vers le Chasteau où on le gardoit, et tascheroit de le surprendre : Cyrus ne trouvant pas juste d'affoiblir l'Armée qui devoit delivrer Mandane, pour aller delivrer son Rival. Ce dessein estant donc formé, il jetta les yeux sur Hidaspe, pour l'aller executer : luy commandant de mener aveque luy, celuy qui avoit apporté la Lettre du Roy d'Assirie. Mais afin que la chose se fist plus viste, il envoya dés le mesme jour ses ordres en Galatie et en Capadoce, par
les Courriers qu'il avoit establis par tout l'Empire de Ciaxare : afin que quand Hidaspe arriveroit, il trouvast toutes choses prestes, pour executer son dessein. Mais Dieux, (s'escria Cyrus, en achevant de donner les derniers ordres pour cette entreprise) faut il qu'estant obligé d'employer tous mes soins pour la liberté de ma Princesse, je metrouve dans la necessité de les partager pour mon Rival ? Encore si j'estois assuré, dit-il en luy mesme, que je fusse bien toslen estat de le voir l'espée à la main, je me consolerois de tant de disgraces : mais connoissant la malignité de ma fortune, je ne doute presques point, que je n'aye le malheur de delivrer mon Ennemy, sans pouvoir delivrer Mandane. Cependant Mazare qui sçavoit qu'il avoit enlevé cette Princesse au Roy d'Assirie , lors qu'elle estoit à Sinope, se repentant de sa premiere pensée, eust bien voulu , pour reparer l'infidelité qu'il luy avoit faite, contribuer quelque chose à sa liberté : mais comme il avoit encore plus outrage Mandane que le Roy d'Assirie, et qu'il luyt importoit plus de reparer cette faute que l'autre ; il demeura au Camp, afin d'estre present à la prise de Cumes, ou à sa reddition. Ce n'est pas qu'il n'aprehendast presques esgallement, que Mandane s'y trouvast, on ne s'y trouvast point : et que la seule imagination de l'entreveuë de Cyrus et d'elle, ne luy donnait une sensible douleur.
Le lendemain, Cyrus reçoit une lettre d'Arsamone : sachant que le roi de Pont, son ennemi personnel, est sur le point de tomber entre les mains de Cyrus, Arsamone lui propose de lui offrir en échange le roi d'Assirie, ancien ravisseur de Mandane. Cyrus s'offusque et refuse la proposition, car cet échange est indigne de sa manière de procéder. Par contre, il maintient l'offre de rançon.
Cependant comme une si la Fortune eust voulu mettre la generosité de
Cyrus à toutes sortes d'espreuves, il arriva le lendemain un Envoyé d'Arsamone : qui luy ayant fait demander audiance en particulier, l'obtint de ce Prince, qui reçeut de sa main une Lettre d'Arsamone : mais comme elle n'estoit que de creance, ce fut par celuy qui la luy rendit, que Cyrus sçeut la proposition que le Roy son Maistre luy faisoit. Comme cet Envoyé estoit un homme entendu il prepara resprit de Cyrus, par un assez long discours : luy exagerant quelle avoit esté l'injuste usurpation des Rois de Pont sur ceux de Bithinie : et quelle avoit esté la violence du Roy d'Assirie, à autrager un Prince et une Princesse, qui touchoient de si prés à Arsamone. En suitte dequoy voulant interesser Cyrus à luy accorder ce qu'il desrroit ; le Roy mon Maistre (luy dit-il, apres avoir assez exageré les sujets de pleinte qu'il avoit contre ces deux Princes) s'est tenu heureux dans son malheur, d'avoir du moins des ennemis qui sont les vostres : et de n'avoir pas à aprehender, que vous les protegiez contre luy. Aussi est ce dans ce sentiment là, que sçachant que le Roy de Pont sera bientost en vostre puissance, il m'a ordonne de vous dire, que le Roy d'Assirie est en la sienne : et que si vous luy voulez remettre ce Prince usurpateur entre les mains, il remettra le Roy d'Assirie entre les vostres : si ce n'est que vous aimiez mieux qu'il le garde Prisonnier, pour vous delivrer d'un ennemy. je n'ay pas accoustumé, reprit Cyrus, de me servir de pareilles voyes, pour me deffaire de mes Rivaux : et je m'estonne
qu'un Prince qui a reconquis son Royaume si glorieusement, veüille se deffaire de son ennemy, d'une maniere si peu glorieuse. Mais puis qu'Arsamone a bien eu l'injustice de tenir Spitridate dans une rigoureuse Prison, luy qui est un des plus illustres Princes du Monde, je ne dois pas trouver si estrange, qu'il y voulust tenir son ennemy. Cependant quoy le Roy de Pont soit le mien, et que le Roy d'Assirie le soit aussi, je ne veux ny livrer le premier au Roy de Bythinie, ny m'assurer de l'autre comme il me conseille : au contraite, j'ay fait offrir diverses fois au Roy de Pont de luy reconquerir son Estat, s'il vouloit me rendre la Princesse Mandane : et j'envoye demain, pour des raisons que je ne suis pas oblige de dire, offrir au Roy vostre Maistre, de luy payer la Rançon du Roy d'Assirie, afin de le remettre en liberté. Jugez apres cela, si je suis en pouvoir d'escouter la proposition que vous me faites : mais Seigneur, reprit cet Envoyé, ces deux Princes sont vos Rivaux, vos Ennemis, et les Ravisseurs de la Princesse Mandane. Il est vray, repliqua Cyrus, qu'ils sont ce que vous dites : mais suis d'autant plus obligé de me vanger d'eux par la belle voye : et de ne leur donner pas sujet de noircir ma reputation, qui graces aux Dieux n'a reçeu aucune tache, qu'on me puisse reprocher. Dites donc au Roy vostre Maistre, que je ne puis ny ne dois faire ce qu'il veut : et que s'il est bien conseille, il rapellera le Prince son Fils aupres de luy, et consentira
sentira qu'il espouse la Princesse Araminre, dont la vertu est extréme : afin d'avoir un droit legitime au Royaume de Pont, si le sort des armes fait perir celuy à qui il appartient, durant la suitte de cette Guerre. Et pour le Roy d'Assirie, je ne laisseray pas de suivre mon premier dessein :et d'envoyer vers Arsamone, pour sçavoir s'il n'en changera point : Cét Envoyé voulut encore dire quelques raisons à Cyrus : mais ce Prince demeurant serme dans sa resolution, luy imposa silence. Cependant il donna ordre qu'on eust soin de luy, le retenant mesme deux ou trois jours au Camp, afin que les Troupes eussent le temps de s'assembler.
Cyrus redoute en vain que le roi de Pont se serve de la pierre Heliotrope pour enlever Mandane : son rival est au désespoir, car il l'a perdue lors de l'embarquement ! Ignorant tout de cette péripétie, Cyrus ne peut cependant considérer la situation sans s'affoler, tant elle lui semble sans issue : Mandane le hait, le prince de Cumes commence à regretter de lui avoir offert son soutien, la ville est sur le point d'être prise, et il est l'ennemi du plus grand guerrier de la Terre. Pendant ce temps, un homme à la solde de Cyrus, Tiferne, est parvenu à s'infiltrer dans la ville, et reste à l'affût des moindres mouvements de l'ennemi.
Durant qu'il y fut, Gadate ayant sçeu qu'il estoit de Bithinie, et envoyé par Arsamone, fut fort surpris de ne recevoir point par luy de nouvelles ny d'Intapherne son fils, ny de la Princesse Istrine sa fille : mais cet Envoyé luy ayant dit qu'ils n'avoient pas sçeu son voyage, son estonnement cessa : et il leur escrivit par luy, lors qu'il partit avec Hidaspe :apres quoy, Cyrus demeura avec une inquietude, dont il ne pouuoit estre le Maistre : car toutes les sois qu'il pensoit, que peut estre Mandane n'estoit plus dans Cumes, il avoit une douleur qu'on ne sçauroit exprimer. La cruelle avanture qu'il avoit euë à Sinope, et celle qu'il avoit euë à Sardis, luy faisoient si bien concevoir quel seroit son desespoir, s'il arrivoit qu'il prist Cumes sans delivrer Mandane ; que la seule crainte qu'il en avoit, ne l'affligeoir guère moins,
que si ce malheur luy fust desja arrivé. Cependant cette crainte qui luy paroissoit si bien sondée, ne l'estoit pourtant pas : et le Roy de Pont estoit aussi affligé d'avoir perdu les Pierres d'Heliotrope, que Cyrus l'estoit dans la croyance qu'il les avoit encore. En effet, toutes les fois qu'il se souvenoit qu'en s'embarquant au Port d'Atarme, avec tant de precipitation, lors qu'il avoit pris Spitridate pour Cyrus, il avoit donne toutes ces Pierres à porter à un des siens ; et qu'il se souvenoit encore que dans ce tumulte celuy à qui il les avoit baillées, les avoit laissé tomber dans la Mer, il estoit en un desespoir sans esgal : s'accusant d'une imprudence extréme, d'avoir si mal choisi celuy à qui il les avoit confiées : car plus la fin de la Tréve aprochoit, moins il imaginoit d'aparence de trouvre les voyes de sauver Mandane. Le Prince de Cumes, qui voyoit son estat perdu, si cette Princesse en sortoit, observoit mesme alors assez exactement le Roy de Pont : de sorte que de quelque costé qu'il se tournait, il ne trouvoit que des choses fâcheuses. S'il regardoit Mandane, il la voyoit tousjours irritée contre luy : s'il regardoit le Prince de Cumes, il voyoit que son Protecteur estoit presque devenu son Espion : s'il tourvoit les yeux vers la Mer, il y voyoit une puissante Armée Navale : s'il les tournoit vers la Terre, il y voyoit des Lignes, des Forts, et des Soldats resolus à vaincre ou à mourir : s'il regardoit les Murailles de Cumes, il y voyoit une Bréche en estat
estat de la faire prendre au premier Assaut que Cyrus seroit donner : s'il observoit les Habitans de cette Ville, il n'endoit que murmures contre luy : et s'il se consideroit luy mesme, il se voyoit le plus malheureux homme du monde : soitnt qu'il se considerast comme Amant, ou seuleme comme un Prince sans Royaume et sans appuy, ou mesme encore comme ennemy de Cyrus. Car comme il luy avoit de l'obligation, et qu'il luy en auroit encore pû avoir s'il eust voulu accepter les offres genereuses qu'il luy faisoit, il en avoit un despit extréme : de sorte que ce malheureux Prince ne voyant, comme je luy dit, que des choses fâcheuses ; n'imaginant nulle voye de se sauver ; et ne pouvant se resoudre à perdre Mandane, enduroit des maux incroyables. Cependant ce fidelle Agent que Cyrus avoit dans la Ville, continuoit ses Brigues et ses Cabales parmy le Peuple, pour le disposer à la revolte, en cas que le Prince de Cumes et le Roy de Pont, n'acceptassent pas les offres de Cyrus, au retour de ceux qu'on avoir envoyez vers Lycambe, vers Pactias, vers les Cauniens, et les Xanthiens. Cet homme, apellé Tiserne, estoit si adroit, et si propre à un pareil employ, qu'en effet il avoit luy seul inspiré un esprit de revolte dans toute cette Ville : il n'y avoit pas une Place publique dans Cumes, où il n'allast deux ou trois fois tous les jours : s'il voyoit seulement deux hommes arrestez à parler ensemble, il se mesloit à leur conversation : et entrant d'abord
dans leurs sentimens , quels qu'ils pussent estre, ils les amenoit apres dans les Gens avec tant d'adreste, qu'ils croyoient plustost l'avoir persuadé, qu'ils ne pensoient qu'il les eust persuadez. Il n'y avoit point de jour, qu'il ne debitast quelque nouvelle estonnante, pour intimider le Peuple, et qu'il circonstancioit d'une telle sorte, qu'elle ne manquoit jamais d'estre creuë, et de faire l'effet qu'il en attendoit.
De son côté, Anaxaris côtoie chaque jour Mandane. Sa beauté ne le laisse pas insensible, d'autant que la jeune fille lui témoigne une grande affection, car elle voit en lui un ami de Cyrus. Mais bientôt, Anaxaris ne peut plus se soustraire à sa passion, et trouvant excuse dans la faiblesse des trois illustres princes qui ont enlevé Mandane – le roi d'Assirie, Mazare et le roi de Pont – il tombe éperdument amoureux d'elle. Il préfère toutefois que la jeune fille soit délivrée par Cyrus, plutôt qu'enlevée une nouvelle fois par le roi de Pont. Il œuvre donc à gagner la confiance de tous les soldats qui gardent la princesse.
D'autre part, Anaxaris n'estoit pas sans inquietude : ce n'est pas qu'il ne fust traité avec toute la civilité qu'on a accoustumé d'avoir pour des Prisonniers de guerre : aussi n'estoit ce pas de cette espece de Prison dont il se pleignoit : et si son ame n'eust pas esté plus captive que son corps, il n'auroit pas eu besoin de toute sa confiance pour suporter son infortune. Mais comme il n'y a rien de plus dangereux à voir qu'une belle affligée, et que la Princesse Mandane estoit la plus belle insortunée qui sera jamais, Anaxaris, donc l'ame estoit tendre et et passionnée, ne la pût voir sans l'aimer. Il attribua pourtant d'abord à la compassïon qu'il avoit de ses malheurs, tous les sentimens tendres qu'il avoit pour cette Princesse : il creût mesme durant quelques jours, que c'estoit autant pour l'interest de Cyrus, que pour celuy de Mandane, qu'il s'interessoit si sensiblement à tout ce qui la touchoit : mais à la fin sa passion augmentant non seulement de jour en jour, et d'heure en heure, mais de moment en moment, il
en connut toute la grandeur, et la connut sans avoir la force de luy resister. Comme il ne se passoit point de jour qu'il ne vist Mandane, les beaux yeux de cette Princesse allumerent sans qu'elle y prist garde un feu si violent dans le coeur de ce veillant Inconnû , que toute sa raison ne le pût esteindre. Ce n'est pas qu'il ne vist bien que jamais amour ne pouvoit naistre avec si peu d'esperance que la sienne : mais c'est que n'estant plus Maistre de son coeur, il n'estoit plus en termes d'en regler les mouvemens : et tout ce qu'il pouvoit faire , estoit de connoistre que s'il eust pû, il eust deû n'aimer point Mandane. Il faut pourtant dire pour excuser sa passion, qu'il voyoit Mandane d'une maniere, qu'il eust esté fort difficile de ne l'aimer pas : car enfin il la voyoit tous les jours ; il la voyoit en secret, et avec quelque difficulté : et comme c'estoit par luy qu'elle sçavoit des nouvelles de l'estat du Siege ; qu'elle le trouvoit admirablement honneste homme ; et qu'elle le consideroit comme un Amy de Cyrus, et comme estant Prisonnier pour ses interests, elle avoit pour luy toute la civilité , qu'elle estoit capable d'avoir. De plus, comme ils estoient tous deux Captifs, cette conformité faisoit je ne sçay quelle esgalité entre eux, qui rendoit la civilité qu'elle avoit pour luy, plus douc et plus obligeante. Il faut mesme encore dire pour son excuse, que jamais Mandane n'avoit esté plus belle qu'elle estoit alors. En effet on eut dit que la Prison n'avoit
fait que l'empescher d'estre halée, et que conserver la fraischeur de son taint, tant sa beauté estoit admirable. Il la voyoit donc belle ; douce ;civile ; et affligée : et il la voyoit tous les jours, comme je l'ay desja dit : de sorte qu'ayant le coeur attendri par les larmes de Mandane, l'Amour le blessa plus facilement : et le blessa d'une Fléche tellement envenimée, que sa blessure fut incurable Helas (disoit-il en luy mesme, lors qu'il consideroit le malheur où il estoit tombé) que pretenday-je dans ma passion ? et ne faut-il pas tomber d'accord, qu'il y a de la folie dans mon esprit :d'avoir tant d'amour dans le coeur, pour une personne qui ne peut, et qui ne doit jamais m'aimer, quand mesme elle sçauroit la violente passion que j'ay pour elle ? car enfin son coeur est à Cyrus par tant de droits differens, que ce seroit une extravagance effroyable, que d'y pretendre quelque chose. Ses services le luy ont acquis ; l'inclination de Mandane le luy a donné ; Ciaxare luy a promis cette Princesse ; et son incomparable valeur, la luy a fait conquerir. Il fait plusieurs combats pour cela ; il a donné et gagné des Batailles pour elle ; il a assujetti des Provinces et des Royaumes, et il prendra bien tost Cumes, et luy redonnera la liberté. Iuge Anaxaris apres cela , ce que tu dois pretendre à Mandane : toy qu'elle ne connoist point ; qui n'oses te faire connoistre ; et qu'elle n'aimeroit mesme pas, quand elle te connoistroit. Ne songe donc plus à conquerir un coeur, que le
Vainqueur de l'Asie a desja conquis : pense que tu ne ferois pas, ce que le Roy d'Assirie, le Roy de Pont, et le Prince Mazare n'ont pû faire : et resous toy de chasser de son coeur une Princesse qui ne peut jamais te donner le sien. Mais helas, reprenoit-il, que me sert d'opposer la raison, à une passion desreglée, qui fait gloire de la mespriser ? Plus je voy de Rivaux malheureux, plus je voy d'excuse à mon erreur : et puis que le Roy d'Assirie, le Roy de Pont, et Mazare, ne se sont pû deffendre des charmes de Mandane, n'ayons point de honte de ne luy pouvoir resister. Le premier l'aima, qu'il estoit inconnu comme nous : le second en venant de perdre ses Royaumes, ne pût sauver la vie à Mandane en la retirant des Flots, sans redevenir son Amant, jusqu'à estre son Ravisseur : et le troisiesme, quoy qu'il sçeust qu'elle aimoit Cyrus ; qu'il fust Parent et Amy du Roy d'Assirie ; ne laissa pas de l'aimer, et de faire une double trahison pour l'enlever. Croyons donc, pour nostre justification, que les charmes de cette Princesse sont inevitables : et que faillir apres trois aussi Grands Princes que ceux que je viens de nommer, n'est pas une lascheté. Cedons donc à Mandane, puis que nous ne luy pouvons resister : ainsi sans sçavoir pourquoy nous aimons, et sans considerer la suitte d'une si folle passion, songeons seulement à luy plaire. Qui sçait, disoit-il encore, si tous mes Rivaux ne se destruiront point l'un l'autre, et si je ne profiteray
point de leur perte ? Aussi bien, puis que je ne puis cesser d'aimer Mandane, ne me reste-t'il rien à faire, qu'à me tromper le plus long-temps que je pourray : joint que de la façon dont je sens mon ame, je sçay bien, que quand je serois assuré que Cyrus devroit demain posseder cette Princesse, je ne pourrois cesser de l'aimer. Cependant quelque violente que fust l'amour d'Anaxaris, il luy demeura pourtant assez de raison, pour comprendre qu'il ne faloit pas qu'il fist connoistre sa passion a la Princesse qui la causoit : de sorte que vivant avec elle avec un profond respect, et une complaisance sans esgalle, elle vint à avoir de l'amitié pour luy. Mais afin de se rendre plus necessaire, et pour faire qu'il la pûst voir tous les jours, lors qu'il ne sçavoit point de nouvelles, il en inventoit : mais comme il n'en pouvoit inventer oû Cyrus ne fust meslé, et que pour estre bien reçeu de Mandane, il faloit mesme qu'il y fust meslé avantageusement, il avoit une peine estrange à s'y resoudre. Il avoit mesme encore une inquietude extréme, que sa passion luy donnoit : car comme il sçavoit que le Roy de Pont ne songeoit à autre chose,qu'à tascher de faire sortir Mandane de Cumes ; il ne sçavoit lequel il devoit souhaiter, ou que Cyrus la delivrast, ou que le Roy de Pont l'enlevast. Si le premier arrivoit, il jugeoit bien que Cyrus ne seroit pas longtemps sans estre heureux, et qu'il verroit bien tost Mandane en sa puissance : mais de l'autre costé, il voyoit
que si le Roy de Pont enlevoit Mandane, il ne la verroit peutestre jamais : de sorte qu'aimant encore mieux la voir posseder par Cyrus, que de ne la voir de sa vie, il apliqua tous ses soins à faire, que ce Prince ne pûst executer son dessein. Joint qu'ayant sçeu par Persode que Cyrus et le Roy d'Assirie se devoient battre, devant que le premier espousast Mandane, son amour luy fit imaginer plus d'avantage pour luy, que Cyrus la delivrast, que de la voir enlevée par le Roy de Pont : si bien que se servant de l'intelligence qu'il avoit avec ses Gardes, que Martesie avoit subornez, il fit en sorte qu'il gagna prés de la moitié de la Garnison. Mais comme il n'avoit rien à leur donner, ce ne pouvoit estre qu'en leur parlant de la magnificence de Cyrus, et qu'en leur faisant esperer d'en estre liberalement recompensez, s'ils luy conservoient la Princesse Mandane : ainsi, faisant servir une des vertus de son Rival à son dessein, il y reüssit si heureusement, qu'il estoit presques aussi puissant dans le Chasteau où estoit Mandane, que le Roy de Pont et le Prince de Cumes : et s'il n'y eust eu qu'à s'en rendre Maistre pour la delivrer, il l'auroit sans doute tenté. Mais comme ce Chasteau ne commandoit qu'une petite partie de la Ville, cela ne suffisoit pas : joint que cette entreprise n'estant pas infaillible, il craignoit de rendre Mandane plus malheureuse, en pensant la delivrer : de sorte que pour ne rien hazarder, il differa son dessein, jusques à ce qu'il
eust encore gagné davantage de Soldats.
Tiferne parvient à semer le trouble au sein du peuple de Cumes, en répandant le bruit que la paix est proche, mais que le prince de Cumes et le roi de Pont s'y opposent. Il suggère aussi que Cyrus deviendra le protecteur des habitants, dès qu'il sera entré dans la ville. Le tumulte est tel que le prince de Cumes et le roi de Pont commencent à s'inquiéter. Le second espère surtout que les vents seront bientôt favorables à une nouvelle fuite. De son côté, Cyrus ordonne à ses hommes de se préparer à la fin de la trêve.
Les choses estant en ces termes, ceux qu'on avoit envoyez vers les Xanthiens, vers les Cauniens, vers Lycambe, et vers Pactias, revinrent : et porterent au Roy de Pont, et au Prince de Cumes, apres avoir passé au Camp de Cyrus, que les uns et les autres trouvoient qu'il n'y avoit rien à faire, qu'à accepter les propositions que Cyrus avoit faites. Pactias et Lycambe mandoient, que l'espouvante estoit dans leur Armée : et qu'ils estoient persuadez que si Cumes estoit prise sans composition, leurs Troupes se dissiperoient dés le lendemain, par l'aprehension qu'elles auroient de voir celles de Cyrus les aller attaquer et les combatre : qu'ainsi ils ne pouvoient demeurer garands de l'evenement, si on ne concluoit pas le Traité. Pour les Xanthiens et les Cauniens, ils ne demandoient autre chose, sinon qu'on leur accordast promptement ce qu'on leur offroit : ces Envoyez estant donc chargez de paroles de Paix si favorables, et estant arrivez aux Portes de Cumes, le peuple excité par Tiferne, s'amassa en un instant à l'entour d'eux : et se mit à leur demander, avec des cris tumultueux et violens, quelles nouvelles ils aportoient ? De sorte que ces Envoyez, pour les apaiser, leur dirent qu'ils aportoient la Paix : mais ce mot de Paix, ne fut pas plustost prononcé, que passant de bouche en bouche ; il fit faire des acclamations si grandes, à tous ceux qui l'entendirent, que de par tout le peuple
accourut au lieu où ces cris de réjouïssance faisoient retentir l'air de sons esclatans et agreables, à des Gens lassez des fatigues d'un Siege. Si bien que ces Envoyez se virent environnez de tant de Gens, qu'à peine pouvoient ils marcher à chaque pas qu'ils faisoient, la foule augmentoit : ils ne passoient pas un coing de Ruë, que diverses Troupes ne se joignissent aux autres : et par ce moyen, plus de la moitié du Peuple de Cumes, se trouva rassemblé en un instant en deux ou trois Ruës. Cependant Tiferne, qui ne perdoit pas une occasion si favorable, alloit et venoit au milieu de cette presse, pour amener les choses au point qu'il les souhaitoit : aux uns, il se contentoit d'augmenter dans leur coeur le desir de la Paix : aux autres, il disoit avoir oüy dire que le Roy de Pont et le Prince de Cumes, ne la voudroient point accepter : adjoustant qu'il la faloit faire sans eux, ou les y forcer les armes à la main. Qu'il ne faloit qu'ouvrir les Portes à Cyrus, qui de leur ennemy qu'il estoit, deviendroit leur Protecteur, s'ils luy faisoient delivrer la Princesse Mandane. A peine Tiferne avoit il pit cela, que ceux à qui il parloit, le redisoient à leurs Compagnons, qui le redisoient à d'autres : et y adjoustant plus ou moins d'aigreur, selon leur temperamment, il s'excita enfin une telle esmotion parmy cette multitude, qu'il estoit aisé de comprendre par les cris qu'on entendoit de toutes parts, que si on refusoit la Paix, le peuple se porteroit à la derniere violence,
et entreprendroit de se la faire accorder de force. Dés que quelqu'un de ceux qui estoient au Roy de Pont, vouloit s'opposer à des sentimens si tumultueux, on le menaçoit de le tuer, et il se voyoit contraint de se taire. D'autre part, le Prince Anaxaris estant adverti de ce qui se passoit dans la Ville, commença d'agir parmi les Soldats, comme Tiferne agissoit parmi le peuple : continuant d'employer le Nom de Cyrus, pour les porter à ce qu'il vouloit. Tantost il leur parloit de la recompense qu'il leur donneroit : tantost de la gloire qu'ils auroient de combatre à l'advenir, sous un si illustre Conquerant : leur persuadant qu'il ne borneroit par ses conquestes à Cumes, et qu'ils s'enrichiroient sous luy. A d'autres, pour leur oster le scrupule de la trahison, il adjoustoit que par cette action, ils feroient rendre l'Estat au Prince leur Maistre : et qu'il leur engageoit sa parole, de le servir autant qu'il le pourroit. De sorte qu'ostant la honte de leur action ; leur parlant de gloire ; de recompense ; et de Richesses ; il les porta à luy promettre de faire absolument ce qu'il voudroit. Cependant ces Envoyez ayant rendu leur responce au Roy de Pont, et au Prince de Cumes, le premier se trouva bien embarrassé : car il connut clairement, que l'autre souhaitoit la Paix : si bien que n'osant pas s'opposer directement aux sentimens de son Protecteur, il luy dit seulement qu'il le conjuroit, pour derniere grace, de tirer encore la chose en longueur durant quelques
jours, sur le pretexte de la seureté du Traité : esperant que comme on alloit entrer en une Lune où d'ordinaire les Vents sont fort grands, et la Mer fort esmeuë et fort orageuse, une tempeste pourroit desboucher le Port, en dissipant les deux Flottes qui le fermoient, et sauver peut-estre Cumes, ou du moins luy permettre d'enlever Mandane. Comme le Roy de Pont parla avec beaucoup de chaleur, il persuada le Prince de Cumes : ce ne fut pourtant pas si tost : et leur contestation fut si longue, que le peuple eut lieu de croire, que ces Princes n'accepteroient pas la Paix qu'on leur offroit. D'autre part, Cyrus ayant veû ces Envoyez en passant, et ayant sçeu par les Herauts qu'il leur avoit donnez pour les conduire, que selon ce qu'ils en pouvoient juger, par les choses qu'ils avoient oüy dire, aux lieux où ils avoient esté, ces Envoyez raportoient des paroles de Paix : il ne douta point que la chose ne fust ainsi : de sorte que ce Prince se voyant sur le point d'estre bientost heureux, ou malheureux ; de delivrer Mandane, ou de la perdre ; de faire la Paix, ou de recommencer la Guerre ; redoubla tous ses soins : et commença d'agir comme si la Tréve eust deû finir à l'heure mesme, et de disposer toutes choses, à un Assaut general. Philocles et Leontidas, s'en retournerent diligemment à leurs Flottes ; le Prince Mazare à son Quartier ; le Prince Artamas au sien ; Persode se tint au lieu où estoient les Machines ; et le genereux Megabate, aussi bien que
tous les Volontaires, aupres de Cyrus, qui attendoit avec une impatience extréme, qu'on luy vinst rendre la responce des Assiegez. Mais la plus cruelle inquietude qu'il eust, estoit celle de penser, que peutestre le Roy de Pont, luy enleveroit il encore Mandane, en se servant de ces Pierres d'Heliotrope. Il esperoit pourtant quelquesfois, que cette Princesse se souvenant de son avanture de Sardis, seroit plus difficile à tromper : mais apres tout, il craignoit mille fois plus qu'il n'esperoit : de sorte que les momens luy semblant des Siecles, et la contestation du Roy de Pont et du Prince de Cumes durant tres long temps ; comme il vit qu'on ne luy rendoit point de responce, il l'Envoya demander par un Heraut : croyant mesme que cela pourroit plus facilement porter le peuple à se revolter. Mais pour faire encore mieux reüssir son dessein, il commanda à ce Heraut de dire à ces Princes assiegez, que s'ils ne luy rendoient à l'heure mesme une responce decisive, il alloit faire donner l'Assaut : ordonnant aussi à ce Heraut, de semer ce bruit parmi le peuple en traversant la Ville. Et en effet cét homme executant les volontez de Cyrus, s'aquita si adroitement de sa commission, qu'en allant au chasteau il mit l'espouvante dans le coeur du peuple : de sorte que Tiferne se servant à propos de la matiere qu'on luy donna, changea cette espouvante en fureur : et fit que toute cette multitude se resolut, si ce Heraut apres avoir parlé aux Princes qui devoient
luy rendre responce, ne la raportoit favorable, de prendre les armes ; de s'assurer de leurs personnes ; de se saisir des Portes ; de laisser entrer Cyrus ; et d'aller aupres au lieu où estoit Mandane.
Anaxaris, désireux de se signaler, profite d'un mouvement de sédition du peuple, pour attaquer le château du prince de Cumes, grâce aux gardes dont il a acquis la confiance. Le souverain ainsi que le roi de Pont se battent farouchement. Ce dernier, gravement blessé au bras droit, est contraint de fuir. Un homme lui propose de se réfugier chez lui jusqu'à la tombée de la nuit. Anaxaris se heurte au prince de Cumes, avec qui il engage un combat. La victoire lui permet de se rendre maître du château.
Cependant Anaxaris qui mouroit d'envie de se signaler, et de faire que Mandane luy eust quelque obligation de sa liberté ; aprenant que ce Heraut estoit avec ces Princes, et craignant qu'ils ne conclussent la Paix, où il n'auroit point de part, il commença de disposer à agir, ces Soldats qu'il avoit gaignez, et à se rendre Maistre de ce Chasteau, que le peuple apelloit pourtant le Palais du Prince de Cumes : afin que se saisissant et du Roy de Pont, et de Mandane, il pûst avoir la gloire qu'il pretendoit. Cependant ce Heraut que Cyrus avoit Envoyé, n'ayant pas reçeu une responce aussi decisive qu'il la souhaitoit, se mit en estat de s'en retourner : mais à peine parut il à la Porte du Chasteau, que le peuple, qui attendoit sa sortie avec impatience, se mit à luy demander si la Paix estoit concluë ? de sorte que cét homme voyant combien ils la desiroient, leur respondit hardiment, pour les soûlever, que leurs Princes ne la vouloient pas : et que dés qu'il seroit retourné au camp, Cyrus alloit faire donner un Assaut general. Ces paroles ne furent pas plustost ouïes, qu'on entendit un tumulte de voix effroyable : et en un moment, la fureur passant d'esprit en esprit, se communiqua à toute la Ville : si bien que tous les Habitans prenant les armes, ils commencerent de
perdre tout à fait le respect, et de vouloir enfoncer les premieres Portes du Chasteau. Anaxaris oyant ce tumulte, fit de son costé soûlever la plus grande partie de la Garnison : de sorte que le Roy de Pont et le Prince de Cumes, se trouverent en un estrange estat, estant environnez d'ennemis de par tout. S'ils vouloient sortir du Chasteau, ils trouvoient un Peuple en fureur, les armes à la main : s'ils vouloient y demeurer, ils voyoient qu'ils n'en estoient plus les Maistres : qu'une partie de leurs Soldats combatoit contre l'autre : et qu'ainsi ils ne trouvoient sevreté en nulle part. Le Roy de Pont voulut alors aller à l'Apartement de Mandane : mais les Gardes qui y estoient, au lieu de luy obeïr, voulurent se saisir de sa Personne : joint qu'Anaxaris estant survenu en cét endroit, s'y opposa courageusement. Le Roy de Pont de son costé, ayant ramassé quelques Soldats, voulut le sorcer à luy donner passage : de sorte qu'il se fit un assez grand combat entre ces deux Princes, que la Princesse Mandane voyoit de ses fenestres. Il est vray qu'elle ne le regarda guere, et que Martesie le vit mieux qu'elle : mais enfin elle en vit assez, pour remarquer qu'Anaxaris combatoit pour elle, avec une ardeur heroïque. D'ailleurs, le Prince de Cumes s'estant voulu montrer au peuple pour l'apaiser, avoit esté contraint de se retirer : si bien qu'estant arrivé où le Roy de Pont et Anaxaris combatoient, la meslée devint encore plus sanglante. Mais à la fin le party d'Anaxaris
estant le plus fort, et le Roy de Pont estant blessé au bras droit, il falut que l'autre cedast. Ce Prince ne se rendit pourtant pas : au contraire, se souvenant alors d'un Escalier dérobé, qui estoit à l'Apartement de Mandane, et qui respondoit dans la Cour de derriere, il se mit en devoir d'y aller : laissant le Prince de Cumes fort embarrassé avec ceux qui l'attaquoient : mais Anaxaris qui avoit eu toute la prudence imaginable en cette occasion, y avoit posé des Gardes : de sorte que ce malheureux Roy, ne pouvant seulement avoir l'avantage de mourir aux pieds de Mandane, et aprehendant de tomber sous la puissance d'un Rival dont il craignoit autant la generosité, qu'il en eust deû craindre la rigueur, si Cyrus en eust esté capable ; chercha du moins par quelle voye il pourroit se dérober à la victoire de ce Prince : de sorte que sentant qu'il ne pouvoit plus combatre, et trouvant un Soldat à l'escart, qui n'estoit pas de ceux qu'Anaxaris avoit gagnez ; il se servit de luy, pour luy aider à ouvrir une fausse Porte qui estoit à ce chasteau, qu'Anaxaris n'avoit pas sçeu qui y fust : si bien que l'ayant ouverte, il sortit, resolu d'aller voir s'il ny auroit point moyen d'exciter le peuple à quelque resistance. Mais à peine fut il dehors, qu'il entendit un bruit effroyable : et qu'il aprit, par celuy chez qui il avoit logé en arrivant à Cumes, que le hazard luy fit rencontrer en ce lieu destourné, que le Peuple s'estoit desja saisi des portes de la Ville ; qu'il parloit
de faire entrer les Troupes de Cyrus ; que la plus parts des Soldats se rangeoient de son costé ; et qu'il n'y avoit plus rien à faire pour luy qu'à ne se monstrer pas, s'il ne vouloit estre pris ou tué. Le Roy de Pont desesperé, et voulant du moins cacher sa honte et sa mort, accepta l'offre que luy fit cét homme, de le faire entrer dans un jardin qu'il avoit, qui estoit aupres des Fossez de ce chasteau, sur le bord desquels ils estoient : et qui respondant vers la Mer, luy donneroit moyen de se sauver la nuit dans quelque Barque de Pescheur, quand les choses seroient plus tranquilles, et que la Flotte de Cyrus ne boucheroit plus le Port. Si bien que cét infortuné Prince, se laissant conduire où son malheureux destin vouloit qu'il allast, suivit cét homme : mais avec tant de rage et de desespoir, qu'il en eust fait pitié à ses plus fiers ennemis, s'ils l'eussent veû en ce pitoyable estat. L'abondance du sang qu'il perdoit, avoit rougi tous ses Habillemens : il portoit son Espée toute sanglante, de ceux qu'il avoit tuez : mais il la portoit de la main gauche, ne pouvant plus la soustenir de la droite, à cause de la blessure qu'il avoit reçeuë de ce costé là, et qui l'avoit mis hors de combat. En marchant de cette sorte, il pensoit des choses si tristes et si violentes, que s'il eust eu la force de se tuer, il se seroit delivré de tous ses malheurs par un seul coup : mais estant trop affoibli par la perte du sang, il fut contraint de vivre, parce qu'il n'avoit pas la force de
mourir : et il fut contraint de marcher en s'apuyant sur le Soldat qui l'avoit suivi, et d'entrer dans ce jardin qui luy servit d'Asile. Cependant Anaxaris n'ayant plus que le Prince de Cumes en teste, ramassa toute sa valeur pour vaincre plustost : mais quoy que ce vaillant ennemi eust esté force de lascher le pied, lors que le Roy de Pont s'estoit separé de luy, il resista pourtant avec une valeur extréme, secondé de celuy qui avoit pris Anaxaris, qui se nommoit Thrasile : ainsi on voyoit ce vaincu redevenir vainqueur, et le Captif, en estat de faire son Maistre prisonnier. Vaillant Prince, cria Anaxaris au Prince de Cumes, voyant qu'il s'opiniastroit à luy resister ; ne me forcez pas à vous perdre : je ne veux que delivrer la Princesse Mandane, et je ne veux pas vous détruire. Mais à la fin voyant qu'il ne rendoit pas, il l'attaqua si vivement, qu'apres l'avoir blessé en plusieurs endroits, il tomba mort à ses pieds. Cette mort ne finit pourtant pas encore le combat : car le vaillant Thrasyle, au lieu de ceder à la force, voyant le Prince de Cumes mort, r'anima son courage, pour s'empescher d'estre Captif de celuy qui estoit son prisonnier, et pour vanger la mort de son Prince. Mais ce fut inutilement, qu'il voulut vaincre ou mourir : car le premier estoit impossible, et la generosité d'Anaxaris empescha ce vaillant homme de se perdre. En effet voulant reconnoistre la civilité qu'il avoit euë pour luy durant sa prison, il deffendit à ceux de son party de le tuer :
apres quoy l'ayant fait enveloper par dix ou douze, il fut contraint de se rendre, aussi bien que le peu de Gens qui luy restoient. Il n'eut pas plustost posé les armes, qu'Anaxaris l'ayant laissé sous la garde de quatre Soldats, fut faire le Tour du chasteau, pour voir s'il en estoit absolument le Maistre, et pour chercher le Roy de Pont : mais il vit qu'il faloit que ce Prince se fust sauvé par la fausse Porte qu'il trouva ouverte : et qu'il n'y avoit plus d'autre tumulte, que celuy que faisoit le peuple à celle du chasteau, qu'il vouloit enfoncer.
Anaxaris veut envoyer un héraut pour annoncer la libération de Mandane à Cyrus, mais le peuple agité s'y oppose. On veut d'abord s'assurer que la princesse est en état d'être rendue à Cyrus. Mandane se montre alors sur un balcon, et son apparition est acclamée par des cris de joie. Le peuple souhaite qu'elle offre en personne à Cyrus les clefs de la ville de Cumes.
Anaxaris s'estant alors presenté à ces furieux, et leur ayant imposé silence ; il leur fit entendre que le Roy de Pont n'estoit plus dans le chasteau ; qu'il en estoit Maistre ; que leur Prince estoit mort ; et que la Princesse Mandane estoit en sa puissance. Que s'ils vouloient luy permettre d'Envoyer advertir Cyrus de ce qui s'estoit passé, il leur promettoit de leur faire obtenir des conditions avantageuses, que celles que Prince leur avoit desja accordées. A peine eut il dit cela, que ces Habitans, sans affliger de la mort de leur Prince, qui eust pû les punir s'il eust vescu, crierent tous d'une voix, qu'ils feroient tout ce qu'il voudroit : et qu'ils avoient desja eu dessein d'Envoyer vers Cyrus, pour luy offrir de luy livrer les Portes de la Ville, dont ils s'estoient rendus Maistres. Anaxaris voulant alors dépescher quelqu'un vers ce Prince, vit parmy la presse le Heraut que Cyrus avoit Envoyé à Cumes : et qui n'en ayant pû
sortir, à cause de ce tumulte, s'estoit tenu là à regarder à quoy ce desordre aboutiroit : de sorte que voulant se servir de luy, pour Envoyer vers Cyrus, il commanda qu'on le fist aprocher. Anaxaris ne se resolut pourtant pas sans peine à faire faire ce message : car dans la violente passion qu'il avoit dans l'ame, s'il eust suivi ses sentimens, il auroit entrepris de deffendre ce chasteau, et contre les Habitans, et contre Cyrus. Mais comme ce dessein estoit entierement esloigné de toute raison, et absolument hors d'aparence de reüssir, il en rejetta la pensée : et se détermina d'achever ce qu'il avoit resolu. Mais dés qu'il voulut parler à ce Heraut, le peuple, apres s'estre atroupé par diverses bandes, et avoir tenu un Conseil tumultueux, recommença de crier : et de dire qu'il vouloit voir la Princesse Mandane, auparavant que d'Envoyer vers Cyrus : ces Habitans de Cumes ne voulant pas ouvrir leurs portes à ce Prince, qu'ils ne fussent bien assurez de luy pouvoir rendre la Princesse qu'il vouloit delivrer ; et que cette Princesse ne leur promist qu'elle conserveroit leur Ville. Anaxaris voulant donc les satisfaire, leur dit qu'il alloit la querir : et en effet il fut à la chambre de cette Princesse, qui attendoit avec beaucoup d'inquietude, quel seroit le succés d'un si grand tumulte. Mais dés qu'elle vit Anaxaris, elle conmença d'esperer que ce succés seroit heureux : principalement lors que s'aprochant tres respectueusement d'elle, il prit la parole pour luy dire, ce que le peuple souhaitoit.
Madame, luy dit-il, l'estat de vostre fortune est changé : car au lieu d'estre sous la puissance du Roy de Pont, le peuple de Cumes veut estre sous vostre protection : et vous demande par moy, qu'il puisse avoir l'honneur de vous voir. Genereux Inconnû, luy repliqua Mandane, que ne vous dois-je point ! que ne vous devra pas le Roy mon Pere ! et qu'elle reconnoissance ne devez vous pas attendre de l'illustre Cyrus, pour qui vous avez sans doute entrepris ce que vous venez d'executer, avec tant de bonheur et tant de courage ? Tant que j'ay esté dans l'Armée de Cyrus (reprit Anaxaris en rougissant) j'ay sans doute combatu pour vous, pour l'amour de luy seulement : mais Madame, ne luy donnez s'il vous plaist aucune part, à ce que j'ay fait dans Cumes : estant certain que je l'ay fait pour la Princesse Mandane, sans considerer qu'elle seule. Cependant (adjousta-t'il, pour ne luy donner pas loisir de faire quelque reflection sur ses paroles) comme se peuple est impatient ; qu'il a les armes à la main ; et qu'il ne faut qu'un moment pour le faire changer de resolution ; venez s'il vous plaist, Madame, venez travailler à vostre liberté, afin que vous ne la deviez qu'à vous mesme. Ha genereux Anaxaris, repliqua-t'elle, cela n'est pas possible ! et quoy que je puisse plustost dire que je la dois à cent mille hommes, que de dire que je ne la dois qu'à moy ; je veux me renfermer dans des bornes plus estroites : et vous assurer qu'il y en a deux, dont vous en
estes un, à qui j'en suis particulierement obligée. Apres cela, Mandane se laissant conduire par Anaxaris, fut à un Balcon qui estoit sur la Porte du chasteau, suivie de Martesie : où elle ne parut pas plustost, que le peuple jetta des cris de joye estranges. Il ne se contenta pourtant pas de la voir : mais députant six d'entre eux, Anaxaris les fit entrer dans le chasteau, et les presenta à la Princesse Mandane : qui les reçeut comme des Gens, qui avoient dessein de la délivrer : aussi furent-ils si charmez de sa douceur, et si esblouïs de sa beauté, qu'ils ne sçavoient presques ce qu'ils luy disoient. Les uns demandoient qu'on ne pillast point leur Ville : les autres que Cyrus leur pardonnast : et parlant tout ensemble confusément, il n'estoit pas aisé de leur respondre. Mais enfin Mandane, leur ayant non seulement promis que leur Ville seroit conservée, mais qu'elle auroit encore de nouveaux Privilèges ; les fit consentir qu'elle Envoyast à Cyrus ce mesme Heraut, qu'Anaxaris y avoit voulu Envoyer. Ce fut toutesfois à condition, qu'elle escriroit à ce Prince : disant grossierement que peut-estre ne croiroit il pas à celuy qu'on luy envoyeroit : adjoustant encore que pour plus grande seureté pour eux, ils suplioient cette Princesse, de vouloir recevoir Cyrus à la Porte de leur Ville, et les presenter à luy, pour luy en offrir les clefs.
Mandane écrit à Cyrus pour implorer la grâce du peuple de Cumes. Ce premier contact est aussitôt suivi d'une rencontre des deux amants devant les portes de la ville pour la transmission des clefs au vainqueur. Mandane et Cyrus commencent par louer naïvement Anaxaris et Mazare de leur contribution à la libération de la princesse. Contraints de participer à un défilé triomphal, ils remettent un entretien privé à plus tard. Cyrus prend ensuite des dispositions pour retrouver le roi de Pont et organiser les funérailles du prince de Cumes. Le soir venu, il parvient enfin à entretenir Mandane de son amour, et de toutes les souffrances qu'il a endurées pour elle. La princesse se montre toutefois réservée à son égard, bien que ses regards la trahissent. Elle avoue par la suite à Martesie sa joie d'avoir retrouvé Cyrus. Pendant ce temps, les quatre rivaux de Cyrus – Mazare, Anaxaris, le roi de Pont, caché dans un cabanon de jardin, et enfin le roi d'Assirie, prisonnier d'Arsamone – souffrent le martyre.
Un messager du Cumes apporte une lettre à Cyrus. Ce dernier, qui reconnaît aussitôt l'écriture de Mandane, ne peut dissimuler sa joie. La princesse implore sa grâce en faveur du peuple de Cumes. L'euphorie de Cyrus à l'idée de revoir sa bien-aimée cède un instant à la contrariété d'apprendre qu'un autre a eu quelque part dans sa libération. Mais l'estime dans laquelle il tient Anaxaris dissipe aussitôt ce déplaisir. Mazare demande la permission à Cyrus d'assister à ses retrouvailles avec Mandane. Tant qu'il ne prétendra à rien d'autre qu'à l'amitié de la jeune fille, Cyrus est décidé à considérer son rival comme un véritable ami. La rencontre a enfin lieu : le peuple de Cumes et Anaxaris accompagnent la princesse à l'entrée de la ville. Cyrus se trouve de l'autre côté. Les portes s'ouvrent et les deux amants se retrouvent enfin.
Comme Mandane ne jugea pas qu'il fust à propos de contredire des Gens, que la crainte pouvoit
rendre furieux, elle leur accorda aisément ce qu'ils demandoient : et sans differer d'avantage, Mertesie luy donnant des Tablettes, elle y escrivit ces paroles.
MANDANEA CYRUS.
La valeur d'Anaxaris, m'ayant mise en estat de pouvoir proteger les Habitans de Cumes, je vous prie de n'escouter aujourd'huy que la Clemence ; de pardonner à un Peuple, qui n'a fait qu'obeïr à son Prince ; de conserver leur Ville ; d'oublier qu'elle a esté ma prison ; et de marquer le jour de ma liberté ; par une grace generale. Vous estes si acconstumé d'estre doux apres la victoire, que je suis assurée que vous ne me refuserez pas : et que vous tiendrez la parole que j'ay donnée, aussi exactement que je vous tiendray celle que je vous donne, d'estre toute ma vie tres reconnoissant, des obligations infinies que je vous ay.
MANDANE.
Ce Billet ne fut pas plustost escrit, que Mandane le donna au Heraut qui le devoit porter : qui eut aussi ordre de dire à Cyrus, qu'il s'avançast avec des Troupes, vers la principale Porte de la Ville, où cette Princesse le recevroit, suivant la volonté des Habitans de Cumes. Et en effet, ce Heraut marchant avec toute la diligence
d'un homme qui porte une bonne nouvelle, arriva aupres de luy, comme ce Prince s'impatientant de ce qu'il ne revenoit pas, alloit en renvoyer un autre, pour sçavoir quel estoit le tumulte que ceux de ses Soldats qui estoient le plus prés de la Ville entendoient. Des que Cyrus le vit, il luy demanda d'où venoit qu'il avoit tant tardé ? craignant estrangement qu'il ne luy dist que le Roy de Pont eust fait disparoistre Mandane, avec les Pierres qu'il croyoit qu'il eust encore. Seigneur, luy dit ce Heraut, quand vous aurez leû la Lettre que je vous presente, je vous en diray la raison : mais à peine Cyrus eut il ouvert les Tablettes que ce Heraut luy donna, que reconnoissant l'escriture de Mandane, il en eut une surprise si agreable, que la joye dissipant toute sa crainte, et chassant toute la melancholie de son coeur, parut dans ses yeux et sur son visage avec tant d'esclat, que ceux qui le regardoient, connurent aisément qu'il recevoit une agreable nouvelle. Mais lors qu'il vint à lire la Lettre de sa Princesse, et qu'il connut qu'il avoit lieu d'esperer de la voir bien tost, et de la voir en liberté ; il sentit que l'Eloquence mesme, toute puissante qu'elle est, ne sçauroit exprimer. Il luy passa pourtant dans l'esprit quelque leger chagrin, qu'un autre eust quelque part à la liberté de Mandane : car dans les sentimens d'amour qu'il avoit pour elle, il eust voulu, s'il eust esté possible, l'avoir pû délivrer sans Armée ; sans Machines ; et sans que nul autre que luy,
y eust rien contribué. Ce petit chagrin ne dura pourtant qu'un moment : et apres qu'il fut passé, il fut ravy que la gloire de servir cette Princesse en une occasion si importante, eust esté reservée à Anaxaris, pour qui il avoit une estime infinie. Cependant dés qu'il eut achevé de lire la Lettre de Mandane, la joye qui avoit parû sur son visage, passa presques en un moment, dans le coeur de tous ses Soldats, lors qu'il eut publié cette grande nouvelle : mais sans perdre temps, il se fit dire par ce Heraut, comment tout s'estoit passé : s'informant particulierement du Roy de Pont ; apres quoy il donna tous les ordres necessaires : et commandant qu'on demeurast sous les armes, il fut à la Teste des Volontaires et des Homotimes, jusques à une portée de trait de la Porte, où il devoit voir Mandane : estant aussi suivi d'autant de Troupes qu'il avoit jugé necessaire d'en faire entrer dans Cumes pour s'en assurer. Mais comme ce Prince ne pouvoit aller vers cette Porte, sans passer dans le Quartier de Mazare. il ne pût refuser à ce genereux Rival, la grace qu'il luy demanda, apres luy avoir apris l'estat des choses. Seigneur (luy dit-il en soûpirant, quoy que la joye de la liberté de Mandane parust dans ses yeux) souffrez s'il vous plaist, que pour me punir d'avoir enlevé la Princesse, je sois aujourd'huy le tesmoin de vostre gloire, et de vostre felicité : et ne me refusez pas la grace d'assurer à l'incomparable Mandane, que mon repentir est veritable. Vous sçavez Seigneur, poursuivit-il,
qu'elle me sit l'honneur de me promettre son estime et son amitié, si je ne venois combatre pour vous : sommez la donc, s'il vous plaist, de sa parole : mais pour vous y obliger, et pour me forcer à vous tenir celle que je vous ay donnée, de n'en pretendre jamais autre chose ; je veux Seigneur (poursuivit ce genereux et cét amoureux Prince tout ensemble) vous en faire un nouveau serment, devant que la vouë de cette Princesse ait mis ma vertu à une nouvelle espreuve, afin que je n'y puisse jamais manquer. Ha genereux Rival, interrompit Cyrus, que la Princesse Mandane seroit injuste, de me preferer à vous, si elle vous connoissoit aussi bien que moy ! Cependant quoy que par un sentiment d'amour, je deusse souhaiter que vous me fissiez mille sermens au lieu d'un, de ne me pretendre jamais qu'à l'amitié de cette Princesse ; je veux, pour n'estre pas tousjours vaincu par vostre generosité, m'y confier absolument : et me contenter de vos premieres promesses, sans en vouloir de secondes. Venez donc, luy dit-il, venez : et soyez assuré que si vous demeurez dans les bornes que vostre vertu vous a prescrites, vous trouverez un veritable Amy, en la Personne d'un Rival : et une gloire infinie, en l'amitié de nostre Princesse. Apres cela, ces deux genereux Rivaux marcherent ensemble : et furent vers le lieu où ils devoient voir Mandane, mais ils y furent avec des sentimens bien differens. Car la joye de Cyrus n'eestoit troublée, que par la seule impatience qu'il
avoit de voir cette Princesse : et celle de Mazare l'estoit malgré luy, et par celle de son Rival, et par celle qu'il prevoyoit bien que Mandane auroit de revoir Cyrus. Il resista pourtant si courageusement à la violence de son amour, que sa vertu demeura enfin la plus forte : cependant Cyrus estant arrivé, comme je l'ay desja dit, à une portée de Trait des Portes de Cumes, Envoya sommer les Habitans de cette Ville, de luy tenir leur parole : si bien qu'à l'instant mesme ces Gens, qui ne pouvoient se resoudre de laisser entrer ce Prince dans leur Ville, s'il n'avoit auparavant promis à la Princesse Mandane de les conserver, furent la suplier de se laisser conduire à la Porte par où ils avoient dessein de faire entrer Cyrus. De sorte que n'estant pas en termes de leur rien refuser, elle leur accorda ce qu'ils vouloient : et monta dans un Chariot, suivie de Martesie, pour aller jusques à la Porte de la Ville : Anaxaris laissant pour commander dans ce Chasteau, l'adroit et courageux Tiferne, qui s'estoit fait connoistre à luy, durant qu'on avoit Envoyé vers Cyrus. Ce n'est pas que dans la passion qu'il avoit dans l'ame, il n'eust en quelque façon souhaité, de n'estre pas present à cette entre veuë : mais ne pouvant se resoudre de laisser aller Mandane sous la conduite d'un Peuple en fureur, il la suivit à cheval : mais il la suivit avec des sentimens si inquiets, qu'il eut beaucoup de peine à les retenir et à les cacher. Cependant comme un peuple craintif et mutiné,
et ne fait les choses que par caprice, et sans aucune raison ; les Habitans de Cumes, qui avoient Envoyé dire à Cyrus qu'il s'aprochast, se mirent dans la fantaisie, de ne vouloir point que Mandane le reçeust dans la Ville : au contraire, ils voulurent qu'elle descendist de son Chariot entre deux Portes, et qu'elle allast jusques au delà du Pont, pour presenter à ce Prince, ceux d'entre eux qui luy devoient offrir les Clefs de leur Ville. D'autre part Cyrus, qui ne croyoit pas que Mandane deust sortir de Cumes pour le recevoir, et qui croyoit au contraire l'aller trouver au Chasteau, et que le Heraut avoit mal ententendu, attendoit à cheval, avec une impatience extréme, qu'on luy ouvrist les portes. Il estoit ce jour là armé si avantageusement, et d'une mine si haute, si Noble, et si agreable, qu'il attira sur luy, les yeux de tout le monde. Estant donc avec toute l'impatience, que peut donner l'esperance d'un grand bien, et d'un grand bien fort proche, il avoit les yeux attachez fixement sur la Porte de Cumes : Mazare la regardant aussi bien que luy, quoy que ce ne fust pas avec une esperance si douce, ny avec une impatience de pareille nature. Ces deux genereux Rivaux, ayant donc, comme je l'ay desja dit, les yeux fixement attachez sur cette Porte, la virent ouvrir tout d'un coup : et paroistre aussi tost la Princesse Mandane, conduite par Anaxaris : mais si belle et si charmante, qu'elle ne l'avoit jamais tant esté. La joye de la liberté brilloit dans ses yeux :
et celle de revoir Cyrus, remplissoit tellement son coeur, que sa beauté en augmenta encore. Cependant Cyrus et Mazare ne la virent pas plustost, qu'ils descendirent diligemment de cheval, et furent vers elle : Mazare ayant cette force sur luy mesme, de laisser marcher son Rival trois ou quatre pas devant luy, comme estant le victorieux, et celuy pour qui la Ceremonie se faisoit. Dés que Cyrus aprocha, Anaxaris, autant pour cacher l'agitation de son esprit que par respect, quitta la main de la Princesse, pour luy laisser la liberté de recevoir Cyrus : et de luy presenter douze Habitans de Cumes qui la suivoient : un desquels portoit les Clefs de leur Ville, dans un Bassin magnifique. De sorte que Cyrus marchoit seul, à la Teste de tous les Volontaires de son Armée, et Mandane à celle de ces Deputez de Cumes, derriere lesquels on voyoit aussi loin que la veüe se pouvoit estrendre, une foule de peuple, qui remplissoit toute une grande Ruë, qui aboutissoit à la Porte de la Ville.
Cyrus salue respectueusement Mandane. Celle-ci, tenant les clefs de la ville de Cumes, demande à Cyrus de se montrer généreux envers les habitants de la cité en leur pardonnant. Le vainqueur accède aussitôt à sa prière, et laisse les clefs en possession du peuple. Mandane fait l'éloge d'Anaxaris, tandis que Cyrus loue le soutien de Mazare. Pour récompenser les soldats de l'armée de Cyrus, il est convenu que Mandane défilera devant eux sur son chariot. Cyrus tente de l'entretenir de son amour, mais Mandane remet cette discussion à plus tard, ne voulant pas offenser tant de vaillants hommes qui ont combattu pour elle.
Apres que Cyrus eut salüé Mandane, avec tout le respect d'un veritable Amant ; je viens Madame, luy, dit-il, pour tenir tout ce que vous avez promis pour vostre liberté, quand mesme ce seroit ma mort. Vostre vie est trop glorieuse, et m'est trop agreable, reprit-elle, pour estre capable de vouloir racheter ma librté si cher : aussi Seigneur, ne me suis-je engagée qu'à vous obliger (dit-elle en presentant ces Habitans de Cumes, qui se mirent à genoux dés
qu'elle parla d'eux) à bien traiter ceux qui vous offrent leurs coeurs, en vous offrant les Clefs de leur Ville : et en vous assurant qu'ils seront plus obeïssans à un Prince juste, qu'ils ne l'ont esté à un qui ne l'estoit pas, puis qu'il avoit protegé le Roy de Pont. Madame, reprit Cyrus, leur destin est plus en vos mains qu'aux miennes : puis que je suis resolu, de ne faire jamais que ce qu'il vous plaira : et de faire toujours, sans reserve, tout ce que vous ordonnerez. je vous conjure donc, luy dit-elle, de traiter les Habitans de Cumes, comme vous traiteriez les plus fidelles Sujets du Roy mon Pere : je vous ay desja dit Madame, repliqua-t'il, que je n'ay qu'à vous obeïr : c'est pourquoy si vous l'ordonnez ils garderont les Clefs de leur Ville, qu'ils n'auront perduë que pour la rendre plus heureuse, puis qu'elle est protegée par vous. Cyrus n'eut pas plustost dit cela, que ces Habitans jetterent des cris de joye, qui allerent de Ruë en Ruë, jusques à l'autre bout de la Ville : cependant Mandane apres avoir confirmé, ce que le Prince avoit dit, presenta obligeamment Anaxaris à Cyrus, pour s'aquiter de ce qu'elle luy devoit. Quoy que ce vaillant Inconnû, luy dit-elle, veüille que je ne reconnoisse que vous pour mon Liberateur, il faut pourtant que je vous die, qu'il a fait des choses incroyables pour ma liberté, et que je luy dois plus que je ne sçaurois vous le dire. Anaxaris se baissant alors modestement, pour cacher l'esmotion de son
visage, reçeut les loüanges de Mandane avec plaisir, et les remerciemens que Cyrus luy fit avec une douleur estrange. Apres quoy ce Prince, pour tenir sa promesse à Mazare, le presenta à la Princesse Mandane : et le luy presenta avec une generosité, où Mazare respondit admirablement. Madame, dit Cyrus à cette Princesse, vous auriez eu grand tort de dire, que vous ne devez vostre liberté qu'à moy seul : car la valeur du Prince Mazare, a sans doute beaucoup contribué, aux victoires que j'ay remportées. Cependant comme il m'a donné mille et mille marques d'un genereux repentir, redonnez luy l'amitié que vous aviez pour luy à Babilone. je vous la demande Madame, reprit Mazare, aux conditions que je vous la demanday à Sardis, lors que vous ne voulustes pas que l'eusse la gloire de vous délivrer : et je vous l'accorde, repliqua-t'elle, avec beaucoup de joye d'avoir recouvré un illustre Amy, que je croyois avoir perdu pour tousjours. Ainsi on vit cette fois la, ce qui n'a peutestre jamais esté veû car Mandane presenta à Cyrus un de ses Rivaux, et Cyrus en presenta un autre à Mandane. Cependant comme le lieu n'estoit pas commode pour faire une longue conversation ; Cyrus suplia cette Princesse de rentrer dans son Chariot, qu'il voyoit au delà de la Porte : mais comme il ne vouloit pas estre surpris, ny qu'elle rentrast dans la Ville que ses Troupes n'y fussent, il commanda que le Chariot sortist : la supliant adroitement,
pour n'effrayer pas les Habitans de Cumes, de vouloir voir passer les Troupes, qui avoient eu l'honneur de combatre pour elle, et qui alloient avoir celuy de la garder. Mandane comprenant bien le dessein de Cyrus, remonta dans son Chariot, et Martesie avec elle : et ce Chariot se rangeant pour laisser le passage des Gens de guerre libre ; Cyrus, Mazare, et Anaxaris, remonterent à cheval, et se rangerent aupres de cette Princesse, avec des sentimens bien differens. En suitte dequoy, les Troupes commençant à filer, vinrent passer aupres du chariot de Mandane : tous les Chefs et tous les Soldats, la solüant en passant, ou en baissant leurs Javelots, ou en croisant leurs Fléches et leurs Dards. Cependant Cyrus estant le plus prés du chariot, et estant le seul qui parloit à Mandane, sentoit un plaisir qui remplissoit tout son coeur, tout son esprit, et tout son ame. Mandane de son costé se voyant libre, et voyant Cyrus aupres d'elle, avoit une satisfaction extréme : mais comme il estoit infiniment modeste, elle en cachoit une partie. Elle voulut mesme esvitur que Cyrus luy parlast de sa passion en ce lieu-la : c'est pourquoy prenant la parole la premiere, dés qu'il aprocha du chariot où elle estoit, pendant que ces Troupes filoient ; Seigneur, luy dit-elle, je veux esperer que vous ne me ferez pas passer pour ingrate, si devant que de commencer à vous rendre graces de toutes les obligations que je vous ay, je vous suplie de me dire
quelles nouvelles vous avez du Roy mon Pere ? Vous ne devez pas craindre Madame, repliqua-t'il, qu'un homme qui ne croit point que vous puissiez jamais luy estre obligée, quelques services qu'il vous rende, vous puisse accuser d'ingratitude : mais j'ay bien sujet d'aprehender que vous m'accusiez d'incivilité, de vous dire seulement en deux mots, que le Roy vostre Pere est à Ecbatane, qui se prepare à se deffendre contre Thomiris, qu'on dit qui a dessein de l'attaquer. Que sa santé est fore bonne : qu'il aura une joye infinie de vostre liberté : et qu'il me fait tousjours l'honneur de m'aimer. Cependant quelque respect que j'aye pour vous, et quelque envie que vous ayez d'en sçavoir davantage : il faut s'il vous plaist, Madame, poursuivit il en abaissant la voix, que durant plus de huit jours, je ne vous parle que de moy. Car Madame, j'ay plus de mille choses à vous en dire, qu'il m'importe estrangement que vous sçachiez. Si vous me racontez toutes vos Conquestes ; toutes vos victoires, et toutes les belles choses que vous avez faites (reprit elle obligeamment en soûriant) le terme que vous prenez ne sera pas assez long : non Madame, repliqua-t'il, je ne vous parleray ny de Guerre ; ny de Conquestes ; ny de Victoires : car si je vous en parlois, adjousta t'il modestement, ce seroit vous parler du Roy vostre Pere, puis que ce sont ses Armes qui ont vaincu. Mais je vous parleray, Madame, de toutes les douleurs que j'ay euës,
depuis le jour que je vous laissay à Themisoire : et de l'extréme joye que j'ay, de vous retrouver à Cumes : apres ne l'avoir pû faire, ny à Sinope ; ny à Artaxate, ny à Babilone ; ny à Sardis. Mais Madame, pour faire que cette joye soit tout à fait tranquile, faites moy l'honneur de de m'advoüer, que la plus illustre Princesse qui soit au Monde, a esté injuste une fois en sa vie, en soubçonnant d'infidelité, le plus fidelle de tous les hommes. Ha Seigneur, reprit Mandane en rougissant, j'aime mieux vous advoüer promptement que j'ay eu tort, que d'entreprendre de me justifier d'une chose, que je vous prie d'oublier pour l'amour de moy, et dont je vous conjure de ne me parler jamais. Cependant, poursuivit-elle comme il ne semble pas civil de regarder si peu ceux qui vous ont aidé à cueillir les Lauriers dont la Victoire vous a couronné, vous voulez bien que nous remetions à un lieu plus commode le recit de vos malheurs et des miens : et que je tesmoigne du moins par mes regards à tant de braves Gens, que j'ay beaucoup de reconnoissance, de toutes les fatigues que vous leur avez fait endurer pour l'amour de moy : me semblant mesme que c'est le moins que je puisse faire, pour ceux qui vous ont aidé à vaincre vos ennemis et les miens. Comme je ne puis jamais vouloir que ce qu'il vous plaist Madame, repliqua t'il, il faut bien que je vous obeïsse : quoy que je pusse peutestre me pleindre, de ce que la joye laisse un si grand calme
dans vostre esprit, qu'elle luy permet de garder une civilité si exacte. Mais comme ce seroit un crime de me pleindre en un jour où j'ay tant de sujet de me loüer de la Fortune, je veux m'imposer silence : et puis vous voulez honnorer de vos regards, les Troupes qui ont eu la gloire de combatre pour vous, je les tiens mieux recompensées, que si je leur avois donné tous les Thresors de Cresus. Apres cela Mandane sans respondre à la civilité de Cyrus, que par un soûris obligeant, se mit à luy demander les Noms de Chefs qui passoient, que ce Prince luy disoit : et pour rendre justice a tant de braves Gens, qui l'avoient si courageusement suivi, dans tous les perils où il les avoit menez ; il ne disoit pas seulement à Mandane, les Noms de ceux dont elle luy parloit, mais il luy marquoit encore les Occasions où ils s'estoient signalez : loüant ainsi les uns apres les autres, tous les Chefs qui passoient, et mesmes quelques uns des plus vaillans Soldats. Mandane luy demanda aussi les Noms des Volontaires, qui estoient les plus prés de son chariot : et entre les autres, de Megabate, dont Cyrus luy dit mille biens : la priant de le recevoir comme un homme extraordinaire, lors qu'il le luy presenteroit.
Tandis que Cyrus et Mandane entrent dans Cumes, acclamés par le peuple, Mazare et Anaxaris, tous deux amoureux de la princesse, sont tourmentés. Mandane est conduite au palais du prince de Cumes, dont la dépouille a été enlevée. Cyrus l'accompagne, et l'entretient un quart d'heure en privé.
Cependant Mazare et Anaxaris estoient si occupez de la passion qu'ils avoient dans l'ame, que de tant d'objets qui leur passoient devant les yeux, ils ne voyoient que Mandane ; et Cyrus, qu'ils regardoient avec des sentimens
bien differens. Anaxaris, qui devant que d'estre Prisonnier dans Cumes, et d'estre amoureux de Mandane, ne sentoit dans son coeur que de l'admiration pour Cyrus, y sentoit alors malgré luy de l'envie, et presques de la haine : et sentoit mesme accroistre son amour, à mesure qu'il avoit moins de sujet d'esperer. D'autre part, Mazare voyant Mandane avec la mesme beauté, et les mesmes charmes, qui l'avoient forcé à l'aimer, et qui l'avoient contraint de trahir le Roy d'Assirie, avoit une peine extréme, à ne se trahir pas luy mesme, et à demeurer dans les bornes que sa propre vertu luy avoit prescrites. Il sentoit son esprit esmeu ; son coeur agité ; et tous ses desirs renaissant malgré qu'il en eust, luy donnoient une inquietude estrange : mais comme l'esperance ne ressuscita pas avec eux, ils perdirent bien tost une partie de leur violence : principalement quand Mazare se ressouvint du pitoyable estat où il avoit laissé cette Princesse, la derniere fois qu'il l'avoit veuë : lors qu'apres avoir fait naufrage avec elle, l'Escharpe avec laquelle il la soustenoit sur les Flots s'estoit détachée. Quoy Mazare (disoit-il en luy mesme, en regardant Mandane, pendant que Cyrus luy parloit) tu peux avoir pensé estre cause de la mort de cette Princesse : quoy Mazare, adjoustoit-il, ce fut toy, qui apres l'avoir trompée ; qui apres l'avoir enlevée ; la vis engloutir dans ces ondes impitoyables où elle auroit pery, si les Dieux ne l'eussent secouruë,
et tu serois encore assez hardy pour esperer autre chose d'elle, que le pardon de son crime ? Non non, il n'en faut pas pretendre davantage : il faut l'aimer comme nous l'avons aimée, puis que nous ne sçaurions nous en empescher : mais il faut n'appeller cette amour qu'amitié, de peur qu'on ne nous refusast celle qu'on nous a promise. Cependant les Troupes estant toutes entrées dans Cumes, et Cyrus ayant sçeu qu'elles s'estoient emparées de toutes les Portes ; des Places publiques ; et du Chasteau ; commanda que le chariot de Mandane entrast : ce Prince le suivant accompagné de Mazare, d'Anaxaris, de tous les Volontaires, et de tous les Homotimes. Mais comme ce Chariot commença de marcher, et que Cyrus eut salüé Mandane, avec un profond respect, cette Princesse ayant destourné la teste, il salüa Martesie : et luy fit certains signes obligeans, pour luy tesmoigner qu'il mouroit d'envie de l'entretenir. Apres quoy, ce petit Triomphe, qui n'estoit orné que de la beauté de Mandane, et de la bonne mine de Cyrus, fut veû avec des acclamations du Peuple de Cumes, qui n'eurent jamais de semblables. Car non seulement toutes les Ruës, toutes les Portes, et toutes les Fenestres, estoient pleines de monde, mais mesme tous les Toits en estoient couverts. L'air retentissoit de cris d'allegresse ; de loüanges qu'on donnoit à Mandane et à Cyrus ; et de souhaits pour leur felicité. Cependant Tiferne, qui avoit bien preveû que
Mandane retourneroit loger au chasteau, en avoit fait oster le corps du Prince de Cumes, qu'il avoit fait porter dans un Temple : et avoit aussi fait emporter tous ceux des Soldats que la valeur d'Anaxaris avoit sacrifiez en ce lieu là, à la liberté de cette Princesse : ayant encore fait enfermer le vaillant Thrasyle dans une de ses Tours : de sorte que lors que cette Princesse y arriva, n'y avoit plus d'objets funestes. Cyrus, qui avoit sçeu parle Heraut qu'on luy avoit Envoyé, quel estoit le service que Tiferne luy avoit rendu, le carressa extrémement, en entrant dans le Chasteau : où il ne fut pas plustost, que donnant la main à Mandane, pour luy aider à descendre de son chariot, il se tourna apres obligeamment vers Anaxaris, et luy adressant la parole ; c'est à vous vaillant Inconnû, luy dit il, à commander dans une Place que vostre valeur a conquise : et c'est à vous encore à m'aprendre où je dois conduire la Princesse. Seigneur (reprit Anaxaris, avec beaucoup de confusion) il n'apartient pas à un Inconnû, de commander en nulle part : mais il apartient sans doute à un homme, qui a eu l'honneur de porter les mesmes Chaines que la Princesse Mandane a portées, de vous enseigner le chemin de sa Prison : c'est pourquoy il faut, s'il vous plaist, luy dit-il, entrer par ce Perron, que vous voyez à la main droite. Pour moy (dit Mandane à Cyrus, afin d'obliger Anaxaris) je ne m'estonne pas que cét illustre Inconnû connoisse si bien le chemin
d'une Prison, dont il a sçeu si courageusement ouvrir les Portes : mais il semble estrange, adjousta-t'elle en regardant Cyrus en soûriant, que mon Liberateur cherche à m'y remettre, et que le Vainqueur de l'Asie ait besoin d'un Guide : luy qui a sçeu trouver la Victoire, par tout où il l'a voulu chercher, quoy que ce soit la chose du monde qu'on trouve avec le plus de peine. Vous me faites tort Madame reprit-il, si vous croyez que la victoire ait esté le terme que je me suis proposé dans mes entreprises : puis que je ne l'ay regardée, que comme un moyen qui me pouvoit conduire jusques à vous. Comme l'Apartement de Mandane estoit de plein pied, lors qu'on estoit au haut du Perron, elle n'eut pas le temps de respondre à Cyrus : car dés qu'elle fut dans sa chambre, il luy presenta tous ces illustres Volontaires qui l'avoient suivy ; et entre les autres Megabate, que cette Princesse reçeut avec autant de civilité qu'il en meritoit. Cependant comme il estoit desja tard, et que la prudence vouloit que Cyrus songeast à la seureté de la Ville, pour s'assurer de Mandane ;principalement sçachant que le Roy de Pont ne se trouvoit pas ; il ne pût avoir alors une longue conversation avec sa Princesse. Il ne luy fut pourtant pas possible de se resoudre de la quitter, sans luy avoir parlé un quart d'heure en perticulier : et sans luy avoir donné de nouvelles assurances, de sa fidelle et respectueuse passion.
Cyrus souhaite que Mandane le traite en amant, plutôt qu'en vainqueur de toute l'Asie. Mais sur un ton de douce raillerie, la princesse prétend qu'elle est trop habituée à refuser cette qualité depuis qu'elle a été enlevée : par conséquent, n'étant pas encore véritablement certaine d'être libre, elle ne peut la conférer à Cyrus.
Vous voyez Madame, luy dit-il, ce mesme
Artamene qui vous protesta la premiere fois, dans les Jardins de Sinope, qu'il vous aimeroit jusques à la mort : et vous le voyez aux termes de vous assurer à Cumes par de nouveaux sermens, qu'il n'y manquera jamais. Vous m'avez rendu de si illustres marques de vostre affection, reprit Mandane, qu'il n'est pas necessaire que vos paroles confirment, ce que mille actions esclatantes, et mille services importans, m'ont persuadé : mais c'est à moy, qui n'ay que des paroles à vous donner, à choisir bien celles dont je me serviray, pour vous assurer que j'ay toute la reconnoissance, dont un coeur sensible et genereux peut estre capable. Ha Madame, reprit Cyrus, quoy que toutes vos paroles soient precieuses, et que vous m'en puissiez dire les plus favorables du monde, ce n'est point ce que je veux de vous ! et j'aime beaucoup mieux un sentiment de ce coeur que vous dites qui est sensible et genereux, que mille paroles de remerciment, de civilité, et de reconnoissance. Ne vous amusez donc pas, s'il vous plaist, à les chosir, comme il semble que vous en ayez le dessein : et souffrez seulement que je puisse voir dans vos yeux, que vous n'estes pas marrie de regner tousjours dans mon coeur. Souffrez, dis-je, que je croye pour ma felicité, que la liberté dont vous jouïssez, ne fait pas toute la joye que je voy sur vostre visage : et que si la Fortune eust fait prendre Cumes à un autre qu'à moy, vous en seriez moins satisfaite. Quoy que vous ne
veüilliez pas de mes paroles reprit Mandane en soûriant, je ne laisseray pas de vous dire, que vous avez raison de croire, que la liberté m'est plus douce de vostre main, qu'elle ne me le seroit d'aucune autre : et j'adjousteray mesme encore, que comme j'ay esté la cause de toutes vos douleurs, je serois injuste, si je ne vous permettois pas d'attribuer une partie de la joye que vous voyez dans mes yeux, à la satisfaction que j'ay de vous revoir. Ha Madame, adjousta Cyrus, quand je vous ay dit que je ne voulois pas de vos paroles, je ne sçavois ce que je disois ! car vous venez de m'en faire entendre de si douces, et de si glorieuses pour moy, que je suis trop recompensé, de toutes les peines que j'ay souffertes, pourveû que vous ne me les ayez pas dites, par une civilité que vous avez peut estre creù devoir à un Prince, dont la Fortune s'est voulu servir pour vous delivrer. Sçaches donc Madame, adjousta-t'il, que pour achever de me rendre heureux, il faut s'il vous plaist, que vous me faciez l'honneur de m'advoüer, que ce que vous m'avez dit d'obligeant, s'adresse à moy comme à vostre Esclave, et non pas comme à un Prince que les Dieux ont voulu qui fust le vainqueur des autres. Si je pouvois, reprit Mandane en riant, separer Cyrus du Vainqueur de l'Asie, je leur ferois des civilitez à part pour vous contenter : mais puis qu'il n'y a pas moyen de le faire, souffrez que sans les distinguer, je leur parle
esgallement : et que trouvant en une mesme Personne, un Grand Prince ; un Grand Conquerant ; et mon Liberateur ; je luy rende tout ce que je croiray luy devoir. De grace Madame, interrompit Cyrus, ostez moy ces deux premieres qualitez, et donnez m'en une autre qui me convient mieux : il y a si long temps, repliqua Mandane en raillant obligeamment, que je suis avec des Gens à qui j'ay esté obligée de refuser tout ce qu'ils m'ont demandé, que vous ne devez pas estre surpris, si ne pouvant perdre si promptement l'habitude que j'ay à tout refuser, je ne vous accorde pas tout ce que vous me demandez : car je vous assure, adjousta t'elle, que je ne suis pas encore si bien persuadée que je suis libre, qu'il n'y ait quelques instans, où je m'imagine que je dois voir paroistre le Roy de Pont. Pour empescher que ce que vous dites ne puisse estre, reprit Cyrus, il faut, Madame, que je vous quitte : afin d'aller donner ordre aux choses necessaires pour cela.
Cyrus prend des dispositions pour rétablir l'ordre dans la ville de Cumes. Ses deux rivaux, Mazare et Anaxaris l'accompagnent, arborant une mine mélancolique. Mais Cyrus ne s'aperçoit de rien. Il fait rechercher le roi de Pont et ordonne des funérailles pour le prince de Cumes, avant de retourner auprès de Mandane. Dans l'antichambre de la princesse, il rencontre Martesie. Il la remercie vivement de l'avoir soutenu, même quand Mandane le soupçonnait d'infidélité. Martesie ne veut pas le retenir trop longtemps, et lui réplique qu'elle demandera le détail de ses exploits à Feraulas.
Et en effet Cyrus, apres avoir tres respectueusement salüé Mandane, sortit de sa Chambre : suivy de Mazare, d'Anaxaris, et de tous ceux qui l'y avoient accompagné. Ces deux premiers, avoient trouvé la conversation de Cyrus et de Mandane si longue, quoy qu'elle eust fort peu duré, que la vertu de Mazare, en avoit esté mise à une difficile espreuve : et que l'impatience d'Anaxaris, avoit pensé esclater. Ils suivirent mesme Cyrus, avec assez de melancolie, à tous les
lieux où il fut pour donner ses ordres : cependant quoy que la perte d'un Rival, soit une chose qu'il est assez difficile de s'empescher de causer, quand on en a la puissance ; Cyrus, qui avoit obligation au Roy de Pont, du temps qu'il portoit le Nom d'Artamene ; et qui malgré son amour, le consideroit comme Frere de la Princesse Araminte, qu'il honnoroit extrémement ; ne fut pas aussi fâché qu'il eust esté sans ces deux considerations de voir qu'il eschapoit à sa vangeance, et qu'on ne le trouvoit point. Ce n'est pas qu'il n'eust resolu, quand mesme il l'auroit trouvé, de ne changer pas la genereuse façon d'agir, dont il avoit tousjours usé aveque luy, depuis qu'il fut son prisonnier, et qu'il luy fit donner la liberté à Sinope : mais il ne fut pourtant pas marry, que la Fortune ne le mist pas dans la necessité qu'il s'estoit imposée, de bien traiter ce Rival, s'il tomboit en sa puissance. Aussi fut-ce pour cela, qu'il Envoya dés le soir une Barque au Prince Thrasibule et à Thimochare, afin que dés le lendemain au matin, ils fissent entrer leurs Flottes dans le Port de Cumes : et que par ce moyen le Roy de Pont pûst se sauver plus facilement, s'il estoit caché dans cette Ville, comme il y avoit beaucoup d'aparence. De plus, Cyrus, pour empescher quelque remuëment dans le peuple, que les objets funestes touchent extrémement ; commanda qu'on fist dés la prochaine nuit, les Funerailles du Prince de Cumes, et qu'on les fist sans bruit et avec peu de ceremonie :
voulant pourtant qu'on mist ses Cendres dans le Tombeau de ses Peres : et qu'on luy rendist autant d'honneur, que la conjuncture presente le pouvoit permettre. Mais apres avoir donné tous les ordres necessaires, peur la seureté de Mandane, et pour la seureté de la Ville, il retourna au chasteau, où estoit cette Princesse : il ne pût pourtant la voir qu'apres souper : car il fut accablé de tant de monde, qu'il ne pût y aller plustost. Tous les divers corps de la Ville vinrent le salüer : et furent apres chez la Princesse Mandane, où Cyrus les Envoya. Mais enfin apres s'estre desbarrassée, de tout ce qu'il l'empeschoit de satisfaire l'extréme envie qu'il avoit d'entretenir sa chere Princesse, il fut à son Apartement : et il y fut sans estre accompagné que de Chrysante et de Feraulas : car pour Mazare, il n'avoit pas senty son esprit en une assiette assez ferme, pour revoir encore une fois la Princesse Mandane ce jour là : et pour Anaxaris, l'amour, la jalousie, et le despit, qui suit tousjours cette derniere passion, l'avoient forcé de se retirer en un lieu, où il pûst faire esclater son chagrin. Cyrus estant donc délivré et de ses Rivaux, et de ses Amis, qui en de pareilles occasions, n'incommodent guere moins que des ennemis : fut, comme je l'ay desja dit, à l'Apartement de Mandane : mais ayant rencontré Martesie dans l'Anti-chambre de cette Princesse, il ne pût qu'il ne s'arrestast un moment, avec une Personne à qui il sçavoit qu'il avoit mille obligations :
et principalement celle d'avoir soustenu sa fidelité, lors que Mandane l'accusoit avec tant d'injustice. Si vous ne sçaviez pas, luy dit-il avec une civilité extréme, combien je dois à nostre Princesse, et quel est le pouvoir qu'elle a sur mon coeur, j'aurois quelque sujet de craindre que vous ne vous pleignissiez de moy : car enfin, aimable Martesie, je ne vous ay presques pas encore regardée ; je ne vous ay rien dit ; et ce qu'il y a de plus estrange, c'est que de la façon dont je me sens, je pense que de plus de huit jours, je n'auray assez entretenu ny assez veû Mandane, pour pouvoir, ny parler, ny voir nulle autre personne. je vous proteste toutesfois, adjousta-t'il, que je sçay bien que je vous estime autant qu'il est possible : et que j'ay une reconnoissance extréme de ce que vous avez pris mon Party : et que j'ay mesme la plus grande envie qu'on puisse avoir, de vous entretenir : quoy que comme je vous l'ay desja dit, je ne pense pas le pouvoir faire de plus de huit jours. Pour ne vous faire pas perdre le temps par une longue responce, reprit Martesie, je croy, Seigneur, tout ce que vous me faites l'honneur de me dire : quoy que si je ne considerois que moy, je deusse ne le croire pas. Cependant, adjousta t'elle, vous trouverez bon qu'en attendant que j'aye la satisfaction de vous entretenir, je demande à Feraulas, tout ce que je voudray sçavoir de vous. Feraulas, reprit Cyrus en riant, aura tant de choses à vous dire de luy, que je doute s'il vous parlera de moy :
comme je luy en parleray la premiere, repliquat'elle en rougissant, il faudra bien qu'il me responde. Non non, reprit Cyrus, je ne veux pas rendre un mauvais office à un homme qui m'a si bien servy : c'est pourquoy Martesie, je vous dispense aujourd'huy de parler de moy à Feraulas, pourveû que vous en parliez à ma Princesse : et que vous luy persuadiez tousjours fortement, que la violence passion que j'ay pour elle, merite qu'elle la prefere, à celle de tous mes Rivaux.
Cyrus souhaite entretenir Mandane de toutes les souffrances qu'il a éprouvées depuis leur séparation à Themiscire. Mais la princesse désire d'abord connaître en quels termes le vainqueur se trouve avec son père. Après lui avoir confirmé qu'il possédait l'estime et l'amitié de Ciaxare, Cyrus évoque les nombreuses épreuves qu'ils ont traversées : l'enlèvement de Philidaspe, la prise de Babilone, celle de Sinope, le naufrage de Mandane, la douleur qu'il a éprouvée en découvrant à Artaxate qu'il a libéré Araminte au lieu de sa bien aimée, la brève entrevue dans le pré sur la route de la Susiane, l'embarquement de Mandane en Cilicie, et enfin la prise de Sardis. Alors que Cyrus s'exprime avec fougue et passion, Mandane se montre plus réservée. Mais ses regards trahissent la tendresse qu'elle éprouve pour son libérateur.
Apres cela, Cyrus quitta Martesie, et entra dans la chambre de Mandane : qu'il trouva sans avoir personne aupres d'elle, que deux des Femmes que le Prince de Cumes luy avoit données pour la servir. Elle ne le vit pas plustost, que se levant pour le salüer, elle le reçeut avec toute la civilité que meritoit le Vainqueur de l'Asie : et avec toute la joye que luy devoit donner la veuë d'un Amant aussi respectueux, et aussi fidelle que celuy-là, et d'un Amant encore, qui estoit son Liberateur. Comme il n'y avoit alors personne qui pûst observer ses actions, elle permit à ses yeux de faire voir à Cyrus, toute la satisfaction de son ame : ce fut toutesfois avec tant de modestie, que ce Prince sentit quelque crainte en l'abordant, qui se mesla au plaisir qu'il avoit d'estre aupres d'elle, apres en avoir esté si long temps et si cruellement separé. Car comme il n'avoit jamais eu la permission absoluë, de luy parler ouvertement de son amour ; et que lors qu'il estoit party de Themiscire, pour s'en
aller vers Thomiris, il n'avoit pû obtenir autre chose de Mandane, sinon que s'il ne trouvoit les moyens de se faire connoistre à Ciaxare, et de s'en faire agréer, il faudroit qu'il s'esloignast pour tousjours, il aprehendoit encore. C'est pourquoy, pour luy faire voir comment cét obstacle estoit levé ; apres la premiere civilité passée, il eut dessein de faire venir à propos de parler de Ciaxare, afin de luy faire sçavoir qu'il estoit fort bien avec ce Prince. Mais il n'en fut pas à la peine : car cette Princesse, qui vouloit regler ses sentimens, selon ceux du Roy son Pere ; et qui avoit une envie extréme, d'aprendre comment Cyrus estoit aveque luy ; afin de sçavoir si elle pouvoit, sans crainte de luy desplaire, suivre l'inclination qu'elle avoit pour ce Prince, luy en parla la premiere. De grace, luy dit-elle, avant que de me raconter, tout ce qui vous est arrivé, dites moy si vous estes content du Roy mon Pere : et s'il a bien reçeu de vostre main, tous les Lauriers dont vous l'avez couronné ? J'en suis si satisfait Madame, repliqua Cyrus, et il m'a dit des choses si obligeantes ; et m'a fait des promesses si glorieuses pour moy ; que pourveû que vous les veüilliez tenir, et que vous me les confirmiez, je fuis le plus heureux de tous les hommes Vous pouvez juger, dit elle en rougissant, si m'estant tousjours resoluë à luy obeïr (mesme dans les choses les plus contraires à mon inclination, et qui vous estoient les moins favorables) je ne le feray pas à celles qui vous
seront avantageuses, et qui me seront agreables. Mais quoy que je ne doute point de vos paroles, adjousta-t'elle, vous voudrez pourtant bien que je ne vous promette rien, que je ne sçache de sa bouche, ce qu'il vous a promis : et que je me contente de vous assurer, que s'il est aussi reconnoissant que moy, vous aurez sujet d'estre satisfait. Quoy que ce que vous me dires paroisse fort obligeant, repliqua Cyrus, je pourrois sans doute y trouver quelque sujet de pleinte : mais comme vous m'avez tousjours accoustumé à une severité extréme, je veux me contenter de ce qu'il vous plaist : pourveû que vous enduriez. Madame, que je vous raconte toutes mes souffrances. Comme je serois injuste, reprit-elle, de ne vouloir pas entendre les maux que je vous ay causez, pendant une si longue guerre ; je seray ravie, pour ne l'estre pas, que vous m'apreniez toutes les peines que vous eustes en Armenie, toutes les fatigues que vous souffristes au Siege de Babilone ; toutes celles que vous avez endurées à celuy de Sardis, et à celuy de Cumes ; sans en oublier une seule. Ha Madame, s'escria Cyrus, ce n'est pas de celles là, dont je vous veux entretenir : c'est de l'effroyable douleur que l'eus à vous quitter, lors que je vous laissay à Themiscire. C'est de l'horrible affliction dont je me trouvay accablé à mon retour, quand j'apris que Philidaspe vous avoit enleuée, et que je luy avois sauvé la vie. C'est de l'excessive douleur que j'eus, d'avoir pris Babilone fans vous delivrer.
C'est du desespoir où je fus à Sinope, de croire en y arrivant, que les Flames vous avoient mise en cendre. C'est de celuy que j'eus encore, en ne trouvant que le Roy d'Assirie sur le haut de la Tour de cette Ville : et en voyant la Galere dans laquelle Mazare vous enlevoit. C'est, dis-je, de l'effroyable douleur que ; je sentis, en aprenant de Mazare, que vous aviez fait naufrage, et en croyant que vous aviez pery. C'est de celle que t'eus, lors qu'apres avoir sçeu que vous estiez vivante, j'apris que vous estiez en la puissance d'un autre Rival. C'est du chagrin qui s'empara de mon coeur à Artaxate, lors que je vy que je ne delivrois qu'Araminte, au lieu de delivrer l'incomparable Mandane. C'est de la douleur que j'eus encore, de vous voir de l'autre costé d'une Riviere, fans vous pouvoir suivre : lors que le Roy de Pont eut quitté le Roy de la Susiane. C'est de celle que j'eus d'aprendre que vous vous estiez embarquée à un Port de Cilicie. C'est du desespoir où je fus, de sçavoir que vous soubçonniez ma fidelité. C'est encore de celuy que j'eus de prendre Sardis, et de ne vous y trouver plus. C'est aussi de la fureur dont je me trouvay capable, lors que j'apris que mon Rival avoit trouvé l'art de vous rendre invisible : et c'est enfin du malheur que j'ay eu de m'estre tousjours veû environné de mes Rivaux, et tousjours esloigné de vous. Voila, Madame, de quelle nature sont les douleurs, dont j'ay à vous entretenir , et dont je vous demande la permission
de vous parler : dans l'esperance que j'ay, que jugeant de la grandeur de mon amour, par la grandeur de mes souffrances, vous viendrez à la connoistre mieux, que vous ne la connoissez. Il paroist bien (reprit la Princesse Mandane, en soûriant modestement. ) qu'il y a long temps que nous sommes separez : puis qu'il ne vous souvient pas, qu'encore que je souffrisse que vous m'aimassiez, je ne pouvois endurer qu'aueque peine, que vous me parlassiez de vostre amour. Mais Madame, reprit Cyrus, mon amour estoit alors un mistere fort caché : à peine la sçaurez vous : à peine mesme m'osois je dire que je vous aimois : et je ne croyois pas alors, l'oser jamais avoüer à personne. Mais aujourd'huy que toute la Terre sçait que je vous adore, et que Ciaxare l'aprouve ; il n'est pas juste que vous soyez seule qui ne sçachiez pas combien je vous aime. Car enfin, divine Princesse, il n'y a pas un Soldat dans l'Armée du Roy vostre Pere, qui ne sçache qu'il n'a combatu que pour vous. On m'a consolé de toutes les victoires que j'ay gagnées, parce que je ne vous avois pas delivrée en les gagnant. le parle mesme de la passion que j'ay pour vous à mes Rivaux : Mazare m'en pleint quelquesfois : et vous voudriez estre seule en tout l'Univers, à qui on n'en parlast point ! Ha Madame, cela ne seroit pas juste. Parlez en donc, luy dit-elle, puis que je ne vous en puis empescher : mais souffrez aussi, apres cela, que je vous raconte toutes mes douleurs. Je crains bien Madame ? reprit il, qu'elles
qu'elles ne soient extrémement differentes des miennes : car enfin il me semble desja que je vous entens exagerer vostre desespoir, de vous voir enleuée, et exposée à tant de peines ; à tant de voyages ; et à tant de facheuses advantures, sans me donner nulle part à vos douleurs. Cependant je vous advouë, que pour me combler de gloire et de plaisir, il faudroit que j'eusse esté la cause de vostre plus grande douleur. Mais helas je m'aperçoy bien, que vous n'aurez garde de me dire une chose si obligeante, ny de me permettre de la penser ! Je vous assureray pourtant, repliqua-t'elle, que la crainte que j'avois que vous ne succombassiez, à quelqu'un des perils où vous vous exposiez pour l'amour de moy, et que ma liberté ne vous coustast la vie, a esté une de mes plus grandes douleurs. Ce que vous me dites Madame, repliqua-t'il, est bien obligeant : mais comme c'est un sentiment que la seule generosité peut vous avoir donné, ce n'est pas encore de cette espece de douleur, dont je voudrois avoir esté la cause. Car enfin. Madame, si vous sçaviez aimer, vous connoistriez que la seule absence de ce qu'on aime, est un suplice effroyable : mais puis que les Dieux ne vous ont faite que pour estre aimée, et qu'ils ont mis assez d'amour dans mon coeur, pour me rendre capable d'endurer cette modeste froideur, qui s'oppose tousjours dans vostre esprit à ma felicité, je veux bien ne murmurer point, de ne vous voir pas plus sensible à mon ardente passion.
Je veux mesme croire, pour me consoler, que vostre modestie me cache quelques uns de vos sentimens : et que je ne voy pas dans vostre coeur, tout ce qui m'est avantageux. Ayant autant de vertu que vous en avez, reprit Madame en rougissant, et me connoissant comme vous me connoissez, je ne fais nulle difficulté de vous permettre de croire, que j'ay pour vous tous les sentimens d'estime, de reconnoissance, et de tendresse, que raisonnablement je dois avoir pour un Prince, à qui le Roy mon Pere doit la vie, et plusieurs victoires : et à qui je dois la liberté, et quelque chose de plus. Mais apres cela, contentez vous, et ne me demandez rien d'avantage : car quelque accoustumé que vous soyez à remporter des victoires, vous ne me vaincriez pas. A ces mots Cyrus rendit mille graces à Mandane, de la permission qu'elle luy donnoit : en suitte dequoy, ils se raconterent en peu de paroles, tout ce qui leur estoit arrivé : mais il se le raconterent d'une maniere differente : car Cyrus sentoit tant d'amour dans son coeur, qu'il craignoit tousjours de n'en dire pas assez, pour bien despeindre sa passion : et Mandane sentoit aussi dans son ame tant de tendresse pour Cyrus, qu'elle aprehendoit d'en dire trop. Ainsi Cyrus cherchoit, pour exprimer ses sentimens, les termes, les plus forts et les plus passionnez : et Mandane au contraire essayoit de trouver sans sa Langue certaines paroles, qui ne fussent ny trop ny trop peu obligeantes : et qui sans trahir
la tendresse de ses sentimens, conservassent entierement cette exacte et severe modestie, dont elle faisoit profession. Cette conversation ne laissa pourtant pas d'estre fort douce et fort agreable à Cyrus : car comme Mandane n'estoit pas aussi absolument Maistresse de ses regards que de ses paroles, ce Prince qui connoissoit tous ses mouvemens de ses yeux, y reconnut malgré qu'elle en eust, quelque chose de si obligeant pour luy ; et qui luy marquoit si bien qu'elle n'avoit pas le coeur tout à fait insensible ; qu'il y eut des instans où l'excés de sa joye luy imposant silence, il la regarda fans pouvoir parler : et il y en eut d'autres aussi, où il fit des exclamations si pleines de transport, qu'il estoit aisé de connoistre que l'amour estoit plus forte que sa raison. De grace Madame (luy dit-il, s'aperçevant bien luy mesme du déreglement de son esprit) pardonnez moy si je ne suis pas Maistre de la joye qui me possede : elle est si grande, que plus je la considere, plus je trouve que j'ay raison de luy abandonner mon coeur. Car enfin estre aupres de la Divine Mandane, apres en avoir esté si long temps esloigné ; apres l'avoir creuë perduë ; et apres l'avoir pleurée comme morte ; est une joye si excessive, que je suis presques criminel de n'en mourir pas. Quand je me souviens, adjoustoit-t'il, du malheureux estat où j'estois, lors que je vous aimois à Sinope ; et que je le compare à celuy où je me trouve presentement ; ô Dieux que j'y voy une difference avantageuse !
Car enfin le vous estois alors inconnû ; j'estois ce que je n'osois dire, de peur d'estre haï, quoy que je sçeusse bien que je ne pourrois estre aimé sans estre connu. l'avois un Rival Maistre d'un grand Royaume : j'en avois un autre à la Teste d'une puissante Armée : et je ne voyois rien qui ne me fust contraire. Mais aujourd'huy, Madame, je voy le Roy vostre Pere pour moy ; je voy le Roy de Pont sans Royaume ; fans Armée ; et sans Asile : je voy le Prince Mazare mon Amy, au lieu d'estre mon Rival ; et je voy le Roy d'Assirie prisonnier d'Arsamone. Jugez apres cela, Madame, si je ne suis pas excusable d'avoir une joye un peu desreglée. Comme je suis encore loin d'Ecbatane, reprit-elle, j'advouë que j'ay la foiblesse de ne m'assurer pas tant que vous, au bonheur dont je joüis : et de craindre qu'il ne soit troublé, par quelque chose que je ne prevois pas. Cependant comme il est juste de ne se faire pas des malheurs imaginaires, je veux esperer que nostre bonheur fera durable : et que la Fortune sera aussi constante à nous favoriser, qu'elle a esté opiniastre à nous nuire.
Après avoir quitté Mandane, Cyrus plonge dans une agréable rêverie et s'endort en songeant à sa bien-aimée, imaginant la mener auprès de Ciaxare qui lui accorderait sa main. De son côté, Mandane avoue à Martesie qu'elle n'a jamais trouvé Cyrus aussi agréable. Par contre, Anaxaris, Mazare et le roi de Pont sont profondément malheureux. Le dernier surtout, à l'idée d'être à jamais haï par Mandane. Par ailleurs, son hôte l'a caché dans un petit cabanon de jardin, dont il ne sait comment il s'échappera. Sa douleur redouble lorsqu'il voit passer le lendemain en grande pompe un cortège qui s'achemine vers le temple de Neptune. Il aperçoit Mandane et Cyrus, arborant tous deux une mine radieuse. Pour sa part, le roi d'Assirie, prisonnier d'Arsamone et contraint d'implorer l'aide de son rival, se considère également malheureux.
Apres cela, Mandane faisant apercevoir Cyrus qu'il estoit fort tard, ce Prince se retira : et il sortit de sa chambre, l'esprit si occupé de sa passion, qu'il ne vie ny Martesie, ny Chrysante, ny Feraulas, qui n'avoient bougé de l'Antichambre : s'en allant à l'Apartement où on le conduisit, sans pouvoir détacher son esprit de l'admirable Princesse qu'il aimoit. Il se laissa
mesme deshabiller, sans que sa resverie changeast d'objet : et le sommeil, quelque puissant qu'il soit, ne pût effacer de sa fantaisie, l'Image de Mandane. Il est vray qu'il ne s'abandonna pas si tost à luy : car il fut assez long temps à gouster son bonheur present. Ce fut là qu'il s'accusa d'avoir mal interprété la responce de la Sibile, aussi bien que l'Oracle que le Roy d'Assirie avoir reçeu : et qu'il commença d'esperer, que celuy qu'on avoit rendu à la Princesse de Salamis, s'accompliroit aussi heureusement pour luy que pour elle. Son ame se trouva donc alors avec une telle disposition à la joye, qu'il ne regarda pas mesme le combat qu'il s'estoit engagé de faire avec le Roy d'Assirie, comme un combat dont l'evenement pouvoit estre douteux : ny ne s'amusa point à considerer quelle seroit la douleur de Mandane, quand elle sçauroit la chose. Au contraire, ne s'entretenant que de la beauté et des charmes de sa Princesse, il s'endormit enfin l'imagination si remplie de Mandane, qu'il la vit en songe jusques à ce qu'il s'esveillast : luy semblant qu'il la presentoit à Ciaxare, et que Ciaxare la luy donnoit, suivant sa parole, pour recompence de ses Travaux. Mandane d'autre costé, s'entretenant avec sa chere Martesie, luy advoüa ingenuëment, qu'elle n'avoit jamais veû Cyrus si aimable qu'elle le trouvoit : et qu'elle ne pouvoit s'empescher de s'estimer tres heureuse de regner dans le coeur du plus grand Prince du Monde. Mais durant que ces deux
illustres Personnes abandonnoient leur ame à l'innocent plaisir qu'elles avoient de se revoir ; Mazare, Anaxaris, et le Roy de Pont, avoient des sentimens bien differens. Le premier avoit dans son coeur, une guerre dont la victoire sembloit tousjours estre douteuse : car tantost sa vertu estoit plus foible que son amour ; et tantost son amour estoit surmontée par sa vertu, Mais pour le second, la passion qu'il avoit pour Mandane estoit si violente, qu'il n'avoit pas seulement la moindre pensée de s'y vouloir opposer, quoy qu'il ne pûst imaginer aucune voye de la satisfaire jamais : de sorte que s'abandonnant esgallement à son amour et à son desespoir, il souffroit des maux incroyables. Mais pour le troisiesme, ses malheurs surpassoient encore ceux de ces deux Princes : en effet le Roy de Pont estoit en un si déplorable estat, qu'il eust pû faire pitié à Mandane et à tous ses Rivaux, s'ils l'eussent pû voir. Comme celuy qui le cachoit, ne connoissoit pas la vertu de Cyrus, il s'imaginoit que si ce Prince eust sçeu qu'il déroboit le Ravisseur de Mandane à sa vangeance, il l'auroit fait punir severement : de sorte qu'il avoit fait mettre ce malheureux Roy pour plus grande seureté dans une petite Cabane, qui estoit à un coin de son Jardin, qui ne servoit qu'à loger un Jardinier. Ce mauvais logement n'estoit pourtant pas une incommodité sensible à ce malheureux Prince, quoy qu'il fust blessé assez considerablement, et qu'à peine pûst il estre pensé :
mais lors qu'il songeoit que Mandane recevoit Cyrus comme son Liberateur ; qu'il l'avoit perduë pour tousjours ; qu'elle le haïroit toute sa vie, quoy qu'il la luy eust conservée ; qu'il estoit dans la mesme Ville où son Rival estoit heureux ; qu'il ne sçavoit comment en sortir ; et qu'il : tomberoit peut-estre en sa puissance ; il sentoit ce qu'on ne sçauroit dire, et presques ce qu'on ne sçauroit penser. Il eut mesme le lendemain au matin, un redoublement de douleur estrange : car comme Mandane voulut aller rendre graces aux Dieux, aussi bien que Cyrus ; ce Prince voulut qu'elle allast au Temple, avec quelque Ceremonie, afin que le peuple la vist mieux. Mais comme on ne pouvoit aller du chasteau au Temple de Neptune, qui estoit le plus celebre de Cumes, sans passer le long des Murailles de ce Jardin, et sous les fenestres de cette Cabane, dans laquelle estoit le Roy de Pont, cette magnifique Pompe y passa. De sorte que ce malheureux Prince, ayant entendu le bruit que faisoient les Troupes qui marchoient, et qui precedoient la Princesse ; il demanda à ce Soldat qui l'avoit suivy, et qui le servoit, ce que c'estoit qu'il oyoit ? Si bien que luy ayant dit qu'il avoit sçeu par le Maistre de ce Jardin, que c'estoit que la Princesse Mandane alloit remercier les Dieux au Temple de Neptune ; ce malheureux Prince transporté d'amour, la voulant voir encore une fois devant que de mourir ; s'assit sur le Lit où on l'avoit couché, pour regarder par
une petite fenestre, qui n'estoit fermée que par une espece de Grille faite de Jonc marins ; ou il se mit en effet à regarder à travers, ceux qui passoient. Mais lors qu'apres avoir attendu quelque temps, avec une impatience accompagnée de crainte, de colere, et de desespoir, il vit paroistre Mandane dans un chariot, avec une joye sur le visage, qui augmentoit merveilleusement sa beauté ; il eut une douleur qu'il n'avoit jamais sentie musqués alors : quoy qu'il crûst auparavant, avoir espouvé toutes les douleurs. Ce qui la luy rendit encore plus sensible, fut de voir Cyrus à cheval, aupres du chariot de Mandane : et de le voir avec une mine si haute, et un port si Majestueux, que toute sa jalousie ne pût l'empescher de trouver qu'il estoit digne de cette Princesse. Mais ce qui acheva de l'accabler, fut qu'il vie sur le visage de Cyrus, encore plus de joye que sur celuy de Mandane : de sorte que conjecturant de la, qu'il en avoit esté admirablement bien reçeu ; il supposa presques en un instant plus de mille choses favorables, qu'il s'imagina qu'elle avoit dites à Cyrus. Cette pensée mit un si grand trouble dans son esprit ; que l'amour, la jalousie, la rage, et le desespoir, luy faisant perdre la raison, il arracha avec violence cette espece de Grille qui le cachoit, fans sçavoir ce qu'il vouloit faire : mais par bonheur pour luy, puis qu'il ne vouloir pas tomber sous la puissance de Cyrus, en arrachant cette Grille, comme il estoit foible, il tomba en arriere sur son Lit :
si bien que sa playe se r'ouvrant, et commençant de seigner aveque violence, safoiblesse l'empescha d'estre veû, en l'empschant de se relever. Il voulut pourtant l'essayer, quoy que ce Soldat qui le servoit s'y opposast respectueusement : jugeant bien que s'il regardoit à cette Fenestre ou il n'y avoit plus de Grille, il pourroit estre connu. Cependant la douleur sit une si grande agitation dans son coeur qu'il tomba en une pasmoison de plus d'une heure : au retour de laquelle, il se retrouva avec un desespoir qui aprochoit fort de la fureur. Ainsi J'illustre Cyrus avoit alors quatre Rivaux qui n'estoient pas si heureux que luy : mais quoy que l'estat de leur fortune fust different, ils ne laissoient pourtant pas d'avoir de la conformité en leurs douleurs. Le Roy d" Assirie Prisonnier, et contraint de demander secours à son Rival, se croyoit estre le plus malheureux Prince du monde : le Roy de Pont vaincu, blessé, et caché dans une panure Cabane, ne pensoit pas que personne eust jamais eu tant d'infortunes que luy : le Prince Mazare, qui vouloit que sa vertu fust plus forte que son amour ; et qui se voyoit pourtant toûjours en estat de pouvoir estre vaincu par sa passion, estoit persuadé qu'on ne pouvoit pas souffrir plus qu'il souffroit : et Anaxaris amoureux sans esperance, et resolu pourtant d'aimer Mandane jusques à la mort, quoy qu'il luy en pûst arriver, ne pouvoit comprendre, veû tout ce qu'il sçavoit de l'estat de son ame, et de celuy de
sa fortune, qu'il y eust quelqu'un qui fust plus miserable qu'il se le trouvoit.
Alors que les préparatifs pour le départ de Cumes vont bon train, des députés de Susiane arrivent et confirment que selon les dernières volontés d'Abradate, Cyrus est leur roi. Ce dernier se montre reconnaissant, et demande des nouvelles de son ami Belesis et de sa bien aimée Cleodore. Il apprend que la jeune fille a refusé le mariage, et que l'amant malheureux est sur le point de retourner dans sa solitude. Cyrus en est sincèrement affecté. Il rejoint ensuite Mandane, chez qui il trouve plusieurs dames de qualité de la ville de Cumes. L'une d'entre elle, Nyside, lui demande une faveur : la libération de son fils Thrasyle, fait prisonnier par Anaxaris. Cyrus accepte, mais en entendant le nom de Thrasyle, le malaise des dames indique qu'elles ont quelque affaire à démêler avec lui. On apporte bientôt une lettre du roi de Pont : l'amant malheureux, décidé à rechercher la mort, s'est embarqué seul et blessé sur la mer. Cyrus s'attache ensuite à préparer le retour de la princesse à Ecbatane. Il souhaite également délivrer le roi d'Assirie, afin de pouvoir respecter les termes de leur arrangement. Le chef victorieux est bientôt appelé dans la chambre de Mandane, où on lui demande de juger le cas de Thrasyle : ce dernier ne se cache pas d'avoir aimé plusieurs dames présentes, mais il soutient qu'il a toujours été fidèle. L'une de ses amies, Lyriane, se propose de faire le récit de sa vie.
Cyrus ordonne le désarmement de ses troupes et fait entrer les flottes de Thrasibule et de Timochare dans le port de Cumes. Plusieurs hommes illustres le rejoignent, parmi lesquels Cresus et Myrsile, qui vont présenter leurs hommages à Mandane. Pendant ce temps, Cyrus reçoit des députés de la Susiane qui, en accord avec le testament d'Abradate, confirment que Cyrus est leur roi. Ce dernier les remecie.
Ainsi pendant que Cyrus et Mandane remercioient les Dieux de l'heureux estat où ils se voyoient, le Roy de Pont, Mazare et Anaxaris, avoient bien de la peine à ne murmurer pas de leur conduite, qui les exposoit à tant d'evenemens fàcheux. Le malheur de ces trois Rivaux, n'empeschoit pourtant pas que la joye ne fust presque generale, et dans la Ville, et dans le Camp : mais pour ne point perdre de temps, au retour du Temple, Cyrus apres en avoir pris l'ordre de Mandane, à qui il defferoit l'honneur de tous les commandemens qu'il faloit faire, envoya vers Pactias et vers Lycambe, pour leur aprendre l'estat des choses, et pour les obliger à poser les armes : envoyant aussi vers les Xanthiens et les Cauniens, pour leur confirmer ce qu'il leur avoit fait offrir. Il dépescha encore à Ciaxare, et à Cambise : la Princesse escrivant au Roy son Pere, pour luy rendre grace des soins qu'il avoit eus de procurer sa liberté : et à la Reine de Perse, pour luy tesmoigner la reconnoissance qu'elle avoit pour le Prince son Fils. Apres cela on vit, suivant les ordres que Cyrus avoit envoyez dés le soir, la Flotte de Thrasibule, et celle de Thimochare, entrer dans le Port de Cumes : et comme elle passerent à la veuë de l'Appartement de Mandane, où Cyrus estoit alors ; ses Vaisseaux des deux Flottes qui avoient le Pavillon haut, l'abaisserent pour faire honneur
à cette Princesse. Dés que Thrasibule, Thimochare, Philocles ; et Leontidas furent desbarquez, ils allerent salüer Mandane, à qui Cyrus les presenta. Vous voyez Madame (luy dit il en parlant de Thrasibule) un Prince qui a esté mon vainqueur : et de qui la valeur me servit extrémement à finir bien tost la guerre d'Armenie. En me disant, reprit Mandane, que le Prince Thrasibule a vaincu le vainqueur des autres, c'est m'en dire sans doute autant qu'il en faut pour m'obliger à l'estimer infiniment. La victoirie que je remportay Madame, repliqua Thrasibule, me cousta si cher ; et la deffaite de l'illustre Artamene luy fut si glorieuse, que j'eusse esté en estat de choisir, j'eusse mieux aimé estre le vaincu que le vainqueur. Comme Cyrus alloit interrompre Thrasibule, et combatre sa modestie par la sienne, le Roy d'Hircanie, le Prince Artamas, Gadate, Gobrias, Persode, et plusieurs autres personnes de haute Qyalité, entrerent dans la Chambre de Mandane, qui les reçeut avec autant de douceur que de Majesté. Cresus et Myrsile vinrent un peu apres : le premier luy demandant pardon, d'avoir protegé le Roy de Pont : la conjurant de ne vouloir pas estre moins genereuse, que Ciaxare et Cyrus avoient esté genereux. Pour vous témoigner luy dit elle, que je ne veux pas leur ceder tout l'advantage de cette vertu, je vous assureray que j'ay beaucoup de joye de celle que vous douez, avoir (dit elle en monstrant Artamas) d'avoir acquis l'alliance
d'un Prince aussi illustre que celuy là. Artamas entendant ce que Mandane disoit de luy, y respondit avec autant d'esprit que de civilité : mais comme ces sortes de visites ne font jamais longues, cette foule de Personnes illustres qui estoient chez cette Princesse se dissipa bien tost. Cyrus se vit mesme obligé d'en sortir, pour aller à son Apartement, recevoir deux Deputez de la Susiane, qu'Orsane luy amenoit : si bien que Mandane se servant de cét intervale, pour entretenir Chrysante et Feraulas, à qui elle n'avoit encore rien dit, entra dans son Cabinet, où elle les fit apeller, et où Martesie les conduisit. Ce fut là ou la gloire de Cyrus luy fut exagerée avec chaleur, par ces deux hommes si zelez, et si fidelles à leur Maistre : et ce fut par eux qu'elle aprit mieux toutes les obligations qu'elle avoit à ce Prince, qu'elle ne l'auroit pû faire par luy mesme. Cependant Cyrus estant arrivé à son Apartement, où Mazare se rendit aussi bien qu'Hermogene, pour aprendre des nouvelles de Belesis, y reçeut ces Deputez qu'Orsane y avoit conduits. Il aprit par eux, que tous les Grands du Royaume de la Susiane, n'avoient pas plustost veû le Testament d'Abradate, qui luy donnoit sa Couronne, qu'ils s'estoient disposez aveque joye à estre ses Sujets, et à le reconnoistre pour leur Roy. Que le Peuple s'y estoit soùmis, avec une satisfaction extréme : que Belesis l'avoit fort bien servy en cette occasion : qu'Adusius suivant ses ordres, estoit demeuré à Suze,
pour commander dans tout le Royaume, jusques à ce qu'il fust en pouvoir d'honnorer cét Estat de sa presence. Que toutes choses y estoient tranquiles : que les Grands et les Peuples luy avoient fait serment de fidelité entre les mains d'Adusius : et qu'enfin il estoit veritablement Roy de la Susiane. Ces Deputez ayant cessé de parler, Cyrus les traita comme des Gens qui luy aportoient une Couronne : et commença d'agir avec eux, comme avec de bons et fidelles Sujets.
Cyrus retient en particulier Orsane, l'un des députés de la Susiane, afin de lui demander des nouvelles de son ami Belesis, qui avait jadis soutenu Mazare. Il souhaite savoir s'il a pu épouser Cleodore avant qu'elle ne prononce les vœux définitifs pour entrer dans l'ordre des Vierges Voilées. Orsane n'apporte pas de bonnes nouvelles à ce propos : bien qu'elle n'ait pas encore prononcé ces vœux, Cleodore a refusé d'épouser Belesis. Cyrus en est attristé.
Apres quoy, ordonnant qu'on les logeast dans la Ville, il les congedia : retenant Orsane, afin de luy demander des nouvelles de Belesis, qu'il estimoit infiniment : sçachant bien qu'il avoit tousjours confirmé Mazare dans les sentimens de vertu qu'il avoit dans l'ame. Voyant donc qu'il n'y avoit plus que Mazare et Hermogene aupres de luy ; et bien Orsane, luy dit-il, le voyage de Belesis, a-t'il esté aussi heureux pour luy que pour moy ? et Cleodore l'a t'elle voulu reconnoistre pour son Esclave d'aussi bonne grace, que ceux de Suze m'ont reconnu pour leur Roy ? Seigneur, reprit Orsane, la chose n'a pas esté ainsi : quoy, interrompit Mazare, Cleodore avoit fait les derniers voeux que font les Filles consacrées à Cerés, lors que Belesis arriva à Suze ? Non Seigneur, repliqua Orsane, et nous y arrivasmes quelques jours auparavant celuy où elle les devoit faire. Eh de grace, dit Cyrus, racontez nous ce qui c'est passé en cette rencontre. Hermogene comprenant
par le discours d'Orsane, que Belesis n'estoit pas heureux, sentit augmenter sa curiosité, et diminuer la douleur qu'il avoit euë, dans la croyance ou il avoit esté, d'aller aprendre que Belesis possedoit Cleodore : de sorte qu'il pressa attentivement l'oreille à ce que disoit Orsane. Puis que vous me commandez de vous aprendre ce qui est arrivé à Belesis, dit-il à Cyrus, je vous diray Seigneur, qu'estant arrivez à Suze, il s'informa à l'heure mesme, si Cleodore estoit encore en estat de pouvoir sortir du Temple où elle s'estoit retirée, et si on croyoit qu'elle y demeurait ? Il sçeut que la derniere Ceremonie qui la devoit attacher pour tousjours, ne se devoit faire que dans un mois : que l'opinion generale estoit, qu'elle y demeureroit : parce qu'elle y vivoit dans une retraite fort grande, tout le monde luy disant qu'elle n'estoit pas de celles qui au lieu de chercher la solitude parmy les Vierges voilées, et d'y conserver leur innocence, troublent la premiere, perdent la seconde, si se deshonnorent, au lieu de se couvrir de gloire Belesis ne s'affligea pourtant pas avec excés, de ce qu'on croyoit que Cleodore demeureroit à ce Temple, parce qu'il espera de la pouvoir faire changer d'avis : de sorte que pour ne manquer à rien de ce qu'il vous deuoit, et pour n'oublier rien encore de ce que son amour demandoit, il escrivit à Cleodore, et donna sa Lettre à Alcenor pour la luy porter : employant aussi plusieurs de ses Amies
pour luy obtenir la permission de la voir et de luy parler. Mais durant qu'Alcenor et ces Dames faisoient ce qu'ils pouvoient pour luy, il mit ordre en quatre jours à toutes les choses qui regardoient vostre service. Cependant il sçeut que Cleodore avoit refusé sa Lettre ; qu'elle ne le vouloit point voir ; qu'elle avoit obtenu qu'on avanceroit la Ceremonie qu'on deuoit faire pour elle ; et qu'elle se feroit le lendemain. Vous pouvez juger, Seigneur, quelle fut la douleur de Belesis : il ne sçeut pas plustost cette fâcheuse nouvelle, qu'allant à ce Temple de Cerés, il fit et dit tarit choses, qu'enfin celle qui avoit droit de commander à Cleodore, luy ordonna de voir et de parler à Belesis, une heure avant que de s'engager pour le reste de sa vie. Belesis la vit donc, et luy parla : mais il la vit plus belle qu'il ne l'avoit jamais veuë, et plus inexorable à ses prieres, qu'elle ne l'avoit jamais elle. Et pour le rendre plus malheureux, elle luy advoüa qu'elle ne s'estoit portée à la resolution qu'elle alloit executer, que parce qu'elle avoit eu la foiblesse de ne le pouvoir haïr, quand elle l'avoit voulu : et elle luy dit cela d'une maniere, qu'il estoit aisé de voir qu'elle ne le haïssoit pas encore : et qu'elle agissoit plus comme elle faisoit, par un sentiment de gloire, qu'elle mettoit à ne pardonner jamais à Belesis, que parla haine qu'elle eust pour luy. Je ne vous diray point, Seigneur, tout ce que dit ce malheureux Amant à Cleodore : car connoissant le
naturel de Beleses ardant et passionné comme il est ; et sçachant quel est son esprit et son amour, vous pouvez vous imaginer aisément, qu'il luy dit les choses du monde les plus touchantes. Il ne la toucha pourtant point : et cette belle Personne, malgré toute la douceur qui paroist sur son visage, eut une opiniastreté invincible : et on eust dit mesme que la douleur de Belesis luy donnoit de la joye : et que plus il s'obstinoit à la priere, plus elle avoit de facilité à le refuser. Enfin, Seigneur, cette belle Personne se retira : et malgré toutes les plaintes de Belesis, la Ceremonie s'acheva, et il perdit Cleodore pour toûjours : car en effet depuis cela, elle n'a voulu voir personne, non pas mesme ses plus cheres Amies : de sorte que Cleodore qui aimoit tant les nouvelles, ne sçait pas seulement aujourd'huy si l'Asie est : en paix ou en guerre : et cette excellente Fille a bien fait voir qu'elle estoit Maistresse d'elle mesme quand elle le vouloit estre. Cependant le desespoir de Belesis paroist tellement sur son visage, et en toutes ses actions, qu'il n'y a personne qui ne craigne dés qu'il pourra se desrober d'Alcenor, qui l'observe tres soigneusement, il ne s'en retourne habiter son Desert : et ne prive Suze du plus honneste homme qui y soit. Pendant qu'Orsane parloit ainsi, Cyrus et Mazare s'interessoient à la douleur de Belesis : mais pour Hermogene, toute l'amitié qu'il avoit pour son Amy ; ne put empescher qu'il n'eust quelque joye, d'aprendre
qu'il ne possederoit point Cleodore.
Après le récit d'Orsane, Cyrus donne l'ordre de quitter la ville de Cumes. Il rend ensuite visite à Mandane, auprès de qui il trouve réunies les dames de qualité de la ville : Atalie, Cleocrite, Lysidice et Philoxene. Elles sont toutes quatre jeunes et extrêmement belles, et leur conversation est charmante. Toutefois, Cyrus aurait préféré être seul avec Mandane. Peu après, Anaxaris arrive, accompagnée d'une autre dame, quelque peu plus âgée, nommée Nyside.
Il fit pourtant tout ce qu'il pût, pour cacher un sentiment, où il y avoit plus d'amour, que de generosité : et il luy fut d'autant plus aisé de la cacher, que Cyrus, qui ne pouvoit plus vivre sans Mandane, se hasta de donner ordre qu'on comblast les Lignes ; qu'on desmolist les Forts, et que l'Armée se tinst pourtant tousjours comme si elle deuoit encore avoir des ennemis à combatre : n'osant pas songer à faire partir Mandane de Cumes, qu'il ne sçeust que l'Armée ennemie fust dissipée : afin de ne hasarder pas une Personne qui luy estoit si chere. Apres avoir donc fait ce que la prudence vouloit qu'il fist, il retourna chez la Princesse Mandane : où toutes les Dames de qualité de la Ville estoient allées faire leur premiere visite. Comme la Princesse parloit admirablement la Langue Greque : et que celle de Cumes n'estoit presques differente de l'autre que par la prononciation, il luy fut aisé de charmer l'esprit de tant de belles Personnes, par la douceur de sa conversation, comme elle charmoit leurs yeux par sa beauté : et comme elle sçavoit que les loüanges sont bien reçeuës de tout le monde, principalement quand elles sont données par une personne qui en merite beaucoup elle mesme ; Mandane loüa extrémement toutes les Dames à qui elle pût trouver quelque fondement legitime de loüange. Elle redoubla mesme celles qu'elle leur avoit desja données, lors que Cyrus fut arrivé : car
prenant la parole dés qu'il eut pris sa place ; quoy que je sçache bien, luy dit-elle, qu'Artaxate, Babilone, et Sardis, sont de plus grandes Villes que Cumes, je ne laisse pas d'assurer que vous n'avez point fait une plus belle Conqueste que celle là : puis que je ne croy pas que vous ayez pris aucune Ville, où il y ait tant de belles Personnes qu'en celle cy. Il y a tant de raisons Madame, reprit Cyrus, qui veulent que vous vous connoissiez mieux en beauté que qui ce soit, que quand mes yeux ne me diroient pas que vous avez raison de dire ce que vous dites, je ne laisserois pas de vous croire. Cependant (adjousta-t'il, en se tournant vers ces Dames que Mandane loüoit) vous devez conter pour beaucoup, les louanges que vous donne une Princesse, qui est accoustumé de voir tous les jours la plus belle Personne du monde. Mandane rougit du discours de Cyrus, mais elle n'eut pas le temps d'y respondre : car une de ces Dames, nommée Atalie, prenant la parole ; si les louanges de la Princesse, dit-elle, se pouvoient adresser à moy, et que j'eusse le moindre sujet de m'en faire l'aplication ; je me tiendrois sans doute la plus glorieuse Fille du monde ; d'estre loüée par une personne, qui voit tous les jours dans son Miroir, comme vous le dites, dequoy luy faire méprises les plus grandes beautez de la Terre. Ha aimable Atalie, reprit Mandane, vous sçavez bien quelle part vous devez prendre aux loüanges que j'ay données aux Dames
de Cumes en general ! et je sçay bien aussi celle que raisonnablement je puis avoir, à celles que vous me donnez. Cependant sans vous faire rougir par une loüange particuliere ; tombez seulement d'accord aveque moy, qu'il y a peu de lieux au monde, où il y ait tant de belles personnes qu'en celuy cy. Et certes ce n'estoit pas sans raison que Mandane parloit de cette sorte : estant certain qu'il y avoit en ce temps là une quantité prodigieuse de belles Femmes à Cumes. Mais entre toutes celles qui estoient alors chez la Princesse Mandane, il y en avoit quatre, et de la premiere condition de la Ville, et de la derniere beauté. Atalie estoit grande et de bonne mine : elle avoit les cheveux bruns ; les yeux bleus et doux ; le taint blanc et vif, et d'un fort grand esclat ; paroissant estre assez serieuse. La seconde, nommée Cleocrite, estoit blonde, blanche, et vive : elle avoit pourtant les yeux noirs et brillans, mais d'un feu extrémement vif : ses regards, quoy que doux n'avoient pourtant rien de fort passionné : au contraire il y paroissoit si peu d'aplication, qu'il estoit aisé de voir qu'elle aimoit mieux se regarder dans son Miroir, que toute autre chose : et qu'elle s'aimoit plus, que tout le reste du monde. Cleocrite estoit de belle taille : avoit de belle dents : et une belle couleur aux levres : elle avoit aussi le nez bien fait ; et tous les traits du visage agreables mais outre cela, elle avoit un fonds de joye et : de tranquilité dans la Phisionomie,
qui servoit encore à la rendre plus belle : de sorte qu'on pouvoit assurer, sans la flatter, que Cleocrite estoit une fort belle Personne : et qui eust esté infiniment aimable, si elle eust sçeu aimer quelque chose. La troisiesme, qui se nommoit Lysidice, estoit de mediocre taille, mais d'une grande beauté : car non seulement elle avoit tous les traits du visage admirables ; mais toute sa Personne estoit belle et charmante : elle avoit une belle gorge ; de beaux bras ; et de belles mains ; aussi bien que de beaux yeux ; un beau teint ; et une belle bouche. Elle avoit mesme je ne sçay quel petit air chagrin, fier, et superbe au coin des yeux, et aux coins de la bouche, quoy qu'elle eust pourtant de la douceur, qui contribuoit encore à sa beauté : et qui marquoit aussi quelque chose, de l'inesgalité de son humeur, bien que d'ailleurs elle fust tres aimable. La quatriesme, qui s'apelloit Philoxene, et qui estoit Veusve, estoit d'une taille au dessus de la mediocre, mais fort bien faite : ses cheveux estoient chastains ; elle avoit le tour du visage un peu en ovalle ; le taint blanc et uny ; le nez aquilin et bien fait ; les yeux grands, noirs, beaux , doux et soûrians ; la Phisionomie Noble et : agreable : et qui faisoit si bien voir la douceur et l'esgalité de son humeur, aussi bien que la tendresse et la generosité de son ame, qu'on ne pouvoit la voir sans l'estimer beaucoup, et sans avoir une forte disposition à l'aimer. Ces quatre Personnes
estant donc telles que je viens de les dépeindre ; et estant meslées à quantité d'autres, qui avoient aussi beaucoup de beauté ; ce n'estoit pas sans raison que Mandane les loüoit. Elle eut mesme bien tost autant de sujet de les louer de l'agréement de leur esprit, que des charmes de leur visage : car elles en sirent toutes tant paroistre en cette conversation, que si Cyrus eust esté capable de pouvoir souffrir que quelqu'un partageast aveque luy celle de sa Princesse, il n'eust pas eu le chagrin qu'il avoit de ne l'entretenir pas seule. II le cacha toutesfois si bien, que ces Dames ne s'en aperçeurent pas : et la seule Mandane put connoistre, que routes aimables qu'elles estoient, il eust ardamment souhaité qu'elles n'eussent pas esté aupres d'elle. Il ne fut pourtant pas si tost en pouvoir de luy parler en particulier : car outre toutes ces Dames qui estoient desja chez Mandane, il y en vint une autre, conduite par Anaxaris, qui quoy que fort avancée en âge, avoit extrémement bonne mine, et sentoit sa Personne de qualité. Anaxaris en la presentant à Mandane, luy aprit qu'elle se nommoit Nyside : et luy dit aussi sa condition, qui estoit des plus considerables de Cumes.
Nyside est la mère de Thrasyle, un jeune homme qui a combattu aux côtés du prince de Cumes et qui a été fait prisonnier par Anaxaris. Elle vient implorer la libération de son fils, requête à laquelle Cyrus et Mandane accèdent volontiers. Après le départ de Nyside, les dames tentent de s'en aller, mais la conversation de Mandane les retient. La princesse aimerait connaître les qualités de Thrasyle, mais les dames évitent de répondre. Lorsque le jeune homme arrive, il s'adresse avec beaucoup d'esprit à ses libérateurs, qui l'apprécient aussitôt. Mais il apparaît bientôt que Thrasyle, qui montre une légère préférence pour Philoxene, a quelque affaire à démêler avec toutes les dames présentes. Après une première conversation indifférente mais agréable, la compagnie se sépare.
Apres quoy, cette personne prenant la parole ; comme je sçay Madame, dit-elle, à la Princesse Mandane, que vous pouvez tout sur l'esprit de l'illustre Cyrus, j'ay creû que je devois m'adresser à vous, pour obtenir de luy la liberté d'un Fils que j'ay, qui est presentement son
Prisonnier : et que le sort des armes voulut qui prist le genereux Anaxaris qui me presente à vous. Je n'aurois pas eu la hardiesse, de vous demander la liberté d'un homme, qui avoit fait Prisonnier, celuy qui a si courageusement combatu pour la vostre ; si ce mesme Anaxaris, ne m'eust promis genereusement, de joindre ses prieres aux miennes : pour obtenir de vous, que le mesme homme de qui il fut Captif, et qui est presentement le sien, puisse jouïr de la grace generale, que l'invincible Cyrus a accordée à vos prieres, aux moindres Habitans de Cumes. En mon particulier, adjousta Anaxaris, je puis vous aussurer Madame, dit il à la Princesse Mandane, que vous m'obligerez extremement, si vous souffrez que mon vainqueur jouïsse de la liberté : et je luis d'autant plus obligé à le servir, poursuivit-il, que si je ne fusse pas tombé en sa puissance, je n'aurois pas eu la gloire de vous rendre le petit service que je vous ay rendu. Ainsi, Madame, pour m'en recompenser pleinement, faites s'il vous plaist que Thrasyle soit bien tost libre : et soyez persuadée, que c'est un homme d'un si grand merite, que si vous le connoissiez, il seroit desja delivré. Il n'estoit sans doute pas necessaire (repliqua Mandane, en parlant à Nyside et à Anaxaris) de s'adresses à moy, pour obtenir une grace de l'illustre Cyrus, qui est si accoustumé d'en faire : et il l'estoit encore moins Madame, interrompit ce Prince, de mesler mon Nom en une chose qui despend
de vous absolument. Je ne laisseray pourtant pas, reprit cette Princesse, de vous conjurer d'accorder la liberté de Thrasyle à mes prieres : Thrasyle, reprit Cyrus, est plus le Prisonnier d'Anaxaris que le mien : mais je pense qu'il m'advoüera bien de vous dire, que vous avez droit de mettre en liberté qui bon vous semble : ainsi Madame, vous n'avez qu'à commander pour estre obeïe. Quoy que vous en puissiez dire, reprit Mandane, je pretens que Nyside vous doive plus la liberté de Thrasyle qu'à moy pour finir une si genereuse contestation, repliqua cette Dame, mon Fils et moy vous la devrons esgallement à tous deux : et nous la reconnoistrons, et envers l'un et envers l'autre, comme si nous ne la devions qu'à une seule personne. Vous ordonnez donc, Madame, dit alors Anaxaris à Mandane, que Thrasyle soit delivré ? puis que l'illustre Cyrus veut bien qu'il soit libre, reprit-elle, et que vous qui y avez un droit particulier y contentez, vous me ferez plaisir de luy aller ouvrir les Portes de sa Prison : et de faire que le premier usage qu'il aura de sa liberté, soit employé à me faire connoistre un homme qui a esté assez vaillant, pour vous faire son Prisonnier. Il est vray (reprit Cyrus, sans soubçonner qu'Anaxaris fust son Rival) qu'il n'est pas possible d'avoir esté vainqueur d'Anaxaris, sans estre fort brave et fort illustre : Anaxaris qui sentit dans son coeur un trouble dont il ne pût estre le Maistre,
en s'entendant louer par son Riual, et par Mandane tout à la fois, fit semblant de ne les ouïr pas, et de dire quelque chose à Nyside : qui estant bien aise d'aller elle mesme ouvrir la Prison de son Fils, prit la pretexte de sortir, pour luy aller aprendre ce qu'il deuoit à cette Princesse. Car Madame, luyt dit Nyside, je sçay que Thrasyle a une si forte disposition à reconnoistre un bien-fait, qu'il se pleindroit de moy toute sa vie, si je ne luy aprenois pas l'obligation qu'il vous a, devant qu'il ait l'honneur de vous voir. Apres cela Nyside se retira, et fut conduite par Anaxaris, a la Tour où l'on avoit mis Thrasyle. Des qu'elle fut partie, il y eut quelques unes de ces Dames, qui eurent envie de s'en aller : ne voulant pas estre en ce lieu là, quand Thrasyle y entreroit. Mais la Princesse Mandane, sans penser qu'elles prissent interest à ce Prisonnier, leur ayant adressé la parole, et recommencé la conversation, elles n'oserent l'interrompre : de sorte qu'insensiblement elles se trouverent engagées à demeurer. Comme la valeur, dit : Mandane a Lysidice,) n'est pas tousjours accompagnée de toutes les qualitez qui sont necessaires à un fort honneste homme, je voudrois bien sçavoir si Thrasyle a autant d'esprit que de courage. Comme il faut en avoir beaucoup, repliqua Lysidice, pour connoistre si les autres, en ont, je ne suis sans doute pas capable de porter un jugement equitable, en une pareille matiere : et la belle
Cleocrite, qui en a infiniment, et qui outre cela, a toute l'indifference qu'on peut souhaiter en un equitable Juge, vous le dira mieux que moy. Cette indifference, repliqua Cleocrite en souriant, que vous me reprochez, et que vous croyez estre si propre à me faire juger equitablement ; l'est peut estre bien plus à me faire faire une injustice : car selon vous, je songe bien souvent aux choses qu'on me dit avec si peu d'aplication, qu'il n'est pas aisé que je les connoisse assez bien pour en juger justement : c'est pourquoy si la Princesse veut sçavoir precisément ce qu'est Thrasyle, il faut qu'elle le sçache par Atalie, ou par Philoxene : car l'une a esté sa plus ancienne Amie, et l'autre est sa plus nouvelle connoissance. Selon vos propres paroles, reprit Atalie il y a si long temps que j'ay connu Thrasyle, que je ne le dois plus connoistre : et en mon particulier, adjousta Philoxene, il y a si peu que je le connois, en comparaison de vous, que je puis dire que je ne le connois pas encore. Pour moy (dit alors Cyrus en soûriant, et en adressant la parole à Mandane) en voyant tant de belles Personnes se deffendre agreablement de juger de l'esprit de Thrasyle, je suis persuadé qu'il en a beaucoup : et je croirois mesme volontiers, que ces Dames en pensent plus de bien qu'elles n'en disent. Le discours de Cyrus fit rougir Atalie, Lysidice, et Philoxene : mais pour l'indifferente Cleocrite, elle n'en changea pas de couleur. La rougeur de ces trois belles Personnes augmenta
pourtant encore : car a peine Cyrus eut il achevé de dire ce qui les avoit fait rougir : qu'Anaxaris revint, suivy de Thrasyle : qui entra de si bonne grace ; et parut de si bonne mine, et d'un air si Noble et si galant ; que dés que Cyrus et Mandant le virent, ils eurent beaucoup de disposition à croire que ces Dames qui ne l'avoient point voulu loüer, l'estimoient plus qu'elles ne l'avoient dit. Cependant Thrasyle parla si bien, si respectueusement, et si à propos, et à Mandane, et à Cyrus, qu'ils l'estimerent alors autant pour son esprit que pour son courage : c'est estre bien genereuse Madame, dit à la Princesse Mandane, de donner la liberté à un homme, qui a fait tout ce qu'il a pû pour empescher la vostre : quoy que ce ne fust pas le motif qui le fist combatre, et que le service du Prince de Cumes, et l'interest de sa Patrie, le fissent agir. Comme vous n'avez rien fait, que l'honneur ne vous obligeait de faire, reprit Mandane, je n'ay pas creû que tour ce que vous avez fait contre moy, deust m'empescher de faire pour vous, tout ce que la generosité vouloit que je fisse : et c'est sans doute par la mesme raison, que l'illustre Cyrus m'a accordé vostre liberté si facilement, et de si bonne grace. Comme j'ay sçeu Madame, repliqua Thrasyle, que ce Grand Prince veut que je vous en aye toute l'obligation, je n'ose en vostre presence luy tesmoigner quelle est la reconnoissance que j'ay pour luy, quoy qu'elle soit infinie. Non non. reprit Cyrus, il ne
faut point me donner de part a une chose, où je n'en ay pas : en tous les lieux où est en la Princesse, elle y fait tout ce qu'on y fait de bien : c'est elle qui a la disposition de toutes les graces : et c'est à elle enfin, à qui il en faut rendre, quand on en a reçeu quelqu'une. Pendant que Mandane, Cyrus, et Thrasyle parloient, Atalie, Lysidice, Cleocrite, et Philoxene s'intreregardoient, et regardoient aussi quelquesfois Thrasyle : qui de son costé n'estoit pas si attentif a ce qu'il disoit, ou à ce qu'il escoutoit, qu'il ne regardast Philoxene : et qu'il n'a portast aussi quelque soin, à observer si Atalie, Cleocrite, et Lysidice l'observoient. Mais quoy qu'il fust extrémement aisé de remarquer que toutes ces Personnes avoient quelque chose à démesler ensemble, Anaxaris ne s'en apercevoit pas : car la veuë de Mandane et celle de Cyrus l'occupoient si fort, qu'il ne songeoit qu'à sa propre passion, sans passer à celle des autres. Mais ce qu'il y eut de particulier ce jour là, à la conversation qui se fit chez Mandane, fut qu'elle fut fort longue, quoy qu'elle fust presques toute composée de Personnes qui auroient voulu n'y estre pas. Car enfin Philoxene eust souhaité ne s'y estre pas trouvée : Lysidice avoit aussi un chagrin estrange d'y estre : Atalie en avoit beaucoup de despit : et Cleocrite mesme, malgré son humeur indifferente, eust mieux aimé estre ailleurs que d'estre où elle estoit. Pour Thrasyle il estoit fort imbarrassé, de se trouver au milieu de quatre Personnes, avec
qui il avoit eu tant de choses à démesler : et pour Anaxaris, quoy que la veuë de Mandane fust le seul bien de sa vie, il ne laissoit pas de desirer de n'estre point alors aupres d'elle, puis qu'il n'y pouvoit estre sans son Riual : de sorte qu'excepté Cyrus, presques tout ce qui estoit dans la chambre de Mandane, eust voulu n'y estre pas. Il est vray que l'inquietude de ce Prince n'estoit pas moindre que celle des autres : car si Cyrus n'eust pas voulu estre hors d'aupres de Mandane, il eust du moins voulu que tous ceux qui estoient aupres d'elle n'y eussent pas esté. Ils y surent pourtant assez long temps : mais enfin, Atalie, Cleocrite, Philoxene, et Lysicide s'en estant allées, Mandane demanda à Thrasyle, si ces Dames estoient de ses Amies, et s'il ne les estimoit pas beaucoup ? mais quoy qu'elle pûst faire, il parut presques aussi reservé à en parler, qu'elles avoient este reservées à parler de luy. Il les loüa pourtant, plus qu'elles ne l'avoient loüé : ce sut toutesfois d'une façon, qui fit aisément connoistre qu'il ne loüoit que Philoxene avec chaleur.
Mandane reçoit une lettre de la part du roi de Pont. Elle refuse de la lire et la tend à Cyrus : le roi de Pont se plaint de son sort misérable : il est décidé à s'embarquer seul sur une barque afin de trouver la mort dans la mer. Cyrus et Mandane éprouvent de la compassion pour lui, d'autant que Cyrus se souvient également des bienfaits de son rival, tels que la révélation de la conjuration des quarante hommes ou le sauvetage de Mandane après le naufrage du vaisseau de Mazare.
Apres quelques autres discours indifferens, le reste de la Compagnie se separa : mais justement comme Cyrus alloit estre en estat d'entretenir Mandane, Anaxaris amena un Habitant de Cumes qui aportoit une Lettre à la Princesse, que le Roy de Pont luy avoit donnée pour luy rendre. Mandane ne la vit pas plustost, qu'elle reconnut en effet l'escriture de ce Prince : de sorte que la donnant à Cyrus sans la
lire ; voulez vous bien, luy dit elle, m'empescher d'avoir de la colere, en m'erspargnant la peine de lire une Lettre, qui selon les aparences m'en donnera ? Je veux toûjours tout ce qu'il vous plaist Madame, repliqua-t'il ; et quoy que ce ne soit pas une agreable chose, que de lire la Lettre d'un Rival, j'ayme pourtant encore mieux la lire que si vous la lisiez : de peur qu'au lieu de vous donner de la colere, elle ne vous donnast de la pitié. Apres cela Cyrus ouvrit cette Lettre, et y leût ces paroles.
LE PLUS MALHEUREUX DE TOUS LES HOMMES,A LA PRINCESSE MANDANE.
Comme la vengeance est la plus douce chose du monde, j'ay creû Madame, que ne pouvant jamais vous donner nulle autre satisfaction en ma vie, je devois du moins vous donner celle de vous prendre que jamais personne n'a este si pleinement vangée que vous l'estes. Car enfin, Madame, je souffre plus, que nul autre n'a jamais souffert ; je souffre sans esperance ; et je souffre sans estre pleint de vous ; qui est la plus grande de mes infortunes. Aussi est-ce pour tascher de me delivrer de celle la, que j'ay pris la resolution de vous faire sçavoir une partie de mes douleurs : afin de vous forcer de pleindre
un ennemy, qui ne peut plus vous nuire. Imaginez, vous donc, Madame, qu'apres avoir deux Royaumes ; qu'apres avoir eu le desplaisir de voir renverser celuy de Cresus pour l'amour de moy ; et d'avoir fait perir le Prince ce de Cumes : imaginez vous, dis-je, qu'apres vous avoir aimée si long temps, sans autre esperance que celle d empescher mon Rival d'estre heureux ;je me voy dans la cruelle necessité, de le laisser le plus satisfait, et le plus glorieux de tous les hommes, et de perdre mesme l'esperance de vous voir jamais Je perts donc, Madame, le plus infortuné de tous les Princes qui sont au monde ; le plus desesperé Amant qui sera jamais ; et le plus malheureux de tous les hommes. Comme je m'en vay seul chercher la mort sur le mesme Element où j'eus le bonheur de vous sauver la vie ; et que selon toutes les apparences, ma fin aura peu de tesmoins ; j'ay voulu, Madame, vous faire sçavoir que malgré vostre insensibilité pour moy, et tous les malheurs où la passion que t'ay pour vous m'a precipité ; je mourray en vous adorant, et sans me pouvoir jamais repentir de vous avoir adorée : quoy que l'amour que j'ay pour vous, soit cause de la plus grande partie de mes disgraces. Voila Madame, quelle est la passion que vous avez mesprisée : qu'els seront mes sentimens pour vous, lors que l'excés de ma douleur achevera de me faire mourir. Croyez donc, je vous en conjure, que vous serez l'unique objet lie ma derriere pensée : et que mesme en expirant, j'auray assez de passion pour faire que mon dernier soûpir, soit un soûpir d'amour : trop heureux si apres ma mort, vous dites seulement que j'estois digne d'un destin plus favorable.
Apres que Cyrus eut leû cette Lettre, il regarda Mandane : et prenant la parole, j'avois sans doute raison, luy dit-il. Madame, de craindre que ce que le Roy de Pont vous escrit, n'excitast plustost la pitié que la colere dans vostre coeur : car tout son Rival que je suis, je n'ay pû de lire sans avoir de la compassion. Comme c'est un sentiment assez naturel aux Personnes qui ont une generosité heroïque, reprit la Princesse, je ne m'estonne pas que vostre ame en soit capable : mais comme je ne veux pas estre sensible à la pitié, pour un Prince qui n'en a point eu pour moy, je veux m'oster les occasions d'en avoir pour luy : c'est pourquoy (dit elle en prenant la Lettre du Roy de Pont, et en la rompant) je ne veux point lire ce qui m'en pourroit donner, puis qu'il vous en a donne. Je ne sçay Madame, dit alors Cyrus en soûriant, si la crainte que vous avez d'avoir de la pitié, ne seroit point un sujet de jalousie, à un Amant de temperamment jaloux : et je ne sçay, dit-elle en soûriant aussi à son tour, si la compassion que vous avez euë, n'en seroit point un à toute autre qu'à moy, de vous accuser de peu d'affection. Ha Madame, reprit Cyrus, cette accusation seroit bien mal fondée ! elle ne seroit pas plus que l'autre, repliqua-t'elle. J'aime donc bien mieux vous advoüer qu'elles le seroient toutes deux, reprit Cyrus, que de disputer jamais rien contre vous. Apres cela, ces deux illustres Personnes tomberent pourtant d'accord, que ce malheureux
Prince estoit digne de pitié. Ils sçeurent mesme ce jour là en quel heu il avoit esté cache : et ils aprirent que des que l'entrée du Port avoit esté libre, il avoit voulu sortir de Cumes : et s'estoit fait porter la nuit, tout foible et tout blessé qu'il estoit, dans une Barque de Pescheur, sans avoir personne aveque luy, que celuy qui conduisoit la Barque : et ce mesme Soldat qui estoit sorty du chasteau, avec cét infortuné Prince. De sorte que cette nouvelle redoubla encore la compassion que Mandane et Cyrus avoient, pour un Roy qui leur avoit sauvé la vie à tous deux : car c'estoit luy qui avoit adverty Artamene, de la conjuration de ces quarante Cavaliers, qui le devoient faire perir : et c'estoit luy aussi, qui avoit empesché Mandane de se noyer, apres qu'elle eut fait naufrage. Ainsi ne pouvant moins faire, pour celuy à qui ils devoient la vie, ils le plaignirent dans son malheur, quoy qu'il en fust seul la cause.
Cyrus commence à songer aux moyens de regagner la Medie, afin de conduire Mandane auprès de son père. Mais il ne peut demander la main de sa bien aimée à Ciaxare avant de s'être battu en duel avec le roi d'Assirie. Il est donc décidé à libérer son rival de la captivité d'Arsamone, pendant que Mandane, escortée de gardes, regagnera Ecbatane. Anaxaris demande à être le capitaine des gardes de la princesse, ce que Cyrus accepte volontiers.
Le lendemain au matin, on sçeut que Pactias et Lycambe avoient posé les armes : mais que le premier ne voulant pas revenir dans une Armée où estoit Cresus qu'il avoit trahi, estoit allé s'embarquer, pour passer à Mytilene : et qu'ayant fortuitement rencontré Harpage, qui n'osoit voir Cyrus, apres avoir esté cause de la perte de l'Armée qu'il commandoit ; ils s'estoient liez d'amitié, et avoient choisi un mesme lieu pour leur exil. De sorte que Cyrus voyant qu'il n'avoit plus d'ennemis à combatre, et que la Campagne
estoit libre, ne songea plus qu'à faire sortir Mandane de Cumes, pour s'avancer tousjours vers la Medie : car encore qu'il eust promis au Roy d'Assirie de n'espouser point cette Princesse, qu'il ne se fust batu contre luy ; que Ciaxare eust en quelque façon depuis consenty à la chose ; et quil fust absolument resolu de luy tenir sa parole ; il ne sçavoit comment dire cette fâcheuse nouvelle à Mandane. Il jugeoit pourtant qu'il seroit en quelque façon dangereux pour son honneur, qu'il allast à Ecbatane, devant que de s'estre batu contre le Roy d'Assirie, sçachant bien que ce Prince n'iroit pas : mais comme le chemin estoit fort long de Cumes à cette autre Ville, et que la Princesse ne pourroit pas aller fort viste, il espera que devant que d'estre en Medie, le Roy d'Assirie seroit delivré : ou par la rançon qu'il faisoit offrir pour luy, ou par la force. Ainsi estant encore dans les premiers transports de sa joye, il rejetta toutes les fâcheuses pensées qui luy vinrent : et se contenta d'ordonner à Chrysante et à Feraulas, de ne rien dire à Mandane du combat qu'il deuoit faire contre le Roy d'Assirie. De sorte que ne pensant qu'à se mettre en estat de faire arriver cette Princesse en Triomphe à Ecbatane, il donna tous les ordres necessaires pour former sa maison : et pour faire qu'elle eust un Equipage magnifique. Ce fut alors que les Soldats qu'Anaxaris avoit subornez, et qui s'estoient rendus Maistres du chasteau, demanderent pour recompense du service
qu'ils avoient rendu, d'avoir la gloire d'estre Gardes de cette Princesse, ce qui leur fut accorde : mais ce qui surprit fort Cyrus, fut de voir qu'Anaxaris qui avoit refusé dans son Armée des emplois extrémement considerable, demanda d'estre Capitaine des Gardes de la Princesse. Jusques la Cyrus avoit creû qu'Anaxaris estoit d'une qualité extraordinairement relevée : mais voyant alors où il bornoit son ambition, il pensa qu'il avoit refusé les autres emplois par modestie : et qu'il souhaitoit celuy cy, comme plus proportionné à sa Naissance. Si bien que le luy accordant aveque joye, Anaxaris se vit Capitaine des Gardes de la Princesse qu'il aimoit : et il s'y vit avec l'agréement de son Riual, et de ta Maistresse : qui sans sçavoir quelle estoit la passion qu'il avoit dans l'ame, luy donnoient mille marques d'amitié. Mais pendant qu'on preparoit toutes choses pour le départ de Mandane, cette Princesse avoit tous les jours chez elle toutes les Dames de Cumes, qui faisoient ce qu'elles pouvoient pour la divertir : et entre les autres Cleocrite, Atalie, Philoxene, et Lysidice, s'y attacherent extrémement. Thrasyle alloit aussi fort souvent chez elle, où tout ce qu'il y avoit de Gens de qualité, et de Gens d'esprit aupres de Cyrus, se rendoient. Pour ce Prince, il y avoit des heures où cette presse l'importunoit tellement, que quelque agreable que luy fust la veuë de sa Princesse, il y avoit des instans où pour cacher le chagrin qu'il avoit de ne pouvoir l'entretenir, il estoit
contraint de sortir de sa chambre. Il est vray que pour s'en consoler, il alloit quelquesfois à celle de Martesie, quand il se pouvoit dérober de cette foule de monde qui l'accabloit : afin d'avoir la satisfaction de parler de Mandane avec une Personne qui avoit tant de part à son amitié.
Cyrus est convoqué dans la chambre de Mandane, où il trouve Thrasyle, Cleocrite, Lysidice, Atalie, ainsi qu'une autre dame nommée Lyriane. Mandane demande à son amant de se prononcer sur la fidélité de Thrasyle : elle a en effet appris que le jeune homme, ayant successivement aimé Cleocrite, Lysidice et Atalie, avant de s'attacher présentement à Philoxene, continue pourtant à se proclamer fidèle amant. Lyriane prend la défense de Thrasyle et se propose de faire le récit de sa vie, afin que Cyrus puisse juger comment celui-ci concilie fidélité et inconstance.
Mais comme il droit un jour avec elle, et qu'il luy faisoit redire une partie de ce qu'il avoit desja sçeu ; on le vint querir de la part de la Princesse : aupres de qui il n'y avoit alors que Cleocrite, Lysidice, Atalie, et une autre Dame nommée Lyriane et Thrasyle. Dés qu'il parut dans la chambre de cette Princesse ; ne pensez pas Seigneur, luy dit elle, n'estre jamais employé qu'à estre l'Arbitre de l'Asie : à ne connoistre que des interests des Rois et des Princes ; et à ne faire autre chose que d'oster et de rendre des Couronnes : c'est pourquoy preparez vous à estre Juge d'un different, où l'ambition n'a point de part : et sur lequel je vous advouë que je n'ay pas la hardiesse de porter un jugement decisif. Je pense Madame, repliqua Cyrus, que je ne connoistray pas, ce que vous ne connoissez point : et que vous ne me croyez pas assez presomptueux, pour m'imaginer que j'ay plus de lumiere que vous. Puis qu'il faut que j'accommode mes paroles à vostre modestie, repliqua-t'elle, je vous diray qu'il y a beaucoup de choses, que la bien-seance veut que vous sçachiez mieux que moy : car par exemple, si je disois en certaines occasions, tous les termes propres
et particulieres à la guerre, et que j'en parlasse enfin aussi bien que vous ; n'est-il pas vray qu'il me seroit presques aussi honteux de parler trop bien de ces sortes de choses, qu'il vous le seroit si vous en parliez aussi mal que moy ? En effet il est certaines rencontres, ou il ne faut pas mesme qu'une Personne de mon Sexe tesmoigne sçavoir ce qu'elle sçait : et il y a enfin une espece d'ignorance volontaire, qui sied bien en quelques occasions. C'est pourquoy vous pouvez, sans rien entreprendre sur moy, parler de la chose dont il s'agit : puis qu'elle est d'une nature, que je puis lignorer sans honte. Vous sçaurez donc (poursuivit elle, sans donner loisir à Cyrus de l'interrompre) que Cleocrite, Atalie, et Lysidice, que vous sçavez qui ne voulurent point parler de Thrasyle, le jour qu'Anaxaris demanda sa liberté, m'en ont parlé aujourd'huy : et me l'ont dépeint comme le plus inconstant de tous les hommes, apres m'en avoir pourtant dit mille biens. Mais comme elles m'en parloient ainsi, Thrasyle est arrivé : et la conversation s'est tournée de façon, qu'elles luy ont dit en riant, tout ce qu'elles m'avoient dit devant qu'il entrast. Cependant Thrasyle soustient ardemment, qu'il est le plus fidelle de tous les hommes : mais ce qui m'embarrasse le plus, est qu'il advouë qu'il a aimé successivement Atalie, Cleocrite, Lysidice, et quelques autres : et qu'il aime presentement Philoxene. Ha Thrasyle, s'escria Cyrus, voila bien des amours differentes,
pour pouvoir porter la qualité de fidelle Amant, et pour se pouvoir deffendre de meriter celle d'inconstant ! Seigneur, reprit Thrasyle, pour sçavoir veritablement ce que je suis, je pense qu'il faudroit sçavoir toute ma vie ; connoistre parfaitement celles que j'ay aimées ; et se donner la peine d'examiner bien precisément, ce que c'est que la constance et l'inconstance. Car je suis persuadé, qu'on peut avoir plusieurs amours sans estre infidelle : et sans qu'on puisse dire qu'un homme soit inconstant. En effet, Seigneur, poursuivit-il, je suis, dis-je, persuadé, que quand le Roy d'Assirie et le Roy de Pont, se delivreroient de la passion qui les tourmente, on ne les accuseroit pas d'inconstance : au contraire, on les loüeroit de s'estre surmontez eux mesmes, lors que la raison vouloir qu'ils le fissent : ainsi il faut conclure qu'en certaines occasions, on peut cesser d'aimer sans estre infidelle, et recommencer d'aimer sans estre inconstant. Ainsi je pense pourrir dire qu'en quelques rencontres, il y a plus d'opiniastreté que de constance, à ceux qui s'obstinent d'aimer avec la certitude de ne pourrir estre aimé : de sorte que selon moy, ces Gens là au lieu d'avoir une vertu ont un vice, qu'ils ne pensent pas avoir. Si c'est un vice, reprit Cleocrite en riant, je vous assure qu'on ne vous en soubçonnera jamais : et qu'on ne vous accusera pas, d'estre opiniastre en amour. Non , adjousta Lysidice, mais en eschange on l'accusera de l'estre en inconstance.
Le mot d'opiniastre convient si peu à un inconstant, dit Atalie, que je ne puis consentir qu'on l'aplique à Thrasyle : qui à considerer le nombre de ses amours, est le plus inconstant des hommes. Pour moy (dit Lyriane, qui n'avoit point encore parlé) j'advouë que je ne le puis absolument condamner : et je pense que sans faire une injustice manifeste, on ne peut raisonnablement le faire passer pour inconstant ; quoy qu'il ait aimé plusieurs personnes. Vous estes bien genereuse, luy repliqua Cyrus, d'entreprendre la deffence de Thrasyle, qui est attaqué par trois ennemies si redoutables : Lyriane connoist si parfaitement, reprit Thrasyle, quelles sont les raisons qui m'ont obligé de cesser d'aimer, qu'elle ne peut pas m'accuser comme sont celles qui ne m'accusent que parce qu'elles ne se connoissent pas elles mesmes. De plus Seigneur, il me semble que puis qu'il est des raisons qui peuvent permettre de cesser d'aimer sans estre inconstant, la generosité veut qu'on presupose que j'en ay eu qui m'y ont oblige : et qu'ainsi je ne dois pas estre regardé comme un infidelle. Car enfin, Seigneur je suis persuadé, que ce qu'on peut veritablement nommer inconstance, est un certain desgoust, et une espece de lassitude d'esprit, s'il est permis de parler ainsi, qui fait que les mesmes choses qui ont plû, ne plaisent plus, quoy qu'elles soient les mesmes qu'elles estoient auparavant : et qui fait aussi, que la nouveauté eu un charme inevitable. Si bien que
par ce moyen, l'amour d'un inconstant s'allentit, et vient mesme à se destruire, sans autre cause que celle qui est en luy : de sorte qu'il ne peut aimer long temps une mesme Personne, quelque accomplie qu'elle soit, et quelque bien traité qu'il en puisse estre, parce qu'il a dans le coeur une legereté naturelle qui l'en empesche. Mais pour moy, je puis assurer sans mensonge, que si la premiere Personne que j'aimay, se fust trouvée estre telle que je me l'estois figurée, je n'aurois jamais aimé celles qui me reprochent d'estre inconstant. Ne diroit on pas, dit alors Cleocrite, que Thrasyle doit avoir trouvé des deffauts espouventables en toutes les Personnes qu'il a aimées ? Pour moy, adjousta Lysidice, je trouve qu'il y va de nostre honneur, que Thrasyle parle comme il fait devant la Princesse : s'il ne dit par quelle raison il nous a quittées. Je pense, dit alors Atalie, que ce recit ne nous seroit pas fort advantageux en sa bouche : si vous voulez, reprit Lyriane, et que la Princesse ait la curiosité de le sçavoir, je m'offre à faire un recit fort exact et fort fidelle de tout ce qui est arrivé à Thrasyle : vous me ferez beaucoup de plaisir, repliqua Mandane : et vous ferez ce me semble une chose fort difficile à faire, adjousta Cyrus en riant, si vous pouvez me persuader que Thrasyle ait pû aimer et quitter trois aussi belles Personnes que celles que je voy, sans pouvoir estre accusé d'inconstance. Lyriane m'a tousjours parû si fort Amie de Thrasyle,
dit Lysidice, que j'ay quelque peine à consentir que ce soit elle qui me face connoistre à la Princesse : Pour moy, adjousta Cleocrite, je suis si persuadée que Lyriane ne peut rien dire à mon desavantage, qu'il ne m'importe pas, qu'elle soit plus des Amies de Thrasyle que des miennes : l'indifference dont on vous accuse, repliqua Atalie, paroist si fort à ce que vous dites, que cela donnera lieu à la Princesse de croire facilement tout ce qu'on luy en dira. Pour vous tesmoigner, dit Lyriane, que je ne veux rien dire contre la verité, je consens que vous soyez presentes à ce que je diray : et que vous m'interrompiez, si vous m'oyez dire un mensonge. En mon particulier, dit Lysidice, j'aime mieux reconnoistre Thrasyle pour le plus constant de tous les hommes, quoy qu'il soit un des plus inconstans ; que d'aller escouter moy mesme toutes les folies qu'il faut raconter, pour faire sçavoir ce qui c'est passé entre nous. Pour faire que la chose soit esgalle, reprit Thrasyle, il faut que les Personnes interessées n'y soient pas : et que Lyriane seule, demeure aupres de la Princesse Lysidice, qui jusques alors tuoit eu peine à se resoudre de consentir que Lyriane racontast une Histoire où elle avoit quelque interest, fut la premiere, suivant l'inesgalité de son humeur, qui trouva bon que Lyriane fust seule aupres de Mandane : et en effet la chose ayant esté resoluë ainsi, Thrasyle passa avec Cleocrite, Lysidice, et Atalie, dans une autre
Chambre où Martesie estoit : et Lyriane se disposa à faire le recit des amours de Thrasyle, apres lequel il deuoit estre declaré inconstant, ou estre restably dans le droit qu'il pretendoit avoir, de se dire tres fidelle Amant. Mais quoy que Lyriane creust ne devoir parler que devant Mandane et devant Cyrus, elle eut pourtant davantage d'Auditeurs : car le Prince Artamas estant arrivé, suivy d'Aglatidas, Cyrus dit qu'ils estoient trop propres à estre Juges d'une pareille chose, pour les priver du plaisir d'aprendre le different qui estoit entre de si aimables Personnes, eux qui estoient les plus fidelles Amans du monde. De sorte qu'apres les avoir instruits de ce dont il s'agissoit, et que chacun eut pris sa place ; Lyriane commença son discours en ces termes, en adressant la parole à Mandane.
Thrasyle est présenté comme ayant l'âme passionnée. Lyriane révèle que dès qu'il a commencé à fréquenter le monde, il est tombé amoureux d'une dame. Or il s'agissait d'une coquette qui se laissait courtiser par tous les hommes. Il n'y a donc pas eu d'injustice à l'abandonner. Thrasyle s'est épris ensuite d'Atalie, jeune fille de qualité, qui lui avoue alors son amour pour Egesipe, meilleur ami de Thrasyle. Par respect et amitié, ce dernier se fait violence et parvient à renoncer à cet amour.
Lyriane commence le récit de la vie de Thrasyle en soulignant combien il a l'âme passionnée, et en affirmant qu'il est incapable d'un amour qui ne soit ardent, passionné, tendre, et galant. Lorsqu'il a l'âge de fréquenter le monde, il s'éprend d'une dame qui lui donne toutes les marques de tendresse souhaitables, si bien qu'il pense en être éperdument amoureux. Or il s'agit d'une coquette, qui répond aux attentions de tous les hommes de la cour. Il apprend même qu'elle montre ses lettres à d'autres hommes, afin de s'en moquer. Se détourner de cette femme relève donc davantage du bon sens que de l'inconstance.
HISTOIRE DE THRASYLE.
Comme la verité doit estre inseperable de toutes les paroles de ceux qui entreprennent de raconter quelque chose ; je seray sans doute obligée, Madame, dans la suitte de mon discours, de ne louer pas esgallement, toutes les Personnes dont j'ay à vous parler, quoy que d'ailleurs elles soient infiniment loüables : c'est pourquoy je vous suplie de ne croire pas que
pour justifier Thrasyle, je veüille accuser injustement Cleocrite, Lysidice, ny Atalie : estant certain que je ne vous diray rien que je ne leur face advoüer, et rien qui ne soit connu de tout ce qu'il y a de Gens de Qualité dans Cumes. Apres cela, Madame, je ne m'arresteray point à vous dire, que Thrasyle est d'une Naissance fort illustre ; qu'il s'est signalé à la guerre en plusieurs occasions ; et qu'il a infiniment de l'esprit ; car vous avez sans doute sçeu ces deux premieres choses, et vous ne pouvez pas manquer de vous estre aperçeuë de la derniere. Mais je vous diray. Madame, ce qu'aparamment vous ne pouvez pas sçavoir : qui est que jamais homme n'a eu l'ame si passionnée que l'a Thrasyle. Car enfin l'amour est tellement sa passion dominante, qu'il ne peut vivre sans aimer : mais pour vous tesmoigner qu'il n'a pas mesme le temperamment qu'ont ordinairement les inconstans y je vous diray encore que les amours qu'il a, ne sont pas des amours simplement galantes et enjoüées ; mais que ce sont des amours ardentes et violentes, aussi bien que tendres et passionnées : et selon mon sentiment, si Thrasyle avoir eu le bonheur d'aimer dés la premiere fois, une personne qui eust en quelque façon respondu à son affection, je suis persuadée qu'il n'auroit jamais aime qu'elle seule, et qu'il l'auroit aimée jusques à la mort. Et pour faire voir qu'il est capable d'estre constant, il ne faut que juger de ses amours par son amitié ; estant
certain qu'il a un Amy nommé Egesipe, qu'il aime dés le Berçeau. Cependant la bizarrie de son destin a voulu, qu'il ait aimé en plusieurs lieux, comme je m'en vay vous le dire. Vous sçaurez donc, Madame, que dés que Thrasyle fut hors de la conduite de ses Maistres, et qu'il commença de faire des visites de son chef ; il devint aussi amoureux, que l'âge où il estoit le luy pouvoit permettre : mais comme vous sçavez que les jeunes Gens qui commencent d'entrer dans le Monde, n'y sont pas tout à fait traitez comme ceux qu'il y a desja long temps qui en sont, si ce n'est par certaines Femmes qui ne rebutent jamais lien, et qui veulent des Esclaves de toutes manieres ; Thrasyle, quoy que fort bien fait, et de beaucoup d'esprit, ne trouva pas d'abord une esgalle civilité parmy toutes les Dames qui avoient alors la grande reputation de beauté : et il remarqua aisément, qu'on faisoit quelque difference des Gens de sa volée et de son âge, à ceux qui estoient moins jeunes que luy. De sorte que comme il estoit glorieux, il ne devint point amoureux de celles qui ne les traitoient pas comme un homme à pouvoir devenir leur Amant : mais il le devint esperduëment d'une Daine de nostre Ville, qui estant de l'humeur de celles dont j'ay desja parlé, luy faisoit mille civilitez : n'oubliant rien de tout ce que la coquetterie enseigne, aux Femmes qui en font profession, pour enchaisner le pauvre Thrasyle. Le peu d'experience qu'il avoit
du monde, sit qu'il eut une joye extréme, de se voir traité si favorablement : et de voir que cette Personne agissoit aveque luy, comme avec les plus honnestes Gens de la Cour. Quand il faisoit quelque autre visite, il n'y pouvoit durer : car suivant l'usage qui veut qu'on traite les jeunes Gens de cette sorte, durant quelque temps ; ou on ne luy disoit rien, ou on ne luy disoit que des choses qui le fâchoient : si bien qu'il se trouvoit fort embarrassé : et il m'a protesté qu'il souffroit plus qu'on ne se le peut imaginer. En effet il alloit souvent en des lieux ou dés qu'il arrivoit, on parloit bas sans luy parler : ou si on luy parloit, c'estoit de ses Exercices ou de ses Parens, apres quoy on le laissoit là. Je vous laisse donc à juger, quelle douceur il trouvoit, lors qu'il alloit de ces lieu là chez cette Dame, qui les traitoit d'une maniere si differente ; qui luy adressoit la parole comme aux autres ; qui luy contoit des nouvelles ; qui luy parloit mesme bas ; et qui luy faisoit cent secrets de bagatelles. Aussi l'aima t'il si esperduëment, qu'on ne peut presques pas aimer davantage : et il l'aima mesme si fort, qu'il fut prés de six mois à se croire le plus heureux de tous les hommes, d'estre regardé favorablement d'une Dame, qui avoit effectivement de la beauté et de l'esprit : mais qui estoit la plus fourbe, et la plus coquette Personne qui sera jamais. Car enfin il faut vous l'imaginer capable d'escrire des Lettres de galanterie à mille Galans : de souffrir d'estre aimée de tout ce
qu'elle connoissoit d'hommes à Cumes : de desirer de l'estre de toute la Terre : de faire esperer d'aimer tous ceux qui l'aimoient : et de se moquer pourtant de tous sans exception. Je pense qu'apres cela Madame, vous ne vous estonnerez pas, de ce que Thrasyle estant fort jeune, s'y laissa surprendre et l'aima, et que vous vous estonnerez encore moins, de ce qu'il ne l'aima plus, apres en avoir descouvert toutes les fourbes et toutes les foiblesses : et avoir sçeu qu'elle ne l'aimoit pas plus que mille Rivaux qu'il avoit. Si je croyois pourtant que pour justifier Thrasile de ce changement, il falust vous faire sçavoir en détail, tout ce qu'il descouvrit de cette personne ; je vous dirois qu'il surprit diverses Lettres d'elle ; qu'il sçeut, qu elle montroit les siennes à plusieurs de ses Rivaux ; qu'elle railloit de ta passion avec eux, comme elle railloit de la leur aveque luy ; et que fort souvent elle luy faisoit dire qu'on ne la pouvoit voir, durant qu'elle en entretenoit d'autres en particulier : et qu'en fin c'estoit la plus foible, et la plus folle personne de son Sexe. Je vous laisse à juger, Madame, si l'amour de Thrasyle pouvoit subsister, et si son changement en cette rencontre, se peut nommer inconstance : aussi ne m'arresteray je pas davantage à vous exagerer une chose, qu'il suffit de dire simplement, pour justifier Thrasyle : qui selon mon sens, auroit esté infiniment blasmable, de continuer d'aimer une Personne si mesprisable apres l'avoir
connuë.
Thrasyle tombe bientôt amoureux d'une jeune fille belle, douce et généreuse, répondant au nom d'Atalie. Sa passion est si forte, qu'elle se manifeste par des actions d'éclats. Afin qu'il cesse de se méprendre, Atalie lui avoue qu'il doit cesser de l'aimer, car son cœur est pris par quelqu'un d'autre. Il s'agit d'Egesipe, meilleur ami de Thrasyle. Atalie, amoureuse de ce jeune homme, en est fidèlement aimée en retour depuis un an. Thrasyle est bouleversé, mais par amitié pour Egesipe et respect pour Atalie, il parvient à surmonter sa passion.
Cependant comme cette disposition aimante qui est dans son coeur, ne pouvoit luy permettre de vivre long temps sans aimer quelque chose ; au retour d'une Campagne qu'il fit, apres avoir rompu avec sa premier Maistresse, il en fit une seconde : mais comme Thrasyle s'estoit mis en fort peu de temps en estat de passer pour le plus honneste homme de nostre Cour, il s'y vit en une consideration differente, de celle où avoit esté, à son entrée dans le monde : n'y ayant pas une Femme de qualité, qui ne tinst à gloire d'avoir quelque part à son estime. Aussi ne choisit il pas mal en choisissant Atalie, pour l'objet de sa seconde passion : car outre que vous voyez qu'elle a beaucoup de beauté et beaucoup d'esprit, elle a encore de la generosité, de la bonté, et de la franchise. Thrasyle la trouvant donc infiniment aimable, l'aima aussi infiniment : et il l'aima d'autant plus, qu'il la trouvoit d'une humeur fort differente de celle qui avoit aquis son aversion. Car enfin Atalie n'aimoit ny la galanterie, ny les Galans : elle fuyoit plustost le tumulte du monde, qu'elle ne le cherchoit : elle estoit propre sans affectation : et d'une conversation douce, facile, et agreable, quoy que d'humeur un peu serieuse. Ainsi trouvant mille bonnes qualitez en cette Personne, toutes opposée aux mauvaises, qu'il mesprisoit en celle qu'il avoit quittée, il s'attacha à la servir, et s'y attacha fortement : faisant durant tres long
temps, tout ce que l'amour a accoustumé de faire faire, aux plus honnestes Gens et aux plus magnifiques. Car enfin il fit plusieurs Festes à sa consideration : et l'amour qu'il eut pour elle, ne fut pas seulement une amour violente, ce fut une amour d'esclat. Il connoissoit bien que malgré tous ses soins, Atalie ne respondoit pas à sa passion, et qu'au contraire elle le fuyoit autant que la civilité le pouvoit permettre : mais il voyoit pourtant qu'elle ne le fuyoit pas avec aversion et avec mespris : et que s'il n'avoit point de part à son affection, il en avoit à son estime. De sorte que sans se rebuter, il s'opiniastra à la servir, avec toute l'exactitude imaginable : et il s'y opiniastra tellement, qu'en fin cette Personne qui l'estimoit effectivement, et qui craignoit que ses Parens ne la voulussent forcer à espouser un homme qu'ils estimoient fort, se resolut de luy dire ce qui l'empeschoit de respondre à son affection. Un jour qu'il estoit donc seul aupres d'elle, et qu'il voulut luy parler de son amour, et la conjurer de ne la mespriser pas, elle luy imposa silence : et luy dit, avec autant de sincerité que de bonté, la veritable cause de sa froideur pour luy. Quoy que j'aye dessein, luy dit-elle, de vous donner une grande marque d'estime aujourd'huy, je ne laisse pas de vous conjurer, de vous preparer à m'entendre dire la chose du monde qui vous sera la plus fàcheuse, si tout ce que vous m'avez dit est vray, et si vous m'aimez autant que vous
voulez que je le croye. Mais apres tout, Thrasyle, je serois indigne de l'honneur que vous me faites, si je vous laissois engager dauantage, en une affection dont vous ne pouvez jamais avoir satisfaction aucune. Quoy Madame, interrompit Thrasyle, je ne puis jamais esperer d'estre ny aimé ny souffert ! non, luy dit-elle, vous ne le pouvez : et si je puis obtenir de moy assez de force pour vous en aprendre la cause, vous tomberez d'accord que sans vous faire ny outrage, ny injustice, je puis vous refuser mon affection : car enfin, Thrasyle, je ne puis vous donner, ce qui n'est plus en ma puissance. Quoy Madame, s'écria-t'il une seconde fois, vous ne pouvez m'aimer, parce que vous aimez ! quoy, adjousta-t'il encore, il y a quelqu'un au monde assez heureux pour estre aimé d'Atalie ! et quelqu'un au monde qui est si peu transporté de joye de la possession d'un si grand bonheur, qu'il la peut cacher ! Ha Atalie cela n'est pas possible : et s'il y avoit un homme dans la Cour qui possedast cét honneur, J'aurois veû dans ses yeux une partie de la joye de son ame. En effet, s'il y avoit de la verité en vos paroles, je l'aurois veû aupres de vous : et si je l'y avois veû, j'aurois assurément connu son bonheur et sa passion. Vous pouvez pourtant aisément juger, luy dit-elle, que ce que je vous dis n'est pas une chose à inventer : mais encore, luy dit-il, Madame, qui est ce bien-heureux qui m'empesche de l'estre, et qui à la gloire d'estre aimé de vous ? Je ne vous ay
pas dit, reprit Atalie, que j'aimois : mais j'ay voulu vous faire entendre qu'il y avoit quelqu'un, dont je souffrois d'estre aimée. Si la chose n'en est encore que là, reprit Thrasyle, ce n'est pas assez pour m'empescher de vous aimer : car enfin, Madame, souffrez que je vous aime aussi bien que mon Rival, quel qu'il puisse estre : et s'il arrive que vous l'aimiez à mon prejudice, alors il pourra estre que le respect que j'auray pour vous, m'empeschera d'esclater, et me fera souffrir mon malheur en patience. Atalie se trouva alors bien embarrassée, voyant qu'elle en avoit trop ou trop peu dit pour son repos : de sorte qu'ayant resolu de tascher de s'y mettre tout à fait, elle advoüa à Thrasyle qu'elle aimoit, quoy qu'elle ne l'eust jamais absolument advoüé, à celuy pour qui elle avoit de l'inclination. Mais encore Madame, luy dit-il, quel est ce Rival invisible, dont le bruit des soûpirs n'est point venu jusques à moy, quoy que je sois presques tousjours aupres de vous ? et qu'a-t'il fait, qui puisse avoir gagné vostre coeur à mon prejudice ? Il m'a aimée, dit-elle, devant que vous m'aimassiez, et durant que vous en aimiez une autre : et il m'aime avec une fidellité si grande, et une obeïssance si aveugle, qu'il ne vous a jamais revelé le secret qui est entre nous. Quoy Madame, reprit Thrasyle fort estonné, j'ay un Rival que vous aimez, et qui est mon Amy ! ha Madame, cela n'est pas possible. Car enfin je n'ay qu'un veritable Amy, qui est
Egesipe : et je sçay bien qu'Egesipe me dit tout ce qu'il a dans l'ame : et que s'il y a un de nous deux criminel, c'est moy qui le suis, de ne luy avoir jamais advoüé que je vous aimois : joint aussi qu'il y a trois Mois qu'Egesipe est absent. Il est vray, dit-elle en rougissant, qu'il y a trois Mois qu'il est hors de Cumes : mais il est vray aussi, qu'il y a plus d'un An qu'il est dans mon coeur : c'est pourquoy Thrasyle ne voulant pas vous exposer à perdre un Amy inutilement, je vous descouvre ce qu'il ne sçait pas encore, en vous aprenant que je n'aimeray jamais qu'Egesipe, qui sçait seulement que je ne le haïs pas, mais qui ne sçait point du tout que mon coeur soit aussi engagé qu'il est. Ha Madame, s'écria t'il, je pense que j'aimerois mieux qu'il le sçeust, et que je ne le sçeusse point ! mais helas (adjousta-t'il sans attendre qu'Atalie luy respondist) peut il estre vray qu'Egesipe soit mon Rival, sans que j'aye sujet de le hair ? N'en doutez pas, dit Atalie, car enfin il ne sçait non plus que vous estes le sien, que vous sçaviez il n'y a qu'un quart d'heure qu'il estoit le vostre. Cependant Thrasyle (poursuivit-elle, en prenant un visage fort serieux) j'ay à vous dire que si vous ne me gardez fidellité, et si vous n'usez bien du secret que je vous ay confié, je vous hairay horriblement. Mais encore Madame, reprit-il en soûpirant, que faut-il faire pour en bien user ? Il faut, dit-elle, ne le dire jamais, non pas mesme à Egesipe : et il faut ne cesser pas d'estre
son Amy, et cesser d'estre mon Amant. Ha Madame, repliqua Thrasyle, que ce que vous voulez est difficile, et qu'il est mal-aisé d'aimer son Riual, et de cesser d'aimer sa Maistresse ! Quand on ne peut haïr le premier sans injustice, repliqua-t'elle, ny continuer d'aimer l'autre avec esperance, il faut pourtant se resoudre de prendre le party le plus raisonnable, le plus genereux ; et le plus commode :et ne s'opiniastrer pas inutilement, à un dessein qui ne peut jamais reüssir. Atalie eut pourtant beau parler, elle ne persuada pas Thrasyle ce jour là :et il continua de l'aimer comme auparavant. Il pensa mesme se broüiller avec Egesipe, lors qu'il revint a Cumes : mais apres tout il connut si parfaitement, que l'affection d'Egesipe et d'Atalie estoit indissoluble, et qu'il s'obstineroit inutilement et injustement, à vouloir détruire son Amy dans le coeur de cette belle Personne, qu'en fin cessant de vouloir vaincre la rigueur qu'elle avoit pour luy, il commença genereusement de se combatre luy mesme ; il s'esloigna de Cumes pour quelque temps ; et ne vit plus du tout Atalie chez elle quand il y revint. De sorte que l'absence, il raison, la generosité, et l'amitié qu'il avoit pour Egesipe, ayant surmonté sa passion ; il cessa enfin d'aimer Atalie, dont il voyoit qu'il ne pouvoit jamais estre aimé. Ainsi je pense pouvoir dire, que quoy qu'il y eust une notable difference d'elle à la premiere personne qu'il avoit aimée, il ne laissa pas de la pouvoir quitter sans
inconstance aussi bien que l'autre : et que par consequent c'est avec beaucoup d'injustice, que la complaisance qu'Atalie a pour ses Amies, luy fait apeller Thrasyle inconstant.
Thrasyle tombe amoureux d'une jeune femme remarquable, nommée Cleocrite, mais qui possède un redoutable défaut : elle témoigne d'une indifférence totale pour ce qui ne la touche pas personnellement. Thrasyle parvient à se lier d'amitié avec elle et organise en son honneur de nombreuses festivités. Mais quand il réussit enfin à lui déclarer son amour, elle lui oppose un refus irrité. Ecrasé par son malheur, Thrasyle attend trois jours avant de la revoir. Lorsqu'il se rend chez elle, elle l'accueille cette fois avec une grande joie. Déconcerté, Thrasyle lui demande des explications : il s'aperçoit alors que Cleocrite avait simplement oublié la déclaration qu'il lui avait faite. Un jour, une conversation s'engage sur l'indifférence en amitié. Cleocrite défend ce trait de caractère, qui protège la personne de toute souffrance extérieure. Malgré ses assiduités, la situation n'évolue pas pour Thrasyle. Qu'il tombe malade, parte pour la guerre ou passe pour défunt, rien n'émeut Cleocrite. Devant une telle indifférence, Thrasyle décide d'essayer de l'oublier.
Ne pouvant résister à l'inclination amoureuse de son âme, Thrasyle s'éprend bientôt d'une autre dame, nommée Cleocrite. Comme Cyrus la connaît déjà, Lyriane se dispense de la décrire physiquement. Par contre, elle souligne que malgré les charmes de sa beauté et les qualités de son esprit, elle possède un défaut que même ses plus proches amis lui reprochent : une indifférence universelle.
Cependant comme en changeant de sentimens pour elle, il n'avoit pas changé de temperamment ; et que cette inclination amoureuse qui est dans son ame, ne pouvoit long temps demeurer oisive ; insensiblement il redevint amoureux de Cleocrite : qui en effet est bien capable de donner d'abord beaucoup d'amour, mais qui est absolument incapable de faire un heureux Amant ; tant il y a de choses dans son humeur et dans son esprit, qui sont opposées à toute sorte d'attachement, de quelque nature qu'il puisse estre. Comme l'amour que Thrasyde a euë pour cette belle Personne, a esté une de ses plus violentes passions, je m'arresteray un peu plus a vous dire ce qui c'est passé entre eux, que je n'ay fait aux deux premieres : mais comme il importe extrémement à Thrasyle, que vous connoissiez parfaitement Cleocrite, afin de ne l'accuser pas de l'avoir quittée ; il faut que je vous la despeigne telle qu'elle est. Pour sa Personne, je n'ay que faire de vous la representer, puis que vous la connoissez : mais je puis pourtant vous assurer, que comme elle a esté un peu malade ces jours passez, vous ne la voyez pas en sa plus grande beauté ; estant certain que lors qu'elle est en santé parfaite, elle est encore plus belle qu'elle ne l'est aujourd'huy, quoy qu'elle soit beaucoup.
Car enfin, Madame, Cleocrite a un si grand esclat dans le taint et dans les yeux, lors qu'elle est en un de ses jours de Conqueste, qu'elle attire sans doute l'admiration de ceux qui la voyent. De plus, Cleocrite a beaucoup d'esprit, et de l'esprit galant, et mesme de l'esprit fort esclairé : en effet elle parle agreablement et de bonne grace, et anime fort la conversation : ayant un enjoüement plein de douceur, qui plaist sans doute beaucoup : et qui luy fait dire mille agreables choses, d'une agreable maniere, Mais malgré tous les charmes de sa beauté et de son esprit, et malgré toutes les bonnes qualitez qu'elle a ; Cleocrite en a une qui fait desesperer, non seulement tous ses Amans, mais tous ses Amis, et toutes ses Amies : et qui fait qu'il n'est presques pas possible de l'aimer longtemps ardamment. On l'estime sans doute tousjours beaucoup, et on l'aime mesme souvent malgré soy : mais on l'aime en murmurant contre elle, et en advoüant qu'on a tort de l'aimer : car enfin Cleocrite a une indifference si universelle, et si grande, qu'elle fait desesperer ceux qui la connoissent, et qui d'ailleurs l'estiment infiniment. Ne pensez pourtant pas, Madame, que lors que je parle de son indifference, je la borne à dire qu'elle n'est point capable de violente passion, ny de violente amitié : car j'entens qu'elle est incapable de nul attachement, quel qu'il puisse estre : et si elle aime quelque chose fortement, c'est le plaisir en general : n'y en ayant
pas mesme de particulier, où elle s'attache plus qu'à un autre. En effet elle change de lieux sans peine : les nouvelles connoissances ne l'importunent point : elle se console aisément de l'absence de ses plus anciennes Amies, quoy qu'elle soit pourtant fort aise de les voir : et l'on peur dire sans mensonge, qu'elle s'accoustume à tout, et desacoustume de tout. Comme elle a infiniment de l'esprit, et qu'elle discerne fort bien les honnestes Gens, d'avec ceux qui ne le sont pas, et les divers degrez de merite, elle est sans doute plus satisfaite de voir sa Chambre pleine de Gens d'esprit que de stupides : mais quand le hazard sait qu'il n'y a point des premiers, pourveû qu'il se trouve quelque nombre de Gens mediocres, qui parlent, et qui remplissent les Sieges, elle ne s'en trouve pas importunée, comme une autre se la trouveroit. Je croy mesme que Cleocrite, toute spirituelle qu'elle est, aime tant la multitude, qu'elle aimeroit mieux la conversation de cinq ou six personnes d'un mediocre esprit, que celle du plus honneste homme de la Terre, s'il estoit longtemps seul avec elle. Enfin Madame, on peut assurer que Cleocrite, pour estre contente, ne demande autre chose, que de voir beaucoup de monde ou chez elle, ou ailleurs : et que de passer continuellement de plaisir en plaisir, et de Feste en Feste : car pour la solitude, elle luy est insuportable, et elle ne la peut endurer. Il faut pourtant dire à la gloire de Cleocrite,
qu'elle sert ses Amies de bonne grace, quand il s'en presente occasion : et qu'elle les recoit bien souvent, comme si elle les aimoit tendrement. Mais à vous dire la verité, c'est parce qu'elle sçait que la bien-seance le veut ainsi : et que lors qu'elle les voit, elles la divertissent : et de cette sorte aimant le plaisir, comme je l'ay desja dit, elle aime ce qui luy en donne, autant que ce plaisir là dure. Cleocrite est mesme si indifferente, que quoy qu'elle soit bien aise qu'on l'aime, elle ne se soucie pourtant pas qu'on l'aime si tendrement ny si fortement : et pourveû qu'on l'estime fort, et qu'on l'aime assez pour la voir souvent ; pour beaucoup de complaisance pour elle ; et pour luy donner quelque divertissement, elle n'en veut pas davantage. Cependant cette prodigieuse indifference, qui donne de si mauvaises heures à ses Amans, et de si sensibles despits à ses Amies, n'empesche pas que Cleocrite ne soit admirable : et ne soit une des plus accomplies Personne du Monde.
Malgré le caractère indifférent de Cleocrite, Thrasyle en tombe amoureux. Comme elle aime les divertissements, il organise pour elle durant tout un été des bals et des fêtes. Un jour, lors d'une promenade, il trouve l'occasion de l'entretenir seule. Cleocrite, qui n'affectionne guère les conversations à deux, paraît mal à l'aise. Thrasyle lui déclare son amour, ce qui provoque d'abord la colère de la jeune femme. Elle lui explique les causes de son indifférence : elle se comporte ainsi afin de n'être pas constamment affligée par les malheurs des autres. Elle demande à Thrasyle de ne pas l'importuner avec ses sentiments.
Estant donc telle que je viens de vous la representer, Thrasyle l'aima : et il l'aima avec d'autant plus d'esperance, qu'il creût du moins qu'il ne seroit pas exposé au malheur qu'il avoit eu en aimant, une Personne qui en aimoit cent : ny a celuy qu'il avoit esprouvé en aimant Atalie : estant bien assuré qu'elle ne luy aprendroit pas qu'elle avoit une affection particuliere, qui l'empeschoit de recevoir la sienne, puis qu'elle estoit accusée de ne rien
aimer. Il espera mesme que cette indifference luy pourroit estre avantageuse un jour, s'il pouvoit la faire cesser pour ce qui le regardoit : et qu'il seroit plus heureux d'aimer une personne qui n'avoit pas le coeur si sensible, pourveû qu'elle l'eust pour luy. Enfin Madame, il aima Cleocrite, et il ne desespera pas mesme d'abord, d'en pouvoir estre aimé : car comme elle a l'esprit naturellement assez ouvert, et que quand elle reçoit quelqu'un qui la divertit, elle le reçoit admirablement bien, Thrasyle s'y laissa abuser au commencement : et il creût qu'elle faisoit pour l'amour de luy, ce qu'elle ne faisoit que pour l'amour d'elle mesme : si bien que s'engageant de plus en plus, il vint à l'aimer plus qu'il n'avoit aimé jusques alors, Comme Thrasyle a l'inclination liberale, il fit cent choses qui furent fort agreables à Cleocrite : car tantost il donnoit le Bal ; une autre fois il la surprenoit par une Musique. Si elle s'alloit promener, et qu'il y fust, il faisoit qu'elle trouvoit une Colation magnifique : et durant un Esté tout entier, il n'est point de sorte de divertissement, que Thrasyle ne luy donnast. Vous pouvez juger, Madame, que Cleocrite n'ayant l'ame fortement sensible qu'à ce qui la divertit, traitoit fort civilement un homme qui luy donnoit mille plaisirs : un homme encore, aussi accomply que Thrasyle. Cependant quelque bien qu'il fust avec elle, il n'avoit jamais pû luy parler de sa passion : car comme
l'indifferente de Cleocrite fait qu'encore qu'elle ait un discernement fort delicat et fort juste, elle ne se resoud pourtant point à choisir ses connoissances, et ne rebute jamais personne ; il y avoit tousjours tant de Gens chez elle, et bien souvent tant de Gens incommodes ; qu'il ne luy avoit pas esté possible de l'entretenir un moment en particulier. Mais à la fin il fit h bien, un jour qu'il estoit dans un Jardin avec elle, et avec quatre ou cinq Personnes peu divertissantes pour luy ; qu'il la separa de quelques pas, de cette importune Compagnie. Mais comme Cleocrite aime naturellement mieux la conversation particuliere ; elle se tourna diverses fois, pour regarder si ceux de sa Troupe ne la suivoient pas : et comme elle vit qu'ils marchoient lentement, elle voulut les appeller, comme si elle se fust : envoyée avec Thrasyle. Mais cet Amant qui mouroit d'envie de descouvrir sa passion, à celle qui la causoit, l'en empescha : et ne perdit pas une occasion, qu'il y avoit si long temps qu'il attendoit. Quoy Madame, luy dit il, ma conversation ne suffit pas à vous entretenir, en un lieu où la seule veuë des Arbres, des Fleurs, et des Fontaines, occupe les yeux, et divertit l'esprit ! Pardonnez moy (luy dit-elle obligeamment en soûriant) mais j'ay eu peur que la mienne ne suffist pas pour vous contenter : c'est pourquoy j'avois voulu demander du secours. De grace Madame, adjousta Thrasyle, ne me soubçonnez pas de vouloir jamais d'autre
compagnie que la vostre, en aucun lieu où vous soyez : et principalement aujourd'huy, que j'ay une chose à vous dire, qu'il y a tres long temps que je meurs d'envie que vous sçachiez. Sans mentir Thrasyle (luy dit-elle, avec ce peu d'aplication qu'elle a quelquefois aux choses qu'on luy dit) vous avez grand tort d'avoir tant tardé à me dire, ce que vous voulez que je sçache. Thrasyle surpris du discours de Cleocrite, connut bien qu'elle ne songeoit pas trop à ce qu'elle disoit : et en effet Cleocrite, sans attendre la responce de Thrasyle, se mit à luy demander s'il n'y auroit pas Bal le lendemain chez le Prince de Cumes ? Je ne sçay Madame, dit-il, s'il y aura Bal demain : mais je sçay bien qu'il y aura aujourd'huy un grand chagrin dans mon coeur, si vous n'escoutez ce que je vous veux dire, et si vous ne l'escoutez favorablement. Car enfin, Madame, il faut que vous sçachiez, que je suis au desespoir d'avoir descouvert dans mon ame, un sentiment tout à fait opposé a celuy qu'on vous reproche, dans la crainte que j'ay que vous ne m'en haïssiez. Non non, luy dit Cleocrite, je ne suis pas si injuste que vous pensez : c'est pourquoy quand vous ne serez pas de mon opinion en quelque chose, je ne vous en haïray point : car la mesme indifference qu'on me reproche, fait qu'il ne m'importe pas de quels sentimens sont les autres : pourveû que je demeure dans les miens, et que je face tousjours ma volonté. Ha Madame, s'escria t'il, que vous
me donnez de joye ! et que j'aimeray pour aujourd'huy seulement, cette humeur indifferente, dont on vous fait tant la guerre, si elle peut vous obliger a aprendre sans colere, que je meurs d'amour pour vous. Cleocrite lut il surprise du discours de Thrasyle, que croyant que c'estoit peut-estre une simple galanterie qu'il luy disoit, elle se mit à luy respondre en riant. Quand il seroit vray, luy dit-elle, quevous m'aimeriez, et que je le pourrois aprendre sans colere ; je pense que vous n'en seriez guere plus heureux : car je n'ay pas oüy dire, que l'indifference fust une grande faneur. Il est vray, reprit Thrasyle, que ce n'en est pas une : mais je ne laisseray pas de me louer de ma bonne fortune, si vous pouvez sans me haïr, aprendre que je vous aime. Il est vray encore, adjousta-t'il, que de la nature dont est ma passion, vous seriez fort injuste de vous en offencer ; car enfin je ne veux que vous adorer et vous voir : et s'il est possible, vous parler quelquesfois avec moins de presse et plus de silence. Quoy Thrasyle, luy dit-elle, vous estes assez hardy, pour parler d'amour à une Personne, qui passe pour l'indifference mesme ! et vous croiriez qu'estant accusée de n'aimer pas tout ce que je dois aimer, je commencerois d'avoir une affection galante et criminelle ! Non non (poursuivit-elle en riant, et voulant esviter de se fâcher) ce procedé n'est pas judicieux ; et quand il seroit vray que vous m'aimeriez, et que vous pretenderiez que je
vous aimasse, il faudroit attendre, pour m'y vouloir engager, que vous vissiez que je fusse devenuë ce qu'on dit que je ne suis point, je veux dire sensible à l'amitié. C'est pourquoy, Thrasyle, je vous conseille comme vostre Amie que je suis, de continuer de vivre aveque moy, comme vous y avez vescu : jusques à ce que vous voyez que mon coeur soit attendry, pour tout ce que je connois de Gens : car de penser me faire passer d'une extremité à l'autre en un moment, en me faisant aller de l'indifference à l'amour, c'est ce qui n'est pas possible. Je sçay bien Madame, luy dit-il, qu'il n'est pas aisé de vous engager à aimer quelqu'un : mais pour vous monstrer que je ne veux de vous que des choses possibles, je ne demande pas aujourd'huy que vous m'aimiez, je demande seulement que vous enduriez que je vous aime. Je suis si accoustumée, reprit-elle, à ne me soucier pas trop des sentimens qu'on a pour moy, qu'il ne me semble pas que ce que vous me demandez, soit fort difficile à obtenir : cependant il est vray que comme vostre conversation me plaist infiniment, je souhaite de tout mon coeur, que vous ne me mettiez pas dans la necessité de m'en priver, comme il faudrait que je fisse, si vous m'alliez persecuter par une de ces opiniastres affections qui font desesperer, et ceux qui les ont, et celles pour qui on les a. Car enfin Thrasyle, pourquoy pensez vous que je fais tout ce que je puis, pour conserver cette indifference dont on parle
tant ? c'est que je voy tous les Gens qui ne l'ont pas estre malheureux. En effet cette belle tendresse qu'on loue avec tant d'excès, fait que ceux qui en sont capables, sentent tous les malheurs de ceux qu'ils connoissent comme les leurs, du moins le disent-ils ainsi. De sorte que connoissant autant de monde que j'en connois, si j'estois de cette humeur, je serois toute ma vie en affliction. En effet il n'y a point de jour en l'Année, où il n'y ait quelqu'une de mes Amies, ou absente, ou malade, ou affligée : je vous laisse donc à penser si je ne passerois pas bien mon temps : et si je ne suis pas plus raisonnable de ne m'affliger avec excés, que de ce qui me touche directement. Ainsi Madame, reprit Trasyle, vous estes la plus heureuse personne du monde : point du tout, dit-elle, et je ne laisse pas d'avoir des chagrins comme les autres : car par exemple, adjousta-t'elle, quand j'ay fait dessein de me promener, s'il arrive qu'il pleuve, et que le tourne soit pas beau, j'en ay un despit estrange. Si au contraire il fait trop sec et trop chaud, et que la poudre rompe une Partie de plaisir, j'en ay un desespoir que je ne puis dire. Si quelque avare ne veut pas donner le Bal ; j'en murmure et j'en gronde, comme s'il m'avoit fait un grand outrage. Si je me trouve mal en un jour de divirtissement, j'en suis aussi affligée, que si j'estois malade à mourir. Ainsi quoy que je n'aye que mes propres douleurs, poursuivit-elle en riant, j'en ay encore autant qu'il m'en faut, pour occuper
toute ma patience : c'est pourquoy Thrasyle, ne me venez point accabler, par la chose du monde qui m'embarresseroit le plus : car si vous vous obstiniez à me parler, comme vous venez de faire, vous esprouveriez qu'encore que le ne sois pas capable d'amitié tendre, je suis pourtant capable de colere, toute indifferente que je suis. Thrasyle ne creût pourtant pas le conseil de Cleocrite : au contraire, il se mit à luy protester tres serieusement et tres fortement, qu'il avoit une passion demesurée pour elle : et qu'il estoit resolu de surmonter son indifference par mille soins, par mille soumissions, et par mille services. De sorte que Cleocrite prevoyant qu'il faudroit qu'elle se privast de Thrasyle, qui luy donnoit cent plaisirs ; qu'elle ne souffiroit plus si souvent qu'auparavant, qu'il fist des Festes pour l'amour d'elle, apres luy avoir descouvert sa passion ; et considerant encore qu'il seroit ce qu'il pourroit pour luy parler souvent seul, et que cela l'empescheroit de parler à d autres ; elle en eut tant de chagrin, que la colere s'emparant de son esprit, elle luy dit beaucoup de choses fâcheuses, qu'elle ne pût retenir.
Thrasyle passe trois jours tourmentés, sans oser se présenter devant Cleocrite. Quand enfin il se décide à lui rendre visite, celle-ci l'accueille avec civilité et enjouement, lui reprochant d'avoir disparu pendant une aussi longue période, durant laquelle elle s'est extrêmement amusée ! Thrasyle est stupéfait de ce procédé. En privé, il lui demande des explications : il s'avère que Cleocrite a simplement oublié la déclaration d'amour qu'il lui avait faite !
Thrasyle ne put mesme pas y respondre, pour tascher de l'apaiser : car les Amies de Cleocrite l'ayant jointe, il ne pût plus luy parler de tout le jour. Comme la colere de cette belle Personne est fore vive, et qu'il ne l'avoit jamais esprouvée, il creût qu'elle dureroit long temps. Ainsi n'osant presques la revoir, il fut trois jours dans une solitude extréme :
n'osant aller chez Cleocrite, et ne voulant pas aller ailleurs, puis qu'il ne la voyoit pas. Toutesfois à la fin ne pouvant plus vivre sans la voir, il se resolut d'aller chez elle : mais il y fut en tremblant, et avec une douleur peinte sur le visage, qui tesmoignoient assez qu'il avoit mal passé son temps, depuis qu'il ne l'avoit veuë. Pour Cleocrite, il n'en estoit pas de mesme : car elle avoit esté tous les jours en Promenade, depuis celuy que Thrasyle luy avoit parlé de son amour : et quoy que ce n'eust pas esté avec d'aussi honnestes Gens que luy, Cleocrite n'en estoit pas plus melancolique : et n'avoit pas laissé de se divertir, et d'en estre aussi guaye, que Thrasyle estoit triste. Ce malheureux Amant allant donc chez elle, avec l'air du visage aussi sombre, que Cleocrite l'avoit enjoüé, entra dans sa chambre, dans la croyance qu'elle le recevroit fort mal : mais ce qu'il y eut d'admirable en cette rencontre, fut que Cleocrite qui avoit esté trois jours en Feste et en plaisir, et à qui cent Personnes differentes avoient parlé, et avoient passé devant les yeux, depuis qu'elle n'avoit veû Thrasyle ; avoit tellement oublié qu'il luy eust parlé d'amour, qu'elle avoit eu de la colere ; et qu'elle luy avoit respondu aigrement ; qu'elle le reçeut avec un visage ouvert, comme elle avoit accoustumé de faire : luy demandant ou il avoit esté ; ce qu'il avoit fait, et pourquoy il n'auroit point paru aux Festes où elle s'estoit trouvée ? l'assurant en suitte qu'elle s'estoit fort bien divertie : et qu'elle
et qu'elle ne croyoit pas avoir jamais passé de plus heureux jours, que ceux qu'elle venoit de passer. Thrasyle surpris du procedé de Cleocrite, ne sçavoit s'il deuoit s'en affliger ou s'en réjouïr : toutesfois ne pouvant comprendre qu'il fust possible qu'elle pûst avoir oublié ce qui s'estoit pane entre eux ; il espera qu'elle se seroit repentie de l'avoir si mal traité. De sorte que voulant profiter d'un temps qu'il croyoit estre si favorable pour luy ; si j'eusse pensé Madame, luy dit-il, que ma veuë n'eust pas troublé vostre divertissement, je n'aurois pas manqué de me trouver à tous les lieux où vous avez esté : mais apres les cruelles paroles que vous m'aviez dites, j'advouë que je n'osois vous voir si tost : et que je ne suis venu icy, qu'avec une crainte qui vous seroit bien connoistre quelle est la passion que j'ay pour vous, si vous pouviez sçavoir quelle elle a esté. Cleocrite entendant parler Thrasyle de cette sorte, se ressouvint tout d'un coup, de ce qu'elle avoit oublié : d'abord elle en rougit de confusion : puis un moment apres, elle se mit à rire d'elle mesme avec tant de force, qu'elle n'en pouvoit parler. Thrasyle estant alors aussi surplis du grand enjoüement de Cleocrite, qu'il l'avoit esté de sa civilité, demeura assez interdit : mais à la fin, Cleocrite prenant la parole ; je vous demande pardon, luy dit elle, Thrasyle, de l'outrage que je vous ay fait, d'avoir absolument oublié tout ce que vous me distes l'autre jour, aussi bien que tout ce que je vous respondis : et de ne
m'estre point souvenuë que l'estois fort en colere contre vous : car je connois enfin que la civilité que j'ay euë presentement, est la plus injurieuse du monde. Mais je proteste, adjousta-t'elle, qu'il ne m'en souvenoit point du tout : cependant pour reparer cette faute, et pour vous tesmoigner que vous ne m'estes pas aussi indifferent que vous pensez, je m'en vay rappeller toute ma colere, et bannir toute ma civilité. Pendant que Cleocrite parloit ainsi, Thrasyle estoit si surpris et si estonné, qu'il ne sçavoit ny que penser, ny que dire. Mais à la fin ne pouvant plus se taire ; quoy Madame, luy dit-il, vous pourriez avoir oublié que je vous dis que je vous aimois ! oüy, dit-elle, et de telle sorte, que vous avez le plus grand tort du monde, de m'en avoit fait souvenir : car enfin j'aurois vescu aveque vous comme auparavant. Mais Madame, reprit-il, est-il bien vray que cela soit ? pour vous en assurer, dit-elle , soyez seulement cinq ou six jours sans me voir, et quand vous me reverrez, ne me dites lien qui me puisse remettre vostre crime et ma colere en la memoire, pour voir s'il m'en souviendra : car si je ne me trompe, il ne m'en souviendra point : et il ne tiendra qu'à vous, que nous ne soyons bien ensemble comme auparavant. Non non Madame, reprit Thrasyle fort irrité, je n'en useray pas ainsi : car puis qu'il ne vous souvient point d'une chose qu'on a esté trois jours sans vous dire, je veux vous dire tous les jours que je vous aime, et que
je vous aimeray malgré vous, et malgré toute cette indifference dont vous faites gloire, quoy que ce soit le seul deffaut que vous ayez.
Thrasyle et Cleocrite sont interrompus par l'arrivée de Lyriane. Une conversation s'engage sur l'indifférence de Cleocrite et ses conséquences en amitié. La jeune fille justifie avec ardeur ce trait de son caractère qui seul l'empêche de ne pas trop souffrir. Rien ne lui serait plus dommageable que de ressentir de l'amitié tendre ou héroïque, sources d'innombrables tourments. Irrité, Thrasyle défend l'amitié qui est une vertu valorisée par toutes les nations.
Comme Thrasyle prononçoit ces dernieres paroles que l'entendis fort distinctement, j'entray dans la chambre de Cleocrite : de sorte que les reprenant pour commencer la conversation ; je ne demande pas, dis-je à cette belle Personne, quel est ce deffaut que Thrasyle vous reproche : car puis que vous n'en avez qu'un, il est aisé de le deviner : principalement estant aussi grand qu'il est, et aussi generalement connu de tout le Monde. Sans mentir Lyriane, me dit elle en riant, vous avez une sincerité excessive : et je ne pense qu'il y ait personne en toute la Terre, à qui on reproche tes deffauts si franchement qu'à moy. Comme vous faites vanité du seul que vous avez, repris-je, on vous en parle sans craindre de vous fâcher : mais aussi sans esperance de vous en corriger. Il faudroit donc ne m'en parler point, repliqua t'elle : vous prenez tant de plaisir qu'on vous en parle, reprit Thrasyle, que c'est la moindre complaisance qu'on puisse avoir pour vous, que de vous en parler. Ce qui fait que je ne m'en fasche point, dit Cleocrite, c'est par la mesme raison que les tres belles Personnes ne se mettent pas en colere, lors qu'on les nomme laides : car enfin à parler avec la mesme sincerité de Lyriane, si je n'ay que le deffaut qu'on me reproche, je suis la plus accomplie Personne du monde. En verité, luy
dis-je alors, vous portez la hardiesse trop loin, de vouloir nous persuader que c'est une bonne qualité que l'indifference : peut-estre, reprit Cleocrite, appellez vous indifference, quelque chose que je ne connois point, et qui n'est pas dans mon coeur. Mais je soutiens que tous mes sentimens sont justes : et que la sorte d'amitié dont je suis capable, est la plus commode, et la plus raisonnable de toutes. Pour la plus commode pour vous, reprit Thrasyle, l'en tombe d'accord : mais pour la plus raisonnable, je pense qu'on pourroit vous le disputer. L'amitié la plus tendre, repliqua-t'elle, ne produit pointant rien de bon, qu'on ne puisse attendre de la mienne : car enfin y a t'il quelqu'un qui aime plus à servir ses Amies, ny qui soit plus aise de les voir que moy : Vous deviez adjouster, repris je, ny qui se console plus aisément de ne les voir point. Il est vray, dit-elle, que je m'en desespere pas, et qu'en les perdant de veuë, je ne perds pas la raison : mais de grace, poursuivit-elle, quel grand plaisir auroient mes Amies, quand j'aurois la plus grande douleur du monde de leur absence ? l'en suis sans doute faschée : mais c'est sans me desesperer, et sans ennuyer les Amies qui me restent, par un chagrin insuportable qui ne serviroit de rien à celles que je ne voy point ; qui incommoderoit celles que je voy ; et qui m'accableroit moy mesme, sans en avoir autre advantage, que d'avoir la reputation d'avoir le coeur tendre ; mais selon moy, ce seroit avoir
l'ame foible. Veritablement si je n'estimois pas mes Amies, autant qu'elles meritent de l'estre ; que je ne les servisse pas, quand elles ont besoin de mon assistance ; et que je leur fisse mauvais visage, quand elles me viennent voir ; je souffrirois qu'on me condamnast comme on fait : mais que parce que je ne donne pas mon coeur tout entier ; que je ne l'ay pas sensible de la derniere sensibilité ; et que je ne mesle pas dans tous mes discours les mots de tendresse, d'ardente amitié, et autres semblables, je passe pour indifferente, quoy qu'à parler veritablement, je ne sois que comme il faut estre pour estre raisonnable, c'est ce que je ne puis endurer. En effet, poursuivit-elle en riant, n'est il pas vray que ces Sages dont on parle tant par le monde, sont consister la prudence, en un détachement de toutes choses ; et que selon leurs Preceptes, je suis par temperamment, ce qu'ils veulent qu'on devienne par leurs enseignemens ? Ceux que vous dites, repliqua Thrasyle, n ont jamais condamné l'amitié : je ne la condamne pas aussi, reprit-elle, mais je la regle, et luy donne des bonnes : car de penser que l'amitié doive destruire et accabler ceux qui en ont, c'est une chose trop injuste : et j'aimerois mieux avoir de l'ambition, de la haine, et de la colere, que d'avoir de l'amitié, comme certaines personnes en ont : estant assuré que je croy que je souffrirois moins d'avoir ces trois violentes passions, que si j'avois de cette espece d'amitié ,que
je pense qu'on apelle amitié tendre, ou amitié Heroïque. Vous deviez encore souhaiter d'avoir de la jalousie, reprit Thrasyle, pour porter l'exageration plus loin : si on pouvoit avoir de la jalousie sans avoir de l'amour, repliqua t'elle, je l'aurois mise avec les autres : mais si vous voulez j'y joindray l'envie, qui ne tourmente guere moins que la jalousie : afin de vous faire comprendre, combien je croy que cette amitié tendre est incommode. Il est vray, adjousta-t'elle, que je suis persuadée, qu'il y en a beaucoup moins qu'on ne pense : et que si on voyoit le coeur de tous les Gens qui en font profession comme je monstre le mien, on ne le trouveroit guere plus tendre ny plus sensible : et toute la difference qu'il y a de moy aux autres, c'est que je ne dis que ce que je pense, et que je ne veux pas passer pour ce que je ne suis point, et pour ce que je ne veux pas estre. Eh de grace, m'escriay-je, contentez vous d'excuser vostre indifference : et et n'entreprenez pas de condamner l'amitié, qui est la chose du monde la plus innocente, la plus juste, la plus douce, et comme vous l'avez dit, la plus Heroïque. Car enfin cette amitié que vous mesprisez tant est de telle nature, que sans elle il n'y a point de veritable satisfaction au monde : tous les autres plaisirs sont des plaisirs imparfaits, qui ne touchent tout au plus que les Sens et l'Esprit : mais celuy d'aimer et d'estre aimée, remplit et charme le coeur, d'une douceur infinie. C'est sans doute l'amitié qui adoucit
toutes les douleurs, qui redouble tous les plaisirs ; qui fait que dans les plus grandes infortunes, on trouve de la consolation et du secours : et c'est elle enfin, qui a fait faire mille actions Heroïques par toute la Terre. En effet, poursuivit Thrasyle, elle est en veneration parmy toutes les Nations : et excepté Cleocrite, il n'y a personne au monde qui ne s'offençast, si on l'accusoit de n'avoir point d'amitié. Ne faites pas cette exception là pour moy, repliqua-t'elle, car je ne trouve pas bon qu'on die que je n'aime pas mes Amies : mais il est vray que je ne me soucie pas trop qu'on croye, que l'amitié que j'ay pour elles, n'est pas de celle à qui vous donnez tant d'Eloges. Si vous sçaviez ce que c'est que la veritable amitié, repris-je, vous rougiriez de honte, d'apeller d'un Nom si glorieux, cette espece d'affection, dont vostre coeur est capable. Quoy qu'il en soit, dit-elle, je m'en trouve bien : et je ne voudrois pas changer de sentimens. Apres cela, Thrasyle et moy, disputasmes encore longtemps inutilement contre Cleocrite : car nous ne pusmes ny l'obliger à se repentir, ny a advoüer seulement qu elle avoit tort.
Lyriane quitte Thrasyle et Cleocrite. Le jeune homme réitère sa déclaration et demande à Cleocrite de souffrir qu'il lui parle parfois d'amour. Elle refuse et l'exhorte à se comporter comme avant, de façon à ce qu'il ne l'importune pas avec sa passion. Les jours passent et Cleocrite témoignent d'une égale indifférence envers Thrasyle, ses amis et ses autres soupirants. Thrasyle est désespéré.
Cependant comme je n'avois nul autre dessein, que de faire une visite à Cleocrite, quand la mienne eut elle de longueur raisonnable, je sortis, et laissay Thrasile seul aupres d'elle : qui ne pouvant se resoudre de la quitter, sans luy avoir encore plus fortement dit qu'il l'aimoit, qu'il n'avoit fait jusques alors ; ne me vit pas plustost hors de la
chambre, que reprenant la parole ; pour ne vous demander pas une grace, Madame, luy dit-il, qui soit opposée à vostre humeur, je n'en veux point aujourd'huy d'autre de vous, sinon qu'il vous soit indifferent que je vous aime, et que vous ne vous en irritez pas. Je vous ny desja dit, repliqua-t'elle, tort ce que je vous pourrois dire là dessus : mais pour ne vous refuser par toutes choses, je vous diray pourtant encore, que pourveu que vous viviez comme vous faisiez il y a huit jours ; que vous ne me disiez rien de cette pretenduë passion, que vous dites qui est dans vostre coeur ; et que pas une de vos actions, ne m'en face rien connoistre ; je feray ce que je pourray, pour oublier ce que vous me distes l'autre jour, et ce que vous m'avez dit aujourd'huy : et apres cela je vous proteste que je n'examineray jamais par quels sentimens vous me verrez. Et pour vous tesmoigner, adjousta-t'elle, combien vostre veuë m'est agreable ; je vous promets de n'attribuer jamais rien de ce que vous ferez pour moy, à un sentiment d'amour. Ha Madame, s'escria Thrasyle, je ne veux point de cette derniere grace ! au contraire, je vous conjure de croire, que je ne feray ny ne diray jamais rien, que ce ne soit l'amour que j'ay pour vous qui me l'inspire. En effet, quand vous me verrez chagrin, croyez que je ne le feray que parce que je ne suis pas aimé de ce que l'aime : si vous me voyez de la joye, ne doutez pas que ce ne soit seulement parce que je seray aupres de vous : si je resue profondément, imaginez vous
que vous seule occupez mon esprit : si je vous regarde, croyez que c'est avec intention d'estre regardé favorablement : et si je ne vous regarde pas, pensez encore que c'est parce que je crains de trouver vos yeux irritez. Enfin Madame, bien loin d'expliquer toutes mes actions, comme des actions indifferentes ; croyez que je n'en feray aucune, qu'avec un dessein formé d'estre aimé de vous. Pour vous tesmoigner, repliqua Cleocrite, que je suis aujourd'huy d'humeur accommodante, je croiray, si vous voulez, ce que vous desirez que je croye. Quoy Madame, s'escria Thrasyle, serois-je bien assez heureux pour cela ? Pour heureux, dit-elle, je ne sçay pas si vous le serez : et tout ce que je sçay est, que je vous dis encore une sois que si vous le voulez, je croiray que vous m'aimez, et que vous voulez estre aimé de moy : mais en mesme temps je vous declare, que j'agiray aveque vous, comme le croyant : et c'est à dire que je ne vous verray plus ; que je vous fuiray avec tout le soin imaginable ; que vous serez cause que je me priveray de mille plaisirs, et que par consequent je vous haïray horriblement. Ha Madame, s'escria Thrasyle, si vous ne pouvez faire autrement, croyez donc que je ne vous aime point : je le veux bien, dit elle, et je le feray avec un plaisir extréme. Mais Madame, reprit Thrasyle, pouvez vous croire ou ne croire pas ce que bon vous semble ? comme je croy tousjours facilement ce qui me plaist, repliqua-t'elle, je croiray sans
peine que vous n'avez point d'amour pour moy parce que je le souhaite extrémement, c'est pourquoy prenez vos mesures là dessus : et croyez fortement que la chose du monde la plus propre à vous faire haïr, seroit que je me sentisse avec quelque disposition à perdre quelque chose de cette indifference, qui fait tout le repos et toute la douceur de ma vie. Conteniez vous donc, luy dit-elle, de ma civilité accoustumée : et n'entreprenez rien contre mon indifference, que je suis resoluë de deffendre opiniastrément, et de ne perdre jamais : Thrasyle dit encore beaucoup de choses à Cleocrite, pour tascher de luy faire changer d'advis, mais il n'y eut pas moyen : et il falut qu'il luy promist de vivre avec elle comme auparavant, pour obtenir la permission de la voir comme à l'ordinaire. Encore s'estima t'il bien heureux, d'avoir pû luy faire sçavoir qu'il l'aimoit, sans estre banny : car comme il ne pouvoit pas s'imaginer qu'elle pûst croire qu'il ne l'aimoit point, bien qu'il ne le luy dist plus ; puis qu'il le luy avoit dit, il trouvoit quelque douceur à esperer qu'elle se le diroit à elle mesme, quand il ne le luy diroit pas. De sorte que reprenant une nouvelle esperance, et une nouvelle joye, il continua de rendre mille services à Cleocrite, et de luy donner mille plaisirs. Cette tranquilité ne sur pourtant pas long temps dans son coeur : car plus il s'attacha à Cleocrite, plus il connut son indifference : et il la connut d'autant mieux, qu'ayant deux Rivaux
qui n'estoient pas fort honnestes Gens, et qui donnoient aussi quelques divertissemens à Cleocrite, il remarqua qu'elle n'estoit pas plus indifferente pour eux que pour luy : et que pourveû que la Musique fust aussi bonne ; que le Bal fust aussi beau ; et que la Colation fust aussi magnifique, elle ne se soucioit pas trop qui les luy donnoit : et aimoit presques autant recevoir tous ces divertissemens d'un autre que de luy : de sorte que cét Amant souffroit tous les jours mille desplaisirs secrets, de voir la maniere dont Cleocrite vivoit. Cependant il ne pouvoit pas l'accuser d'estre Coquette : car enfin elle n'avoit intelligence avec personne ; et ne traitoit personne mieux que luy : mais aussi ne le traitoit elle pas mieux qu'un autre, quoy qu'elle eust mille raisons qui devoient l'obliger a faire une notable difference de Thrasyle à tous ceux qui la voyoient. Il eut mesme le bonheur, de rendre des services utiles à sa Maison : car comme il avoit beaucoup de credit ; il se presenta diverses occasions, où il signala hautement, la passion qu'il avoit pour Cleocrite. Mais quoy qu'il pûst faire, il ne toucha pas son coeur : et il ne pût jamais faire changer de sentimens à cette indifferente. Il l'accoustuma pourtant, malgré qu'elle en eust, à souffrir qu'il luy dist qu'il l'aimoit : mais cela faisoit aussi peu d'effet dans son ame, que s'il ne luy eust rien dit. De sorte qu'il vint à estre si irrité, contre l'indifference de Cleocrite, qu'il n'estoit pas
seulement desesperé de ce qu'elle ne l'aimoit pas, il estoit encore fâche de ce qu'elle, n'aimoit pas ses Amis et ses Amies : et il m'a juré qu'il y avoit mesme des instans, où il luy sembloit qu'il eust esté moins malheureux, si Cleocrite eust aimé quelqu'un de les Rivaux, que de la voir aussi insensible, et aussi indifferente qu'elle estoit. Du moins Madame (luy disoit-il un jour, qu'il avoit eu quelque nouvelle marque de son indifference) donnez moy un exemple qui me puisse persuader, qu il n'est pas absolument impossible, que vous aimiez quelque chose. Choisissez en tout l'Univers, qui bon vous semblera : car pourveû que je sois assuré que vous puissiez aimer, je le seray sans doute de l'estre quelque jour ; n'estant pas possible qu'une personne qui auroit le coeur sensible, peust connoistre ma passion, sans y respondre. Mais de voir que rien ne vous touche ; que vostre ame ne s'attache à quoy que ce soit, et qu'en discernant si parfaitement toutes choses, vous ne choisissez pourtant rien ; c'est ce qui n'est pas suportable, et ce que je ne puis endurer. C'est pourtant, repliqua-t'elle, ce qu'il faut que vous enduriez : car je ne me changeray pas, et ne croiray pas mesme que je me doive changer. Et en effet, Cleocrite avoit raison de parler ainsi : estant certain qu'elle ne changea pas, et qu'elle ne changera jamais. Thrasyle ne laissa pourtant pas de continuer de l'aimer, tout inconstant qu'on le dit estre : et de s'opiniastrer
d'une telle sorte à la servir, que pour moy je l'en pleignois et l'en blasmois tout ensemble.
L'indifférence de Cleocrite tourmente à tel point son fidèle amant qu'il en tombe gravement malade. Si la jeune fille envoie quelqu'un pour s'informer de sa santé, elle ne renonce cependant à aucun divertissement pour venir à son chevet. Une fois guéri, Thrasyle doit partir à la guerre : encore une fois, Cleocrite préfère s'adonner à un amusement, plutôt que de faire ses adieux à son amant. Or, un jour qu'elle est occupée à se parer et à s'habiller pour se rendre à un divertissement en compagnie de Philoxene, on vient lui annoncer la mort de Thrasyle. Tout en prétendant le regretter, elle n'en termine pas moins de se préparer pour se rendre à la fête. Lyriane, présente ce jour-là chez Cleocrite, est outrée par une réaction aussi insensible.
Je fus mesme obligée de redoubler ma compassion : car l'indifference de Cleocrite le toucha si sensiblement, que le chagrin s'emparant de son esprit, il en tomba malade, et malade à l'extremité. D'abord Cleocrite qui sçeut son mal, et qui n'ignora pas qu'elle en estoit cause ; envoya sçavoir de ses nouvelles, et dit qu'elle en estoit bien marrie : mais quoy que les Medecins creussent durant quelques jours qu'il en mourroit, elle ne perdit jamais un seul divertissement qui s'offrist, ny n'en fut ny plus melancolique, ny moins parée. Et certes cette nouvelle indifference, pensa faire mourir Thrasyle : car comme il avoit sa raison toute libre, et que l'ardeur de sa fiévre n'avoit pas diminué celle de son amour ; il se faisoit informer soigneusement, par un de ses Gens, de ce que faisoit Cleocrite : de sorte que tantost il aprenoit qu'elle estoit en Promenade ; une autre fois qu'elle alloit à quelque Festin manifique ; et presques toûjours qu'elle estoit en joye, et en divertissement. Mais un jour, entre les autres, qu'il estoit fort mal, Cleocrite ayant envoyé sçavoir de ses nouvelles, il luy manda, comme il le croyoit, qu'elle alloit perdre le plus fidelle de ses Serviteurs : et qu'il ne croyoit pas avoir jamais l'honneur de la revoir. Cependant il sçeut qu'un message si touchant ne l'avoit pas empeschée de faire des visites tout le jour ; et de ces visites encore, qui ne sont que de plaisir, et
de nulle necessité. Je vous laisse à penser, Madame, combien cela toucha Thrasyle : cependant il guerit enfin, malgré ses chagrins : mais il ne guerit pas des maux de l'ame, comme de ceux du corps : et il se retrouva aussi amoureux de Cleocrite, qu'il l'avoit jamais esté : quoy qu'il eust l'esprit fort irrité, du peu de sentiment qu'elle avoit eu de sa maladie. Elle l'apaisa pourtant facilement : car comme elle revoyoit Thrasyle en pouvoir de luy donner de nouveaux divertissemens, elle le reçeut avec une joye sur le visage, qui eust pu faire croire, à quiconque ne l'auroit pas connuë, qu'elle avoit eu une douleur estrange de son mal. Aussi Thrasyle s'y laissa t'il en quelque façon tromper : de sorte qu'augmentant encore ses soins, il fit des choses pour Cleocrite, capables de toucher la cruauté mesme. Cependant Thrasyle ayant elle obligé d'aller à la guerre, et le jour de son despart estant terme ; il luy demanda pour grace, qu'il pûst prendre congé d'elle : mais parce qu'elle s'estoit engagée avec Lysidice, d'aller en je ne sçay quel lieu, pour quelque chose qu'il y avoit à voir, qui ne valoit pas la peine de le regarder, et où mesme quelques Rivaux de Thrasyle devoient estre ; elle aima mieux ne se priver pas d'un fort mediocre plaisir, que de donner la satisfaction à Thrasyle de luy dire adieu. Vous pouvez juger, Madame, dans quels sentimens il partit : et vous pouvez penser aussi, que Cleocrite ne fut : pas fort melancolique de son absence. Elle se
souvint pourtant quelquesfois de luy : mais ce fut seulement pour regreter les divertissemens qu'il luy auroit donnez, et non pas par un sentiment tendre et obligeant. En effet, Madame, ce que je m'en vay vous dire, vous le sera bien connoistre : et si je ne me trompe, il achevera de justifier le changement de Thrasyle. Vous sçaurez donc que vers la fin de la Campagne, pendant laquelle il avoit donné cent fois de ses nouvelles à Cleocrite ; il arriva qu'estant allée un matin chez elle, pour luy demander si elle vouloit que nous fissions des visites ensemble ce jour là ? je la trouvay qui s'habilloit. D'abord elle me dit qu'elle estoit engagée d'aller avec Philoxene, en un lieu où il faloit de necessité estre parée : mais apres se mettant à examiner si elle auroit plus de plaisir ou avec Philoxene, ou aveque moy, elle pensa s'envoyer excuser, pour venir où je la voulois mener. Mais à la fin luy ayant dit que je ne voulois pas qu'elle rompist pour l'amour de moy, une Partie qu'elle avoit faite, et que pour accommoder la chose, et luy faire rien perdre, nous heuerions la nostre le lendemain, elle y consentit, et se mit à s'habiller, et à me demander conseil sur sa parure. Comme nous estions donc en contestation, sur ce qu'elle devoit mettre ou ne mettre pas, et qu'elle estoit à moitié coiffée ; une de ses Femmes entra dans sa Chambre avec un visage si melancolique, qu'il estoit aisé de voir qu'elle avoit quelque chose de fâcheux à dire. Elle n'y fut
pas plustost, que prenant la parole ; ha Madame, luy dit elle, vous allez estre bien surprise et bien fàchée, de ce que j'ay à vous aprendre ! Cleocrite, qui n'avoit alors dans l'esprit que le soin de se parer, et qui ne songeoit guere à Thrasyle ; creût qu'un habillement qu'on luy devoit aporter ce matin là, n'estoit point fait, ou qu'une Guirlande de Diamans, qu'elle avoit pressée à une de ses Amies, et qu'elle avoit envoyé luy redemander pour la mettre ce jour là, estoit rompuë : de sorte que l'interrompant avec precipitation, elle luy demanda si c'estoit l'une ou l'autre de ces choses, qu'elle avoit à luy dire ? Non Madame, repliqua cette Fille, mais c'est que Thrasyle à esté rué, et que la nouvelle en vient d'arriver chez Nyside. Thrasyle (m'escriay-je avec une douleur extréme) a esté tué ! ouy, me dit cette Fille : et je viens d'aprendre que tout le monde le pleine, et je regrette infiniment. De vous dire, Madame, que Cleocrite eust eu plus de douleur de sçavoir que ce que cette Fille avoit à luy dire estoit que sa Guirlande de Diamans estoit rompuë, que d'aprendre la mort de Thrasyle, je dirois peut-estre un mensonge, mais peut-estre aussi une verité. Car enfin, Madame, tout ce que fit Cleocrite en cette rencontre, fut d'envoyer chez Nyside, pour sçavoir s'il estoit vray que cette funeste nouvelle fust arrivée : pendant quoy elle se mit veritablement à regreter Thrasyle, mais ce fut à cause des divertissemens qu'il luy auroit donnez
s'il eust vescu : et ce fut d'un esprit tranquile, et sans en jetter seulement une larme ny un soûpir. Helas, me dit elle, j'avois tant esperé que le pauvre Thrasyle nous donneroit mille plaisirs cét Hiver, que j'estois persuadée n'en avoir jamais passé de plus agreable, que celuy que j'esperois passer ! Pour moy, luy dis je, je regrete Thrasyle pour l'amour de luy mesme : et quand il n'auroit jamais deû me donner nul divertissement, je le pleindrois autant que je le pleins. Pendant que nous parlions ainsi, on vint nous confirmer la nouvelle de la mort de Thrasyle : en suitte dequoy, je vy qu'un moment apres, Cleocrite jetta les yeux sur son Miroir : si bien que voyant qu'elle n'estoit qu'à moitié coiffée, elle commanda à ses Femmes d'achever de la coiffer, et de l'habiller comme elle avoit eu dessein de l'estre, devant que d'avoir reçeu cette funeste nouvelle. Pour moy j'advouë que je fus si surprise de l'indifference de Cleocrite, que j'en perdis la parole : de sorte que la regardant faire avec autant d'estonnement que de douleur, et autant de colere que d'estonnement ; je vy que de temps en temps, elle rangeoit ses cheveux, quand celle qui la coiffoit ne le faisoit pas à son gré : qu'elle mit l'habillement neuf qu'on luy aporta, aussi bien que la Guirlande de Diamans qu'on luy rendit : et qu'elle se para enfin, comme si elle eust voulu conquester ce jour là un autre Amant, à la place de celuy qu'elle avoit perdu. Apres avoir donc eu la patience de
la voir habiller sans luy rien dire ; comme ses Femmes s'en furent allées, la colere me faisant rompre le silence que j'avois garde ; quoy Cleocrite, luy dis-je, mille plaisirs que Thrasyle vous a donnez, ne meritent pas que vous vous priviez d'un mediocre divertissement, le jour que vous aprenez sa mort ! Si cela le pouvoit ressusciter, repliqua t'elle, je le ferois aveque joye : mais comme je me suis engagée à Philoxene, je ne veux pas luy manquer de parole. Vous avez bien pensé luy en manquer, luy dis je, pour faire des visites aveque moy : que ne luy en manquez vous donc, pour pleindre seulement un jour le pauvre Thrasyle ? Je le pleindray bien mieux en compagnie qu'en solitude, repliqua cette indifferente Personne, car j'en parleray à plus de Gens : joint, adjousta t'elle pour m'apaiser, qu'on pourroit peutestre m'accuser de regreter trop Thrasyle, si je me cachots aujourd'huy. Ha Cleocrite, luy repliquay-je, vous n'estes pas en reputation d'estre n sensible, pour craindre une semblable chose ! et certes on auroit grand tort de vous en croire capable. Quoy, dit-elle, vous croyez que je ne regrete point Thrasyle ! je vous proteste en effet, luy dis-je, que vous ne le regretez guere : et je vous proteste, repliqua t'elle, que je le regrete autant que je le puis, et que je n'ay jamais tant regreté personne. Je le croy, luy dis je en me levant, mais c'est que vous n'aimez rien au monde que vous : et que tant que vous
vous verrez dans vostre Miroir aussi belle que vous estes, vous n'aimerez jamais autre chose : encore voudrois-je bien sçavoir, si vous sentiriez la perte de vostre propre beauté. Cleocrite voulut me dire alors quelques mauvaises raisons, mais je la quittay : ne pouvant plus souffrir une si effroyable indifference. Cependant elle fut avec Philoxene, au lieu ou elles devoient aller ensemble : et où elle trouva plus de divertissement qu'elle n'avoit creû, car on y dança jusqu'à my-nuit.
Heureusement, il s'avère qu'une confusion est à l'origine de la rumeur de la mort de Thrasyle. Le jeune homme revient à Cumes le soir même où l'on a annoncé son décès. Il apprend que Cleocrite s'est rendue à un bal, après avoir appris la nouvelle de son trépas. Il s'y rend, car il ne peut croire qu'elle ait témoigné une telle insensibilité à son égard. Tout le monde est fort surpris de le voir. Mais lorsqu'il demande des explications à la belle indifférente, celle-ci se vexe au lieu de s'excuser, avant de retourner danser. Thrasyle est abasourdi et décide de tâcher d'oublier la jeune femme.
Mais Madame, ce fut heureusement pour Thrasyle : car il faut que vous sçachiez, que ce qui avoit causé la nouvelle de sa mort, estoit qu'on s'estoit abusé au Nom : estant certain qu'il y avoit eu un Thrasyle tué, mais c'estoit un Thrasyle qui estoit de Xanthe et non pas de Cumes : car pour celuy qui aimoit Cleocrite, et que je regretois comme mort ; ayant esté choisi parle Prince de Cumes, pour aporter la nouvelle de la victoire qu'il avoit remportée, il arriva à nostre Ville, le soir dont la pretenduë nouvelle de sa mort y estoit arrivée le matin. Si bien que son premier soin, ayant esté de s'informer comment se portoit Cleocrite, il sçeut qu'elle estoit au Bal : mais en mesme temps il aprit qu'on l'avoit creû mort : et il sçeut chez sa Mere, que Cleocrite ayant envoyé demander le matin si cette nouvelle estoit vraye, on la luy avoit confirmée : de sorte que par là il ne pouvoit pas douter, que Cleocrite n'eust pour luy toute l'indifference
imaginable. Cela le surprit si fort, que s'imaginant que peut estre Cleocrite n'estoit-elle pas où on luy avoit dit ; et que peut-estre encore avoit elle sçeu par quelque autre voye, que la nouvelle de sa mort n'estoit pas vraye, il se resolut d'aller où on disoit qu'elle estoit : de sorte que changeant d'habillement en diligence, il se mit en estat de paroistre au Bal. Mais en y allant, par bonheur pour luy, il luy prit envie en passant devant ma Porte, d'entrer chez moy, pour me demander ce que je sçavois de Cleocrite : de sorte qu'apres luy avoir tesmoigné la joye que j'avois de le voir ressuscité ; voulant le guerir de la passion qu'il avoit, je luy dis que Cleocrite avoit une indifference, indigne de son affection : et je luy mis enfin l'esprit en estat, de souhaiter de ne l'aimer plus : en suite dequoy il fut où elle estoit, avec une inquietude estrange. Comme il entra dans la Sale, elle dançoit : et dançoit si bien et si juste, qu'il estoit aisé de voir que son esprit estoit tout entier a ce qu'elle faisoit : et que la pensée de sa mort ne l'empeschoit pas de dancer en cadance. Je vous laisse à penser. Madame, combien Thrasyle fut touché, de connoistre à quel point il estoit indifferent à Cleocrite : mais il le fut encore davantage, lors qu'apres qu'elle eut achevé de dancer, il la vit parler à deux de ses Rivaux, avec autant de joye sur le visage, qu'il luy en avoit veû aux jours où elle luy avoit parû la plus guaye. Comme il y avoit beaucoup de presse
en ce lieu là, Thrasyle ne fut pas aperçeu d'abord : mais tour d'un coup, le despit s'emparant de son coeur ; et voulant reprocher à Cleocrite, son effroyable insensibilité ; il fendit cette presse, qui estoit à l'entrée de la Sale, et fut à l'endroit où elle estoit en conversation. Vous pouvez juger, Madame, quelle fut la surprise de Cleocrite, de voir Thrasyle aupres d'elle, qu'elle ne croyoit jamais voir : elle rit un grand cry, comme si ç'eust esté une apparition : de sorte que tout le monde s'assembla à l'entour de Thrasyle, et se réjouït de le revoir. Pour Cleocrite, elle en parut aussi aise, que si elle eust esté fort affligée de sa mort : et durant un quart d'heure, cette conversation fut si tumultueuse, qu'il ne fut pas possible que Thrasyle pûst rien dire en particulier à Cleocrite : mais enfin apres que tous ceux de sa connoissance luy eurent fait un compliment ; il trouva lieu de luy parler. Je veux croire, Madame, pour ma satisfaction (luy dit-il, avec une raillerie piquante) que vous estes de l'opinion de certains Peuples qui sont au monde, qui pensent qu'il faut se réjouïr et se parer aux Funerailles de leurs Parens et de leurs Amis : et qui se moquent de ceux qui les pleurent, et qui en portent le deüil. Car si je n'estois persuadé de ce que je dis, j'aurois lieu de m'estimer le plus malheureux de tous les hommes, de n'avoir pû en toute ma vie, vous obliger à jetter seulement un soûpir, en recevant la nouvelle de ma mort : ny vous
empescher de vous donner toute entiere à la joye, en un jour où vous avez creû que je n'aurois jamais celle de vous voir. Cleocrite entendant parler Thrasyle de cette sorte, rougit toute indifferente qu'elle est : il est vray que ce fut plus de despit, que d'une confusion obligeante : et l'on peut dire que si elle eut de la honte en cette rencontre, ce fut de la mauvaise. En effet, au lieu d'advoüer sa faute ; de s'en repentir ; et de chercher du moins quelques legeres excuses à ce qu'elle avoit fait, elle luy respondit aigrement. Si vous n'estes ressuscité, luy dit elle, que pour me venir faire des plaintes eternelles, de ce que je ne vous ay pas pleuré, vous me mettez dans la necessité de m'affliger plus de vostre vie, que je n'ay fait de vostre mort : c'est pourquoy, si vous m'en croyez (adjousta-t'elle, avec un soûris un peu forcé) contentez vous que je vous tesmoigne que je suis bien aise de vous revoir, sans vous informer si j'estois bien fâchée de croire que je ne vous verrois plus. Ha Madame, s'escria Thrasyle, vous portez l'indifference trop loin ! et je serois sans doute le moins genereux de tous les hommes, si je pouvois souffrir un semblable traitement. Je sçay bien Madame, poursuivit-il, que la perte de mon affection ne vous touchera guere, puis que la perte de ma vie ne vous touchoit point : aussi n'est-ce pas pour me vanger de vous, que je prens la resolution de vous l'oster : mais seulement pour me mettre en repos : car
de continuer d'aimer plus longtemps, une Personne aussi indifference, et aussi insensible que vous, c'est : ce qui n'est pas possible. Comme Thrasyle s'estoit teû, pour escouter ce que Cleocrite alloit luy respondre, on la vint prendre à dancer : et elle y fut avec autant d'enjoüement sur le visage, que s'il n'eust pas esté mal satis-fait d'elle : n'aportant mesme aucun soin le reste du soir, à luy donner occasion de Luy parler, et ne luy faisant enfin nulle excuse, de son insensibilité. Je croy, Madame, qu'apres ce que je viens de dire, vous ne condamnerez pas Thrasyle, de ce qu'il prit la resolution de faire tout ce qu'il pourroit, pour n'aimer plus une Personne, qu'il connoissoit estre absolument incapable de rien aimer. Il ne luy fut pourtant pas aisé d'en venir à bout : et il fut encore assez longtemps, à tascher par toutes les voyes imaginables ; de trouver quelque endroit par où le coeur de Cleocrite pûst estre touché. Toutesfois à la fin perdant patience, le dépit fit en peu de tours, ce que la raison n'avoit pû faire : et il guerit enfin d'un mal, qu'il avoit creû incurable. Mais ce qui le confirma dans la santé, fut que Cleocrite se soucia d'abord aussi peu de l'avoir perdu, que si elle ne l'eust pas estimé. Je pense pourtant que depuis cela, un sentiment de gloire a fait qu'elle a esté faschée, que cét Esclave luy toit eschapé : mais tousjours sçay-je bien, que si elle en à senty la perte, ce n'a pas esté par tendresse. Il me
semble, Madame, qu'apres ce que je viens de dire, Thrasyle ne doit pas encore estre accusé d'inconstance, puis qu'il ne paroist aucune legereté en toute sa conduite : et que s'il a cessé d'aimer, ce n'a esté que parce qu'en effet il ne devoit plus aimer.
Thrasyle s'éprend ensuite de Lysidice, une jeune femme remarquable, dont le seul défaut est son humeur inégale. Ce trait de caractère fait d'ailleurs l'objet d'une conversation. Un jour, Thrasyle s'aventure à déclarer son amour à Lysidice. Elle ne le prend d'abord pas au sérieux, puis elle lui oppose un refus. Par la suite, elle se comporte de manière ambiguë, le laissant espérer occasionnellement qu'elle ne lui est pas indifférente. Toutefois ses sautes d'humeur sont autant d'épreuves pour Thrasyle. Après une conversation sur la parole féminine, Lysidice accuse le jeune homme d'être sur le point de lui faire perdre l'un de ses plus chers amis. Or, il s'agit de Thrasyle lui-même ! Ensuite, alors qu'il organise une fête qui répond en tout point à l'idéal de Lysidice, celle-ci, qui avait d'abord manifesté de l'enthousiasme, refuse de s'y rendre au dernier moment. Enfin, laissant croire un jour le jeune homme qu'elle accepterait de l'épouser, elle change d'avis alors que le mariage est déjà convenu entre les parents des futurs époux ! Après un tel affront, Thrasyle est décidé à rompre avec Lysidice. Il se retire à la campagne jusqu'à ce qu'il n'éprouve plus aucune passion pour elle.
Après la rupture de Thrasyle et Cleocrite, la jeune femme est universellement blâmée, en particulier par une dame nommée Lysidice. Lyriane conduit Thrasyle auprès d'elle. Ne voyant tout d'abord que les côtés attrayants de la personne, il en tombe bientôt amoureux. Or, Lysidice est d'humeur extrêmement changeante : elle est tour à tour douce, complaisante et agréable, et à d'autres moments, fière, impérieuse et chagrine.
Comme l'amour de Thrasyle pour Cleocrite avoit fait un fort grand esclat, on s'aperçeut bien tost qu'ils estoient broüillez : et comme il n'y avoit eu nul mistere entre eux, tout le monde sçeut ce qui les avoit mis mal ensemble : et si je l'ose dire, tout le monde en blasma Cleocrite. Mais entre les autres, Lysidice ne pouvoit s'empescher de la condamner : de sorte que comme il est assez naturel d'aimer à estre pleint, et d'aimer ceux qui prennent nostre Party ; Thrasyle ayant sçeu tout ce que disoit Lysidice à son avantage, et contre Cleocrite ; me pria de le mener chez elle, sçachant que je la voyois souvent. De sorte qu'estant bien aise de contribuer quelque chose, à la consolation qu'il avoit de trouver quelqu'un qui condamnast l'indifference de Cleocrite, je luy recorday facilement ce qu'il souhaitoit : n'ignorant pas que Lysidice m'auroit de l'obligation, de luy mener Thrasyle, qu'elle connoissoit assez pour l'estimer beaucoup, quoy qu'il ne l'eust jamais veuë chez elle. Mais comme je vous ay despeint les autres Dames que Thrasyle a aimées, il faut que je vous represente encore celle-cy : dont la Personne, comme vous le sçavez, est toute belle, toute
aimable, et toute charmante : et dont l'esprit a mille beautez, et mille graces admirables. Mais pour l'humeur, c'est ce qu'on ne sçauroit vous representer : car enfin, Madame, il n'en fut jamais une plus douce, plus complaisante, ny plus agreable en certains temps, en certains jours, en certaines heures, et en certains momens : mais il n'en fut aussi jamais une plus fiere, plus imperieuse, plus chagrine, et plus insuportable en d'autres. De sorte qu il y a une inesgalité si prodigieuse en l'humeur de Lysidice, qu'on peut à mon advis la comparer à un de ces premiers jours du Printemps, où l'on voit le Soleil dorer toute la Campagne ; donner un nouveau verd aux Prairies et aux Arbres ; et faire esclorre mille Fleurs : et où l'on voit un moment apres, tomber une gresle effroyabe meslée de Pluye et de Neige : où le Tonnerre se meslant quelques fois aussi bien que le vent, fait que l'on voit presques en un seul jour ; toutes les beautez et toutes les rigueurs de toutes les Saisons de l'Année. En effet. Madame, l'inesgalité de l'humeur de Lysidice est si grande, que le l'ay veuë souvent fort guaye le matin ; fort chagrine l'apresdisnée ; et fort enjoüée le soir : sans avoir nul sujet d'estre ny plus guaye, ny plus triste, à un temps qu'à l'autre. Vous me demanderez peut-estre, Madame, comment Thrasyle pût devenir amoureux d'une Personne si inesgale ; mais j'ay à vous respondre que les bonnes heures de Lysidice sont si agreables
et si charmantes, qu'il ne faut pas s'estonner si elle assujettit le coeur de Thrasyle, qui est si susceptible d'amour. Joint ainsi qu'il faut encore dire, que Lysidice prefere la conversation des hommes, à celle des femmes, et qu'elle est un peu moins inesgale, pour les nouvelles connoissances qu'elle fait, que pour les autres : et qu'ainsi Thrasyle ne la connut pas d'abord pour ce qu'elle est : au contraire, il ne fut jamais si satisfait de personne, qu'il le fut de Lysidice, les premieres fois qu'il la vit. Car enfin elle entra dans tous ses sentimens, pour ce qui regardoit Cleocrite : et elle blasma tellement son humeur, qu'il eut lieu de croire qu'elle avoit le coeur aussi sensible, que l'autre avoit l'esprit indifferent : de sorte que s'accoustumant peu à peu à la voir, il vint enfin à l'aimer. Comme il avoit desja aimé trois Personnes dans nostre Cour, il cacha quelque temps sa passion : craignant qu'on ne luy fist l'injustice qu'on luy a faite depuis, et qu'on ne le fist passer pour inconstant. Durant qu'il aimoit donc Lysidice sans en rien dire, il commença de s'apercevoir de l'inesgalité de son humeur : et je ne sçay mesme si lors qu'il luy dit la premiere fois qu'il l'aimoit, il n'eust pas desja souhaité ne l'aimer plus, si la chose eust esté en sa puissance. Toutesfois comme il croyoit qu'elle n'estoit pas insensible, il contoit presques pour rien tous les autres deffauts qu'elle eust pû avoir, puis qu'elle n'avoit pas celuy d'estre indifferente. Joint qu'à parler veritablement, Lysidice
n'a que celuy-là : aussi ne fut-il pas assez puissant alors, pour empescher Thrasyle de s'engager à la servir. Mais ce qu'il y eut de particulier, à la declaration d'amour qu'il luy fit ; fut que ce deffaut la que toutes les Amies de Lysidice luy reprochent continuellement, aussi bien que l'indifference à Cleocrite ; fut en partie cause qu'il luy descourit sa passion plustost qu'il n'eust fait.
Un jour, alors que Thrasyle et Lyriane se présentent chez Lysidice, celle-ci les accueille froidement. Puis elle change d'humeur à l'arrivée d'Egesipe, sans raison apparente. Lyriane en profite pour quereller son amie sur l'inégalité de son humeur. Mais Lysidice assume cette qualité de son tempérament : son humeur inégale permet à ses interlocuteur de ne jamais s'ennuyer avec elle ; par ailleurs, les grands artistes sont tous réputés pour partager cette qualité ; elle refuse donc de forcer sa nature ; et enfin elle estime que ses amis doivent l'accepter telle qu'elle est, de la même manière qu'elle souffre leurs défaut.
Car Egesipe, Thrasyle et moy, estans une apresdisnée chez elle, il arriva que je me mis à luy faire la guerre de cette inesgalité d'humeur, qui l'empeschoit d'estre sans aucun deffaut. Ce qui m'en donna sujet, fut que lors que Thrasyle et moy entrasmes dans sa chambre, elle nous reçeut avec une gravité froide, comme si elle n'eust pas esté trop aise de nous voir, ou qu'elle eust eu quelque chagrin. Cependant à un quart d'heure de là, Egesipe estant arrivé, elle passa tout d'un coup de la froideur, à un procedé tout contraire : et elle devint carressante, douce, civile, et enjoüée. Cependant je sçavois bien que ce n'estoit pas la veuë d'Egesipe, qui luy avoit fait changer d'humeur : n'ignorant pas qu'elle avoit plus d'amitié pour moy que pour luy, et qu'elle estimoit plus Thrasyle qu'Egesipe. De sorte que prenant le pretexte qu'elle me donnoit, pour luy faire la guerre, sans mentir, luy dis-je, Lysidice, je suis bien aise de n'estre pas venue vous voir seule aujourd'huy : et je pense mesme, adjoustay-je, que Thrasyle n'est pas marry que nous y soyons venus ensemble :
car puis que vous nous deviez recevoir comme vous avez fait, il nous eust esté bien fascheux, d'avoir à nous faire l'aplication de cette excessive froideur, que nous avons veuë sur vostre visage, quand nous sommes arrivez ; principalement voyant avec quelle joye vous avez reçeu Egesipe : mais comme nous estions deux, je me persuade que chacun de nous se flatte, et croit que cette froideur ne le regardoit pas. En mon particulier, reprit Thrasyle, je respecte trop Lysidice, pour la soubçonner d'avoir eu de la froideur pour vous : et j'aime mieux la prendre toute pour moy, quoy qu'il n'y ait personne au monde qui la souffre avec plus de douleur que je fais. Non non Thrasyle, reprit Lysidice, no prenez point de part à une chose où vous n'en avez point : et ne vous mettez pas mesme en peine de satisfaire Lyriane : car je vous assure qu'elle m'accuse sans se pleindre de moy, et que c'est plus pour me corriger que pour recevoir des satisfactions qu'elle se pleine. Il est vray, luy dis-je, que je serois rouie que vous fussiez tousjours comme vous estes presentement : et que vous ne fussiez jamais comme vous estiez quand Thrasyle et moy sommes arrivez : car enfin si vous sçaviez combien vous elles plus belle et plus aimable, quand vous n'avez pas vostre humeur chagrine, vous la banniriez pour tousjours : estant certain que je ne sçache rien de si charmant que l'esgalité. En mon particulier, reprit Lysidice, se ne suis pas de vostre opinion ; et je suis persuadée
qu'il est plus agreable de trouver plusieurs personnes en une seule, que de la voir tousjours dans une esgalité ennuyeuse, qui ne vous montre jamais qu'une mesme chose. Croyez moy, adjousta-t'elle en riant, il est de l'humeur esgalle ou inesgalle, comme des Eaux en general : où celles qui sont tousjours tranquiles, ne sont pas les plus divertissantes. En effet, je pense que personne ne me disputera que la Mer avec ses tempestes et ses bourrasques, ne soit pas plus agreable qu'un Estang, malgré sa tranquilité. L'inesgalité et la fureur de la Mer, repliqua Thrasyle, sont sans doute divertissantes à voir du Rivage : mais elles sont bien fâcheuses, à ceux qui y sont exposez. Il est vray, repliquat'elle, mais si la Mer fait perir quelque malheureux, elle en divertit cent mille, qui la regardent en seureté. De plus, dit-elle encore, cette esgalité qu'on vante tant, n'est tres souvent qu'un bon effet d'une mauvaise cause : car enfin si on observe bien à parler en general, tous ceux qui sont dans cette grande esgalité d'humeur dont vous parlez ; on trouvera qu'il y a beaucoup de stupidité en quelques uns ; que les autres sont d'un temperamment si grave et si froid, que c'est plus par paresse que par vertu qu'ils ne changent point d'humeur, que quelques uns ont une gayeté si esgalle et il continue, qu ils en paroissent fous ; et que les autres encore, ont une tiedeur insuportable dans l'esprit, qui fait que cette belle esgalité ne sert qu'à les rendre esgallement
ennuyeux. De plus, je soustiens encore, que bien souvent ces Personnes si esgalles, ont les sentimens de l'ame bas et rampans : et qu'à parler encore en general, ceux qui sont d'une humeur un peu egalle, et mesme un peu capricieuse, ont le coeur plus eslevé et plus Heroïque. Je sçay bien, adjousta t'elle, qu'il y a des Gens qui ont toutes les vertus ensemble, et en qui on trouve de l'esprit, de la generosité ; de l'agréement ; et de l'esgalité : mais cela est fort rare : et je suis mesme persuadée que pour l'ordinaire, si les Gens d'un fort grand esprit ont de l'esgalité dans l'humeur, elle leur vient par raison, plus que par temperamment. Vous deffendez une mauvaise cause avec tant d'eloquence, luy dis-je, que si le mesme temperamment qui vous fait inesgalle, est celuy qui vous la donne. ce feroit grand dommage que vous fussiez d'un autre. Serieusement, dit elle, je pense ce que je dis, et je ne pense pas me tromper : en effet, adjousta-t'elle, d'où croyez vous que vienne la bizarrerie et l'inesgalité, dont on accuse ordinairement les Poëtes, les Musiciens, les Peintres, et tous ceux qui sont profession des Arts Liberaux ? Est ce à vostre advis, que les Regles de la Poësie, les Instrumens de Musique, les Couleurs et les Pinceaux, portent l'inesgalité avec eux ? Nullement : mais c'est que le mesme temperamment qui fait bien souvent les grands Poëtes, les grands Musiciens, et les grands Peintres ; fait aussi bien souvent les humeurs un peu
inesgalles et un peu bizarres. Au reste, adjoustat'elle, on s'abuse estrangement, lors qu'on croit qu'on change tousjours d'humeur sans sujet et sans raison : car il est tres vray que la pluspart du temps l'on en a des sujets qui ne paroissent point aux autres. En effet quand on a l'imagination vive, et l'esprit sensible, il ne faut qu'une tres petite chose, pour donner un grand chagrin : en mon particulier, mes propres pensées me mettent en mauvaise humeur : et quand je ne suis pas satisfaite de moy, je ne la suis de personne, et je ne puis aussi satisfaire les autres. Mais, luy dis-je, comment est-il possible qu'ayant autant d'esprit qu'il en faut avoir, pour parler comme vous faites, vous ne l'employez pas à retenir ces mouvements de chagrin, qui vous changent l'air du visage ; et qui sont quelquesfois que de la plus douce,et de la plus aimable Fille de la Terre, vous devenez la plus imperieuse, et la plus chagrine ? C'est, dit-elle, que j'aimé tellement la liberté, que je ne puis me resoudre d'estre l'Esclave de ma Raison, en une chose presques indifferente, et qui ne m'expose point à faire un crime. Joint que ma Raison mesme ne me dit pas, que je sois obligée de changer de temperamment : car comme je ne connois presques personne qui n'ait quelque chose qui seroit à desirer qu'elle n'eust point ; il faut que mes Amis souffrent mes deffauts, comme je souffre les leurs. Ce mot de deffaut est bien rude, repliqua Thrasyle, pour exprimer une qualité, qui se trouve
en Lysidice : si vous consultez Lyriane, reprit-elle, je m'assure qu'elle le trouvera trop doux. Comme vous n'estes pas en vostre humeur chagrine, luy repliquay-je, et qu'on vous peut dire aujourd'huy toutes choses, je vous assureray sans doute, que je ne le trouve pas encore assez fort : tant je trouve estrange que vous soyez capable d'une si grande inegalité : Vous, dis-je, qui voyez si clair à luger d'autruy ; qui choisissez si bien vos connoissances ; et qui avez tant de peine à souffrir ceux qui ne sont que mediocrement honnestes Gens. Ha Lyriane, s'escria-t'elle, que vous me voyez souvent des chagrins, qui viennent de ce que je voy des Gens qui ne me plaisent pas ; ou de ce que l'en ay veû ; ou de ce que je sçay que j'en verray ; ou de ce que je crains seulement d'en voir ! De grace Madame, reprit Thrasyle, faites moy l'honneur de me dire, laquelle de ces quatre choses, causoit la froideur qui estoit sur vostre visage, quand Lyriane et moy tommes arrivez ? Ha pour celle là, dit elle, en riant, je suis contrainte d'advoüer ingenûment, que je n'en sçay point la raison. Apres un adveu si sincere nous continuasmes de faire la guerre à Lysidice : qui entendit si bien raillerie ce jour là, qu'elle ne se fâcha point du tout.
Lyriane et Egesipe quittent Thrasyle et Lysidice assez tôt. En sortant, Lyriane glisse ironiquement à Thrasyle que s'il est tombé amoureux de leur hôtesse, son humeur de ce jour est propice à un aveu. Thrasyle entend la plaisanterie, mais profite tout de même de ce qu'il se retrouve seul avec sa bien-aimée pour lui déclarer sa flamme. La jeune fille refuse tout d'abord de le croire et invoque le fait qu'il a déjà aimé trois femmes. Mais le soupirant se défend en affirmant qu'il aime chaque fois davantage. Si Thrasyle s'estime finalement heureux d'avoir pu faire part de ses sentiments à Lysidice, celle-ci se repent d'avoir été trop douce avec lui. Elle décide donc de se montrer plus sévère.
Un moment apres, une de mes Amies m'estant venu prendre chez Lysidice, j'y laissa y Thrasyle, qui y demeura seul : car Egesipe qui en vouloit sortir, me mena au Chariot qui m'attendoit. J'ay sçay depuis par Thrasyle mesme, que trouvant
une si favorable occasion, il ne l'avoit pas voulu perdre : ne sçachant pas quand il pourroit trouver tout à la fois, Lysidice seule, et Lysidice en bonne humeur : joint aussi que la derniere chose que je dis à cette aimable Fille, luy en donna encore sujet. Car vous sçaurez qu'apres en avoir dit cent, dont il ne me tournent point ; comme j'estois desja à la Porte de la chambre de Lysidice, où elle m'estoit venue conduire, je me tournay vers Thrasyle, que je ne sçavois pas qui eust de la passion pour elle : de sorte que luy adressant la parole ; si pour vostre malheur, luy dis-je en riant, vous estes devenu amoureux de Lysidice, je vous conseillerois de le luy dire aujourd'huy : car en l'humeur où je la laisse, je pense qu'on luy peut dire toutes choses, sans craindre de la fâcher. Le conseil que vous me donnez, repliqua Thrasyle, est peut estre plus dangereux à suivre que vous ne pensez : point du tout (repliquay-je en continuant de railler) car comme Lysidice se fâche de tout quand elle est en chagrin, je suis persuadée qu'elle ne se fâche de rien quand elle n'y est pas. Je ne conseillerois pourtant pas à Thrasyle, respondit-elle, de se fier à l'assurance que vous luy en donnez : apres cela je sortis avec Egesipe, et Thrasyle demeura. J'ay sçeu depuis par luy mesme (comme je le disois il n'y a qu'un instant) que dés que Lysidice et luy eurent repris leurs places, il se resolut de se descouvrir ; de sorte que se servant du pretexte que je luy en avois donné
sans y penser : quelque dangereux que soit le conseil, que Lyriane vient de me donner, luy dit-il, je pense pourtant, Madame, que je feray bien de le suivre : et'qu'apres vous avoir adorée long temps dans le silence, il est juste que vous sçachiez enfin quels sont les sentimens que vostre beauté m'a donnez. De grace Thrasyle, repliqua-t'elle, n'allez pas vous imaginer que les paroles de Lyriane, vous engagent é me dire des douceurs : car je vous proteste que de l'heure que je parle, elle ne sçait pas ce qu'elle vous a dit, ny ce que vous luy avez respondu. Je ne sçay Madame, reprit-il, si vous avez raison de parler de Lyriane comme vous faites : mais pour moy je vous proteste, reprit il, que je sçay fort bien ce que je dis : et qu'en toute ma vie je n'ay parlé plus sincerement que je parle : lors que je vous assure qu'il n'y a personne au monde qui ait tant de passion pour vous que j'en ay, et que je n'en ay aussi jamais tant eu pour personne. Ha Thrasyle, luy dit elle, vous m'en dites trop pour estre creû ! car je suis assurée que vous en avez aimé trois, plus que vous n'aimerez jamais qui que ce soit. En effet, poursuivit elle, les premieres passions font tousjours les plus fortes : et je pense qu'on peut dire, que souvent plus on aime, moins on sçait aimer. Je ne sçay pat Madame, reprit Thrasyle, si ce que vous dites arrive souvent : mais je sçay bien que cela ne m'est pas arrivé : car enfin j'aimay plus Atalie, que je n'aimois celle qui avoit causé
ma premiere passion : j'aimay Cleocrite, beaucoup plus qu'Atalie : et j'aimay Lysidice, plus que je n'ay aime les trois autres. Apres m'avoir dit, repliqua-t'elle en riant, les divers degrez de passion que vous avez eus, pour trois Filles si aimables, dites moy encore je vous en prie, jusques à quel point vous avez esté aimé de ces trois belles Personnes ? l'ay creû l'estre de la premiere, reprit-il ; j'ay esperé de l'estre des deux autres ; et je ne l'ay esté de pas une : cela n'empesche pourtant pas, adjousta t'il, que je ne me resolve à m'exposer à aimer encore, sans esperance d'estre aimé de la belle Lysidice. Il faut donc, poursuivit elle en soûriant, que n'estre point aimé de ce qu'on aime, ne soit pas un aussi. grand mal qu'on dit, puis que vous vous resolvez de le souffrir si souvent. De grace Madame, reprit Thrasyle, escoutez un peu plus serieusement ce que je vous dis, et faites moy l'honneur de m'aprendre comment vous voulez que je vive ? Pour regler vostre vie, respondit elle, je n'ay garde de l'entreprendre : mais pour regler vos paroles, j'en seray bien aise : car enfin Thrasyle, à telle heure me pourriez vous parler comme vous venez de faire, que je vous mettrois en estat de desirer de n'avoir jamais parlé : c'est pourquoy contentez vous d'estre de mes Amis, sans entreprendre de me persuader que vous estes mon Amant. De plus, j'ay encore à vous dire, que vous ne seriez pas aussi heureux que vous pensez, si je me resolvois de souffrir d'estre aimée
de vous : car premierement, vous devez estre assuré, qu'encore que je voulusse que vous m'aimassiez plus que tout le reste de la Terre ; je ferois pourtant tout ce que je pourrois pour ne vous aimer point, ou pour ne vous aimer guere. Mais Madame, luy dit il, vous avez tant blasme l'indifference de Cleocrite : il est vray, dit elle, et je la blasme encore : car enfin je voudrois qu'elle ne vous eust point aimé, mais je voudrois que ce fust par vertu, et non pas par insensibilité. Cette distinction est bien delicate, repliquat'il : mais quoy que ce soit tousjours un estat tres malheureux, que de n'estre point aime de la Personne qu'on aime, je voudrois pourtant Madame, poursuivit-il, estre assuré que la belle Lysidice se trouvast un jour dans la necessité de faire quelque effort peur ne m'aimer pas. Vous voyez, dit-elle en riant, que je commence des aujourd'huy : puis que je fais tout ce que je puis, pour croire que vous ne m'aimez point : et que vous ne me parlez comme vous faites, que parce que Lyriane vous y a engagé. Ha Madame, reprit Thrasyle, ne me faites pas une si grande injustice ! car si vous me la faisiez, je serois obligé de dire à toute la Terre, que je vous aime, afin que vous ne pussiez l'ignorer. Gardez vous bien, repliqua t'elle, d'aller faire ce que vous dites : car quand il seroit vray que vous m'aimeriez, j'aimerois encore mieux estre seule à le sçavoir, que tant de Gens le sçeussent. Ce n'est pas, adjousta t'elle, que je voulusse faire un secret de
vostre passion, qui vous fut avantageux : mais c'est que la chose du monde que je haïrois le plus, seroit qu'il y eust quelqu'un qui fust connu de route la Cour pour estre mon Amant. Car si je le voulois mal traiter, il seroit bon pour luy qu'on ne le sçeust pas : et si se le voulois souffrir, il seroit aussi bon pour moy, qu'on ne sçeust pas qu'il m'aimast, de peur qu'on ne me soubçonnast de l'aimer. Ainsi, Thrasyle, si vous ne m'aimez point, il ne faut dire à personne que vous m'aimez, puis que ce seroit dire un mensonge inutilement : et si vous m'aimez, il faut encore ne le dire pas : car soit que je vous doive estre douce ou rigoureuse, il est esgalement à propos que cette pretenduë passion ne soit pas sçeuë. Mais Madame, dit Thrasyle, je ne la veux dire qu'à vous : et pourveû que vous enduriez que je vous en parle, je n'en parleray jamais à qui que ce soit. De grace, dit alors Lysidice, taisez vous Thrasyle, ou changez de discours : car je sens que mon humeur chagrine me va prendre, pour peu que vous continuyez. Il vaut donc mieux Madame, luy dit il, que je vous quitte devant qu'elle vous prenne : et en effet Thrasyle voyant arriver Compagnie comme il disoit cela, se retira, sans sçavoir ce qu'il devoit craindre ou esperer. Il s'estima pourtant assez heureux, d'avoir descouvert son amour à Lysidice : il est vray que son bonheur ne dura pas long temps : car cette inesgale Personne fut si mal satisfaite d'elle mesme, apres que Thrasyle fut
hors d'aupres d'elle ; et elle s'imagina si bien, qu'elle luy avoit parlé trop doucement, que pour reparer ce manquement la, elle se prepara à le traiter tres seurement, la premiere fois qu'elle le verroit. Et en effet, elle n'y manqua pas : car à peine le regarda t'elle, et à peine voulut-elle luy respondre, lors qu'il luy parla. Thrasyle ne pût pourtant ce jour là, discerner parfaitement, si le mauvais traitement qu'il recevoit de Lysidice, estoit un simple effet de l'inesgalité de son humeur, ou de ce qu'il luy avoit dit, la derniere fois qu'il l'avoit veuë : mais à quelques jours de là, je luy donnay lieu d'en estre esclaircy par moy, comme je m'en vay vous le dire.
Lyriane rend visite à Lysidice, qui se trouve dans la chambre de sa mère, entourée d'autres femmes. Comme la conversation, portant exclusivement sur des bagatelles féminines, est extrêmement ennuyeuse, les deux jeunes femmes s'en gaussent en aparté. Ce n'est qu'au moment où un homme arrive que les choses deviennent plus réglées et plus agréables. Lysidice et Lyriane admettent toutes deux la nécessité d'une présence masculine pour élever le niveau d'une conversation.
Vous sçaurez donc. Madame, qu'estant allée chez Lysidice, je La trouvay dans la chambre de sa Mere, où il y avoit une si grande quantité de Femmes, qu'à peine y pûs-je trouver place, mais il n'y avoit pas un homme. Je ne sçaurois vous dire de quelle maniere toutes ces Dames avoient l'esprit tourne ce jour là, quoy qu'il y en eust de fort spirituelles : mais je suis contrainte d'advoüer, que la conversation ne fut pas fort divertissante. Car enfin on ne par la presques que d'Habillemens, et de bagatelles : et je puis dire que de ma vie, je n'ay tant entendu parler, pour dire si peu de chose. Comme je me rencontray aupres de Lysidice, je pus aisément remarquer, le chagrin où elle en estoit : il est vray que je le remarquay avec plaisir, parce qu'il luy fit dire cent choses
plaisantes. Comme elle estoit fort ennuyée de cette conversation tumultueuse, qui choquoit si fort son inclination ; il arriva un de ses Parens : mais ce qu'il y eut de remarquable, fut qu'encore que cet homme n'ait pas un de ces esprits eslevez qu'on trouve si rarement ; et qu'il ne soit que du rang des honnestes Gens ordinaires, la conversation changea tout d'un coup, et devint plus reglée, plus spirituelle, et plus agreable : quoy qu'il n'y eust nul changement à la Compagnie, sinon qu'il y estoit arrivé un homme, qui ne parla pas mesme extrémement. Mais enfin, sans que je vous en puisse dire la veritable raison, on parla d'autre chose ; on en parla mieux ; et les mesmes Personnes qui m'ennuyoient aussi bien que Lysidice, me divertirent extrémement. Cependant toute cette Compagnie s'en estant allée, je demeuray seule avec Lysidice : qui ne se vit pas plustost en liberté, que panant de son humeur chagrine, à son humeur enjoüée ; et bien Lyriane, me dit elle, me condamnerez vous encore, de preferer la conversation des hommes à celle des Femmes, et n'estes vous pas contrainte d'advoüer, que qui escriroit tout ce que disent quinze ou vingt Femmes ensemble, seroit le plus mauvais Livre du monde ? J'advouë, luy dis je en riant ; que si l'on avoit escrit de suitte, tout ce que j'ay entendu dire aujourd'huy, ce seroit un bizarre Discours : Pour moy, dit-elle, il y a des tours où je suis si irritée contre mon Sexe, que je suis au desespoir d'en estre : principalement
quand je me suis trouvée en quelqu'une de ces conversations toutes composées d'Habillemens ; de Meubles ; de Pierreries ; et d'autres semblables choses. Ce n'est pas, adjousta-t'elle, que je veûille qu'on ne puisse jamais parler de cela : car enfin je suis quelquelfois assez bien coiffée, pour estre bien aise qu'on me le die : et mes Habillemens sont quelquesfois aussi assez beaux et assez bien faits, pour trouver bon qu'on me les louë. Mais je veux qu'on parle peu de ces sortes de choses : qu'on en parle galamment, et comme en passant, sans empressement, et sans aplication : et non pas comme font certaines Femmes que je connois, qui passent toute leur vie à ne parler que de cela ; et à ne penser à autre chose ; et qui y pensent mesme avec tant d'irresolution, que je croy qu'à la fin de leurs jours, elles n'auront pas encore déterminé dans leur esprit, si l'incarnat leur sied mieux que le bleu, ou si le jaune leur est plus avantageux que le verd. J'advouë, Madame, que le discours de Lysidice me fit rire : et je le trouvay d'autant plus plaisant, qu'il est vray qu'il y a une Dame à Cumes, qui n'employe tout son esprit qu'en de pareilles choses : qui ne parle jamais que de cela, et qui fait conuster sa plus grande gloire, en tout ce qui l'environne seulement : c'est à dire en la dorure de son Palais ; en la magnificence de ces Meubles ; en la beauté de ses Habillemens, et en la richesse de ses Pierreries. Apres avoir donc ry de ce que disoit Lysidice, je voulus prendre
l'interest des Femmes en general : et luy dire que j'estois persuadée, qu'il y avoit autant d'hommes que de Dames, dont la conversation estoit peu agreable. Il y en a sans doute, reprit elle, dont l'entretien est insuportable : mais il y a cela d'avantageux, qu'on s'en deffait plus facilement : et qu'on n'est pas oblige d'avoir une civilité si exacte pour eux. Mais Lyriane, ce n'est pas de cela dont il s'agit : car ce que se vous dis est, que les plus aimables Femmes du monde, quand elles sont un grand nombre ensemble, et qu'il n'y a point d'hommes, ne disent presques jamais rien qui vaille, et s'ennuyent plus que si elles estoient seules. Mais pour les hommes qui sont fort honnestes Gens, il n'en est pas de mesme : leur conversation est sans doute moins enjoüée, quand il n'y a point de Dames, que quand il y en a : mais pour l'ordinaire, quoy qu'elle soit plus serieuse, elle ne laisse pas d'estre raisonnable : et ils se panent enfin de nous plus facilement, que nous ne nous passons d'eux. Cependant cela me fait un despit, que je ne vous sçaurois dire : Pour moy, repliquay-je, il me semble que je pourrois vivre sans m'ennuyer, quand je ne verrois jamais que de mes Amies, pourveû qu'elles fussent toutes faites comme Lysidice. Je vous diray si vous le voulez, repliqua-t'elle, pour respondre à vostre civilité, que je ne m'ennuyerois non plus que vous, si toutes les miennes estoient comme Lyriane : mais il faut du moins encore y adjouster, pourveû que je ne
les visse qu'une à une, deux à deux, on trois à trois tout au plus : car de les voir douze à douze, j'aimerois mieux ne voir personne. Ouy Lyriane (poursuivit-elle, avec le chagrin le plus plaisant du monde) quand il y auroit douze Lyrianes au monde, je ne les voudrois pas voir tous les jours toutes ensemble : s'il n'y avoit deux ou trois hommes : car quoy que vous ne disiez jamais une chose mal à propos, je suis assurée que si vous estiez douze, vous en diriez : eu que du moins diriez vous comme les autres, de ces sortes de choses qui ne veulent rien dire, et qui font la conversation si languissante, et si ennuyeuse. Enfin, Lyriane, que voulez vous que je vous die ? sinon que si vous n'estes fort dissimulée, vous serez contrainte d'advoüer, qu'il y a je ne sçay quoy, que je ne sçay comment exprimer, qui fait qu'un honneste homme réjouït et : divertit plus une compagnie de Dames, que la plus aimable Femme de la Terre ne le sçauroit faire. Je dis mesme encore plus, adjousta-t'elle, car je soustiens que quand il n'y a que deux Femmes ensemble ; si elles ne sont en amitié l'une aveque l'autre, elles se divertiront moins qu'elles ne seroient, si elles parloient chacune avec un homme d'esprit, qu'elles n'eussent jamais veû : jugez apres cela, si je n'ay pas raison de murmurer contre mon Sexe en general.
Lyriane profite de l'argument de la nécessité masculine pour reprocher à Lysidice la sévérité qu'elle témoigne à Thrasyle. D'humeur railleuse, cette dernière lui répond à mots couverts : Thrasyle est en train de troubler la relation de Lysidice et de l'un de ses meilleurs amis. Elle refuse d'en dire davantage. Au sortir de chez elle, Lyriane se précipite chez Thrasyle pour éclaircir cette question, dans l'espoir de les réconcilier. Mais Thrasyle reste perplexe et ne comprend pas les motifs de l'accusation. Il décide donc de s'expliquer avec Lysidice.
Mais je m'estonne (luy dis-je alors en soûriant) puis que la conversation des honnestes Gens vous est si necessaire, que vous ne mesnagez un peu
mieux celle de Thrasyle : cependant, adjoustay je, je m'aperçoy que vous le traitez avec autant de froideur, que si vous le vouliez bannir. Thrasyle, reprit Lysidice en rougissant, est sans doute un fort honneste homme, et fort agreable : mais il m'a donné un sujet de pleinte, que je ne luy puis pardonner : et que je luy pardonnerois plus facilement si je n'estois pas de l'humeur dont je suis. Comme j'avois fort envie de sçavoir ce qui estoit entre Thrasyle et Lysidice, et que ce qu'elle me disoit augmentoit encore ma curiosité, je la pressay fort de me dire ce qu'il luy avoit fait : de sorte que voulant se deffaire de moy, sans me dire precisément ce qu'elle pensoit ; Thrasyle reprit-elle, a fait ou veut faire, la chose du monde qui me fait le plus de despit. Mais, luy dis je, voila la plus plaisante accusation de la Terre : car vous ne sçavez pas si Thrasyle a fait une faute, ou s'il ne veut seulement qu'en faire une. Quoy qu'il en soit, dit elle, il est criminel : car enfin il faut que vous sçachiez, que selon toutes les aparences, il me va faire perdre le plus cher de mes Amis, et l'homme du monde qui me divertit le plus : et il me va broüiller de telle sorte aveque luy, que je seray contrainte de ne le voir plus du tout. Jugez si une Personne qui a tant de peine à s'accommoder de la conversation des Femmes en general, ne doit pas vouloir un mal estrange à Thrasyle, de luy oster celle d'un si honneste homme que celuy avec
qui je rompray bien tost, parce qu'il luy plaist. Je vous advoue, Madame, que Lysidice me dit cela d'un air, qu'elle augmenta ma curiosité, sans me donner pourtant lieu de deviner ce qu'elle vouloit dire : de sorte que me mettant à chercher qui pouvoit estre cet homme avec qui Thrasyle la mettoit mal, je luy nommay tous ceux que je sçavois estre de ses Amis : Lysidice me disant tousjours, que je ne sçauois pas deviner. Et pour m'embarrasser davantage, elle faisoit semblant de s'estonner, pourquoy je ne le devinois pas : mais, luy disois-je, quel que soit cét Amy, avec qui vous devez rompre, comment peut-il estre vray, que Thrasyle vous ait mite mal aveque luy ? Ce n'est pas qu'il m'ait mise mal avec cet Amy dont je regrette la perte, repliqua-t'elle, mais c'est qu'il le met mal aveque moy. J'advouë, luy dis-je, que je ne comprens pas trop bien ce que vous dites : car si Thrasyle vous a apris des choses de cét Amy, qui vous donnent sujet de pleinte, pourquoy vous pleignez vous du premier, et pourquoy regretez vous l'autre ? C'est, me respondit Lysidice, que j'aurois mieux aimé ne sçavoir jamais le crime que Thrasyle m'a revelé, que de l'aprendre, à condition de me priver de celuy qui l'a commis. Mais ne sçauriez vous, luy dis-je innocemment agir avec celuy que Thrasyle a accusé, comme si vous ne sçaviez pas son crime ? car pourveû qu'il ne sçache point que vous le sçavez, vous ne serez pas obligée
en honneur de l'en punir. Comme Thrasyle sçauroit, repliqua t'elle, que je serois capable de pardonner une semblable chose, j'en aurois. une confusion estrange : mais, repliquay-je encore, si je ne puis sçavoir le Criminel, ne sçaurois-je sçavoir le crime ? non, me respondit elle en soûriant, vous ne le sçaurez d'aujourd'huy. Je voudrois pourtant, luy dis-je, que Thrasyle, dont je vous ay donné la connoissance, ne fust pas mal aveque vous : joint que j'advouë que je ne voy pas encore bien clairement par vos propres paroles, pourquoy vous le traitez comme vous faites. Si je parlois pour estre entendue, reprit-elle en riant, vous m'entendriez sans doute : mais comme je parle afin que vous ne m'entendiez pas, vous n'avez garde de m'entendre. Sans mentir, luy dis-je, Lysidice, vous estes admirable : et l'on peut dire en cette rencontre, que vous estes tout à la fois, une des plus dissimulées, et une des plus sinceres Personnes de la Terre. Comme vous me loüez et me blasmez en mesme temps, je pense, reprit elle, que je ne dois ny vous remercier, ny me pleindre : cependant, adjousta t'elle, ne pensez pas que si je ne vous dis point ce que vous avez la curiosité de sçavoir, ce soit que je ne vous estime pas assez pour cela : mais c'est que suivant l'inesgalité que vous me reprochez si souvent, il y a des jours où je fais un secret de toutes choses : et qu'il y en a d'autres, où je n'en fais presques de rien. Enfin, Madame, je ne pûs persuader
à Lysidice, de me parler plus clairement : de sorte que n'estant pas obligée à garder fidelité à une Personne, qui ne se confioit pas en moy ; j'advouë que j'eus impatience de voir Thrasyle : afin de tascher de sçavoir par luy, ce que je n'avois pû aprendre par elle : croyant mesme leur rendre office à tous deux, de les remettre bien ensemble. De sorte que dés le lendemain, le hazard ayant fait que Thrasyle me vint voir, je me mis à luy demander, pour voir ce qu'il me diroit, ce qu'il avoit fait à Lysidice, qu'elle se pleignoit tant de luy ? Quoy, reprit Thrasyle, Lysidice vous a parlé de moy en s'en pleignant ? ouy (repliquay-je, faisant semblant d'en sçavoir plus que je n'en sçavois) mais aussi, poursuivis-je, pourquoy luy avez vous dit ce que vous luy distes l'autre jour ? Ce que je luy dis, repliqua Thrasyle, devoit plus l'obliger que la mettre en colere : mais encore Lyriane, adjousta-t'il, que vous a-t'elle dit de moy ? de grace ne me cachez pas la cause de sa froideur, si vous la sçavez precisément : car j'advouë que ce que je luy ay dit, ait deû la porter à me traiter comme elle fait. Je confesse, Madame, qu'entendant parler Thrasyle comme il faisoit, je creûs qu'en effet il avoit adverty Lysidice, que quelqu'un de ses Amis avoit fait ou dit quelque chose qui la devoit fâcher : et que c'estoit par cette raison, qu'il disoit que ce qu'il luy avoit dit, ne devoit pas l'obliger à le traiter comme elle faisoit. De sorte que sans m'amuser à,
tascher de luy faire dire ce que je pensois sçavoir, je luy dis que Lysidice se pleignoit de ce qu'il estoit cause qu'elle alloit perdre un de ses plus chers Amis. D'abord cette accusation surprit Thrasyle : mais un moment apres, il creût que Lysidice ne m'ayant pas voulu dire qu'il luy avoit parlé d'amour, avoit inventé ce petit mensonge : si bien que n'adjoustant nulle foy à mes paroles, il me dit qu'il n'estoit pas possible que Lysidice pûst croire ce qu'elle m'avoit dit : car enfin, adjousta-t'il, bien loin de luy faire perdre un Amy, je luy en aquiers tous les jours : et de la maniere dont je l'aime, je voudrois que toute la Terre l'adorast. Elle ne dit pas (repliquay-je toute en colere de n'estre point creuë) que vous la mettez mal avec cét Amy : mais elle dit que vous avez frit ou dit certaines choses, qui mettent cét Amy mal avec elle. Je vous entens encore moins que je ne faisois, reprit Thrasyle, car je sçay bien que naturellement je ne suis pas malfaisant : et je sçay encore mieux, que je n'ay dit mal de personne, en parlant à Lysidice. Il faut donc, repris-je, que quelqu'un vous ait rendu un mauvais office aupres d'elle : mais Lyriane, interrompit-il, avez vous bien entendu : ouy Thrasyle, repliquay-je, et je vous dis que si vous ne vous justifiez aupres de Lysidice, vous n'y elles pas trop bien. Et comment me puis-je justifier, respondit il, d'une accusation que je n'entens pas ? Pour vous donner lieu de le faire, repris-je, je vous permets de luy dire que je vous ay apris
qu'elle se pleint de vous : et qu'elle dit que vous elles cause qu'elle rompra bientost avec un de ses plus chers Amis : car comme elle ne m'a pas fait un secret de la pleinte qu'elle m'a fait de vous ; et qu'au contraire elle a fait un mistere d'une chose où je ne m'imagine pas qu'il y en ait : je veux bien que vous luy disiez ce que je vous ay dit ; afin de vous justifier, ou de ce que vous luy avez dit, ou de ce que quelqu'un vous a fait dire. Je dis cela si fortement à Thrasyle, qu'il n'osa ne me croire pas : joint que trouvant plus de douceur à penser que Lysidice s'estoit offencée de quelque autre chose, que de la declaration d'amour qu'il luy avoit faite ; il ne s'amusa pas davantage, à examiner si ce que je luy disois pouvoit estre, ou n'estre pas : et il se resolut d'aller lendemain chez Lysidice, comme en effet il y fut.
Thrasyle se rend chez Lysidice pour découvrir l'identité de l'ami que la jeune femme craint de perdre à cause de lui. Celle-ci, dans un accès de colère, lui signifie qu'il s'agit de lui-même, et que depuis qu'il lui a révélé son amour, leur relation n'est plus la même. Elle est même décidée à le bannir. Attristé, Thrasyle va se faire consoler chez Lyriane.
Il fut mesme si heureux, qu'il la trouva en estat de la pouvoir entretenir seule : il ne fut donc pas plustost aupres d'elle, que prenant la parole ; ayant sçeu par Lyriane, luy dit-il, que vous vous pleignez de moy, et que vous m'accusez de vous faire perdre le plus cher de vos Amis, je viens, Madame, vous suplier de me dire, si ce qu'elle m'a dit est vray. Ouy, repliqua-t'elle brusquement, j'ay die tout ce que Lyriane vous a dit : mais je n'ay pas encore dit tour ce que j'ay pensé là dessus. Quoy Madame, reprit Thrasyle, vous avez dit que je vous fais perdre un Amy, moy qui pane toute ma vie à dire mille choses de vous, capables de vous faire aimer par
ceux mesmes qui ne vous connoissent point ! Mais encore, que vous ay-je dit de cet Amy, pour le mettre mal aveque vous ? Vous m'avez dit la chose du monde, repliqua-t'elle, la plus propre à me faire rompre aveque luy. Du moins Madame ; reprit-il, voudrois-je bien sçavoir quel est cét Amy, à qui j'ay rendu mauvais office, sans en avoir le dessein. Vous le sçaurez bien tost, dit-elle, car tout le monde sçaura que je ne le verray plus. Mais Madame, respondit Thrasyle, si cét Amy est criminel, vous avez tort de le regreter : et de me punir de sa faute : Lyriane m'a desja dit inutilement la raison que vous me dites, reprit-elle, car j'en ay une plus forte qui la destruit. Eh de grace Madame, reprit Thrasyle, dites moy qui est cét Amy que je vous oste, et avec qui vous voulez rompre à ma consideration : c'est vous mesme (repliqua t'elle en rougissant de colere) qui polluiez jouïr de mon amitié toute vostre vie, et qui me forcez malgré que l'en aye à vous bannir, et à me priver pour tousjours de vostre conversation, qui m'estoit fort agreable, et que je ne puis plus endurer. Quoy Madame, reprit Thrasyle fort surpris, je suis cét Amy avec qui vous voulez rompre ! ouy, respondit-elle, vous l'estes : mais de grace Madame, repliqua-t'il, que vous ay-je dit contre moy mesme, qui vous oblige à me haïr ? vous m'avez dit que vous m'aimez, respondit elle, et cela suffit. Du moins voudrois-je bien sçavoir, reprit-il, si vostre colere vient
de ce que je vous aime, ou de ce que j'ay eu la hardiesse de vous le dire ? elle vient sans doute de ce que vous me l'avez dit, respondit-elle ; car à parler avec sincerité, on ne se fâche guere d'estre aimée. Mais si la passion que j'ay pour vous, repartit Thrasyle, n'est pas ce qui vous irrite, et que ce ne soit que les paroles dont je me sers pour vous l'exprimer qui vous fâchent ; je n'ay. Madame, qu'à ne vous en parler plus : et qu'à me contenter de vous la faire connoistre par mes regards, par mes soins, par mes services, et par toutes mes actions. Si vous aviez fait ce que vous dites que vous voulez faire, reprit elle, nous serions encore bien ensemble : mais le passé ne se pouvant rapeller, il n'y a pas moyen que je me resolve à faire ce que vous voulez. Et en effet, Thrasyle ne pût rien obtenir de Lysidice ce jour là : et il se separa d'avec elle, dans la croyance qu'elle voit rompre aveque luy : Lysidice de son costé, croyant aussi qu'elle ne le vouloit plus voir. Au sortir de chez elle, Thrasyle vint me trouver : mais à peine le vis-je, que mourant d'impatience de sçavoir qui estoit cét Amy avec qui Lysidice vouloit rompre ; et bien, luy dis-je, sçavez vous lé Nom de celuy à qui on dit que vous avez rendu de si mauvais Offices ? Ouy Lyriane, me die il, je le sçay : et je viens icy pour vous le dire, afin que vous le pleigniez. Vous voyez donc bien, luy repliquay-je, que je ne mentois pas : du moins, reprit-il froidement, croiyez vous dire une verité
De grace, luy dis-je, expliquez moy donc cét Enigme : et ne l'embroüillez pas davantage. Thrasyle se voyant alors pressé par moy, et esperant quelque soulagement à estre pleint, se mit à me dire quelle estoit la passion qu'il avoit pour Lysidice : et à me démesler en suitte tout ce qui c'estoit passé entre eux : me faisant comprendre que cet Amy que Lysidice vouloit bannir et luy, n'estoient qu'une mesme chose. Mais à peine Thrasyle eut il achevé de parler, que je m'escriay en le pleignant ; ha Thrasyle, luy dis-je, que je vous pleins, d'estre amoureux de Lysidice ! pleignez moy, dit-il y de ce que je n'en suis point aimé, et ne me pleignez pas de ce que je l'aime. Je vous assure, luy respondis-je, que de quelque façon que se considere la chose, je vous trouve à pleindre : et je ne sçay mesme si vous ne seriez point moins malheureux, si Lysidice rompoit presentement aveque vous, que si elle se resoud à souffrir que vous continuyez de l'aimer : car enfin Thrasyle, veû l'inesgalité de son humeur, je prevois que vous aurez d'estranges choses à souffrir. Pourveû qu'elle souffre que je l'aime, repliqua-t'il, je me resous à tout endurer. Apres cela, j'advouë que je fis ce que je pus, pour obliger Thrasyle à se détacher de Lysidice : mais ce fut inutilement. Cependant il me demanda la grace de se pouvoir pleindre aveque moy, des maux qu'il prevoyoit qu'il faudroit qu'il souffrist ce que je luy accorday : et en effet depuis cela, il y a tousjours eu beaucoup
d'amitié entre luy et moy : et jusques au point, que je me puis vanter d'avoir sçeu ses plus secrettes pensées.
L'humeur changeante de Lysidice a pour conséquence qu'elle ne peut se résoudre à bannir complètement Thrasyle. Elle se montre tantôt affable, tantôt chagrine avec lui. Un jour, la conversation porte sur la fête idéale. Lysidice décrit dans les moindres détails les composantes d'une telle journée. Thrasyle s'offre alors de réaliser son souhait. Lysidice paraît particulièrement enthousiaste. Le grand jour arrive et tout est prêt.
Mais pour en revenir à Lysidice, vous sçaurez qu'encore qu'elle creust avoir resolu de bannir Thrasyle, il y eut autant d'irresolution dans son esprit sur ce sujet, qu'il y avoit d'inesgalité dans son humeur : mais enfin. Madame, pour ne m'amuser pas à dire tant de choses inutiles, Thrasyle ne fut point banny : et Lysidice se trouva un jour en humeur si douce pour luy, qu'elle luy permit de l'aimer. Il est vray que je pense pouvoir dire, qu'elle ne luy accorda cette grace, que pour avoir droit de luy faire sentir avec plus de douleur, toutes ses inégalitez. En effet, je ne pense pas que depuis cela, Thrasyle ait passé un jour entier sans s'apercevoir que je luy avois dit vray, en luy predisant que la passion qu'il avoit pour Lysidice, luy donneroit bien de la peine. Je suis toutesfois obligée d'advoüer, que toutes ses heures n'ont pas esté esgalement mauvaises : mais je pense pourtant pouvoir dire, qu'il a plus souffert en aimant Lysidice, qu'il n'avoit fait en aimant les trois autres personnes qui avoient desja regné dans son coeur : et que la coquetterie de la premiere, l'engagement de la seconde, et l'indifference de la derniere, ne luy ont pas donne tant de peine, que l'inesgalite de Lysidice. Car enfin il ne sçavoit jamais, quand il ne la voyoit point, en quel estat il estoit avec elle : et il ne pouvoit respondre en quelle disposition il trouveroit son esprit
quand il la reverroit. Il y avoit des jours où il croyoit avoir beaucoup de part à son coeur : elle luy disoit cent choses particulieres, et les luy disoit obligeamment : de sorte qu'il luy sembloit qu'il estoit prest d'estre assuré d'en estre aimé. Mais quelque bien qu'il se fust separé d'avec elle, il luy est arrivé plus d'une fois, de la trouver la plus chagrine, la plus fiere, et la plus froide Personne du monde, quand il la revoyoit. Je dis mesme encore plus ; car il est arrive tres souvent, que Lysidice estant entrée dans son Cabinet en fort belle humeur, en est ressortie en chagrin : et pour porter son inesgalité encore plus loin, elle a eu plusieurs conversations avec Thrasyle, qu'elle n'a pas finies en la mesme assiette d'esprit, qu'elle les avoit commencées, sans que les choses qu'il luy disoit, deussent l'avoir fait changer d'humeur. Quand elle estoit douce, elle loüoit tout ce que faisoit Thrasyle, et ne se faschoit de rien : et quand elle estoit en chagrin, elle blasmoit tout ce qu'il disoit, et se faschoit de toutes choses. Tantost elle se pleignoit que sa passion pour elle, faisoit trop d'esclat dans le monde : une autre fois elle vouloit qu'il fist cent choses, capables de la faire connoistre à toute la Terre : et il est arrivé tres souquent, qu'il a esté fort broüillé avec elle, pour avoir obeï à quelque commandement qu'elle luy avoit fait : parce qu'ayant changé d'humeur, depuis qu'il l'avoit reçeu, elle avoit aussi changé de sentimens. Je me souviens d'un jour entre les autres, que Lysidice
estoit la plus charmante Personne de la Terre, et la plus complaisante : et que venant à parler de Festes, de Plaisirs, et de Promenades, devant cinq ou six Personnes qu'elle aimoit fort ; chacun proposa une espece de divertissement selon son goust : de sorte que Lysidice venant à parler à son tour, apres avoir escouté tout ce que les autres avoient dit, trouva à redire à tous les plaisirs qu'ils avoient proposez, n'y en ayant aucun qu'elle ne trouvast accompagné de quelque incommodité. Pour le Bal, elle disoit que bien souvent la peine de se parer ; la presse qu'on y trouvoit ; le veiller extrémement tard ; le dépit qu'une autre dance davantage, et reçoive plus de loüanges, surpassoit le plaisir qu'on y avoit : que pour la Musique elle portoit la mélancolie avec elle, ou du moins attachoit si fort l'esprit, que tant qu'elle duroit on ne pouvoit faire autre chose que l'escouter : joint aussi que la peine de louer les Musiciens, suivoit tousjours le plaisir de la Musique ; que pour les grands Festins, ils luy estoient insuportables, par cette abondance rassasiante qui en est inseparable, et par cette diversité prodigieuse qu'on y voit, qui oste la liberté du choix, en donnant trop à choisir : avoüant toutesfois, que la Promenade touchoit fort son inclination, pourveû que ce fust en un beau lieu, avec des personnes choisies et commodes : que neantmoins pour conter tout le monde, elle eust voulu imaginer une Feste, où tous les plaisirs
qu'on avoit proposez se trouvassent, sans estre accompagnez des incommoditez qui les suivent. Mais encore, luy dis-je, comment imagineriez vous la chose ? je voudrois premierement, dit-elle, choisir un de ces Jardins admirables, où il y a des Fontaines jalissantes ; des Cascades ; des Ruisseaux, des Allées sombres ; des Allées discouvertes ; de grands Parterres ; des Cabinets solitaires, et tout ce qu'on voit aux beaux Jardins. Je voudrois encore qu'en ce lieu là, il y eust une belle Maison : mais apres cela, il faudroit que j'eusse la liberté, de nommer toutes les Personnes qui seroient de cette Partie, que je choisirois si bien, que non seulement elles ne m'ennuyeroient pas, mais que je ne les ennuyerois point, et qu'elles ne s'ennuyeroient pas les unes avec les autres. Et suitte je voudrois, pour n'estre point embarrassées à se parer, que les Dames fussent en deshabillé ; qu'on eust autant de Chariots qu'il en faudroit pour n'estre pas trop pressées ; que le partage de la Compagnie se fist à propos, que chaque Chariot fust remply de ceux qui aimeroient le mieux à estre ensemble ; qu'on n'eust point la peine de se lever trop matin, et qu'on arrivast au lieu où on iroit, justement pour avoit le loisir de voir la Maison avant que de se mettre à table. De plus, je voudrois que ce repas là fust de choses exquises, sans y avoir rien de superflu : qu'il y eust de l'ordre et de la propreté ; et que l'odeur des fleurs purifiast :
celle qui suit les festins. Je voudrois encore que durant le disner on entendist une de ces Musiques rejouïssantes, que sont propres à esveiller l'esprit, plustost qu'à attendrir le coeur : et que cette Musique fust dans une Tribune, afin d'estre delivrée, comme je l'ay desja dit, de l'embarras des Musiciens, et des louanges qu'on est obligé de leur donner, quand on les voit de plus prés. En suitte, se voudrois qu'on passast dans un Apartement frais et propre, où la conversation se feroit, jusques à ce que le Soleil permist de se promener : apres quoy chacun suivroit son inclination ; toute la Compagnie choisissant les lieux qu'elle aimeroit le plus. Puis quand le soir seroit venu, on souperoit comme on auroit disné, mais en lieu ou l'on pourroit oüir le bruit des Fontaines, Au sortir de table on retourneroit se promener ; pour contenter celles qui aimeroient fort à dance, on feroit pendre deux ou trois cens Lampes de cristal à tous les Arbres d'une grande Alice, afin de la bien esclairer : apres quoy celles qui auroient envie de dancer danceroient, la Musique estant dans quelque petit Bois proche, pour n'embarrasser point l'Allée, fans que cela peust empescher ceux qui voudroient s'aller asseoir deux à deux, ou trois à trois, au bord de quelque Fontaine, de suivre leur inclination. En suitte dequoy, sans partir de là ny de trop bonne heure, ny trop tard, je voudrois revenir à Cumes, apres avoir joüy de tous les plaisirs innocens, sans
avoir eu la peine qui les suit d'ordinaire. Lysidice ayant achevé de parler ; tout le monde tomba d'accord, qu'une journée passée de la maniere qu'elle venoit de dire, seroit fort agreablement passée : mais, reprit Thrasyle, ce n'est pas assez que d'imaginer qu'on la peust passer ainsi : car pour bien faire, il la faut passer effectivement de cette sorte. En mon particulier, adjousta-t'il, je m'offre à fournir le Jardin, la Musique, et les deux repas, dont la superfluité doit estre bannie. Lysidice oyant l'offre que faisoit Thrasyle : fut la premiere à l'accepter : et la chose alla de façon qu'elle fut resoluë : Thrasyle se chargeant de tout le soin de Feste, et Lysidice du choix des Personnes qu'elle choisit en effet, telles qu'il luy plut. Enfin Madame, elles furent toutes adverties ; le jour fut pris ; Thrasyle disposa toutes les choses necessaires selon l'intention de Lysidice ; excepté qu'il ne demeura pas dans les bornes qu'elle avoit prescrites, pour ce qui regardoit la Table : car il fit preparer deux magnifiques repas.
Au dernier moment, alors que Lysidice s'est déjà parée pour se rendre à la fête organisée par Thrasyle en son honneur, elle change brutalement d'avis, se met au lit, et se fait passer pour malade. Lyriane s'aperçoit d'emblée qu'elle ne souffre nullement, et l'exhorte à venir à la fête. Mais Lysidice, contrariée, refuse d'être le point de mire de cette journée et surtout d'être redevable à un homme de tout le plaisir d'une festivité. Thrasyle arrive à ce moment et tâche en vain de la faire changer de résolution.
Ce jour de plaisir estant donc arrivé ; toutes les Dames estant prestes, et tous les chariots attelez ; tout d'un coup la bizarrerie prend à Lysidice, et luy prend de telle sorte, qu'apres s'estre fait faire un habillement neuf pour ce jour la, qui estoit le plus galant et le plus joly du monde ; apres, dis-je, estre habillée, et avoir mis son Voile pour sortir, elle change d'advis ; se deshabille ; se met au lit ; et m'envoye prier de faire ses excuses à la Compagnie, disant
qu'elle se trouvoit mal. Mais au lieu de faire ce qu'elle disoit, je fus chez elle, où je la trouvay la plus despite, et la plus chagrine que je l'eusse jamais veuë. Comme je la connoissois bien ; et que j'avoit trouvée dans son Anti-chambre, qu'elle n'estoit point malade, je me mis en aprochant de son Lit, à en retrousser les Rideaux, et à ouvrir toutes les fenestres : voyons, luy dis-je, voyons dans vos yeux si le mal dont vous vous pleignez est feint on veritable, car c'est d'eux et non pas de vostre bouche, que je le veux sçavoir. Mais, Madame, au lieu de voir une Personne abatuë, je vy un teint qu'on avoit eu soin qui eust toute sa fraischeur, et tout son esclat : et je vy encore aux boucles de ses cheveux, qu'elle avoit pris la peine de se bien coiffer ; de sorte que sans attendre sa responce, non, non, luy dis-je, Lysidice, vous n'estes point malade ; c'est pourquoy vous n'avez qu à vous resoudre de venir, car je ne vous laisseray point en repos, si vous ne vous relevez promptement. D'abord elle voulut me respondre avec une voix pleintive : mais voyant que je ne croirois pas facilement qu'elle fust malade, tout d'un coup elle m'advoüa qu'elle ne l'estoit pas : mais que c'estoit qu'elle ne vouloit pas aller où nous allions. Quoy Lysidice, m'escriay-je, apres avoir proposé une Partie ; apres l'avoir faite ; apres avoir choisi les Personnes que vous avez voulu qui en fussent ; apres avoir engagé Thrasyle à une chose de cette nature ; apres qu'il en a fait la despense, et qu'il
l'a faite seulement pour l'amour de vous ; vous luy feriez un tour comme celuy-là ! Ha Lysidice, je ne le sçaurois endurer, et il faut absolument que vous veniez. Si cette Feste estoit pour une autre, reprit-elle, j'irois : mais comme je ne puis pas ignorer qu'elle est pour moy, je n'y veux point aller, et je n'iray pas : car enfin je ne sçay rien de plus de descontenançant que d'estre la Dame pour qui la Feste se fait. Mais, luy dis-je, quand elle fut resoluë, ne sçaviez vous pas qu'elle se feroit pour vous ? ouy, dit elle, et je m'y engageay sans y penser. Et ce matin, luy repliquay-je, quand vous vous estes si bien coiffée, vous n'y pensiez donc pas encore ? il est vray, respondit-elle : mais une de mes Femmes en m'habillant, m'ayant dit qu'une Fille qui est à une des Dames qui doivent estre de cette Partie, luy avoit dit que sa Maistresse n'auroit point de part à l'obligation qu'on devoit avoir à Thrasyle, et que c'estoit moy qui la luy devois avoir toute entiere, le despit m'a pris, et j'ay veû qu'en effet j'avois este fort inconsiderée, d'aller souffrir que Thrasyle fist cette Feste : et qu'il n'y a rien de plus impertinent, que de s'aller mettre en estat, de devoir à un homme, tout le plaisir qu'il donne à une grande Compagnie, et de luy devoir tenir conte de tout ce qui s'y passe d'agreable, et de toute la satisfaction qu'y reçoivent des Gens à qui on ne se soucie pas trop d'en donner. En effet, adjousta-t'elle, il faudroit que je deusse à Thrasyle, toute la bonne
chere que seroient ceux qui sont de cette Feste si j'y allois ; que je luy sçeusse gré de tout le plaisir qu'ils auroient à la Musique, de celuy qu'ils prendroient à dancer ; que je contasse jusques aux Lampes qui esclaireroient l'Allée où le Bal se feroit ; et je ne sçay mesme, s'il ne faudroit pas encore luy avoir obligation de la fraischeur du soir, et du bruit des Fontaines. Ha Lyriane, je ne sçaurois me resoudre à devoir tant de choses ! et j'aimerois mieux les payer, que de les reconnoistre, comme il faudroit que je fisse : C'est pourquoy Lyriane, quelque amitié que j'aye pour vous, je ne veux point devoir à Thrasyle, tout le plaisir qu'il vous donnera aujourd'huy. Mais est-il possible, luy dis-je, que ce soit Lysidice qui parle ? ouy, reprit-elle, et je vous respons de plus, que c'est Lysidice plus opiniastre qu'elle ne le fut de sa vie. Vous voulez donc, repliquay-je, faire desesperer Thrasyle ? il fera en si bonne compagnie respondit-elle, qu'il se consolera aisément de ce que la mienne luy manquera. Vous seriez bien attrapée, luy dis-je, si cela estoit : car je suis assurée que vous voulez bien qu'il sente l'affront que vous luy faites. Je ne sçay ce que je veux, dit elle, si ce n'est que vous vous en alliez, et que vous me laissiez en repos. Mais, repris-je, si vous ne considerez point Thrasyle. considerez vous vous mesme, et pensez ce qu'on dira de vostre procedé : on en dira ce qu'on voudra, repliqua-t'elle, pourveû que je face ce que je veux. En achevant de prononcer ces paroles,
Thrasyle qui croyoit la venir prendre, entra dans sa chambre, bien surpris de la trouver au lit. Comme il la connoissoit desja aussi bien que moy, il s'imagina aisément que son humeur bizarre la tenoit : neantmoins il n'en tesmoigna. rien d'abord, et se contenta de luy demander d'où venoit qu'elle estoit si paresseuse ? adjoustant en soûriant, qu'il estoit pourtant en quelque façon juste se fist attendre, afin de faire voir, que c'estoit pour elle que la Feste estoit faite : il paroistra bien, dit-elle, que je n'y prens par toute la part que vous m'y voulez donner, puis que je ne m'y trouveray point. Mais Madame, luy dit-il, quel changement est-il arrivé depuis hier au soir ? n'accusez point Lysidice de changement, repris-je toute en colere, car je vous assure que la raison pourquoy elle ne veut point aller où elle vous a promis, n'est autre chose sinon qu'elle est tousjours elle mesme. Elle voulut alors soustenir à Thrasyle qu'elle estoit malade, mais il ne la creût pas : et il n'est rien de tendre, de fort, et de persuasif, qu'il ne luy dist : pour l'obliger à ne luy donner pas la douleur qu'elle sembloit estre resoluë de luy faire recevoir, toutesfois ce fut inutilement qu'il parla. Thrasyle voyant donc qu'il me gagnoit rien, luy proposa de remettre la Partie à un autre jour, mais elle s'y opposa avec une force estrange : en suitte dequoy la colere prenant à Thrasyle, il luy dit qu'il n'iroit donc non plus qu'elle : et je fus plus d'un quart d'heure à croire, ny que celle pour
qui la Feste estoit faite, ny que celuy qui la faisoit, n'iroient pas au lieu où elle se devoit faire.
Thrasyle pardonne à Lysidice de n'être pas venue à la fête qu'il avait organisée pour elle, même si, après cet épisode, tout le monde se doute des sentiments du jeune homme. Lysidice continue cependant à le traiter capricieusement. Un jour elle lui défend sa porte, mais accepte de le rencontrer ailleurs. Pourtant, lorsque, par exemple, elle le rencontre chez Lyriane, elle le considère comme une simple connaissance, et non comme un ami.
Mais à la fin, Lysidice dit si fortement à Thrasyle, qu'elle vouloit qu'il y allast, et qu'elle n'y vouloit point aller, qu'il falut qu'il obeïst : ainsi nous laissasmes Lysidice, et nous fusmes où elle voulut que nous allassions : le vous laisse à penser Madame, en quelle humeur fut Thrasyle tout le jour ; il suporta pourtant cette cruelle avanture, avec une patience admirable : et tout inconstant qu'on le dit estre, il ne rompit pourtant pas encore avec Lysidice, quoy que selon moy, il en eust dés lors assez de sujet. Au contraire il me pria instamment, de dire à la Compagnie que Lysidice se trouvoit effectivement mal, de peur qu'on ne dist quelque chose d'elle qui ne luy fust pas avantageux. Mais ce qu'il y eut de rare, fut que le lendemain cette injuste Fille, luy voulut persuader, qu'il s'estoit fort bien diverti, quoy qu'il eust parû fort melancolique, et luy reprocha comme un crime, d'avoir obeï au commandement qu'elle luy avoit fait, de ne rompre pas la Partie, et d'aller recevoir les Dames qu'elle avoit choisies. Cependant son humeur chagrine estant dissipée, elle apaisa Thrasyle facilement : il oublia ce qui s'estoit passé, et continua de l'aimer. Mais comme il n'avoit pas esté possible, que la bizarrerie de Lysidice n'eust esclaté, elle fit esclater l'amour de Thrasyle pour elle : et une ennemie de Lysidice dit un jour malicieusement, qu'une Personne qui
croyoit avoir droit, de faire un tour à Thrasyle, comme celuy-là, vouloit sans doute bien regner dans son coeur. De sorte qu'elle ne dit pas seulement que Thrasyle aimoit Lysidice, elle dit encore que Lysidice n'estoit pas marrie que Thrasyle l'aimast. Cette Personne dit cela devant tant de monde, que quelques Amies de Lysidice l'en advertirent : si bien que sans considerer que c'estoit son ennemie qui parloit ainsi, elle agit comme si toute la Cour en eust parlé : et ordonna à Thrasyle de ne la voir plus du tout. Elle adoucit pourtant cét Arrest, et elle se contenta de obliger, à ne la voir plus tant chez elle. Si bien que Thrasyle ne pouvant faire autre chose que luy obeïr, chercha du moins pour se consoler toutes les occasions de la voir ailleurs : soit au Temple, soit en Promenade, ou aux visites qu'elle faisoit : ainsi quoy qu'il ne la vist pas chez elle, il la voyoit pourtant fort souvent. Il ne jouït toutesfois pas long temps de cette douceur avec tranquillité, car Lysidice passant de sa bonne humeur à la mauvaise qui la tenoit si souvent : commença d'agir avec Thrasyle, comme si elle eust oublié qu'elle luy avoit commandé de n'aller plus chez elle que rarement : et qu'elle creust qu'il la negligeast, et qu'il eust changé de sentimens, quoy qu'il fust vray qu'il ne l'eust jamais tant aimée. Cependant Thrasyle se voyant si mal-traité, ne sçavoit à quoy en attribuer la cause, et ne sçavoit par où la sçavoir car elle ne la luy vouloit point dire ; et je pense
mesme qu'il eust esté long temps sans la deviner, si le hazard n'eust fait que m'estant venu voir durant que Lysidice estoit aveque moy, je vins fortuitement à dire, parlant d'un homme de nostre Cour, qu'il estoit allez de mes Amis. De vos Amis ! reprit brusquement Lysidice, et comment cela peut-il estre, puis que je ne l'ay jamais veû chez vous ? Je ne vous dis pas, repliquay-je, que ce soit le plus cher de mes Amis : mais cela n'empesche pas, que le voyant presques tous les jours en cent lieux differens, je ne puisse parler de luy comme je viens de faire. Ha Lyriane, s'escria-t'elle, vous vous abusez estrangement ! car enfin selon mes sentimens, quand je vous verrois tous les jours chez Philoxene, si je ne vous voyois dans ma chambre, je vous regarderois tousjours comme l'Amie de mon Amie, et non pas comme la mienne. Mais si Lyriane ne cherchoit que Lysidice chez Philoxene, reprit Thrasyle, qu'en diriez vous ? je dirois qu'elle perdroit sa peine, repliqua t'elle, parce que je ne luy en aurois nulle obligation : car enfin, poursuivit-elle, il y a une si notable difference, des Gens qu'on voit chez soy, à ceux qu'on voit chez les autres, que je ne les puis mettre en comparaison, ny les regarder jamais comme mes veritables Amis, mais seulement comme je l'ay desja dit comme les Amis de mes Amis, et non pas comme les miens. En effet, adjousta t'elle, tant qu'on est chez une autre ; on n'est pas Maistresse de la conversation : et il faut la laisser
aller comme il plaist à celle chez qui on est De plus, tant que vous n'estes pas chez vous, vous estes obligé à voir mille Gens qui ne se soucient point de vous rencontrer, et qui quelquesfois voudroient ne vous trouver pas où ils vous trouvent. De sorte que le chagrin me prenant bien souvent, fait que je passe les apresdisnées entieres sans parler : et il y a une si notable difference, de Lysidice chez autruy, ou de Lysidice dans sa chambre, qu'on peut dire que ce sont deux Lysidices. Il n'est pas tousjours besoin, repris-je en riant, que vous sortiez de chez vous pour estre differente de vous mesme : quoy qu'il en soit, dit-elle, je suis assurée que vous ne me sçauriez nier, qu'il ne soit incomparablement plus doux, d'avoir bonne Compagnie chez soy, que de la trouver ailleurs, et qu'on n'ait mesme plus d'esprit dans sa chambre, que dans celle d'un autre. De sorte Madame, reprit Thrasyle, que suivant ce que vous venez de dire, je ne suis plus que l'Amy de vos Amie ? n'en doutez nullement repliqua-t'elle, et de l'heure que je parle, je vous regarde comme un Amy de Lyriane chez qui je suis, et point du tout comme estant le mien : car enfin je vous declare, que tous les Gens que je trouve par tous les lieux où je vay, ne font jamais nulle impression particuliere dans mon coeur, et que je les verrois un siecle, sans les regarder comme ayant nul droit à leur amitié : aussi quand je parle de ces sortes de Gens, je les mets au nombre de mes
connoissances, et non pas au nombre de mes Amis. Mais Madame, reprit Thrasyle, si une Personne avoit deffendu à un de ses Amis, de la voir chez elle, perdroit-il cette glorieuse qualité, en suivant ses volontez. Ouy, repliqua-t'elle, s'il luy avoit obeï sans peine, en une chose où l'on peut desobeïr sans desobliger celle qui a fait le commandement. Je connois un de vos Amis, repliqua-t'il, à qui je donneray ce conseil : ne vous hastez pas tant, dit-elle, car peutestre le conseil que je donne en general, n'est-il pas bon pour celuy dont vous parlez en particulier. Et en effet, Madame, Thrasyle s'en aperçeut bien : car ayant voulu aller le lendemain chez Lysidice, elle le mal traita horriblement, et entreprit de luy vouloir persuader, que puis qu'il avoit pû se resoudre à ne la voir presques plus chez elle, il ne la devoit plus voir en nulle part. De sorte qu'ils eurent un effroyable démeslé, qui finit pourtant aparamment à l'advantage de Thrasyle : car depuis cela il eut la permission de la revoir chez elle comme auparavant. Mais Madame ce fut pour le faire plus souffrir que jamais : estant certain que je ne pense pas qu'il ait passé un jour, sans que l'inesgalité de cette capricieuse Fille, luy ait fait endurer quelque nouveau suplice. Ce qu'il y avoit de plus cruel pour luy, estoit qu'elle avoit de si bonnes et de si agreables heures, qu'il ne pouvoit venir à bout de desgager son esprit : car enfin (me disoit-il un jour que je luy voulois persuader de
ne s'y attacher pas d'avantage) si elle n'en avoit que de mauvaises, il me seroit aisé de rompre les liens qui m'attachent à son service : mais Lyriane, si vous sçaviez combien elle est aimable, quand elle le veut estre, vous ne vous estonneriez pas de ce que je l'aime malgré toute sa bizarrerie. En effet, disoit il encore, on diroit qu'elle prend plaisir à me donner durant ces heureux instans, autant d'amour qu'il en faut pour ne la haïr pas, quand son humeur chagrine la prend, et pour la pouvoir souffrir avec patience. Cependant je m'aperçoy bien, que cette douceur ne sert qu'a me rendre plus miserable, et qu'à me faire souffrir plus long temps.
Thrasyle jouit quelque temps à nouveau des faveurs de Lysidice Il en profite, un jour qu'elle est d'humeur joviale, pour lui proposer le mariage. La jeune fille lui permet de soumettre la demande à ses parents. Ces derniers y consentent, la mère de Thrasyle aussi. Mais au dernier moment, Lysidice change d'avis. A la suite de cet affront, Thrasyle rompt avec elle et se retire à la campagne, décidé à y rester tant qu'il ne l'aura pas oubliée.
Voila donc, Madame, de qu'elle façon Lysidice vivoit avec Thrasyle, qui s'obstina si long temps à souffrir ses inégalitez, que j'ose dire que tout autre que luy l'auroit abandonnée plustost. Je suis pourtant persuadée, que sans la derniere chose qu'elle luy fit, il l'aimeroit encore malgré ses Caprices : mais pour celle-là, il ne la put endurer. Et certes je pense qu'il eut raison : car enfin, Madame, il faut que vous sçachiez, que Thrasyle l'ayant trouvé un jour en une de ces heures favorables, où il n'y avoit que de la douceur dans son esprit, et que de la civilité en toutes ses paroles ; il fit tant qu'il l'obligea à luy permettre de faire parler à ses Parens, de son Mariage avec elle. Il n'eut pas plustost obtenu ce qu'il demandoit, que transporté de joye, il fut trouver Nyside (car il y a long temps qu'il n'a
plus de pere) et la pressa, et la conjura d'agir pour luy : si bien que Nyside, qui aime tendrement son Fils, ne songeant qu'à le satisfaire, fit : parler aux Parens de Lysidice : qui trouverent que cette alliance luy estoit fort avantageuse. De sorte que s'imaginant bien que Thrasyle ne leur auroit pas fait parler sans sçavoir ses sentimens auparavant, veû comme il vivoit avec elle depuis long temps : ils reçevrent la proposition qu'on leur sit avec joye, ne doutant nullement que Lysidice ne la reçeust aussi bien qu'eux. La chose n'alla pourtant pas ainsi, car enfin. Madame, cette inesgale Fille, ayant changé d'humeur depuis que Thrasyle l'avoit quittée, ne vouloit desja plus ce qu'elle avoit voulu. Il est : vray qu'elle luy escrivit un Billet pour revoquer la permission qu'elle luy avoit donnée ; mais il ne le reçeut qu'un quart d'heure apres avoir reçeu la favorable responce, que les Parens de Lysidice avoient rendue à Nyside. Je vous laisse à penser, Madame, quelle surprise deust estre celle de Thrasyle : mais il fut encore bien plus estonné, lors qu'il sçeut que Lysidice avoit declaré qu'elle ne vouloit point se marier, et qu'il aprit par Nyside, que les Parens de cette Fille luy estoient venus faire des excuses, de s'estre tant engagez, sans sçavoir la volonté de celle qui avoit le principal interest à la chose dont il s'agissoit. Vous pouvez juger, Madame, combien Thrasyle sentit l'affront que Lysidice luy faisoit recevoir : et si l'aimant autant qu'il l'aimoit,
il ne devoit pas avoir assez de colere, pour cesser affectivement de l'aimer. Aussi le despit qu'il eut de cette cruelle avanture fut-il si grand, qu'il fit un serment solemnel de n'aller plus jamais chez Lysidice : et de rompre absolument avec elle. Je pense pourtant qu'il auroit violé son serment si je ne l'en eusse empesché : mais comme je connoissois quelle estoit l'humeur de cette inesgale Personne, je le confirmay si puissamment dans le dessein de ne renouer point avec elle, qu'il se resolut de l'executer. Comme il avoit desja esprouvé que l'absence estoit un assez grand remede, pour guerir de semblables maux, il partit de Cumes : et en partant il me laissa un Billet pour Lysidice, qui estoit à peu prés en ces termes.
THRASYLE A LYSIDICE.
Puis que je n'ay pu estre aimé de vous, en vous aimant avec une esgalle violence, depuis que j'ay commencé de vous servir ; il pourra estre qu'en changeant de sentimens, vous en changerez aussi : et que vous regreterez malgré vous, ce que vous avez voulu perdre. Quoy qu'il en soit, je parts avec la resolution de ne r'entrer jamais dans Cumes, que se ne vous aye bannie de mon coeur. Soyez, donc assurée que si vous m'y revoyez quelque jour, vous m'y reverrez sans vous aimer : et que si vous
esté capable.
ne m'y revoyez pas, ce sera parce que je n'auray pû me delivrer de la plus ardente passion, dont personne ait jamais
THRASYLE.
Lors que Thrasyle me donna ce Billet pour Lysidice, je connus qu'il eust bien voulu en avoir responce : mais j'advouë que je creûs que pour son repos, je ne devois pas la presser de luy respondre, de peur que si elle luy eust escrit à une de ses bonnes heures, elle ne l'eust r'engagé à l'aimer. Cependant comme il avoit souhaité qu'elle eust ce qu'il luy avoit escrit, je le luy rendis, et je le luy fis lire en ma presence : apres quoy, me mettant à luy faire mille reproches, je le pressay estrangement de me dire, pourquoy elle avoit accorde à Thrasyle la permission qu'elle luy avoit donnée, puis qu'elle estoit dans les sentimens ou elle disoit estre ? Lors que je la luy donnay, dit-elle, je croyois en effet que je voulois ce que je luy disois : mais apres venant à penser à cét engagement, qui doit durer toute la vie, j'ay connu qu'il y avoit de la folie, à une Personne qui ne pouvoit respondre le matin, de quelle humeur elle sera le soir, de croire que ce qui luy plaist aujourd'huy, luy plaira à la fin de sa vie : et qu'ainsi ce seroit me rendre peut estre malheureuse, sans rien contribuer à la felicité de Thrasyle. Car enfin Lyriane, me disoit-elle, quand je songe à l'effroyable inquietude, qui me prend quelquesfois lors que je suis en
conversation en des lieux d'où je ne puis sortir quand la fantasie m'en prend ; et que je songe en suitte, quel seroit mon desespoir, si apres avoir espousé Thrasyle, je venois à changer de sentimens ; je vous proteste que quelque estime que j'aye pour luy, je suis bien aise qu'il soit hors de Cumes : et qu'il s'en faut peu, que je ne desire qu'il y revienne dés demain, par la raison qu'il me dit à la fin de son Billet. Lysidice rougit pourtant en prononçant ces dernieres paroles : et rougit d'une maniere, qui me fit connoistre que son coeur ne les advoüoit pas. Cependant comme elle est glorieuse, elle ne m'en dit pas d'avantage : et j'escrivis à Thrasyle, comme il luy faloit escrire pour achever de le guerir. Il ne fut toutesfois pas si tost delivré de la passion qui le tourmentoit : mais pendant son absence, je connus que Lysidice se souvenoit de ce qu'il luy avoit escrit : et qu'elle croyoit bien que ce qui l'empeschoit de revenir, estoit qu'il estoit tousjours amoureux d'elle. Ce qui me le sit juger, tut que Philoxene s'en allant aux Champs, vers le lieu où droit alors Thrasyle, vint ma dire adieu, comme Lysidice estoit dans ma chambre : de sorte que venant à parler de la Solitude où elle alloit, je luy dis que je la trouvois bien heureuse, d'avoir un aussi honneste homme que Thrasyle dans son voisinage. Il y a desja si long temps qu'il est hors de Cumes, reprit Philoxene, qu'il y a aparence qu'il ne sera plus guere à la Campagne : puis que vous y serez, reprit Lysidice en soûriant,
il y a lieu de croire qu'il n'en partira pas si tost. Pour moy (repliquay-je malicieusement, voulant faire connoistre à Lysidice que je l'entendois bien) je fuis d'opinion opposée à la vostre : car je trouve que Philoxene est bien propre à faire que Thrasyle revienne plustost à Cumes que vous ne pensez. j'advouë, dit alors Philoxene, que je n'entens pas trop ce que vous dites : car il semble que vous me veüilliez louer toutes deux, cependant vous me dites des choses toutes contraires. C'est un Enigme, luy dis je, que je vous expliqueray à vostre retour : si elle ne revient que quand Thrasyle reviendra, repliqua Lysidice en riant, elle ne sçaura de long temps ce que vous luy voulez dire. Apres cela nous dismes encore plusieurs choses, dont il ne me souvient pas, et Philoxene s'en alla.
Thrasyle parvient à oublier Lysidice, car il a rencontré Philoxene, une jeune veuve vertueuse, dont il est tombé éperdument amoureux. On procède alors au jugement du jeune homme en le qualifiant d' « inconstant sans inconstance ». Grâce à la protection de Cyrus, le mariage de Thrasyle et Philoxene est bientôt célébré.
Après un mois d'absence, Thrasyle revient à Cumes, démontrant ainsi à Lysidice qu'il n'éprouve plus rien pour elle. Par contre, il est plus amoureux que jamais : l'élue est Philoxene, une jeune et vertueuse veuve, qui loge dans son voisinage à la campagne. Lysidice, qui en conçoit du dépit, se lie avec Cleocrite, afin de propager à travers toute la ville la rumeur de l'inconstance de Thrasyle. Or, bien qu'il ne reçoive aucune faveur de Philoxene, le jeune homme la courtise fidèlement et assidûment depuis une année. Lyriane achève là son récit. Elle demande alors à Mandane de se prononcer sur la prétendue inconstance de Thrasyle.
Mais un Mois apres qu'elle fut partie, comme nous estions encore ensemble Lysidice et moy, et que nous sortions de chez Atalie ; nous vismes arriver Thrasyle, qui nous salüa en passant fort civilement, mais il ne s'arresta pas. Je ne le vy pas plustost, que je regarday Lysidice, qui à peine l'eut aperçeu, qu'elle changea de couleur. De sorte que me tournant vers elle, et luy parlant bas afin que nos Femmes ne m'entendissent point ; et bien Lysidice, luy dis-je, vous croyez que Thrasyle ne reviendroit jamais ? Pourveû que ce ne soit point Philoxene qui me le renvoye, reprit-elle, je ne me soucieray pas qu'il soit revenu. Pour moy, repliquay-je, il ne m'importe par quelle raison il revienne,
pourveû qu'il se soit souvenu de la fin du Billet qu il vous escrivit. Quoy qu'il en soit, dit-elle, vous me Ferez un fort grand plaisir de dire à Thrasyle que j'ay beaucoup de joye de son retour : je vous le promets, luy dis je, quoy qu'à mon advis vous n'en soyez pas si aise que vous dites. Comme nous en estions là, nous arrivasmes à la Porte d'une Dame, chez qui nous allions ensemble : mais apres que cette visite fut faite, je ramenay Lysidice chez elle, et je m'en retournay chez moy, où Thrasyle m'attendoit. Je ne le vy pas plustost, que je luy tesmoigna avoir beaucoup de joye de son retour : mais, luy dis je, je veux pourtant auparavant que de me réjouir tout de bon, sçavoir si vous revenez sans amour ? car si cela n'est pas, au lieu de me réjouïr, je m'affligeray. Affligez vous donc, me dit-il, car il n'est que trop vray, que je suis plus amoureux que je ne le fus de ma vie : et que selon toutes les aparences, je le seray jusques à la mort. Ha Thrasyle, luy dis je, vous n'estes point assez genereux ; et je pense que je ne veux plus estre Amie d'un homme, qui oubliant si facilement les outrages, peut aussi facilement oublier les bons offices ! Mais Thrasyle, repris-je en je regardant, il ne vous souvient donc plus que vous escrivistes à Lysidice, que vous ne reviendriez point à Cumes, tant que vous auriez de l'amour pour elle ? Pardonnez moy, me dit-il, et je luy ay tenu ma parole. Vous n'estes donc pas amoureux connue vous le dites ?
repliquay-je : je suis plus amoureux que je ne le dis, respondit-il, et mesme plus amoureux que je ne le puis dire : mais Lyriane, c'est de Philoxene, et ce n'est plus de Lysidice, que le despit et la raison, avoient desja bannie de mon coeur, devant que Philoxene vinst à la Campagne. Quoy que ce ne soit pas ma coustume, repris je, d'estre bien aise, de voir mes Amis amoureux, je vous proteste que je ne puis m'empescher d'avoir de la joye, d'aprendre que vous l'estes de Philoxene, puis que c'est une preuve infaillible que vous ne l'estes plus de Lysidice. Apres cela je me vantay à luy, d'avoir predit sa passion : et je luy racontay ce que Lysidice et moy avions dit, lors que cette belle Personne m'estoit venu dire adieu : en suite dequoy il m'aprit, qu'ayant veû Philoxene tous les jours , depuis qu'elle estoit aux Champs, et l'ayant veuë avec route la liberté que la Campagne donne, il l'avoit plus veuë durant un Mois, que s'il l'eust veuë une Année entiere à Cumes : et qu'enfin il avoit trouvé en elle seule, ce qu'il avoit cherché inutilement aux quatre Personne qu'il avoit aimées auparavant. Quoy, luy dis-je, vous n'estes pas seulement amoureux, vous estes desja aimé ? nullement, repliqua-t'il, et vous n'expliquez pas bien mes paroles : car ce que je veux dire est, que Philoxene a plus de bonnes qualitez que toutes les autres ensemble. Et certes, Madame, ce n'estoit pas sans raison que Thrasyle loüoit cette aimable Veusve : estant certain
tain qu'un ne peut pas trouver une Personne plus accomplie que celle-là. On en trouve sans doute, qui ont autant de beauté qu'elle en a, et autant d'esprit : maison n'en trouve guere qui n'aye aucun deffaut. Cependant il est tres vray, que Philoxene n'en a point : car outre que sa beauté plaist infiniment ; qu'elle a lamine haute. Noble, et modeste, que sa Phisionomie marque de la bonté, et de la sincerité ; et qu'elle a sur le visage un certain enjoüement meslé de serieux qui luy sied admirablement : il est encore vray, qu'elle a mille charmes dans l'humeur, mille graces dans l'esprit, et mille bonnes qualitez dans l'ame. Car enfin elle se propose tousjours la vertu en tout ce qu'elle fait ; elle aime la gloire ; elle est tendre pour ses Amis ; elle les sert aveque joye, et ne desoblige jamais personne. Elle est sans doute un peu sensible : mais on peut dire que la colere ne fait que l'embellir, en la faisant quelquesfois rougir agreablement ; car elle passe si viste, qu'elle n'a pas loisir de luy faire faire une injustice. De plus, il ne faut que voir la conduite de Philoxene, pour juger favorablement d'elle : car enfin, elle est belle, elle est jeune, elle est riche, et elle est Veusve : cependant elle a si bien sçeu regler sa vie, que sa reputation est la plus belle, et la plus entiere qu'il est possible d'avoir, quoy que ù vertu ne soit ny sauvage ny austere : et qu'au contraire elle soit douée, et sociable. Voila donc, Madame, quelle estoit Philoxene, lors que Thrasyle commença
de l'aimer, et quelle elle est encore aujourd'huy. Cependant je sçeu par luy qu'il n'avoit osé luy descouvrir sa passion : mais il m'assura pourtant qu'il estoit persuade qu'elle la connoissoit, ou que du moins elle en soubçonnoit quelque chose. Comme il n'estoit venu à Cumes que pour une affaire, et pour faire connoistre par là à Lysidice qu'il ne l'aimoit plus, il n'y tarda que trois jours, et s'en retourna aupres de Philoxene. De vous dire quel fut le despit de Lysidice, il ne seroit pas aisé, principalement apres que Philoxene fut revenuë a Cumes, où Thrasyle revint aussi le mesme jour : estant certain que quand elle s'aperçeut qu'il estoit amoureux de cette belle Personne, elle en eut un despit estrange. Ce fut alors que liane amitié avec Cleocrite, de la maniere qu'on la peut lier avec une Fille aussi indifferente que celle là, elles se mirent toutes deux, à vouloir faire passer Thrasyle dans le monde, pour le plus inconstant homme de la Terre : esperant luy nuire dans l'esprit de Philoxene : et en effet je croy que ce bruit qu'elles ont fait courir, ne luy a pas servy. Le grand obstacle que Thrasyle a trouve, et qu'il trouve encore dans l'esprit de Philoxene, n'est pourtant pas celuy-là : car enfin depuis un an qu'il la sert avec une assiduité, et une fidelité extréme, elle a bien deû connoistre qu'il n'estoit pas inconstant : mais, Madame, l'amour qu'elle a pour la liberté, fait qu'elle ne peut se resoudre à reconnoistre celle que Thrasyle a pour elle.
Je sçay bien qu'elle l'estime plus que tous les hommes qui la voyent : Se que si de necessité il falloit qu'elle se mariait, elle le choisiroit sans doute : mais quoy qu'elle soit dans une disposition si favorable en aparence pour luy, elle ne le choisit pourtant pas, et ne luy donne aucune esperance. Cependant Thrasyle qu'on dit estre si inconstant, ne se rebute point, et ne se lasse point de souffrir, parce qu'il ne trouve pas en Philoxene de ces sortes de choses, avec lesquelles l'amour ne sçauroit subsister : comme la coqueterie de sa premiere Maistresse, l'engagement de la seconde ; l'indifference de la troisiesme ; et l'inesgalité et la bizarrerie de la quatriesme. De sorte qu'aymant constamment Philoxene, il semble estre resolu de l'aimer jusques à la mort, quand mesme elle ne se pourroit resoudre à le rendre heureux : et en effet Madame, je suis assurée que cela arrivera ainsi car enfin, depuis que Thrasyle aime Philoxene, sa, constance à esté mite à toutes sortes d'espreuves. Premierement il est certain, que Cleocrite et Lysidice, toit par vanité, par malice, ou par quelque autre raison, ont tout fait ce qu'elles ont pu pour l'engager Thrasyle à les servir. Nyside a aussi voulu opiniastrément durant quelque temps, que son Fils espousast une Fille qui est une des plus belles Personnes du monde, et beaucoup plus riche encore que Philoxene. Sa passion a mesme resisté à l'absence, car il fut trois Mois à Millet, où sont les plus belles
Femmes de la Terre : cependant il demeura fidelle, et revint à Cumes aussi amoureux qu'il en estoit party Au reste on ne peut pas dire que Philoxene le retient par des faveurs, car on ne peut jamais vivre avec plus de retenuë, ny plus de severité qu'elle vit aveque luy ; quoy que ce soit sans rudesse, et sans incivilité. Ainsi il faut conclure, ce me semble, que Thrasyle ne doit pas passer pour un inconstant, quoy qu'il ait aimé plusieurs Personnes.
Mandane se prononce en faveur de Thrasyle, en le qualifiant d'« inconstant sans inconstance ». Tout le monde est satisfait. Grâce à la protection de Cyrus, dont jouit Thrasyle, les parents de Philoxene parviennent à convaincre la jeune fille de l'épouser. Le mariage est célébré trois jours plus tard.
Toutesfois, Madame, comme l'amitié pourroit m'aveugler, et que c'est vous qui devez juger de luy, je veux suspendre mon jugement, jusques à ce que vous ayez prononcé son Arrest. Apres que Lyriane eut achevé de parler, Mandane la loua extrémement, et la remercia de luy avoir fait un si agreable recit des avantures de Thrasyle, la louant principalement d'avoir si bien démeslé cinq amours differentes, en aussi peu de temps qu'il en eust falu à un autre, à en raconter une seule : apres quoy demandant à Cyrus, au Prince Artamas , et à Aglatidas, quel rang elle devoit donner à Thrasyle ? ils ne voulurent point la conseiller, et il fallut qu'elle agist selon ses propres sentimens. De sorte qu'ayant ordonné qu'on fist rentrer Cleocrite, Lysidice, Atalie, et Thrasyle, il se trouva que Lysidice ayant changé d'humeur depuis qu'elle estoit sortie de la Chambre de Mandane, s'en estoit allée, et avoit forcé Atalie de s'en aller avec elle ; et qu'ainsi il n'estoit demeuré que
Thrasyle et Cleocrite, dont l'humeur indifferente faisoit qu'elle ne se soucioit pas trop si Thrasyle passoit pour constant, ou pour inconstant : aussi r'entra-t'elle dans la Chambre de Mandane, conduite par Thrasyle, avec tout l'enjoüement d'une Personne, qui faisoit vanité de l'indifference, dont elle jugeoit bien que Lyriane l'auroit accusée. Vous voyez Madame, dit elle à la Princesse Mandane, que route indifferente qu'on me dit, je suis plus vindicative que Lysidice, ny qu'Atalie, puis que je reviens moy mesme vous amener celuy qui doit estre condamné. Que sçavez vous, reprit Thrasyle, si je ne seray point justifié ? nous le sçaurois bien tost, reprit elle, puis que c'est la Princesse qui doit m'aprendre ce que je dois penser de vous. Je vous allure, repliqua Mandane, que vous n'en penserez rien qui ne luy soit avantageux, si vous reglez vos sentimens parles miens : car enfin, adjousta cette Princesse, apres avoir consideré les divers changemens de Thrasyle ; j'advouë que je ne l'ay pas trouvé tel que le me l'estois imagine : c'est pourquoy je declare que sans luy faire ny grace, ny injustice, on peut le nommer,L'INCONSTANT SANS INCONTANCE
. Ce jugement est si equitable, reprit Cyrus, que je ne pense pas que la belle Cleocrite en murmure, ny que Thrasyle s'en pleigne : puis
que le nom d'Inconstant luy demeure, repliqua Cleocrite agreablement, j'aurois grand tort d'en murmurer. En mon particulier, reprit Thrasyle : je trouvé que puis que la plus judicieuse Princesse du monde, declare que je suis sans inconstance, j'ay sujet d'estre satisfait, et de me louer de la justice qu'elle m'a rendue. Puis que je vous ay contentez tous deux, repliqua Mandane, j'ay plus fait que je ne pensois : et j'ay sans doute fait, tout ce que je souhaitois de faire. Comme elle disoit cela, Philoxene entra, et Cleocrite sortit : mais comme Mandane avoit remarque qu'Anaxaris se tenoit oblige des graces qu'elle faisoit à Thrasyle, elle fit si bien qu'elle trouva lieu de parler à Philoxene en sa faveur. L'occasion s'en presenta mesme d'autant plus favorable, que cette belle personne sçachant que l'Armée marcheroit bien tost, venoit suplier la Princesse Mandane, de vouloir luy faire donner des Gardes par Cyrus, pour conserver une tres belle Maison qu'elle avoit, qui se trouvoit sur la route que les Troupes devoient tenir. Cyrus en son particulier, qui aimoit à rendre office à tous les Amans malheureux, dit beaucoup de choses à Philoxene, à l'avantage de Thrasyle, lors qu'elle le remercia de ce que la Princesse avoit obtenu pour elle : de sorte que Philoxene qui jusques alors avoit opiniastrément deffendu sa liberté, et contre Thrasyle, et contre sa propre inclination, commença de ceder au Vainqueur de l'Asie : et
en effet Thrasyle profita si bien de la protection de Cyrus, et de celle de Mandane, qu'en trois jours les Parens de Philoxene acheverent de la faire resoudre à le rendre heureux : si bien que par ce moyen leurs Nopces furent honnorées de la presence de Mandane, et de celle de Cyrus, Mais quoy que toutes les Dames de Cumes en general, en fussent conviées, il n'y eut que Cleocrite, et Lysidice, de toutes les Maistresses de Thrasyle, qui s'y trouverent ; la premiere parce que coures choses luy estant indifferentes, excepte le plaisir, elle ne pût se resoudre à perdre une Feste de réjouïssance : et Lysidice parce qu'estant fortuitement ce jour là en sa plus belle humeur, elle creût qu'il luy seroit glorieux de ne tesmoigner pas de douleur d'avoir perdu Thrasyle.
La veille du départ pour la Medie, Mazare rend pour la première fois une visite particulière à Mandane. Il réaffirme son repentir de l'avoir naguère enlevée. Seule la violence de son amour explique la folie de son geste. Mandane accepte de rester en bons termes avec lui, à condition qu'il ne lui parle plus d'amour. Le lendemain, la princesse, Cyrus et son armée quittent Cumes en direction d'Ecbatane. On fait une halte à Thybarra. Cyrus en profite pour se rendre sur le tombeau de Panthée et d'Abradate. Alors qu'il s'y recueille, le roi d'Assirie, délivré par Hidaspe, fait son apparition. Au terme d'une première conversation tendue, le duel entre les deux hommes est fixé à quatre jours de là.
Les préparatifs pour le départ de Mandane en direction de la Medie sont achevés. Anaxaris et Mazare en sont tourmentés, car cela signifie le prochain mariage de Cyrus. Si Anaxaris n'entreprend rien pour combattre ses sentiments, Mazare au contraire tâche de les contrôler. La veille du départ, il rend visite à Mandane, à qui il témoigne un profond repentir de l'avoir enlevée à Babilone. Il tente toutefois de justifier son crime en invoquant la violence de sa passion. Il n'en promet pas moins à Mandane de ne plus jamais lui parler de son amour.
Les préparatifs pour le départ de Mandane en direction de la Medie sont achevés. Anaxaris et Mazare en sont tourmentés, car cela signifie le prochain mariage de Cyrus. Si Anaxaris n'entreprend rien pour combattre ses sentiments, Mazare au contraire tâche de les contrôler. La veille du départ, il rend visite à Mandane, à qui il témoigne un profond repentir de l'avoir enlevée à Babilone. Il tente toutefois de justifier son crime en invoquant la violence de sa passion. Il n'en promet pas moins à Mandane de ne plus jamais lui parler de son amour.
Cependant ceux qu'on avoit envoyez vers les Xanthiens et les Cauniens estant revenus, et ayant raporté qu'ils recevoient la Paix aveque joye, il n'y eut plus nul obstacle au départ de Mandane : car la diligence qu'on avoit aportée a preparer toutes choses pour son voyage avoit esté telle, qu'il ne et'en falloit plus qu'un jour que tout ne fust achevé. Pour ne perdre point de temps, Cyrus donna. tous les ordres necessaires, soit pour la marche des Troupes, ou pour faire partir les deux Flotes qui estoient au Port, ou pour congedier les Envoyez du Prince Philoxipe, et du Prince de Cilicie, afin qu'ils fissent ce qu'ils pourroient pour rencontrer leurs Vaisseaux, et les remener
à leurs Maistres. Mais durant que l'esperance donnoit tant de joye à Cyrus, que l'inquietude de l'engagement où il estoit avec le Roy d'Assirie ne la troubloit presques point, Mazare, et Anaxaris, voyant aprocher le jour du départ de Mandane, en avoient une douleur extréme. Car quand ils venoient à considerer, que la fin du voyage qu'ils alloient commencer, seroit le commencement de la felicité de Cyrus, et la fin de tous ses malheurs, ils souffroient ce qu'on ne sçauroit exprimer. Il y avoit pourtant bien de la difference, dans les sentimens de ces deux Rivaux : et une mesme beauté, et une mesme passion, produisoit en eux des effets qui ne se ressembloient guere. Anaxaris sans rien esperer, estoit tellement possedé de l'amour qu'il avoit pour Mandane, qu'il ne pouvoit seulement former le dessein de la combatre : mais pour Mazare, il combatoit continuellement contre luy mesme, et contre sa passion. Anaxaris pour devenir encore plus amoureux, s'il eust esté possible, voyoit la Princesse autant qu'il le pouvoit : et Mazare au contraire, craignoit tant la veuë d'une beauté, qui avoit esté plus sorte que sa vertu, qu'il fuyoit tres souvent les occasions de la voir. En effet depuis que cette Princesse estoit delivrée, il ne l'avoit point entretenue en particulier : mais la veille de son départ, Cyrus estant occupé à escrire à la Reine de Corinthe, au Prince Philoxipe, à celuy de Cilicie, et à donner ses ordres pour la seureté de Cumes, et
aux Deputez de la Susiane qu'il renvoyoit, il se rencontra que Mazare estant alors aupres de Mandane, se trouva insensiblement engage à y demeurer seul. D'abord il y eut un allez grand silence entre ces deux Personnes : car cette Princesse se souvenant que ce Prince en qui elle s'estoit confiée, l'avoit trahie, et qu'elle ne s'estoit point veuë seule aveque luy, depuis le jour qu'il l'enleva, en rougit : et Mazare de son costé, se voyant aupres d'une Personne qu'il aimoit si ardemment, et de qui il avoit causé les plus grandes infortunes, sentit dans son coeur tant d'amour, et tant de confusion tout ensemble, qu'il fut quelque temps sans parler, et sans pouvoir déterminer ce qu'il luy vouloit dire : mais à la. fin sans prevoir quelle seroit la suitte de son discours, il commença de parler à cette Princesse. Quoy que je ne doute pas, Madame, luy dit-il, puis que vous m'avez fait l'honneur de me promettre vostre amitié, et de me la donner telle que je la possedois à Babilone, que vous ne soyez resoluë de tenir vostre parole, puis que je vous ay tenu la mienne ; je ne laine pas, dis-je, de vous conjurer de m'en donner de nouvelles assurances. Car enfin, Madame, quand je me souviens combien je m'en suis rendu indigne, je n'ose me fier ny à vos promesses, ny à vostre generosité : et j'ay ce me semble sujet de craindre, que ne pouvant me redonner vostre estime, vous ne puissiez me redonner vostre amitié. Puis que je vous retrouve à Cumes, reprit
Mandane, ce que vous estiez à Babilone, le veux absolument oublier ce qui s'est passé à Sinope, et vous considerer comme le plus cher de mes Amis. Le crime que je commis contre vous fut si grand, repliqua Mazare, que je n'oserois esperer que vous le puissiez oublier, si vous ne sçavez ce qui l'excuse : car enfin, Madame, il vous a deû paroistre encore plus effroyable qu'il n'estoit, quoy qu'il le fust estrangement. En effet, poursuivit-il, vous n'avez jamais sçeu deux choses, que je vous suplie tres humblement de vouloir aprendre aujourd'huy : et qui serviront sans doute à vous obliger de me redonner plus volontiers cette estime et cette amitié, que vous m'avez promise. Il suffit pour cela, repliqua Mandane, que vous vous soyez repenti, et que vous demeuriez dans les sentimens où vous elles : non Madame, reprit Mazare, mon repentir ne suffit pas, puis qu'il ne fait que reparer mon crime, et que les deux choses que j'ay à vous dire l'amoindrissent. Dites les donc, reprit la Princesse, car je vous assure que j'auray tousjours beaucoup de joye, que vous me donniez de nouveaux sujets de vous estimer. Puis que vous me le permettez Madame, repliqua Mazare, il faut donc que je vous die quelle fut la passion qui me rendit criminel, et quelle fut la resistance que j'aportay pour m'oposer et à vous, et à moy mesme. II me semble, reprit Mandane en rougissant, que c'est un mauvais moyen de m'obliger à vous redonner
mon estime et mon amitié, que de me faire souvenir d'une chose qui vous les avoit fait perdre : de grace Madame, (reprit Mazare, voyant l'esmotion qui paroissoit sur le visage de cette Princesse) ne craignez pas que je me repense de m'estre repenti : et ne vous imaginez pas que je pretende que la passion dont je veux vous faire connoistre la grandeur, me serve à autre chose qu'à diminuer le crime que je fis en vous enlevant. Non Madame, je vous proteste que je ne vous parleray jamais des sentimens qui seront dans mon coeur jusques à la more : et que je ne demanderay jamais rien de vous que cette estime et cette amitié que vous m'avez promises : mais au nom des Dieux, souffrez que je vous die une fois seulement, avec quelle violence vous vous emparastes de mon coeur, lors que vous en chassastes la vertu. C'est une grace que Cyrus mesme ne me refuseroit pas de vous demander pour moy si je l'en priois : car enfin Madame, je ne veux pas vous parler de l'amour qui me rendit criminel, pour en attendre recompence, mais seulement pour m'empescher d'en recevoir punition, et pour me justifier. Je ne vous lemande pas mesme la permission de vous dire que je vous aime : et je ne veux que celle de vous faire sçavoir que je vous aimois jusques à perdre la raison, lors que je vous enlevay à Sinope : afin que ne me regardant pas comme un meschant qui se porte au mal sans y estre forcé, et sans repugnance, vous
puissiez me tenir vostre parole plus facilement. S'il ne faut que croire que vous m'aimiez, reprit la Princesse, j'aime mieux vous avoüer que je n'en doute point, afin de m'épagner la peine d'escouter un discours qui ne me sçauroit plaire, et qui ne vous peut estre avantageux. Du moins Madame, adjousta-t'il, faites que la grandeur de mon crime, serve à vous faire comprendre la grandeur de l'amour qui me fit commettre : et à vous faire concevoir qu'il faloit qu'elle le surpassast de beaucoup. De grace Mazare, interrompit Mandane, ne me mettez nul scrupule dans l'esprit, pour l'amitié que je veux avoir pour vous : et croyez que plus vous me persuaderiez que vous m'avez aimée, plus je craindrois que vous ne m'aimassiez encore, et moins vous auriez de part à mon amitié : c'est pourquoy ne vous exposez pas à une chose, qui vous la seroit peut-estre perdre. Eh de grace Madame, reprit Mazare, ne me menacez pas d'une si cruelle avanture ! et souffrez que je vous die quels sont mes veritables sentimens, afin que vous n'en ayez jamais d'injustes pour moy. Croyez donc Madame, je vous en conjure, que je ne vous diray jamais rien qui vous doive desplaire ; que je n'agiray aveque vous que comme si je n'avois eu, et que je n'eusse encore que de l'amitié ; que je me combatray eternellement moy mesme à vostre consideration ; que je tascheray de regler mes pensées, comme mes paroles, que je deffendray à mes yeux
de vous monstrer les sentimens de mon coeur ; et que pour derniere preuve de mon respect, je serviray Cyrus comme si je n'avois pas esté son, Rival. Jugez apres cela, si vous n'avez pas quelque severité de me refuser la grace que je vous demande : car enfin Madame, je vous proteste que voicy la derniere fois de ma vie, que je vous parleray de moy. Je m'engage mesme à ne prononcer jamais le mot d'amour en vostre presence, s'il vous est suspect en ma bouche : mais souffrez du moins que je vous assure, que depuis que l'Amour fait faire des crimes, il, n'en a jamais fait commettre, qui ait cite causé par une passion si violente, nue celle que me força d'oublier le respect que je vous devois. Mais apres cela Madame, j'ay encore à vous dire, que jamais repentir n'a esté plus veritable que le mien, ny plus propre à reparer un grand crime : car enfin il n'est rien que je ne fisse, plustost que de vous donner jamais lieu de me soubçonner d'estre capable d'avoir un sentiment qui me peust rendre indigne de cette glorieuse amitié, que vous m'avez fait l'honneur de me promettre, et que je vous demande avec toute l'ardeur imaginable, et tout le respect possible. Mazare prononça ces paroles, d'une maniere si touchante, que Mandane ne voulant pas insulter sur un Prince que la seule passion qu'il avoit pour elle rendoit malheureux, luy respondit avec autant de civilité que de vertu : et luy parla d'une maniere si genereuse, que si
l'amour de Mazare, eust esté capable de devenir amitié, il auroit fait ce changement là à sa consideration. Mais ne pouvant regler les sentimens de son coeur, il regla du moins ses paroles : et protesta si solemnellement à Mandane, de ne luy parler mesme jamais, de la passion qu'il avoit eue pour elle à Babilone, qu'enfin elle luy donna de nouvelles assurances de son estime et de son amitié, que Mazare reçeut aveque joye, quoy qu'il ne les pûst recevoir qu'en soûpirant. Car enfin, si ce Prince n'eust esté que l'Amy de Mandane, elle luy disoit assez de choses obligeantes pour le contenter : mais comme il estoit tousjours son Amant, il n'estoit pas possible que l'amitié de cette Princesse le pût rendre heureux : quoy que par raison, et par vertu, il regardait : alors cette amitié, comme le terme de tes desirs, et la borne de ses esperances.
L'armée de Cyrus quitte Cumes pour prendre la direction de la Medie. Mandane apprécie particulièrement ce voyage, si différent de ceux qu'elle a été contrainte d'entreprendre avec ses ravisseurs. On décide de se reposer à Thybarra, qui est sur la route d'Ecbatane. Mandane y retrouve Doralise et Arianite. Ensemble, elles évoquent le souvenir de Panthée et d'Abradate. Cyrus fait un petit détour au lever du jour, pour vérifier que le tombeau de ces deux malheureux amants a été érigé selon ses indications. Il est satisfait de l'architecture et des ornements du monument, lequel suscite en lui une profonde rêverie.
Cependant le lendemain estant arrivé, et l'heure du despart estant venuë, Mandane apres avoir reçeu les civilitez de toutes les Dames de Cumes, monta dans un superbe Chariot, n'ayant que Martesie avec elle : toutes les autres Femmes qu'on luy avoit données, estant dans d'autres Chariots, qui alloient en suitte. Anaxaris commandant les Gardes de cette Princesse ; marcha immediatement apres le sien : et pour Cyrus, Mazare, Artamas, et la plus part des volontaires, ils allerent en Gros quinze ou vingt pas devant Mandane. Le Prince Thrasybule, Thimochare, et Philocles, ne vouloient point s'embarquer qu'ils n'eussent esté
conduire Cyrus et Mandane, jusques à une journée de Cumes, mais ils ne le voulurent point endurer : de sorte qu'ils furent contraints d'obeïr. La separation de Cyrus, et de Thrasybule, fut fort touchante : et pour Thimochare, il le chargea de tant de choses obligeantes, pour dire à la Reine de Corinthe, qu'il estoit aisé de connoistre, quelle estoit l'estime qu'il faisoit de cette Princesse : il ne se contenta pas mesme de cela, car il en dit encore plus à Philocles qu'à Thimochare. Cyrus voulut aussi que Ligdamis, Thrasybule, Menecrate, Parmenide, et Philistion le quittassent, et s'en allassent retrouver celles qu'ils avoient quittées pour luy, aussi tost apres les avoir espousées : n'y en ayant aucun d'eux, à qui il ne fist mille carresses, et des Presens magnifiques, aussi bien qu'au jaloux Leontidas, qui s'en retourna en Chypre. Pour le genereux Megabate, quoy que la route que l'Armée devoit tenir, fust en quelque façon la sienne durant quelque temps, Cyrus ne voulut pas qu'il se contraignist à aller si lentement : car se souvenant qu'il avoit sçeu par l'illustre. Aristée, qu'il estoit amoureux de l'admirable Philonide, il l'obligea de se separer de luy : mais en s'en separant il luy fit tous les honneurs, que sa condition, et son rare merite vouloient qu'il luy rendist : la Princesse Mandane luy faisant aussi toutes les civilitez possibles. Cependant Cyrus qui aimoit son honneur plus que sa vie, craignit que si le Roy d'Assirie
estoit delivré, et qu'il le vinst chercher à Cumes apres son despart, il ne s'imaginast qu'il ne luy vouloit pas tenir sa parole, puis qu'il prenoit le chemin d'Ecbatane : c'est pourquoy il laissa un des siens à cette Ville, avec ordre d'y attendre un temps qu'il luy prescrivit, pour voir si le Roy d'Assirie y viendroit : afin de luy rendre un Billet qu'il luy donna, par lequel il l'assuroit qu'il ne manqueroit pas à ce qu'il luy avoit promis : de sorte que n'oubliant rien de ce qu'il devoit à sa gloire, et de ce qu'il devoit à Mandane, il satisfaisoit esgallement à tous ces devoirs differens. Pour cet effet ce Prince avoit disposé la marche des Troupes de façon, que Mandane se trouvoit tousjours au milieu de son Armée, quoy qu'il creust n'avoir plus d'ennemis à craindre. Lors que cette Princesse sortit de Cumes, tout le peuple estoit dans les Rues, qui apres avoir esprouvé la clemence de Cyrus, les comblerent tous deux de loüanges et d'acclamations : de sorte que soit par la quantité de Troupes, par le grand nombre de Chameaux qui portoient le Bagage ; par la richesse de leurs Couvertures ; par la beauté du Chariot de Mandane ; et par cette multitude de Gens de qualité qui l'environnoient ; cette magnificence estoit digne d'estre veuë et digne de celle pour qui elle estoit faite. Comme Thybarra se rencontroit sur la route que Cyrus avoit jugé à propos de tenir, il fut resolu que la Princesse pour ne se fatiguer pas trop, s'y reposeroit un jour ; dont le Prince
Myrsile eut beaucoup de joye, dans l'esperance qu'il eut d'y trouver Doralise, avec qui estoit Arianite : que Mandane fut aussi bien aise de revoir, quoy qu'elle ne luy eust pas tousjours elle aussi fidelle que Marcelle. Cette princesse eut encore beaucoup de satisfaction, de sçavoir qu'elle verroit deux personnes que Panthée avoit fort aimées, en voyant Doralise, et Pherenice qui estoit avec elle jamais voyage n'a esté fait avec plus de joye que celuy-là : on voyoit sur le visage des soldats, je ne sçay quelle fierté gaye, que le plaisir luy inspiroit : ils marchoient d'un air qui faisoit connoistre, qu'ils estoient bien aises d'estre à la fin de leurs travaux : et l'on voyoit enfin quoy qu'ils ne fussent pas effectivement couronnez de Laurier, qu'ils venoient de vaincre, et que rien ne leur avoit resisté. Mandane de son costé, s'imaginant que chaque pas qu'elle faisoit, la raprochoit du Roy son Pere, sans l'esloigner de Cyrus, avoit une satisfaction estrange : et trouvoit une notable difference de ce voyage là, à ceux qu'elle avoit faits avec le Roy d'Assirie, et le Roy de Pont. Cyrus en son particulier pensant que Ciaxare ne luy pourroit refuser Mandane, qu'il luy rendroit, n'avoit plus d'autre inquietude, que celle de se voir bien tost vainqueur du Roy d'Assirie : et à la reserve de Mazare et d'Anaxaris, il n'y avoit personne dans toute l'Année, qui ne fust bien aise de remener Mandane en Medie. Cependant ceux de Thybarra firent une magnifique entrée à cette Princesse ;
à qui Cyrus presenta Doralise et Pherenice, qu'elle reçeut comme des Personnes à qui elle avoit de l'obligation, du temps qu'elle avoit esté à Suze : carressant aussi fort Arianite, et ne se souvenant plus de son infidelité passée. Comme Mandane estoit genereuse, elle ne pût voir Doralise et Pherenice, sans donner quelques soûpirs à la memoire de la Reine de la Susiane : disant à toutes deux qu'elle les conjuroit de vouloir tenir aupres d'elle, la place qu'elles tenoient aupres de Panthée : et en effet la chose alla ainsi : car Mandane obligea la Tante de Doralise de la luy donner : et Pherenice suivit volontiers une aussi grande Princesse que celle-là, qu'elle sçavoit avoir esté si cherement aimée, de la Reine de la Susiane sa Maistresse. De sorte qu'au partir de Thybarra, le Prince Myrsile eut la joye devoir que Doralise estoit du voyage : et qu'il pourroit quelquesfois avoir le plaisir de luy parler. Mais pour Andramite, au lieu de s'en réjouïr, il pensa s'en affliger : car ayant descouvert que le Prince Myrsile aimoit Doralise, il eust mieux aimé ne la voir pas, pourveû que son Rival ne l'eust pas veuë. Cependant comme la route que Cyrus avoit fait tenir, se rencontra estre assez prés du Tombeau qu'il avoit fait bastir à Abradate et à Panthée ; et qu'un chasteau où Mandane logea n'en estoit qu'à trente stades, il y fut de fort grand matin devant que cette Princesse fust esveillée, pour voir si l'on avoit bien executé ses ordres : voulant rendre ce dernier
honneur a un Roy qui en mourant pour ses interests, luy avoit laissé son Royaume : et à une Reine pour qui il avoit eu une particuliere estime. Comme il voulut aller fort viste, afin d'estre revenu devant que la Princesse Mandane fust habillée, et en estat de vouloir partir ; il ne mena qu'Aglatidas, Chrysante, Feraulas, et cinq ou six autres aveque luy. Estant donc arrivé au lieu ou estoit le Tombeau d'Abradate ; il vit, apres estre descendu de cheval, qu'il avoit esté bien obeï : que l'Ordre en estoit beau, l'Architecture superbe ; les Inscriptions telles qu'il les avoit ordonnées ; et qu'on n'y avoit rien oublié, pour le rendre digne des illustres Personnes dont il enfermoit les Cendres, et de la reconnoissance de celuy qui le leur avoit fait bastir.
Alors que Cyrus est plongé dans une rêverie devant le tombeau de Panthée et d'Abradate, plusieurs cavaliers arrivent auprès de lui, avec à leur tête le roi d'Assirie ! Le rival de Cyrus, qui a été délivré grâce à Hidaspe, l'exhorte à fixer le jour de leur duel. Cyrus, souhaitant mettre d'abord Mandane en sécurité, veut repousser le duel jusqu'à leur arrivée en Medie. Mais le roi d'Assirie, désespéré, ne peut attendre jusque là. Les deux hommes se disputent, jusqu'à ce que Cyrus accepte de fixer le combat à quatre jours de là.
La veuë de ce Tombeau ayant mis de la melancolie dans l'ame de Cyrus, une resverie assez forte le surprit, et l'obligea de se promener quelque temps sans rien dire le long de ce Tombeau, apres l'avoir regardé : de sorte que ceux qui l'accompagnoient n'osant l'interrompre, se tinrent à dix ou douze pas de luy sans luy rien dire. Comme Cyrus resvoit donc profondément, au desplorable destin d'Abradate et de Panthée ; et qu'il se souvenoit aussi, du malheureux estat où il estoit lors qu'il les avoit perdus : tout d'un coup oyant un assez grand bruit de chenaux fort proche de luy, il tourna la teste, et vit dans un chemin qui estoit assez prés de l'endroit où le Tombeau d'Abradate estoit basty, cinq ou six hommes à
cheval, à la Teste desquels estoit le Roy d'Assirie : qui n'estant guere moins, surpris de trouver Cyrus en ce lieu là, que Cyrus le fut de l'y voir ; descendit de chenal, et s'avança vers luy, avec toute la civilité, que devoit avoir un homme qui venoit d'estre delivré par ce Prince : mais pourtant avec tout le chagrin et toute la fierté d'un Rival, et d'un Rival malheureux et irrité. Comme il sieroit mal à un Prince (dit-il à Cyrus apres l'avoir salûé) qui pretend que vous luy devez tenir ce que vous luy avez promis, de manquer à ce qu'il vous doit, il faut que je commence ma conversation aveque vous par un remerciment : et que tout vostre ennemy que je suis, je vous rende grace de m'avoir redonné la liberté dont je jouïs presentement. Je pense, reprit Cyrus, que n'ayant fait que ce que j'ay creû estre obligé de faire, vous ne me devez point de remercimens : si ce n'est d'avoir fort recommandé à Hidaspe, de vous redonner la liberté le plustost qu'il pourroit, et de vous rendre tout l'honneur qu'il vous doit. Hidaspe, repliqua le Roy d'Assirie, a fort bien executé vos ordres : car Arsamone ayant refusé de me delivrer, il m'a delivré, en surprenant le Chasteau ou l'on me gardoit, comme il vous le dira quand vous le verrez : de sorte que je suis contraint d'advoüer, que vous avez fait une action Heroïque : et que si je pouvois cesser d'estre vostre ennemy, ce devroit estre en cette occasion. Mais je m'assure que la passion que vous avez pour Mandane,
vous a aisément fait comprendre, que je n'ay pas changé de sentimens, ny pour elle, ny pour vous : et que vous n'avez pretendu autre advantage de ma liberté, que celuy de vous voir plus promptement en estat de me combatre. Je vous suis bien obligé, reprit Cyrus, d'expliquer mes actions, comme j'expliquerois les vostres, en une pareille rencontre : estant certain que lors que j'ay formé le dessein de vous delivrer : ç'a elle avec l'intention de vous laisser jouïr de la liberté toute entiere : et de ne vous demander nulle reconnoissance d'une chose que je n'ay faite, que parce que l'honneur vouloit que je la fisse. Et pour vous tesmoigner, poursuivit-il, que je n'avois pas dessein de m'espargner un combat en vous delivrant ; vous sçaurez qu'en partant de Cumes, j'y ay laine un Billet pour vous, afin de vous assurer si vous y alliez, que j'estois toûjours prest à vous tenir ma parole. Cela estant ainsi, reprit le Roy d'Assirie, c'est a vous à me dire quand vous me la voulez tenir : car puis qu'il n'a pas plû à la Fortune ; que je fusse delivré assez tost, pour vous aider à delivrer Mandane ; et que par ce moyen vous y avez un nouveau droit que je ne vous puis disputer ; il faut encore que pour en estre plus paisible possesseur, le vainqueur de l'Asie en general, soit le mien en particulier : c'est pourquoy si vous le voulez, demain au matin nous acheverons aupres de ce Tombeau d'Abradate, le combat que nous commençasmes à Sinope, aupres du Temple
de Mars : les Gens qui vous environnent et ceux qui me suivent ne souffrant pas que ce puisse estre à l'heure mesme. Je sçay bien, poursuivit-il, que je vous dois la vie, et la liberté : mais je sçay bien aussi qu'en l'estat où vous m'avez reduit, soit en m'arrachant le Sceptre de la main ; ou en regnant dans le coeur de Mandane ; vous m'avez fait deux biens inutiles, puis que je ne puis jamais estre que malheureux. Je n'ignore pas aussi que je vous parle au milieu de vostre Armée, et que le peu de Troupes que j'y ay, ne me mettent pas en seureté : mais comme je vous connois, quand je serois capable de vouloir penser à ma conservation, ce qui n'est point ; je ne craindrois encore rien : c'est pourquoy sans chercher quelle sera la suite de nostre combat, faites s'il vous plaist, que ce soit le plustost que vous le pourrez, que je vous voye l'Espée à la main. Si je suivois mon inclination, reprit fierement Cyrus, je contenterois vostre impatience, en satisfaisant la mienne : et je ne partirois point du lieu où je suis que vainqueur, ou j'y demeurerois vaincu. Mais quelque sorte que soit l'envie que j'ay de terminer un different, qui commença dés que nous nous vismes a Sinope ; il y a une puissante raison, qui veut que malgré moy je vous demande quelque temps pour vous satisfaire. Et je le fais d'autant plustost, que je ne manque pas à ma parole en vous le demandant : car enfin je vous ay promis de me batre contre vous douant que d'espouser Mandane,
et je vous promets encore que je n'y manqueray pas : mais je ne vous ay pas promis de me batre devant que de l'avoir mise en lieu de seureté. Vous sçavez, poursuivit-il, combien il a falu donner de Batailles pour la delivrer : et vous voudriez que je la laissasse au milieu d'une Armée composée de tant de Nations differentes ; dans un Pais qui vient d'estre conquis ; et au milieu de tant de Princes nouvellement assujettis qui ne recherchent que l'occasion de se revolter ! Ha non non, l'amour ny l'honneur ne me permettent point d'en user ainsi : c'est pourquoy il faut que vous enduriez que je remette la Princesse en lieu de seureté : mais si au mesme instant que je l'auray conduite en Medie, je n'en parts aveque vous, pour m'aller battre où il vous plaira ; tenez moy pour le plus lasche de tous les hommes. Joint qu'à parler raisonnablement, vostre interest se trouve à ce que je propose, aussi bien que celuy de Mandane : en effet si le sort des armes vouloit que vous fussiez vainqueur, quelle seureté trouveriez vous au milieu d'une Armée dont vous auriez tué le General ? Non non, interrompit brusquement le Roy d'Assirie, ne meslez point mon interest avec celuy de Mandane : car enfin en perdant tout le repos de ma vie, je n'ay pas perdu toute ma raison : c'est pourquoy je sçay bien que vainqueur, ou vaincu, je n'ay rien à esperer à Mandane. Elle m'a haï dans Babilone, devant que vous m'eussiez arraché la Couronne, elle ne m'aimeroit pas
si je vous avois tué : ainsi je ne veux point vous combatre pour la posseder, mais je vous veux vaincre si je le puis, pour faire que vous ne la possediez pas : de sorte que quant à moy, le lieu de nostre combat m'est indifferent, puis que vainqueur ou vaincu, je ne pretends plus rien à la vie, ne pouvant rien pretendre à la Princesse. Les Dieux, poursuivit ce Prince violent, m'ont abusé par leurs Oracles, ne me trompez pas par vos paroles : et deffaites vous promptement d'un ennemy qui a une ingratitude effroyable pour les obligations qu'il vous a ; qui vous envie tout le bien dont vous jouïssez ; qui ne peut souffrir vostre gloire ; et qui voudroit s'arracher le coeur, pourveû qu'il vous pûst oster celuy de Mandane. Ne vous amusez donc pas, à satisfaire si ponctuellement la raison en cette rencontre : car enfin je connois bien qu'il y en a sans doute à ce que vous dites : mais apres tout si vous estes vainqueur vous ne bazarderez rien pour elle : et si vous estes vaincu, il pourra estre, qu'elle ne demeurera pas sans protecteur. Si vous sçaviez, interrompit Cyrus, avec quelle peine je m'opose à ce que vous desirez, vous verriez bien que je le desire pour le moins autant que vous : mais j'advouë que s'agissant de la seureté de la Princesse, je ne croy pas que je la doive exposer. Comme je sçay quel est vostre coeur, prit le Roy d'Assirie, je n'en pense rien qui vous soit desavantageux : mais je ne sçay,
adjousta t'il brusquement, si quand on sçaura par toute la Terre, que vous avez voulu differer nostre combat, on en pensera ce que j'en pense : et si on ne trouvera point estrange, que vous veüilliez que nous allions à Ecbatane, ou pour m'y faire arrester, ou pour faire qu'on vous y arreste. Je ne vous ay pas dit (reprit Cyrus en rougissant de colere) que je voulois conduire la Princesse jusques à Ecbatane, mais seulement en Medie : bien que vous ayez este en seureté, dans l'Armée de Ciaxare, lors qu'il y estoit en personne, quoy qu'il sçeust ce que je vous avois promis. Cessez donc, injuste Prince que vous estes de me dire des choses que je ne sçaurois escouter sans fureur : et sans me voir exposé à preferer mon honneur à mon amour, quoy qu'en cette rencontre je doive preferer mon amour à mon honneur. Cessez vous mesme, repliqua le Roy d'Assirie, de faire languir un malheureux Prince, qui n'a plus rien à esperer que vostre mort, ou la sienne : et ne le forcez pas à faire une lascheté, en le contraignant de dire dans son desespoir, quel que mensonge qui vous seroit desavantageux. Ha c'est trop ! escria Cyrus, je ne sçaurois plus resister, ny contre moy mesme, ny contre vous : et je cede enfin malgré ma raison, et malgré mon amour. Croyez donc, que devant qu'il soit quatre jours, vous serez mon vainqueur, ou que je seray le vostre : et c'est à dire poursuivit le Roy d'Assirie,
que je seray mort, ou que vous le serez. Nostre combat sera dés demain, poursuivit Cyrus si je le puis : mais comme je ne puis pas absolument en respondre, j'ay pris un terme un peu plus long. Cependant afin que ceux qui nous voyent, ne soubçonnent rien de nostre dessein, reprochons nous d'eux, et allons ensemble à un Chasteau où est la Princesse, qui m'attend sans doute pour partir. Je le veux, dit le Roy d'Assirie en soûpirant, quoy que ce soit une cruelle chose pour moy, que d'aller voir Mandane delivrée par Cyrus. Mais de grace souvenez vous, pour justifier ma violence, qu'un Rival peut estre ingrat, sans cesser d'estre genereux : afin que si je suis vaincu par vous, vous ne noircissiez pas ma reputation, en parlant de moy à nostre Princesse. Je ne sçay, repliqua Cyrus, s'il est permis en quelques rencontres d'estre ingrat : mais je sçay bien qu'il faut tousjours estre raisonnable, et que ny vous ny moy ne le sommes guere aujourd'huy. Mais puis que vous l'avez voulu, je vous le dis encore une fois, devant qu'il soit quatre jours, le sort des armes decidera de vostre fortune et de la mienne, et en decidera pour tousjours. Apres cela ces deux fiers Rivaux remonterent à cheval : et reprenant un visage plus tranquile, afin de cacher leur dessein à ceux qui les accompagnoient, ils prirent le chemin du lieu où estoit Mandane : qui sans prevoir le malheur
qui la menaçoit, achevoit de s'habiller : et s'entretenoit agreablement avec Doralise, Pherenice, Mazare, et Anaxaris.