En lisant la lettre de Mandane, Cyrus découvre avec stupeur qu'elle lui reproche une infidélité incompréhensible. Il garde la face devant ses rivaux, mais se confie à Feraulas. Puis il répond à sa bien-aimée par une lettre dans laquelle il tente de se justifier. Après avoir rêvé durant son repos d'Abradate et de Mandane, Cyrus prend ses dispositions pour le siège de Sardis et se rend auprès de Sésostris, le prince égyptien blessé.
Cyrus est fou de joie à l'idée de recevoir une lettre de Mandane. Mais sa joie est de courte durée : la lettre porte en effet l'inscription « La malheureuse Mandane à l'infidèle Cyrus ». Mandane y exprime son étonnement et son indignation à la nouvelle de l'infidélité de Cyrus. Elle refuse désormais de lui servir de prétexte pour se battre contre toute l'Asie. Elle préfère rester aux mains d'un ravisseur respectueux, plutôt que d'être libérée par un amant infidèle.
Quelque impatience qu'eust l'illustre Cyrus, de voir ce que l'incomparable Mandane luy escrivoit, il fut pourtant quelque temps sans pouvoir lire sa Lettre : non seulement parce que la joye avoit excité un si agreable trouble dans son coeur, qu'il ne sçavoit pas s'il devoit croire ce qu'il voyoit ; mais encore parce qu'il vouloit que celuy qui la luy avoit aportée, luy dist s'il la tenoit de la main de Mandane ; comment il l'avoit pû voir ; et dans quel temps il l'avoit veuë ? Il n'eut pourtant pas plustost achevé de luy demander tout ce qu'il vouloit sçavoir, que sans attendre sa responce, il ouvrit le Paquet qu'il luy avoit aporté, et qui n'avoit point de
suscription : mais apres l'avoir ouvert, avec une impatience extréme, il reconnut le carractere de sa chere Princesse : et vit qu'il y avoit au commencement de la Lettre qui s'adressoit à luy ; LA MALHEUREUSE MANDANE A L'INFIDELLE CYRUS
.
A peine ce Prince eut il jetté les yeux sur ces cruelles paroles que s'arrestant tout court, il les releut une seconde fois : mais il les releut avec tant d'estonnement et tant de desespoir, qu'il ne put s'empescher de faire une douloureuse exclamation : et de donner des marques tres visibles de sa surprise et de son desplaisir. De sorte que sentant dans son coeur une agitation si violence, il se retira en particulier : mais il se retira en continuant de lire la Lettre de Mandane, qui estoit telle.
Je voudrois bien pouvoir renfermer dans mon coeur, le ressentiment que j'ay de vostre inconstance : mais je vous avouë que j'ay esté si surprise, d'aprendre que vous avez changé de sentiment pour moy, que je n'ay pû m'empescher de vous donner des marques de mon estonnement, et de mon indignation ; quoy que je sçache bien qu'il y a de la foiblesse à se pleindre à ceux de qui nous avons esté offencez : et qu'il y a plus de Grandeur d'ame à n'accuser pas soy mesme les coupables à qui on ne veut point pardonner. Mais enfin puis que je n'ay pû souffrir vostre changement sans m'en pleindre, il faut au moins que je m'en pleigne comme une personne qui
ne veut pas estre appaisée : c'est pourquoy je vous declare, que je ne veux plus servir de pretexte à vostre ambition ; ny estre la cause innocente de la desolation de toute l'Asie. Rendez donc au Roy mon Pere les Troupes que vous avez à luy : afin que ce ne soit pas de vostre main que mes chaines soient rompuës : car je vous advouë que j'aime encore mieux estre Captive d'un raviseur respectueux, que d'estre remise en liberté par un Prince infidelle : et par un infidelle encore, à qui j'ay donné cent illustres marques de fidelité.
MANDANE.
Cyrus est pris de désespoir à la lecture de la lettre de Mandane, dont les reproches lui paraissent infondés. Il ignore si la princesse est jalouse de Panthée ou d'Araminte, à qui il rend également des honneurs. Cyrus, qui souhaite connaître les circonstances exactes de la rédaction de ces lignes, interroge le messager. Constatant que celui-ci n'en sait pas plus, il lui demande alors de ne révéler à personne l'existence de la lettre, car il ne veut pas perdre la face devant ses rivaux.
Cyrus leût cette Lettre avec tant de douleur ; tant d'estonnement ; et tant de trouble dans l'esprit, qu'il fut contraint de la relire une seconde fois : mais plus il la leût, plus il en fut surpris, et plus il en fut affligé. Ce n'est pas que son innocence ne le deust consoler : mais il avoit l'ame trop delicate, pour pouvoir souffrir sans une extréme douleur, une si injuste accusation : et son amour estoit trop sorte, pour n'estre pas sensiblement touché, de voir que Mandane le pouvoit soubçonner d'estre capable de changer de sentimens pour elle. De plus, comme il ne paroissoit point par la Lettre de cette Princesse, quelle estoit la Personne qu'elle croyoit qu'il aimoit, il ne pouvoit deviner precisément, si c'estoit Panthée, ou Araminte ; car il leur rendoit également des devoirs à l'une et à l'autre : de sorte qu'estant dans un desespoir sans égal, il fit apeller celuy qui luy avoit donné cette Lettre, pour tascher de tirer quelques conjectures de ce qu'il vouloit
sçavoir. Cét homme luy dit donc, que s'estant trouvé dans la Citadelle de Sardis, lors qu'on y avoit amené la Princesse Mandane, et la Princesse Palmis, il s'estoit resolu d'y demeurer, jusques à ce qu'il eust pû trouver les moyens de s'aquiter des obligations qu'il luy avoit, en rendant quelque service à la Princesse Mandane : esperant tousjours qu'il pourroit rencontrer les occasions de faire sçavoir à quelqu'une des Femmes de cette Princesse, qu'il estoit prest à toute entreprendre pour elle. Il luy dit en suitte, que comme elle estoit tres estroitement gardée, il n'avoit pu imaginer les voyes d'executer son dessein, que depuis quelques jours, qu'il avoit enfin trouvé lieu d'entretenir Martesie, qui d'abord n'avoit pas adjousté foy à ses paroles : mais qu'enfin ayant cru ce qu'il luy disoit, elle l'avoit chargé le jour auparavant, de la Lettre qu'il luy venoit d'aporter : l'asseurant qu'il rendroit un grand service à la Princesse Mandane, s'il portoit cette Lettre seurement. Cyrus voyant qu'il ne pouvoit sçavoir autre chose de cét homme, commanda à Ortalque d'en avoir soin : et luy ordonna à luy, de ne dire à qui que ce fust, qu'il luy avoit aporté une Lettre de Mandane : ne voulant pas donner la joye à ses Rivaux, de sçavoir qu'il fust mal avec elle. Ce n'est pas que ce Prince fust en estat de raisonner avec autant de liberté d'esprit comme il paroissoit qu'il en eust, pour estre capable d'avoir cette prevoyance : mais c'est que l'amour est de telle nature, qu'elle fait tousjours voir à ceux qui
en sont possedez, tout ce qui peut nuire ou servir à leurs Rivaux aussi bien qu'à eux mesmes : et qu'ainsi Cyrus voulut du moins s'épargner la douleur de voir de la joye dans les yeux du Roy d'Assirie, en aprenant sa disgrace : joint que le respect qu'il avoit pour Mandane, ne luy permit pas de faire connoistre aux autres qu'elle estoit capable d'une foiblesse si injuste : et comme toute jalousie presupose amour, sa discretion voulut cacher celle de la Princesse.
Cyrus s'entretient avec son ami Feraulas, qui s'étonne de le voir si mélancolique après une victoire. Il montre alors la lettre de Mandane. Feraulas est certain qu'il sera facile de lever le malentendu. Cyrus en doute, tant la position de la princesse paraît inflexible. Il craint que Mandane ne l'aime plus, et qu'elle s'éprenne désormais du vertueux roi de Pont. Malgré la victoire, son malheur est grand.
Mais apres qu'Ortalque se fut retiré, avec celuy qui en croyant donner une grande joye à Cyrus, luy avoit causé une excessive douleur ; ce Prince apella Feraulas, qui ne fut pas peu surpris de luy voir tant de tristesse dans les yeux. Seigneur (luy dit il avec la liberté qu'il avoit accoustumé d'avoir avec son illustre Maistre) je ne pensois pas qu'il fust permis aux Vainqueurs, d'avoir de la melancolie sur le Champ de Bataille : Ha Feraulas (s'écria Cyrus, en luy montrant la Lettre de Mandane) la Fortune est bien plus ingenieuse que vous ne pensez à me tourmenter ! voyez, luy dit il encore, voyez par les cruelles paroles que ma Princesse m'a escrites, ce qui empoisonne toutes les douceurs qui ont accoustumé de suivre la victoire ; ce qui fait que la gloire d'avoir vaincu ne m'est plus sensible ; et ce qui détruit toute ma joye, et toutes mes esperances. J'advouë Seigneur (reprit Feraulas, apres avoir leu cette Lettre, dont il connoissoit bien le carractere) qu'il n'est pas aisé de concevoir comment la Princesse qui est si prudente,
aura pû se laisser persuader que vous estes un infidelle : mais apres tout, je ne trouve pas que vous deviez vous affliger avec excés de cette fâcheuse avanture : car enfin il vous sera si aisé de la desabuser de son erreur, que la chose ne se doit pas seulement mettre en doute. Non non Feraulas, interrompit Cyrus, mon malheur n'est pas si petit que vous le croyez : et puis que ma Princesse a pû croire que je ne l'aime plus, et que je ne continuë de faire la guerre que par ambition, elle pourra encore me faire plusieurs autres injustices. Elle pourra peut-estre pour m'oster plus absolument son coeur, le donner au Roy de Pont, à qui elle ne l'a sans doute si constamment refusé que pour l'amour de moy. Vous sçavez quelle est la fermeté de cette personne : vous venez de voir qu'elle n'a pas voulu que Mazare la delivrast : et vous voyez qu'elle me traitte comme luy, puis qu'elle me declare qu'elle veut que je rende au Roy son Pere, les Troupes qui luy appartiennent : et qu'elle m'assure en suitte, qu'elle aime mieux estre entre les mains d'un Ravisseur respecteux, que d'estre delivrée par un Prince infidelle. Quoy Mandane, s'escrioit Cyrus, vous avez pû penser une chose si injuste ! vous l'avez pu croire ! et vous l'avez pû escrire ! ha puis que vous l'avez pu, je dois criore encore que vous ne voudrez point voir mon innocence, et que vous allez devenir la plus injuste, la plus infidelle, et la plus ingratte Princesse du monde. Mais Seigneur, interrompit Feraulas, pourquoy ne voulez vous
pas croire en mesme temps, que dés que vous aurez pris Sardis, la preocupation de la Princesse cessera ? Car enfin quand elle verra que vous porterez à ses pieds tous les Lauriers dont la Fortune et la Victoire vous ont couronné ; que vous ne verrez plus ny Panthée, ny Araminte ; il faudra bien qu'elle se repente de son erreur, et qu'elle vous redonne son affection : qu'elle ne vous a sans doute pourtant pas ostée, quoy qu'elle vous ait escrit : car si elle vous la vouloit oster, elle ne vous escriroit point : et elle vous l'osteroit sans vous le dire. Quoy qu'il en soit, dit Cyrus, ma Princesse croit que je ne l'aime plus, et que j'en aime une autre : et elle le croit apres tout ce que j'ay fait pour elle en cent occasions differentes : elle le croit dans le mesme temps que je hazarde ma vie, et que je gagne des Batailles, seulement pour la mettre en liberté : elle appelle ambition, ce qui n'est assurément qu'amour ; puis qu'apres tout, quelque passion que j'aye pour la gloire, et quelque ambitieuse que soit mon ame, je n'aurois pas porté le feu par toute l'Asie ; je n'aurois pas renversé tant de Provinces, ni conquis tant de Royaumes ; si l'amour que j'ay pour elle, n'avoit donné un fondement raisonnable à toutes les guerres que j'ay faites : et si je n'avois pû estre Conquerant legitime, je n'aurois pas voulu estre Usurpateur. Cependant elle pense, et elle escrit, qu'elle ne veut plus estre le pretexte de cette ambition : et sans dire mesme qui, elle m'accuse d'aimer, elle agit comme une personne qui ne
m'aime plus. Il faut avoüer la verité Feraulas, adjousta ce Prince, il y a quelque chose de bien capricieux en ma destinée ; ne diroit-on pas, que la Fortune qui fait tous les heureux, et tous les malheureux qui sont au monde, a abandonné le soin de tout l'Univers, pour ne songer qu'à moy seulement ? car par une cruauté qui n'a point d'exemple, elle fait qu'eternellemêt mon ame passe d'une extremité à l'autre : et qu'il n'y a jamais qu'un instant, entre une extréme joye, et une extréme infortune. Mais elle fait toujours que le plaisir precede la douleur : de sorte qu'il paroist visiblement, qu'elle ne me donne le premier, que pour me faire mieux sentir l'autre. En effet, ne voyez vous pas en quel temps, en quel jour, à quelle heure, et en quel lieu, elle a voulu que je reçeusse cette cruelle Lettre de Mandane ? Si je l'eusse reçeuë devant que donner la Bataille, peut-estre que la victoire m'auroit oste une partie de l'amertume qu'elle auroit mis dans mon coeur : mais au contraire, je la reçois apres avoir vaincu mes ennemis et mon Rival ; je la reçois apres avoir sçeu que la basse Asie reconnoist ma puissance, et s'y soumet ; je la reçois estant sur le point d'aller prendre Sardis ; je la reçois enfin sur le Champ de Bataille, où je ne voy à l'entour de moy que des signes de ma victoire : et cependant au milieu de tant de sujets de joye, la douleur s'empare de mon esprit et le surmonte : mais de telle sorte, que je suis asseuré que le Roy de Pont, qui a perdu la Bataille, n'a pas plus de déplaisir
que j'en ay. Il en a pourtant plus de sujet que vous, reprit Feraulas : car enfin Seigneur, quoy que vous m'en puissiez dire, je croy que la Princesse Mandane ne sçauroit croire long temps ce qu'elle croit presentement. Il faut du moins nous haster, interrompit Cyrus, d'aller à Sardis : afin de perir au pied de ses Murailles, ou d'arriver aux pieds de Mandane, pour luy demander de qui elle croit que je suis amoureux : et pour luy protester que je ne le fus jamais que d'elle seulement.
Cyrus souhaite répondre à Mandane par l'intermédiaire du messager. Il rédige, d'une seule traite, une lettre passionnée, dans laquelle il dément l'accusation d'infidélité et reproche à Mandane de douter de son amour. Refusant de cesser le combat, il assure sa bien-aimée qu'après l'avoir libérée, il viendra mourir à ses pieds s'il ne peut la convaincre de son amour. Il passe ensuite une nuit agitée ; ses pensés oscillent entre l'amour et la guerre, Mandane et Abradate. Le lendemain, le conseil de guerre se réunit en vue de la préparation du siège de Sardis. On continue pendant ce temps de rechercher le corps d'Abradate. Cyrus se rend auprès de Sesostris, le prince égyptien blessé.
Apres cela, Cyrus dit encore plusieurs choses à Feraulas : et resolut de renvoyer celuy qui luy avoit apporté la Lettre de Mandane, avec une responce pour cette Princesse : car com- c'estoit un homme determiné et hardi, Cyrus jugea bien qu'il entreprendroit aisément de s'en retourner à Sardis, comme en effet il le fit : de sorte que Cyrus emporté par la violence de sa passion, escrivit la Lettre qui suit à Mandane : mais il l'escrivit avec tant de precipitation, qu'on peut dire que son coeur la luy dicta plustost que son esprit : car il n'hesita pas un moment, sa main pouvant à peine suffire à suivre ses pensées, qu'il exprima en ces termes.
L'INFORTUNE CYRUS , A L'INIVSTE MANDANE.
Il faut bien que je vous aime plus que personne n'a jamais aimé, puis qu'apres l'Injusticé que vous avez de m'apeller infidelle, je ne vous aime pas moins que je
faisois auparavant. Au contraire, je sens la passion que j'ay pour vous avec tant de violence ; et vostre injuste accusation m'en fait si bien connoistre la grandeur, par le ressentiment que j'en ay ; que je suis asseuré que si vous sçaviez ce qui se dans mon ame, vous advoüeriez que vous estes la plus cruelle et la plus injuste Personne du monde. Si la Fortune continuë de m'estre favorable à la Guerre, et que je ne trouve pas plus de difficulté à prendre Sardis, qu'à gagner la Bataille que Cresus et le Roy de Pont viennent de perdre, vous me verrez bien tost à vos pieds. C'est là Madame, que je vous protesteray, que vous avez esté ma premiere passion, et que vous serez la derniere : mais en attendant, il vous souviendra s'il vous plaist, que vous m'avez permis d'aimer la gloire : et qu'ainsi j'ay crû que je ne devois pas estre rigoureux apres avoir vaincu : et qu'il m'estoit permis d'avoir de la civilité pour deux Grandes princesses malheureuses, et de la compassion pour leurs infortunes. Voila, ô trop injuste Mandane, par quel motif j'ay agy, avec les seules Dames que j'ay veuës, depuis que j'ay commencé la Guerre : et avec les seules Personnes, que vous me pouvez soubçonner d'aimer. Mais comment le pouvez vous faire, et comment pouvez vous ne vous connoistre point, et ne me connoistre pas ? Cependant vous me dispenserez, s'il vous plaist, de remettre au Roy vostre Pere les Troupes qui sont à luy, jusques à ce que je vous aye mise en liberté : quand cela sera, Madame ; et que j'auray vaincu tous mes Rivaux, je remettray l Armée que je commande au Roy des Medes ; je luy laisseray toutes les Couronnes que j'ay conquises, afin qu'il vous les mettre il vous les mette sur la teste ; et j'iray (comme
je l'ay desja dit) me jetter à vos pieds, pour y mourir de douleur et d'amour, si je ne puis vous persuader que je ne fus jamais infidelle, et que j'ay plus de passion pour vous, que nul autre n'en a jamais eu pour personne.
CYRUS.
Cette Lettre estant escrite, Cyrus la releut plus d'une fois : luy semblant qu'en le relisant il persuadoit son innocence à Mandane : mais enfin apres l'avoir fermée, Feraulas se voulut charger de la donner à celuy qui la devoit rendre : Cyrus voulut toutesfois que cét homme la reçeust de sa main, avec une liberalité digne de luy : et l'on peut dire que jamais porteur de mauvaises nouvelles n'a esté si bien recompensé. Apres cela il fut contraint, malgré qu'il en eust, de donner quelques heures au repos : la lassitude du jour precedent le forçant de laisser charmer ses ennuis par le sommeil. Il est vray que ce sommeil fut fort interrompu, et fort peu tranquile : car comme son imagination n'estoit plus remplie que de choses tumultueuses, ses songes ne furent pas agreables. Mais pour faire voir la force de son amour, et la tendresse de son amitié, au lieu que vray-semblablement il ne devoit songer que des combats, il ne songea que Mandane et Abradate : et il les songea de cent manieres differentes : bien que ce fust tousjours funestement. Il y avoit pourtant cette difference entre eux, qu'il voyoit quelque fois Mandane sans voir Abradate ; mais qu'il ne voyoit jamais Abradate sans voir Mandane : tant il est vray que cette Princesse estoit fortement
empreinte dans son imagination, aussi bien que dans son coeur : quoy que cette partie de l'ame ait accoustumé d'estre assez errante et assez legere, et de representer presques indifferemment toutes sortes d'objets, principalement durant le sommeil. Il est vray que celuy de Cyrus n'estoit pas profond, aussi ne dura t'il pas fort long temps : dés qu'il fut esveillé, on tint Conseil de Guerre dans sa Tente : où le Roy d'Assirie, Mazare, et tous ceux qui avoient accoustumé d'en estre se trouverent : et où il fut resolu, que sans donner temps aux ennemis de se reconnoistre, ny au Roy de Pont d'oster Mandane de Sardis, on iroit investir cette Ville à l'heure mesme : de sorte que sans differer davantage, apres avoir bien consideré quelle en estoit la scituation, et quels postes il faloit d'abord occuper ; Cyrus assigna tous les Quartiers à toute son Armée, qui eut ordré de marcher à l'heure mesme : ce Prince remettant à partir le lendemain, parce qu'il vouloit voir Panthée, pour la consoler de la mort d'Abradate, dont il estoit sensiblement touché : et dont on luy vint dire qu'on n'avoit point encore trouvé le corps à l'endroit où il avoit combatu, à cause du grand nombre de Morts qu'il y avoit en ce lieu là. Cyrus commanda une seconde fois qu'on y retournast : et ne manqua pas d'envoyer querir les Capitaines qui commandoient les Troupes d'Abradate, pour les assurer qu'il les recompenseroit des services de leur Maistre et des leurs : et apres avoir donné tous les ordres
necessaires pour se preparer à un Siege comme celuy de Sardis, et commandé que l'on eust soin d'enterrer les Morts, il monta à cheval, pour aller visiter Panthée. Il est vray qu'il fut aisé d'executer les ordres qu'il donnoit pour le siege de Sardis : car comme ce Prince l'avoit preveû dés le commencement de la Guerre, il y avoit dans son Camp toutes les Machines dont on pouvoit avoir besoin pour prendre cette Ville. Mais devant que d'aller au lieu où il croyoit trouver Panthée, il passa à la Tente où estoit ce Prince Egyptien, qui paroissoit estre si aimé des siens : afin d'aprendre en quel estat il estoit, et si on le pourroit transporter en un lieu plus commode que celuy là. Les principaux Chefs des Egyptiens, qui n'avoient garde d'abandonner leur Prince malade, eux qui ne l'avoient pas abandonné lors qu'ils l'avoient crû mort, luy dirent que les Chirurgiens, apres avoir fondé ses blessures, n'en desesperoient pas, mais qu'aussi n'en pouvoient ils pas respondre. Quelque deffence que les Medecins eussent faite de le faire parler, ils offrirent pourtant à leur illustre Vainqueur de le laisser entrer, mais il ne le voulut pas : sçachant que cela pourroit nuire au Prince leur Maistre : et il se contenta de commander à ceux des siens qui avoient ordre d'estre aupres de luy, d'en avoir tous les soins imaginables : et d'asseurer luy mesme tous ces Capitaines Egyptiens qu'ils pouvoient attendre toutes choses de son assistance.
Cyrus rend visite à Panthée, dont le mari Abradate a été tué à la guerre. La reine lui remet des tablettes contenant les dernières volontés d'Abradate, avant de se suicider sur le corps de son défunt époux. Devant ce spectacle, Arbate, amoureux de Panthée, cherche à son tour à mettre fin à ses jours. Cyrus l'en empêche. On rend les derniers devoirs à Abradate et à Panthée.
Cyrus souhaite rendre visite à Panthée, malgré la crainte que cette visite ne lui porte préjudice auprès de Mandane. Il s'y rend par un chemin détourné, qui longe le fleuve. Panthée, de son côté, ayant appris que la bataille était terminée, décide de se rendre au camp, empruntant le même chemin en sens inverse. Lorsque Cyrus arrive auprès de la reine, il apprend que l'on a retrouvé le corps du défunt Abradate. Panthée, hors d'elle-même, est en train de pleurer la perte de son mari.
Mais pendant qu'elle ne s'entretenoit que de l'inconstance pretenduë du plus constant Prince du Monde ; que la Princesse Palmis ne songeoit qu'à déplorer le malheur du Roy son Pere, et celuy du Prince Artamas ; que Cresus ne pensoit qu'à la seureté de Sardis ; que le Roy de Pont ne se preparoit qu'à mourir, en deffendant la Citadelle ; que le Prince Myrsile, le Prince de Mysie, Pactias, et tous les autres Chefs, ne songeoient qu'à ce qui pouvoit fortifier la Ville, et empescher sa perte ; et que tout le Peuple dans une oisiveté tumultueuse, desaprouvoit tout ce que faisoient ces Princes, sans sçavoir pourtant s'il avoit raison ou
s'il ne l'avoit pas ; Cyrus tout vainqueur qu'il estoit, s'en alloit avec une douleur extréme pour visiter Panthée. Mais en y allant, il sentoit quelque repugnance d'y aller : car comme il ne sçavoit pas si c'estoit d'elle ou d'Araminte que Mandane le croyoit amoureux, il craignoit encore que cette visite ne luy nuisist : et que la Renommée, qui porte par tout les actions les moins remarquables des Princes, ne la fist sçavoir à Mandane. Mais apres tout, Abradate estant tel qu'il estoit, et estant mort pour son service, rien ne l'en pouvoit dispenser ; et en effet il ne s'en dispensa pas Comme son ame estoit fort triste, non seulement il voulut estre peu accompagné ; mais il chercha mesme un chemin destourné et solitaire, et fut gagner le bord de la Riviere d'Helle, afin d'aller le long de l'eau, jusques au chasteau où il croyoit trouver la Reine de la Susiane. il n'eut pourtant pas la peine de l'aller chercher si loin : car dés que la nouvelle fut portée au lieu où estoit cette Princesse, que la Bataille avoit esté donnée, sans qu'on luy dist pourtant qu'Abradate y avoit esté tué ; elle monta dans un Chariot, sans en rien dire à la Princesse Araminte, ny mesme à Doralise : de sorte que n'ayant que Pherenice avec elle, deux autres femmes, et quelques Esclaves, elle se mit en estat d'aller au Camp : et y fut par le mesme chemin que Cyrus avoit pris pour aller trouver cette Princesse. Ce n'est pas que Pherenice n'eust fait tout ce qu'elle avoit pû pour l'empescher de faire ce qu'elle faisoit,
mais elle n'avoit pû l'en détourner : luy disant que si Abradate estoit vivant, elle ne pouvoit le voir assez tost pour s'en resjouïr : que s'il estoit blessé, elle ne pouvoit encore estre trop promptement aupres de luy pour l'assister : et que s'il estoit mort elle ne pouvoit non plus le sçavoir avec assez de diligence pour le suivre au Tombeau. De sorte que son Chariot allant aussi viste que les chevaux qui le tiroient pouvoient aller ; et allant mesme toute la nuit ; elle arriva le matin en un lieu d'où Cyrus qui avançoit vers elle, descouvrit son Chariot, qu'il ne pouvoit pourtant pas connoistre pour estre le sien : mais ce qui arresta ses yeux, fut de remarquer qu'il s'arresta aupres d'un autre, qu'il vit estre assez prés du Fleuve : et où plusieurs hommes faisoient quelque chose, qu'il ne pouvoit discerner. Ce qui augmenta encore sa curiosité, fut de voir que de ce Chariot qui s'estoit arresté, il en estoit sorty des Femmes, avec beaucoup de precipitation : une desquelles s'estoit assise à terre, sans qu'il peust connoistre ce qu'elle y faisoit. Cyrus regardant toutes ces choses, sans y avoir toutesfois une sorte aplication, avança tousjours, jusques assez prés du lieu où estoient ces gens qu'il voyoit : mais il fut estrangement surpris, d'aprendre en s'en aprochant, par un de ceux à qui il avoit donné ordre de retourner chercher le corps d'Abradate, que ses compagnons et luy l'avoient enfin trouvé, et l'avoient porté au bord de ce Fleuve, avec intention de le mettre dans le premier Bateau qui passeroit,
pour le pouvoir porter plus aisément au lieu où estoit Panthée. Mais que n'estant point passé de Bateau, et un Chariot vuide estant venu là, ils avoient changé de dessein : de sorte que comme ils estoient prests d'y mettre le corps d'Abradate, Panthée estoit arrivée aupres d'eux : qui n'avoit pas plustost reconnu le corps de son Mary, qu'elle s'estoit jettée avec precipitation du haut de son chariot, et s'estoit assise aupres de luy : en faisant de pleintes si douloureuses, et en l'arrosant de tant de larmes, qu'il n'y avoit rien de plus pitoyable à voir. Et en effet, Cyrus s'avançant avec diligence, et descendant de cheval, à quelques pas du lieu où estoit cette déplorable Princesse ; il la vit assise aupres du corps d'Abradate, à qui on n'avoit pas osté les magnifiques Armes que Panthée luy avoit données ; car comme le Party ennemy avoit esté vaincu, leurs Soldats n'avoient pas esté en pouvoir de songer à despoüiller des morts : et Cyrus avoit poursuivy sa victoire si loing, que les siens non plus ne s'y estoient pas amusez. Il est vray que ces magnifiques Armes avoient perdu une partie de leur beauté, par l'abondance du sang qui en avoit changé les Diamants, en de funestes Rubis : mais pour luy, il estoit si peu changé, qu'il ne paroissoit que passe et endormy. Panthée luy tenoit la teste sur ses genoux, qu'elle regardoit fixement, et qu'elle arrosoit d'une si grande abondance de larmes, qu'elle estoit contrainte de les essuyer de temps en temps, afin de pouvoir voir son cher Abradate :
ses larmes estoient accompagnées de soûpirs douloureux et longs, et qui partant du profond de son coeur, et du coeur plus affligé qui sera jamais, portoient la douleur et la compassion, dans celuy de tous ceux qui la regardoient. Cette Princesse estoit si fort occupée par un si funeste objet, qu'elle ne vit point Cyrus lors qu'il arriva aupres d'elle : et elle ne l'auroit sans doute point aperçeu, si ce Prince, sensiblement touché de voir Abradate mort, et de voir Panthée en un si pitoyable estat, n'eust mis un genoüil en terre, afin de luy pouvoir parler plus aisément pour la consoler, et pour l'empescher de se lever : et si par ses paroles, il ne l'eust obligée à tourner les yeux vers luy.
Cyrus témoigne sa compassion à Panthée et déplore sincèrement la perte d'Abradate. En pleurs, Panthée lui tend une tablette, que son mari lui avait remise la veille de son départ avec la commission de la transmettre au conquérant perse. Les dernières volontés d'Abradate consistent à nommer Cyrus roi de Susiane et protecteur de Panthée. Extrêmement touché, celui-ci promet d'œuvrer à consolider le pouvoir de la reine en Susiane.
Pleust aux Dieux Madame (luy dit Cyrus, avec une douleur sur le visage qui tesmoignoit assez le regret qu'il avoit dans l'ame) que je peusse ressusciter l'illustre Abradate par la perte de ma vie : et que le sang que je respandrois, peust seulement faire tarir vos larmes : vous verriez Madame, combien la perte d'Abradate me touche, et combien vostre douleur m'afflige. D'abord Panthée ne pût respondre à Cyrus, que par des sanglots redoublez, qui ne luy permirent pas de parler : mais comme cette Princesse avoit l'ame aussi Grande qu'elle l'avoit sensible, elle r'apella toute sa vertu : et faisant un grand effort sur elle mesme ; Seigneur (luy dit elle, en levant tristement les yeux vers luy, et luy monstrant de la main droite son cher Abradate) apres avoir perdu ce que je viens de perdre, il ne faut point s'il vous
plaist que vous songiez à faire tarir mes larmes : puis que c'est une chose que la mort seule doit faire, et qu'elle fera infailliblement bientost. Joüissez donc en repos, de la victoire que vous avez r'emportée : et souvenez vous seulement quelquesfois, que le malheureux Abrabate a peut-estre esté la victime, qui vous a rendu les Dieux propices. Mais Seigneur, adjousta t'elle, la douleur me trouble de telle sorte, que pour penser trop à Abradate, je ne me souviens pas de luy obeïr pour la derniere fois : en disant cela, elle tira des Tablettes cachettées, et les donnant à Cyrus ; Seigneur, luy dit elle, le jour qui preceda le départ d'Abradate, il me donna ce que je remets en vos mains : avec ordre de vous le donner, s'il mouroit pour vostre service. Vous voyez qu'il est mort, Seigneur, (poursuivit elle en redoublant ses pleurs) c'est donc à vous de voir ce qu'il a souhaité que vous sçeussiez. Cyrus fit alors ce qu'il pût, pour obliger. Panthée à rentrer dans son Chariot, et à souffrir que l'on mist le corps de l'illustre Abradate dans un autre : voulant aussi remettre à lire les Tablettes qu'elle luy donnoit, jusques à ce qu'on luy eust osté un objet aussi funeste comme estoit celuy de voir Abradate mort, mais elle ne le voulut pas : de sorte que ce Prince n'osant la contraindre, dans les premiers mouvemens de sa douleur, fit ce qu'elle vouloit qu'il fist, et commença de voir ce qu'Abradate avoit escrit de sa main. Mais à peine eut il jetté les yeux dessus, qu'il vit les paroles
qui suivent, escrites en plus gros carractere que le reste du discours.
DERNIERE VOLONTE D'ABRADATE.
Je laisse mon coeur et toutes mes affections à ma chere Panthée, et mon Royaume à l'illustre Cyrus : sans autre condition que celle de proteger la Princesse qui en porte la Couronne, et de la consoler de ma mort. Entendant que tous mes Sujets obeïssent à ce Prince comme à moy mesme : et ne croyant pas pouvoir rien faire de plus glorieux pour moy, que de choisir un tel Successeur : ny rien de plus utile pour eux, que de leur donner un tel Maistre : ny rien de plus avantageux pour la Reine ma Femme, que de luy donner un si genereux Protecteur.
ABRADATE.
Apres que Cyrus eut leû ce que le Roy de la Susiane avoit escrit dans ces Tablettes, il fut si surpris de la generosité de ce Prince, que sa douleur en redoubla encore : et comme son Grand coeur ne pouvoit ceder à personne en generosité : je vous declare Madame, dit il à Panthée, que je n'accepte que la derniere qualité que l'illustre Abradate me donne : jugeant bien qu'il ne me fait Roy de la Susiane, que parce que les loix de son Païs, luy deffendent de vous en faire Reine. Mais je l'accepte, Madame, avec intention de la meriter par mes services : et de vous proteger contre toute la Terre. Je vous le promets, adjousta t'il, et je vous declare de plus, que je pretens ne me servir
de l'authorité qu'Abradate me donne dans ses Estats, que pour en r'affermir la Couronne sur vostre teste.
Panthée remercie Cyrus, mais n'aspire désormais plus qu'à rejoindre son mari dans le tombeau. Cyrus tente de la convaincre de lui confier la dépouille, afin qu'il lui prépare une sépulture digne. Mais la reine, qui se croit coupable de la mort d'Abradate, demande un quart d'heure pour se recueillir sur le corps de son époux. Cyrus s'éloigne. Panthée découvre un poignard et se transperce le cœur. Elle expire bientôt sur le corps de son époux.
Ce que vous me dites, repliqua Panthée, est digne de vous, et digne d'un Amy d'Abradate : mais, Seigneur, je n'ay plus besoin que d'un Tombeau assez grand, pour renfermer Abradate et Panthée ensemble : c'est pourquoy je vous conjure de me laisser s'il vous plaist encore quelque temps aupres de cét illustre Mort, que je suis resoluë de n'abandonner point. Je sçay bien Madame, luy dit Cyrus, que vostre douleur est juste, et qu'elle peut estre violente sans que l'on vous puisse accuser de foiblesse : mais Madame, il faut conserver la memoire d'Abradate, et pour la conserver il faut vivre : c'est pourquoy allons s'il vous plaist songer à luy dresser un Tombeau, digne de sa valeur et de sa condition : et souffrez que je vous separe de celuy dont la mort ne vous a desja que trop cruellement separée. Je vous en conjure (poursuivit Cyrus en prenant une des mains de cét illustre Mort) par le plus vaillant Prince du monde : et par le seul homme de toute la Terre, que vous avez aimé. Mais helas ? Cyrus fut estrangement surpris de voir que cette main qui avoit presques esté entierement separée du bras d'Abradate par un coup d'espée, demeura dans la sienne détachée du corps de son illustre Amy. La parole luy manqua ; les larmes luy vinrent aux yeux ; et Panthée redoublant les siennes, reprit cette vaillante main de celle de Cyrus : et apres l'avoir baisée avec tendresse et
aveque respect, elle la remit à la place où elle avoit esté, comme si elle eust voulu la ratacher au bras d'où elle avoit esté separée : la moüillant de tant de larmes, qu'elle en osta tout le sang dont elle estoit marquée en divers endroits. C'est moy, disoit elle, c'est moy, qui suis cause de la mort d'Abradate : il sembloit que je ne me fiois pas assez à sa valeur ordinaire, pour m'aquiter de ce que je vous devois : car je luy dis cent choses pour l'obliger à se surpasser luy mesme : et je ne doute point du tout, qu'il ne se soit precipité dans le peril, seulement pour l'amour de moy : et cependant je le voy mort entre mes bras, et je respire encore : et je souffre que l'on me parle de consolation ! Mais Madame, luy dit Cyrus en l'interrompant, puis que le mal que vous souffrez n'a point de remede, il faut bien prendre la resolution de le souffrir constamment : Abradate est mort couvert de gloire ; sa memoire passera à la Posterité avec honneur ; mais pour la rendre plus esclatante, c'est à vous Madame, à faire que la fermeté de vostre ame, esgalle son courage : et c'est à moy aussi à faire tout ce que l'amitié que j'avois pour luy, et le respect que j'ay pour vous, veulent que je face pour sa gloire et pour vostre repos. Commandez donc Madame, où il vous plaist que je vous conduise : et laissez moy le soin des Funerailles de cét illustre Mort. Seigneur (luy dit elle, avec un visage un peu plus tranquile) accordez moy encore un quart d'heure seulement, la veuë d'une Personne qui me fut si chere :
et laissez moy quelques instans la liberté de pleurer dans le silence. Cyrus ne voulant pas la presser trop, se leva : et tirant Pherenice à part ; aussi bien que Belesis et Hermogene, qui l'avoient suivy, il se mit à les presser de luy aider à persuader Panthée de souffrir qu'on luy ostast un objet aussi funeste que celuy qu'elle avoit devant les yeux : mais Pherenice et Hermogene estoient si affligez, qu'ils n'avoient pas la force de parler : et pour Belesis, il n'osoit pas croire que ses paroles peussent obtenir ce que celles de Cyrus n'obtenoient pas. Tous les autres gens qui estoient à l'entour de ce Prince, n'estoient pas propres à parler à cette malheureuse Reine : de sorte que voyant qu'il estoit seul qui peust agir aupres d'elle, puis que Pherenice ne le pouvoit pas, à cause de l'excés de sa douleur, et de l'abondance de ses larmes ; il voulut se raprocher de Panthée : mais Pherenice qui connoissoit par une longue experience, qu'elle ne pouvoit souffrir que l'on s'opposast aux premiers mouvemens de sa douleur, le retint : et le pria de se donner un moment de patience. Attendez Seigneur, luy dit elle, attendez : je m'en vay faire un grand effort pour arrester une partie de mes larmes, afin d'aller me jetter aux pieds de la Reine, pour tascher de l'arracher d'aupres d'Abradate. Mais pendant que Cyrus, Pherenice, Hermogene, et Belesis cherchoient comment ils pourroient separer Panthée d'Abradate mort, cette deplorable Princesse cherchoit dans son esprit, par quelle voye elle pourroit n'en estre jamais separée.
Et comme si le hazard eust voulu favoriser le funeste dessein qu'elle avoit de mourir, elle apperçeut que son cher Abradate avoit un poignard, dont il ne s'estoit point servy à la Bataille : de sorte que croyant sans doute, dans le desespoir où elle estoit, qu'elle estoit cause de la mort de son Mary, non seulement par ce qu'elle luy avoit dit en partant, mais parce que c'estoit elle qui l'avoit d'abord engagé dans le Party du Roy de Lydie, et depuis encore dans celuy de Cyrus : elle creut que les Dieux n'avoient permis qu'Abradate eust encore ce Poignard ; qu'on le luy eust laissé ; et que Cyrus ne l'eust pas veû ; qu'afin qu'elle s'en servist pour se punir, et pour se delivrer de ses malheurs. De sorte que comme en ce temps là cette action de desespoir estoit une action de vertu, cette tragique pensée ne trouva rien dans l'esprit de Panthée, qui s'opposast a cette funeste resolution. Comme elle avoit perdu tout ce qu'elle aimoit, rien ne luy pouvoit plus estre agreable : elle ne concevoit pas qu'elle deust, ny qu'elle peust jamais se consoler : et elle croyoit mesme qu'il luy seroit honteux de vivre, puis qu'Abradate ne vivoit plus. Si bien que l'excés de sa douleur, luy faisant regarder la mort comme le seul bien qui luy pouvoit arriver : elle ne vit pas plustost ce Poignard, que le prenant, sans que ceux qui estoient proche s'en aperçeussent, parce que tout le monde détournoit les yeux d'un objet si lamentable ; elle se l'enfonça dans le sein : et le retirant pour se donner un second coup, sa foiblesse
l'en empescha : et la fit pancher sur le corps de son cher Abradate : le sang qui sortit de sa blessure, rejalissant jusques sur les Armes de cét illustre Mort. Mais si ceux qui estoient proches de Panthée ne virent pas cette action, un Esclave qui estoit à cette Princesse, et qui en estoit assezloin, luy vit prendre ce Poignard : de sorte que faisant un grand cry, et courant vers elle, la voix de cét Esclave fit tourner la teste à Cyrus et à tous les autres, du costé qu'il venoit, qui n'estoit pas celuy où estoit Panthée : si bien que cela fut en partie cause qu'il n'y eut que cét Esclave qui vit son action, et que par consequent on ne la pût empescher. Mais comme les cris redoublez de cét Esclave, qui crioit pourtant sans dire ce qui le faisoit crier, firent soubçonner quelque chose à Cyrus ; il fut où l'esclave alloit : et se raprochant de Panthée avec Pherenice et ses autres Femmes, il trouva qu'elle estoit preste d'expirer. Elle ouvrit pourtant encore ses beaux yeux, qu'elle tourna foiblement vers Abradate, et en suitte vers le Ciel : où ils demeurerent attachez, sans donner plus aucun signe de vie. Cyrus fut si surpris de ce funeste accident ; si affligé de la mort de ces deux illustres Personnes ; et si estonné du grand coeur de Panthée ; qu'il ne pouvoit presque exprimer, ny sa surprise, ny sa douleur. D'autre part, Pherenice et les autres Femmes de cette Princesse se desesperoient : et disoient des choses si pitoyables, que les coeurs les plus durs en auroient esté attendris. Enfin la consternation
estoit si grande et si generale, parmy tous ceux qui furent presens à ce funeste spectacle, qu'il n'y avoit personne qui fust en estat de donner aucune consolation aux autres.
Trois esclaves de Panthée la suivent dans le tombeau. Arbate, qui passait par là, perd la raison en voyant la reine sur le point d'expirer. Il cherche par tous les moyens à se suicider, mais Cyrus finit par le raisonner. On conduit ensuite les deux corps au château de la princesse Araminte. Une fois les dépouilles embaumées, Cyrus fait ériger un tombeau de marbre et de porphyre, sur lequel il fait graver en plusieurs langues les nombreuses vertus du couple défunt.
Mais pour achever de rendre cette avanture encore plus touchante, trois des Esclaves de cette Reine, se tuerent à dix pas du lieu où elle estoit : et Araspe, sans sçavoir rien de ce qui venoit d'arriver, passa fortuitement en ce lieu là : et y vit cette belle Reine morte, de qui la beauté avoit surmonté sa vertu, et vaincu l'insensibilité de son coeur. Comme Araspe estoit assez violent, et qu'il estoit tousjours amoureux, quelque respect qu'il eust pour Cyrus, sa passion fut plus sorte que sa raison : et il fit si bien paroistre la grandeur de son amour, par la grandeur de son desespoir, qu'on peut dire qu'il meritoit quelque excuse de ne l'avoir pû cacher. La fureur estoit dans ses yeux : il ne connoissoit point ceux à qui il parloit ; et demandant à tous, les uns apres les autres, qui avoit mis Panthée en cét estat ? il se pouvoit croire qu'elle fust morte de sa main ; et sembloit estre resolu à vouloir vanger sa mort, quand il sçauroit qui l'avoit causée. Mais lors qu'à la fin il commença de croire ce qu'on luy disoit, il tourna toute sa fureur contre luy mesme, et il se fust passé son Espée au travers du corps, si on ne l'en eust empesché. En suite il voulut se jetter dans le Fleuve, au bord duquel il estoit : et si Cyrus ne l'eust donné en garde à deux de ses Amis, qui eurent ordre de ce Prince de ne l'abandonner pas,
et de l'oster de là, il auroit infailliblement suivy Panthée au Tombeau. Cependant Cyrus voyant que ce funeste accident n'avoit point de remede, fit mettre le corps d'Abradate et celuy de Panthée dans un chariot, et les Femmes de cette Princesse dans celuy de cette deplorable Reine : les suivant à cheval avec les siens, et prenant le chemin du Chasteau où estoit la Princesse Araminte : Cyrus faisant aussi emporter les corps de ces fidelles Esclaves, pour les enterrer aupres du Tombeau de leur Maistresse. Mais en partant il envoya Feraulas donner ordre à toutes les choses necessaires aux Funerailles de ces deux illustres Personnes, qu'il voulut estre les plus magnifiques qu'on les peust faire. Cependant la Princesse Araminte, qui attendoit avec une impatience extréme le retour de la Reine de la Susiane, estoit à une fenestre de sa Chambre, accompagnée de Cleonice, de Doralise, et de toutes les autres Dames prisonnieres, lors que ces deux Chariots arriverent, suivis de Cyrus : de sorte qu'elle fut extrémement surprise, par un objet aussi funeste, comme estoit celuy de voir une des plus belles Princesses du Monde, et un des plus vaillans Princes de la Terre, en un si pitoyable estat. Cyrus commanda que l'on mist ces deux Corps dans une grande Sale sous un Dais, et sur des Quarreaux : les faisant couvrir d'un grand Tapis noir broché d'or. Il voulut aussi que l'on allumast quantité de Lampes de Cristal dans cette Sale, et que ces deux Corps demeurassent en cét estat jusques
au lendemain, que la ceremonie des Funerailles se fit. Cependant Cyrus fut voir la Princesse Araminte, plus pour se pleindre avec elle, que pour la consoler : et quelque consolation qu'il trouvast dans son entretien, il ne luy fit pas une longue visite. Il l'asseura toutesfois, que le Roy son Frere n'estoit ny mort ny blessé, l'ayant sçeu par des Prisonniers. En suitte de quoy, il la quitta : luy disant qu'il la reverroit le jour suivant : car il voulut honnorer de sa presence les Funerailles de Panthée et d'Abradate. Apres cela, Cyrus vit Cleonice et Doralise à leurs Chambres, lors qu'elles y furent retournées : leur remenant Pherenice, et les consolant avec une extréme civilité : il les assura fort obligeamment qu'il auroit autant de soin d'elles, que Panthée en eust pû avoir : et il n'oublia pas mesme jusques aux moindres Esclaves. Mais pour tesmoigner une plus grande affection envers ces illustres Morts, il commanda dés lors à Chrisante, de faire venir des Architectes, pour leur bastir un superbe Tombeau de Marbre et de Porphire, au mesme lieu où Panthée estoit morte : et en effet le jour suivant, un Sacrificateur Egyptien embauma ces deux Corps, à la maniere de son Païs, qui les rendoit incorruptibles : apres quoy ils furent mis en dépost dans un Temple qui estoit assez prés de là, jusques à ce que le Tombeau fust basty : où Cyrus fit mettre des Inscriptions en plusieurs langues, qui aprenoient à ceux qui les lisoient, quelle avoit esté la valeur d'Abradate ; la beauté et la
vertu de Panthée ; leur affection l'un pour l'autre ; leur vie et leur mort ; et la fidelité de leurs Esclaves.
Après les funérailles d'Abradate et de Panthée, Cyrus s'entretient avec Araminte de la jalousie de Spitridate et de celle de Mandane. Les deux amis décident d'éviter de se fréquenter jusqu'à ce que Mandane soit libérée. Cyrus retourne ensuite au camp pour terminer les préparatifs de l'attaque de Sardis. Il rend également visite à Sesostris, le prince égyptien blessé. Ce dernier lui promet de lui conter son histoire, dès qu'il se sera distingué à la guerre.
Cependant apres que Cyrus eut rendu les derniers devoirs à Abradate et à Panthée, il revit encore une fois Araminte, devant que de s'en aller où son honneur et plus encore son amour l'apelloient : mais en la revoyant, il creut que comme elle avoit eu assez de confiance en sa discretion, pour luy faire sçavoir que Spitridate estoit jaloux d'elle et de luy ; il devoit aussi luy aprendre que peut-estre Mandane l'estoit de luy et d'elle. Mais outre cela, il eut encore une raison plus forte qui l'y obligea : qui fut le dessein d'oster tout pretexte de jalousie à Mandane. Pour cét effet, il suplia cette Princesse, de ne trouver pas estrange s'il ne la voyoit plus, jusques à ce qu'il eust delivré la Princesse de Medie, et qu'il se fust justifié : mais ce qu'il y eut de rare, fut que dans le mesme temps que Cyrus songeoit à dire cela à Araminte, elle se preparoit à le suplier de la voir moins : de peur que ceux qui persuadoient à Spitridate une chose si esloignée de la verité, n'eussent un fondement pour appuyer leur mensonge : de sorte qu'il ne fut pas difficile à Cyrus de faire que cette Princesse qui estoit toute raisonnable, ne s'offençast pas de la priere qu'il luy fit. En suitte, elle le conjura que tant que le Siege dureroit, il ne permist point à Phraarte de la venir voir : mais ce qu'il y eut d'estrange, fut que ces deux Personnes qui avoient une si puissante raison de n'estre pas longtemps ensemble, eurent
pourtant cette fois là une longue conversation : car apres avoir parlé de leurs propres malheurs, et apres que cette Princesse eut encore fait souvenir Cyrus des promesses qu'il luy avoit faites, touchant le Roy son Frere ; ils reparlerent encore et d'Abradate, et de Panthée. Cyrus suplia Araminte, de vouloir prendre soin de Doralise et de Pherenice, jusques à ce qu'elles eussent resolu ce qu'elles vouloient devenir : et de trouver bon aussi que Cleonice et ses Amies demeurassent aupres d'elle, jusques à la fin du Siege. Apres quoy, il la quitta : et s'en alla avec une diligence extréme, s'occuper tout entier à l'important Siege de Sardis. Mais en y allant, il repassa à la Tente de ce Prince Egyptien, qu'il trouva en estat d'estre veû, et d'estre transporté au mesme Chasteau où estoit la Princesse Araminte : où en effet Cyrus le fit conduire, et où il occupa l'Appartement qui avoit servy à la malheureuse Panthée. L'entre-veuë de ces deux Princes commença entr'eux une amitié qui ne finit qu'avec leur vie : car dés ce premier jour là, ils connurent qu'ils avoient toutes les qualitez qu'ils souhaitoient en leurs Amis. Lors que Cyrus entra dans la Tente où estoit cét illustre Blessé, qui s'appelloit Sesostris ; la Grandeur qui parut sur son visage, le surprit : car encore qu'il luy eust semblé de fort bonne mine, la premiere fois qu'il l'avoit veû ; comme il ne l'avoit veû qu'évanoüy, il vit en son visage un changement fort avantageux. Mais si Cyrus fut agreablement surpris de la veuë
de Sesostris ; Sesostris le fut extrémement de celle de Cyrus : qui ne manquoit jamais de produire son effet ordinaire, dans le coeur de tous ceux qui le voyoient : c'est à dire de donner du respect et de l'admiration. Comme Sesostris devoit la vie à Cyrus, et qu'il luy estoit infiniment obligé, d'avoir si geneureusement traitté les siens, il luy en fit un grand compliment. Seigneur (luy dit il en Grec, sçachant que Cyrus le parloit admirablement, et qu'il ne sçavoit pas si bien la Langue Egyptienne) je suis bien aise que la Fortune, qui m'a tant esté ennemie, en tant d'autres occasions m'ait favorisé en celle cy : et m'ait jetté dans un Party plus juste et plus heureux que celuy où j'estois. Mais Seigneur, la principale raison qui fait que je luy en suis fort redevable, est que par là je joüis de l'honneur de vous voir, que j'avois extrémement desiré. Je suis bien glorieux, reprit modestement Cyrus, qu'un Prince qui a assez de vertu pour se faire aimer des fiês, jusques au point que vous estes aimé des vostres, ait quelque disposition à m'aimer : car il est à croire, que tant de vaillants Hommes ne vous reverent comme ils font, que parce que vous estes encore plus vaillant qu'eux. Mais Seigneur, adjousta t'il, comment est il possible que je n'aye jamais entendu dire qu'il y eust un Prince en Egypte, qui portast le nom de Sesostris ? et que sçachant jusques aux moindres actions de ce Grand Sesostris, qui fit autresfois de si grandes Conquestes en Asie, et en Arabie, j'ignore qui est cét autre illustre
Sesostris que je voy ? Seigneur, repliqua ce Prince blessé, quand je me seray rendu digne de vostre estime, par quelque action considerable, je vous aprendray qui je suis : aussi bien ne me sentay-je pas en estat de pouvoir vous faire sçavoir toutes mes disgracec, et toutes celles de ma Maison. Cyrus voyant qu'en effet le parler beaucoup pourroit extrémement nuire à la santé de ce Prince, ne le pressa pas davantage : et se separa de luy, infiniment satisfait. Un des principaux Chefs des Egyptiens, qui estoient aupres de Sesostris, estant allé conduire Cyrus jusques au lieu où il monta à cheval ; luy dit seulement que Sesostris estoit un prodige d'esprit et de valeur : et qu'il l'assuroit que quand il sçauroit sa veritable condition, il trouveroit que son merite la surpassoit encore, bien qu'elle fust des plus illustres du Monde.
Leontidas vient faire le récit de ce qui est arrivé récemment à Thrasibule, Philocles, Thimocrate, et Harpage. Point besoin de rappel des faits : Cyrus se souvient de tout et le démontre en faisant le résumé des histoires de ces personnages. L'histoire de Thrasibule, en particulier, est racontée par Leontidas dans les moindres détails des développements politiques et militaires. Les autres personnages font l'objet de récits moins circonstanciés. Cyrus apprend qu'il doit être heureux un jour par le biais d'un oracle.
Leontidas apporte des nouvelles de Thrasibule. Cyrus est heureux de cette visite et s'enquiert également du sort de Philocles, de Thimocrate et de celui du visiteur. Lequel avoue qu'il ne peut cesser d'être jaloux. Cyrus est affligé, car il craint que la jalousie de Mandane ne se guérisse jamais non plus. Il dissimule toutefois sa douleur. Leontidas propose de lui rappeler les aventures de ses amis. Mais Cyrus n'a oublié aucun détail. Il n'attend que la suite des histoires.
Cyrus ne le vit pas plustost, qu'il en eut autant de joye, qu'il estoit alors capable d'en avoir : car comme il aimoit fort Thrasibule, et qu'il estimoit extrémement Leontidas, il espera beaucoup de consolation, d'aprendre par ce dernier, la fin des mal-heurs de son Amy. Il ne pût toutefois voir cét Amant jaloux, sans se souvenir de toutes ses jalousies, qu'il luy avoit entendu raconter à Sinope : et sans repasser en mesme temps dans sa memoire, l'injuste jalousie de Mandane : de sorte que malgré le plaisir qu'il avoit de voir Leontidas, il l'embrassa en soupirant. Il retint pourtant ce subit mouvement de douleur, afin de luy tesmoigner mieux, combien les victoires de Thrasibule luy donnoient de satisfaction. Je vous asseure (luy dit il, apres les premiers complimens, et apres s'estre informé de l'envoyé de Philoxipe, que Leontidas luy avoit presenté, en quel estat estoit ce Prince :) que je n'ay guere moins fait de voeux pour la felicité de Thrasibule que pour la mienne : et que le bonheur dont il jouït presentement, m'empesche de murmurer autant que je ferois, de la continuation de mes malheurs, si les siens n'estoient pas finis. Vous avez sans doute raison Seigneur, respondit Leontidas, de vous interesser en la fortune du Prince Thrasibule : car je puis vous asseurer, que si son bonheur vous empesche d'accuser les Dieux de vos disgraces : vos malheurs l'empeschent aussi, de les remercier
de bon coeur de sa felicité. Mais de grace, dit Cyrus à Leontidas, dites moy promptement non seulement toutes ses victoires, mais tout ce qui luy est arrivé, et tout ce qui vous est advenu : aprenez moy aussi comment se portent tous nos autres Amis : Philocles n'est il point guery de sa passion, et aime t'il encore sans estre aimé ? Thimocrate est il tousjours amoureux et absent ? et estes vous toûjours jaloux ? Toutes les choses que vous me demandez, reprit Leontidas en riant, meritent sans doute que je vous y responde, excepté la derniere qui me regarde : car Seigneur, il est inutile de demander si un homme d'un naturel jaloux l'est encore : puis qu'assurément il ne peut jamais cesser de l'estre. Le discours de Leontidas affligea Cyrus : luy semblant que selon ce qu'il disoit, la jalousie de Mandane dureroit eternellement : l'excés de sa passion ne luy permettant pas alors de faire la distinction d'une jalousie de temperamment, qui naist dans le fonds du coeur, sans sujet et sans raison ; ou d'une jalousie estrangere, qui a quelque pretexte apparent : et qui par consequent ne dure qu'autant de temps que ce qui l'a fait naistre subsiste. Il s'opposa pourtant à luy mesme en cette occasion ; et cachant le trouble de son esprit, il pressa Leontidas de satisfaire la curiosité qu'il avoit, de sçavoir tout ce qui estoit arrivé à Thrasibule ; à Harpage ; à Thimocrate ; et à luy mesme : luy semblant que ce luy seroit une extréme consolation, d'aprendre que ces Amants qu'il avoit veus si
malheureux ne le fussent plus. Joint aussi que Leontidas estant arrivé en un jour de Tréve, et où Cyrus n'avoit pas grande occupation, sçachant bien que Sardis n'estoit pas en estat d'estre encore secouru ; il estoit bien aise d'employer le loisir qu'il avoit, à sçavoir le détail des victoires de Thrasibule, et de ses avantures amoureuses. Mais comme Leontidas sçavoit que l'envoyé de Philoxipe, nommé Megaside, avoit une nouvelle à dire à Cyrus de la part de son Maistre, qui luy seroit plus agreable que tout ce qu'il luy pouvoit dire : il se resolut de satisfaire sa curiosité en peu de mots. Seigneur, luy dit il, le Prince Philoxipe vous mande quelque chose par Megaside, qui vous doit donner une si grande joye, que je pense qu'il est en effet à propos, de peur que vostre ame n'en soit trop surprise, que je la dispose par un moindre plaisir, à recevoir celuy là. Mais je suis aussi persuadé, qu'il ne faut pas vous le differer trop longtemps : c'est pourquoy je vous diray, avec le moins de paroles qu'il me sera possible, tout ce que vous voulez sçavoir. Cyrus entendant parler Leontidas de cette sorte, creut que ce que Magaside avoit à luy dire, ne regardoit que Philoxipe, et ne le touchoit point du tout : si bien que quelque estime qu'il eust pour luy, comme il avoit encore plus d'amitié pour Thrasibule, il n'interrompit point Leontidas : qui d'abord voulut le faire souvenir de l'estat où estoient les affaires du Prince de Milet, lors qu'il estoit party d'aupres de luy. Mais Cyrus l'interrompant,
ha Leontidas, luy dit-il, vous me faites tort ! si vous croyez que j'oublie les interests de mes Amis, et que j'oublie leurs malheurs : non non, poursuivit il, je n'ay rien oublié de ce qui regarde Thrasibule : ny mesme de ce qui vous touche. Je me souviens bien que le Peuple de Milet avoit chassé la méchante Melasie ; l'ambitieuse Philodice ; la malheureuse Leonce ; et le Tyran Alexidesme : et que toutes ces abominables Personnes, s'estoient retirées chez le Prince de Phocée, Frere de Philodice, qui taschoit de faire Ligue avec tous les Estats voisins : que cependant Anthemius, au lieu de rapeller son Prince legitime, comme le sage Thales le vouloit, employoit tous ses soins à faire que le Peuple de Milet s'accoustumast à la liberté, et ne voulust plus reconnoistre de Maistre. Je me souviens aussi que la belle Alcionide estoit demeurée à Mytilene, durant que le Prince Tisandre estoit venu à Sardis, et de Sardis en Armenie, où vous sçavez qu'il mourut : en declarant par ses dernieres paroles, et par une Lettre à Alcionide, qu'il vouloit que Thrasibule l'espousast. Et pour vous montrer, adjousta Cyrus, que je me souviens de tour ce qui touche mes Amis ; je me souviens bien encore, que la derniere absence de Thimocrate, estoit causée par le combat qu'il avoit fait avec un de ses Rivaux qu'il avoit tué : et pour la mort duquel on l'avoit banny de Delphes pour trois ans. Je n'ay pas oublié non plus, que le malheureux Philocles, qui n'avoit jamais pû estre aimé,
estoit absolument sans esperance de l'estre : parce que la belle Philiste estoit mariée, et estoit retournée à Ialisse. Et pour vous (poursuivit Cyrus, avec un sousris qui fut pourtant suivy d'un souspir) je me souviens bien qu'en vostre particulier, vus avez esté jaloux, de tout ce qui a esté au dessus ou au dessous de vous : et que lors que vous quittastes Samos, apres avoir consulté vainement le Philosophe Xanthus, vous laissastes trois de vos Rivaux chez la belle Alcidamie : jugez apres cela, s'il est necessaire que vous me remettiez en la memoire ce que j'y ay si bien conservé.
Après la mort de Tisandre et malgré les dernières volontés de son ami, Thrasibule refuse de rencontrer Alcionide avant de s'être rendu maître de Milet. Il écrit à sa bien-aimée une lettre tendre et respectueuse. Puis il se met à la poursuite de ses ennemis à Phocée, à Xanthe et à Chio, dont il s'empare. Pendant ce temps, à Gnide, Euphranor se rend à Cyrus. Les ennemis de Thrasibule fuient, ou s'immolent devant lui.
J'advouë Seigneur, reprit Leontidas, que je ne croyois pas que vos malheurs vous peussent permettre de vous souvenir si exactement de ceux des autres. Mais puis que je me suis trompé, il faut donc que je me haste de vous dire, que le Prince Thrasibule ne pouvant se resoudre d'aller luy mesme porter la Lettre de Tisandre à Alcionide, et luy aprendre la mort de son Mary ; et ne voulant pas mesme songer à la presser d'accomplir la derniere volonté de ce malheureux Prince, qu'il ne fust rentré dans Milet, et qu'il ne s'en fust rendu Maistre : il luy envoya Leosthene, à qui il remit la Lettre de Tisandre mourant pour la rendre à Alcionide ; luy en donnant aussi une pour cette belle Personne, que je suis bien marry de ne vous pouvoir montrer, comme Thrasibule me la montra : car Seigneur je n'ay jamais veû une si belle Lettre, ny si touchante ; ny où il parust tant d'art, tant d'esprit, ny tant de jugement.
Mais pour vous faire concevoir quelle elle estoit, je n'ay qu'à vous dire que quand Thrasibule n'eust point esté amoureux d'Alcionide, et qu'il n'eust esté qu'Amy de Tisandre, elle n'eust pû estre plus tendre qu'elle estoit pour cét illustre Mort : et que quand aussi il n'eust point esté Amy de Tisandre, et qu'il n'eust esté qu'Amant d'Alcionide, elle n'eust pû estre plus passionnée qu'elle estoit. Il ne luy disoit pourtant pas une parole, qui choquast la bien-seance : le mot d'amour n'estoit seulement pas dans sa Lettre ? il ne la prioit pas mesme d'accomplir la volonté de son Mary, qui vouloit qu'elle l'espousast : mais en ne luy demandant rien, il luy demandoit pourtant tout : et je ne vy de ma vie rien de si plein d'esprit et de passion, que cette admirable Lettre. Mais apres que Thrasibule eut fait partir Leosthene, et qu'il luy eut dit tout ce qu'il vouloit qu'il dist, et à Alcionide, et au sage Pitaccus. Pere de Tisandre à qui il escrivit aussi : il songea, avec Harpage, quelle voye ils devoient tenir pour faire reüssir ses desseins : et ils adviserent qu'il devoit premierement penser à se rendre Maistre de Milet, avant que de songer à se vanger de ses ennemis. La chose ne fut pourtant pas en leur choix : car le Prince de Phocée, comme vous l'avez desja sçeû, fit Ligue avec les Xanthiens ; les Cariens ; et les Cauniens : si bien que faisant une Armée assez considerable, il fallut songer à la combatre, et non pas à aller à Milet, où Thrasibule se contenta alors d'envoyer secrettement
un des siens vers Thales : et en effet Seigneur, ce Prince la combatit, et la deffit. Apres cette victoire, le Prince de Phocée et Alexidesme, furent contraints de se retirer dans leur Ville, que Thrasibule investit à l'heure mesme, et fit enclorre de Tranchées : et par ce moyen ils n'avoient que le costé de la Mer libre, d'où ils n'attendoient pas un secours assez prompt pour les sauver. De sorte que comme il jugeoient par les crimes qu'ils avoient commis, de la punition qu'ils en recevroient, s'ils tomboient sous la puissance de Thrasibule : ils ne songerent plus qu'à desrober leurs Personnes à sa vangeance. Ils inspirerent mesme dans l'esprit du Peuple de Phocée, une si grande horreur pour toute domination estrangere, que les innocens prirent la resolution des coupables, telle que je vay vous la dire. Ils firent donc demander à parlementer, et proposerent d'abord des choses si advantageuses, qu'Harpage obligea Thrasibule d'oublier une partie de ses ressentimens, et de les escouter : de sorte que tous actes d'Hostilité cessant de part et d'autre, on fut deux jours en negociation. Cependant les Phocéens se servirent de ce temps là, a equiper tout ce qu'ils avoient de Vaisseaux, qui n'estoient pas en petit nombre : car ils ont esté les premiers des Grecs qui ont fait de longues navigations : et qui ont aussi les premiers tracé le chemin de la Tirrhenie, et de Tartesse. Enfin Seigneur, en une nuit, tous les Phocéens s'embarquerent, avec leurs Femmes et leurs Enfans : et
emporterent avec eux, tout ce qu'ils avoient de plus precieux, jusques aux Statuës de leurs Temples. De sorte que le lendemain, au lieu de voir des Negociateurs, nous ne vismes personne, ny sur les Murailles de Phocée, ny en nulle part ; si bien que Thrasibule triompha d'une Ville deserte, et ne vit pas un de ses Ennemis en sa puissance : n'estant demeuré dans cette Ville, que quelques miserables Esclaves. Je ne vous dis point, Seigneur, quel fut le desespoir de Thrasibule, car cela seroit inutile : mais je vous diray que se contentant de mettre Garnison dans Phocée, sans tarder davantage en ce lieu là, il envoya asseurer Euphranor, Pere d'Alcionide, qui estoit tousjours Chef du Conseil des Gnidiens, qu'il n'avoit autre desseins que de le proteger : mais qu'il le conjuroit de ne donner pas retraite au Prince de Phocée ny à Alexidesme. Cependant quelques assurances que Thrasibule peust luy donner, sçachant que l'Armée qu'il commandoit estoit à un Prince qui sembloit vouloir assujettir toute l'Asie, il ne se pouvoit fier à ses paroles : et il faisoit tout ce qu'il pouvoit, pour faire couper cette pointe de Terre qui est entre deux Mers : et qui seule fait que le païs des Gnidiens est du Continent. Mais comme ils travailloient à faire une Isle de leur Païs, soit que la chose fust ainsi, ou que le Peuple se l'imaginast ; ceux qui travailloient à creuser cét Isthme et à le détruire, creurent que les pierres rejallissoient contre eux mesmes : de sorte que croyant que les
Dieux n'aprouvoient pas ce qu'ils faisoient, il ne voulurent plus travailler. Euphranor pour les y obliger par la mesme raison qui les en empeschoit, envoya consulter l'Oracle à Delphes : mais cette fois là cét Oracle qui a accoustumé de respondre si obscurement à tout ce qu'on luy demande, respondit aux Gnidiens, au nom desquels Euphranor le faisoit consulter, comme s'il eust voulu les railler agreablement, Qu'ils ne travaillassent plus inutilement, à couper cét Isthme : parce que si Jupiter eust eu dessein de faire une Isle de leur Païs, il l'eust bien faite sans eux. De sorte que cette response estant sçeuë à Gnide, Euphranor creût que les Dieux vouloient qu'il se soumist à vous : si bien qu'il fit beaucoup plus que Thrasibule ne demandoit : car il luy envoya les Deputez du Païs, pour l'asseurer de la fidelité qu'il vous vouloit rendre. Je ne vous dis point, Seigneur, que Thrasibule, les reçeut bien : car il suffit que vous sçachiez qu'ils venoient de la part d'Euphranor pour vous l'imaginer. Cependant Thrasibule apres les avoir renvoyes, avec les assurances de les traiter aussi favorablement, qu'ils le pouvoient desirer, sçeut que ses ennemis s'estoient retirez à Xanthe, apres avoir esté refusez en beaucoup d'autres lieux : et que la multitude des Phocéens estoit allée à Chio : si bien que sans differer davantage, il tourna teste vers les Xanthiens. Il falut pourtant combatre les Cariens auparavant, qui furent bientost soumis : pendant quoy Anthemius et Thales, agissoient dans Milet
selon leurs differens desseins. Mais comme ceux de Thales estoient plus justes que ceux d'Anthemius, les Dieux les favoriserent : et malgré tous les artifices de cét Ennemy de Thrasibule, il disposa les Peuples à recevoir leur Prince avec soumission. Il est vray que la puissance de vos Armes, ne servit pas peu à son restablissement : et il m'a chargé de vous dire, qu'il vous doit tout le repos dont il espere joüir le reste de ses jours : et que les victoires qu'il a remportées, n'ont esté qu'un effet des vostres. Mais Seigneur, pour faire qu'il ne manquast rien à son bonheur, il reçeut la nouvelle de ce qui se passoit à Milet à son avantage, le lendemain qu'il eut deffait les Xanthiens, et les Lyciens, qui s'estoient joints ensemble, et qu'il eut forcé Alexidefme, et le Prince de Phocée, de se retirer non seulement dans la Ville de Xanthe, mais dans son Chasteau ; car comme elle n'estoit pas extrémement forte, ils ne se creurent pas en seureté dans ses Murailles. Mais ce qu'il y eut d'estrange, fut que ces Hostes impitoyables, à qui l'image de leurs crimes troubloit la raison, et ostoit toute sorte d'humanité ; mirent eux mesmes le feu au lieu qui leur avoit servy d'Azile. Il est vray qu'il ne faut pas s'estonner si l'horreur de leur méchanceté, leur fit imaginer plus de douceur à mourir dan les flames, qu'à tomber entre les mains de Trasibule : car enfin Melasie l'avoit exilé ; luy avoit fait perdre ses Estats : et en suite avoit empoisonné son Pere. Philodice avoit eu part à ses desseins et à ses
crimes, et en avoit profité : le Prince de Phocée, pour se vanger du malheur de son Fils, qui n'avoir point fait descrupule de violer toutes sortes de loix, non plus qu'Alexidesme, de qui la Femme estoit sans doute la moins coupable. Elle eut toutefois mesme destin que les autres : car Seigneur non seulement ces desesperez bruslerent la Ville de Xanthe, en se retirant dans le Chasteau, mais voyant que le Prince Thrasibule se preparoit à les y forcer, ils le bruslerent aussi, et se bruslerent eux mesmes : et par ce moyen, ils furent les Ministres de la vangeance Divine, et se punirent de leur propre main, de tous les crimes qu'ils avoient commis. Je ne vous dis point combien cette effroyable avanture surprit Thrasibule, et surprit toute l'Armée : car à moins que d'avoir veû un si espouventable objet, on ne sçauroit concevoir l'estonnement que tous ceux qui le virent en eurent.
Thrasibule, secondé par les armes de Cyrus, vainc toutes les résistances. Entré triomphalement à Milet, il se met en quête d'Alcionide. Malgré ses premières réticences, elle accepte de l'épouser.
Depuis cela, Seigneur, rien ne resista à la puissance de vos Armes, et tout reconnut vostre authorité : de sorte que Thrasibule tout couvert de gloire, fut apres cela à Milet, où il fut reçeu avec des acclamations les plus grandes du monde. Mais comme ce n'estoit pas assez pour luy, d'estre restably dans ses Estats, s'il ne l'estoit encore dans le coeur d'Alcionide, il ne songea plus qu'à cela ; ce qui l'affligeoit, estoit de ne sçavoir pas precisément, quels estoient les veritables sentimens de cette belle Personne : car comme elle avoit sçeu la mort de Tisandre, auparavant que Leosthene arrivast à Mytilene, il la
trouva preste à s'embarquer, pour retourner à Gnide aupres de son Pere, lors que Thrasibule l'envoya vers elle. De sorte qu'elle avoit reçeu la Lettre de Thrasibule sans y respondre, se contentant de faire un compliment, ne pouvant se resoudre à luy escrire : parce qu'il luy sembloit qu'elle ne le pouvoit faire sans en dire trop ou trop peu. Leosthene dit seulement à son retour, qu'on ne pouvoit pas voir plus de tristesse qu'il en paroissoit dans ses yeux, quoy qu'elle fust tousjours tres belle. Thrasibule ne sçeut pas plustost qu'Alcionide estoit à Gnide, où elle arriva un peu apres que les Deputez qui avoient esté vers Thrasibule y furent retournez, qu'il y renvoya Leosthene, pour la demander à Euphranor. Il envoya aussi en mesme temps vers le Prince de Mytilene, pour le suplier de vouloir obliger Alcionide à accomplir la volonté de Tisandre mourant : et il escrivit une seconde fois à Alcionide : mais avec des termes si passionez, qu'il estoit aisé de connoistre qu'il sentoit ce qu'il disoit. Comme Thrasibule m'a fait l'honneur de me donner beaucoup de part à sa confidence pendant cette guerre, il voulut que j'allasse aider à Leosthene à faire reüssir son dessein : si bien que si Leosthene fut envoyé vers Euphranor, je puis dire que je le fus vers Alcionide. Je ne vous diray point exactement, Seigneur, tout ce qui se passa en nostre negociation, qui ne trouva point de difficulté dans l'esprit du Pere ; mais qui en trouva beaucoup dans celuy de la Fille : car ce discours differoit
trop longtemps, le plaisir que vous devez recevoir. Ce n'est pas qu'Alcionide n'eust conservé une affection si tendre pour Thrasibule, que le rare merite de Tisandre ne l'avoit pû affoiblir, quoy qu'elle eust admirablement bien vescu aveque luy, et qu'elle l'eust infiniment estimé, et mesme fort tendrement aimé : mais apres tout, quoy que son Mary en mourant, luy eust ordonné d'espouser Thrasibule ; elle se mit dans la fantaisie qu'il luy seroit plus glorieux de ne luy obeït pas, que d'accomplir sa derniere volonté : et cette opinion s'empara de telle sorte de son esprit, qu'elle creût quelle seroit blasmée, si elle espousoit Thrasibule, quoy qu'elle l'aimast tousjours cherement. Mais enfin le Prince de Mytilene luy ayant escrit, pour la prier d'accomplir la volonté du Prince son Fils ; et Euphranor le luy ayant commandé absolument ; je pense pouvoir dire qu'elle obeït sans repugnance : et qu'elle ne fut pas marrie que deux Personnes qui avoient un si grand pouvoir sur elle, l'asseurassent qu'elle ne faisoit rien contre sa gloire. Ainsi Seigneur, comme Leosthene et moy avions un pouvoir absolu, le Mariage de Thrasibule et d'Alcionide fut conclu : Leosthene retourna à Milet, et je demeuray à Gnide, jusques à ce que les choses fussent en estat qu'Alcionide en peust partir. Je ne vous diray point, Seigneur, toute la joye de Thrasibule, et toute la magnificence qu'il aporta pour la recevoir : mais je vous asseureray, que la belle Alcionide est digne de l'affection qu'il a
pour elle : et d'autant plus Seigneur, qu'elle partage aujourd'huy celle qu'il a pour vostre service : estant certain qu'elle est si charmée de vostre vertu, quoy qu'elle ne la connoisse que par la renommée et par Thrasibule ; qu'elle ne fait pas moins de voeux que luy, pour vostre prosperité.
Leontidas donne à Cyrus des nouvelles des autres amants : Thimocrate et Telesile sont également réunis, de même que Philocles et Philiste. Quant à Leontidas, qui a appris qu'Alcidamie avait perdu sa beauté, mais que Theanor n'avait jamais été autant en faveur auprès d'elle, il conserve à la fois son amour et sa jalousie.
Voila donc, Seigneur, l'heureux estat où est le Prince Thrasibule : et comme si son bonheur se fust encore estendu sur ses Amis, quand je retournay à Milet avec Alcionide, je trouvay que Thimocrate estoit prest d'en partir pour aller à Delphes ; parce qu'il avoit reçeu nouvelle que ses Amis avoient fait revoquer son Arrest de bannissement : et que le Pere de Telesile ayant changé d'advis, estoit prest de luy donner sa Fille, preferablement à tous ses autres Amans : parce que Menecrate qui estoit le plus considerable de tous s'estant enfin rebuté des rigueurs de Telesile, avoit changé de sentimens : de sorte que cét Amant à qui l'absence a fait sentir tant de maux, est allé retrouver Telesile, pour ne la quitter jamais. Philocles partit aussi de Milet en mesme temps que luy, pour s'en aller à Ialisse, ayant sçeu que le Mary de la belle Philiste estoit mort : et voulant voir s'il ne sera point plus heureux aujourd'huy qu'elle est veusve, qu'il ne l'a esté devant qu'elle fust mariée. Pour moy, Seigneur, à qui la jalousie a tant donné d'inquietude, je trouvay à mon retour, une Lettre d'un de mes Amis de Samos, qui m'aprit une chose, qui devoit selon les aparences me guerir de ma jalousie,
en me guerissant de ma passion : car enfin on m'a escrit, qu'Alcidamie n'est plus belle : et on me l'a dépeinte si maigre ; si pasle ; et si changée ; que je ne sçay comment mon amour et ma jalousie subsistent encore. Je ne m'estonne pas, interrompit Cyrus en souriant, que vostre amour dure plus que la beauté d'Alcidamie : car je suis persuadé qu'on ne doit point mesurer la durée de son affection, par celle d'une chose qui est extrémement fragile, et qui passe infailliblement bientost. Mais ce qui m'estonne, est que vous soyez encore jaloux ; car enfin de la façon dont vous dépeignez Alcidamie, elle ne fera plus guere de nouvelles conquestes. Il est vray Seigneur, repliqua Leontidas, mais en m'aprenant qu'Alcidamie n'est plus belle ; on m'a apris que Theanor ne fut jamais si bien avec elle qu'il y est : de sorte (poursuivit Leontidas en souriant) que comme j'ay oüy dire que pour l'ordinaire, les fort belles Personnes cessent d'estre rigoureuses et fieres, lors qu'elles commencent de cesser d'estre belles ; j'ay une telle peut qu'elle ne veüille retenir par des faveurs, ce qu'elle craint de ne pouvoir plus conserver par sa beauté, que je n'estois pas si jaloux que je le suis, lors qu'Alcidamie estoit la plus belle chose du monde. Et puis Seigneur, adjousta t'il, Alcidamie n'a perdu ce qui la faisoit belle qu'en perdant la santé : de sorte que peut estre le Printemps prochain luy redonnera ce qu'elle a perdu, et ne me redonnera pas son affection, qu'elle aura engagée à un autre. Mais
Seigneur, comme je ne dois pas estre moins jaloux de vostre gloire que de ma Maistresse, quoy que ce soit d'une maniere differente ; il faut que je vous die encore, que dans peu de jours il vous viendra des Deputez de tous les Païs que Thrasibule et Harpage vous ont conquis : et comme l'Armée qu'ils commandent n'a plus rien à faite en un lieu dont vous estes le Maistre ; c'est à vous à leur envoyer les ordres que vous voulez qu'ils suivent.
Leontidas implore ensuite Cyrus d'écouter Megaside, envoyé par Philoxipe, qui lui apporte une bonne nouvelle : un oracle rendu à Parthenie, princesse de Salamis et sœur de Philoxipe, se révèle favorable à l'amant de Mandane. Megaside est ensuite chargé par Philoxipe de raconter l'histoire de Parthenie.
Cependant Seigneur, souffrez s'il vous plaist, que Megaside s'aquitte des commandemens du Prince Philoxipe, et qu'il vous aprenne une chose, qui vous doit consoler dans toutes vos disgraces, puis qu'elle vous en fera voir la fin assurée. Quelque confiance que j'aye en vous, reprit tristement Cyrus, j'ay peine à croire que vous puissiez faire ce que vous dittes : et je ne sçay si j'en pourrois croire le Prince Philoxipe, quand il seroit icy, et qu'il se joindroit aveque vous, pour me persuader que je dois esperer fortement, que mes malheurs finiront. Je veux bien Seigneur, interrompit Leontidas, que vous n'en croïyez, ny le Prince Philoxipe ; ny Megaside ; ny moy, pourveû que vous en croiyez les Dieux : qui en ont donné une asseurance si claire, que vous n'en oserez douter, quand vous la scaurez. J'entens si peu ce que vous me dites, repliqua Cyrus, que je n'y sçaurois respondre : c'est pourquoy-je vous conjure (adjousta t'il, adressant la parole à Megaside) de m'aprendre ce que vous voulez que je sçache, et ce que vous croyez qui me doit consoler.
Seigneur, repliqua Megaside, avant que vous dire ce qui doit satis-faire vostre curiosité, il faut que je vous fasse souvenir qu'il y a un Oracle de Venus Uranie en Chipre, qui pour les choses qui regardent l'Amour, n'a jamais rendu de responce qui n'ait infailliblement esté suivie de l'effet qu'on en a attendu : apres cela, Seigneur, je vous diray que la Princesse de Salamis, Soeur du Prince Philoxipe, en la fortune de la quelle il est arrivé bien des changemens, depuis que vous passastes en nostre Isle, n'ayant pas voulu consulter cét Oracle sur une chose d'où dépendoit tout le repos de sa vie : et ayant envoyé à Delphes, comme au plus fameux Oracle de toute la Terre : elle en reçeut une responce, qui la surprit de telle sorte, qu'elle creut voir de l'impossibilité â ce que cét Oracle asseuroit luy devoir arriver. De sorte que cherchant quelque esclaircissement à ce qu'il luy avoit respondu ; elle consulta celuy de Venus Uranie, qui luy dit en termes expres ; Qu'il n'estoit pas plus vray que Cyrus estoit le plus Grand Prince du Monde, et qu'il seroit un jour aussi heureux qu'il estoit infortuné ; qu'il estoit vray que ce que l'Oracle de Delphes luy avoit dit, luy arriveroit.
Ha Megaside, s'écria Cyrus, le moyen de croire ce que vous dites ? car enfin les Dieux ne se contredisent jamais : cependant ils ne m'ont pas respondu de cette sorte, quand j'ay consulté ceux par qui ils revelent quelquesfois leurs secrets aux hommes. Megaside voyant qu'il n'estoit pas creû, luy rendit une
Lettre de creance, que le Prince Philoxipe luy escrivoit : et qu'il n'avoit pû luy rendre plustost, à cause que la conversation de Cyrus et de Leontidas, s'estoit liée d'une telle sorte, qu'il n'avoit pû l'interrompre. Mais apres luy avoir donné cette Lettre, il luy donna encore le mesme Oracle que la Princesse de Salamis avoit reçeu : si bien que Cyrus ne sçachant s'il devoit plustost croire Venus Uranie, que la Sibille qu'il avoit consultée, ou que Jupiter Belus qui avoit respondu favorablement au Roy d'Assirie ; il avoit l'esprit bien en peine. Ce qui le faisoit pancher à croire qu'il expliquoit mal ce que la Sibille luy avoit dit, et ce qu'on avoit respondu à Babilone au Roy d'Assirie, estoit de voir que l'Oracle de Delphes avoit asseuré à Cresus, Que s'il luy faisoit la Guerre il destruiroit un Grand Empire :
et que cependant il le voyoit luy mesme en estat d'estre destruit. Toutesfois l'esperance avoit bien de la peine à chasser la crainte de son coeur : c'est pourquoy prenant la parole ; je voy bien, dit il à Megaside, que l'Oracle que la de Princesse de Salamis a reçeu, luy dit, Qu'il n'est pas plus vray que je seray un jour heureux, qu'il est vray que ce qu'on luy a respondu à Delphes luy arrivera :
mais Megaside, la difficulté est de sçavoir si ce que l'Oracle de Delphes à respondu à cette Princesse luy est arrivé : puis que c'est sur cela que je dois fonder cette esperance que le Prince Philoxipe veut que j'aye. Seigneur, repliqua Megaside, comme le Prince qui m'envoye a bien creû que c'estoit par le bonheur
de la Princesse de Salamis, que vous pourriez esperer celuy que les Dieux vous promettent ; il a obtenu d'elle la permission de vous faire sçavoir tout ce qui luy est arrivé ; qui est sans doute si particulier, que je puis vous asseurer que ce recit en vous donnant de l'esperance, vous donnera aussi beaucoup de plaisir à l'entendre, si vous en avez le loisir. Quand je ne m'interesserois pas au tant que je fais, à la fortune d'une des plus belles Princesses du Monde, respondit Cyrus, le seul interest que j'ay à sçavoir ses avantures, afin de pouvoir determiner ce que je dois attendre des miennes, me forceroit toûjours de vous prier instamment de me les vouloir aprendre : c'est pourquoy je vous conjure de m'accorder cette grace : puisque le Prince Philoxipe, et la Princesse de Salamis, vous en ont donné la permission. Mais pour vous pouvoir escouter avec plus de loisir, et pour ne dérober rien aux soins que je dois avoir du Siege de Sardis, qui m'est de si grande importance ; il vaut mieux prendre ce temps la sur mon sommeil : c'est pourquoy ce sera s'il vous plaist ce soir, que vous m'aprendrez ce que je dois esperer de ma fortune : et en effet la chose se fit ainsi. Cependant Cyrus ordonna à Feraulas d'avoir soin de Leontidas et de Megaside : et de les luy ramener, aussi tost qu'il le verroit retiré dans sa Tente, et qu'il auroit congedié tout le monde. Mais quoy qu'il peust faire il luy fut impossible de détacher son esprit de ce que Megaside luy avoit dit : et il eut une si grande impatience
de sçavoir precisément comment cét Oracle de Venus Uranie avoit esté accomply ; qu'il se hasta de donner tous les ordres qu'il avoit à donner pour son Armée, afin de se pouvoir retirer de meilleure heure : ce qui luy fut d'autant plus aisé, que la Treve ne devoit finir que le lendemain au matin. Cyrus ne fut donc pas plustost en liberté, que Feraulas luy obeïssant, luy mena Leontidas et Megaside : qui ne fut pas plustost arrivé, qu'il le somma de tenir sa parole : et qu'il l'obligea de commencer son recit en ces termes.
A la cour de Chipre, où l'amour est omniprésent, Parthenie rencontre de nombreux succès. Ses trois amants privilégiés ont pour nom le prince de Salamis, Callicrate et Polydamas. Toutefois la jeune fille témoigne d'une légère préférence pour Polydamas. Callicrate, jaloux, emploie la ruse pour discréditer ce favori. Il parvient à provoquer un duel entre Polydamas et le prince de Salamis, qui se solde par la mort du premier. Mais bientôt Parthenie se trouve dans l'obligation d'épouser le prince de Salamis. Lequel, une fois ce mariage célébré, la néglige rapidement. L'épouse délaissée se retire alors de la cour. A la mort du prince, Parthenie maintient son refus de reprendre la vie mondaine. Callicrate, qui s'intéresse à nouveau à elle, fait alors courir le bruit que la veuve solitaire ne lui est pas défavorable. Mais bientôt ce soupirant meurt à son tour. Parthenie consulte les oracles de Delphes et de Venus Uranie sur son avenir. Le second oracle lui est favorable, ainsi qu'à Cyrus.
Megaside évoque la place privilégiée qu'occupe l'amour à la cour de Chipre. Tout le monde est tenu d'éprouver ce sentiment et d'en subir les rigueurs. Les dames sont autorisées à séduire le cœur de leurs amants, et à leur témoigner en retour de l'affection.
HISTOIRE DE TIMANTE, ET DE PARTHENIE.
N'attendez pas s'il vous plaist, Seigneur, qu'en vous aprenant les avantures de la Princesse de Salamis, qui s'apelle Parthenie, je vous aprenne de ces evenemens merveilleux, où Mars a autant de part que l'Amour, et où la Fortune fait de si grands changemens : au contraire, preparez vostre esprit à croire que tout ce qui arrive en Chipre, ne peut estre de cette nature. En effet, je pense pouvoir dire que l'Amour qui par tout ailleurs est bien souvent cause de beaucoup d'evenemens tragiques, se contente quand il est en colere, d'en faire seulement voir de bizarres et de capricieux en nostre Isle. Cependant ceux à qui ils arrivent, ne laissent pas de s'estimer fort malheureux : et de se pleindre autant que ceux que la Fortune, l'Amour et l'ambition,
tourmentent tout à la fois. Apres cela, Seigneur, je ne sçay s'il n'est point encore necessaire, de vous faire souvenir qu'en nostre Cour, l'amour n'est pas seulement une simple passion comme par tout ailleurs, mais une passion de necessité et de bien-seance : il faut que tous les hommes soient amoureux, et que toutes les Dames soient aimées : nul insensible parmy nous, n'a jamais esté estimé, excepté le Prince Philoxipe qui ne le fut pas long temps : on reproche cette dureté de coeur comme un crime à ceux qui en sont capables : et la liberté de cette espece est si honteuse, que ceux qui ne sont point amoureux, font du moins semblant de l'estre. Pour les Dames, la coustume ne les oblige pas necessairement à aimer, mais à souffrir seulement d'estre aimées : et toute leur gloire consiste à faire d'illustres conquestes, et à ne perdre pas les Amans qu'elles ont assujettis, quoy qu'elles leur soient rigoureuses : car le principal honneur de nos Belles, est de retenir dans l'obeïssance, les Esclaves qu'elles ont faits, par la seule puissance de leurs charmes, et non pas par des faveurs : de sorte que par cette coustume, il y a presques une esgalle necessité, d'estre Amant et malheureux. Il n'est pourtant pas deffendu aux Dames, de reconnoistre la perseverance de leurs Amans par une affection toute pure : au contraire, Venus Uranie l'ordonne : mais il faut quelquesfois tant de temps, à aquerir le coeur de la personne que l'on aime, que la peine du Conquerant esgalle
presques la prix de la Conqueste. Il est toutesfois permis aux plus belles, de se servir de quelques artifices innocens, pour prêdre des coeurs : le desir de plaire n'est pas un crime : le soin de paroistre belle n'est point une affectation : la conplaisance mesme, est extrémement loüable, pourveu qu'elle soit sans bassesse : et pour dire tout en peu de paroles, tout ce qui les peut rendre aimables, et tout ce qui les peut faire aimer leur est permis : pourveu qu'il ne choque, ny la pureté, ny la modestie : qui malgré la galanterie de nostre Isle, est la vertu dominante de toutes les Dames : ainsi ayant trouvé lieu d'accorder l'innocence et l'amour, elles menent une vie assez agreable, et assez divertissante. Voila donc, Seigneur, ce que j'ay creû à propos de vous remettre en la memoire : afin de vous faire mieux comprendre, ce que je m'en vay vous raconter.
Parthenie se distingue à la fois par sa beauté et par son esprit. Si elle ne connaît pas tout, elle parle néanmoins fort bien de chaque chose. Elle possède la faculté de s'adapter à son entourage : elle peut être sérieuse, savante, galante ou enjouée, quand il le faut. En outre, elle sait reconnaître les différentes formes d'amour, pur ou grossier, sincère ou feint, intéressé ou héroïque. Elle s'attire naturellement quantité de soupirants. La cour de Paphos est d'autant plus éblouie que Parthenie, de même que son frère Philoxipe, a été élevée sous d'autres cieux. Mais la belle étrangère n'est aimée que d'inconstants qui abandonnent leur maîtresse pour elle. Elle s'attire par conséquent la haine et la jalousie de nombreuses dames. Toutefois, cette foule d'amants lui devient bientôt importune et, à force de sévérité, elle parvient à s'en défaire.
Je ne vous diray point, que Parthenie est née avec une beauté surprenante, qui charme dés le premier instant qu'on la voit, et qui semble encore augmenter à tous les momens qu'on la regarde : car vous ne pouvez pas avoir esté en Chipre sans le sçavoir, quoy qu'elle ne fust pas à Paphos quand vous y passastes : mais je vous diray que son esprit brille aussi bien que ses yeux : et que sa conversation, quand elle le veut, n'a pas moins de charmes que son visage. Au reste son esprit n'est pas de ces esprits bornez, qui sçavent bien une chose, et qui en ignorent cent mille : au contraire, il a une estenduë si prodigieuse, que si l'on ne peut pas dire que Parthenie
sçache toutes choses égallement bien, on peut du moins assurer, qu'elle parle de tout fort à propos, et fort agreablement. Il y a mesme une delicatesse dans son esprit, si particuliere et si grande ; que ceux à qui elle accorde sa conversation en sont espouventez : et d'autant plus ; que c'est une des personnes du monde qui parle le plus juste et le plus fortement, quoy que toutes ses expressions soient simples et naturelles. De plus, elle change encore son esprit comme elle veut : car elle est serieuse, et mesme sçavante, avec ceux qui le sont, pourveu que ce soit en particulier : elle est galante et enjoüée, quand il le faut estre : elle a le coeur haut, et quelquefois l'esprit flatteur : personne n'a jamais mieux sçeu le monde qu'elle le sçait : elle est d'un naturel timide en certaines choses, et hardi en d'autres : elle a de la generosité heroïque, et de la liberalité : et pour achever de vous la dépeindre, son ame est naturellement tendre et passionnée. Aussi peut on dire, que jamais personne n'a si parfaitement connu toutes les differences de l'amour, que la Princesse de Salamis les connoist : et je ne sçache rien de si agreable, que de luy entendre faire la distinction d'une amour toute pure, à une amour grossiere et terrestre : d'une amour d'inclination, à une amour de connoissance : d'une amour sincere, à une amour feinte : et d'une amour d'interest, à une amour heroïque : car enfin elle vous fait penetrer dans le coeur de tous ceux qui en sont capables : elle vous dépeint la jalousie,
plus espouventable par ses paroles, qu'on ne la represent avec les Serpens qui luy deschirent le coeur : elle connoist toutes les innocentes douceurs de l'amour, et tous ses suplices : et tout ce qui despend de cette passion, est si parfaitement de sa connoissance, que Venus Uranie ne la connoist guere mieux, que la Princesse de Salamis. Voila donc Seigneur, quelle est la Personne dont j'ay à vous entretenir : qui n'a pas esté moins aimée qu'elle est aimable. En effet, qui voudroit se souvenir du nombre prodigieux d'Amans qu'elle a eux, en seroit sans doute estonné : estant certain que dés que la belle Parthenie commença de paroistre dans le monde, elle y fit mille conquestes. Ce qui luy donna encore un grand bruit à Paphos, fut qu'elle n'y avoit pas esté eslevée : parce que le Pere de Philoxipe ayant le Gouvernement d'Armathusie, y avoit fait eslever tous ses enfants, jusques à ce qu'ils fussent en estat de paroistre à la Cour. Joint que la Princesse sa Femme y demeuroit presques tousjours : de sorte qu'il ne fut pas de l'esclat de la beauté de Parthenie comme du Soleil, qu'on voit tous les jours s'eslever peu à peu, et aux rayons duquel on s'accoustumé insensiblement : car elle parut tout d'un coup à Paphos, toute brillante de lumiere. Aussi esblouït elle tous ceux qui la virent : et l'on peut asseurer sans mensonge, qu'elle effaça toutes les autres beautez : et qu'elle brusla plus de coeurs en un jour, que toutes les autres Belles n'en avoient seulement blessé en toute leur vie. Mais ce qu'il
y eut de remarquable aux conquestes que fit Parthenie, au commencement qu'elle fut à Paphos, fut que cét admirable esprit qu'elle avoit desja, quoy qu'elle avoit l'air encore infiniment plus aimable qu'elle ne l'avoit en ce temps là, ne luy servit de rien pour faire toutes les conquestes qu'elle fit : parce que sa beauté avoit un si prodigieux esclat, que ceux qu'elle devoit assujettir, l'estoient devant qu'ils l'eussent entretenuë : tant il est vray que ses yeux estoient puissans, et que leurs charmes estoient inevitables. Mais Seigneur, comme je vous ay dit que l'on n'oseroit estre insensible à Paphos, ou du moins le paroistre ; vous pouvez bien juger que Parthenie ne trouva gueres de gens en liberté, et qu'elle ne pût gagner tant de coeurs, sans les dérober aux autres : de sorte qu'il vous est encore aisé de vous imaginer que cela estant ainsi, elle ne fut aimée que par des inconstans, qui quittoient sans sujet leurs premieres chaines pour prendre les siennes : puis qu'enfin ce n'est point une bonne raison à dire, pour changer de Maistresse, que d'alleguer qu'on en trouve une plus belle : puis que je suis persuadé, que qui quitte la personne qu'il aime pour une plus belle qu'elle, la quitteroit infailliblement pour quelque autre sujet. Voila donc Parthenie aimée de plusieurs, et haïe de beaucoup : car vous pouvez juger que toutes celles qui perdirent les coeurs qu'elle gagna, ne l'aimerent pas. Il n'y en eut pas une qui ne fist tout ce qu'elle pût, pour trouver quelque
deffaut à sa beauté : et comme il n'estoit pas aisé, elles s'attaquoient du moins ou à sa coiffure, ou à ses habillemens, quoy qu'elle fust tres propre : et elles n'oublioient rien de tout ce qu'elles pensoient luy pouvoir estre desavantageux. Cependant Parthenie, qui s'aperçeut aisément de l'envie qu'elles luy portoient, trouvoit un extréme plaisir à s'en vanger, en assujettissant tousjours davantage leurs Amans : ne se souciant pas mesme de faire de nouvelles ennemies, pourveu qu'elle fist de nouveaux Esclaves : car elle estoit alors dans un âge, où il est assez difficile aux Belles, de mettre elles mesmes des bornes à leurs conquestes, et de rejetter des voeux et des sacrifices. Elle fut donc quelque temps à estre bien aise de voir à l'entour d'elle, cette foule d'Adorateurs qu'elle menoit comme en Triomphe, par tous les lieux où elle alloit : mais comme elle les avoit tous assujettis par le seul esclat de ses yeux, et que son esprit n'avoit point eu de part à toutes les conquestes qu'elle avoit faites, tous ces Amans n'estoient pas esgallement dignes de porter ses chaines. Il y en avoit de stupides et de grossiers ; de bizarres et de capricieux ; d'ennuyeux et d'incommodes : de sorte que se trouvant bientost importunée de la mesme chose qui d'abord l'avoit divertie, elle fit tout ce qu'elle pût pour les rendre à celles à qui elle les avoit ostez, ou du moins pour s'en deffaire. Il ne luy fut pourtant pas aisé : et l'on peut dire qu'en cette occasion, sa beauté luy donna bien de la peine :
parce qu'ils eurent plusieurs querelles entr'eux qui luy despleurent : mais à la fin elle fut si severe à quelques uns, si rude à quelques autres, et mesme si incivile ; qu'elle vint à bout de se deffaire de cette multitude qui l'importunoit : car encore que la coustume de Chipre, veüille que les Dames souffrent d'estre aimées, ce n'est pas indifferemment de toutes sortes de gens : si bien que Parthenie s'estant delivrée de la persecution que luy faisoit cette abondance d'Amans que sa seule beauté luy avoit donnez ; elle ne s'en trouva plus que trois, qui estant plus agreables que les autres, ne furent pas exilez.
Seuls trois amants, très différents les uns des autres, restent fidèles à Parthenie. Le premier, Polydamas, parent de Timoclée, est beau et généreux. Il a l'esprit enjoué, mais médiocre. Le second, prince de Salamis, est infiniment riche, bien fait, mais bizarre. Le troisième, Callicrate, est de naissance assez basse, mais il écrit si bien en vers et en prose que personne ne peut l'imiter. Sa conversation également est très agréable. Il est toutefois capricieux et délicat. Aucun des trois ne parvient à s'attacher Parthenie. Celle-ci souffre pourtant davantage la présence de Polydamas et de Callicrate que celle du prince de Salamis. Par ailleurs, les trois amants n'aspirent pas au même sort : Polydamas souhaite se faire aimer de Parthenie, le prince de Salamis désire l'épouser, tandis que Callicrate, par vanité, espère donner l'impression que Parthenie l'aime.
Ces trois Amans n'estoient pas seulement de condition differente, ils estoient aussi d'humeurs opposées en beaucoup de choses : le premier estoit un parent de Timoclée, que vous vistes en passant à Chipre, appellé Polydamas, dont les inclinations estoient toutes genereuses : il estoit beau ; de bonne mine ; et bien fait : il avoit l'air grand et noble ; l'esprit enjoüé, mais mediocre : et il plaisoit plus par un charme inexplicable qui estoit en toutes ses actions, et en toute sa personne ; que par les choses qu'il disoit : qui estoient sans doute plus agreables par la maniere dont elles estoient dites, que par elles mesmes. Le second estoit le Prince de Salamis, infiniment riche ; de grande condition ; fort bien fait de sa personne ; ayant assez d'esprit, mais un peu bizarre. Et le troisiesme, estoit un homme d'assez basse naissance, nommé Callicrate, qui par son esprit en estoit venu au point qu'il
alloit du pair avec tout ce qu'il y avoit de Grand à Paphos, et parmy les hommes, et parmy les Dames. Il escrivoit en Prose et en Vers, fort agreablement, et d'une maniere si galante et si peu commune, qu'on pouvoit presque dire qu'il l'avoit inventée : du moins sçay-je bien que je n'ay jamais rien veû qu'il ait pû imiter : et je pense mesme pouvoir dire, que personne ne l'imitera jamais qu'imparfaitement. Car enfin d'une bagatelle, il en faisoit une agreable Lettre : et si les Phrigiens disent vray, lors qu'ils asseurent que tout ce que Midas touchoit devenoit or : il est encore plus vray de dire, que tout ce qui passoit dans l'esprit de Callicrate devenoit Diamant : estant certain que du sujet le plus sterile, le plus bas, et le moins galant, il en tiroit quelque chose de brillant et d'agreable. Sa conversation estoit aussi tres divertissante à certains jours, et à certaines heures, mais elle estoit fort inegalle : et il y en avoit d'autres, ou il n'ennuyoit gueres moins, que la pluspart du monde l'ennuyoit luy mesme. En effet il avoit une delicatesse dans l'esprit qui pouvoit quelques fois plustost se nommer caprice que delicatesse, tant elle estoit excessive. Sa personne n'estoit pas extrémement bien faite : cependant il faisoit profession ouverte de galanterie : mais d'une galanterie universelle : puis qu'il est vray que l'on peut dire, qu'il a aimé des Personnes de toutes sortes de conditions. Il avoit pourtant une qualité dangereuse pour un Amant : estant certain qu'il n'aimoit pas moins à faire croire
où il estoit aimé qu'à l'estre. Voila donc Seigneur, quels estoient ces trois Amans qui demeurerent les plus assidus aupres de Parthenie : qui ne trouvoit en pas un des trois, tout ce qu'il faloit pour engager son coeur. Polydamas n'avoit pas assez d'esprit : le Prince de Salamis, ne l'avoit pas bien tourné : et Callicrate estoit d'une condition si basse, qu'elle ne pouvoit le regarder que comme admirateur de son merite : et non pas comme son Amant. De sorte que pour en faire un, tel qu'elle l'eust voulu, il eust falu joindre ensemble le coeur et la personne de Polydamas, avec la condition du Prince de Salamis, et l'esprit de Callicrate : mais comme cela n'estoit pas possible elle se contentoit d'estimer en chacun d'eux, ce qu'il avoit d'estimable, sans en aimer pas un des trois. Polydamas et Callicrate estoient pourtant mieux dans son esprit que le Prince de Salamis : car l'esprit du dernier la divertissoit fort, et la personne de l'autre luy plaisoit extrémement. Cependant ces trois Amans avoient des desseins bien differens en aimant Parthenie : car Polydamas songeoit principalement à en estre aimé, et il ne l'eust sans doute pas voulu espouser sans cela. Au contraire, le Prince de Salamis, plustost que de ne la posseder pas, se resoluoit à l'espouser, quand mesme elle l'auroit haï : c'est pourquoy il n'aportoit pas moins de soin à gagner ceux qui pouvoient disposer d'elle, qu'à luy plaire. Et Callicrate, dont l'ame n'estoit que vanité, ne songeoit principalement qu'à faire en sorte qu'on
peust soupçonner que Parthenie souffroit agreablement sa passion : et je ne doute nullement qu'il n'eust esté plus satisfait que toute la Cour eust creû que Parthenie l'aimoit, que si elle l'eust aimé effectivement, et que personne ne l'eust sçeu.
Callicrate est vaniteux ; il n'aime que ce qui est aimé par d'autres. Il apprécie Parthenie moins pour elle-même, que parce qu'elle allie beauté et esprit à une excellente réputation. Ainsi, il fait toujours en sorte de laisser paraître qu'il est en bons termes avec elle. Ses penchants le font aimer davantage Venus Anadiomene que Venus Uranie : il préfère l'amour sensuel à l'amour pur, auquel il ne croit d'ailleurs pas.
C'est pourquoy toutes ses actions avoient un dessein caché, dont Parthenie ne s'aperçeut que long temps apres : mais Seigneur, ce qu'il y avoit d'admirable en l'humeur de Callicrate, c'est qu'il n'aimoit jamais tant par son propre jugement, que par celuy des autres : et si Parthenie, toute belle qu'elle estoit, n'eust pas eu la grande reputation de beauté, il ne l'auroit jamais aimée : car sa vanité ne cherchoit pour l'ordinaire, que les choses d'esclat. Les belles Maisons ; les beaux Meubles ; le grand Train ; et la grande Qualité, luy ont quelques fois fait quitter les plus belles Dames de Chipre : c'est pourquoy il ne faut pas s'estonner, si trouvant en une mesme Personne, la condition ; la beauté ; l'esprit ; et la grande reputation ; il s'y opiniastra plus qu'aux autres : et s'il mit sa derniere felicité, à persuader à toute la Cour, qu'il n'estoit pas mal avec elle. Ce n'est pas que de la naissance dont il estoit, il osast agir comme faisoient Polydamas, et le Prince de Salamis ; mais il prenoit un autre air de vivre plus familier : et presuposant tousjours que ce qu'il faisoit ne pouvoit tirer à consequence ; il accoustuma insensiblement Parthenie, à souffrir qu'il la loüast, qu'il luy parlast souvent bas ; et qu'il luy dist mesme quelquesfois tout haut en raillant,
qu'elle estoit une dangereuse Personne : Comme il ne songeoit pas tant à estre aimé, qu'à faire croire qu'il n'estoit pas haï, il ne luy disoit jamais rien en particulier, qui luy peust desplaire, de peur qu'elle ne le bannist : mais il apportoit grand soin à faire que l'on s'aperçeust qu'il estoit amoureux d'elle : c'est pourquoy quand il sortoit de chez Parthenie avec quelqu'un qu'il croyoit avoir assez d'esprit pour l'observer, il affectoit de paroistre mélancholique. Quelquesfois il ne parloit point : d'antres fois il parloit toujours d'elle, et la suivoit presques en tous lieux : affectant estrangement de la regarder attentivement, quand elle ne le regardoit pas : et cherchant pourtant aveque soin, de rencontrer quelquesfois ses yeux, pour luy faire quelque signe d'intelligence, sur quelque secret de bagatelles, qu'il luy avoit confié exprés pour cela : car de l'humeur dont il estoit, il eust preferé un regard favorable dont on se seroit aperçeu, aux plus estroites faveurs :, obtenuës dans le secret et dans le silence. Ce qu'il y avoit d'estrange en l'humeur de Callicrate ; estoit qu'encore qu'il eust une delicatesse d'esprit si excessive, qu'il ne peust presques trouver personne digne de loüanges, il ne laissoit pas d'avoir certains gousts bizarres et extravagans, qui luy en faisoient quelquesfois aimer d'autres, qui n'estoient point du tout aimables, si ce n'estoit parce qu'il en estoit aimé : et que selon son sens, il y avoit de la vanité à l'estre de qui que ce fust. Comme il avoit l'esprit imperieux, il aimoit à avoir
tousjours quelqu'un qu'il peust mépriser impunément : et comme il n'eust asseurément pû trouver cela parmy des personnes de qualité et des personnes raisonnables ; il en souffroit quelques autres, seulemêt pour avoir le plaisir de pouvoir les tourmenter, et d'estre plustost leur Tiran que leur Amant : de sorte que l'on peut asseurer, que jamais nul autre que luy, n'a eu des sentimens dans le coeur, si opposez qu'estoient tous les siens. Au reste, tout le monde a tousjours bien sçeu qu'il adoroit plus dans son coeur Venus Anadiomene, que Venus Uranie : car enfin il ne pouvoit conprendre, qu'il peust y avoir de passion détachée des sens : et il avoit mesme biê de la peine à croire, qu'il y eust au monde une affection toute pure. Il ne laissoit toutesfois pas d'estre non seulement souffert de toutes les Dames, mais il estoit encore aimé de plusieurs : de sorte qu'il ne faut pas s'estonner, si Parthenie, toute sage qu'elle estoit, le souffrit : et d'autant moins, qu'il vivoit avec elle, plus respectueusement qu'avec toutes les autres : et qu'il ne luy disoit jamais qu'il avoit de l'amour pour elle : si ce n'estoit en raillant, et d'une maniere qui ne luy permettoit pas de s'en offencer, ny mesme de le croire.
Polydamas est le préféré de Parthenie. Callicrate s'efforce par conséquent de souligner ses défauts. Lors d'un long entretien avec Parthenie, il tente de lui faire accepter que, puisque Polydamas n'a que peu d'esprit, il ne peut aimer Parthenie qu'à moitié, car il ne peut apprécier toutes ses qualités. Parthenie, ébranlée, n'est toutefois pas encore décidée à bannir ce galant peu prestigieux.
Cependant Polydamas, et le Prince de Salamis, qui estoient d'une condition à ne cacher pas leur amour, la tesmoignoient à Parthenie, par des voyes toutes differentes : car le Prince de Salamis se contentoit d'avoir une assiduité estrange aupres d'elle : et Polydamas, qui n'avoit pas assez d'esprit pour fournir à
de longues conversations, luy faisoit connoistre sa passion, par mille divertissemens qu'il luy donnoit continuellement. Ce n'estoient que Bals, Musiques, Colations, et Promenades : et comme sa Personne estoit infiniment aimable ; qu'il dançoit admirablement bien ; que toutes ses actions plaisoient ; et que sa presence et l'enjoüement de son humeur, inspiroient de la joye aux plus melancholiques ; Parthenie ne le haïssoit pas : et n'eust pas eu de repugnance à l'espouser, si ses parens y eussent consenty. Mais comme il y avoit alors quelques factions dans la Cour, qui partageoient les Grandes Maisons ; il y avoit certains interests, qui faisoient que ceux qui pouvoient disposer de Parthenie, ne la vouloient pas donner à Polydamas. D'autre part, Callicrate qui reconnut aisément que Polydamas n'estoit pas trop mal avec Parthenie, aporta soin à luy faire remarquer le peu d'esprit qu'il avoit : et il le fit avec tant d'art, que quelque inclination que Parthenie eust pour Polydamas, elle vint à croire qu'elle seroit blasmée de l'aimer et de le choisir : de sorte que combatant ses propres sentimens, Callicrate eut la joye de voir qu'elle commença de vivre un peu plus froidement avec Polydamas, qu'elle n'avoit accoustumé. Toutesfois, comme elle avoit une assez forte inclination pour luy, et qu'en effet il estoit fort aimable ; elle ne se vainquit pas tout d'un coup : et Callicrate eut besoin d'un nouvel artifice, pour le détruire absolument. Comme il estoit donc un jour avec elle : il fit si biê,
qu'insensiblement elle vint à parler de Polydamas, et a parler mesme avantageusement de son grand coeur ; de sa liberté ; et de sa magnificence. J'advoüe, Madame, luy dit il, que Polydamas merite toutes les loüanges que vous luy donnez ; et s'il connoissoit aussi bien toutes celles que vous meritez, que vous connoissez toutes celles qu'il merite, il seroit le plus heureux homme de la Terre ; sa paillon vous honnoreroit plus qu'elle ne vous honnore ; et il seroit encore une fois plus amoureux de vous qu'il ne l'est. Polydamas, reprit Parthenie, n'est point amoureux de moy : mais quand il le seroit, je suis persuadée que plus ou moins d'esprit ne donne point plus ou moins d'amour : et qu'il y a des stupides plus amoureux, que d'autres plus spirituels qu'eux ne le sont. Ha, interrompit Callicrate, si j'osois vous dire ce que je pense là dessus, je vous ferois bien changer d'avis : je vous le permets, luy dit elle : souffrez donc Madame, adjousta t'il, que je vous assure que le pauvre Polydamas, n'aime que la moitié de la belle Parthenie. En effet, poursuivit il, oseriez vous jurer que Polydamas entende tout ce que vous dites ? et ne remarquez vous pas, qu'il vous regarde plus qu'il ne vous escoute ; et qu'il n'y a jamais de raport, entre ce que vous luy dites, et ce qu'il vous respond ? Pour moy (dit Parthenie, qui n'estoit pas trop aise de ce que Callicrate luy disoit) il me semble que Polydamas parle à peu prés comme un autre : mais c'est que les qualitez de son ame sont si nobles,
que cela est cause que l'on ne le louë point d'autre chose. Puis que vous ne voulez pas tomber d'accord, repliqua t'il, que Polydamas n'a que mediocrement de l'esprit ; du moins fuis-je resolu de vous prouver seulement, que vous en avez mille fois plus que luy. Vous me ferez le plus grand plaisir du monde, reprit elle : en verité Madame, luy dit il, je ne croy point ce que vous dites : vous croyez donc, repliqua t'elle, que j'aime mieux Polydamas, que je ne m'aime moy-mesme, puis que je prefere sa gloire à la mienne ? Je ne dis pas cela, adjousta t'il, en riant, mais il s'en faut peu que je ne le craigne, et mesme que je ne le croye. En effet, quelle apparence y a t'il, que sans une grande preocupation, vous ne voulussiez pas estre aimée toute entiere ? Souffrez donc (poursuivit Callicrate avec cette liberté qu'il avoit accoustumé de prendre avec tout le monde) que durant que Polydamas aime une moitié de Parthenie, un certain homme que je connois, ait la permission d'adorer l'autre. Au reste Madame, reprit-il, quand je dis que Polydamas aime la moitié de Parthenie, je ne dis pas encore vray : car il est certain qu'il n'aime pas mesme toute sa beauté, quoy qu'il la voye tous les jours. Je pense, adjousta-t'il, qu'il sçait bien qu'elle est grande ; de belle taille ; qu'elle a de beaux yeux ; que sa gorge est la plus belle du monde ; qu'elle a le teint admirable ; que ses cheveux sont blonds ; et qu'elle a la bouche fort agreable : mais pour cét air charmant qui l'accompagne,
il ne le connoist point du tout : et je suis asseuré, que quoy que vous luy plaisiez infiniment, il ne sçait pourquoy vous luy plaisez. Il y a je ne sçay quoy sur vostre visage, poursuivit Callicrate, qui passe sa connoissance : il n'entend point du tout le langage de vos yeux : vos sousris qui sont si fins, et si eloquens, et qui font quelquesfois si bien connoistre la douceur ou la malice qui est dans vostre ame, ne sont asseurément point dans son coeur, l'effet qu'ils font dans celuy des autres : et pour vous dire en un mot tout ce que je pense là dessus, je suis persuadé qu'un homme qui seroit assez heureux pour obtenir de la belle Parthenie, la permission d'aimer en elle tout ce que Polydamas n'y connoist point, seroit mieux partagé que luy. Callicrate dit tout ce que je viens de dire, avec tant de hardiesse, que Parthenie n'eut pas celle de s'en fâcher : joint aussi qu'elle n'en eut pas le temps : car le Prince de Salamis arrivant, Callicrate se retira, avec autant de froideur et de serieux sur le visage, que s'il n'eust parlé tout le jour que de Morale et de Politique.
Callicrate met au point une ruse, qui fait définitivement perdre toute crédibilité à Polydamas. Un jour, alors que Parthenie reçoit la visite de son soupirant préféré, il s'attache à écouter attentivement la conversation, et la retranscrit ensuite mot pour mot. Le lendemain, il s'empresse d'en montrer à Parthenie le résultat, qu'il a intitulé « Réponses de Polydamas à sa Parthenie, et de Parthenie à Polydamas ». D'abord amusée, Parthenie croit qu'il s'agit d'une fiction. Mais elle se rend bientôt compte qu'il s'agit de la conversation de la veille. Cette lecture l'exaspère ; elle révèle la malice de Callicrate, la bêtise de Polydamas et sa propre faiblesse. Une conversation plus sérieuse s'engage, et Callicrate enjoint Parthenie d'écouter Polydamas en s'efforçant de ne pas le regarder. Callicrate se retire ensuite, satisfait.
Cependant comme Parthenie l'estimoit extrémement, elle estoit au desespoir, de sentir qu'elle avoit dans le coeur quelque diposition à aimer un homme qu'il n'estimoit pas assez : car comme elle ne soupçonnoit pas Callicrate d'estre amoureux d'elle, tout ce qu'il luy disoit portoit coup dans son esprit. Neantmoins elle n'estoit pas encore absolument determinée à bannir Polydamas, comme elle s'y détermina quelques
jours apres, par la malice de Callicrate ; et voicy comment cela arriva. Parthenie se trouvant un peu mal, garda la Chambre, et fut par consequent visitée de beaucoup de monde : et entre les autres de Polydamas et de Callicrate : qui estant ce jour là en un de ces jours de silence, que tout le monde luy reprochoit ; se mit en un coin de la ruelle de Parthenie, sans faire mesme semblant d'entendre ce que l'on y disoit. Cependant Polydamas, qui ne sçavoit pas que Callicrate ne se taisoit que pour l'escouter mieux, se mit à parler selon sa coustume : c'est à dire avec peu de suite ; peu d'eloquence ; et peu d'esprit : quoy que ce fust tousjours avec agréement, parce que sa Personne estoit fort aimable. Et comme un homme amoureux, parle plus à la personne qu'il aime qu'aux autres, quand il n'a point d'intelligence particuliere avec elle ; Polydamas parla plus à Parthenie, qu'à toutes les autres Dames. D'autrepart, Gallicrate qui avoit son dessein caché, et qui avoit une memoire admirable ; sans escouter rien de tout ce que le reste de la Compagnie dit, escouta fort attentivement, tout ce que dit Parthenie, et tout ce que dit Polydamas : mais s'il l'escouta bien, il le retint encore mieux : estant certain qu'il se souvint parole pour parole, de tout ce que Parthenie avoit dit à Polydamas, et de tout ce que Polydamas avoit dit à Parthenie. De sorte que la conversation ayant cessé, il sortit de la Compagnie sans avoir parlé à personne, et se retira en diligence chez luy : où il ne fut
pas plustost, qu'il escrivit en forme de Dialogue, tout ce qu'il avoit entendu dire à Polydamas et à Parthenie : mettant leurs noms au dessus de ce que chacun d'eux avoit dit, sans y changer presques rien. Si bien que comme Parthenie est une des Personnes du monde qui parle le mieux ; et que Polydamas estoit un des hommes de toute la Terre qui parloit le moins juste, et qui respondoit le moins precisément, aux choses qu'on luy disoit : les paroles de Polydamas, n'estant plus soustenuës de la grace avec laquelle il les prononçoit ; et celles de Parthenie se soustenant par elles mesmes ; ce Dialogue estoit une fort plaisante chose à lire. Car outre la difference, qu'il y avoit entre ces responces ; il est encore vray que tous ces discours estans destachez les uns des autres, faisoient un galimatias terrible, estans leûs de suitte, comme si ç'eust esté un discours lié. De sorte qu'encore que cette derniere chose ne se deux pas reprocher à Polydamas ; elle ne laissa pas de servir à la malice de Callicrate : qui pour ne perdre point de temps, fut le lendemain de si bonne heure chez Parthenie : qu'il la trouva seule. A peine fut il entré, que cette Princesse se souvenant du silence qu'il avoit gradé le jour auparavant, prit la parole pour luy en faire la guerre : et pour luy demander s'il estoit encore en humeur de ne parler point ? Au contraire Madame, luy dit il, je suis venu aujourd'huy exprés icy, pour vous dire tout ce que je pensay hier : vous paroissiez si melancholique, luy respondit
elle, que je croy que ce que vous me direz ne sera pas fort divertissant : si ce n'est que vous vous fussiez peut-estre trouvé d'humeur à faire des Vers : car il me semble avoir oüy dire, que ceux qui en font sont aussi separez d'eux mesmes, lors qu'ils en cherchent dans leur esprit, que vous l'estiez hier de toute la Compagnie, quoy que vous y fussiez. Je vous assure Madame, luy dit il languissamment, que je ne songeois point à entretenir les Muses : il est vray pourtant que je pensois à escrire quelque chose d'assez divertissant : mais c'estoit en Prose, et non pas en Vers. Comme vous n'escrivez pas moins agreablement en l'un qu'en l'autre, reprit-elle, je voudrois bien voir ce que c'estoit : c'est pourquoy puis que vous m'avez dit d'abord que vous veniez aujourd'huy pour me dire tout ce que vous aviez pensé hier, monstrez-le moy je vous en prie. Je vous jure, luy dit-il Madame, que quoy que je ne fois venu icy que pour cela, je ne sçay encore si je vous dois monster ce que j'ay escrit : non non (interrompit Parthenie, qui n'avoit garde de soupçonner rien de la verité) il n'est plus temps de raisonner là dessus : et je veux absolument le voir. Promettez moy du moins, luy dit-il, que vous me ferez l'honneur de me dire sincerement ce que vous y trouverez de mauvais : et que vous m'en ferez remarquer tous les deffauts. Sans mentir Callicrate, luy respondit Parthenie, vous estes aujourd'huy admirable : de vouloir me persuader, que vous trouveriez bon que l'on se meslast de corriger
quelque chose que vous auriez escrit. Cependant pour vous oster tout pretexte de me differer plus long temps le plaisir que j'attends de ce que vous me devez montrer ; je vous promets de vous dire tout ce que j'en penseray : et c'est à dire, adjousta t'elle, que je vous promets de vous loüer. Je vous asseure Madame, luy dit il, que vous serez bien indulgente, si vous loüez tout ce que j'ay escrit : mais pour vous aprendre à estre sincere, je vous dis qu'il y a sans doute beaucoup de choses dans ce que je vous montreray, qui ne sont pas indignes de vous : mais en mesme temps je vous asseure encore, qu'il y en a beaucoup d'autres aussi, qui ne sont pas seulement dignes de moy : et qui ne vous sçauroient plaire, à moins que d'une estrange preocupation, dont je ne vous veux pas accuser. Vous n'estes guere accoustumé, repliqua Parthenie, à nous faire voir de si grandes inégalitez dans les choses que vous escrivez : et je suis mesme asseurée, que vous ne me monstreriez point ce que vous me voulez montrer, et ce que je veux voir, si vous croiyez ce que vous dittes. Vous en jurez vous mesme (luy dit il, en luy donnant les Tablettes où il avoit mis parole pour parole tout ce que Parthenie et Polydamas s'estoient dit le jour auparavant :) mais d'où vient, luy dit elle en les prenant, que vous me donnez à lire ce que vous avez escrit ? car ce n'est pas trop vostre coustume. C'est, repliqua t'il, que j'auray plus de plaisir à vous l'entendre lire, que si je le lisois moy mesme : et que
je suis persuadé que vous l'entendrez mieux. Comme Callicrate estoit accoustumé à faire cent malices ingenieuses, il vint tout d'un coup quelque soupçon à Parthenie qu'il luy en vouloit faire une : mais quelque soupçon qu'elle en eust, elle aima mieux s'exposer à estre trompée, qu'à ne contenter pas sa curiosité : de sorte que sans hesiter davantage, elle ouvrit les Tablettes : et vit d'abord qu'il y avoit escrit en tiltre. RESPONSES DE POLYDAM A SA PARTHENIE, ET DE PARTHENIE A POLYDAMAS
. A peine eut elle veû cela, qu'elle se mit à rire : ce ne fut toutesfois pas sans rougir, et sans regarder Callicrate : comme voulant chercher plustost sur son visage, que dans les Tablettes qu'elle tenoit, quel dessein il pouvoit avoir eu, en luy faisant cette tromperie. Elle n'imagina pourtant pas encore la verité : car elle creut que Callicrate auroit fait dire à Polydamas et à elle, tout ce qu'il auroit voulu : mais lors qu'en continuant de lire, elle reconnût ses veritables paroles, aussi bien que celles de Polydamas ; et qu'elle se souvint qu'en effet elle et luy avoient dit le jour auparavant tout ce qu'elle trouvoit dans ces Tablettes, elle eut des sentimens bien differens. Car elle ne pût s'empescher d'abord, de trouver cela plaisamment pensé, et plaisamment fait : mais en mesme temps, elle ne pût aussi s'empescher de
vouloir mal et à Callicrate, et à Polydamas, et à elle mesme. A Callicrate, pour la malice qu'il luy faisoit : à Polydamas, pour son peu d'esprit : et à elle mesme, pour sa foiblesse. Elle cacha pourtant ce qu'elle pensoit, le mieux qu'elle pût, par un sentiment de gloire : jugeant qu'il valoit beaucoup mieux entendre raillerie en cette occasion, que de monstrer son ressentiment. Mais afin de gagner temps, et d'avoir loisir de se remettre, elle leût d'un bout à l'autre tout ce qu'il y avoit dans les Tablettes qu'elle tenoit : de sorte que voyant escrit ce qu'elle n'avoit fait qu'entendre, et le voyant opposé aux choses qu'elle avoit dites ; elle eut une si grande confusion, de sentir dans son coeur qu'elle avoit quelque disposition à aimer celuy qui parloit ainsi, qu'elle se resolut absolument, à chasser Polydamas de son ame. Cependant Callicrate la regardoit attentivement : de sorte qu'il ne vit pas plustost que Parthenie avoit achevé de lire, que prenant la parole ; et bien Madame, luy dit il avec un sousrire malicieux et mocqueur, ne tombez vous pas d'accord, qu'il y a beaucoup de choses dans ce que vous venez de voir, qui meritent vostre censure, et qu'il y a bien de l'inegalité. Je tombe d'accord, repliqua Parthenie, que vous avez pour le moins autant de malice que d'esprit : et qu'il faut estre aussi bonne que je le suis, pour ne vous haïr pas estrangement, de la tromperie que vous m'avez faite. Mais Madame, interrompit Callicrate, vous ne me tenez pas vostre parole :
car vous m'avez promis de me faire remarquer tous les deffauts qui sont dans ce que je vous ay donné à lire. Vous estes si peu sage, luy dit elle en sousriant, qu'il faudroit avoir autant de folie que vous en avez, pour se donner la peine de vous respondre serieusement. Advoüez moy du moins, luy dit-il, que vous ne croiyez pas hier que Polydamas parlast si mal, que vous le croyez aujourd'huy : je vous asseure, dit elle, que je n'ay pas trop pris garde aux responces de Polydamas, mais seulement aux miennes, et que toute l'obligation que je vous ay, est que vous m'avez desabusée de la bonne opinion que j'avois de moy : car je pensois mieux parler que je ne parle. Ha Madame, (s'escria-t'il, en voulant reprendre ses Tablettes) vous n'avez donc pas bien leû, et il faut que je vous lise moy-mesme, tout ce que vous dites hier ! Callicrate eut pourtant beau faire, il ne pût retirer ses Tablettes des mains de Parthenie : qui les garda malgré qu'il en eust. Je voy bien, Seigneur, que vous ne seriez pas marry de sçavoir une partie des choses qui estoient dedans, afin de voir la difference qu'il y avoit de l'esprit de Polydamas, à celuy de Parthenie : mais je vous advoüe qu'encore qu'une Soeur que j'ay aupres de cette Princesse, m'en ait dit la plus grande partie, je ne puis m'en souvenir. Toutesfois je puis du moins vous asseurer, qu'il n'y a jamais rien eu de si different l'un de l'autre, que les responces de Parthenie, et celles de Polydamas. Cependant cette conversation de Callicrate et de
Parthenie, qui commença par une raillerie, finit par un discours plus serieux : car insensiblement passant d'une chose à une autre, Callicrate obligea Parthenie à luy advoüer qu'elle ne pouvoit comprendre comment il estoit possible que Polydamas peust estre si aimable et si peu éclairé. Au nom des Dieux, Madame, luy dit il, faites moy la grace, la premiere fois que vous le verrez engagé en un discours qui doive avoir un peu de suitte, de destourner la teste, ou de baisser les yeux, afin que vous puissiez l'escouter sans le voir : et si apres cela, vous ne m'advoüez qu'il n'y a point d'aparence, qu'ayant si peu de conformité aveque vous, il en soit aimé ; je veux perdre pour tousjours, l'esperance que j'ay de n'en estre pas haï : car enfin Madame, peut il y avoir rien de plus opposé, que la Princesse Parthenie et Polydamas ? Quand on ne le voit point, et qu'on l'entend, on ne le peut endurer, et on perd pour toûjours l'envie de le voir : au contraire, quand mesme on ne vous regarde pas, et qu'on vous entend parler, on ne laisse pas de vous admirer, et on meurt d'envie de vous voir. Croyez moy Madame, adjousta t'il, ne prophanez pas la moitié de ce que les Dieux vous ont donné d'admirable : et trouvez, s'il se peut, en une mesme Personne, un homme qui vous connoisse, et qui vous adore.
Parthenie, qui ne considère pas Callicrate comme un amant, le souffre auprès d'elle. Par contre, elle se résout à éconduire Polydamas. Bientôt, le prince de Salamis, constatant qu'il ne fait aucun progrès auprès d'elle, se confie à Callicrate, qui reste évasif. Mais un jour, il découvre le texte reproduisant le dialogue de Parthenie et de Polydamas. Perplexe, il reconnaît l'écriture de Callicrate et lui demande des explications. Le fourbe l'assure qu'il a œuvré en sa faveur afin que Parthenie reconnaisse sa supériorité sur Polydamas.
Voila donc, Seigneur, quelle fut la conversation de Parthenie et de Callicrate : qui se retira fort satisfait, de l'heureux succés de son dessein. Et en effet, depuis ce jour là, Parthenie fit un si
grand effort sur elle mesme, qu'elle desgagea son coeur : et qu'elle se vit en estat de traiter Polydamas comme un Amant qu'elle vouloit desesperer, ce qui donna une joye estrange à Callicrate : qui tout fier du malheur qu'il luy avoit causé, le traitoit d'une maniere fort cruelle, toutes les fois qu'il le trouvoit chez Parthenie. Il est vray que Polydamas ne s'en pouvoit pas apercevoir : parce que ce n'estoit qu'en le loüant, des choses par où il n'estoit pas à loüer : c'est à dire en admirant tout ce qu'il disoit, et faisant de l'eloge toutes ses paroles. La chose auroit mesme esté plus loin, si cette Princesse ne luy eust imposé silence, et ne luy eust deffendu d'en user ainsi : car enfin Callicrate en vint aux termes avec Parthenie, qu'elle le croyoit absolument à elle, sans le croire pourtant son Amant. Cependant le Prince de Salamis continuoit de la voir et de la servir, quoy qu'il vist bien qu'il ne faisoit aucun progrés aupres d'elle : de sorte que comme il remarqua que Callicrate y estoit fort bien, et qu'il ne le soubçonna pas d'en estre amoureux, quoy qu'il y en eust desja quelque bruit dans le monde ; il fit ce qu'il pût pour l'obliger, et luy confia mesme son dessein. Mais Callicrate qui n'estoit pas d'humeur à parler pour un autre, luy dit qu'il ne pouvoit rien pour luy : que Parthenie estoit une Personne qui ne prenoit conseil que d'elle mesme : et qu'ainsi il entreprendroit inutilement de le vouloir servir. Mais comme il ne trouvoit pas encore que Polydamas fust assez mal avec Parthenie,
il dit certaines choses embroüillées, au Prince de Salamis, qui luy firent pourtant comprendre, que tant que Polydamas verroit Parthenie, personne n'y devoit rien pretendre. Il luy fit toutesfois un grand secret de cela : car dans le dessein qu'il avoit que le monde vinst à croire qu'il estoit aimé de Parthenie ; il n'eust pas voulu publier qu'elle eust eu quelque disposition à ne haïr pas Polydamas. Mais enfin il en dit autant qu'il en faloit pour faire que le Prince de Salamis haïst son rival, et prist la resolution de le quereller ; esperant par là se deffaire de deux Rivaux à la fois, soit qu'ils se tuassent tous deux, ou soit que la querelle qu'ils auroient ensemble les fist exiler de la Cour. En effet, son dessein reüssit : et ce qui l'avança encore, fut que le Prince de Salamis estant un jour dans le Cabinet de Parthenie, elle en sortit pour quelque chose, et y laissa ce Prince avec quelques autres : qui estans sortis un moment apres, le laisserent seul dans ce Cabinet, en attendant que Parthenie y revinst. De sorte que se mettant à regarder diverses choses qui estoient sur la Table, il vit des Tablettes ouvertes, que la Princesse y avoit laissées sans y penser : et qui se trouverent estre les mesmes dans lesquelles Callicrate avoit escrit les responces de Parthenie à Polydamas, et de Polydamas à Parthenie. Car cette Princesse ne les avoit pas voulu brusler, afin de s'en servir à achever de se guerir l'esprit en les relisant quelquesfois : de sorte que le Prince de Salamis voyant le no de Polydamas, et celuy de Parthenie,
prit ces Tablettes sans hesiter un moment : avec intention de voir ce qui estoit dedans. Neantmoins comme il vit qu'il y avoit beaucoup à lire, il craignit que la Princesse ne revinst devant qu'il eust leû : si bien qu'emporté d'une curiosité aussi forte que son amour estoit grande, il les prit et s'en alla, devant que Parthenie r'entrast dans son Cabinet. Mais il fut estrangement surpris de voir ce que c'estoit : car il ne pouvoit comprendre, pourquoy on avoit escrit dans ces Tablettes tout ce qu'il y voyoit. Il ne pouvoit pas penser que Parthenie qui avoit tant d'esprit, peust avoir trouvé fort beau tout ce que Polydamas avoit dit en sa presence : ny qu'elle l'eust fait escrire par Callicrate, dont il connoissoit bien l'escriture. Il ne pouvoit pas croire non plus, dans les soubçons qu'il avoit que Parthenie ne haïssoit pas Polydamas, qu'elle eust pris plasir que Callicrate en eust raillé : de sorte que ne sçachant que penser, il se resolut de tascher de faire dire la verité à celuy qui avoit escrit ce bizarre Dialogue. Il envoya donc chercher Callicrate, et le fut chercher luy-mesme : mais comme cét homme, malgré la vanité qu'il trouvoit à estre amoureux de Parthenie, ne laissoit pas d'avoir plusieurs autres passions moins esclatantes que celle-là, le Prince de Salamis ne le trouva pas aisément : et il fut en vingt Maisons differentes, sans le pouvoir rencontres. Mais à la fin l'ayant fortuitement veû sortir d'une, où il ne se fust jamais advisé de l'aller chercher, il le mena chez luy, afin de l'entretenir
plus commodément : et le conjura de luy vouloir dire quel dessein il avoit eu, en escrivant toutes ces responces de Polydamas, en les donnant à Parthenie. Seigneur (luy dit il avec une promptitude d'esprit estrange) je m'estonne que vous ne compreniez pas mon de dessein : et que vous ne voiyez pas que je n'en puis avoir eu d'autre, que celuy de vous servir : en faisant voir à la belle Parthenie, l'ineglité de son esprit, à celuy de vostre Rival. Ha Callicrate, s'écria le Prince de Salamis, pourquoy m'avez vous fait un secret de l'obligation que je vous ay ? et pourquoy ne m'avez vous pas fait sçavoir comment Parthenie a pû souffrir que vous ayez raillé de Polydamas ? Comme elle a beaucoup d'esprit, reprit Callicrate, quelque dépit qu'elle en ait eu, elle n'a eu garde de me le tesmoigner : quoy qu'il en soit, dit le Prince de Salamis, je ne tiens pas possible, puis qu'apres cela elle vous voit encore, que Polydamas soit aussi bien avec elle que je le craignois. Callicrate voyant que ce Prince perdoit une partie de sa jalousie, la r'alluma par cent discours malicieux : de sorte que lors qu'il le quitta, il le laissa plus jaloux qu'il n'avoit jamais esté : mais avec plus d'esperance de se pouvoir vanger de son Rival : s'imaginant que puis que Parthenie avoit bien souffert par prudence, que Callicrate eust fait de luy une raillerie si piquante, elle en auroit encore assez, pour dissimuler le ressentiment qu'elle auroit de ce qu'il l'auroit querellé.
Le prince de Salamis provoque Polydamas en duel. A l'issue du combat, on ne peut déterminer le vainqueur, tous les deux ayant été également blessés. Parthenie, affligée de ce combat, confie à Callicrate que sa sympathie va à Polydamas. Callicrate n'en continue pas moins à calomnier ce dernier, car il ne supporte pas l'affection que la princesse lui porte. Or, à six jours de là, Polydamas, pris d'une fièvre consécutive à ses blessures, meurt. Le prince de Salamis s'exile de Paphos en attendant que la situation se calme. Callicrate feint alors de louer Polydamas devant Parthenie, alors même qu'il ne se prive pas de le calomnier en d'autres circonstances.
Le Prince de Salamis s'estant donc mis cela dans la
fantaisie, ne fut pas long temps sans executer son dessein : car comme il ne manque jamais de pretexte de querelle entre deux Rivaux ; à la premiere occasion qu'il en trouva, il se mit à contester tout ce que dit Polydamas, et à le contester opiniastrément : de sorte que passant bien tost de la simple contestation, à une dispute fâcheuse ; ils en vinrent enfin aux mains, et firent un combat assez sanglant. Car le Prince de Salamis qui avoit son dessein caché, avoit attendu Polydamas dans une grande Place, qui est devant le Palais où Parthenie logeoit : de sorte que cette Princesse vit ce combat de ses fenestres, qui fut finy devant qu'on les pust separer. Il est vray que ce fut d'une façon qui ne permit pas de pouvoir juger lequel des deux avoit eu l'advantage : car ils furent tous deux presques esgalement blessez : et leurs deux Espées se rom rent en tombant, lors qu'apres estre venus aux prises, ils faisoient chacun ce qu'ils pouvoient pour se vaincre. Ce combat fit un grand bruit dans la Cour, et la partagea : mais pour Callicrate il s'en resjoüit en secret. Il ne laissa pourtant pas d'aller chez la Princesse, pour s'en affliger avec elle : ou pour mieux dire, pour voir comment elle prenoit la chose. Mais comme elle le croyoit fort de ses Amis, elle ne luy dissimula point que ce combat faisoit un effet dans son coeur, qui ne plut pas à Callicrate : car elle luy fit connoistre qu'elle en haïssoit le Prince de Salamis, et qu'elle en aimoit mieux Polydamas : ne trouvant nullement bon que le premier eust
eu la hardiesse de quereller l'autre à sa consideration : n'ignorant pas que c'estoit luy qui l'avoit attaqué, et sçachant bien qu'ils ne pouvoient avoir d'autre démeslé ensemble que pour ses interests. En verité, Madame, luy dit Callicrate, je trouve que vous avez raison de vouloir mal au Prince de Salamis, de ce qu'il n'a pas eu assez de respect pour vous, et qu'ainsi vous estes fort equitable de le haïr : mais je ne trouve pas que vous ayez sujet d'aimer mieux Polydamas : puis qu'enfin il n'a fait autre chose en cette occasion, sinon qu'il ne s'est pas laissé tuer : car je ne pense pas, Madame, que vous puissiez croire qu'il n'ait eu dessein en deffendant sa vie, que de la conserver pour l'amour de vous : et si j'avois à prononcer sur l'action de ces deux Rivaux, je trouverois que vous avez plus d'obligation au Prince de Salamis, que vous n'en avez à Polydamas : qui apres tout, n'aura pas plus d'esprit qu'il en avoit. Car je vous proteste Madame, adjousta t'il, que si vous luy entendiez raconter son combat avec cette eloquence que vous sçavez qu'il a, vous auriez tous les regrets du monde que le Prince de Salamis ne l'eust pas achevé. Je vous assure, luy dit elle, qu'il faut que j'aye pour vous une extréme bonté, de ne m'offencer pas de ce que vous raillez d'une chose qui m'afflige, et qui me donne de la colere : et en effet Seigneur, quoy que Parthenie n'eust aucune affection liée avec Polydamas, elle ne laissa pas de sentir tres fort le malheur qui luy estoit arrivé. Et d'autant plus, que la fiévre luy ayant pris, il
mourut de ses blessures six jours apres son combat : de sorte que Callicrate n'ayant plus à s'opposer dans le coeur de Parthenie à l'affection qu'il craignoit qu'elle eust pour luy, il commença de le pleindre, lors qu'il estoit devant elle, disant que les grandes qualitez de son ame, et l'agréement de sa personne, meritoient en effet que l'on excusast les deffauts de son esprit : voulant s'il estoit possible, faire en sorte que le regret qu'elle auroit de la mort de Polydamas, l'empeschast de souffrir jamais l'affection du Prince de Salamis : qui se fit porter hors de Paphos, jusques à ce que les choses fussent apaisées.
Alors que Callicrate fait en sorte que toute la cour le croie amoureux et aimé de Parthenie, le prince de Salamis, guéri de ses blessures, revient à Paphos. Il œuvre si bien qu'il s'accorde avec les parents de Parthenie pour l'épouser, avant même qu'elle soit au courant du projet. Le mariage est bientôt célébré. Le prince de Salamis, dans les premiers temps de leur union, se montre un mari attentionné et amoureux. Mais bientôt, ses yeux s'accoutument à son épouse. Leurs caractères sont si différents qu'il la délaisse complètement pour s'amouracher d'une vingtaine d'autres femmes. Parthenie, saisie d'une profonde mélancolie, perd une partie de sa beauté.
Mais lorsque Callicrate n'estoit point devant Parthenie, il ne laissoit pas de railler de Polydamas mort, comme il avoit raillé de Polydamas vivant : car il disoit que toute la Cour estoit bien obligée au Prince de Salamis, d'avoir fait taire pour tousjours, un homme qui parloit si mal. Cependant pour ne perdre point de temps à contenter sa vanité, durant qu'il n'y avoit point d'Amans declarez aupres de Parthenie, il se mit à n'en partir plus : il la voyoit à toutes les heures où elle estoit visible ; et quand il ne la voyoit pas, il affectoit non seulement de parler d'elle hors de propos, mais de la nommer tousjours au lieu d'une autre : de sorte qu'il apelloit tout le monde Parthenie : feignant de se reprendre avec precipitation, et faisant semblant d'estre fasché que sa langue descouvrist le secret de son coeur. En un mot, il agit avec tant d'art, qu'il fit enfin soubçonner à toute la Cour qu'il aimoit Parthenie : personne
n'osa pourtant en parler à cette Princesse : car le moyen, disoit on, qu'elle ne s'aperçoive point de ce que toute la Terre s'aperçoit ? et si elle s'en aperçoit, le moyen encore, si la chose luy desplaist, qu'elle ne bannisse pas Callicrate de chez elle ? Si bien que ne sçachant que croire, on se contentoit de voir que Callicrate estoit amoureux, et d'en parler sans rien dire pourtant à Parthenie, qui n'avoit garde de penser que Callicrate eust de l'amour pour elle : puis que pour l'ordinaire il ne l'entretenoit que de choses si indifferentes et si peu importantes, qu'elle n'en pouvoit pas avoir la pensée. Car pour luy, comme il aimoit mieux satisfaire sa vanité que son amour, la peur d'estre banny faisoit qu'il n'osoit dire serieusement qu'il aimast, afin d'avoir plus de sujet de faire soubçonner qu'il estoit aimé. Cependant le Prince de Salamis ayant terminé ses affaires, et les Medecins ayant raporté que Polydamas estoit plustost mort par la mauvaise disposition de ses humeurs, et par la delicatesse de son temperamment que par ses blessures ; il revint à la Cour dés qu'il fut guery : et il sçeut si bien ménager l'esprit de tous les parens de Parthenie, que son mariage fut conclud, devant qu'elle en eust entendu parler. Je ne vous diray point, Seigneur, quelle repugnance elle eut à obeïr au commandement qu'on luy fit, de regarder le Prince de Salamis comme un homme qu'elle devoit espouser ; ny combien Callicrate aporta de soin à entretenir et à augmenter l'aversion qu'elle y avoit : mais je vous aprendray
qu'enfin la chose n'ayant point de remede, il falut que Parthenie se resolust â espouser le Prince de Salamis, et que Callicrate le souffrist. Il est vray qu'il trouva quelque consolation, à penser que Parthenie ne l'aimeroit point : et à esperer qu'il pourroit estre le Confident, et le Consolateur de tous ses desplaisirs secrets. Joint aussi qu'il espera que tout le monde sçachant que Parthenie n'aimeroit point son Mary, il luy seroit plus aisé de faire croire qu'il n'en seroit pas haï : car pour en estre aimé, quelque orgueil qu'il peust avoir, et quelque mauvaise opinion qu'il eust des Femmes en general, je suis assuré qu'il n'a jamais pû croire luy mesme, que Parthenie, dont il connoissoit bien la vertu, peust avoir un sentiment criminel en toute sa vie, quoy qu'il connust bien qu'elle avoit l'ame passionnée. Enfin, Seigneur, le Prince de Salamis espousa Parthenie malgré qu'elle en eust : et luy tesmoigna tant d'amour au commencement de son mariage, qu'il en adoucit ses chagrins, et diminua de beaucoup l'aversion qu'elle avoit pour luy : il luy donna mesme en propre, en cas qu'il mourust devant elle, la Principauté de Salamis : luy rendant plus de soûmission que personne n'en a jamais rendu. Mais Seigneur, apres vous avoir despeint cette Princesse aussi belle que je vous l'ay representée ; pourrez vous croire que lors qu'elle vivoit le mieux aveque luy, les yeux de ce Prince s'accoustumerent de telle sorte à la beauté de Parthenie, qu'elle vint à luy donner moins de plaisir à voir, que ne faisoit une beauté
qui luy estoit nouvelle et qui estoit mille degrez au dessous de la sienne ? Il est pourtant vray que n'ayant aimé Parthenie que comme Belle, dés que ses yeux furent accoustumez à la voir, et à la voir à luy, sa passion s'allentit : de la tiedeur, son ame passa insensiblement à l'indifference et de l'indifference au mespris : car comme il avoit l'esprit bizarre, l'humeur de Parthenie et la sienne n'avoiêt aucun raport. Je vous laisse donc à penser, qu'elle fut la douleur de cette Princesse, lors qu'elle se vit mesprisée : elle fut si forte, qu'elle se en tomba malade : mais d'une maladie languissante, qui sans mettre sa vie en hazard, luy fit perdre sa beauté. Vous pouvez juger, Seigneur, que celuy qui l'avoit mesprisée lors qu'elle estoit la plus belle Personne de Chipre, ne l'aima pas lors que par sa melancholie elle ne la fut presque plus : aussi commença t'il de la mal-traiter encore davantage. Il eut vingt amours differentes, pour des Femmes, qui dans le plus grand esclat de leur beauté, estoient moins belles que Parthenie ne l'estoit encore, quelque changée qu'elle fust. Le changement du Prince de Salamis estonne de telle sorte tout le monde, qu'on ne pouvoit s'imaginer qu'il n'y eust pas quelque cause secrette, qui fist la mauvaise intelligence de Parthenie et de luy, et chacun en parloit à sa fantaisie : de sorte que le Prince de Salamis sçachant cela, s'en fâcha : et commença de dire tout haut, qu'il ne pouvoit pas concevoir comment on trouvoit estrange qu'il ne fust plus amoureux de sa Femme : puis que selon
son sens ; son procedé ne satifaisoit pas moins la bien-seance que la raison.
Un jour, le prince de Salamis s'entretient avec Megaside ; il ne comprend pas les reproches qu'on lui adresse à propos de son attitude envers Parthenie. Il ne peut en effet concevoir que l'amour et le mariage soient compatibles. Le mariage était pour lui le seul expédient permettant de posséder Parthenie. Mais l'idée de voir la même personne tous les jours, en s'imaginant qu'elle deviendra vieille et laide, suffit à anéantir tout sentiment amoureux. Megaside l'exhorte alors à garder pour Parthenie de l'amitié, s'il ne peut plus l'aimer. Mais, pour le prince de Salamis, c'est chose impossible de passer de l'amour à l'amitié.
Car enfin (me disoit il un jour, comme je le supliois de me dire ce que je devois respondre à ceux qui me demandoient pourquoy il n'aimoit plus Parthenie, qui estoit encore alors la plus belle chose du monde) je ne trouve rien de plus extravagant, que de voir un Mary faire encore l'amoureux de sa Femme : et si Parthenie vouloit que je le fusse tousjours d'elle, il falloit qu'elle ne m'espousast point. J'advouë Seigneur, luy disois-je, qu'il doit y avoir de la differêce en la façon d'agir d'un Amant et d'un Mary : et je tombe d'accord aveque vous, qu'il y a cent choses qui sont galantes à faire lors qu'on est Amant, qui seroient ridicules quand on est marié : mais Seigneur, cette difference ne doit point aller jusques au coeur : et il faut, ce me semble, aimer et honnorer comme auparavant, la Personne qu'on a espousée. Il ne faut pas mesme bannir la civilité et le respect, afin de conserver plus long-temps l'amour : de peur qu'une familiarité incivile, ne la ruine entierement. Ha Megaside, s'escria t'il, il paroist bien que vous n'avez jamais esté marié, et que vous ne sçavez pas trop bien quelle est la nature de l'amour ! Mais Seigneur, luy dis-je, je pense que vous ne le sçavez pas vous mesme : car enfin pourquoy n'aimez vous plus Parthenie, puis qu'elle est aussi belle qu'elle estoit, quand vous en estiez amoureux ? C'est parce, me dit il qu'il est de la beauté qu'on possede comme des Parfumes, où l'on s'accoustume si facilement, qu'on
ne les sent plus tout. Et pour moy, poursuivit-il, je suis persuadé, que comme on s'accoustume à la beauté, on peut s'accoustumer à la laideur : et qu'ainsi quiconque se veut marier, ne doit point se soucier d'espouser une Femme qui ne soit point belle. Mais Seigneur, luy disois-je, pourquoy espousiez vous donc Parthenie ? Je l'espousois, dit il, parce que l'amour m'avoit fait perdre la raison : et que j'aimois encore mieux m'exposer à n'estre plus son Amant, que de me resoudre à ne la posseder jamais. Enfin, disoit il encore, il y a je ne sçay quoy dans le Mariage, qui est si incompatible avec l'amour, que je ne puis souffrir qu'on me blâme, de n'en avoir plus pour Parthenie. Je suis pourtant bien embarrassé à concevoir, repliquay-je, comment vous en pouvez avoir pour des Femmes qui sont mille et mille fois moins belles qu'elle : si vous en aviez espousé quelqu'une, respondit il, vous le connoistriez comme je le connois. En effet, poursuivit ce Prince, qui oste la grace de la nouveauté à l'amour, luy oste tout : et qui en bannit le desir et l'esperance, ne luy laisse rien d'ardent ny d'agreable. Jugez apres cela, quelle doit estre la passion d'un homme, qui voit tous les jours la mesme Personne ; qui ne desire rien ; qui n'espere rien ; et qui ne voit dans l'advenir, autre chose sinon que sa Femme sera un jour vieille et laide. Mais, luy dis-je, si vous avez la foiblesse de ne pouvoir estre capable d'une amour constante, conservez du moins de l'estime pour
Parthenie : et faites que vostre amour devienne amitié. Si je n'avois point esté amoureux d'elle, reprit il, et que je l'eusse espousée par d'autres interests, je pourrois faire ce que vous dittes : mais Megaside, passer de l'amour à l'amitié, est une chose que je ne croy pas possible, et dont je ne suis point capable. Ce n'est pas que je n'aye quelquesfois honte de voir que je m'ennuye, lors que je suis seulement un quart d'heure avec Parthenie, aupres de laquelle j'ay passé des journées entieres, avec un plaisir extréme : mais qu'y ferois je ? comme je ne pouvois pas cesser de l'aimer en ce temps-là, je ne puis pas l'aimer en celuy-cy : et c'est à elle à conformer son esprit à sa fortune, et à me laisser vivre comme il me plaist.
Accablée et délaissée par la cour entière, Parthenie se retire à Salamis, où elle goûte aux joies de la solitude. Cet isolement finit par lui faire recouvrer sa beauté. Un jour, Callicrate vient lui annoncer que le prince de Salamis est mort. Parthenie laisse échapper quelques larmes, mais n'est pas bouleversée. Au terme de la période de deuil, elle retourne à Paphos pour régler quelques affaires concernant Salamis. Elle a à peine dix-huit ans, et sa beauté porte encore une fois ombrage à toutes les dames de la cour.
Voila donc, Seigneur, quels estoient les sentimens du Prince de Salamis, lors qu'il commença de n'aimer plus Parthenie : mais il ne fut pas le seul, qui changea de sentimens pour elle : Callicrate mesme, trouvant moins de vanité à faire d'estre aimé de Parthenie, que lors qu'elle estoit l'Astre de la Cour, se desacoustuma de la voir si souvent. Toutes les Belles à qui elle avoit tant osté d'Amans à son arrivée à Paphos, furent ravies de son malheur : et tous les Amans qu'elle avoit mal traitez en furent bien aises. De sorte que Parthenie voyant qu'elle perdoit tout ce que sa beauté luy avoit acquis, entra en une telle indignation contre elle mesme, qu'elle quitta la Cour, et s'en alla à Salamis, où elle vescut dans une fort grande Solitude. Ce fut pourtant
là, Seigneur, où son esprit acquit de nouvelles lumieres : et où elle apprit cent choses pour charmer ses ennuis, qui l'ont renduë encore plus merveilleuse qu'elle n'estoit auparavant. Cependant quoy que la cause de ses chagrins ne parust point, la Solitude ne laissa pas d'avoir quelque douceur pour elle : car enfin si elle ne voyoit rien qui luy pleust, elle ne voyoit aussi rien qui la faschast : et l'absence de son Mary, et de tous ceux qui l'avoient abandonnée avec sa beauté, faisoit qu'elle avoit l'esprit plus tranquile : si bien que s'accoustumant peu à peu, à une espece de melancholie qui occupe l'ame sans la troubler, elle commença de se porter mieux, et elle recouvra sa beauté : mais de telle sorte, que jamais elle n'en avoit tant eu. Les chose estant en ces termes, il arriva que le Prince de Salamis mourut subitement à Paphos, au retour d'une Chasse : et que ce fut Callicrate, comme ancien Amy de Parthenie, qui fut choisi par le Roy, pour luy porter la nouvelle de cette mort. Je pense, Seigneur, que vous croirez bien sans que je vous le die, qu'il n'estoit pas possible que cette Princesse eust une violente douleur : de la perte d'un Mary, qui l'avoit tant mesprisée, et qu'il y avoit plus de six mois qu'elle n'avoit veû, ny reçeu de ses nouvelles : elle ne laissa pourtant pas d'en estre plus touchée, que vray-semblablement elle ne le devoit estre : car enfin, lorsque Callicrate fut luy aprendre cette mort, elle en jetta quelques larmes. Il est vray qu'elles ne furent pas en si grande
abondance, que Callicrate ne remarquast bien que ses yeux avoient recouvré leur premier esclat : elles coulerent mesme si doucement, à ce qu'il a dit depuis, qu'elles ne firent que l'embellir. Aussi la trouva-t'il si admirablement belle ; qu'au lieu de luy dire tout ce qu'il avoit premedité, il ne fit que la regarder attentivement : se contentant de luy avoir apris en deux mots la mort du Prince de Salamis. Il ne pût pourtant pas la voir long temps ce jour là : car elle se retira, et se mit au lit, afin de recevoir toutes les visites qu'elle prevoyoit qu'elle auroit bien tost : et en effet deux heures apres que cette nouvelle fut sçeuë, tout ce qu'il y avoit de Gens de qualité â Salamis furent chez elle. Cependant elle renvoya Callicrate dés le lendemain, quoy qu'il eust bien voulu ne s'en aller pas si promptement : mais à son retour, il dit tant de choses à la Cour, de la beauté de Parthenie, qu'on n'y parloit que de ce merveilleux changement. Je ne m'amuseray point à vous dire, que l'on reporta le corps du Prince de Salamis au lieu dont il portoit le nom, car cela seroit inutile : mais je vous diray qu'apres que le temps du deüil fut passé ; Parthenie fit un voyage à la Cour, pour une affaire qui regardoit la Principauté de Salamis : joint aussi que peut-estre ne fut-elle pas marrie de faire voir qu'elle estoit plus belle, qu'elle ne l'avoit jamais esté : et qu'elle n'avoit pas eu le mal-heur de cesser de l'estre, dans un âge, où bien souvent les Femmes n'ont pas encore leur beauté parfaite : estant certain que
Parthenie n'avoit pas plus de dix-huit ans.
De retour à Paphos, Parthenie gagne de nouveaux amants, qu'elle traite tous avec indifférence. Un jour, Callicrate lui reproche d'avoir changé durant sa solitude. Parthenie lui répond que désormais elle souhaite être aimée pour elle-même, et pas seulement pour sa beauté. Une conversation s'engage alors sur les rapports entre la beauté et l'amour. Parthenie, qui se rappelle que Callicrate, comme les autres, l'avait délaissée peu avant son départ pour Salamis, lui en fait un subtil reproche.
Quoy qu'il en soit, elle revint à Paphos, où elle effaça tout ce qu'il y avoit de beau : et où elle ne gagna pas moins de coeurs, que la premiere fois qu'elle y avoit parû. Il est vray que le sien estoit un peu plus difficile à acquerir : et elle s'estoit si fort déterminée à ne s'assurer jamais à l'affection de personne, qu'elle ne se tenoit pas seulement obligée, de tous les soins qu'on luy rendoit. Et comme Callicrate luy faisoit un jour la guerre de cette grande indifference, qu'elle avoit pour l'affection qu'on avoit pour elle ; et qu'il luy reprochoit que la Solitude l'avoit rendue sauvage et al- tiere : elle luy soustint, qu'elle avoit raison de n'estre point obligée à ceux qui ne l'aimoient que parce que ce qu'elle avoit de beauté leur plaisoit : car enfin, disoit elle, je ne puis plus me resoudre à m'exposer au malheur que j'ay eu : et tant que je croiray que l'on ne m'aimera que parce que je ne choque pas les yeux, et que pour une chose qu'un petit mal me peut oster ; je ne feray pas un grand fondement sur cette espece d'affection. Mais Madame, reprit Callicrate, si vous ostez la beauté à l'Amour, vous ne luy laissez ny fléches ny flambeau, et vous le desarmez entierement. Je ne veux pas luy oster la beauté, repliqua t'elle, au contraire je veux qu'il s'en serve en effet, comme on se sert d'un flambeau. Ne voyez vous pas, poursuivit cette Princesse, que lors que l'on a mis le feu à un Bûcher, il ne laisse pas de brusler, encore que le flambeau qui l'a allumé soit esteint ?
de mesme je veux bien que ce soit la beauté qui commence d'embrazer des coeurs ; mais je veux qu'encore que cette beauté cesse, ils ne cessent pas de brusler. Ce que vous dites, reprit Callicrate, est sans doute plein de beaucoup d'esprit : cependant, Madame, il est certain que le feu qui doit durer long temps, a besoin de quelque chose qui l'entretienne. Il est vray, dit-elle, mais ce ne doit point estre la beauté : et c'est tout au plus à elle à le faire naistre, et non pas à le conserver. En effet, ce seroit une rare chose, si l'amour devoit tousjours changer, selon le visage de celles que l'on aime : à ce conte là, un rhume feroit quelquesfois mourir mille Amours ; une fiévre lente denoüeroit mille chaines, et donneroit la liberté à mille Esclaves. Non, non, poursuivit elle, la chose ne doit point aller ainsi : et quiconque n'aimera que la beauté de Parthenie, n'aquerra jamais son amitié. Je veux qu'on aime Parthenie toute entiere, comme vous me le disiez autresfois, du temps que Polydamas vivoit : il est vray, adjousta-t'elle, que je pense que je fais là un souhait inutile : puis que non seulement j'ay veû que les Amans s'accoustument à la beauté, et la mesprisent : mais encore que les Amis abandonnent leurs Amies ; quand elles cessent d'estre belles, et qu'elles perdent quelque chose de cette reputation de beauté, qui rendoit leur amitié glorieuse. Car enfin, luy dit elle, n'est il pas vray que vous changeastes vostre façon d'agir avecque moy, devant que je partisse pour aller
à Salamis ? Il est vray, Madame, respondit il, mais c'estoit parce que je ne pouvois me resoudre à vous voir malheureuse. Non non, repliqua-t'elle vous ne me ferez pas croire ce que vous dites : et je suis persuadée que vous me quitastes, ou parce qu'il y avoit moins de monde chez moy ; ou parce que mon amitié, comme je l'ay desja dit, vous estoit moins glorieuse. Mais pour vous le rendre, dit-elle en riant, sçachez que je n'aime point Callicrate, mais seulement l'esprit de Callicrate. J'aime qu'il escrive de belles Lettres ; qu'il face d'agreables Vers ; et qu'il dise de jolies choses : et du reste, que m'importe qu'il soit heureux ou malheureux ? Je pense mesme (poursuivit elle, en raillant d'une maniere qui faisoit voir qu'elle avoit quelque ressentiment du procedé de Callicrate) que les jours que vous ne ferez ny Lettres ny Vers, et que vous ne parlerez point, vous me serez insuportable, et que peu s'en faudra, que je ne vous haïsse : car enfin, je souffre encore moins l'inconstance en mes Amis qu'en mes Amans. Puis que cela est Madame, interrompit il, faites moy donc l'honneur de me mettre au rang des premiers, afin que je ne vous paroisse pas si criminel. Comme je ne puis pas revoquer le passé, dit elle en riant, je ne pourrois pas quand je le voudrois, vous faire plus innocent que vous n'estes : joint qu'en vous justifiant d'un costé, je vous accuserois de l'autre. C'est pourquoy il vaut encore mieux que je vous regarde comme un Amy infidelle, que comme
un Amant inconstant : puis qu'enfin de quelque façon que vous fussiez le dernier, vous seriez toûjours criminel et tousjours mal-traité. Je serois pourtant bien aise Madame, luy dit il, que vous me voulussiez faire la grace que je vous demande : car je vous advouë que j'ay bien de la peine à souffrir de me voir deshonnoré. En effet, poursuivit il, le moyen d'endurer qu'on m'accuse d'estre un Amy infidelle, sçachant bien qu'on ne le peut estre sans estre lasche, et sans avoir renoncé à toute sorte de vertu et de generosité : ce qui n'est pas en un Amant inconstant, que l'on ne peut tout au plus accuser que de legereté et de foiblesse. Je pense pourtant, reprit elle, qu'on y pourroit joindre la follie. Comme il en est d'une espece qui ne deshonnore point, repliqua t'il, ce que vous dites n'est pas un grand obstacle pour moy : et j'aimeray tousjours mieux, que vous croiyez que j'aimeray tousjours mieux, que vous croiyez que j'ay perdu la raison, que de croire que je suis coupable. Quoy que Callicrate fust accoustumé de dire beaucoup de choses plus hardies que celle-là, sans qu'on le soubçonnast de parler serieusement, Parthenie ne laissa pas de trouver mauvais qu'il luy parlast comme il faisoit ce jour-là : parce qu'il luy dit cela d'un certain air audacieux qui luy desplut. De sorte que se taisant tout, d'un coup, Callicrate se teut aussi : et ils furent quelque temps à garder un silence, que Parthenie eust bien voulu n'avoir pas commencé : car elle remarqua que Callicrate en tiroit avantage, et n'estoit pas marri de sa colere.
Peu à peu, Parthenie se lasse de la cour et décide de chercher une nouvelle retraite à la campagne, auprès d'une sœur de Megaside, dénommée Amaxite. Callicrate met alors en oeuvre une nouvelle fourberie : il fait un grand mystère d'une correspondance qu'il a établie avec Parthenie, puis quitte la ville, à dessein de faire croire qu'il se rend auprès d'elle. Mais Megaside avertit l'intéressée, laquelle fait bientôt savoir à toute la cour qu'elle n'a aucune intelligence avec Callicrate. Son dégoût pour la vie mondaine se confirme. La mort de Callicrate, qui survient à cette époque, n'y change rien.
Il est vray que cette inquietude
ne luy dura pas long-temps, parce qu'il vint Compagnie : mais elle ne fut pas plustost arrivée, que Callicrate s'en alla : bien aise que Parthenie l'eust entendu. Il se resolut pourtant de l'appaiser, à quelque prix que ce fust : quand mesme il eust deû luy jurer plus de cent fois, qu'il n'estoit point amoureux d'elle : et luy protester qu'il n'avoit parlé comme il avoit fait, que pour la mettre en peine durant un quart d'heure. Cependant, Seigneur, il y eut une telle fatalité à la beauté de Parthenie, qu'elle luy causa cent malheurs : ou par ceux qui l'aimoient ; ou par celles qui luy portoient envie : ou par Callicrate. Il y eut mesme encore un homme de haute qualité, qui l'aima sans l'aimer long-temps : de sorte qu'elle vint à estre si rebutée du monde et de la Cour, qu'elle ne les pouvoit plus endurer : et d'autant moins, que le Prince Philoxipe, qui estoit revenu d'un voyage de guerre, pendant lequel toutes ces choses s'estoient passées, voulut l'obliger à se remarier : de sorte que pour se delivrer de tant d'importunitez à la fois, elle retourna chercher la Solitude. Elle ne voulut pas mesme aller à Salamis, mais à la Campagne : et comme elle aimoit tendrement une Soeur que j'ay, qui s'apelle Amaxite, elle la pria de vouloir luy aller aider à s'accoustumer au Desert ; ce qu'elle luy accorda sans peine. Cependant comme Parthenie a naturellement l'ame passionnée, elle avoit quelque chagrin, de voir qu'elle ne connoissoit personne qu'elle pust aimer : joint aussi que comme la coustume
de Chipre veut que toutes les Dames soient aimées, elle avoit quelque despit de sçavoir que toutes celles qui estoient ses ennemies, parce qu'elle estoit trop belle, triomphoient en son absence. Mais ce qui l'affligea le plus, fut une meschanceté que Callicrate luy fit : il me semble Seigneur, que je ne vous ay point dit que depuis cette conversation qui finit par un si grand silence, il n'avoit jamais pû parler en particulier à Parthenie, qui luy en avoit osté toutes les occasions : et qui l'avoit traitté si froidement, que s'il n'eust trouvé lieu de faire servir cette froideur à sa vanité, il en seroit mort de douleur. Mais comme cela arriva peu de temps avant le départ de Parthenie, il fit croire à quelques uns, sans pourtant le dire precisément, que cette froideur estoit une froideur feinte : et pour mieux confirmer la chose, apres que la Princesse de Salamis fut partie, il se mit à luy escrire tres souvent : sans luy escrire pourtant rien qui luy peust desplaire. Au contraire, il luy mandoit cent agreables choses : et les luy mandoit si plaisamment, qu'il luy eust esté difficile de refuser un divertissement qui luy estoit si necessaire, dans la Solitude où elle vivoit. De sorte que pour le faire durer, elle se resolut de luy respondre : mais quoy que les Lettres de cette Princesse fussent tres jolies ; qu'elles ne fussent que de choses indifferentes : et que bien souvent elle en escrivist avec dessein qu'il les monstrast ; il n'en fit pourtant voir pas une : si bien que tout le monde sçachant que Parthenie escrivoit
à Callicrate, et voyant qu'il faisoit un grand mistere de ses Lettres ; les ennemies de cette Princesse tascherent de faire croire que l'intelligence qu'elle avoit avec Callicrate, n'estoit pas une intelligence de bel esprit seulement. Mais pour achever de contenter sa vanité, Callicrate feignit d'avoir un voyagé à faire, où il donnoit des pretextes si peu vray-semblables, qu'il eust donné de la curiosité aux Gens du monde les moins curieux des affaires d'autruy. Et pour faire que cette curiosité fust plus generale, il fut dire adieu à toute la Cour : apres quoy il partit sans mener personne aveque luy, et partit mesme le soir : disant que parce qu'il faisoit chaud, il vouloit aller de nuit. De plus, comme il ne doutoit point qu'il n'y eust quelques personnes à Paphos, qui s'interessoient assez luy en pour l'observer ; aussi tost qu'il fut hors de la Ville, il prit le chemin qui alloit au lieu où demeuroit la Princesse de Salamis : et en effet il fut jusques à cinquante stades de la Maison où elle estoit : puis tout d'un coup prenant plus à gauche, il fut se cacher chez un de ses Amis, sans luy en dire la veritable cause : où il fut quinze jours tous entiers. Apres quoy, il revint à Paphos où ceux qui l'avoient fait suivre, comme il l'avoit bien preveû, avoient desja publié qu'il estoit allé faire une visite à la Princesse de Salamis. De sorte que lors qu'il revint à la Cour, on ne manqua pas luy demander pourquoy il avoit voulu cacher le lieu où il avoit esté ? mais pour mieux faire croire la chose, il
feignit d'estre en une si grande colere contre ceux qui la disoient ; et s'empressa tellement à dire que cela n'estoit pas ; qu'enfin on vint à le croire. La chose fit un si grand bruit, que je l'escrivis à ma Soeur, afin qu'elle le fist sçavoir à Parthenie : qui ne douta point du tout, que ce ne fust une fourbe de Callicrate : de sorte qu'elle se confirma de plus en plus, dans l'aversion qu'elle avoit pour le monde. Cependant Parthenie fit sçavoir si clairement à Paphos, que Callicrate n'avoit point esté chez elle, que personne n'en douta plus : mais on ne pût pas pour cela convaincre Callicrate de la fourbe qu'il avoit faite : à cause qu'il avoit tousjours dit qu'il n'avoit point esté chez la Princesse de Salamis. Cela n'empescha pourtant pas, que Parthenie ne rompist toute sorte de commerce aveque luy : mais comme si les Dieux eussent voulu que la mort eust triomphé de tous ceux que les yeux de Parthenie avoient vaincus ; Callicrate mourut peu de temps apres cette fourbe : extrémement regretté de tous ceux qui l'avoient connû, et mesme de celles qu'il avoit le plus cruellement trompées : tant il est vray que les rares qualitez de son esprit, faisoient excuser je ne sçay quelle maligne vanité dont son ame estoit remplie. La belle Parthenie le pleignit aussi comme les autres, quelque sujet de pleinte qu'il luy eust donné :
Philoxipe, frère de Parthenie, est de retour à Chipre. Tombé amoureux de Policrite, il n'importune plus sa sœur avec des projets de mariage pour elle. Il force cependant quelquefois Parthenie à revenir à la cour. Cette dernière consulte l'oracle de Delphes pour savoir ce qu'elle doit faire afin d'être heureuse. Mais la réponse ne la satisfait pas. Philoxipe suggère à sa sœur de s'assurer auprès de Venus Uranie du sens de cet oracle. Le second oracle réjouit Philoxipe à la fois pour sa sœur, et pour son ami Cyrus. Toutefois, Parthenie n'est pas convaincue et craint de ne jamais trouver l'amour.
ce fut alors, Seigneur, que le Prince Philoxipe devint amoureux de Policrite : de sorte que comme il estoit assez occupé de sa propre passion, il laissa vivre la Princesse de Salamis
à sa fantaisie. Il la força pourtant quelquesfois de quiter sa solitude ; il est vray que ce ne fut pas souvent : mais depuis qu'il fut marié, il recommença de presser Parthenie de se redonner à ses Amis, et de ne passer pas le reste de ses jours comme elle faisoit. Ce fut pourtant en vain qu'il la pressa : car elle luy dit que tout ce qu'elle pouvoit faire pour sa satisfaction, estoit de ne se croire non plus qu'elle le croyoit : et de remettre la conduitte de sa vie aux Dieux. Pour cét effet, elle euuoya à Delphes consulter l'Oracle, et luy demander ce qu'elle devoit faire pour estre heureuse : attendant cette responce avec beaucoup d'impatience. Elle n'en fut pourtant pas trop satisfaite : car l'Oracle luy respondit en termes exprés. Que si elle vouloit estre heureuse, il faloit qu'elle espousast un homme qui fust amoureux d'elle sans le secours de sa beauté : et qu'au contraire si elle en espousoit quelqu'un de ceux que ses yeux luy assujettiroient, elle seroit la plus infortunée personne de son Siecle.
Je vous laisse à penser, Seigneur, combien cette responce embarrassa Parthenie : car de s'imaginer qu'on pust estre amoureux d'elle sans la voir, c'est ce qu'elle ne pouvoit comprendre : de croire aussi qu'on la pust voir sans la trouver belle, et qu'en la voyant on pust separer son esprit de sa personne, et adorer l'un sans aimer l'autre ; c'est encore ce qu'elle ne pouvoit pas concevoir : de sorte qu'elle creût qu'en effet les Dieux luy faisoient entendre qu'ils ne vouloient pas qu'elle aimast jamais rien, et qu'ils vouloient qu'elle vescust en solitude. Car
enfin, disoit elle, puis que les Dieux me disent que si j'espouse quelqu'un de ceux que mes yeux m'assujettiront, je seray la plus infortunée Personne de mon Siecle : n'est ce pas me dire tacitement, que je ne dois jamais me remarier ? Mais (luy disoit le Prince Philoxipe qui l'aimoit extrémement) quand vous voudriez prendre cette resolution, seroit il necessaire de vous bannir de la societé pour cela ? Il le seroit assurément, luy disoit elle, car enfin pourquoy m'aller exposer à souffrir que quelqu'un s'attache à me servir, et vienne peut-estre à bout de me persuader de mespriser les advertissemens des Dieux ? Pour moy, repliquoit Philoxipe, je ne puis croire que nous entendions cét Oracle comme il doit l'estre : et en effet le moyen que l'Oracle de Delphes vous conseille une chose toute opposée aux Loix de la Deesse que nous adorons, qui veut que l'on aime, et que l'on soit aimé ? et pour moy si j'en estois creû, vous suplierez cette Deesse, de vous esclaircir d'un doute qui me semble si bien fondé. Le sentiment de Philoxipe parut si raisonnable à Parthenie, qu'elle fut elle mesme à un Temple qui est à l'extremité de l'Isle, du costé du Levant, pour consulter un Oracle de Venus Uranie. La Princesse Policrite l'y mena : et j'eus l'honneur d'y aller aussi avec elle, et d'estre present lors qu'elle luy demanda, si elle devoit entendre ce que l'Oracle de Delphes luy disoit, de la façon qu'elle l'entendoit ? Mais Seigneur, elle fut extrémement surprise, et toute l'assistance aussi,
lors que cét Oracle luy respondit, Qu'il n'estoit pas plus vray que vous estiez le plus Grand Prince du monde, et que vans seriez un jour aussi heureux, que vous estiez infortuné ; qu'il estoit vray que ce que l'Oracle de Delphes luy avoit dit luy arriveroit.
La joye de Philoxipe fut alors extrémement grande, Seigneur, de voir que vous estiez si cher aux Dieux, qu'ils vous donnoient des loüanges par leurs Oracles : eux, dis-je, qui en reçoivent de toute la Terre : aussi peut on dire que depuis Liourgue, qui reçeut autresfois un pareil honneur à Delphes, cela n'est jamais arrivé. Le Prince Philoxipe fut donc en quelque façon consolé, du peu de satisfaction que la Princesse de Salamis avoit de cét Oracle : car en fin elle ne pouvoit conçevoir nul autre sens à celuy de Delphes et à celuy là ; sinon que les Dieux vouloient qu'elle passast toute sa vie sans estre veuë de personne, ny sans estre aimée : qui est une espece de honte et de malediction en nostre Isle. Mais Seigneur, ce qui réjoüit encore plus le Prince Philoxipe, fut de voir que les Dieux ne se contentoient pas seulement de vous donner des loüanges, mais qu'il disoient encore que vos malheurs finiroient : de sorte qu'il n'eut pas plustost remené la Princesse de Salamis dans sa Solitude, qu'il fit embarquer un des siens, pour vous venir aporter cette agreable nouvelle : mais par malheur, le Vaisseau dans lequel il s'estoit embarqué ayant fait naufrage, cét homme perit sans que le Prince Philoxipe en ait rien sçeu que
long temps apres : si bien qu'il n'a peû vous faire sçavoir plustost le glorieux tesmoignage que les Dieux ont rendu de vostre vertu. Il est vray que je suis persuadé, qu'ils ont permis que la chose arrivast de cette façon, afin que vous ne sçeussiez cét Oralce, qu'en aprenant en mesme temps qu'il c'est trouvé tres veritable, pour ce qui regardoit la Princesse de Salamis : et qu'ainsi il y a lieu d'esperer qu'il le sera pour ce qui vous touche.
Parthenie reste à la campagne, persuadée qu'elle ne sera jamais aimée. Toutefois, elle ne se néglige pas, bien au contraire. Jamais elle n'a été plus belle. Elle souffre parfois la présence de Megaside, qui rend visite à sa sœur Amaxite. Un jour, une conversation s'engage sur la beauté. Parthenie affirme qu'elle souhaiterait être laide, car la beauté n'attire que le malheur. Mais Amaxite soutient qu'il vaut mieux être belle que laide, car une femme dépourvue de beauté doit faire preuve d'infiniment d'esprit pour être aimée.
Je vous diray donc, Seigneur, que depuis que cette Princesse eut reçeu cette derniere responce de Venus Uranie, elle regarda sa Solitude, comme un lieu où elle devoit vivre et mourir, et aporta autant de soin à cacher sa beauté, que les autres en aportent à monstrer la leur. La lecture, la promenade ; et la conversation de ma Soeur, qui ne la voulut point abandonner, furent ses plus grands divertissemens : Le Prince Philoxipe, Policrite, et Doride, la visitoient quelquesfois, mais c'estoit assez rarement : n'estant pas possible à ceux qui sont engagez dans la Cour, de la pouvoir quitter souvent. Parthenie s'occupoit aussi à rendre sa prison agreable, en faisant peindre des Apartemens, et faire des Jardins : cependant on eust dit que dans le mesme temps que les Dieux sembloient luy interdire l'usage de sa beauté, ils augmentoient tous les jours : estant certain qu'il y avoit une fraischeur toute nouvelle sur son taint, et un feu plus vif dans ses yeux, qu'il n'y en avoit jamais eu. Et ce qu'il y avoit d'estrange, c'est qu'encore que Parthenie ne vist personne, elle
n'estoit jamais negligée ; et elle avoit mesme autant de soin de sa beauté, que si elle eust eu dessein d'en conquerir mille coeurs. De sorte que l'on peut dire, que croyant qu'il luy estoit deffendu d'aimer jamais personne, elle employa toute la disposition qu'elle avoit à aimer, à s'aimer elle mesme. Et certes, à dire vray, elle eust eu peine à trouver un objet plus aimable : estant certain que je n'ay jamais veû Parthenie plus belle à la Cour, que je la voyois dans sa Solitude, où elle souffroit que j'allasse quelquesfois visiter ma Soeur. Il y avoit pourtant certains jours, où le chagrin estoit plus fort, que la resolution qu'elle avoit prise de n'en avoir point : et où elle s'y abandonnoit de telle sorte, qu'elle venoit à haïr mesme sa propre beauté. Il est vray que ses chagrins n'estoiêt fascheux que pour elle : car ils luy faisoient dire cent plaisantes choses, pour ceux qui les entêdoient. Je me souviens mesme d'un jour que j'y fus, et que je la trouvay dans une de ses humeurs où elle se pleignoit de tout, et ne se loüoit de rien : de sorte qu'apres luy avoir entendu souhaitter de n'estre point d'une condition si relevée, afin d'estre plus Maistresse d'elle mesme qu'elle n'estoit, et d'estre moins observée : et apres luy avoir entendu desirer d'estre d'un autre Sexe que le sien : du moins, luy dis-je, Madame, ne desierez vous pas de n'estre plus belle. Ha Megaside, s'escria t'elle, vous estes bien abusé ! car je vous proteste qu'en l'humeur où je suis aujourd'huy, je pente que j'aimerois mieux estre comme on dit qu'est Esope, qu'on nous dépeint comme
un des plus laids hommes du monde ; que d'estre la plus belle Personne de la Terre. J'avouë Madame, repliqua Amaxite, que j'ay bien de la peine à vous croire : peut-estre avez vous raison (reprit elle agreablement en sousriant) de ne me croire pas tout à fait : mais il est tousjours certain, que je tiens que la beaute n'est pas un aussi grand bien qu'on se l'imagine : du moins n'est-ce pas un de ces biens tous purs, et sans aucun meslange de mal. Pour moy Madame, luy dis-je, je ne suis pas de vostre opinion : car je suis persuadé, que la beauté est un des plus rares presens des Dieux. En effet, ne voyez vous pas qu'elle agit plus souverainement sur les coeurs, que toutes les autres choses ? Elle charme les plus grossiers ; elle apprivoise les plus sauvages ; elle adoucit les plus cruels : et soumet les plus rebelles et les plus ambitieux. Il est vray, interrompit Parthenie, mais elle n'arreste pas les inconstans : et par un hazard capricieux, j'ay bien plus connu de personnes d'une mediocre beauté, qui ont esté constamment aimées, que je n'en ay connû des autres. Comme le nombre est beaucoup plus grand des premieres que des dernieres, luy respondis-je, il ne faut pas s'estonner de ce que vous dittes : et puis, Madame, l'inconstance naist dans le coeur des Amans, et non pas dans les yeux de leurs Maistresses : car enfin de tous les dons de la Nature, celuy de la beauté est le plus grand. Ce n'est pas du moins le plus durable, repliqua t'elle, et je ne puis presque me resoudre d'apeller bien, une
chose si passagere, et dont la douceur est accompagnée de tant d'amertume. En effet, examinons un peu, je vous en conjure, quels sont les plaisirs de la beauté, à celles qui la possedent : dans l'enfance, elle n'est presque pas sensible : dans la plus belle jeunesse, elle occupe pour le moins autant qu'elle divertit : on est enviée des autres Belles : ou ce qui est encore pis, on porte envie à leur beauté. Si on est blonde, on ne peut souffrir les brunes : si on est brune, on ne peut souffrir les blondes : et tout ce qui est seulement aussi beau que soy, déplaist et donne du chagrin. De plus, il ne faut autre chose, sinon qu'une Dame ait le teint un peu pasle, ou les yeux un peu battus, pour faire dire à toute une Ville qu'elle est fort changée, et que c'est une beauté détruite : mais quand mesme cela ne seroit pas, que resulte t'il de cette beauté ? Elle aquiert quelques Amans, de qui l'amour ne dure pas plus qu'elle ; elle attire indifferemment, les habiles et les stupides ; elle s'en va bien souvent devant la jeunesse ; et s'en va tousjours infailliblement, aussi tost que la vieillesse aproche : si bien que ceux qui n'ont aimé une Femme que parce qu'elle estoit belle, viennent à la mépriser et à la haïr : jugez apres cela, si la beauté est un bien si souhaitable. Quand tout ce que vous dites seroit vray, reprit Amaxite, encore aimerois-je mieux estre belle, au hazard d'estre mesprisée dans ma vieillesse, que de ne l'estre pas, et de me voir exposée à estre mesprisée jeune. Car enfin, quand on n'est point belle, il faut avoir terriblement
de l'esprit, pour reparer en quelque sorte ce manquement là : et comme il se trouve bien plus de gens capables de juger de la beauté du visage, que de celle de l'esprit, ou de l'ame ; la multitude du monde suivra la belle et laissera l'autre. Quoy qu'il en soit, dit Parthenie, comme je suis persuadée que la supréme infortune est d'avoir esté aimée et de ne l'estre plus : et que les belles sont plus exposées à ce malheur là que les autres, je ne me repens point de ce que j'ay dit.
Le grand seigneur Timante arrive à Paphos. Parthenie fait fortuitement sa connaissance à l'occasion d'une promenade dans un labyrinthe de myrte. Un dialogue spirituel s'engage entre eux au travers des parois qui les dissimulent l'un à l'autre. Timante s'efforce en vain de voir son interlocutrice, qui s'échappe bientôt. De retour en ville, Parthenie apprend l'identité ce cavalier inconnu : Philoxipe en fait l'éloge et invite son amie à le recevoir.
Timante, originaire de Crète et descendant du roi Minos, arrive à Paphos. Son voyage est un voyage d'agrément, car il désire savoir quelle île, de Crete où de Chipre est la plus agréable. Il est reçu avec tous les honneurs. Bien fait, manifestant beaucoup d'esprit, il est accompagné d'une réputation qui arrive bientôt jusqu'à Parthenie. Mais, même si tout le monde lui parle de ce galant étranger, elle refuse de le rencontrer.
Voila donc, Seigneur, dans quels sentimens estoit Parthenie, durant ses jours de chagrin : et quelle estoit la vie qu'elle menoit, lors qu'un homme de tres grande qualité appellé Timante, arriva à Paphos, avec un equipage proportionné à sa haute naissance, à la magnificence de son humeur ; et à sa richesse, qui est aussi grande que sa condition. En effet, Seigneur, ce Timante dont je parle, est descendu du Roy Minos, qui regna si long temps en Crete : et quoy que la Couronne ne soit plus dans sa Maison, et que la forme du Gouvernement ait changé dans cette Isle, les Peuples n'ont pas laissé de continuer de respecter ceux qui sont descendus de leurs anciens Rois : et jusques au point, qu'ils ont tousjours eu les premiers honneurs, et la plus grande authorité parmi eux. De sorte que l'on peut dire qu'encore que le Pere de Timante ne porte point le nom de Roy, il ne laisse pas d'en avoir presques l'authorité, principalement pour les choses de la guerre. Il est vray que comme il s'attache fort à observer les Loix que
fit cét illustre Roy dont j'ay parlé, et qui ont servy de modelle à tous les Legislateurs de Grece ; il n'abuse pas du credit que ces Peuples luy ont laissé, et il s'en fait extrémement aimer. Mais il ne faut pas s'en estonner : car je suis persuadé, que quiconque obeït aux Loix, se fait aisément obeïr. Voila donc, Seigneur, quelle est la naissance de Timante, dont la personne est extrémement bien faite : et dont l'esprit n'est pas ordinaire. La cause de son voyage, avoit mesme quelque chose de particulier : car comme il est nay dans une Isle qui dispute de reputation avec la nostre, à cause des cent Villes qu'on y voit ; il eut la curiosité de voir en effet, si Chipre devoit estre mise devant Crete ; ou si Crete devoit estre preferée à Chipre. De sorte que son voyage estant un voyage de plaisir et de curiosité ; il arriva à Paphos, comme je l'ay desja dit, avec un equipage tres magnifique. On ne sçeut pas plustost sa condition, que le Roy luy fit tous les honneurs imaginables : et on ne connut pas plus tost son merite, qu'on l'estima autant qu'on pouvoit l'estimer : de sorte qu'en fort peu de jours, il ne fut presque plus Estranger dans nostre Cour. La Reine Aretaphile luy fit beaucoup d'honneur : le Prince Philoxipe fit une amitié particuliere aveque luy : Policrite l'estima extrémement : et toutes les Dames en general, luy donnerent mille loüanges. Comme c'est la coustume dans toutes les Cours de redoubler les divertissemens, en faveur des Estrangers, on fit la mesme chose pour Timante :
mais soit dans la conversation ; au Bal ; aux Jeux de prix ; aux Promenades ; ou aux autres Festes publiques ; Timante parut comme un homme de beaucoup d'esprit, extrémement adroit, et extraordinairement magnifique : de sorte qu'on ne parloit que de luy à Paphos. Sa reputation fut mesme jusques à la Solitude de la Princesse de Salamis : et je pense que je fus le premier qui l'y portay : et qui le representay tel qu'il est, à la belle Parthenie. Elle fit pourtant tout ce qu'elle pût, pour m'empescher de luy en faire le Portrait : me disant qu'elle estoit bien aise de ne sçavoir point ce qui se passoit dans le monde qu'elle avoit quitté. Elle me demanda toutesfois un moment apres, si je ne sçavois point quelle estoit celle de toutes les Dames de la Cour, qui avoit le plus touché le coeur de Timante ? Je vous assure, luy dis-je, que jusques à cette heure sa civilité a esté assez égalle pour toutes : et il a mesme paru, adjoustay-je, qu'il n'est point amoureux ; car à une des Festes qu'on a faites, où il y eut une espece de Combat extrémement agreable, et où tous ceux qui le faisoient, avoient des Devises sur leurs Boucliers ; Timante fit representer sur le sien un Phoenix avec ces mots,J'ATTENS QUE LE SOLEIL M'EMBRAZE
. C'est assurément, dit Parthenie, que cét Estranger a voulu laisser l'esperance de conquerir son coeur à toutes les Belles : afin de n'estre haï de pas une, durant qu'il sera à Paphos. Cependant
poursuivit elle, sçachez Megaside, que ce n'est pas estre bien obligeant, que de venir icy me raconter cent divertissemens dont je ne suis point : c'est pourquoy une autrefois quand vous viendrez voir vostre Soeur, dittes moy tousjours que la Cour n'est plus ce qu'elle estoit quand j'y estois, qu'on ne s'y divertit plus comme on faisoit ; qu'il y a moins d'honnestes Gens qu'il n'y en avoit alors : et dittes moy enfin tout ce que disent ces vieilles personnes qui regrettent le temps de leur jeunesse : et qui pensent qu'on ne se divertit plus, parce qu'elles n'ont plus de divertissemens. Voila donc, Seigneur comment Parthenie entendit parler de Timante la premiere fois : il est vray que je ne fus pas le seul qui luy en dis du bien : car le Prince Philoxipe qui la fut voir, luy en parla de la mesme façon, que je luy en avois parlé. Policrite luy en escrivit, et Doride aussi : de sorte qu'elle se forma une idée de Timante, extrémement avantageuse. Elle ne voulut pourtant jamais consentir que Philoxipe le luy menast, comme il le luy proposa ; ce Prince luy disant qu'un Estranger n'interromproit point sa solitude : mais elle luy dit si fortement qu'elle ne le vouloit pas, qu'en effet il n'osa le faire : ou pour mieux dire les Dieux ne le permirent point : estant certain qu'il a parû visiblement qu'ils vouloient que la connoissance de Timante et de Parthenie se fist d'une autre maniere.
Dans la campagne des environs de Paphos se trouve un célèbre labyrinthe de myrte. Curieux, Timante est désireux de s'y rendre. Lors d'une partie de chasse, il s'égare avec Antimaque et se retrouve au seuil d'une superbe propriété. Ils entrent et se retrouvent précisément dans le labyrinthe qu'ils souhaitaient visiter.
Mais Seigneur, devant que de vous raconter comment elle se fit, il faut que vous sçachiez qu'il y a une Maison du Pere de
Timoclée, qui n'est qu'à deux journées de Paphos : et qui est justement à moitié chemin de cette Ville, au lieu où demeuroit Parthenie ; où il y a un Labirinthe de Mirthe, dont les Palissades qui le forment sont si espaisses et si hautes, qu'on est aussi embarrassé pour en sortir, que si c'estoient des Murailles, comme à ce fameux Labirinthe d'Egypte, et comme à celuy de Crete. Mais il est fait avec un tel artifice, que ceux mesme qui ont esté et en Egypte, et en Crete, n'en sçavent pas encore trouver les issuës : car comme celuy de Crete fut fait par l'ingenieux Dedale, du temps de Minos, qui y enferma le Minotaure ; et que Dedale en avoit pris le modelle sur celuy d'Egypte : de mesme celuy qui est aupres de Paphos, que j'ay sçeu que vous ne vistes point en passant à Chipre, a esté fait par un homme qui ayant veû tous les deux, a pris un peu de l'un et un peu de l'autre : et en a fait une des plus agreables choses du monde. Les mesmes ornemens d'Architecture y paroissent en Mirthe, tels qu'ils sont en marbre aux deux autres Labirinthes : on passe de Salle en Salle ; de Cabinet en Cabinet ; et de Gallerie en Gallerie. En tous ces divers lieux, il y a des Statuës d'Albastre et de Bronze, qui ne servent pourtant point à faire qu'on reconnoisse son chemin : parce qu'il y en a de toutes semblables en plusieurs endroits. Il y a aussi des Sieges de Gazon par tout, pour reposer ceux qui s'y esgarent et s'y lassent, ou pour asseoir ceux qui veulent y resver agreablement.
Le centre de ce Labirinthe, où tous les chemins aboutissent, est un agreable Rondeau : du milieu duquel part un jet d'eau merveilleux, qui jalit beaucoup au dessus des Pallissades, quelques hautes qu'elles soient. Voila donc, Seigneur, quel est ce Labirinthe que Timante eut la curiosité de voir : et il l'eut d'autant plus grande, qu'estant de Crete, où il y en a un qu'on va voir de par tout le Monde ; il faut bien aise de pouvoir juger de celuy de Chipre, quoy qu'il n'eust pas la magnificence de l'autre. Il parla donc à diverses fois d'y aller, et le Prince Philoxipe fit une partie pour cela : mais s'estant trouvé mal elle fut rompuë : de sorte que Timante en fit une autre de Chasse, avec quelques Gens de qualité de Paphos. Mais par hazard en chassant, Timante s'esgara avec un de ses Amis, qui l'avoit suivy dans son voyage, et qui se nomme Antimaque : de sorte que ne sçachant où ils estoient, il virent au sortir d'un Bois, une Maison assez magnifique, au milieu d'une petite Plaine. Ils ne l'eurent pas plustost veuë, qu'ils y furent : et par curiosité ; et pour demander où ils estoient ; et pour s'informer aussi quel chemin ils devoient tenir, pour retourner à Paphos. Timante avançant donc le premier, fut droit à la porte, qu'il trouva ouverte ; et entra dans une grande Basse-Court, où il ne vit personne. Il ne laissa pourtant pas de descendre de cheval, aussi bien qu'Antimaque : et d'entrer dans un Jardin d'une grandeur prodigieuse, dont il vit aussi la porte ouverte : laissant leurs chevaux
à garder à un Esclave qui les avoit suivis. Mais à peine Timante eut il fait deux pas dans ce Jardin, qu'il vit au delà du Parterre, une si grosse Touste de Palissades de Mirthe, qu'il ne douta point du tout que le hazard ne l'eust conduit au lieu où il avoit eu dessein d'aller : et que ce qu'il voyoit ne fust le Labirinthe qu'il avoit souhaitté de voir. De sorte qu'impatient de satisfaire sa curiosité, il se hasta de marcher, ne se souciant pas de n'avoir point de Guide : car comme il sçavoit admirablement les destours de celuy Crete, il creût qu'il sçauroit bien aussi ceux de celuy là. Il entra donc avec Antimaque dans ce Labirinthe ; où il n'eut pas plustost traversé cinq ou six Salles ou Cabinets, qu'il vit qu'il n'en connoissoit plus les destours : et qu'il faloit qu'il fust different de celuy de Crete. Mais il trouva qu'il n'estoit plus temps de s'en apercevoir : parce qu'il estoit desja tellement esgaré, que plus il pensoit chercher par où il en sortiroit, plus il s'enfonçoit avant. Il prenoit pourtant beaucoup de plaisir dans cét esgarement : car comme Antimaque et luy estoient en equipage de Chasse, Antimaque avoit un Cor : de sorte qu'ils estoient sans inquietude : s'imaginant bien qu'on les entendroit quand ils voudroient.
Timante et Antimaque sont égarés. Soudain ils entendent chanter une voix merveilleuse. Il s'agit de Parthenie, venue en secret parcourir le labyrinthe. Lorsque la voix se tait, Timante s'exclame et tient quelques propos galants. Antimaque, quant à lui, se réjouit de la perspective de sortir du labyrinthe grâce à ce guide. Parthenie, au son de l'accent d'Antimaque, est rassurée de constater qu'il s'agit d'étrangers. Elle les raille gentiment de n'avoir pas été charmés par la voix et de ne penser qu'à s'échapper.
Comme ils parloient donc ensemble, et qu'Antimaque railloit Timante, de ce qu'il auroit eu besoin d'avoir le fil d'Ariadne, pour sortir de ce Labirinthe : et luy soutenant qu'estant de la Race de cette Princesse, il luy estoit plus honteux qu'a un autre d'y estre embarrassé : tout
d'un coup il entendit une Femme qui chantoit, et qui chantoit fort agreablement. De sorte que se taisant, et marchant vers la voix qu'ils entendoient, ils firent enfin si bien, qu'il ne pouvoit y avoir qu'une Palissade entre eux et celle qui chantoit : mais elle estoit si espaisse et si pressée, qu'ils ne pouvoient trouver moyen de voir celle qu'ils entendoient, ny mesme celuy de s'en approcher davantage : car quand ils vouloient l'essayer, ils s'en esloignoient : si bien que ne pouvant du moins pas s'empescher ne loüer une Personne qui chantoit si agreablemêt ; et Timante esperant que cela pourroit aussi peut-estre servir à le dégager ; il commença de s'écrier avec un ton de voix d'admiration, aussi tost qu'elle eut cessé de chanter ; Ha Antimaque, que nostre esgarement est heureux ! pourveu que nous n'ayons pas sur la Terre, le Destin qu'eut Ulisse sur la Mer : et que la belle voix que nous entendons, ne nous ait pas attirez pour nous perdre. Mais Seigneur, pour vous faire avoir plus de divertissement du recit de cette capricieuse rencontre, il faut que vous sçachiez que celle qui avoit chanté, estoit la Princesse de Salamis : qui ayant fait planter chez elle un Labirinthe tout pareil à celuy là, sinon que les Palissades n'en estoient encore eslevées qu'à deux pieds de terre, en sçavoit tous les détours admirablement. De sorte qu'estant venuë ce jour là, pour resoudre avec ma Soeur si elle feroit mettre des Statuës au sien ; le hazard fit qu'elle entra dans ce Jardin par une petite porte de derriere, où le
Chariot qui l'avoit amenée l'attendoit : si bien que par ce moyen, Timante ne l'avoit pas veû. De plus, comme elle affectoit fort de paroistre tout à fait solitaire, elle avoit fait un mistere de cette promenade : c'est pourquoy elle estoit mesme venuë dans un Chariot qui n'avoit rien de remarquable, n'ayant pas un de ses Gens avec elle. Mais ce qui l'obligeoit encore plus d'en user ainsi, c'est que ce Jardin apartenoit au Pere d'un homme qui avoit autresfois esté fort amoureux d'elle : et c'estoit principalement pour cette raison, qu'elle ne vouloit pas qu'on sçeust qu'elle y eust esté : de peur qu'on ne s'imaginast qu'elle vouloit rapeller celuy qu'elle avoit banny. Il luy avoit mesme esté facile de le cacher : parce que le Concierge de cette Maison, qui l'avoit fait entrer, avoit esté son Domestique, du temps que son Mary vivoit : si bien qu'il estoit plus à elle qu'à son Maistre : c'est pourquoy il n'avoit garde de dire ce qu'elle ne vouloit pas qu'on sçeust. Et pour faire qu'elle fust mieux obeïe, il s'estoit tenu à la porte où estoit son Chariot : de peur que quelqu'un ne fist dire à ceux qui estoient demeurez, à qui il apartenoit. Il avoit mesme laissé un Jardinier à l'autre porte du Jardin, avec ordre de ne laisser entrer personne : bien est il vray qu'il luy avoit pourtant mal obeï : car Timante l'avoit trouvée ouverte, et estoit entré comme je l'ay desja dit. Mais Seigneur, il n'eut pas plustost dit à Antimaque, la galanterie que je vous ay dite, que Parthenie fort surprise d'entendre parler si
prés d'elle, voulut s'esloigner de ce lieu là, par les destours du Labirinthe, qu'elle sçavoit admirablement : mais Antimaque ayant respondu à Timante, que bien loin de craindre qu'une si belle voix les eust attirez pour les perdre, il esperoit qu'elle les feroit sortir heureusement de l'esgarement où ils estoient : elle comprit par ce qu'ils disoient, qu'en effet ils estoient esgarez, et qu'ils n'avoient point de Guide : et elle connut mesme, principalement à l'accent d'Antimaque, qu'ils estoient Estrangers. De sorte que se r'assurant, et jugeant bien qu'ils ne pourroient jamais aller du lieu où ils estoient à celuy où elle estoit, n'estant presque pas possible que le hazard tout seul les y pust conduire ; et sçachant bien aussi qu'ils ne la connoistroient pas, elle se resolut, pour se divertir, de respondre à ceux qui parloient : de sorte que prenant la parole, elle dit qu'ils paroissoit bien que la voix qu'ils venoient d'entendre ne les charmoit guere : puis qu'ils ne se réjouïssoint de l'avoir entenduë, que parce qu'ils esperoient qu'elle les feroit sortir heureusement du Labirinthe où ils s'estoient esgarez.
Timante supplie la voix de faire la différence entre son ami et lui-même, qui ne songe pas une seconde à se soustraire au charme de cette voix ! Parthenie échange alors quelques mots avec le mystérieux cavalier. Pendant ce temps, sa suivante Amaxite parvient à écarter le feuillage, de façon à rendre Timante visible. Parthenie a le loisir de l'observer et devine qu'il s'agit de l'étranger venu de Crète. Elle s'empresse de se couvrir de son voile, si bien que Timante, pour sa part, n'aperçoit d'elle que sa taille et ses mains. Il lui révèle son identité et la supplie de se comporter avec lui comme Ariane avec Thésée, car il a déjà la même passion pour elle. Mais Parthenie se garde bien de se montrer ou de lui révéler son identité. Elle lui promet seulement de lui envoyer quelqu'un une fois qu'elle sera sortie du labyrinthe.
Ha Madame, (interrompit Timante, qui connût bien au son de la voix, que celle qui parloit estoit la mesme qu'il avoit entenduë changer) ne confondez pas l'innocent et le coupable ! et faites difference de ce que j'ay dit, à ce que m'a respondu un plus honneste homme que moy ; mais qui pour cette fois a esté moins raisonnable. Car enfin je me suis réjoüy de mon égarement, sans souhaiter
comme luy d'en sortir : au contraire, je puis vous assurer, que bien loin d'en avoir le dessein, et de chercher les issuës du Labirinthe, je cherche par où je pourrois aller au lieu où vous estes : afin de connoistre si vous avez autant de douceur dans les yeux que dans la voix. Il paroist par ce que vous dites, reprit Parthenie, que vous avez bien de l'esprit, et bien de la civilité : mais je ne sçay, adjousta t'elle en riant, si on ne vous pourroit point reprocher de manquer un peu d'une chose plus importante : car enfin, à ce que je voy vous vous estes engagé sans Guide, dans un lieu d'où on ne fort pas sans cela. Pendant que Parthenie parloit avec Timante, Amaxite et Antimaque, poussez d'une mesme curiosité, faisoient tous deux tout ce qu'ils pouvoient, chacun de leur costé, pour entre-ouvrir les branches des Mirthes : mais elles estoient tellement entrelassées, et la Pallissade avoit tant d'espaisseur, qu'Amaxite travailla long-temps inutilement : toutesfois à la fin le hazard fit qu'elle aperçeut un petit rayon de Soleil, qui penetroit toute l'espaisseur de la Pallissade ; si bien que portant les yeux à cét endroit, elle vit Timante qui parloit à Parthenie : et ne vit point Antimaque, qui estoit à quatre pas de là aussi occupé qu'elle, mais moins avancé, car il ne voyoit encore rien. Amaxite n'eut donc pas plustost veû Timante, qu'elle fit signe à Parthenie : qui jugeant que puis qu'on pouvoit voir ceux qui estoient de l'autre costé de la Pallissade, ils la pourroient voir aussi ; abaissa son Voile promptement,
et fit faire la mesme chose à toutes ses Femmes. Elle releva pourtant un peu le sien, pour regarder cét homme qu'Amaxite avoit veû : et qu'elle connut aisément pour estre un homme de haute qualité, non seulement par la magnificence de son habillement, mais encore par je ne sçay quel air de Grandeur, que Timante a sur le visage. Parthenie n'en demeura pas mesme là : car elle ne l'eut pas plustost veû, qu'elle ne douta point du tout que ce ne fust cét Estranger dont on luy avoit dit tant de merveilles : si bien que sans en sçavoir la raison, elle sentit dans sons coeur une agitation extréme : où elle ne donna pourtant alors autre cause, que celle de la surprise d'une rencontre si inopinée. Cependant comme Antimaque avoit les mains plus fortes qu'Amaxite, il fit tant qu'à la fin il trouva moyen d'entrevoir Parthenie : il est vray qu'il ne la vit que son Voile abaissé, non plus que Timante, à qui il la montra : de sorte que pendant cela, il se fit un assez grand silence. Car Timante qui ne sçavoit pas que la Dame qu'il vouloit voir, ne vouloit pas estre veuë ; esperoit tousjours qu'elle leveroit son Voile, ce qu'il souhaitoit passionnément. Et ce qui faisoit sa curiosité, estoit qu'il voyoit une Personne de fort belle taille, et qui avoit les plus belles mains du monde : car Parthenie avoit pris Amaxite par sa robe, pour la faire aprocher d'elle, afin de luy dire tout bas qu'elle croyoit que celuy qu'elle luy avoit monstré, estoit cét Estranger que tout le monde loüoit tant : de sorte que
par ce moyen, Timante pouvoit juger de la beauté de sa voix ; de sa taille ; de ses bras ; et de ses mains. Pour son habit il ne sçavoit quelle conjecture en tirer, pour connoistre sa qualité : car elle avoit ce jour là un de ces habillemens simples et propres, dont les personnes de la plus haute condition portent quelquesfois, mais dont celles de la mediocre portent aussi : si bien qu'il ne pouvoit raisonner juste là dessus. Joint qu'il n'eut pas le temps d'observer comment les Femmes qui estoient là vivoient avec elle : car comme il ne faut que changer un peu de place, pour faire que ceux qui regardent à travers une Pallissade fort espaisse, et par une ouverture fort petite, ne voyent plus ce qu'ils voyoient ; Timante ayant laissé eschaper une branche qu'il tenoit, et Parthenie ayant fait deux pas, il ne la vit plus : et ne pût jamais la revoir, quelque soin qu'il y aportast. Cependant comme il entendit par le bruit que font les robes des Femmes lors qu'elles marchent plusieurs à la fois, que celle qu'il mouroit d'envie de voir s'en alloit ; Eh de grace Madame, luy dit il, si vous ne voulez pas qu'on vous voye, souffrez du moins qu'on vous entende : et n'ayez pas s'il vous plaist l'inhumanité de laisser un malheureux Estranger esgaré, et esgaré pour l'amour de vous. Car enfin, Madame, je suis persuadé que si je n'eusse point oüy vostre belle voix, j'aurois peut-estre bien retrouvé les chemins du Labirinthe : et pour vous monstrer que j'en ay veû d'autres, et qu'ainsi j'eusse pû les retrouver, je veux
bien vous dire que je suis de Crete : c'est pourquoy faites s'il vous plaist, que les Dames de Chipre ne soient pas moins pitoyables que celles de mon Païs : car vous sçavez sans doute qu'Ariadne retira Thesée du Labirinthe qu'on y voit. N'ayez donc pas la cruauté de laisser en celuy-cy, un homme qui a l'honneur d'estre du Sang de cette charitable Princesse : et faites du moins en cette recontre pour Timante, ce qu'Ariadne fit pour Thesée : car s'il ne faut, adjousta t'il en riant, qu'avoir pour vous la mesme passion qu'il avoit pour elle, je m'y engage, quand mesme vous n'en devriez jamais avoir une pareille pour moy. Si vous estes si absolument Maistre de vous passions, (repliqua Parthenie, bien aise de voir qu'elle ne s'estoit pas trompée) que vous puissiez aimer quand bon vous semblera, et qui il vous plaira ; il est fort à craindre que vous ne pussiez aussi haïr, quand vous le voudriez : et que si je faisois pour vous ce qu'Ariadne fit pour Thesée, vous ne fissiez aussi pour moy ce que Thesée fit pour Ariadne. C'est pourquoy Seigneur, je n'ay garde de vous delivrer, à la condition que vous me proposez : au contraire, vous ne pouviez me rien dire qui fust plus propre à m'en empescher. Joint aussi, adjousta t'elle, qu'apres m'avoir fait connoistre vostre qualité, je ne puis plus me resoudre à me laisser voir à vous : car je mourrois de confusion de vous avoir rendu si peu de respect. Mais Madame, reprit il en sousriant, trouvez vous qu'il soit fort civil de me deffendre de
vous voir, et de me laisser esgaré en un lieu d'où je ne puis sortir sans vostre aide, et ne craignez vous point que je m'en plaigne ? Si vous pouviez sçavoir qui je suis, repliqua t'elle, je le craindrois sans doute, et je n'en userois pas ainsi : dittes moy du moins, respondit il, pourquoy vous me traittez de cette sorte ? C'est parce, repliqua t'elle en riant à son tour, que n'ayant jamais pû faire d'Esclaves par mes propres charmes, je suis bien aise de prendre l'occasion qui se presente, et de faire du moins un Prisonnier. S'il ne faut que cela pour vous satisfaire, respondit Timante, je vous promets d'estre et vostre Esclave, et vostre Prisonnier tout ensemble : je consens mesme de ne vous suivre point, et de demeurer dans ce Labirinthe : c'est pourquoy ayez la bonté de ne me refuser pas le plaisir de vous voir : et de m'enseigner par quel lieu je puis aller à celuy où vous estes. Quand je n'aurois eu que de l'incivilité pour vous, reprit elle, je ne pourrois me resoudre à me laisser voir : jugez donc si apres avoir eu de la cruauté, j'y pourrois consentir. La cruauté des Belles, reprit il, s'oublie absolument, dés qu'elles cessent d'en avoir : comment voudriez vous, repliqua Parthenie en riant encore, qu'on adjoustast foy à vos paroles ? vous, dis-je, qui me mettez au rang des Belles sans m'avoir veuë ; Je sçay de desja, repliqua t'il, que vous avez une belle voix, non seulement en chantant, mais encore en parlant : et je sçay de plus, que vous avez la plus belle taille du monde, et les plus belles mains : de sorte
que si vous avez les yeux aussi beaux que je me les imagine, vous estes la plus belle Personne de la Terre. Apres vous les estre imaginez si beaux, reprit Parthenie, je n'ay garde de vous les monstrer : cependant pour vous faire voir que je ne suis pas tout à fait inhumaine, je vous promets de vous envoyer desgager, aussi tost que je seray hors d'icy. Timante connoissant par ce que disoit Parthenie, qu'elle se preparoit à s'en aller ; du moins, luy dit il, Madame, dittes moy vostre Nom, comme je vous ay dit le mien. J'aimerois encore mieux me monstrer â vous, respondit elle, que de vous dire mon Nom : mais je ne feray ny l'un ny l'autre s'il vous plaist.
Conformément au souhait de Parthenie, Timante et Antimaque ne sont libérés qu'une heure après son départ. Timante interroge le concierge qui, après avoir prétendu ignorer l'identité de la femme mystérieuse, révèle toutefois que le chariot de cette dernière a pris le chemin de Paphos. De retour à la cour, Timante conte son aventure et cherche par tous les moyens à connaître l'identité de l'inconnue. Il entend parler d'une femme qui chante fort bien, tout en étant très laide. Timante va l'écouter et la voir, mais se rend compte qu'elle n'est pas celle qu'il recherche.
Apres cela Parhenie s'en alla : et Timante n'entendit plus aucun bruit, que celuy que faisoient Parthenie et ses Femmes qui s'en alloient sans crainte d'estre suivies. Elles ne laisserent pourtant pas de marcher viste, et de remonter dans leur Chariot avec beaucoup de diligence : Parthenie ordonnant au Concierge qu'elle connoissoit, d'aller desgager deux Estrangers qui estoiêt esgarez dans le Labirinthe : mais de n'y aller qu'une heure apres qu'elle seroit partie : luy commandant absolument de ne leur dire point qui elle estoit : et de leur soustenir tousjours, que celles qu'ils avoient entenduës estoient des Dames de Paphos, qu'il ne connoissoit point du tout. Apres cela, Parthenie partit : et ce Concierge luy obeïssant comme à son ancienne Maistresse, attendit qu'il y eust une heure qu'elle fust partie, pour aller desgager les
Estrangers dont elle luy avoit parlé. Cependant Timante et Antimaque ne se furent pas plustost aperçeus que celle qu'ils avoient une extréme envie de voir s'en alloit, qu'ils firent tout ce qu'ils peurent pour la suivre : toutesfois ils y reüssirent si mal, que bien loin de sortir du Labirinthe, ils se trouverent au milieu : c'est à dire au bord du Rondeau, où ils se resolurent d'attendre qu'elle leur tinst sa parole. Mais comme les momens semblent des Siecles, à ceux qui attendont quelque chose, Timante n'eut pas employé un quart d'heure à tesmoigner à Antimaque le desplaisir qu'il avoit de n'avoir point veû le visage de celle qui avoit chanté, et l'extréme curiosité où il estoit de sçavoir son Nom, que l'impatience le prit. Ce n'estoit pourtant pas tant par l'envie qu'il avoit d'estre hors du Labirinthe, que par celle de tascher d'aprendre qui estoit cette Inconnuë, dont la voix, la belle taille, les belles mains, et le bel esprit, l'avoient si agreablement surpris, et si doucement charmé. De sorte qu'Antimaque croyant que le son de son Cor feroit, plustost venir quelqu'un pour les dégager, se mit à sonner le plus fort qu'il pût, afin d'estre entendu de plus loin : mais il sonna inutilement : parce que le Concierge qui se promenoit dans le Jardin, en attendant qu'il y eust une heure que Parthenie fust partie, empescha les Jardiniers d'y aller ; si bien qu'il falut qu'il se reposast et qu'il se teust. Mais à la fin l'heure estant passée, celuy qui les devoit delivrer, les delivra en effet : ils ne le virent pas
plustost, que suivant ce que Parthenie luy avoit ordonné, il dit à Timante (que cette Princesse luy avoit designé par son habillement) qu'une Dame qu'il ne connoissoit point, l'avoit chargé de luy dire que c'estoit à sa priere qu'il le venoit desgager : et qu'il luy demandoit pardon de n'y estre pas venu plustost, à cause d'un homme qu'il avoit rencontré. Ha mon Amy, respondit Timante, vous ne dites pas la verité ! et il n'est pas possible que vous ne connoissiez point une personne qui connoist tous les destours de ce Labirinthe. Seigneur (reprit cét homme avec une ingenuité aparente) comme il n'y a pas fort long temps que je suis Concierge de cette Maison, il n'est pas estrange que je ne connoisse pas cette Dame : car je vous assure que mon Maistre a une File que je ne connois point encore. Timante ne le crût pourtant pas d'abord : et il le pressa tres long temps de luy dire qui estoit celle qu'il vouloit connoistre. Il le pressa neantmoins inutilement : il luy promit mesme de luy faire une liberalité considerable, s'il vouloit satisfaire sa curiosité : mais comme les promesses ne sont pas si puissantes sur l'esprit de pareilles gens, que les presens effectifs ; et que Timante n'avoit rien sur luy qu'il luy peust donner : il n'ébranla point sa fidelité, et il ne luy dit point qui estoit Parthenie. Comme Timante vit qu'il ne pouvoit l'obliger à dire ce qu'il vouloit, et qu'il creut en effet qu'il ne sçavoit point qui estoit cette Dame ; du moins, luy dit il, me diras tu bien quel chemin elle a pris :
ha pour cela, Seigneur (repliqua cét homme avec autant de malice que de finesse) il ne me sera pas difficile ! et alors il se mit à le conduire jusques à la porte des champs, où il luy montra le grand chemin, qui conduisoit de là à Paphos : par où il l'assura hardiment, que le Chariot de cette Dame estoit allé : quoy que ce fust une route toute opposée à celle qu'elle avoit prise : Et il le faisoit avec d'autant plus de hardiesse, que ce chemin est tousjours fort battu : et que Timante ne pouvoit manquer de voir par ses ornieres, qu'il y avoit passé des Chariots depuis peu. De sorte que Timante adjoustant foy à ses paroles, monta à cheval avec Antimaque, sans se soucier d'aller chercher à rejoindre la chasse : et marcha avec diligence, pour tascher de trouver ce Chariot. Il demanda pourtant à l'Esclave qu'il avoit laissé à garder leurs chevaux, s'il ne l'avoit point veû ? mais encore qu'il luy dist que non, cela ne le détrompa point. Car comme il l'avoit laissé dans la Basse-Court, il pensa en effet qu'il ne pouvoit pas avoir veû ce Chariot qui estoit à une autre Porte : si bien qu'il fut jusques à Paphos, dans l'esperance de le joindre. Le hazard fit mesme, qu'ayant demandé à des gens qui en venoient, s'ils n'avoient point rencontré un Chariot ? il y en eut qui dirent qu'ils en avoient trouvé deux : si bien que Timante ne doutant point du tout que celuy de celle qu'il cherchoit n'en fust un, il s'estima bien malheureux de ne l'avoir pû trouver : et s'en pleignit à tous cens qu'il vit
ce jour là, et mesme le lendemain. Mais comme Timante disoit affirmativement à ceux à qui il parloit, que la Dame qu'il avoit rencontrée au Labirinthe estoit de Paphos, personne n'alloit tourner les yeux du costé de la Princesse de Salamis : joint que comme on croyoit qu'elle ne quittoit jamais son Desert, et qu'on ne l'eust pas mesme soupçonnée d'aller en ce lieu là, à cause de la raison que j'en ay dite, personne n'en eut la pensée : et on chercha seulement à se souvenir de toutes celles qui chantoient bien à Paphos. Toutesfois comme il y en a grand nombre, cela ne donnoit pas grande lumiere : le Prince Philoxipe mesme, ne jetta pas les yeux du costé de la Prin- que cesse sa Soeur : au contraire, il pensa que celle Timante avoit rencontrée, estoit une Femme de mediocre qualité, qui avoit une belle voix, mais qui estoit extrémement laide : et qui pour cette raison n'avoit point voulu se monstrer. Et en effet, on fut persuadé que c'estoit elle : si bien que tout le monde en faisoit la guerre à Timante : et de telle sorte, que pour s'en esclaircir, il la voulut voir et l'entendre chanter. Mais quoy qu'il jugeast apres l'avoir veuë et entenduë, que ce ne pouvoit estre celle là, et qu'il n'en eust pas seulement le moindre soubçon, on ne le creut point : et on l'en railla si cruellemêt durant quelques jours, qu'il n'est rien qu'il n'eust fait pour pouvoir trouver l'aimable Personne dont son imagination estoit remplie. La chose en vint mesme au point, qu'il n'osa plus tesmoigner sa curiosité, ny parler
de cette avanture : et certes je pense que sans cette fausse imagination dont toute la Cour se trouva capable, il eust esté difficile, si on eust creû Timante : qu'on ne fust à la fin venu à soubçonner que c'estoit Parthenie qu'il avoit veuë.
Timante a entendu parler de Parthenie et, d'après le rapport qu'on lui en a fait, il conçoit quelques soupçons. Il commence par interroger une dame qui a la réputation d'être amie de cette personne. Il s'agit en fait d'une rivale, laquelle s'empresse de déclarer que la princesse de Salamis n'a ni la taille, ni les mains, ni la voix assez belle pour être l'aimable inconnue. De son côté, Parthenie, s'entretenant de Timante avec Amaxite, avoue qu'elle lui trouve l'air bien fait et beaucoup d'esprit. Amaxite se demande si ce cavalier ne serait pas l'homme qui selon les oracles doit tomber amoureux d'elle sans l'avoir vue. Parthenie esquive la réponse par une boutade.
Cependant comme si les Dieux l'eussent desja voulu faire connoistre à Timante, il en eut quelque soubçon de luy mesme, sur le raport qu'il avoit entendu faite de cette Princesse : mais veû la guerre qu'on luy faisoit, il n'osa s'en declarer qu'à une Femme qui estoit assez de ses Amies : et comme cette Personne estoit une de celles à qui Parthenie avoit autresfois fait perdre quelques Adorateurs, elle la haïssoit. Il ne luy eut donc pas plustost demandé si celle qu'il avoit rencontrée ne pourroit point bien estre la Princesse de Salamis, dont il avoit tant entendu loüer la beauté, l'esprit, et mesme la voix ? qu'elle fit un grand cry : et luy respondit avec toute l'envie et toute la preocupation d'une Rivale, que si celle qu'il avoit rencontrée avoit la taille fort belle ; de belles mains ; et une fort belle voix, comme il le disoit, ce ne pouvoit estre Parthenie : car enfin, luy dit elle, quoy qu'on l'ait tant loüée par le monde, il est pourtant vray qu'elle est grande sans estre bien faite ; que ses mains sont blanches sans estre belles ; et que sa voix est d'une grande estenduë sans estre agreable. Vous pouvez donc juger, Seigneur, qu'apres cela Timante perdit le leger soubçon qu'il avoit eu : car il sçavoit bien que la Personne qu'il avoit veuë, avoit la plus
belle taille du monde ; les plus belles mains ; et la plus belle voix : de sorte que cette agreable idée remplissant tousjours son imagination, et augmentant sa curiosité, il cherchoit cette aimable Inconnué par tout. Il alloit aux Temples ; aux Promenades ; et à toutes ses visites ; avec un dessein formé, de la chercher en tous lieux : mais quoy qu'il pust faire, il ne la trouvoit en nulle part : et il demeuroit tousjours avec cette curiosité inquiette, qui ne le quittoit point du tout. Cependant Parthenie apres estre retournée à sa Solitude, se mit à s'entretenir en particulier avec Amaxite, de la rencontre qu'elle avoit faite : loüant extrémement la bonne mine de Timante, et luy trouvant beaucoup d'agréement, et de galanterie dans l'esprit. Mais Madame, luy dit Amaxite, si Timante estoit celuy que les Dieux vous reservent, nostre Promenade auroit esté bien heureuse. Pour moy à n'en mentir pas, adjousta telle, je pense que vostre voix et vostre esprit, l'ont touché plus que vous ne pensez : car il vous a parlé d'une maniere plus obligeante, que la seule civilité ne le vouloit. Helas Amaxite, luy respondit Parthenie en riant, comment voudriez vous que j'eusse pû blesser Timante, à travers une Pallissade si espaisse ? je sçay bien qu'on donne des aisles à l'Amour, poursuivit elle en raillant tousjours, mais je ne pense pas qu'elles soient assez fortes pour le faire voler par dessus des Pallissades si hautes : c'est pourquoy ne nous imaginons point, que Timante songe à moy. Sa curiosité aura
peut-estre duré un quart d'heure : et depuis cela, il n'y aura plus pensé, et mesme n'y aura plus deû penser : faisons la mesme chose je vous en prie, et ne troublons pas nostre repos, par des propositions chimeriques, qui ne sçauroient avoir de suitte. Car enfin Timante ne m'aimera pas sans me voir : et s'il m'avoit veuë, et que le peu de beauté que j'ay luy eust donné quelque affection pour moy, je n'oserois jamais m'y fier : non seulement par la cruelle experience que j'ay faite, que l'amour fondée sur la beauté n'est point durable : mais encore parce que les Dieux m'ont predit que je seray tres malheureuse, si j'espouse quelqu'un que mes yeux m'ayent assujetty.
Philoxipe vient rendre visite à sa sœur. Lors d'une promenade, il raconte l'aventure de Timante dans le jardin en insistant sur les louanges qu'il a faites de cette inconnue. Parthenie, émue de savoir que Timante pense toujours à elle, ne laisse toutefois rien transparaître. Quand Philoxipe essaie de la convaincre de rencontrer ce cavalier, elle refuse, sous prétexte que dans la solitude où elle vit, un divertissement agréable la rendrait deux fois plus malheureuse. Philoxipe essaie de la ramener à la raison en lui rappelant que tous les hommes ne sont pas inconstants. Lui par exemple est toujours aussi épris de Policrite qu'avant leur union. Mais rien n'y fait. Toutefois, après son départ, Parthenie s'empresse d'entretenir Amaxite de Timante.
Voila donc, Seigneur, dans quels sentimens estoit alors Parthenie pour Timante, dont la personne et l'esprit luy plaisoient. Elle l'auroit pourtant facilement oublié sans une visite que le Prince Philoxipe luy fit, qui luy en raffraichit la memoire, et voicy comment la chose arriva. Comme ce Prince eut esté quelque temps en conversation avec elle, elle luy demanda s'il ne vouloit pas qu'elle luy fist voir les changemens qu'elle avoit faits à son Jardin ? de sorte que Philoxipe voulant ce que vouloit Parthenie, elle le mena par tous les lieux qu'elle avoit fait accommoder, depuis qu'il n'y avoit esté : car il se connoist admirablement en de pareilles choses : sa belle Maison de Clarie l'y ayant rendu tres sçavant. Apres avoir donc fait une longue conversation de Fontaines ; de Parterres ; de Balustrades ; et de fleurs ; tout d'un coup Philoxipe
tournant les yeux du costé de ce Labirinthe que je vous ay dit qu'elle avoit fait faire, et dont les Pallissades n'estoient encore guere eslevées ; Vostre Labirinthe, luy dit il, ne sera de longtemps en estat qu'il y puisse arriver des avantures pareilles à celle qu'a euë cét Estranger, dont je vous parlay la derniere fois que je vous vy ; car les Pallissades en sont encore bien basses. Parthenie entendant parler Philoxipe de cette sorte, changea de couleur : il est vray qu'il n'y prit pas garde, parce qu'il avoit la teste tournée du costé du Labirinthe : si bien que Parthenie se remettant, elle commença de demander à Philoxipe, quelle estoit cette advanture, qu'elle sçavoit bien mieux que luy ? et il la luy raconta d'un bout à l'autre, luy exagerant de dessein premedité toutes les loüanges que Timante donnoit à cette inconnuë qu'il avoit rencontrée, afin de faire son recit plus agreable. Car apres avoir bien dit à Parthenie que Timante loüoit si fort cette Personne, qu'il ne connoissoit point, qu'il croyoit qu'il en estoit amoureux : il adjousta qu'il croyoit encore que celle qu'il loüoit avec tant d'excés estoit une Personne qui n'est de nulle condition, et qui estoit fort laide : et alors Philoxipe nomma à Parthenie celle dont il entendoit parler, et dont il avoit tant fait la guerre à Timante. Il me semble, respondit Parthenie en riant, qu'il est bien aisé de s'en esclaircir : car il ne faut que faire voir et entendre cette Personne à Timante. Cela est desja fait, reprit il, mais il n'a jamais pû advoüer
que ce pust estre celle là : au contraire il s'en met en colere quand on luy en parle ; et il jure aussi hardiment, que s'il le sçavoit avec certitude, que celle qu'il a rencontrée, est une des plus belles Personnes du monde. Bien est il vray, qu'il s'est desacoustumé d'en parler, afin d'esviter la raillerie qu'on luy en faisoit : mais tout le monde s'aperçoit pourtant bien qu'il cherche cette Inconnuë en tous lieux. Je vous laisse à penser, Seigneur, combien la Princesse de Salamis eut de plaisir, de se faire conter si exactement une advanture où elle avoit tant de part, et où Philoxipe ne soubçonnoit pas qu'elle en pûst avoir : ce ne fut toutesfois pas le plus grand : et la certitude qu'elle eut d'avoir fait quelque legere impression dans l'esprit de Timante, et d'occuper du moins quelque place dans sa memoire, si elle n'en avoit pas dans son coeur, luy donna une satisfaction si grande, que quelque plaisir que luy causast la veuë de Philoxipe : pour qui elle avoit une amitié fort tendre, elle eut neantmoins impatience qu'il fust party, afin de dire à Amaxite, tout ce qu'il luy avoit raconté. Elle fut mesme tentée cent et cent fois, de descouvrir à ce Prince la verité de cette avanture : mais je ne sçay quel sentiment secret dont elle ne voyoit pas la raison bien claire, l'en empescha : joint aussi que comme la conversation de Timant et d'elle ne s'estoit faite qu'avec l'intention de n'estre jamais connuë ; elle croyoit qu'en effet elle ne devoit pas l'advoüer. Cependant elle demanda encore cent choses de Timante,
qui obligerent Philoxipe à luy dire qu'il le luy vouloit amener : mais elle s'en deffendit plus qu'elle n'avoit jamais fait : disant à ce Prince, que plus Timante estoit honneste homme, moins elle le vouloit voir : car enfin, disoit elle, quand on est dans la Solitude, on en redouble l'ennuy, lors qu'on y amene une agreable Compagnie qui n'y tarde point : et qui laisse apres dans un silence qui a quelque chose de si melancholique et de si sombre, qu'on est plus malheureux que si on n'avoit point esté heureux. En effet, poursuivit elle toutes les fois que vous venez icy, je suis deux jours, apres que vous en estes party, à ne prendre plus de plaisir, ny à mes Fontaines ; ny a mes Jardins ; vous ne pouviez pas me dire plus civilement que je ne vous vienne pas voir souvent, que vous me le dittes, reprit Philoxipe ; car enfin je sçay bien que de l'humeur dont vous estes, vous n'aimez pas les plaisirs qui sont suivis par la douleur : et que c'est principalement pour cela, que vous ne voulez point estre aimé, de peur de vous voir exposée à ne l'estre plus. Il est vray, dit elle, que je mets ce malheur là au rang des suprémes infortunes : et que selon moy, il n'en est point de plus grande. Mais, luy dit Philoxipe, vous voyez bien que tous ceux qui aiment ne sont pas inconstans, comme le Prince de Salamis l'estoit, et comme tant d'autres qui vous ont aimé l'ont esté : et pour vous en montrer un exemple, je vous proteste que la possession de Policrite n'a point diminué mon amour. Je la trouve aussi charmante
que je faisois, devant que de l'espouser : et si la bienseance souffroit que je luy rendisse les mesmes soins que je faisois autrefois, vous me verriez encore à ses pieds : estant certain que mon coeur n'est point changé, et que j'ay bien plus de peine à m'empescher de luy donner des marques de ma passion, qu'à continuer de luy faire voir que je l'aime tousjours ardemment. Policrite est tousjours si admirablement belle, reprit Parthenie, que vostre constance n'a pas encore esté mise à une espreuve bien difficile : car je tombe d'accord qu'il y a quelques Gens qui ne sont pas comme ceux de qui l'amour s'en va devant la beauté qui l'avoit fait naistre, et qui font du moins durer leur passion aussi long temps qu'elle dure. Ha ma Soeur, interrompit Philoxipe, ne me faites pas ce tort là, de croire que quand Policrite ne seroit plus belle je l'aimasse moins ! et soyez persuadée, que ce que Policrite a de beau, n'est pas la veritable cause de ma constance. Son ame et son esprit ont mille beautez effectives, que le Temps ne sçauroit destruire, et que j'aimeray eternellement : je n'en veux pas davantage, interrompit Parthenie, pour me confirmer dans l'opinion que j'ay, que ce n'est pas la beauté qui fait les amours constantes et fidelles : Philoxipe voulut alors desbiaiser ce qu'il avoit dit, mais il n'y eut pas moyen : et il convint enfin avec Parthenie, que comme l'absence du Soleil fait les tenebres, la perte de la beauté, à ceux qui n'aiment que pour cela, fait la tiedeur et l'inconstance.
Apres quoy il s'en retourna à la Cour : et laissa Parthenie avec la liberté d'entretenir Amaxite, à qui elle raconta tout ce que ce Prince luy avoit dit de Timante : prenant un plaisir extréme à s'en entretenir avec elle : souhaittant quelquesfois que Timante sçeust qui elle estoit, et quelquesfois aussi l'aprehendant estrangement. Comme Amaxite eust esté bien aise que Parthenie eust esté moins solitaire, elle fit ce qu'elle pût pour l'obliger à souffrir que Philoxipe luy menast Timante ; mais elle ne l'y pût jamais resoudre : et elle luy protesta tousjours, qu'elle ne vouloit plus que sa beauté fust la cause de ses malheurs : et qu'enfin ayant la raison, l'experience, et l'authorité des Dieux pour elle, il estoit juste qu'elle ne changeast pas de sentimens. Depuis cela, Seigneur, Parthenie fut quelques jours sans entendre parler de Timante : de sorte qu'elle eust pû estre oubliée, si le hazard n'eust fait une autre avanture que je vous vay dire.
Pour faire plaisir à Amaxite, Parthenie l'accompagne à la fête des Adoniennes. La coutume veut que les femmes soient voilées pendant la première partie de la cérémonie. Timante, présent dans l'assemblée, reconnaît Parthenie au moment où les participants commencent à chanter. Embarrassée, la jeune veuve s'engage à se montrer à lui en un autre lieu, s'il accepte de ne pas la suivre à la fin de la cérémonie. Tous deux sont profondément troublés. Parthenie demande conseil à Amaxite sur la conduite à tenir.
A cette époque se déroule à Amathonte la fête des Adoniennes, universellement réputée. Parthenie décide d'assister à la cérémonie pour satisfaire la curiosité d'Amaxite. Les deux logent chez une amie de Parthenie, âgée et sans famille, si bien que tout le monde ignore la présence en ville de la princesse de Salamis. La cérémonie se déroule en deux temps : dans une première phase, les femmes sont voilées, car on déplore la mort d'Adonis. Tout le monde est réuni dans un temple faiblement éclairé, autour d'un somptueux cercueil.
Nous estions alors en la saison où l'on celebre la Feste des Adoniennes, en la Ville d'Amathonte, qui est si fameuse par le magnifique Temple qu'on y voit, et par cette Ceremonie qui s'y fait. Je ne doute pas, Seigneur, que vous ne soyez en quelque façon surpris d'entendre parler de cette Feste, en un lieu où Venus Anadiomene n'a presques plus d'Autels, et où Venus Uranie est adorée : mais il faut que vous sçachiez, que lors que cette illustre Reine, dont vous avez assez attendu parler, restablit les Temples de cette Grande
Deesse, elle fut contrainte de tolerer quelques coustumes qui ne choquoient ny les bonnes moeurs, ny la bien-seance : car comme les Peuples aiment bien souvent mieux les ceremonies des Religions, que les Religions mesmes ; elle creut qu'il ne faloit pas irriter les esprits de ceux qui estoient capables de murmurer d'un changement si universel. De sorte qu'elle fut en quelque façon forcée, de laisser la Feste des Adoniennes, pour satisfaire le Peuple d'Amathonte : si bien que depuis ce temps là cette Feste est toujours demeurée, et s'est renduë si celebre, qu'on y va pour la voir de tous les endroits de l'Isle. Parthenie sçachant donc le jour qu'elle se devoit faire, prit la resolution de s'y trouver cette année là, pour la faire voir à ma Soeur qui en avoit une extréme envie ; car pour Parthenie elle y fut plustost pour contêter la curiosité d'Amaxite qu'elle aimoit, que pour satisfaire la sienne, bien qu'elle n'eust point veû cette Feste. Quoy qu'il en soit, elle forma le dessein d'aller à Amathonte, mais d'y aller sans se faire connoistre : ne voulant pas qu'on dist qu'elle eust quitté sa Solitude, pour voir une Feste de Venus Anadiomene, Comme elle connoissoit une Personne à Amathonte, dont elle pouvoit disposer absolument, parce qu'elle avoit esté nourrie aupres de la Princesse sa Mere, elle fut loger chez elle : et comme elle estoit asses avancée en âge ; qu'elle n'avoit ny Mary, ny Enfans, ny grand Train : elle y fut si bien cachée, que personne ne soubçonna qu'elle fust à
Amathonte. Car comme elle y arriva de nuit ; que son Chariot n'avoit rien de remarquable ; et qu'elle n'avoit avec elle que ma Soeur, et deux Femmes pour la servir ; il ne luy fut pas difficile d'estre dans cette Ville sans qu'on le sçeust : principalement en un temps où il y avoit tant d'estrangers. Mais Seigneur, pour vous faire entendre ce qui arriva à Parthenie à cette Feste, je suis forcé de vous dire quelle elle est, car vous auriez peine à le comprendre, si je ne le faisois pas. Je vous diray donc Seigneur, que cette Feste des Adoniennes, est une Feste de larmes au commencement, et de réjouissance à la fin, comme vous le sçaurez bien tost. Cependant il est de l'essence de la ceremonie du Deüil que l'on fait de la mort d'Adonis, de deffendre ce jour là à toutes les Femmes d'entrer dans le Temple où elle se fait, le Voile levé : n'estant permis qu'à celles qui sont destinées de pleurer à l'entour du vain Tombeau d'Adonis, d'avoir le visage descouvert, tant que la Ceremonie dure. Car comme toutes les Dames ne pourroient pas pleurer, ils disent qu'il vaut mieux qu'elles soient voilées, que de faire voir de la joye dans leurs yeux, en une Feste de larmes. La premiere chose qu'on voit ce jour là en entrant au Temple, qui n'est esclairé que par Lampes, est un grand Cercueil d'or, couvert de Roses, de Mirthe, et de Cyprés, eslevé sur quatre Marches, couvertes d'un grand Tapis noir semé de coeurs enflamez, et de larmes d'argent. Ces quatre Marches en quarré, sont
au milieu d'un grande Balustrade de Marbre blanc et noir, de vingt pas de Diamettre : à l'entour de laquelle sont tous ceux qui veulent voir la ceremonie : cette Balustrade estant à demy couverte de riches Tapis de Sidon. A l'entour du Cercueil on voit à genoux cinquante des plus belles Filles de la Ville, habillées en Nimphes : mais en Nimphes en deüil, et en Nimphes desesperées : c'est à dire avec des robes volantes de Gaze noire meslée d'argent ; les cheveux espars sur les espaules, sans estre pourtant negligez ; et tesmoignant par des larmes feintes, ou du moins par des souspirs redoublez, qu'elles ont une extréme tristesse dans le coeur. On voit encore sur des Quarreaux, aupres du Cercueil, tout l'equipage d'un Chasseur, mais d'un Chasseur magnifique : c'est à dire un Arc d'Ebene garny d'or ; un Quarquois de mesme ; un Cor d'Ivoire orné de Pierreries ; et un Espieu si superbe, que la Hampe en est de Cedre, avec des cloux à testes de Rubis et d'Emeraudes. Voila donc, Seigneur, en quel estat sont les choses durant que toute la Compagnie s'assemble : mais aussi tost que l'heure ou la Ceremonie doit commencer est arrivée ; deux de ces belles affligées, qui sont à l'entour du Cercueil, commencent de reciter en Vers, les loüanges d'Adonis, en forme de Dialogue : et lors que son Panegirique est achevé, douze autres commencent de chanter d'autres Vers, pour pleindre sa mort : et certes à dire vray, le chant en est si lamentable, et les paroles en sont
si tristes, que toute l'assistance en a le coeur attendry.
Pendant la première partie de la cérémonie, Timante vient à se placer par hasard entre Parthenie et Amaxite, toutes deux voilées. Les femmes sont alors invitées à chanter des vers en l'honneur d'Adonis. Timante reconnaît aussitôt la mystérieuse voix. A la fin du chant, il adresse la parole à son inconnue, heureux de l'avoir enfin retrouvée. Il est prêt à tout pour ne pas la perdre de vue sans avoir découvert son identité. Mais Parthenie l'enjoint simplement de regarder la cérémonie.
Mais auparavant que d'achever de vous representer tout ce qui se passe en cette belle Feste, il faut que je vous die que les Dieux qui avoient determiné que Timante aimast Parthenie, firent qu'ayant fort entendu parler de la Feste des Adoniennes, il partit de Paphos exprés pour s'y trouver, et il s'y trouva en effect : et non seulement il s'y trouva, mais le hazard tout seul fit encore qu'il se rencontra appuyé sur cette Balustrade dont je vous ay parlé : et qu'il s'y rencontra entre Parthenie et Amaxite : qui suivant la coustume, avoient leur Voile abaissé : et par consequent la beauté de Parthenie, ne pouvoit pas attirer ses regards non plus que celle des autres Dames, qui estoient toutes voilées, à la reserve de celles qui estoient à l'entour du Cercueil. Mais comme Parthenie et Amaxite ne laissoient pas de voir, encore qu'on ne leur vist point le visage, elles reconnurent Timante dés qu'il aprocha d'elles : et elles se firent un certain signe de teste lors qu'il arriva, qui leur fit connoistre à toutes deux, qu'elles estoient dans un mesme sentiment. Parthenie a advoüé depuis, qu'elle ne vit pas plustost Timante que le coeur luy batit : elle pensa mesme changer de place : mais jugeant que peut-estre cela la feroit il remarquer, elle demeura où elle estoit. Pour Timante, comme il n'y avoit point de Femmes desvoilées, que celles qui estoient dans la Balustrade ; et qu'il ne sçavoit pas que cette Personne qu'il cherchoit par tout estoit si
proche de luy ; il regarda cette Ceremonie avec une attention extréme : jusques à ce qu'apres que ces douze Filles eurent chanté ces pleintes si lamentables, une d'entre elles se tourna vers toutes les Dames de l'assemblée, pour les conjurer par le Nom de Venus, de joindre leurs pleintes aux siennes : et de chanter avec elle, six Vers qu'elle commença de reciter immediatement apres : afin que le deüil que l'on faisoit pour la mort d'Adonis, fust effectivement un deüil public. Et en effet, elle n'eut pas plustost achevé de chanter ces six Vers (que tous ceux qui sont de Chipre sçavent) que tout ce qu'il y avoit de Dames dans le Temple, se mirent à les chanter en suitte : de sorte que Parthenie chanta comme les autres : ne croyant pas que dans une si grande multitude de voix, Timante pust reconnoistre la sienne, qu'il avoit si peu entenduë. Elle n'a pourtant jamais pû nous dire depuis, si elle l'avoit esperé, ou si elle l'avoit craint : mais quoy qu'il en soit, Seigneur, elle n'eut pas plustost commencé de chanter, que malgré cette confusion de voix qui s'esleva tout d'un coup, et qui fit un si grand retentissement dans toutes les voûtes du Temple ; il la distingua de toutes les autres, et la reconnut. Il est vray que comme Parthenie le touchoit, il reçeut les premiers sons de sa voix tous purs, sans estre meslez à ceux des autres ; et comme elle l'a sans doute fort belle : et qu'elle y a mesme quelque chose de fort particulier et de fort esclatant, quoy qu'elle l'ait toutesfois fort douce ; cette agreable voix
ne frapa pas plustost les oreilles de Timante, qu'elle toucha son coeur : et luy fit connoistre qu'il avoit enfin trouvé celle qu'il cherchoit depuis si long temps. De sorte que sans se soucier plus de la ceremonie, il se tourna vers elle, afin de voir s'il y avoit autant de conformité à sa taille qu'à sa voix avec son aimable Inconnuë. Et comme elle craignoit que son Voile ne se levast, elle le tenoit fort soigneusement avec sa main droite : si bien que Timante voyant la mesme taille et la mesme belle main qu'il avoit veuë ; et entendant la mesme voix qu'il avoit entenduë, ne douta point du tout que ce ne fust la mesme Personne qu'il avoit rencontrée. Il attendit pourtant à luy parler, qu'elle eust achevé de chanter : pendant quoy il taschoit de descouvrir à travers son Voile, si son visage estoit aussi beau que tout ce qu'il en connoissoit. Mais ce fut inutilement qu'il essaya de s'en esclaircir : car outre que ce Temple n'estoit esclairé que par des Lampes, il est encore certain, que le Voile de Parthenie estoit plus espais que celuy des autres : car comme elle avoit un dessein particulier de se cacher, elle en avoit pris un de ceux que nos Dames portent en voyage, pour se garantir du hasle et du Soleil. Timante ne pût donc voir que ce qu'il avoit desja veû : il ne s'en affligea pourtant pas : car il espera qu'apres la Ceremonie, il contenteroit sa curiosité : de sorte que Parthenie n'eut pas plus tost achevé de chanter avec toutes les autres, que Timante la salüant, et luy parlant bas ; je ne demande
plus Madame, luy dit il, d'ou m'est venu la curiosité que j'ay euë de voir cette Ceremonie : moy, dis-je, qui n'ay pas trop accoustumé de les chercher : car c est assurément vous, qui m'y avez attiré, sans que j'en sçeusse la raison. Seigneur, respondit Parthenie, si je vous y ay attiré sans que vous le sçeussiez, ç'a esté aussi sans que je le sçeusse ; car comme je n'ay pas l'honneur d'estre connuë de vous, ny de vous connoistre particulierement, il faut sans doute que nous nous soyons rencontrez sans dessein. Mais Seigneur, adjousta t'elle, comme la fin de la Ceremonie nous separera bientost, et que vous estes venu pour la voir, et non pas pour m'entretenir, achevez s'il vous plaist de la regarder, avec la mesme attention que vous aviez au commencement. Ha Madame, luy dit il, je ne sçaurois plus faire ce que vous dittes ! et pour vous monstrer que je ne le dois pas, sçachez que je suis ce mesme Timante qui eut l'honneur de vous rencontrer dans le Labirinthe : et qui depuis cela, vous ay cherchée en tous lieux. Il n'estoit pas besoin (luy repliqua t'elle malicieusement pour l'embarrasser) que vous me dissiez qui vous estes, car je vous ay veû ailleurs qu'icy : Timante fut fort surpris du discours de Parthenie : parce qu'il ne sçavoit pas qu'elle l'avoit veû à travers de la Pallissade ; et il s'imagina qu'elle l'avoit veû a Paphos. Cependant il n'y connoissoit personne qui chantast comme elle, ny qui parlast comme elle : de sorte que tout surpris de l'entendre parler ainsi, il ne sçavoit presque
que luy dire ny que penser ; joint qu'elle luy imposa silence, pour tout le reste de la Ceremonie. Ce n'est pas, luy die elle, que j'aye une aussi grande devotion à cette Feste que si ç'en estoit une de Venus Uranie : mais c'est qu'en fin il ne seroit pas juste que vous fussiez venu de Paphos à Amathonte pour ne la point voir : et que je m'y fusse trouvée, pour ne pouvoir dire ce que j'y aurois veû. Pour vous Madame, luy dit il, vous ferez ce qu'il vous plaira : mais pour moy, je suis bien resolu de ne regarder plus que vous : car je crains tellement de vous perdre parmy tant de Dames voilées, que je ne veux pas me trouver une seconde fois dans la cruelle necessité de me separer de vous sans vous voir, et sans vous connoistre. Parthenie entendant parler Timante de cette sorte, ne voulut pas luy tesmoigner qu'elle ne vouloit point qu'il la vist, ny qu'il sçeust qui elle estoit, de peur d'augmenter sa curiosité : si bien que sans luy respondre, elle luy imposa silence, en continuant de regarder attentivement le reste de la Ceremonie. Son exemple ne servit pourtant guere à Timante : qui ne vit plus rien de tout ce que l'on fit, depuis qu'il eut veû Parthenie.
Durant la seconde partie de la cérémonie, le cercueil d'Adonis disparaît, les habits de deuil font place à des habits de fête et l'on chante l'immortalité du dieu. Pressentant que bientôt toutes les femmes enlèveront leur voile, Parthenie s'éloigne avec Amaxite. Mais Timante la suit et l'implore de se faire connaître.
Cependant la Ceremonie continuant tousjours, il y eut un Concert d'Instrumens de Chasse ; un autre de Musique de Bergers ; et un autre de Lires : apres quoy on mit des Parfums excellens dans des Cassollettes, qui firent une espece de nuage, qui dura autant de temps qu'il en faloit, pour faier que par une Machine qui agit presques imperceptiblement,
le Cercueil d'or disparut, du milieu de cette Ballustrade, aussi bien que le Tapis couvert de coeurs enflamez, et de larmes d'argent : au lieu d'un objet si funeste, on vit un petit Parterre bordé de Rosiers et de Mirthes, dans des Vazes magnifiques : au milieu duquel on voyoit s'eslever au dessus de toutes les autres Fleurs, cette belle Fleur en la quelle on dit que les Dieux ont changé Adonis à la priere de Venus. De sorte que ces agreables Parfums se dissipant peu à peu, firent que la Ceremonie changea tout d'un coup de face : et que ces mesmes Filles qui avoient chanté des pleintes si lamentables, apres avoir jetté leurs Manteaux de deüil sur ce vain Tombeau qui disparut, parurent en suitte avec des Habits magnifiques et chanterent des Vers qui annoncerent l'immortalité d'Adonis à toute l'assemblée : si bien que la Ceremonie finit par la joye, et par un Sacrifice de remerciment. Mais Seigneur, comme la constume est que dés que le Parterre de Fleurs paroist, la plus grande partie des Dames se desvoilent, Parthenie qui ne l'ignoroit pas, quoy qu'elle n'eust jamais veû cette Feste, fit signe à Amaxite qu'elle se vouloit retirer : et en effet dés que les Cassolettes commencerent d'exhaler cette abondance de Parfums qui faisoit une espece de tenebres dans le milieu du Temple ; Parthenie feignant qu'elle ne les pouvoit souffrir, changea de place avec Amaxite et ses deux Femmes, et se retira avec des sentimens bien differens. Car elle craignoit que Timante ne la connust
et ne la voulust suivre : et elle n'uest toutesfois pas esté bien aise qu'il ne se fust pas aperçeu qu'elle changeoit de place, et qu'il ne l'eust pas suivie. Elle ne se trouva pourtant pas dans la necessité de choisir : car Timante, qui ne l'avoit point perduë de veuë, depuis qu'il l'avoit reconnuë pour estre cette aimable Personne qu'il ne connoissoit point ; changea de place aussi bien qu'elle : et la suivit sous une des Arcades du Temple, où elle se fut asseoir avec Amaxite : dans le dessein de sortir parmy la presse, quand la Ceremonie seroit achevée : n'osant sortir à l'heure mesme, de peur que Timante ne la suivist, jusques au lieu où elle logeoit, comme elle voyoit qu'il la suivoit dans ce Temple. Cependant elle ne fut pas plustost assise (ayant fait mettre ma Soeur aupres d'elle sans aucune ceremonie, afin de se mieux déguiser) que Timante fut se mettre à genoux devant elle : luy demandant pardon de la liberté qu'il prenoit, et la conjurant de ne vouloir pas luy estre aussi rigoureuse, qu'elle luy avoit esté au Labirinthe. Car enfin Madame, luy dit il, quelque respect que j'aye pour vostre Sexe en general, et pour vous en particulier, je suis resolu aujourd'huy de perdre une partie de celuy que je vous dois : en vous supliant jusques à vous importuner, de me faire l'honneur de lever ce Voile envieux, qui me cache sans doute la plus grande Beauté qui soit en toute l'Isle de Chipre : ou de me dire du moins, en quel lieu, et en quel temps, mes yeux pourront connoistre une Personne
que mon coeur connoist desja si bien. Comme la Nature, reprit Parthenie, ne m'a pas donné autant de beauté que vostre imagination m'en donne, je ne veux pas moy mesme détruire cette agreable Image que vous vous estes formée de moy, et qui ne me ressemble pourtant point : car enfin si vous veniez à me voir, et à me voir beaucoup au dessous de ce que vous croiyez que je suis, il arriveroit peut-estre qu'en chassant la curiosité de vostre esprit, je mettrois de l'aversion dans vostre coeur. Ha Madame, interrompit il, quand vos yeux ne conviendroient ny à vostre taille ; ny à vostre voix ; ny à vos belles mains ; ny à vostre esprit ; je vous honnorerois encore infiniment : la beauté ne consiste pourtant à rien de ce que vous connoissez de moy, reprit elle, quand mesme je tomberois d'accord d'avoir une partie de ce que vous dittes que j'ay : car apres tout, adjousta t'elle en riant, la plus belle taille du monde ; les plus belles mains ; la plus belle voix ; et le plus bel esprit ; n'empescheront pas qu'on ne soit encore la plus laide Personne de la Terre : si on a le taint grossier, tous les traits du visage desagreables, et la phisionomie stupide ou sauvage. Ha Madame, respondit Timante, tout ce que vous dittes acheve de me faire croire que vous estes telle que mon imagination vous represente ! car enfin si vous n'estiez pas aussi belle que je croy que vous l'estes, vous ne feriez pas une si agreable peinture de la laideur : et je suis persuadé, que pour faire bien vostre Portrait, il
ne faudroit que faire le contraire de ce que vous venez de dire. C'est pourquoy, Madame, au nom de la Deesse qu'on adore icy, ne vous obstinez pas à vouloir que je ne sçache point qui vous estes : car aussi bien suis-je resolu de vous suivre opiniastrément, jusques à ce que je vous connoisse. Parthenie voyant alors qu'en effet Timante parloit comme un homme qui avoit un dessein formé de la voir, et de sçavoir qui elle estoit, se trouva estrangement embarrassée : elle sçavoit bien que quand elle leveroit son Voile, il ne la connoistroit pas : mais elle n'ignoroit pas aussi, que sa veuë augmenteroit plustost sa curiosité, qu'elle ne la diminuëroit : et qu'il la suivroit encore avec plus d'empressement quand il l'auroit veuë, que s'il ne la voyoit point. De se confier aussi à sa discretion, en luy descouvrant son visage et en luy disant son nom, elle ne le connoissoit pas assez, pour croire qu'il luy garderoit fidellité : joint que dans les sentimens où elle estoit, de ne vouloir point souffrir que sa beauté luy fist des conquestes ; et estimant desja extrémement Timante, et par le raport qu'on luy en avoit fait, et par sa propre connoissance, elle ne vouloit pas qu'il la vist : ny se mettre en estat qu'elle fust : obligée de le fuir. Neantmoins elle ne sçavoit pas trop bien quel avantage elle pourroit tirer de ce qu'il ne la verroit point, et de ce qu'il ne la connoistroit point : toutesfois elle ne laissa pas de croire qu'apres que les Dieux luy avoient fait entendre que si elle se pouvoit faire aimer sans le secours
de sa beauté, elle seroit fort heureuse, il y avoit quelque chose d'extraordinaire en la rencontre de Timante et d'elle : et que par consequent elle devoit agir conformément au sentiment de l'Oracle de Delphes, et de celuy de Venus Uranie.
Voyant que la cérémonie touche bientôt à sa fin, et désireuse de s'en aller avant le terme, Parthenie propose un marché à Timante. S'il renonce à la suivre, elle le contactera avant huit jours pour une nouvelle entrevue. Dans le cas contraire, elle ne lui révélera jamais son identité. Timante accepte, mais ne peut s'empêcher de suivre Parthenie des yeux, lorsqu'elle s'éloigne.
Voyant que la cérémonie touche bientôt à sa fin, et désireuse de s'en aller avant le terme, Parthenie propose un marché à Timante. S'il renonce à la suivre, elle le contactera avant huit jours pour une nouvelle entrevue. Dans le cas contraire, elle ne lui révélera jamais son identité. Timante accepte, mais ne peut s'empêcher de suivre Parthenie des yeux, lorsqu'elle s'éloigne.
La voila donc fortement resolue de ne se monstrer point, et de ne se nommer pas à Timante : c'est pourquoy prenant la parole, Seigneur, luy dit elle, comme je ne suis pas injuste, je comprens bien que vous avez quelque sujet d'avoir quelque legere curiosité de sçavoir qui je suis : et qu'ainsi je ne dois pas trouver estrange que vous m'ayez demandé si instamment de la satisfaire : et d'autant moins, que vous estes sans doute persuadé qu'en me pressant comme vous faites de lever le Voile qui me cache le visage, vous croyez me faire une civilité. Mais Seigneur, pour vous tesmoigner que je veux agir aveque vous, comme avec une personne de qui je connois la vertu ; je veux bien me confier à vous de quelque chose : et vous dire qu'il m'importe de telle sorte que vous ne me connoissiez pas presentement, que peut estre tout le repos de ma vie en dépend : c'est pourquoy je vous conjure par tout ce qui vous est cher, de me laisser aller sans me suivre, et sans me demander mesme plus qui je suis : Il paroist bien Madame, repliqua t'il, que vous ne vous fiez guere à cette vertu que vous connoissez, puis que vous ne luy confiez rien : mais Madame, comme on n'est pas obligé aux choses impossibles, et que je ne puis absolument
me resoudre à vous perdre pour tousjours, je vous declare que je ne vous abandonneray point, que je ne vous connoisse : mais en mesme temps je vous assure de ne dire point qui vous estes, puis que vous ne voulez pas qu'on le sçache, si je puis venir à bout de le sçavoir. Parthenie voyant alors l'opiniastreté de Timante, s'avisa enfin d'un autre expedient, pour l'empescher de sçavoir qui elle estoit, qu'elle se hasta de luy proposer, parce qu'elle voyoit que la Ceremonie s'en alloit finir. De sorte que voyant que c'estoit en vain qu'elle s'opposoit à la curiosité qu'il avoit ; Seigneur, luy dit elle, j'avouë que je ne puis pas presentement vous empescher de me suivre, et qu'ainsi vous pouvez venir à bout de sçavoir où je loge, et peut-estre en suitte sçavoir qui je suis : mais je vous declare à mon tour, que si vous le faites, vous ne me verrez jamais, et ne me parlerez jamais. Où au contraire, si vous avez cette defference à ma volonté, de ne me suivre point ; ne vous informer point qui je puis estre ; et de ne dire jamais à personne sans exception, que vous ayez rencontré une seconde fois cette Inconnuë que vous trouvastes dans le Labirinthe : je vous promets, dis-je, de vous accorder ma conversation, eu un lieu où j'auray plus de loisir de vous entretenir qu'icy. C'est donc à vous à choisir : mais auparavant, souvenez vous, poursuivit elle, que je viens de vous dire que si vous me suivez aujourd'huy, je vous fuiray toute ma vie : et de telle sorte, que vous ne me verrez jamais : et que
si vous ne me suivez point, et que vous faciez exactement tout ce que je vous ay dit, je vous tiendray ma parole. Mais ne pensez pas, adjousta-t'elle, me pomettre tout pour ne me tenir rien : car je suis asseurée qu'il n'y a personne à Paphos à qui vous puissiez faire confidence de cette petite advanture, que je ne le sçache à l'heure mesme : c'est pourquoy prenez garde à ce que vous me devez dire : car encore une fois, vous ne me verrez plus de vostre vie, si vous me voyez aujourd'huy, et si vous ne faites ponctuellement tout ce que je veux. Madame, luy dit il, que voulez vous que vous responde un homme qui meurt d'envie de vous connoistre, et que vous voulez mettre au hazard de ne vous connoistre jamais ? Nullement (luy dit elle avec precipitation, voyant que le monde commençoit desja de sortir du Temple) et pourveû que vous ne me suiviez point et que vous faciez ce que je veux, vous me parlerez infailliblement devant qu'il soit huict jours. Jurez le moy donc en presence de la Deesse qu'on adore icy, respondit Timante ; je le veux, luy dit elle, mais apres cela ne faites pas seulement un pas pour me suivre : et croyez fortement pour vous en empescher, que l'unique moyen de me voir un jour, est de ne me suivre point aujourd'huy. Mais Madame, respondit il, vous ne me dites point où je vous retrouveray : je vous le feray sçavoir à Paphos, dit elle en s'en allant. Encore une fois, dit Timante en la suivant, me puis-je fier à vos paroles ? ouy, respondit elle,
pourveû que vous me laissiez aller sans me suivre. Parthenie dit toutes ces choses à Timante d'une maniere si determinée, qu'il creût en effet qu'elle vouloit estre obeïe, et qu'il luy devoit obeïr : cette creance ne demeura pourtant pas longtemps bien affermie dans son esprit, par la peur qu'il eut que cette Inconnuë ne luy eust promis de le revoir, que pour ne le voir jamais : de sorte s'estant arresté aussi long temps qu'il le faloit pour faire croire à Parthenie, qui tourna deux ou trois fois la teste de son costé, qu'il luy obeissoit ; il la suivit neantmoins des yeux le plus longtemps qu'il pût : avec intention de la suivre de loin malgré ses promesses. Mais à peine fut elle meslée dans cette foule prodigieuse de Dames voilées qui sortoient du Temple, qu'il ne la pût plus discerner ; quelque soin qu'il y aportast. Il creût toutefois encore l'avoir veuë de loin, dans une grande Ruë qui aboutissoit à la grande Porte du Temple, mais il s'estoit abusé, car dés qu'elle avoit esté sortie, elle avoit tourné à droit : ayant fort bien remarqué que Timante avoit bien de la peine à luy obeïr, et qu'il ne luy obeïssoit pas ponctuellement. Elle ne luy en voulut pourtant point de mal : et je ne sçay si en cette occasion, elle eust souhaitté qu'il luy eust obeï sans repugnance, quoy qu'elle ne voulust pas qu'il la vist, ny qu'il la connust. Aussi fut elle bien aise de remarquer qu'il l'avoist perduë de veuë : et plus aise encore quand elle fut arrivée au lieu où elle logeoit, d'où elle ne sortit plus, que pour s'en retourner
chez elle, le lendemain au matin.
Sur le chemin du retour, Timante s'interroge ; l'inconnue ne serait-elle pas aussi belle qu'il l'imagine ? aurait-elle quelque affaire secrète avec un homme qui la contraindrait à se cacher ? Mais il chasse rapidement de telles pensées et attend avec impatience des nouvelles de cette femme mystérieuse. De son côté, Parthenie ne sait quelle résolution prendre. Elle consulte Amaxite.
Pour Timante, il eust bien voulu demeurer quelques jours à Amathonte, pour s'informer qui pouvoit estre cette Inconnuë : mais comme elle luy avoit promis de ses nouvelles à Paphos, il s'y en retourna, apres avoir fait cens mille tours dans toutes les Ruës de cette belle Ville, pour tascher de retrouver encore une fois une Personne qui touchoit son coeur d'une si grande curiosité, qu'elle avoit presque toutes les inquietudes d'une amour naissante. Mais apres avoir bien erré inutilemêt, il s'en retourna à Paphos : ayant fait ce petit voyage, sans avoir aveque luy qu'un Escuyer, et deux Esclaves, Antimaque pour n'en ayant pû estre quelque legere indisposition qu'il avoit euë. En s'y en retournant, il resva continuellement à l'advanture qu'il venoit d'avoir : il se resolut pourtant de ne la dire à personne, suivant ce qu'il avoit promis à l'aimable Inconnuë qu'il avoit retrouvée : si ce n'estoit qu'elle luy manquast de parole, et qu'elle ne luy donnast point le moyen de l'entretenir comme elle luy avoit fait esperer. Il chercha cent et cent fois à deviner par quelle raison elle agissoit ainsi ; et il n'est rien que son imagination ne luy figurast. Quelquesfois il pensoit que peut-estre n'estoit elle point belle : mais il n'avoit pas plustost pensé cela, que les belles mains ; la belle taille ; la belle voix ; et le bel esprit de cette Personne, revenans en son imagination, il ne pouvoit croire qu'elle ne fust du moins fort agreable, si elle n'estoit pas fort belle. En suitte, il venoit à
soubçonner que cette Femme estoit allée à Amathonte pour quelque galanterie secrette : puis un moment apres, venant à considerer qu'elle s'estoit aussi bien cachée au Labirinthe qu'à Amathonte, et qu'il n'avoit point veû d'Hommes aupres d'elle, dans le Temple où il l'avoit rencontrée, il changeoit encore d'advis, et ne pouvoit que penser. Il arriva donc à Paphos, sans sçavoir ce qu'il devoit croire, ou ne croire pas cependant cette avanture luy tint tellement au coeur ; qu'il ne pensa jamais à autre chose, durant les huict jours que cette Inconnuë luy avoit demandez. Toutes les fois qu'il sortoit de chez luy, il laissoit ordre s'il venoit quelqu'un qui eust à luy parler d'une affaire, qu'on le luy menast : il ne r'entroit jamais sans demander s'il n'estoit venu personne pour luy dire quelque chose, ou si on ne luy avoit point aporté de Lettres ? et il menoit une vie si inquiette, et avoit une curiosité si impatiente, que les heures luy sembloient des jours, et les jours des Siecles. Mais durant que Timante estoit en cét estat, Parthenie de son costé estoit en une irresolution estrange : ses premiers sentimens furent pourtant tous à manquer de parole à Timante, et à ne le voir jamais : elle ne fut toutesfois pas long temps dans cette opinion : car revenant à songer que si elle manquoit de parole à Timante, il ne seroit pas obligé de luy tenir ce qu'elle luy avoit fait promettre ; et qu'ainsi disant à tout le monde cette derniere rencontre, on pourroit enfin venir à deviner la verité, sa premiere resolution
ne fut plus si ferme : c'est pourquoy elle demanda conseil à ma Soeur.
Amaxite est persuadée que Timante est celui qui, selon les oracles, doit aimer Parthenie sans l'avoir vue. Elle incite cette dernière à s'en assurer. Pour sa part, Parthenie aimerait bien que cette prédiction se réalise, car le plus grand bonheur consiste pour elle à aimer quelqu'un. Mais elle est décidée à réaliser cette conquête grâce à son esprit et à sa vertu, non par sa beauté. Il s'agit maintenant de trouver un moyen conforme à la bienséance de parler à Timante, sans que le soupirant ne voie son visage.
Je vous prie, luy dit elle, dites moy ce que vous feriez, si vous estiez en ma place : dois-je manquer de parole à Timante, ou la luy tenir ? Pour moy Madame (repliqua Amaxite, qui faisoit ce qu'elle pouvoit pour luy oster son humeur solitaire) je ne voy pas par quelle raison vous ne la luy voudriez pas tenir : car enfin quel mal vous peut-il arriver de ne manquer point à ce que vous luy avez promis ? S'il ne vous connoist pas, vous ne hazardez rien : et s'il vient à vous connoistre, je suis asseurée qu'il vous aymera, et que nous verrons l'Oracle accomply. En verité Madame, adjousta-t'elle, je suis si persuadée que Timante est celuy que les Dieux vous reservent, que je ne puis vous conseiller de luy manquer de parole : car enfin vous l'avez rencontré deux fois d'une maniere si surprenante, que je ne puis penser que cela ne soit pas comme je le dis. Car ne voyez vous pas que toute inconnuë que vous luy estes, il a une inquietu- si grande, et une curiosité si respectueuse, que je suis assurée que vous avez eu des Amans qui vous avoient veuë plus de cent fois, qui ne pensoient pas plus à vous qu'y pense Timante ? Quand ce que vous dittes seroit vray, repliqua Parthenie, je ne luy en aurois pas grande obligation : puis qu'enfin sa curiosité n'est pas un effet de mon merite : mais c'est que naturellemêt on aime à sçavoir ce qu'on ignore : principalement en de certaines rencontres. Je suis pourtant asseurée,
reprit Amaxite, que si vous eussiez chanté ; que vous eussiez eu la taille mal faite ; et que vous luy eussiez paru stupide quand vous luy parlastes ; que sa curiosité ne luy eust pas duré un quart d'heure. Je ne vous dis pas, adjousta t'elle, que Timante soit amoureux de vous : mais j'ose vous asseurer, que si vous le voulez il le deviendra : car apres l'avoir entendu parler comme j'ay fait, je suis certaine qu'il y a entre vous et luy, je ne sçay quelle disposition tendre et passionnée qu'on dit qu'il faut qui se trouve entre les personnes qui se doivent aimer. Mais, interrompit Parthenie, à ce conte là vous croiriez que cette disposition seroit dans mon coeur, comme dans celuy de Timante ? en verité Madame, repliqua t'elle en riant, si le respect que je vous dois le peut souffrir, je vous advouëray franchement, que je croy que comme Timante a assurément quelque inclination à vous aimer, vous en avez aussi à souffrir qu'il vous aime : c'est pourquoy examinez bien je vous prie, si estant née dans une Isle où il est honteux de n'estre point aimée, et de ne rien aimer ; vous estes resoluë de passer le reste de vostre vie comme vous faites. Car si cela n'est pas je vous conseille de tascher de faire ce que n'ont point encore fait toutes les Belles de la Cour : je veux dire d'assujettir le coeur de Timante, qu'elles n'ont pû prendre avec tous leurs charmes. Pour vous faire voir mon ame â descouvert, luy dit Parthenie, je vous advoüeray que selon moy, toute la felicité de la vie ne consiste qu'à regner souverainement
dans le coeur de quelqu'un, et qu'à faire un agreable eschange de plaisirs et de douleurs avec une personne raisonnable. Cette liaison d'ame et d'esprit, a sans doute beaucoup de douceur, dans l'amitié toute pure : mais apres tout il y a trop d'esgalité entre deux Amies, pour pouvoir tirer de cette amitié toute la satisfaction que l'on trouve en une affection d'autre nature : car enfin on n'y trouve point d'obeïssance aveugle ; on est privé de mille petits soins qui plaisent infiniment ; les plaisirs en sont trop tranquiles ; les secrets en sont trop peu secrets ; et si l'amitié a du feu aussi bien que l'amour, on peut dire qu'elle a de la lumiere sans avoir de la chaleur ; et que l'autre brusle et esclaire tout ensemble. Enfin ma chere Fille : poursuivit elle en rougissant, il faut advoüer qu'une amour innocente et toute pure, seroit la plus douce chose du monde, si elle pouvoit estre durable : mais la plus cruelle aussi, quand une personne qui a l'ame ferme et constante, s'attache d'affection avec un coeur infidelle. Et croyez vous Madame, reprit Amaxite, qu'il soit absolument impossible de trouver un Amant constant ? Je ne veux pas le croire impossible, dit Parthenie, mais j'y crois bien de la difficulté : si ce n'est du moins de ceux qui n'aiment pas par la beauté, ny par nulle raison estrangere. En effet, pour faire que l'amour soit parfaite et durable, il faut que nul interests n'y soit meslé ; il faut aimer parce qu'on y est forcé ; il ne faut point que la raison y contribuë rien ; au contraire, il faut qu'elle soit de telle sorte assujettie
et preocupée par cette passion, qu'elle ne voye que par elle. Enfin Amaxite, je vous advouë que si je croyois trouver en Timante un homme qui fust capable de m'aimer, sans considerer ny ma condition ; ny ma richesse : ny sans fonder mesme sa passion, sur le peu de beauté que j'ay ; il n'est rien que je ne fisse, pour aquerir son affection. Je ne ferois pourtant pas un crime, comme vous pouvez penser, adjousta t'elle, mais je veux dire que je serois capable d'aller un peu au delà de l'exacte prudence ; qui ne veut pas qu'on hazarde rien. Mais Madame, dit Amaxite, que hazardez vous, en l'occasion qui se presente ? Vous sçavez que Timante est digne de vous par sa naissance ; par sa richesse ; par sa personne ; par son esprit ; et par sa vertu : vous sçavez de plus, que le Prince vostre Frere l'aime cherement ; et vous voyez que Timante vous cherche en tous lieux. De plus, il paroist encore que de la façon dont vous l'avez rencontré, ce doit estre luy que les Dieux veulent que vous espousiez : car enfin ce n'est point par le pouvoir de vos yeux, que vous l'avez assujetty, ou du moins que vous luy avez donné de la curiosité : c'est pourquoy si vous m'en croyez, vous luy tiendrez vostre parole, sans vous faire connoistre à luy. S'il ne vous aime point, vous n'aurez rien hazardé, puis qu'il ne sçaura qui vous estes : et s'il vous aime, vous aurez trouvé en Timante, celuy qui vous doit rendre heureuse. Mais quand je voudrois luy tenir ma parole, reprit elle, comment le pourrois ; à qui confieroy-je ce secret ; et
comment le verrois-je avec bien-seance sans qu'il me vist ? De plus, adjousta t'elle, comme ce ne doit point estre par le pouvoir du peu de beauté que j'ay, que je dois assujettir celuy qui me doit rendre heureuse ; je pense qu'il faut que ce soit autant par ma vertu que par mon esprit, que je face cette conqueste : c'est pourquoy je doute si en accordant à Timante la permission de me voir en secret, je ne luy rendrois point la mienne suspecte, avec beaucoup d'injustice toutesfois : estant certain que j'ay une aversion invincible, pour tout ce qui choque tant soit peu la modestie. Amaxite voyant qu'il n'y avoit plus d'autre difficulté dans l'esprit de Parthenie, que celle de trouver les moyens de conserver la bien-seance, se mit à songer comment elle pourroit imaginer la chose : et elle y songea si bien, qu'enfin elle trouva les voyes de satisfaire cette Princesse. Mais Seigneur, il faut ce me semble que je vous die, que la principale raison qui faisoit qu'Amaxite portoit si fort Parthenie à souffrir que Timante luy parlast ; estoit que le Prince Philoxipe et Policrite, l'avoiêt priée mille et mille fois, de porter cette Princesse, autant qu'elle le pourroit, à quitter sa Solitude : et à ne s'attacher pas si ponctuellement aux paroles de l'Oracle, qu'ils croyoient qu'elle expliquoit mal. Aussi en avoit on fait un secret : car excepté moy, personne n'avoit rien sçeu de ce qu'on luy avoit respondu : parce que cela eust semblé une espece de malediction des Dieux, si la chose eust esté comme Parthenie se l'imaginoit. Voila donc,
Seigneur, par quel motif Amaxite agissoit : mais pour obliger Parthenie à se servir d'un moyê qu'elle luy proposa, elle luy fit relire l'Oracle de Delphes : qui luy disoit en termes exprés, comme je l'ay desja dit ; Que si elle vouloit estre heureuse, il faloit qu'elle espousast un homme que ses yeux ne luy eussent point assujetty :
et par consequent (luy dit Amaxite, apres qu'elle eut achevé de voir cét Oracle) il faut conclurre qu'il y a quelqu'un au monde qui peut commencer de vous aimer, sans avoir veû vos yeux. Car les Dieux ne predisent pas des choses impossibles : si bien qu'il faut presque croire de necessité apres cela, que Timante est celuy dont les Dieux veulent se servir à vous rendre heureuse : c'est pourquoy ne deliberez pas davantage, si vous devez luy tenir vostre parole, et souffrir qu'il vous parle. Mais encore une fois, interrompit Parthenie, si je voulois vous croire, comment pourrois-je aller à Paphos sans qu'on le sçeust ; voir Timante sans qu'il me vist le visage ; et l'entretenir sans qu'il pust mesme deviner qui je suis ? Cependant soit scrupule ou raison, apres la cruelle experience que j'ay faite du peu de fermeté que l'on trouve dans le coeur de ceux qui aiment la beauté seulement ; je ne veux point que Timante sçache si j'ay les yeux beaux ou laids : ny qu'il sçhache mesme precisément ma condition, que je ne sçache qu'il m'aime assez pour m'aimer eternellement, quand mesme je ne serois point du tout belle. Car enfin, si j'ay à conquerir le coeur de Timante, je ne veux point
que ce soit avec une beauté passagere, qui emporte son affection avec elle : et qui ne me laisse qu'un desespoir que je n'ay que trop esprouve. Amaxite entendant parler Parthenie de cette sorte, ne voulut point la contredire : parce qu'encore qu'elle ne creust pas trop qu'il fust possible que Timante pust devenir amoureux d'elle sans luy voir le visage ; et qu'elle fust de l'opinion de ceux qui croyent que les yeux seuls donnent et reçoivent de l'amour ; elle ne laissa pas de luy accorder qu'elle avoit raison de vouloir tout ce qu'elle vouloit.
Parthenie et Amaxite élaborent un stratagème qui permet à Parthenie de voir Timante et de lui parler sans être vue : elle logera incognito dans une maison attenante à celle où réside Timante et lui parlera d'une fenêtre grillagée. Le prétexte du séjour en ville est une course de chevaux, à laquelle Parthenie assiste en cachette. Timante arbore à cette occasion la devise « Il [le soleil] me brûle tout eclipsé qu'il est ». Puis, lors de l'entrevue fixée dans l'espace commun aux deux maisons, Timante s'engage à aimer l'inconnue jusqu'à la mort. Parthenie lui accorde alors la permission de venir plusieurs jours au même endroit à la même heure. Amaxite, de son côté, est chargée de vérifier que Timante garde bien le secret. De fait, si le soupirant s'interroge sur l'identité de l'inconnue, il s'abstient pour autant de se livrer à des recherches. Lors de la seconde entrevue, Parthenie réitère à Timante qu'elle ne se dévoilera que lorsqu'il aura gagné son cœur. Finalement, elle accepte de se montrer, à condition qu'il garde le silence. Elle lui fixe un rendez-vous au lendemain.
Amaxite finit par procurer à Parthenie un moyen de s'entretenir avec Timante : elles iront toutes deux loger incognito chez l'une de ses amies résidant à Paphos, dont la maison, pourvue de fenêtres grillagées, donne sur un jardin. De cette demeure, on aperçoit également un hippodrome où doit se dérouler une importante course de chevaux, laquelle servira de prétexte à leur séjour en ville. Megaside est mis dans la confidence du voyage, tout en ignorant le motif véritable. En arrivant à Paphos, Amaxite rappelle à Parthenie que le terme donné à Timante expire le jour même. Mais Parthenie veut attendre le lendemain, jour de la course.
Mais apres cela Madame, luy dit elle, il faut aussi faire de vostre costé, ce qui despend de vous : c'est pourquoy il faut suposer un voyage de quinze jours : et au lieu d'aller où l'on dira que vous estes allée : il faut aller secretement à Paphos, loger chez une Amie de mon Frere, et y demeurer tout ce temps là : pendant lequel, sur quelque pretexte que nous inventerons avec plus de loisir, je feray en sorte que la Chambre qu'on vous donnera sera une Chambre basse, qui donne sur le Jardin. Les Fenestres en son grillées : et il y en a une qui donne mesme au bout d'un Berçeau de Iasmin, qui fait qu'on y voit moins clair qu'aux autres. Cette Personne est une Personne de qualité et de vertu : son Mary et un Fils qu'elle a, sinon allez à Athenes : et elle a d'extrémes obligations à mon Frere, à qui seul il faut confier la chose. Mais, luy dit Parthenie, si on venoit à sçavoir que j'eusse esté à Paphos de cette sorte qu'en penseroit on ; ou plustost que
n'en penseroit on pas ? Au pis aller, reprit Amaxite on diroit que vous auriez voulu voir sans qu'on le sçeust, une Course de chevaux qui s'y doit faire : et en effet ce pretexte n'estoit pas mauvais : car il estoit vray qu'on en devoit faire une : et que la Maison de cette Dame, dont Amaxite parloit à Parthenie, respondoit sur la Place de l'Hipodrome, destinée à de semblables divertissemens. Parthenie ne se rendit pourtant pas encore, et la chose demeura irresoluë dans son esprit : jusques au sixiesme jour, que j'arrivay chez elle. Je n'y fus pas plustost, qu'elle pria Amaxite de me parler de Timante, afin de sçavoir s'il auroit esté secret : jugeant bien, veû le grand bruit qu'avoit fait leur premiere rencontre du Labirinthe, que s'il avoit dit la seconde, j'en aurois entendu parler : car j'avois l'honneur de le voir assez souvent, chez le Prince Philoxipe. Amaxite obeïssant donc aux volontez de Parthenie, me demanda tout devant elle, si cét Estranger dont on disoit tant de merveilles, estoit encore à Paphos : et s'il y divertissoit autant la Cour, qu'il avoit fait au commencement ? Timante, repliquay-je, est sans doute tousjours un des hommes du monde le plus accomply : mais depuis un petit voyage qu'il a fait pour aller voir la Feste des Adoniennes à Amathonte, il est devenu plus resveur et plus inquiet, qu'il n'estoit auparavant. Il faut pourtant, poursuivit il, que ce soit une resverie qui vienne de temperamment : car il ne luy est rien arrivé que de favorable. Il est peutestre devenu amoureux,
dit Parthenie ; nullement, repliquay-je, car depuis son retour d'Amathonte, il n'a guere fait de visites de Dames. C'est donc (respondit elle en soûriant, et en regardant Amaxite) que cette Feste des Adonienes où il a esté, luy a inspiré dans le coeur une melancholie dont il ne se peut deffaire. Apres cela, passant d'un discours à un autre, je me mis à luy raconter quelle devoit estre la course de chevaux qu'on devoit faire à Paphos : de sorte que Parthenie, qui dans le fonds de son coeur souhaitoit de voir Timante, prit cette occasion pour trouver un pretexte à ce qu'elle desiroit. Elle dit donc à ma Soeur, qu'elle ne vouloit pas la priver eternellement de toutes sortes de plaisirs, et qu'elle vouloit qu'elle eust celuy là ; c'est pourquoy, luy dit elle, je vous donneray un Chariot, et Megaside vous menera à Paphos, et vous ramenera icy apres la Feste, afin que vous me la racontiez. Amaxite entendant parler Parthenie de cette façon, connut bien qu'il faloit luy laisser un pretexte de cacher la veritable cause de son voyage : de sorte que faisant semblant de croire qu'elle parloit tout de bon, elle luy dit qu'elle n'iroit point sans elle : et la chose alla enfin de telle maniere, que Parthenie fit comme si elle n'eust esté à Paphos que pour faire voir la Course de chevaux à Amaxite. Ce n'est pas que Parthenie n'ait l'esprit tourné d'une certaine façon, que bien souvent, pourveû qu'elle n'ait rien à se reprocher à elle mesme, elle ne se soucie pas trop si le monde pense bien ou mal de ce
qu'elle fait : mais pour cette fois là, elle eut cent circonspections estranges, qui penserent rompre son voyage. Il fut toutesfois resolu, apres tant d'irresolutions aparentes : elle me dit certaines raisons obscures et embroüillées, pour me faire comprendre qu'elle avoit sujet de ne vouloir pas qu'on sçeust qu'elle allast à Paphos : en suitte de quoy elle me fit faire mille sermens d'estre secret, quoy que je ne sçeusse alors autre chose, sinon qu'elle alloit voir une Course de Chevaux. Apres quoy, je fus devant à Paphos, pour preparer celle qui devoit recevoir Parthenie ; et pour donner ordre à tout ce qui pouvoit cacher ce petit voyage. Ma Mere mesme ne sçeut point que ma Soeur estoit à Paphos : et la chose fut conduitte si adroitement, que personne n'en soupçonna jamais rien. Et certes il eust esté assez difficile : car comme Parthenie ne dit point chez elle où elle alloit ; qu'elle arriva de nuit ; et que la Maison où elle logea, est assez prés de la Porte de la Ville par où elle entra, il n'eust pas esté aisé qu'on en eust rien descouvert : principalement Parthenie n'ayant que des Femmes avec elle qui ne sortoient point du tout. Enfin, Seigneur, Parthenie fut â Paphos, croyant presques qu'elle n'y alloit point pour Timante : et en effet, quand elle y fut arrivée, et qu'Amaxite luy demanda si elle ne vouloit donc pas luy tenir sa parole ; elle luy repartit d'abord determinément, qu'elle n'y pouvoit consentir. Un moment apres, elle n'en parla plus avec tant de certitude : mais
elle n'eut pourtant pas la force de se resoudre à faire ce qu'Amaxite luy proposoit : et elle luy dit au contraire qu'elle ne le pouvoit pas ; et qu'elle ne verroit Timante qu'à la Course de Chevaux, qui se faisoit le lendemain. Ce fut en vain qu'Amaxite luy dit que le terme qu'elle luy avoit donné expiroit ce jour là : car elle demeura ferme dans sa resolution. Amaxite fut tentée cent fois, d'avertir Philoxipe de la verité de la chose : sçachant assez qu'il faut bien souvent pour servir ses Amis, ne croire pas tousjours ce qu'ils disent, et ne faire pas tousjours ce qu'ils veulent : mais apres tout elle croyoit que les deux Oracles que Parthenie avoit reçeus, avoient fait une si forte impression dans son esprit, qu'elle se fust estrangement offencée si elle eust esté cause que le Prince Philoxipe eust esté encore la presser de ne s'y attacher pas si exactement, qu'elle se privast de la societé pour tousjours. Si bien que craignant de l'irriter contre elle inutilement ; et croyant que si les Dieux vouloient que Timante espousast Parthenie, ils en trouveroient bien les moyens sans qu'elle s'en meslast ; elle ne resista plus à cette Princesse.
Le lendemain, Parthenie assiste à la course de chevaux derrière une fenêtre. Elle fait en sorte de ne pas être vue. Timante, comme s'il savait que l'inconnue assisterait à la course, arbore une nouvelle devise, représentant un bûcher embrasé et un soleil éclipsé et portant l'inscription : « Il m'embrase tout éclipsé qu'il est ». Parthenie est émue par cette galanterie, d'autant que Timante a l'air particulièrement mélancolique. Il remporte tout de même la course.
Cependant la Course de Chevaux se fit le jour suivant, où toute la Cour se trouva : et comme celle chez qui estoit Parthenie, ne pouvoit pas refuser pour ce jour là une partie des Fenestres de sa Maison, à des Dames à qui elle avoit accoustumé de les prester en de pareilles occasions, à moins que de faire soubçonner qu'il y avoit quelqu'un chez elle qu'elle ne
vouloit pas qu'on vist : Parthenie fut mise dans un Cabinet dont les Fenestres avoient une certaine espece de Grilles faites de joncs et de feüilles de Palmier, à travers desquelles on pouvoit voir sans estre veuë : et par où elle vit en effet la Course de Chevaux, qui se fit dans cette grande Place où elles donnoient. Je ne m'amuseray point, Seigneur, à vous la descrire : et je vous diray seulement que Timante y parut avec esclat, et qu'il emporta le Prix. Mais ce qu'il y eut de remarquable, fut que Timante s'estant imaginé que l'Inconnuë qui luy donnoit tant de curiosité, estoit quelqu'une des Dames de Paphos, à qui il n'avoit jamais parlé, et qu'elle verroit la Course de Chevaux dont il estoit ; avoit changé la Devise qu'il avoit portée en une autre occasion : c'est pourquoy au lieu de faire representer un Phoenix sur un Bûcher, avec ce mot,J'ATTENS QUE LE SOLEIL M'EMBRASE
. Il fit que le Peintre representa le Bûcher desja embrazé : au dessus duquel paroissoit le Soleil à demy eclipsé, avec ces paroles pour ame : IL ME BRUSLE TOUT ECLIPSE QU'IL EST
. Je vous laisse donc à penser, Seigneur combien la veuë de cette Devise surprit Parthenie : comme le Cabinet où elle estoit enfermée estoit fort bas, et que c'estoit de ce costé là que ceux qui couroient faisoient leur course, elle pût voir facilement cette Devise sur le Bouclier de Timante : car tous ceux qui estoient de cette Feste, avoient une Javeline
et un Bouclier. Parthenie n'eut donc pas plustost veû cette Devise, qu'elle en fit l'application, telle que Timante l'eust pû souhaitter : elle la montra en suitte à Amaxite, qui se servant de cette occasion, luy demanda en riant, si elle ne vouloit donc pas faire que Soleil qui brusloit Timante, ne fust pas tousjours éclipsé ? Comme ma Soeur ne luy parloit pas tout à fait serieusement, elle luy respondit de la mesme sorte : mais Amaxite ne laissa pas de remarquer, que Parthenie estoit bien aise que Timante ne l'eust pas oubliée : si bien qu'encore que cette Devise se deust plustost considerer comme une simple galanterie, que comme une veritable marque d'amour ; elle ne laissa pas de toucher le coeur de Parthenie et de l'obliger. Il luy sembla mesme, que Timante avoit ce jour là l'air du visage plus melancholique : et elle crût que c'estoit peut estre parce qu'elle luy avoit manqué de parole. Elle ne pouvoit pourtant se resoudre à luy envoyer dire qu'il vinst dans le Jardin, par une porte de derriere, qui donnoit vers les Murailles de la Ville, afin de luy parler au travers des Grilles de la Fenestres.
La maison où loge Timante donne sur le même jardin que celle où loge Parthenie. Le soir de la course, il s'y rend pour rêver dans un cabinet de jasmin. Soudain, il entend Parthenie qui s'entretient avec Amaxite. Il lui adresse la parole. Une conversation s'engage. Malgré l'insistance de Timante, Parthenie refuse de se montrer et propose qu'ils ne se voient plus jamais. Le soupirant lui révèle alors qu'il ressent pour elle ce qu'il n'a jamais ressentit pour personne. La jeune fille tente d'opposer divers arguments mettant en cause le bien-fondé de ce sentiment. Timante insiste et demande la permission de la revoir dans ce cabinet. Elle accepte à condition qu'il ne révèle à personne qu'il a retrouvé l'inconnue du labyrinthe.
Mais Seigneur, elle n'en fut pas à la peine : car ces mesmes Dieux qui avoient fait qu'ils s'estoient rencontrez deux fois, firent encore qu'ils se parlerent une troisiesme ; et voicy comment la chose arriva. Le Logis de Timante estoit si prés de celuy où estoit Parthenie, que les Fenestres en donnoient sur le Jardin : de sorte que comme il n'y en avoit point chez luy, ceux chez qui il estoit
logé, qui estoient Gens de qualité, et qui estoient Amis particuliers de cette Dame chez qui estoit Parthenie, avoient obtenu d'elle la liberté de s'y promener quelquesfois, et l'avoient aussi demandée pour Timante. Mais comme ils n'y alloient pas souvent, elle ne s'estoit point souvenuë d'avoir la precaution de les en empescher, pendant que Parthenie seroit chez elle, et de faire fermer une Porte par où ils y entroient quand ils le vouloient : si bien que comme Timante fut retiré le soir, il voulut pour se délasser du travail du jour, et pour se refraischir du chaud qu'il avoit eu à la Course de Chevaux, s'aller promener dans ce Jardin ; et il y fut en effet. Mais il y fut seul, et s'y promena assez longtemps : apres quoy il fut s'assoir dans un Cabinet de Iasmin, où donnoit une des Fenestres de Parthenie, et y demeura prés d'une heure : trouvant beaucoup de douceur à résver en un lieu où l'air estoit si frais, et où l'on sentoit si bon. Le Soleil, estoit couché, et il ne faisoit plus assez de jour pour pouvoir discerner la diversité des Fleurs du Parterre, lors que Parthenie ouvrit sa Fenestre qui donnoit dans ce Cabinet de Iasmin, afin de jouïr de la fraischeur qui s'esleve tous les soirs d'Esté, principalement en Chipre : car quoy que cette Fenestre fust grillée, elle ne l'estoit pas comme celles qui donnoient du costé de la Place où la Course de Chevaux s'estoit faite. Mais à peine l'eut elle ouverte, qu'elle vit que la Lune se levoit : si bien qu'adressant la parole à Amaxite sans la nommer ; cét Astre, luy
dit elle, n'est pas eclipsé, comme celuy de la Devise de Timante : il ne tiendra qu'à vous, reprit Amaxite, que le Soleil de celuy que vous nommez ne le soit non plus que l'Astre que vous voyez. Vous pouvez penser, Seigneur, quelle surprise fut celle de Timante, qui estoit assis sur un Siege de Gazon, à deux pas de cette Fenestre, et du mesme costé ; de s'entendre nommer, et de croire mesme qu'il entendoit la voix de son aimable Inconnuë. Il n'en fut pourtant pas d'abord fort assuré : car comme Parthenie n'avoit pas parlé tout à fait haut, il ne sçavoit encore ce qu'il en devoit croire : c'est pourquoy pour s'en esclaircir, il s'avança diligemment, et s'aprocha de cette Fenestre. Mais il n'y fut pas plustost, que Parthenie respondant à ce qu'Amaxite luy avoit dit ; comme il n'apartient qu'aux Dieux à faire que les Astres eclipsez ne le soient plus, dit elle, c'est à eux que Timante se doit adresser, s'il veut que celuy qui luy est caché ne le soit plus. Aussi ay-je desja suivy vostre conseil (reprit Timante, en prenant un des Barreaux des Grilles de la Fenestre où estoit Parthenie) puis que ce sont sans doute les Dieux qui m'ont conduit icy, où il ne tiendra qu'à vous que le Soleil qui me brusle tout eclipsé qu'il est, n'acheve de me reduire en cendre en me descouvrant toute sa lumiere. Lors que Timante approcha, Parthenie sans sçavoir qui c'estoit, abaissa son Voile ; et se retira de la Fenestre : mais Amaxite qui n'eut pas tant de frayeur qu'elle, reconnut d'abord Timante à la voix : de
sorte que se confirmant encore par cette rencontre en l'opinion qu'elle avoit, que les Dieux vouloient que Timante et Parthenie s'aimassent ; elle luy fit un compliment : et fut à l'autre costé de la Chambre requerir Parthenie, qui fit quelque difficulté de r'approcher de la Fenestre, mais enfin elle en r'aprocha. Il est vray qu'elle ne se fia pas à la nuict pour la cacher : car comme la Lune esclairoit, elle ne parut à Timante que le Voile abaissé non plus qu'Amaxite : de sorte que comme il vit qu'elle ne se disposoit pas encore à le contenter ; il faut bien Madame, luy dit il, que vous soyez en effet ce que je croy que vous estes, je veux dire la plus belle Personne du monde : puis que vous ne croyez pas que la nuict avec tous ses voiles, puisse ccher l'esclat de vos yeux. Quoy qu'il en soit, adjousta t'il, monstrez moy du moins ce que je connois desja : faites qu'en vous entendant parler, je reçoive quelque consolation : et dites moy enfin, pourquoy vous avez voulu que je deusse au hazard, le bonheur de vous rencontrer, puis que vous m'aviez promis de m'accorder l'honneur de vous entretenir dans huict jours ? Lors que Timante commença de parler, Parthenie estoit en une peine estrange, parce qu'elle ne conçevoit point qu'il peust estre dans ce Jardin, sans qu'il sçeust qui elle estoit, et sans que quelqu'un l'eust trahie : mais lors qu'elle entendit qu'il attribuoit cette rencontre au hazard, elle se rassura, et se trouva l'esprit en estat de luy respondre, avec plus de tranquilité. Elle voulut
pourtant sçavoir plus particulierement, comment il estoit entré dans ce Jardin : et elle luy dit enfin si fortemêt, qu'elle vouloit qu'il le luy dist, qu'en effet il luy dit la chose telle qu'elle estoit : il la luy dit d'autant plustost sans aucun desguisémêt, qu'il ne douta point du tout qu'il ne sçeust sans peine qui estoit celle à qui il parloit, puis qu'il la trouvoit dans une maison si proche de la siêne. Il ne sçavoit pourtant point precisément qui y demeuroit, c'est pour quoy il ne pouvoit encore que penser : mais enfin apres que Timante eut dit à Parthenie ce qu'elle vouloit sçavoir ; vous voyez, luy dit il, Madame, que je vous dis tout ce que vous desirez que je vous die : faites la mesme chose je vous en conjure, et ne me cachez pas plus longtemps vos yeux. Comme ils portent sans doute leur lumiere avec eux, l'obscurité ne m'empeschera pas de les voir : c'est pourquoy au nom des Dieux, Madame, ne me desniez pas cette faveur, que je souhaite avec plus de passion que je n'ay jamais rien souhaité. Je vous proteste, adjousta t'il, qu'apres avoir veû tout ce qu'il y a de belles Personnes en Chipre, il n'y en a pas une dont j'aye desiré une seconde fois la veuë, comme je desire la vostre : en effet vous avez pû voir qu'au milieu de tant de grandes Beautez, je n'ay paru à une Feste publique, qu'avec toutes les marques qu'un homme qui vous adore comme on adore les Dieux, c'est à dire sans vous connoistre : c'est pourquoy, encore une fois, Madame, ne me refuses pas ce que je vous demande. Je voudrois
Seigneur, luy respondit Parthenie, vous pouvoir accorder ce que vous tesmoignez peutestre desirer plus ardemment que vous ne le desirez en effet : mais il y a quelque chose de si capricieux en ma destinée, que je ne puis faire ce que vous souhaitez de moy, à moins que de former le dessein de ne vous voir jamais apres cela. Où au contraire, s'il est vray que ce que vous connoissez de moy ne vous rebute pas de ma conversation, il pourra estre qu'avec le temps, vous pourrez sçavoir qui je suis sans me perdre : c'est pourquoy contentez vous s'il vous plaist que je vous permette de m'entretenir une heure de choses indifferentes. De choses indifferentes ; reprit brusquement Timante ; ha Madame, c'est ce que je ne sçaurois faire : et je vous declare que je ne vous parleray jamais que de vous, jusques à ce que vous m'ayez accordé ce que j'en desire. Nostre conversation ne sera donc pas fort divertissante, repliqua Parthenie en riant, car vous sçavez si peu de chose de moy, qu'il faudra tousjours recommencer le mesme discours. Je suis neantmoins bien assuré, reprit il, que je ne m'ennuyeray pas : et qu'apres vous avoir dit mille fois que je suis charmé de la beauté de vostre voix, et plus encore des graces de vostre esprit, je trouveray pourtant tousjours quelque douceur à vous le redire : pourveu que vous ne m'ostiez pas l'esperance de vous connoistre un jour mieux que je ne vous connois. Tant que vous ne me direz autre chose, respondit Parthenie, sinon que vous avez une curiosité
estrange de sçavoir qui je suis, je le croiray sans peine : mais de vouloir me persuader que tant que je vous seray inconnuë, j'auray quelque pouvoir sur vostre ame, c'est ce que vous ne ferez pas facilement : et c'est pourtant ce qu il faudroit qui fust pour m'obliger à vous dire qui je suis. Car enfin aller confier tout le secret de ma vie, à une Personne qui n'auroit nulle amitié pour moy : c'est ce que je ne dois pas faire : et c'est pourquoy, comme il n'est pas possible que vous puissiez aimer ce que vous ne connoissez point ; et que vous ne pouvez aussi jamais me conoistre sans m'aimer auparavant, il faut s'il vous plaist, qu'apres avoir desgagé aujourd'huy la parole que je vous donnay à Amathonte, nous nous separions pour tousjours. Ha Madame, luy dit il, puis qu'il ne faut que vous aimer pour vous connoistre, je vous connoistray infailliblement bientost : estant certain qu'il y a je ne sçay quelle puissance superieure qui me force malgré moy ; à m'attacher plus à vous, qu'à toutes les personnes que j'ay jamais connuës : Je vous declare toutesfois, Madame, luy dit il, que si j'ay à vous aimer, il faut que ce soit d'amour, et non pas d'amitié : car pour mes Amis et pour mes Amies, c'est mon esprit qui les choisit : et je les veux mesme connoistre longtemps, devant que de leur donner part en ma confiance. Mais pour l'Amour, il n'en est pas de mesme : car il se vante d'estre au dessus de la raison ; de naistre plustost dans le coeur que dans l'esprit ; et de naistre mesme sans le consentement de ceux
dans le coeur desquels il naist : c'est pourquoy, Madame, comme je sens pour vous ce que je n'ay jamais senty pour personne, je dois ce me semble croire, que ce que je sens est amour. Pour moy, dit Parthenie, je ne suis pas de vostre opinion : parce que je suis persuadée, que si vous me parliez souvent, quoy que vous ne sçeussiez pas qui je suis, et quoy que vous ne vissiez point si je suis belle ou laide, vous ne laisseriez pas de pouvoir avoir de l'amitié pour moy. Car comme en de longues conversations, on peut connoistre l'ame de la Personne avec qui on les a, quoy qu'on ne connoisse ny sa condition ny son visage ; il n'est pas impossible que l'amitié naisse de cette connoissance : mais pour l'amour, Seigneur, ce n'est pas la mesme chose : et comme vous avez dit vous mesme qu'il naist dans le coeur et non pas dans l'esprit, il paroist assez que l'esprit tout seul ne peut faire naistre l'amour : et que c'est à la beauté seulement que cét advantage est reservé. Ha Madame, luy dit il, que vous connoissez peu l'amour, si vous croyez que la seule beauté la cause ! ne considerez vous point que si cela estoit, il n'y auroit que les grandes Beautez qui en pussent donner ? et que l'on verroit bien souvent qu'en toute une grande Cour, il n'y auroit que deux ou trois Belles qui eussent des adorateurs ? Mais au contraire, on voit des Femmes qui n'ont quelquesfois ny grande beauté, ny grand esprit, qui sont aimées par de fort honnestes Gens : et l'on voit quelquefois aussi
en mesme temps, les plus belles personnes du monde, ne pouvoir attacher un coeur fortement à leur service. Apres cela, Madame, douterez vous encore que l'amour ne soit pas un puissant effet de la simpathie qui agit malgré nous ? Croyez donc s'il vous plaist, Madame, que puis qu'il se trouve des hommes, et mesme des hommes d'esprit, qui sont amoureux de Femmes qui ne sont point du tout belles, je le puis bien estre de vous, de qui je connois desja de grandes beautez, et que je crois en effet estre fort belle. Quoy qu'il en soit Seigneur, dit elle, vous ne le sçaurez de long temps : mais Madame, reprit il, seroit il bien possible qu'il pust y avoir de la raison à ce que vous faites ? il y en a une si pressante, répondit elle, que si vous vous rendez un jour digne de la sçavoir, vous tomberez d'accord que j'auray fait ce que je devois. Mais Madame, reprit il encore, quand mesme il vous importeroit qu'on ne sçeust pas icy qui vous estes, pourquoy ne vous fiez vous point à ma discretion ? Je vous proteste que je n'ay dit à qui que ce soit, ce que vous m'aviez deffendu de dire à Amathonte : je le sçay bien (luy dit elle, afin de l'embarrasser) car je m'en suis fait informer à tous vos Amis : c'est pourquoy connoissant que vous estes capable de garder un secret, je veux bien vous en confier encore un : et vous aprendre quels sont les sentimens de mon ame, afin que je ne vous fois pas absolument inconnuë. Sçachez donc, poursuivit elle, que je suis sincere ; que j'ay le coeur
assez tendre ; que mon amitié est un peu tirannique ; que j'aime la vertu et la gloire ; que je ne veux point de coeur partagé ; que je ne donne jamais le mien, qu'apres qu'on m'a persuadé par toutes les voyes imaginables, que je regne souverainement dans celuy qu'on veut que je reçoive ; que je suis ennemie mortelle de l'inconstance, et que c'est principalement pour esviter un semblable malheur, que je ne veux ny aimer, ny estre aimée. Apres cela Seigneur, adjousta t'elle, ne me demandez plus rien d'aujourd'huy : car je vous assure que vous ne l'obtiendriez pas, Eh de grace Madame, luy dit il, ne renversez pas l'ordre universel du monde ; j'ay connû le visage de tous mes Amis, longtemps devant que de connoistre leur coeur : et vous voulez que je connoisse vostre coeur, long temps devant que de connoistre vostre visage. Encore une fois, Madame, ne faites pas une chose si peu ordinaire : et ne faites point de difficulté de me monstrer vos yeux, apres m'avoir monstré vostre ame. Mais non (adjousta t'il un moment apres) je ne veux que ce qu'il vous plaist : et je dois estre si satisfait de ce que vous m'avez descouvert les plus beaux sentimens du monde, que je ne dois plus rien desirer. Mais Madame, afin que vous connoissiez mon ame, comme vous connoissez ma condition, mon esprit, et ma personne : sçachez, s'il vous plaist, que ce que je promets, je le tiens toûjours : que ce que j'aime une fois, je l'aime jusqu'à la mort, si ce n'est qu'on m'abandonne
ou qu'on me trahisse : que je ne suis point de ces Amans qui ne veulent servir que pour regner ; puis qu'au contraire je ne veux estre aimé que pour estre plus accablé de nouvelles chaines. Et pour vous monstrer, adjousta t'il, que je ne suis pas inconstant, et que mesme je ne le puis pas estre ; c'est que je ne suis point du tout de l'humeur de ceux qui ne considerent l'esprit aux Femmes, que comme un ornement à leur beauté : puis qu'au contraire, je regarde plustost leur beauté, comme un ornement à leur esprit. De sorte que ne faisant pas le principal fondement de mon amour sur un bien si peu durable ; et la fondant au contraire, sur des choses qui durent autant que la vie ; elle durera aussi jusques à la mort, comme je l'ay desja dit. Si tout ce que vous dittes estoit vray, reprit Parthenie en sousriant, vous ne devriez pas desesperer de sçavoir un jour qui je suis : quoy Madame, luy dit il, je croy tout ce que vous dittes, et vous voulez douter de ce que je dis ! vous qui pouvez vous informer de moy, à tous ceux qui me connoissent, et moy qui ne puis à qui demander de vos nouvelles. Vous pouvez encore adjouster, repliqua Parthenie, qu'il ne vous est pas mesme permis de vous en informer : mais du moins, luy dit il, Madame, ne me permettrez vous pas de vous entretenir icy, jusques à ce que vous ayez mis ma discretion à une assez longue espreuve ? Parthenie fut alors quelque temps sans respondre : mais Timante la pressa si instamment, et luy dit tant de
choses, qu'elle craignit qu'en effet il n'entreprist plus qu'elle ne vouloit, pour sçavoir qui elle estoit. C'est pourquoy prenant la parole, je veux bien, luy dit elle, durant quelques jours, vous accorder la permission de me parler icy à la mesme heure : pourveû que vous me juriez par Venus Uranie, que vous ne direz à qui que ce soit, sans exception, que vous ayez retrouvé cette Personne inconnuë dont vous parlastes la premiere fois à toute la Terre. Car si vous le dites, je le sçauray infailliblement : et je ne le sçauray pas plustost, que je prendray la resolution de ne vous parler jamais, et de faire en sorte que vous ne me connoissiez jamais : c'est pourquoy voyez si vous pouvez vous satisfaire de ce que je veux. Comme c'est à vous à faire les Loix, reprit-il, et que c'est seulement à moy à les suivre, il faut bien que je vous obeïsse : mais, Madame, quelle seureté puis je prendre à la promesse que vous me faites, que je vous verray demain au mesme lieu, et à la mesme heure ? Ma parole, repliqua t'elle : mais Madame, respondit il, vous ne me l'aviez pas tenuë, car les huict jours estoient passez : et cependant je n'avois point eu de vos nouvelles. Pour vous mettre l'esprit en repos, reprit-elle, je vous permets de reveler tout ce que je vous ay dit, si je ne me trouve demain icy : pourveu que vous me soyez fidelle, et que vous vous en alliez tout à l'heure.
Après le départ de Timante, Parthenie déménage dans un appartement qui ne donne pas sur le jardin. Elle demande à Amaxite de s'assurer de la constance de Timante. Amaxite la persuade de mettre son frère Megaside dans la confidence.
Apres cela, il fallut qu'en effet Timante se retirast : car Parthenie ne voulut point fermer la Fenestre qu'il ne se fust retiré. Mais dés qu'il
le fut, elle envoya prier celle chez qui elle logeoit, de faire fermer la Porte de cette Maison voisine, qui donnoit dans son Jardin : de peur que Timante n'y revinst, et n'escoutast ce que l'on diroit dans son Apartement. Elle voulut mesme le quitter, et elle le quitta en effet, en prenant un plus haut, qui ne donnoit pas dans le Jardin : de plus elle recommanda de nouveau le secret, à tous ceux qui sçavoient qu'elle estoit à Paphos : sans qu'il leur parust qu'il y eust pourtant d'autre raison, sinon que Parthenie ne vouloit pas que l'on sçeust qu'elle eust quitté sa Solitude, pour venir voir un divertissement public : principalement n'estant pas logée chez le Prince son Frere, où elle disoit n'avoir pas voulu aller, parce qu'il eust esté impossible que son voyage n'eust esté sçeu. Elle avoit mesme cét advantage, que celle chez qui elle estoit logée n'estoit pas difficile à tromper : mais apres que tous ces ordres eurent esté donnez, et qu'elle fut seule avec Amaxite, elle se mit à parler de l'autre où elle se trouvoit : Tantost elle estoit ravie que Timante l'eust retrouvée, sans qu'elle l'eust fait advertir : et tantost on eust dit qu'elle estoit faschée de s'estre engagée à le revoir : apres elle s'imaginoit qu'Amaxite l'avoit fait advertir qu'elle estoit dans cette Maison, et qu'elle avoit mesme fait dire à Timante quelle estoit son humeur. Car enfin, luy disoit elle, il m'a dit tout ce que j'eusse pû souhaiter qu'il me dist : et tout ce qu'il m'eust pû dire, quand il auroit sçeu tout ce que je pensois.
C'est ce qui vous doit persuader Madame, luy repliqua Amaxite, que ce sont les Dieux qui le font parler : car pour moy, vous sçavez bien que vous ne m'avez point perduë de veuë, et que je ne connois point Timante. Je sçay bien ce que vous dittes, reprit Parthenie, mais je sçay si peu comment Timante m'a trouvée tant de fois, et m'a tant dit de choses selon mon sens, que vous me devez pardonner le leger soubçon que je vous ay dit que j'avois, et que je n'ay pourtant point eu. Et puis qu'il faut vous advoüer la verité, comme à un autre moy mesme ; je pense que je ne vous ay accusée, qu'afin que vous me persuadassiez plus fortement, que les Dieux veulent que Timante m'aime. Je n'ay pourtant garde de croire positivement tout ce qu'il m'a dit : mais apres tout, je ne veux pas du moins m'imaginer que ce qu'il dit qui est, ne puisse point estre : car je destruirois la seule veritable douceur dont j'ay joüy depuis que je me suis exilée : qui est d'esperer de trouver quelqu'un capable d'une amour constante. Mais Madame, luy dit Amaxite, pourquoy avez vous donné tant d'ordres contraires à la promesse que vous avez faite à Timante de le revoir ? c'est, dit elle, que je veux bien luy parler, mais que je ne veux pas qu'il me connoisse : et que j'ay bien creû que vous trouveriez demain les voyes de faire r'ouvrir la Porte du Jardin que j'ay fait fermer. Car enfin jusques à ce que je fois assurée que Timante m'aime, et que j'en fois assuré par mille preuves d'affection, je ne veux pas qu'il sçache
qui je suis, ny qu'il me voye : mais ce que je voudrois bien sçavoir, seroit si Timante me sera fidelle, et s'il ne dira rien de nostre advanture, ny au Prince mon Frere, ny à ses autres Amis. Apres que Parthenie eut achevé de parler, Amaxite qui sçavoit qu'Antimaque estoit devenu amoureux de Doride, et que Doride me faisoit l'honneur d'avoir assez d'amitié pour moy, et de me confier presques toutes choses ; luy dit que si elle vouloit se fier en ma discretion, je serois fort propre à descouvrir ce qu'elle vouloit sçavoir. D'abord Parthenie fit quelque difficulté, sur ce que ma Soeur luy proposoit : mais elle luy respondit si fortement de ma fidelité, qu'enfin il fut resolu que je serois du secret.
De retour chez son hôte, Timante l'interroge pour savoir qui habite la maison en face du jardin. On lui répond que seule une vieille femme et une esclave y vivent. Mais Timante refuse de le croire : le port, le maintien, les mains, la voix et la conversation de son inconnue l'incitent à penser qu'il s'agit d'une jeune et belle femme de condition. Mais alors pourquoi tant de mystères ? Il ne poursuit pas plus loin ses investigations, de peur que l'inconnue n'apprenne qu'il a entrepris des recherches et lui refuse la prochaine rencontre.
Cependant Timante n'estoit pas sans inquietude : car apres qu'il fut r'entré dans la maison où il logeoit, il s'informa, sans dire la raison pourquoy il le demandoit, quelles Femmes estoient dans celle d'où il venoit de se promener ? Mais il fut estrangement surpris, d'apprendre qu'il n'y en avoit point d'autres que la Maistresse du Logis : qui estoit une Femme fort avancée en âge, et les Esclaves qui la servoient. Il sçavoit pourtant bien que celle à qui il avoit parlé, n'estoit ny Esclave, ny vieille : car sa conversation l'assuroit du premier, et ses belles mains, sa belle voix, et sa belle taille, l'assuroient de l'autre. Joint que les deux premieres fois qu'il l'avoit veuë, il avoit bien connû par la couleur de son habillement, qu'elle estoit assurément jeune, quoy qu'il n'eust pû connoistre sa
condition : de sorte qu'il estoit en une peine estrange. Il voyoit que tout ce qu'il connoissoit de cette Personne estoit admirable : et qu'elle avoit un charme dans le son de la voix, qui faisoit que tout ce qu'elle disoit, plaisoit mille fois plus en sa bouche, qu'il n'eust fait en celle d'une autre. Il trouvoit qu'elle avoit dans l'esprit un tout si galant et si aisé, qu'il estoit ravy de sa conversation : et il croyoit mesme qu'elle estoit d'un naturel à aimer tendrement : fondant cette opinion sur ce qu'elle haïssoit tant l'inconstance. Mais apres tout (disoit il, lors qu'il eut examiné cette advanture) il faut bien qu'il y ait quelque chose d'estrange, ou en la condition, ou en la beauté de cette Personne ; car pourquoy se cacheroit elle si soigneusement, à un homme dont elle ne rejette portant pas absolument la connoissance ? Il faut toutesfois, adjoustoit il, que cette Personne soit belle : puis que je luy ay oüy dire des choses à Amathonte, que celles qui ne le sont pas ne disent jamais : il faut mesme quelle soit Femme de condition : son langage ; son esprit ; et son port, me le prouvent assez, et font que je n'en doute point. Quoy qu'il en soit, disoit il, elle me plaist toute Inconnuë qu'elle m'est : et quand ce ne seroit que pour sçavoir seulement son nom, il faut que je luy obeïsse. Car enfin, elle m'a dit que si je fais ce qu'elle veut : je ne dois pas desesperer de la connoistre un jour : c'est pourtant une bizarre voye de sçavoir une chose, que de ne s'en informer point : mais apres tout, quand il venoit
à penser que cette Personne luy avoit dit si affirmativement, que s'il s'informoit d'elle à quelqu'un, elle le sçauroit : et que si elle le sçavoit, il ne la connoistroit jamais, et ne luy parleroit plus : la curiosité faisoit cette fois là dans son coeur, ce qu'elle n'a jamais fait dans celuy de personne, puis qu'elle l'empeschoit de s'informer de ce qu'il avoit tant d'envie d'aprendre. En effet Timante mourant d'envie, de demander à tous ceux qu'il connoissoit, qui pouvoit estre cette aimable Inconnuë qu'il aimoit desja sans penser l'aimer, n'osoit seulement en parler à Antimaque, de peur qu'il ne l'allast dire à Doride : de sorte qu'il passa la nuict et tout le jour suivant, avec une impatience estrange.
Parthenie apprend d'Amaxite que Timante se comporte avec discrétion. Elle s'en réjouit et accepte de le rencontrer le soir dans le jardin. Lorsque le soupirant arrive, elle lui laisse entendre qu'elle s'est renseignée à son propos : elle sait en effet qu'il a refusé une promenade au bord de la mer pour venir la voir, et qu'il s'en est trouvé rêveur pendant toute la journée. Quand Timante lui fait part de son ardent désir de la connaître, elle répond qu'il doit d'abord tomber amoureux d'elle en raison de son esprit et son humeur. Une raison qu'elle ne peut lui révéler pour l'heure l'empêche de toute façon de se faire connaître. L'idée qu'il puisse s'agir d'une courtisane traverse un instant l'esprit de Timante. Parthenie lui révèle alors qu'elle est issue d'une maison où il n'y a jamais eu d'esclave, et que si elle est aussi belle que noble, aucune femme à Chipre n'est plus belle qu'elle.
Cependant Amaxite m'ayant envoyé querir, je devins l'espion de Timante : si bien qu'ayant cherché à le rencontrer, je fus tout le jour aux lieux où il estoit : et je raportay le soir à ma Soeur, qu'il avoit parû fort resveur, à tous ceux qui l'avoient veû : qu'il avoit refusé de souper chez le Prince Philoxipe : et d'aller à une Promenade, qui se devoit faire le soir sur la Mer, et où toute la Cour estoit, sans en avoir voulu dire la raison : et qu'il s'estoit retiré chez luy de fort bonne heure. De sorte qu'Amaxite ayant dit à Parthenie tout ce qu'elle avoit sçeu par moy, cette Princesse en eut une joye extréme : et se resolut plus facilement, à ne manquer pas de promesse à Timante. Si bien qu'ayant donné la commission à Amaxite, de faire ouvrir le soir la porte du Jardin ; et Amaxite en
ayant trouvé le moyen, sans que la Maistresse de la Maison comprist qu'il y eust rien de misterieux à cela, tant la chose fut bien conduite ; l'heure de l'assigation estant venuë, Timante se rendit à la Fenestre du Cabinet de la Chambre basse, où Parthenie estoit, sur le pretexte d'avoir à escrire. Mais afin que Parthenie ne fust pas obligée d'avoir un Voile si espais pour la cacher, ce Cabinet n'estoit esclairé que par deux petites Lampes de Cristal, qui estoient disposées de telle sorte, que la lumiere ne s'estendoit pas jusques à la Fenestre, parce qu'elles estoient à un endroit où il y avoit une Corniche fort avancée, qui portoit ombre jusques là : si bien que lors que Timante arriva, il ne vit pas mieux Parthenie que le jour auparavant. Il est vray qu'il la trouva avec encore plus de disposition â le recevoir civilement : le raport que j'avois fait à ma Soeur, luy ayant donné beaucoup de satisfaction. Elle ne le vit donc pas plustost, que prenant la parole ; je vous demande pardon Seigneur, luy dit elle, d'estre peut estre cause que vous perdez le divertissement de la Promenade que l'on fait ce soir sur la Mer : ce qui m'en console un peu, adjousta t'elle, c'est qu'à l'heure où on la fait, vous eussiez esté privé du plaisir de voir tant de belles Personnes qui y sont. Il paroist assez Madame, (luy dit il, apres l'avoir salüée tres respectueusement) que j'ay esperé plus de plaisir de vostre conversation que de la veuë de toutes les Belles dont vous parlez, puis que je les ay quittées pour vous : et qu'ainsi il
n'est pas besoin de me faire un compliment là dessus. Mais Madame, puisque vous sçavez tout ce qui se passe dans le monde, vous n'estes donc inconnuë que pour moy seulement : il est vray Seigneur, repliqua t'elle, mais c'est par une raison qui vous est si avantageuse, que si je vous la pouvois dire presentement, je suis assurée que vous advoüeriez que vous m'en devez estre obligé. Quelque defference que je fois resolu d'avoir pour vous, reprit il, j'aurois pourtant bien de la peine â croire que je vous pusse remercier, de ce que vous me refusez une chose, que je desire avec la mesme violence que les Amans les plus ardens dans leur passion, peuvent desirer la possession de leurs Maistresses. Il paroist pourtant, repliqua malicieusement Parthenie, que la conversation que vous eustes hier icy, ne vous a pas donné grande satisfaction : car pour moy, quand j'ay passé un soir agreablement, il demeure tout le lendemain une impression de joye sur mon visage : où au contraire, quand je me suis trouvée en une conversation ennuyeuse, le chagrin est dans mes yeux pour vingt-quatre heures : c'est pourquoy si vous estes de l'humeur dont je suis, j'ay sujet de croire qu'il vous ennuya hier estrangement : car j'ay sçeu que vous avez esté assez resveur tout aujourd'huy. Il est vray Madame, reprit il, que j'ay resvé tout le jour ; mais ç'a esté par une raison toute opposée à celle que vous dites : estant certain que je ne suis jamais plus melancholique, qu'apres que j'ay eu un fort grand plaisir. Et puis,
Madame, celuy dont je jouïs en vous entretenant, n'est pas un plaisir tranquile : au contraire, il est si meslé d'inquietude, et de curiosité, que je ne souffrirois guere davantage que je souffre, quand mesme vous m'auriez entierement osté l'esperance. Car enfin vous sçavez tout ce que je fais ; et je ne puis sçavoir qui vous estes : moy, dis-je, qui le desire avec une passion extréme, et qui ne puis jamais avoir de repos que cela ne soit. Mais Seigneur, luy dit Parthenie, je ne voy pas que vous deviez estre si inquieté de ne sçavoir point qui je suis : puisque si je vous suis en quelque consideration, il dépendra de vous de le sçavoir un jour : et s'il est vray que vous n'ayez qu'une simple curiosité pour moy, il vous sera sans doute aisé de la vaincre sans la satisfaire : puisque vous n'avez qu'à ne venir plus icy, et qu'à m'oublier. Et vous croyez Madame, interrompit Timante, qu'il soit fort aisé de vous oublier ? je pense en effet, dit elle, qu'il est bien plus difficile de se souvenir de moy, que d'en perdre la memoire. Non non Madame, reprit il, ne vous y abusez pas : je ne vous oublieray jamais ; et je ne seray jamais content, que je n'aye obtenu de vous, deux choses fort precieuses : je veux dire la veuë de vostre beauté, et vostre coeur. Si je vous avois accordé la moitié de ce que vous me demandez, repliqua t'elle, vous n'auriez jamais de part à l'autre : c'est pourquoy pour vous aprendre du moins ce que vous devez faire pour obtenir ce que vous desirez ; sçachez que devant que de me voir, et de sçavoir
qui je suis, il faut avoir aquis mon coeur : jugez donc si sans me connoistre ; vous pouvez faire tout ce que je veux qu'on face, pour esperer seulement de le toucher. Comme je suis fort sincere, adjousta t'elle, et que je n'ay pas autant de desguisement en l'esprit qu'au visage, je vous diray que diverses raisons que je ne puis dire presentement, m'ont mise en estat de ne recevoir jamais d'affection, qui soit fondée sur des choses passageres comme la beauté et la richesse : sur qui le Temps et la Fortune ont beaucoup de part. Je veux donc qu'on m'aime seulement par inclination, et par la connoissance de mon ame, de mon esprit, et de mon humeur. De plus, je veux qu'on me puisse aimer laide et pauvre si je la suis, ou si je la deviens et je veux enfin qu'on n'aime que moy : qu'on m'aime ardemment ; qu'on m'aime tousjours ; qu'on ne face que ce que je veux ; qu'on ne desire que ce qui me plaist ; et qu'on m obeïsse aveuglément et sans repugnance. Jugez apres cela, Seigneur, s'il est aussi aisé que vous le pense, de jouïr de ma veuë : puisque je ne puis l'accorder, qu'à ceux qui auront gagné mon coeur : et que mon coeur ne se peut gagner, que par la voye que j'ay ditte. Au reste, dit elle encore, comme la naissance est une chose qui n'est pas passagere, puisque le Temps et la Fortune ne peuvent empescher qu'on ne soit jusques à la mort, ce qu'on a esté le premier instant de sa vie : je veux bien vous advoüer que dans la Maison dont je suis, il n'y eut jamais d'Esclaves : et que si je suis
aussi belle que Noble, peu de Personnes en Chipre sont sans doute plus belles que moy. Mais apres cela, Seigneur, ne m'en demandez pas davantage : car vous le demanderiez inutilement. Pendant que Parthenie parloit ainsi, Timante estoit dans une inquietude estrange : car comme toute la Grece est pleine de certaines Femmes, qui font profession ouverte d'une galanterie universelle, qui ne demeure pas exactement dans les termes de la modestie, et qui en ternissant leur gloire les enrichit, et qu'il y en a aussi assez en Chipre ; il y avoit des instans, où il craignoit que celle avec qui il estoit n'en fust une. Il y avoit toutesfois je ne sçay quoy dans l'air dont Parthenie parloit, qui luy persuadoit le contraire un moment apres : en effet, quand il venoit à considerer, qu'elle estoit dans une Maison de qualité et d'honneur ; que de plus, ce n'est pas la coustume de cette espece de Personnes de cacher leur beauté, il se repentoit de la pensée qu'il avoit euë : et trouvoit cette avanture trop galante, pour ne la continuer pas. Il croyoit pourtant encore, n'avoir que de la curiosité : mais lors que Parthenie luy eut dit toutes les conditions qu'elle vouloit en un Amant, il commença de s'apercevoir qu'il estoit desja le sien : car sans hesiter un moment, il luy dit qu'il s'engageoit à tout ce qu'elle luy proposoit : pourveû qu'elle luy promist qu'apres qu'elle auroit assez esprouvé sa constance, elle luy donneroit son coeur, et luy accorderoit sa veuë. Ces promesses se faisoient pourtant en aparence
de part et d'autre, plustost comme une simple galanterie, que comme de veritables promesses : ce n'est pas qu'il n'y eust desja dans le coeur de Timante, la plus violente inclination qui sera jamais pour aimer Parthenie ; et qu'il n'y eust aussi dans celuy de Parthenie, une tres forte disposition à aimer Timante : mais comme ils avoient tous deux de l'esprit raisonnable ; ils trouvoient qu'il y avoit quelque chose de si bizarre en cette avanture, qu'ils ne pouvoient se resoudre à parler serieusement : et il leur falut quelques jours, auparavant que de connoistre assez leurs veritables sentimens, pour se parler sans railler.
Parthenie autorise Timante à la retrouver tous les soirs dans le cabinet. Jamais pourtant elle ne lève son voile. Le soupirant la supplie de mettre fin à ce supplice. Il lui révèle qu'il la cherche en tous lieux, l'imaginant tantôt blonde, ou brune, l'œil tantôt vif, tantôt doux. Mais Parthenie s'indigne de ce que Timante soit certain qu'elle est belle. L'amoureux se défend : tant qu'il ne l'aura pas vue, il imaginera sa beauté physique proportionnée à celle de son âme. Par ailleurs, comme il est tombé amoureux d'elle sans connaître son visage, qu'elle soit belle ou laide n'y changera rien.
Cependant jamais Timante ne se separoit de Parthenie, qu'elle ne luy fist jurer qu'il ne diroit rien de leur avanture ; qu'il ne s'informeroit point d'elle ; et qu'il attendroit qu'elle s'assurast assez en son affection, pour luy dire qui elle estoit, et pour luy faire voir si elle estoit belle ou laide. Mais enfin, Seigneur, comme Parthenie a le plus bel esprit du monde, et le plus charmant ; elle aquit un pouvoir si absolu sur celuy de Timante, qu'en effet il n'osa pas mesme dire à Antimaque quelle estoit son advanture, de peur qu'il ne la dist à quelqu'un. Il luy fut mesme aisé de la luy cacher : car comme Antimaque estoit amoureux de Doride, il passoit tous les soirs chez la Princesse Policrite : de sorte que Timante avoit la liberté de se trouver à son assignation sans qu'il s'en aperçeust. Il fit pourtant tout ce qu'il pût par un Escuyer qu'il avoit, pour
faire suborner quelques Domestiques de la Dame chez qui Parthenie logeoit, pour sçavoir qui estoit celle qui estoit chez elle : mais comme la chose avoit esté conduite avec tant d'adresse, qu'ils ne sçavoient pas mesme qui estoit Parthenie, cela ne luy servit de rien. Cependant comme il craignoit que si l'aimable Inconnuë venoit à sçavoir qu'il luy auroit manqué de parole, et qu'il se seroit informé d'elle, elle ne luy en manquast aussi ; il fit autant donner à ceux qui ne luy avoient rien apris, que s'ils luy eussent dit ce qu'il vouloit sçavoir : afin de les obliger du moins à ne dire pas qu'on leur eust rien demandé : et en effet Parthenie ne sçeut point alors, que Timante ne luy eust pas tenu exactement sa parole. Il est vray qu'il la luy tint si fidellement d'ailleurs, qu'elle eut sujet d'en estre contente : car quelque soin que j'aportasse à observer tout ce qu'il disoit ; et tout ce qu'il faisoit ; je ne raportay jamais rien à ma Soeur, qui ne deust plaire à Parthenie : et qui ne deust luy persuader qu'elle occupoit fort l'esprit de Timante. En effet sa façon d'agir changea absolument dans le monde : car comme il n'avoit autre dessein que de chercher son aimable Inconnuë partout, et qu'il estoit persuadé que c'estoit une Personne de Paphos, qui venoit dans la Maison où il l'entretenoit, seulement pour luy parler, quoy que les Domestiques eussent assuré qu'elle y logeoit ; il alloit de visite en visite, sans tarder en nulle part : esperant tousjours de discerner : à la voix, celle qu'il mouroit d'envie de connoistre.
Mais il avoit beau aller, il ne la trouvoit point : de sorte que comme la difficulté en amour est ce qui en fait toute l'ardeur, Timante vint à estre plus amoureux de Parthenie, que jamais nul autre de ses Amans ne l'avoit esté, Il vint mesme à estre beaucoup plus inquiet : car comme il avoit plus de choses à desirer, et qu'il y avoit tousjours quelques instans, où la crainte d'estre trompé, mesloit de la douceur et du chagrin à ses autres maux ; il souffroit assurément plus que les autres Amans n'ont accoustumé de souffrir. Aussi s'en plaignoit il quelquesfois si fortement à Parthenie qu'il en faisoit pitié : et d'autresfois si plaisamment, qu'il en faisoit rire. Pour moy (luy disoit il un soir que la Lune estoit fort claire, et qu'il la pressoit estrangement de lever son Voile) je ne puis plus souffrir que vous ne m'accordiez pas ce que je vous demande : ce n'est pas, adjousta t'il, que vostre beauté soit necessaire, pour faire durer ma passion ; car puis qu'elle est née sans elle, elle subsistera sans elle. Mais ce qui fait que je ne puis plus souffrir que vous me traitiez ainsi ; c'est que vous m'avez fait l'honneur de me dire une fois, que vous m'accorderiez vostre veuë, dés que j'aurois gagné vostre coeur : de sorte que voyant que vous vous cachez tousjours aussi soigneusement qu'à l'ordinaire, j'ay sujet de croire que je suis encore bien loin d'avoir fait cette illustre conqueste. Elle vous auroit trop peu cousté, repliqua Parthenie, si vous l'aviez desja faite : c'est pourquoy afin que vous l'estimiez davantage, il
faut que vous ne la faciez pas si tost. Du moins Madame, luy disoit il, formez donc une Image par vos paroles, que je puisse adorer : et qui passant de vostre bouche dans mon coeur, y puisse demeurer jusques à ce qu'en vous voyant, vostre veritable Image l'en chasse. Car enfin, je passe les journées entieres, à aller de Palais en Palais ; et de Temple en Temple pour vous chercher : mon imagination donne tous les jours à vostre beauté cent figures differentes. Je vous vois tantost le taint vif, et tantost pasle, tantost blonde, et tantost brune. Quelquesfois je me persuade que vous avez les yeux doux, languissans, et passionnez : et quelquesfois aussi, je croy que vous les avez vifs et brillans, et tous remplis de certains esprits lumineux et enflamez, qui portent le feu dans l'ame de tous ceux qui les voyent. Je les crois tantost bleus, et tantost noirs, et sans sçavoir ce que vous estes, je vous adore pourtant tousjours esgalement. Mais apres tout, Madame, adjousta t'il, si vous avez autant de bonté, que vous dittes souvent que vous en avez, vous fixerez toutes ces imaginations : et vous me direz du moins, si vous estes blonde ou brune. Quand vous m'aurez dit (repliqua t'elle malicieusement en riant) si vous souhaitez que je fois brune ou blonde, je vous diray peutestre si je suis l'une ou l'autre. Timante se trouva alors bien en peine : car comme il ne sçavoit point si elle estoit ou blonde ou brune, il n'osoit dire son veritable sentiment, de peur de ne rencontrer pas la verité : joint aussi, que Parthenie
ne luy promettoit pas positivement, de luy dire ce qu'il vouloit sçavoir : de sorte que n'osant respondre precisément, il se mit à l'accuser d'inhumanité. Il est vray qu'il ne se plaignit pas longtemps, parce qu'elle l'interrompit, pour l'accuser de foiblesse : car enfin luy dit elle, je connois par ce que vous me dittes, que vous voulez absolument que je fois belle : puis que vous dittes que vostre imagination me donne les plus beaux yeux du monde : et par consequent j'ay sujet de craindre, que si je ne les ay pas tels, vous ne changiez de sentimens pour moy. Ha Madame, interrompit il, ne me faites pas ce tort là, s'il vous plaist, que de croire que quand vous ne seriez point belle, je pusse vous aimer moins ! mais apres tout, tant que vos yeux ne desmentiront pas mon imagination, je croiray tousjours que vous estes la plus belle Personne du monde. En effet, le moyen que je ne proportionne pas vostre beauté à vostre ame et à vostre esprit ? c'est pourquoy si vous voulez vous assurer de ma fidelité, monstrez vous à moy telle que vous estes : et si apres cela je ne vous adore encore, quand mesme vous ressembleriez le Portrait que vous me fistes de la laideur, lors que j'eus l'honneur de vous rencontrer à Amathonte ; haïssez moy autant que je vous aime. En verité, dit Parthenie, l'amour est une capricieuse passion : en effet, luy dit elle, n'est il pas vray que pour l'ordinaire, ceux qui sont amoureux d'une fort belle Personne, et qui la voyent autant qu'ils veulent, ne
laissent pas pourtant de s'estimer tres malheureux, lors qu'ils croyent n'avoir point de part à son estime ; et que toute la beauté de ses yeux, ne les empesche pas de sentir avec une douleur extréme, une parole un peu rude ? Ils disent alors, que ce ne sont que les sentimens du coeur qu'ils cherchent : il n'y en a pas un qui ne proteste à la personne qu'il aime, qu'il souhaite plus la possession de son coeur, que celle de sa beauté : que c'est le terme de ses desirs, et la borne de ses esperances : cependant je voy qu'à parler raisonnablement, l'Amour est de telle nature, qu'il méprise tout ce qu'il possede, et qu'il desire tout ce qu'il ne possede pas. En effet, si la chose n'estoit pas ainsi, bien loin de vous plaindre, vous me remercieriez : car enfin, j'y commencé par où les autres achevent ; je vous ay advoüé que je vous estime ; je vous ay dit que je serois bien aise que vous m'aimassiez ; et je ne vous ay pas deffendu d'esperer d'estre aimé. Vous avez consenty de ne fonder point vostre affection sur la beauté : je vous ay montré mon ame à descouvert : je vous ay enseigné par quel chemin on pouvoit arriver jusques à mon coeur : et je ne vous ay pas dit qu'il fust invincible : et apres cela vous vous plaignez encore : et vous vous amusez à me presser de vous montrer mes yeux, qui peut-estre ne sont point beaux.
Devant l'insistance de Timante, Parthenie élabore un stratagème pour mettre à l'épreuve sa constance. Elle lui révèle qu'elle est prête à lui montrer son visage, sans pour autant lui révéler son identité. Il doit pour cela se trouver tôt le lendemain dans un petit temple. A son approche, elle lèvera son voile. Timante accepte et passe la nuit sans trouver le sommeil.
Revenez, Seigneur, revenez dans les termes de nos conditions, si vous ne voulez que je rompe aveque vous. Il y a tant d'esprit à tout ce que vous dittes, reprit Timante, que vous en
augmentez encore et mon amour, et ma curiosité : c'est pourquoy ne me deffendez pas s'il vous plaist de vous demander à genoux, la grace que je desire. Contentez vous que je n'entreprenne rien de plus violent, pour sçavoir qui vous estes : et que j'aye ce pouvoir là sur moy, de ne le demander pas à tout ce que je connois de Gens dans la Cour. Mais Madame, pour faire que je continuë de ne le demander point aux autres, il faut que je vous le demande quelquesfois à vous mesme : ne vous offencez donc point, je vous en conjure, de toutes mes prieres, et de toutes mes impatiences. Si je ne vous aimois point, je n'en userois pas ainsi : mais vous aimant ardamment, malgré que j'en aye, il faut que je vous prie, et que je vous presse, de me faire connoistre ce que j'aime. Je connois bien, poursuivit il, que vous avez mille beautez dans l'esprit : tout ce qui me paroist de vostre personne est admirable ; je voy des sentimens dans vostre coeur qui me ravissent : il y a dans vostre conversation quelque charme particulier, que je n'ay jamais trouvé en nulle autre : et vous attachez si fortement, et si agreablement mon esprit lors que vous parlez, que je pense que je pourrois vous voir sans que je pusse m'apercevoir si vous seriez belle, ou si vous ne le seriez pas. Vous ne prononcez pas une parole, qui ne passe de mon oreille dans mon coeur : et qui ne luy donne je ne sçay qu'elle esmotion agreable, qui me plaist et me flatte tout à la fois. Mais apres tout, adjousta t'il en sousriant, je ne
vous connois pas encore assez : et j'ay une si violente curiosité de me voir du moins dans vos yeux, si je ne me puis voir dans vostre coeur ; que je ne me lasseray jamais de vour prier de m'accorder cette grace : vous protestant que vous avez tous les torts du monde, de vous deffier de mon amour et de ma discretion. Pendant que Timante parloit ainsi, Parthenie forma le dessein d'esprouver sa constance par une assez bizarre voye : c'est pourquoy prenant la parole, et feignant de vouloir luy accorder une partie de ce qu'il souhaitoit : je veux bien, luy dit elle, puisque vous en avez tant d'envie, ne vous refuser pas tout ce que vous me demandez : mais comme je suis resoluë de vous accorder grace apres grace, et de ne vous en accabler pas tout d'un coup ; je ne veux pas que vous sçachiez encore qui je suis : et je veux seulement que vous me voiyez le visage descouvert en plein jour. Mais à condition, que vous ne me parlerez point au lieu où je vous verray : qui sera s'il vous plaist demain au matin à un petit Temple qui est aupres du Port. Je m'y tiendray justement deux heures apres que le Soleil sera levé : n'y voulant pas aller plus tard, pour diverses considerations. J'auray le mesme habit que j'avois, le jour que vous me vistes à la Feste des Adoniennes : je me mettray à la seconde Colomne de la main droite : et je leveray mon Voile, dés que je vous verray, afin de contenter une partie de vostre curiosité. Mais Madame, luy dit il, en attendant que je reçoive un plaisir que je souhaite si ardemment,
pourquoy ne me monstrez vous pas vos yeux tout à l'heure ? je sçay bien qu'il fait assez obscur pour ne les voir pas comme je les voudrois voir : mais cela n'empeschera pas que je ne les voye mieux demain. Je voy bien, dit elle, que vous avez oublié qu'une de nos conditions est, que vous ne veüilliez jamais que ce que je veux, et que vous ne desiriez rien que ce qui me plaist. Quelque grand que soit vostre pouvoir, luy dit il, Madame, il ne sçauroit s'estendre jusques à regler mes desirs : et tout ce que je puis, est assurément de vous les cacher. Apres cela Parthenie congedia Timante sans luy accorder ce qu'il luy demandoit : luy disant que s'il entreprenoit de luy parler, ou de la suivre le lendemain, qu'il ne la verroit plus jamais. De sorte que Timante luy promettant tout ce qu'elle vouloit qu'il luy promist, il se retira avec l'esperance de voir le jour suivant cette aimable Inconnuë, qui luy avoit donné tant de curiosité et tant d'amour. Mais comme l'esperance que l'amour fait naistre est inquiette, il ne pût dormir de toute la nuict : et il se leva si matin, que ses Gens en estoient estonnez : et ils l'estoient d'autant plus, qu'ils voyoient qu'il se paroit comme pour aller au Bal, quoy qu'il n'allast qu'à un petit Temple, où peu de personnes de condition alloient : et à une heure encore, où les Femmes de qualité n'estoient pas esveillées.
Parthenie use d'un subterfuge : plutôt que de se rendre au rendez-vous fixé avec Timante, elle y envoie une jeune fille laide de ses servantes. Timante est tout d'abord troublé, puis, considérant les mains et la démarche de la personne, il déjoue le piège. L'échec de cette tromperie n'entache cependant pas les rapports de Parthenie et de Timante, qui reprennent sous la même forme. Le secret devient trop lourd à porter pour le jeune homme : il se confie à Antimaque, qui essaie de le détourner de cette relation.
Parthenie envoie l'une de ses servantes à sa place au rendez-vous. Bien que de même taille, cette fille possède un visage dont les traits sont affreusement disproportionnés. Parthenie est décidée à révéler ce subterfuge le soir même à Timante, après avoir pris connaissance de la réaction de ce dernier. La jeune fille laide est amenée au temple, où se trouve également Megaside qui empêchera Timante d'aborder la personne. Le soupirant arrive en avance. A son abord, la fausse Parthenie soulève son voile.
Mais si Timante avoit de l'impatience, Parthenie avoit de l'occupation : car elle songeoit à faire qu'elle pûst s'assurer du coeur de Timante, et que rien
ne le luy pust jamais oster. C'est pourquoy elle avoit pris la resolution de luy faire une tromperie : afin de voir s'il la pourroit aimer dans la croyance qu'elle ne fust point belle. Pour cét effet, elle fit prendre le lendemain au matin, à une Fille qu'elle avoit, qui avoit la taille fort bien faite, et qui estoit à peu prés de mesme grandeur qu'elle, le mesme habit qu'elle avoit porté la Feste des Adoniennes : car comme cette Fille estoit de Salamis, et qu'il n'y avoit pas longtemps qu'elle estoit à son service, elle ne pouvoit pas estre connuë à Paphos.
Lorsqu'il aperçoit le visage effroyable de la jeune fille laide, Timante ne peut dissimuler sa surprise et son affliction. En lui-même, il se demande comment les dieux ont pu placer une voix et un esprit si beau sous des traits si affreux. Il espère seulement ne pas passer de l'amour à l'aversion. Mais soudain, il remarque les mains de la jeune fille et reconnaît tout de suite qu'il ne s'agit pas de celles de sa belle inconnue. L'observation de la démarche de la personne lui confirme qu'il a été trompé. Megaside s'approche alors de lui, pour l'empêcher de suivre les dames, et s'étonne de le voir saluer une inconnue, de surcroît si laide. Timante répond qu'il désire connaître son identité.
Mais Seigneur, il faut que vous sçachiez, que cette Fille est une des plus laides Personnes du monde : car enfin tous les traits de son visage ont une si grande disproportion entre eux, qu'on diroit qu'ils n'ont point esté faits l'un pour l'autre. Aussi en resulte t'il une laideur si excessive, que je n'ay jamais veû un objet si desagreable, que le visage de cette Fille. Cependant afin que Timante fust mieux trompé, Amaxite suivit cette feinte Parthenie avec un Voile fort espais, comme si elle esté eust à elle : et elles furent au Temple, dans un Chariot de la Dame chez qui Parthenie logeoit. Mais pour plus grande seureté, Parthenie voulut que ma Soeur m'envoyast querir, et me donnast commission de me trouver à ce Temple, et de joindre Timante, dés qu'il y seroit entré : afin de luy oster la liberté de pouvoir parler à celle dont la veuë le devoit tant surprendre : me donnant ordre d'agir selon que l'occasion le requerroit : et de faire et de dire
tout ce que je jugerois à propos, pour empescher Timante de descouvrir qu'on luy faisoit une tromperie. Parthenie n'avoit pourtant pas le dessein de laisser croire longtemps à Timante qu'elle fust celle qu'il avoit veuë : au contraire, elle avoit resolu, lors qu'elle auroit veû comment il luy parleroit apres cette fourbe innocente, de luy faire voir dés le soir cette mesme Fille aupres d'elle, afin qu'il connust son erreur, et que cette image terrible, ne demeurast pas dans son esprit. Enfin Seigneur, si cela fut bizarrement et plaisamment pensé, il fut adroitement executé. Cette Fille fut au Temple, plus matin que Parthenie ne l'avoit dit à Timante, pour faire qu'elle y arrivast devant luy. Ce ne fut pourtant que d'un quart d'heure : car il avoit une si grande impatience de voir la Personne qu'il aimoit, qu'il fut à l'assignation devant l'heure qu'on luy avoit donné. Mais comme j'y estois encore devant luy, et que je sçavois la chose, je le vy entrer dans ce Temple, avec precipitation et empressement. Il n'y fut pas plustost, qu'il regarda vers le lieu où Parthenie luy avoit assuré qu'elle seroit : mais à peine y eut il jetté les yeux, qu'il vit en effet une Personne de fort belle taille, suivie d'une autre qui estoit effectivement la mesme qu'il avoit veue à Amathonte. De plus, il vit que cette Personne estoit au mesme lieu qu'on luy avoit marqué, et qu'elle avoit le mesme habit qu'il avoit desja veû : de sorte qu'il ne douta point du tout, que celle qu'il voyoit ne fust son aimable Inconnuë.
Car encore qu'il y eust quelque peu de difference de la taille de cette Fille à celle de Parthenie ; la preocupation de Timante fut si grande, qu'il ne la remarqua point. Il advança donc diligemment vers l'endroit où elle estoit : mais comme il estoit convenu avec Parthenie qu'il ne luy parleroit point en ce lieu là, il se mit un peu à sa gauche, deux ou trois pas plus avancé qu'elle vers le fonds du Temple, afin de la voir mieux. Il n'y fut pas plustost, qu'Amaxite advertit tout doucement cette feinte Parthenie, qui ne connoissoit point Timante, de lever son Voile ce qu'elle fit à l'instant : le levant mesme si adroitement, que Timante ne vit point ses mains, car Parthenie le luy avoit ordonné ainsi. Mais Seigneur, imaginez vous un peu, je vous suplie, quelle fut la surprise de Timante, qui s'estoit formé une idée admirable de la beauté de son Inconnuë, de voir l'horrible laideur de cette Fille : elle fut si grande, Seigneur, qu'elle parut en son visage, et en toute ses actions. Il changea vingt fois de couleur presques en un moment : il la salüa en destournant les yeux malgré luy ; et fut si espouventé par un objet si surprenant, qu'il ne songea pas seulement à cacher sa surprise, Il n'eut pas mesme le moindre soubçon de la tromperie qu'on luy faisoit : si bien qu'estant fort affligé de cette advanture ; justes Dieux (disoit il en luy mesme, comme il l'a raconté depuis) comment avez vous pû vous resoudre de mettre une si belle voix, et un si bel esprit, en une si effroyable Personne ? et de
joindre une si belle taille, et de si belles mains, à un visage si terrible. Mais comment se peut il faire (adjoustoit il un moment apres) que cette Personne connoisse toutes les delicatesses de l'amour comme elle les connoist ? Quelqu'un peut il l'avoir aimée, ou les peut elle sçavoir sans cela ? Pour moy, poursuivoit il en souspirant, si j'avois veû son visage devant que connoistre son esprit, je n'aurois pas voulu seulemêt en faire ma Confidente, bien loin d'en faire ma Maistresse : et je pense que tout ce que je pourray faire, sera de ne passer pas de l'amour à l'aversion. Encore si elle n'avoit qu'une laideur ordinaire ; qu'elle fust de ces Femmes qui n'attirent ny ne rebutent ; qu'elle eust quelque chose dans la phisionomie qui peust faire croire qu'elle eust de l'esprit ou de la bonté ; je sens une si forte disposition à l'aimer, que je l'adorerois encore avec la mesme ardeur. Mais que dis-je ? reprenoit il un moment apres ; il semble donc que je veüille determinément abandonner la Personne du monde qui a le plus de charmes dans l'esprit, et qui a le plus sensiblement touché mon coeur ! Comme Timante s'entretenoit de cette sorte, avec autant de chagrin qu'Amaxite et moy avions de plaisir à l'observer ; et que de temps en temps il regardoit celle qu'il croyoit estre Parthenie, comme s'il eust voulu voir si les Dieux ne la changeroient point à sa priere : tout d'un coup cette Fille oubliant l'ordre qu'on luy avoit donné, de ne monstrer point ses mains ; se mit à rabaisser son Voile, sans se mettre en
peine de les cacher : de sorte que comme Timante avoit alors fortuitement les yeux sur elle, et qu'il estoit peutestre tout prest à prendre la resolution de rompre avec Parthenie ; quoy qu'il n'ait jamais voulu l'advoüer ; il vit que celle qu'il prenoit pour son aimable inconnue, au lieu d'avoir les mains admirablement belles comme il les luy avoit veuës, et au Labirinthe, et à Amathonte : et mesme à la Fenestre grillée, où il l'entretenoit, et où il les pouvoit entrevoir quand la Lune estoit claire : il vit, dis-je, qu'elle les avoit courtes, larges ; et point du tout blanches : si bien que revenant à luy, il connut qu'il s'estoit trompé : et en eut une si grande joye, qu'elle parut sur son visage, comme le chagrin y avoit paru un peu auparavant. Il fut alors bien fâché d'avoir si peu caché sa premiere surprise : mais pour la reparer, il prit du moins la resolution d'aller parler à celle qui n'avoit que l'habit de son aimable Inconnuë : disant que ce n'estoit pas à elle qu'il avoit promis de ne parler pas à celle qu'il trouveroit au Temple, et de ne la suivre pas : et que puis qu'on luy manquoit de parole, il n'estoit pas obligé de tenir la sienne. Mais justement comme il prenoit cette resolution, cette feinte Parthenie s'en alla avec ma Soeur, et acheva de le desabuser en marchant : estant certain qu'elle n'avoit pas le port d'une Personne de qualité, comme Parthenie l'a, quoy qu'elle eust la taille fort belle. Cependant comme je vy qu'il la suivoit, je m'avançay vers luy, et le joignis devant qu'il l'eust pû
joindre : et afin de l'embarrasser davantage ; Seigneur, luy dis-je en l'abordant, cette Dame que je voy que vous avez salüée, est elle de Crete ? Nullement (repliqua Timante, bien fasché que j'eusse rompu son dessein) et je la croyois de Paphos : c'est pourquoy comme je l'ay creue Femme de qualité, je l'ay salüée sans la connoistre. Je pensois Seigneur, luy dis-je en sousriant, qu'on ne salüast les Dames qu'on ne connoissoit pas, que lors qu'elles estoient belles : mais à ce que je voy, vostre civilité va plus loin que la nostre. J'ay encore quelque chose de plus que vous, respondit il en marchant tousjours, car je suis sans doute plus curieux que vous n'estes : estant certain que je voudrois bien sçavoir qui est cette Dame. C'est assurément (repliquay-je, sans faire semblant de connoistre que je l'importunois) que la curiosité que vous avez en cette rencontre, est de la nature de celle qu'ont ceux qui cherchent à voir des Monstres : et qui ne croiroient pas avoir veû toute l'Egipte, s'ils n'avoient veû ces dangereux Animaux, qui attirent les Passans pour les devorer. Quoy qu'il en soit, adjousta t'il, je voudrois sçavoir qui est cette Dame : Seigneur (luy dis-je, pour l'empescher de s'obstiner à la suivre) je pense qu'il me sera aisé de vous l'aprendre : car je connois le Chariot dans lequel elle est venuë à ce Temple. Je le connois bien aussi, me dit il, mais je ne connois pas pour cela celle qui s'en sert. Je vous promets de m'en informer, luy repliquay-je, et de vous en rendre conte. Cependant
la feinte Parthenie et ma Soeur, remonterent dans le Chariot, sans que Timante osast leur parler en ma presence, comme il en avoit eu le dessein, tant il avoit de peur d'irriter son aimable Inconnuë : mais apres qu'elles furent parties, et que Timante les eut salüées en partant, il me somma de ma parole, et me pria de la luy tenir : me donnant de si mauvais pretextes pour m'obliger à satisfaire sa curiosité, que j'avois assez de peine à m'empescher de rire. Je connoissois pourtant bien qu'il ne vouloit connoistre cette Personne, que pour tascher de connoistre celle qui la faisoit agir : vous pouvez penser Seigneur, que je luy promis tout ce qu'il voulut : en suitte de quoy, je le remenay chez luy, et fus quelque temps apres rendre conte â ma Soeur de ce qui c'estoit passé.
Amaxite rapporte la scène à Parthenie : elle relate la surprise de Timante, mais non sa douleur. Elle passe également sous silence le fait les mains et la démarche de la jeune servante ont détrompé Timante. Parthenie commence à éprouver de l'inquiétude à l'idée que son soupirant puisse l'imaginer laide. Elle redoute qu'il renonce au rendez-vous. Mais le galant se présente le soir et affirme savoir qu'il a été trompé. Parthenie lui demande alors ce qu'il a éprouvé en voyant cette fille, et si vraiment il pourrait l'aimer au cas où elle lui ressemblerait. Timante avoue qu'il ne cessera jamais de l'aimer, mais qu'il l'en aimera peut-être davantage si elle est aussi belle qu'il se l'imagine. Cette réponse ne rassure pas Parthenie. Elle fait venir la jeune fille laide, pour prouver définitivement qu'il s'agit de deux personnes différentes.
Mais comme elle sçavoit que Parthenie n'agissoit comme elle faisoit, que pour esprouver la fidelité de Timante, elle ne luy dit pas l'horrible douleur qui avoit paru dans ses yeux, lors qu'il avoit veû le visage de cette desagreable Fille, qu'il croyoit estre celle qu'il aimoit : et elle luy dit seulement qu'il en avoit paru surpris. Que neantmoins il n'avoit pas laissé de la salüer tres civilement, et de la suivre lors qu'elle estoit sortie du Temple : ne luy disant point que cette Fille avoit desabusé Timante en montrant ses mains : de sorte que Parthenie croyant que Timante se l'imaginoit aussi laide que cette Fille, commença de se repentir de la tromperie qu'elle luy avoit faite, craignant qu'il ne revinst
plus à son assignation ordinaire. Car encore qu'elle n'eust fait la chose que pour luy faire croire qu'elle n'estoit point belle, elle ne pouvoit toutesfois souffrir sans impatience, que Timante se la figurast si horrible : de sorte qu'elle attendit le soir avec une inquietude estrange. Tantost elle s'entretenoit de la joye qu'elle auroit si Timante revenoit, puis que ce seroit une marque que la laideur ne pourroit changer son affection : tantost elle aprehendoit aussi qu'il ne revinst pas : si bien que passant continuellement d'un sentiment dans un autre, elle passa tout le jour avec autant d'inquietude, qu'Amaxite avoit de plaisir, à se souvenir de tout ce qu'elle avoit veû dans l'esprit de Timante : à qui Parthenie m'obligea de dire, que je n'avois pû aprendre qui estoit cette Dame que j'avois veuë au Temple. Cependant le soir estant venu, Timante ne manqua pas d'aller trouver Parthenie selon sa coustume ; mais à peine luy eut on ouvert la Fenestre du Cabinet où elle estoit, que cette Princesse prenant la parole ; et bien Seigneur, luy dit elle, estes vous satisfait ; et pourrez vous aimer une Personne telle que celle que vous avez veuë ce matin au Temple où vous avez esté ? Pour vous monstrer Madame, dit-il en sousriant, que je suis capable de trouver tousjours un extréme plaisir à vous voir, levez ce Voile qui vous cache : car si je vous ay veuë ce matin, il ne doit plus estre abaissé, et vous ne vous devez plus cacher. Quoy Seigneur, interrompit elle, il semble que vous ne croyez pas
m'avoir veuë ? je ne le croy pas en effet, luy dit il, et c'est pour cela que je me viens pleindre à vous : car enfin vous m'avez manqué de parole : et vous m'avez mis en estat de n'estre plus obligé à vous rien tenir. Non non Madame, poursuivit il, ne me niez pas la verite : car si vous me vouliez tromper, il ne faloit pas seulement donner vostre habit à celle qui vous a si mal representée, il faloit encore luy donner vos mains ; vostre air ; et vostre port. J'advouë toutesfois, que d'abord la confiance que j'avois en vostre sincerité m'a trompé, et que mes yeux m'ont trahy : mais mon coeur a pourtant bientost connu que ce ne pouvoit estre vous. Du moins (luy dit elle en luy advoüant la tromperie qu'elle luy avoit faite) dittes moy jusques à quel point vous m'avez haïe, quand vous avez creû que j'estois celle que vous voiyez : je vous proteste Madame, luy dit il, que je n'ay point eu de pensée, qui vous doive offencer : et que j'ay plus offencé les Dieux que vous. Mais encore, reprit Parthenie, quels sentimens avez vous eus ? qu'avez vous fait ? et qu'avez vous pensé ? Je vous advoüeray, puis que vous le voulez, repliqua t'il, que j'ay murmuré contre les Dieux, d'avoir mis tant de choses opposées, en une mesme Personne : mais je n'en ay murmuré, que pour l'amour de vous seulement. Je regardois vostre gloire et non pas la mienne : et je n'avois presque point d'interest, aux souhaits que je faisois à vostre avantage. Ha Seigneur, interrompit Parthenie, vous n'estes point sincere !
cependant je veux que vous le soyez, et que vous me disiez effectivement, si vous ne m'abandonneriez pas, si j'estois à peu prés comme celle que je vous ay fait voir ? Puisque vous voulez absolument que je vous montre mon coeur à descouvert, respondit Timante, je vous diray que si vous estiez telle que vous dittes, et que vous ne parlassiez jamais, je pense que j'aurois bien de la peine à continuer de vous aimer : mais si au contraire, vous estiez comme celle que j'ay veuë, et que vous parlassiez tousjours comme vous parlez, je vous suivrois eternellement. Mais, reprit Parthenie, je ne veux pas que vous me respondiez en raillant, et je veux que vous parliez serieusement : j'y consens Madame, luy dit il, et pour vous obeïr exactememt, je vous proteste devant les Dieux qui m'escoutent, que ce que je m'en vay vous dire est absolument vray. Je vous assure donc, que mon coeur est si fort attaché à vous, que je ne veux jamais songer à le desgager : j'avouë toutesfois, Madame, que si vous estes aussi belle que je croy que vous l'estes, je pense que j'auray la Foiblesse de vous en aimer peutestre encore un peu davantage que je ne fais : mais tousjours vous puis-je asseurer, que si vous ne l'estes pas, je ne vous en aimeray pas moins. Ha Seigneur, reprit elle, cela ne sçauroit jamais estre ! et puis qu'il est vray que vous m'aimerez davantage si je ne suis pas laide, il est encore plus vray que vous m'aimerez moins si je la suis. Cependant Seigneur, il est constamment vray, que si je ne la suis, je la
deviendray : c'est pourquoy si vous ne pouvez m'aimer sans que je fois belle, cessez de m'aimer dés aujourd'huy : car enfin je vous l'ay dit dés le commencement de nostre connoissance ; je ne veux point de coeur qui puisse changer. Je veux qu'on m'aime tousjours esgallement : et que si j'ay à vous aimer un jour, je puisse vous aimer jusques à la fin de ma vie : ce qui ne seroit point du tout, si vous m'aimiez moins. En effet, le moyen de souffrir sans colere et sans ressentiment, de voir passer tout d'un coup de l'amour à l'indifference ; de se voir mespriser, lors qu'on doit estimée ; et apres s'estre veuë adorée en un temps où on ne faisoit rien pour se faire aimer ? Cependant, Seigneur, ce que je dis est arrivé mille et mille fois, et arrivera encore autant. Ce qu'il y a de plus cruel en ces occasions, est qu'on se devient esgallement insuportable : et s'il y a de la difference, entre celuy qui cesse d'aimer, et celle qui aime encore, il est certain que celuy qui mesprise est bien moins à pleindre, que celle qui est mesprisée. Cét inconstant perd sans doute un plaisir, en perdant son affection, mais il en recouvre d'autres facilement : où au contraire, une personne constante, en perdant la douceur qu'il y a d'estre aimée, perd en mesme temps toute celle de sa vie, et se voit accablée de toutes sortes de chagrins. En effet le moyen apres cela, de souffrir tout ce qu'on apelle divertissement et le moyen de se resoudre seulement à vivre, si ce ne'st pour se vanger ? C'est pourquoy, Seigneur, songez
bien serieusement, s'il est vray que vous puissiez estre capable d'une passion constante : et ne me rendez pas plus malheureuse que je ne la suis, en me faisant esperer un bien dont je me trouverois privée. Je vous proteste, Madame, luy dit il, que dans les sentimens où je me trouve, je tiens si absolument impossible que je puisse vous aimer moins, que je ne puis seulement concevoir que cela puisse jamais estre. Ce qui m'embarrasse le plus, repliqua Parthenie, lorsque je vous demande des assurances d'une affection eternelle, est que les plus inconstans du monde, croyent qu'en effet ils ne le deviendront pas : c'est pourquoy tant que leur passion dure, ils s'imaginent qu'elle durera tousjours : et disent les mesmes choses, que les plus fidelles peuvent dire. Mais Madame, dit alors Timante, puis qu'on n'a pû encore trouver le trouver le moyen de s'assurer de l'advenir que par le passé, et par le present, je ne dois pas estre puny comme inconstant, encore que j'exprime mes veritables sentimens avec les mesmes paroles, que les Amants infidelles expriment les leurs : c'est pourquoy contentez vous d'esprouver ma constance, par toutes les voyes que vostre esprit vous pourra suggerer : et apres cela, resolvez vous de me rendre heureux, en m'aprenant que je ne suis pas mal dans vostre esprit. Mais pour me le prouver, Madame, faut me dire qui vous estes : il faut me descouvrir vos yeux, et non pas remplir mon imagination d'une image qui vous convient si peu. Apres cela, Seigneur, Parthenie
craignant que Timante ne fust pas encore assez desabusé de l'opinion qu'il avoit euë, que celle qu'il avoit veuë au Temple estoit effectivement elle, voulut que cette Fille vinst luy parler le Voile levé : de sorte que par ce moyen Timante les voyant toutes deux en mesme temps, ne pouvoit pas douter que celle qui avoit le Voile abaissé ne fust pas une autre Personne, que celle qu'il avoit veuë au Temple : car encore qu'il ne la vist pas bien distinctement, il la reconnut pourtant. Mais il ne l'eut pas plustost veuë, et elle ne se fut pas plustost retirée, que prenant la parole ; non non Madame, dit il à Parthenie, il ne faloit point me faire voir une seconde fois cette Fille, pour me desabuser : mon erreur n'a duré qu'un moment : et mon coeur n'a pas gardé longtemps une Image si indigne de vous, et que j'aurois pourtant conservée, si ç'eust esté la vostre. Vous m'en dittes trop pour estre creû, reprit Parthenie ; et certes à dire vray, adjousta t'elle en riant, je ne veux pas tout à fait vous blasmer, quand vous ne direz pas exactement la verité en cette occasion : car enfin tout ce que je puis faire est de souffrir que cette Fille me serve : c'est pourquoy je ne dois pas trouver si estrange, qu'on eust peu de peine à se resoudre de servir une Personne qui seroit faite comme elle. Apres cela, le reste de la conversation fut tantost meslé de protestations sinceres d'une affection eternelle, et tantost d'un agreable enjouëment d'esprit, qui ne laissoit pas de faire connoistre à Timante et à
Parthenie, qu'ils estoient dignes l'un de l'autre, et qu'ils s'aimoient plus encore qu'ils ne se le disoient.
Timante, désireux de se confier à quelqu'un, choisit son ami Antimaque. Amoureux de Doride, il est la personne idéale pour comprendre un amant malheureux sans trahir son secret. Antimaque croit d'abord qu'il s'agit d'une simple galanterie, et non d'une véritable passion. Mais il est bientôt détrompé et présente ses excuses à Timante. A son avis, le comportement de la mystérieuse inconnue s'explique soit par la bizarrerie, soit par la laideur, soit par la médiocre condition de celle-ci. Mais son ami l'assure que tous les propos de l'inconnue témoignent qu'elle est spirituelle, de bonne naissance et d'une grande beauté.
Cependant comme la chose du monde la plus difficile à un Amant, est de r'enfermer dans son coeur tout ce qui luy arrive, et de n'en rien dire à personne ; Timante ne pût plus vivre sans avoir la consolation de raconter son avanture à quelqu'un : c'est pourquoy changeant le dessein qu'il avoit eu de la cacher à Antimaque, de peur qu'il ne la dist à Doride ; il creut au contraire qu'il seroit aisé à un Amant, de cacher le secret d'un autre Amant : si bien qu'apres avoir quitté Parthenie, et estre retourné chez luy, il attendit qu'Antimaque revinst de chez Policrite, afin de luy dire tout ce qui luy estoit advenu, et de luy demander conseil de ce qu'il devoit faire, pour contenter tout ensemble, et sa passion, et sa curiosité. Il ne se descouvrit pourtant pas à Antimaque, sans luy faire promettre plus d'une fois, de ne dire jamais à qui que ce fust, ce qu'il alloit luy aprendre : en suitte de quoy, il luy dit tout ce qui luy estoit arrivé. D'abord Antimaque escouta tout ce que Timante luy disoit, comme une fort plaisante chose et comme une avanture fort bizarre et fort divertissante, sans croire que son Amy fust veritablement amoureux d'une personne qu'il ne connoissoit point : mais lors qu'il l'entendit exagerer toutes ses inquietudes, il connut que sa curiosité estoit une curiosité amoureuse, dont il commença de luy faire la guerre. Mais comme il vit que Timante luy parloit serieusement, et ne trouvoit pas trop
bon qu'il le pleignist si peu, et qu'il l'escoutast en riant : Antimaque quittant son enjoüement, luy dit qu'il devoit luy pardonner, si la nouveauté de cette advanture l'avoit surpris : et luy avoit persuadé, que ce ne pouvoit estre qu'une simple galanterie, et non pas une veritable passion. Mais, poursuivit Antimaque, puis que vous estes effectivement amoureux, je vous pleins infiniment ; et je vous pleins d'autant plus, que je suis persuadé, qu'il faut de trois choses l'une : ou que la Persone que vous aimez soit fort bizarre ; ou qu'elle ne soit point belle ; ou qu'elle ne soit point de qualité : et veüillêt les Dieux qu'elle ne soit pas quelque chose de pis, que tout ce que je dis qu'elle n'est point : et que vous ne soyez pas trompé. Ha cruel et injuste Amy, reprit Timante, il paroist bien que vous ne connoissez pas celle que j'adore ! je la connois autant que vous, respondit Antimaque, car ce fut moy qui vous la fis voir au Labirinthe, Il est vray, dit Timante, mais quoy que vous vissiez alors et sa belle taille, et ses belles mains ; que vous entendiez sa voix, et que vous pussiez mesme connoistre son esprit, ce n'est pourtant rien en comparaison de ce que j'en connois. Car enfin il y a je ne sçay quel charme dans sa conversation qui me ravit : et sans me dire qui elle est, elle ne dit pourtant pas une parole qui ne m'assure de la grandeur de son esprit ; de la noblesse de sa Naissance ; de la generosité de son ame ; et mesme de la beauté de ses yeux ; car elle a quelquesfois je ne sçay quoy de galant dans ses façons
de parler, qu'une Personne qui ne sçauroit pas qu'elle est belle, n'auroit point. Ha Seigneur, s'escria Antimaque, que je vous pleins, de voir jusques à quel point l'amour a preocupé vostre ame ! et je vous pleins d'autant plus, luy dit il, que je ne voy pas par où vous pouvoir servir : puis que vous me deffendez de dire à personne, ce que vous venez de me dire : et que par consequent, je ne puis ny m'informer qui est celle que vous aimez, ny la porter à vous estre favorable. Je pense pourtant, adjousta t'il, que si vous voulez suivre mon conseil, vous pourrez du moins tirer quelque lumiere de ce que vous voulez sçavoir.
Timante offre à Parthenie des pierreries, accompagnées d'une lettre. Parthenie fait à son tour un présent à Timante : une boîte de portrait sertie de joyaux, à laquelle est également jointe une lettre. Bientôt, un bal est donné à la cour. Timante est persuadé que sa belle inconnue s'y trouve. Après l'avoir cherché en vain, il aperçoit pour la première fois la princesse de Salamis, sans se douter qu'il s'agit précisément de la personne qu'il s'efforce de séduire. Parthenie, de son côté, est placée par Amaxite devant ses contradictions.
Antimaque conseille à Timante, si celui-ci veut séduire l'inconnue, de se montrer libéral et d'offrir un présent éblouissant ; si elle le refuse, cela révélera la beauté de son âme, et si elle l'accepte, il aura au moins la satisfaction de voir son visage. Timante y consent, mais souhaite joindre la prodigalité à la libéralité. Il réunit ainsi ses plus belles pierreries.
Timante pria alors Antimaque de luy dire donc ce qu'il luy conseilloit de faire : je voy bien, repliqua t'il, par tout ce que vous m'avez dit, que vous avez employé toute vostre diligence, à persuader à celle que vous aimez, de se faire connoistre à vous : vous luy avez aporté de pressantes raisons ; vous l'avez priée ardemment ; vous luy avez dit de belles et d'agreables choses ; vous avez mesme adjousté les pleintes aux raisons et aux prieres : mais je ne voy pas que vous ayez essayé la libéralité. Cependant, l'Amour veut des Sacrifices et des Offrandes, aussi bien que les autres Dieux : c'est pourquoy, si vous m'en croyez, vous chercherez les voyes de trouver un pretexte de faire un present assez magnifique à cette Personne. Si elle est telle que vous la croyez, elle le refusera, et ne se monstrera pas davantage à vous pour cela : ou si elle ne l'est pas, et qu'elle soit belle, elle le prendra
et vous la verrez. Si c'est le premier, vous aurez descouvert une nouvelle beauté en son ame ; et si c'est la seconde, vous aurez du moins le plaisir de contenter vostre curiosité. Quoy qu'il en soit, dit Antimaque, si elle resiste à vos persuasions ; à vos souspirs ; et à vos presens ; vous aurez tousjours la satisfaction de voir que je ne condaneray plus vostre passion. Encore que je sçache bien, reprit Timante, que la liberalité doit estre inseparable de l'amour, je ne laisse pas de craindre d'irriter la Personne que j'aime, en luy voulant faire un present : mais si je fuy vostre conseil, il faut du moins que ce que je luy offriray soit si magnifique, qu'elle puisse connoistre par là quelle est l'opinion que j'ay de sa qualité : et qu'elle puisse juger de la grandeur de mon amour, par la richesse de mon present. Car enfin, selon mon sens, un Amant ne peut raisonnablement passer pour liberal, s'il n'est prodigue : et certes Timante tesmoigna bien en cette occasion, qu'il estoit de ce sentiment là : puis qu'apres avoir absolument resolu de suivre le conseil d'Antimaque, il choisit parmy les Pierreries qu'il avoit, tout ce qu'il y avoit de plus riche et de plus rare. Il ne le choisit pas mesme sur un petit nombre : car comme les Personnes de sa condition en portent tousjours beaucoup lors qu'ils voyagent, et que Timante estoit aussi riche que magnifique, il avoit une fort grande quantité de Pierreries. Mais apres avoir mis dans un petit Coffre d'Orfevrerie, garny d'Onices, tout ce qu'il jugea digne de la Personne qu'il aimoit ;
et qu'il eut veû enfin que ce present pourroit l'estre d'une Reine : il y mit encore une Lettre, et le porta le lendemain au soir à son assignation : resolu de chercher quelque voye de pouvoir faire une liberalité de bonne grace, et de tourner la conversation de façon que la chose se fist avec bien-seance.
Lors d'une conversation dans le cabinet de jasmin, Timante demande à Parthenie la permission de lui offrir des marques de son amour, selon la coutume des amants. La jeune veuve refuse, considérant que sa constance est une marque suffisante de son affection. Timante parvient toutefois à lui remettre un coffret d'orfèvrerie, avant de s'éclipser. Le coffret contient également une lettre d'amour.
Apres avoir donc parlé quelque temps selon leur coustume Parthenie et luy, c'est à dire de cent choses agreables, et en avoir parlé agreablement : Timante qui estoit tousjours accoustumé à se pleindre, et qui sçavoit en effet que rien n'est plus doux aux Belles, que d'entendre qu'on se pleigne tousjours de quelque chose ; se mit à luy faire une pleinte dont il ne s'estoit point encore advisé. Jusques à quand Madame, luy dit il, voulez vous que je ne vous puisse donner nulle marque de mon amour ? et jusques à quand avez vous resolu que j'aime, sans pouvoir obtenir la liberté de faire rien de tout ce que l'amour a accoustumé d'inspirer à ceux qu'il met sous son Empire ? Car enfin si je sçavois qui vous estes, et qu'il me fust permis de faire esclater ma passion, j'aurois desja fait pour vous, tout ce que peuvent faire les Amans les plus passionnez ; les plus soigneux, et les plus magnifiques. Vous auriez eu autant de Serenades, qu'il y a de jours que j'ay l'honneur de vous connoistre : j'aurois desja fait ou quatre Festes publiques : vous auriez desja donné divers Prix : le Bal vous auroit lassée : et vous auriez veû si on sçait traitter en Crette comme en Chipre. De plus, comme je
suis persuadé que j'ay des Rivaux, je vous aurois peutestre fait voir qu'ils ne me doivent point estre preferez ? je vous aurois suivie en tous lieux : j'aurois cherché à estre Amy de tous vos Amis, et ennemy de tous vos ennemis : je n'aurois veû que les Gens que vous voyez : et j'aurois enfin trouvé mille voyes de vous faire connoistre la grandeur de ma passion. Mais au point où est la chose, que fais-je, qui vous puisse faire voir mon amour telle qu'elle est ? Vous m'obeïssez, interrompit Parthenie, et cela suffit : car pourveû que vous continuyez de le faire, je croiray vous devoir autant, que si vous aviez fait tout ce que vous venez de dire que vous feriez, si vous sçaviez qui je suis. Je fais toutesfois si peu de chose, reprit il, que j'ay bien de la peine à croire que vous puissiez m'avoir grande obligation, ny mesme que vous me puissiez estimer : car apres tout, vous ne sçavez si je suis genereux ou non ; vous ignorez si je suis avare ou liberal ; et je suis enfin en terme aveque vous, que je puis avoir mille vertus que vous ne connoissez pas, ou mille deffauts qui vous sont cachez. C'est pourquoy faites s'il vous plaist que je ne fois pas renfermé dans des bornes si estroites : et souffrez que mon amour esclate de quelque maniere que ce soit. Pour esclater à mes yeux, respondit Parthenie, il faut qu'elle soit cachée à ceux de tout le reste du monde : du moins, luy dit il, Madame, souffrez donc que je regle toute ma vie par vos conseils : et que je vous de mande advis de tout ce que je feray. Ha
pour cela, reprit Parthenie, je le veux bien ! car comme je ne cherche qu'à vous connoistre parfaitement, je seray ravie de sçavoir tout ce qu'il y a dans vostre coeur. Faites moy donc s'il vous plaist l'honneur (luy dit il, en luy presentant ce petit Coffre d'Orfevrerie, dans lequel estoient ces magnifiques Pierreries qu'il luy vouloit donner) de me dire si ce que je remets entre vos mains, pourroit estre offert à une Grande Princesse : et demain vous me direz ce qu'il vous en aura semblé : car je le destine à une Personne, qui merite sans doute d'estre Reine. D'abord Parthenie ne creût point que ce present fust pour elle : et elle pensa que c'estoit pour Policrite, ou peutestre mesme pour Aretaphile, quoy que ce que disoit Timante n'y convinst pas tout à fait. C'est pourquoy elle prit ce qu'il luy presentoit, sans en faire de difficulté : mais elle ne le tint pas plustost, qu'elle changea de sentiment : et ne douta point que ce present ne fust pour elle. Cette pensée excita un assez grand trouble dans son coeur : car elle eut du despit et de la curiosité. Le premier, parce qu'elle creût que Timante ne pensoit pas d'elle, ce qu'elle vouloit qu'il en pensast : et l'autre parce qu'en effet elle voulut voir ce que Timante luy avoit baillé. C'est pourquoy sans faire semblant qu'elle creust avoir part à cette liberalité, elle luy dit qu'elle ne vouloit point remettre au lendemain à luy donner son advis sur ce qu'il luy demandoit, et qu'elle le conjuroit de se donner un moment de patience : afin qu'elle
pûst aller voir aupres d'une Lampe que estoit allumée en un coin du Cabinet, si ce qu'il vouloit donner estoit digne de luy : estant certain, adjousta t'elle obligeamment, que s'il est digne de vous, il est digne de celle à qui vous le destinez, quelle qu'elle puisse estre. En disant cela, Parthenie s'en alla effectivement, pour voir ce que Timante avoit remis en ses mains, avec intention de le luy rendre tout à l'heure : mais il s'en alla aussi bien qu'elle, afin de luy mieux tesmoigner qu'il ne vouloit pas le reprendre. Si bien que comme Parthenie l'entendit marcher, elle retourna à la Fenestre pour le rapeller, mais il estoit desja sorty du Cabinet de Iasmin, sur le quel cette Fenestre respondoit. De sorte qu'elle fut contrainte, apres avoir attendu quelque temps, pour voir s'il ne reviendroit point, de refermer la Fenestre, et de regarder aveque loisir, ce que Timante luy avoit laissé. Il est vray qu'elle ne le regarda pas seule, car elle le fit voir à Amaxite : qui ne fut pas peu surprise, du prodigieux esclat des Pierreries qu'elle vit dans ce petit Coffre : qui estoit remply de tout ce que nos Dames portent de plus magnifique lors qu'elles se parent. Parthenie regarda pourtant moins toutes ces Perles, et tous ces Diamans, qu'une Lettre qui estoit au dessus, qu'elle trouva estre telle.
TIMANTE A SON ADMIRABLE INCONNUE.
Puis qu'il n'y a point de Roy, qui ne tire Tribut de ses Sujets, souffrez qu'estant non seulement vostre Sujet mais vostre Esclave, je vous donne ce que je puis, si ce n'est pas ce que je dois. Comme Deesse, il vous faut des Offrandes et des Sacrifices : et comme Reine de mon coeur, il vous faut un Tribut : c'est pour quoy je vous conjure de recevoir celuy que je vous offre : non pas pour vous faire voir que je suis liberal, mais seulement pour vous monstrer que je ne suis pas avare. Au reste, ne pensez pas que je pretende acheter vostre coeur, car outre que je sçay qu'il est d'un prix inestimable, et que tout ce que le Soleil a formé d'Or, de Perles, et de Pierreries, depuis qu'il esclaire l'Univers, ne le pourroient pas payer : il est encore constant, que si j'ay à le posseder un jour, je veux le devoir a mes larmes et à mes souspirs, et non pas à des Perles et à des Diamans. Cependant, n'ayez pas l'inhumanité de vous offencer de ma hardiesse : et de trouver mauvais qu'une Personne qui vous a donné son coeur tout entier, vous donne ce qu'elle estime bien moins. C'est pourquoy je vous conjure de ne m'en haïr pas : et de ne m'en recevoir pas demain plus froidement, si vous ne voulez accabler de douleur, le plus amoureux de tous les hommes.
TIMANTE.
Apres que Parthenie eut achevé de lire cette
Lettre, elle la fit lire à Amaxite : qui ne pouvant assez admirer la liberalité de Timante, prit la parole, apres avoir leu sa Lettre : pour dire à Parthenie, que pour donner autant que Timante, il faloit aimer plus que personne n'avoit jamais aimé.
Parthenie est quelque peu offusquée par ce présent. Il signifie pour elle que Timante a cru la séduire avec des biens matériels, dans l'idée qu'elle a l'âme mercenaire. Elle admet toutefois qu'il s'agit également d'un gage d'amour. Elle décide de répondre par un autre cadeau, encore plus somptueux. Elle place à l'intérieur du coffret une superbe boîte de portrait, incrustée de diamants, qu'elle fait envoyer à Timante avant le lever du jour. Le présent est accompagné d'une lettre « Au trop curieux Timante ».
Je ne sçay pas si Timante m'aime autant que vous le dittes, reprit Parthenie, mais je sçay bien tousjours qu'il ne m'estime pas assez, et qu'il ne me connoist point du tout. Car puis qu'il a pensé esblouïr mes yeux et toucher mon coeur par des Diamans, il a creû qu'il y avoit de la foiblesse dans mon esprit ; que j'avois l'ame mercenaire ; et il n'a enfin rien pensé de moy, qui me soit advantageux. Il est vray, adjousta t'elle, que Timante est excusable : car ma façon d'agir aveque luy, est si bizarre et si extraordinaire, que je ne dois trouver son procedé estrange. Aussi suis-je resoluë de ne le traitter pas rigoureusement : et de me contenter de luy faire voir qu'il s'est abusé, lors qu'il a creû que je serois capable de recevoir un present de l'importance du sien. Et pour faire, adjousta t'elle, qu'il ne puisse douter de ma generosité, je ne veux pas seulement refuser ce qu'il m'offre, mais je veux encore luy faire un present, et mesme un present si magnifique, qu'il puisse en tirer quelque conjecture de ma condition et de ma richesse : car les Dieux ne m'ont pas menacée d'estre malheureuse, quand celuy qui m'espousera sçaura que ma naissance n'est pas basse. Et en effet, Parthenie fit ce qu'elle dit : car non seulement elle remit dans ce petit Coffre tout
ce que Timante luy avoit voulu donner, mais elle y mit encore une Boiste de Portrait, couverte de Diamans : mais des Diamans admirables, et d'une grandeur fort considerable. Elle ne craignoit pas mesme qu'elle peust estre reconnuë pour estre à elle, quand Timante l'auroit montré à tout ce qu'il y avoit de monde à Paphos : car elle l'avoit fait faire â Salamis il n'y avoit pas longtemps, pour y mettre le Portrait de Policrite, qu'elle osta auparavant que de l'envoyer à Timante. Il est vray qu'elle y escrivit quelque chose avec un Crayon : elle respondit aussi à la Lettre de Timante, en déguisant son escriture : apres quoy je fus chargé de faire porter ce petit Coffre si lendemain au matin par une Personne fidelle. Et en effet, je m'aquitay de cette commission sa heureusement, que ce petit Coffre fut donné à un Escuyer de Timante, â qui il se fioit extrémement, pour le rendre à son Maistre : ne voulant pas le luy faire donner â luy mesme, de peur qu'il ne retinst celuy qui le luy eust rendu, et ne luy fist dire qu'il le tenoit de ma main : et qu'ainsi il n'eust lieu de me presser de luy dire qui estoit la Personne qu'il aimoit, et qu'il ne peust mesme peutestre le deviner, à cause de ma Soeur qui estoit avec Parthenie. La chose se fit donc aussi bien que cette Princesse l'eust pû desirer : car l'Escuyer de Timante ne connoissoit point celuy qui luy parla, et n'avoit mesme garde de le connoistre, ny mesme de le rencontrer sans un grand hazard : car c'estoit un homme qui n'estoit pas
de Paphos, et qui en partoit ce jour là : de sorte que Timante en s'esveillant, fut estrangement estonné de voir sur sa Table ce qu'il croyoit estre dans les mains de son Inconnuë. D'abord il creût que ses yeux le trompoient, ou qu'il n'estoit pas bien esveillé : mais son Escuyer luy ayant dit qu'un homme qu'il ne connoissoit point ; qui ne s'estoit point voulu nommer ; et qui n'avoit pas voulu attendre qu'il fust esveillé ; l'avoit chargé de luy rendre ce qu'il voyoit, il ne douta plus que ce qu'il voyoit ne fust effectivement vray. Mais comme il crût bien que puis que l'aimable Inconnuë luy renvoyoit son present, il ne la verroit pas, il s'en affligea beaucoup : et d'autant plus, qu'il crût que puis que cette Personne estoit assez genereuse pour refuser une liberalité si considerable, elle s'en seroit peutestre offencée. C'est pourquoy il ouvrit le petit Coffre avec beaucoup d'impatience : non pas pour sçavoir si on luy renvoyoit toutes ses Pierreries, mais pour voir s'il n'y avoit point de responce à sa Lettre. Mais il fut estrangement estonné, de voir droit au dessus de toutes les Pierreries qui estoient dedans cette belle et riche Boiste que Parthenie y avoit mise, et qu'il connut d'abord pour n'estre pas à luy : il ne l'eut pas plustost veuë, qu'esperant que peutestre le Portrait de celle qu'il mourroit d'envie de voir estoit dedans, qu'il l'ouvrit avec precipitation, sans s'amuser à en considerer la beauté et la richesse. Mais au lieu de voir ce qu'il souhaittoit, il vit ces paroles escrites à la place de la Peinture.
Cette Boiste servira un jour a mettre mon Portrait si vous vous en rendez digne.
Ha cruelle Personne (s'escria t'il, à ce qu'il a raconté depuis) ne serez vous jamais lasse d'esprouver ma patience, et ne vous resoudrez vous jamais de me faire voir ce que j'adore ? Apres cela, voyant des Tablettes, il les ouvrit, et y vit cette Lettre.
AU TROP CURIEUX TIMANTE.
Je suis si fortement persuadée que la liberalité est une vertu, et mesme une vertu Heroïque ; que je n'ay garde de rien faire, qui vous puisse donner lieu de me soubçonner du vice qui luy est opposé. C'est pourquoy je vous renvoye vostre magnifique Present : et je le vous renvoye mesme sans me pleindre aigrement : car comme vous ne me connoissez pas pour ce que je suis, je ne dois pas m'offencer d'un procedé qui me seroit injurieux si vous me connoissiez. Je me pleins pourtant un peu, de ce qu'apres tant de conversations, où je ne vous ay pas caché mon coeur comme mon visage, vous n'ayez pas eu assez bonne opinion de moy, pour croire que je n'accepterois pas ce que vous m'avez offert. Je ne veux pourtant pas rompre aveque vous pour cela : quand ce ne seroit que pour vous donner lieu de me connoistre mieux. Cependant pour reparer vostre faute, je vous ordonne de garder la Boiste que je vous envoye, sans la monstrer à personne : car si vous la monstrez, vous n'y verrez
jamais ma Peinture, et ne me verrez jamais moy mesme.
Timante raconte l'échange des présents à Antimaque, qui convient avec lui que la mystérieuse dame semble aussi noble de cœur que de naissance. Antimaque lui conseille de persévérer et lui propose de se renseigner sur la boîte de portrait. Par égard pour l'inconnue, Timante refuse. Quant au présent, il ne sait s'il doit l'accepter ou le refuser. Or, le soir même, il apprend que Parthenie, absente, se prépare pour un bal qui doit avoir lieu le lendemain. Fou de joie, il décide d'y être présent. Il fait part à Amaxite de ses hésitations au sujet de la boîte d'orfèvrerie. Pour ne pas sembler avare, il disputera un tournoi et offrira les pierreries comme récompense.
Comme Timante achevoit de lire cette Lettre, Antimaque entra : qui trouva son Amy bien occupé, à raisonner sur la nouveauté de cette derniere avanture, qu'il luy raconta, malgré la deffence de Parthenie : ne luy estant pas possible de s'en empescher, et croyant qu'en effet ce n'estoit pas la trahir, que de faire son Confident d'un homme qu'il aimoit comme un autre luy mesme. Mais si Timante fut estonné, Antimaque le fut encore davantage ; n'y ayant pas moyen apres cela, de douter ny de la condition, ny de la generosité de cette Inconnuë. Car enfin le Present de Timante estoit si riche, qu'il faloit avoir l'ame bien grande pour le refuser ; et la Boiste que Parthenie luy donnoit estoit si magnifique, qu'il faloit estre tres riche et tres liberale pour la donner : si bien qu'Antimaque apres cela, advoüa à Timante qu'il avoit raison de continuer son avanture, et de voir jusques où elle pourroit aller. Il voulut l'obliger à monstrer cette Boiste à quelqu'un qui s'y connust, pour sçavoir où elle avoit esté faite : et il voulut aussi l'obliger à luy confier sa Lettre, pour en faire voir quelques lignes à Doride, afin de tascher d'en connoistre l'escriture : mais comme Timante avoit remarqué en plusieurs conversations, que son Inconnuë sçavoit tout ce qui se passoit dans le monde, il n'osa hazarder la chose : et il pria mille et mille fois Antimaque de ne reveler jamais son secret
à personne. Il avoit pourtant quelquesfois une envie estrange de parler luy mesme à la Dame chez qui estoit celle qu'il aimoit : mais Parthenie luy disoit tousjours si fortement que s'il s'informoit d'elle il ne la verroit plus, qu'il n'osoit le faire. Cependant il attendit le soir avec beaucoup d'impatience : il se trouvoit pourtant fort embarrassé à determiner ce qu'il devoit faire de la Boiste que Parthenie luy avoit donnée : car parce qu'elle avoit touché les mains de la Personne qu'il aimoit, et qu'elle y avoit escrit quelque chose il ne pouvoit se resoudre de la luy rendre : d'autre costé elle estoit si riche, qu'il croyoit que c'estoit estre moins genereux qu'elle, de ne la luy rendre pas : de sorte que sans sçavoir ce qu'il en vouloit faire, il la porta en allant à son assignation. Il ne fût pourtant pas si heureux qu'il le pensoit estre : car Parthenie pour l'embarrasser davantage, luy fit dire par Amaxite qu'elle ne pouvoit le voir ce soir là : et comme Timante luy en demanda la cause, elle luy donna lieu de croire par la responce (sans pourtant le luy dire precisément) que c'estoit parce qu'elle se preparoit à aller à un Bal general, qui se faisoit le lendemain chez la Princesse Policrite. De sorte que Timante ravy de ce qu'il creût qu'Amaxite avoit dit sans y penser, se forma le dessein de ne manquer pas d'aller à cette Assemblée : et d'y parler à tant de Dames, qu'enfin il peust trouver celle qu'il cherchoit. Mais comme il espera qu'en faisant parler Amaxite, il aprendroit
peut-estre quelque chose de ce qu'il vouloit sçavoir, il l'entretint assez longtemps : et comme il connut par ce qu'elle disoit, qu'elle estoit absolument du secret de Parthenie, il luy dit cent choses pour luy dire : et se mit à exagerer la peine où il estoit, de ce qu'il ne pouvoit se resoudre à rendre la Boiste qu'on luy avoit envoyée, et de ce qu'il la trouvoit trop riche pour la garder. Toutesfois (luy dit il à la fin de leur conversation) le milieu que je veux prendre, est de vous conjurer de dire à l'aimable Personne que j'adore, que je luy rendray la Boiste qu'elle m'a donnée, le jour qu'elle me donnera sa Peinture : mais afin qu'elle ne me soupçonne pas de la garder par un sentimant avare, je feray dans quatre jours une autre Course de Chevaux, où je donneray pour Prix tout ce que j'avois eu la hardiesse de luy offrir : ainsi je pourray conserver en repos, un Present qui pourroit faire soupçonne d'interest le plus desinteressé de tous les hommes. Amaxite fit alors tout ce qu'elle pût pour luy faire changer de resolution, mais il n'y eut pas moyen : cependant ils se separerent, demeurant d'accord que le jour suivant au sortir du Bal, il viendroit à l'assignation.
Timante met beaucoup de soin à se parer pour le bal. De son côté, Parthenie, qui n'a pas l'intention de s'y rendre, charge Megaside de surveiller son soupirant. Durant le bal, celui-ci observe toutes les femmes, dans l'espoir de découvrir l'identité de sa belle inconnue. Soudain, il aperçoit une très belle dame, qui vient de la ville d'Amathonte. Cependant Parthenie pourQuand elle lui adresse la parole, Timante s'aperçoit rapidement qu'il ne peut s'agir de son inconnue, car la personne est stupide. Une fois toutes les dames arrivées, il ne prend plus aucun plaisir au bal.
Je ne vous diray point, Seigneur, quelle fut l'inquietude de Timante ce jour là : elle fut pourtant meslée de beaucoup d'esperance, et de beaucoup de joye : car il crût qu'il connoistroit son Inconuë à la voix, que du moins il auroit des Espions à l'entour de la Maison où elle devoit retourner apres le Bal, qui luy pourroient dire qui elle estoit. Il
se para donc avec le plus de soin qu'il luy fut possible, et fut au Bal de si bonne heure, que la Salle n'estoit pas encore achevée d'esclairer lors qu'il y arriva. Car comme il ne doutoit point que la Personne qu'il aimoit n'y deust venir, il estoit bien aise qu'elle l'y trouvast. Cependant j'avois esté adverty par Amaxite d'observer tres soigneusement Timante, et de luy aller rendre conte de mes observations, un peu devant que le Bal fust finy : de sorte que comme j'estois ravy de rendre office à la Princesse de Salamis, et que je n'ignorois pas qu'en la servant en cette occasion, je servois aussi Timante, et mesme le Prince Philoxipe, que je sçavois qui desiroit ce Mariage ; je fus presques aussi tost que luy au lieu de l'assemblée, qui commença de se former bientost apres. Pour moy je n'eus jamais guere plus de plaisir en ma vie, que j'en eus ce soir là à regarder Timante : car il n'arrivoit pas une belle Femme, que je ne visse dans ses yeux qu'il souhaitoit que ce fust son Inconnuë. Il n'en voyoit pas aussi entrer une qui ne le fust point, que je ne remarquasse qu'il craignoit que ce ne fust celle là : et je vy enfin tant de divers mouvemens dans son visage, qu'il m'en fit pitié apres m'avoir fait rire. Ce qui l'embarrassoit un peu, estoit qu'il y avoit trois ou quatre Femmes à Paphos extrémement laides : et qu'excepté la Reine, Policrite, Timoclée, et encore une autre, il n'y en avoit point de belles qui pussent vray-semblablement faire un Present comme celuy qu'il avoit reçeu. Cependant il sçavoit bien
que ce n'estoit pas une de ces quatre Personnes : car il en connoissoit le son de la voix, et sçavoit de plus que ce ne pouvoit estre les deux premieres, qui estoient mariées et vertueuses : il voyoit bien encore que ce n'estoit pas une des autres : car elles avoient toutes deux des Amans declarez : et des Amans qui n'estoient pas haïs. Ainsi ne pouvant que pensera, il alloit de place en place, parlant à toutes les Belles, et à toutes celles qui ne l'estoient pas, les unes apres les autres, sans trouvers qu'il cherchoit. Comme il estoit donc dans cette Assemblée, et qu'il passoit et re passoit par tous les coins de la Sale, il vit arriver une Dame d'Amathonte extrémement belle, que Policrite reçeut comme une Personne de qualité : et comme sa beauté est extraordinaire, et que Timante ne l'avoit encore veuë, quoy qu'il y eust trois jours qu'elle fust à Paphos il la regarda en souhaitant que ce pust estre celle qu'il aimoit : mais il ne l'eut pas plustost souhaité que l'entendant parler, il creût entendre quelque chose dans le son de sa voix, qui ressembloit à celle de son aimable Inconnuë : de sorte que tout ravy de joye, de pouvoir esperer de connoistre bientost ce qu'il aimoit, il attendit impatiemment que le complimêt que Policrite luy faisoit fust achevé, et qu'elle luy eust fait prendre place. Elle ne fut pas plustost assise, que Timante suivant la liberté de nostre Cour, fut luy parler, afin de l'obliger a luy respondre : mais comme cette Dame estoit une Personne de Province, qui n'estoit pas accoustumée
à l'air du monde, et qui ne sçavoit que dire à ceux qu'elle ne connoissoit point, à peine respondit elle à ce que luy disoit Timante. Elle luy respondit mesme assez mal à propos, car elle est aussi stupide que belle : joint qu'elle parla si peu, et si confusément, que Timante n'entendit presque pas ce qu'elle luy dit. Cependant comme son imagination estoit preocupée, il creut que la stupidité et le silence de cette Personne estoient affectez, et que c'estoit peutestre son Inconnuë, qui se vouloit déguiser : c'est pourquoy il s'obstina à demeurer aupres d'elle, esperant tousjours qu'elle luy parleroit davantage : mais il eut beau faire, elle ne luy dit jamais que ouy ou non. Il fut pourtant à la fin desabusé de son erreur : car un homme d'Amathonte qu'elle connoissoit fort, s'estant venu mettre devant cette Dame, elle se mit à luy parler autant qu'elle avoit peu parlé jusques alors : et à luy dire cent fausses galanteries de Province, qui firent bien connoistre à Timante qu'il s'estoit abusé. Cependant comme il n'y avoit pas une Femme un peu considerable dans cette Assemblée à qui il n'eust parlé, ou que du moins il n'eust assez entendu parler, pour croire qu'elle n'estoit pas celle qu'il cherchoit, il demeura à la place où il estoit : mais il y demeura si affligé, qu'il ne fut pas en estat de remarquer rien de ce qui se passoit dans la Compagnie. On le força pourtant à dancer : il est vray qu'il le fit si negligeamment, quoy qu'il eust accoustumé de s'en acquitter fort bien, que Policrite
ne pût s'empescher de luy en faire la guerre : et de luy dire qu'elle ne comprenoit pas comment il s'estoit tant paré, pour prendre si peu d'interest au Bal. Cependant comme je jugeay qu'il finiroit bientost, j'en sortis, et fus rendre conte à ma Soeur de ce que j'avois veû, et de tout ce qu'avoit fait Timante, jusques aux actions les moins remarquables : luy disant mesme precisément, en quel lieu estoient les principales Dames de l'Assemblée : luy nommant aussi toutes celles à qui Timante avoit parlé : et n'oubliant pas la Dame d'Amathonte, qu'il avoit plus entretenuë que toutes les autres, quoy que je n'en sçeusse pas alors la veritable raison. Je luy dis aussi qu'il m'avoit semblé qu'il y avoit des Gens à l'entour de la Maison où estoit Parthenie, qui prenoient garde qui y entroit : mais que je ne croyois pas qu'ils pussent m'avoir connû, parce qu'il faisoit fort obscur. Apres avoir donc dit tout ce que j'avois à dire, je sortis par une autre porte, que celle par où j'estois entré : mais à peine Amaxite eut elle bien instruit Parthenie de tout ce qui c'estoit passé, que Timante vint à son assignation accoustumée.
Après le bal, Timante se rend dans le jardin de son inconnue. Comme Megaside a fait un rapport détaillé de la soirée à Amaxite, qui à son tour en a informé Parthenie, cette dernière peut en parler comme si elle s'y était trouvée. Timante ne sait trop que penser. La conversation vient à porter sur la beauté. Parthenie interroge Timante : parmi toutes les dames présentes au bal, dans laquelle aurait-il souhaité reconnaître la mystérieuse inconnue ? Timante, qui n'a plus l'habitude de se servir de ses yeux, ne sait que répondre.
Cependant Parthenie pour l'abuser mieux, avoit mis ce soir là beaucoup de Pierreries : car encore que la Fenestre où elle luy parloit ne fust presques pas esclairée, elle l'estoit pourtant assez par une sombre lueur qui venoit de la Lune, des Estoiles, et des Lampes qui estoient en un coin du Cabinet, pour faire qu'il pûst entrevoir des Diamans. De sorte que Timante
connoissant bien que Parthenie estoit plus parée qu'à l'ordinaire, creût qu'elle avoit donc esté au Bal : quoy qu'il sçeust bien qu'il avoit parlé â toutes les Dames, et qu'il sçeust encore mieux que toutes celles qu'il avoit entretenuës chez Policrite, n'estoient pas celle qu'il entretenoit alors. De plus, comme il avoit sçeu par ses Espions, qu'il n'estoit entré qu'un homme dans la Maison où elle estoit, il n'avoit pas plustost creû qu'elle avoit esté au Bal, qu'il ne le croyoit plus, et qu'il se trouvoit dans la cruelle necessité de ne sçauvoir plus que croire. Mais pour achever de le mettre en inquietude, Parthenie ne le vit pas plustost, que sans luy donner loisir de parler ; et bien Seigneur, luy dit elle, que vous semble de l'esprit de cette Dame d'Amathonte, aupres de qui vous avez esté plus long temps qu'aupres de toutes celles de Paphos ? Ne craignez vous point que toutes les Dames de nostre Cour ne vous haïssent, de ce que vous leur avez preferé une Personne de Province ; et n'aprehendez vous point encore de m'avoir donné de la jalousie ? Plust aux Dieux Madame, interrompit il, que ce dernier malheur me fust arrivé ! car comme cette passion ne pourroit estre dans vostre coeur, sans avoir esté precedée par une autre, je serois plus heureux que je ne suis : puis que vous m'aimeriez, et que je vous verrois : et que par consequent je ne serois pas dans la cruelle necessité de vous chercher par tout, et de ne vous trouver en nulle part, si ce n'est icy, où je ne vous voy pas
comme je voudrois vous voir, pour estre parfaitement content. Mais Madame, adjousta t'il, faites moy l'honneur de me dire sincerement, si vous avez esté au Bal : ou si vous n'y estiez pas ; ne suffit il pas pour vous respondre, dit elle, que je vous die tout ce qui s'est passé dans l'assemblée ; et alors elle luy dit effectivemêt tout ce que j'avois dit à Amaxite : et l'embarrassa de telle sorte, qu'il ne sçavoit que penser. Mais encore, luy dit elle, qui voudriez vous que je fusse, de toutes celles que vous avez veuës chez Policrite ? je ne veux rien, luy repliqua t'il, sinon que vous soyez vous mesme, et que je vous connoisse pour ce que vous estes : car enfin pour peu que vous continuyez de me traiter comme vous faites, je perdray infailliblement la raison. Tout à bon, respondit Parthenie en sousriant, je commence de l'aprehender : et ce qui me le fait craindre, est qu'en effet il ne faloit pas que vostre raison fust bien libre, lors que vous pristes la resolution de me faire un Present si magnifique, qu'on n'oseroit l'accepter sans choquer la bienseance et la vertu. Vous en pouvez encore tirer une autre conjecture, adjousta t'il, car Madame, apres m'avoir montré un si bel exemple de generosité, vous me faites un present plus riche que le mien : et cependant je le garde, et le garde mesme sans vous en rendre grace. J'espere toutesfois, que la Personne que vous m'envoyâtes hier au soir, vous aura dit que je ne pretês garder cette belle Boiste, que jusques à ce que vous m'ayez fait l'honneur de me donner la Peinture
que vous ne me deffendez pas d'esperer. Elle s'est sans doute aquitée de sa commission, reprit Parthenie, mais j'ay à vous dire qu'il y a encore biê des choses à faire auparavant que je vous donne mon Portrait : car enfin je veux estre assurée de vostre coeur pour toute ma vie. Mais en attendant, dittes moy je vous prie à qui vous donnez le prix de la beauté, de tout ce que vous avez veû de beau en Chipre ? vous m'avez si bien accoustumé, luy dit il, à ne me servir point de mes yeux, que je suis persuadé qu'ils sont presentement mauvais juges de la beauté : car comme je ne songe qu'à celle de vostre ame et de vostre esprit, et que je ne voy pas la vostre, je ne sçay plus si j'aime les blondes ou les brunes.
Tout le monde est d'avis que la plus belle femme de Chipre est la princesse de Salamis : c'est ce que Timante révèle à Parthénie, sans savoir que c'est précisément à cette personne qu'il parle. Surprise de s'entendre nommer, Parthenie apprend en outre que Timante, se fiant au rapport d'une amie, ne partage pas cet avis général. Elle invite alors le soupirant à juger par lui-même de la beauté de la princesse de Salamis plutôt que de se fonder sur l'avis d'une rivale, en lui offrant l'occasion de la voir le lendemain dans un temple de Venus Uranie. Mais il s'agit d'une épreuve : s'il peut regarder la princesse de Salamis sans en tomber amoureux, il aura franchi une étape supplémentaire dans le cœur de son inconnue.
Parthenie le pressa alors estrangement, de luy dire s'il aimoit mieux la beauté de Policrite, que celle d'Aretaphile, afin de tirer un prejugé de ce qu'il trouveroit un jour de la sienne : car il y a sans doute des Gens qui n'aiment pas toutes sortes de beautez, les uns les voulant delicates, et les autres non. Mais quoy qu'elle pust faire, il ne voulut jamais s'expliquer nettement : parce qu'il ne sçavoit pas qu'elle estoit la beauté de la Personne à qui il parloit : de sorte comme il ne cherchoit qu'à changer de discours, il se mit à dire que ce qui l'estonnoit, estoit de voir que tout ce qu'il connoissoit de Gens en Chipre (à la reserve d'une Femme de ses Amies qui avoit un sentiment tout opposé à celuy des autres) luy disoient que tout ce qu'il y voyoit de beau n'estoit rien, en comparaison
de la Princesse de Salamis. Parthenie s'entendant nommer, creût d'abord que peutestre Timante sçavoit qui elle estoit, mais elle fut bientost desabusée : car Timante poursuivant son discours ; il est vray, dit il, que je croy bien autant cette Femme que tous les autres : parce qu'elle a beaucoup d'esprit. Il ne faut pas avoir seulemêt de l'esprit, reprit elle, pour juger de la beauté : il faut encore avoir de l'equité, et n'estre point envieuse de la gloire d'autruy. Mais encore, luy dit Parthenie, quelle est cette Dame qui vous a parlé au desavantage de la Princesse de Salamis ? ce n'est pas, adjousta t'elle, que je ne trouve qu'on a trop loüé sa beauté : mais aussi ne suis-je pas tout à fait de celle qui vous l'a tant blasmée Timente ne jugeant pas qu'il y eust d'inconvenient de nommer cette Dame, ne s'en fit pas presser : mais il ne l'eut pas plustost nommée, que Parthenie ne s'estonna plus de l'injustice qu'elle luy avoit faite. C'est pourquoy prenant la parole ; eh de grace Seigneur, luy dit elle, ne jugez pas de la Princesse de Salamis sur le raport de cette Personne qui la haït avec fort peu de raison. Mais si elle est aussi aimable qu'on le dit, repliqua Timante, comment la peut elle haïr ayant autant d'esprit qu'elle en a ? Non non Seigneur, reprit Parthenie, ne vous y abusez pas : ce n'est point sur le raport d'une autre Belle, qu'il faut juger d'une autre Belle : car je suis persuadée, que de cent il n'y en aura pas deux equitables : ayant presques toutes la foiblesse de croire qu'elles se donnent la gloire qu'elles ostent aux
autres. Il est vray, dit Timante, que je fus estrangement surpris, lors que je parlay de la Princesse de Salamis à cette Personne : et qu'elle m'en parla d'une maniere si opposée à tout ce qu'on m'en avoit dit. Mais encore, dit Parthenie, que vous en dit elle precisément ? car je prends le plus grand plaisir du monde, à voir ce que fait l'envie et la jalousie, dans l'esprit de ceux qu'elle possede. Puis que vous le voulez, luy dit il, Madame, je vous advoüeray qu'apres que j'eus eu l'honneur de vous rencontrer la premiere fois au Labirinthe, et que je vy que je ne vous trouvois en nulle part, et que personne ne me pouvoit dire qui vous estiez ; je m'imaginay qu'il faloit que vous fussiez cette Princesse de Salamis dont j'entendois tant parler. Je n'osay pourtant jamais dire ma pensée â personne, excepté à cette Dame, qui est assez de mes Amies : mais elle ne me laissa pas longtemps dans cette erreur : car elle me dit que cette Princesse a la voix d'assez grande estenduë sans l'avoir agreable ; qu'elle est grande sans estre bien faite ; et qu'elle a les mains blanches sans les avoir belles. Sans mentir, dit Parthenie en rian, je pense que ceux qui ne se fient ny à autry, ny à eux mesmes, ont raison, et qu'il n'y a rient sur quoy on doive porter un jugement decisif. Car enfin comme j'aime fort Parthenie, et que je n'aime pas trop celle qui vous a parlé à son desavantage, il peut estre que je fais grace à l'une, et injustice à l'autre : c'est pourquoy je voudrois bien que vous eussiez veû cette Princesse pour en juger par vous
mesme. Cependant je vous suis bien obligé, d'avoir pû seulement soubçonner un instant que je pusse estre elle : car quand mesme, elle ne seroit pas ce qu'on dit : je ne vous en aurois pas moins d'obligation : puisque vostre imagination vous figuroit que j'estois telle qu'on vous l'avoit representée, et non pas telle que cette Dame vous l'a despeinte. Il est vray Madame, reprit Timante, que je me suis formé une Image de vous, que celle de la beauté de la Princesse de Salamis auroit bien de la peine à effaçer, quelque belle qu'elle puisse estre ; mais de grace (luy dit Parthenie qui mouroit d'envie de sçavoir ce que Timante penseroit de sa beauté) voyez cette Princesse : mais Madame, repliqua t'il, où la peut on voir ! Le Prince Philoxipe luy a demandé la permission de me mener à son Desert, sans qu'elle ait voulu m'accorder cét honneur, dont je ne me soucie plus guere : car enfin, Madame, toute ma curiosité est renfermée en vous seule, et je ne veux plus voir que vous. Je vous seray pourtant bien obligée, respondit elle, si vous voulez avoir celle devoir la Princesse de Salamis ; mais encore une fois Madame, luy dit il, comment la pourrois-je voir ? vous le pourrez bien aisément, dit Parthenie, car je sçay qu'elle va presques tous les ans à pareil jour que demain, à un petit Temple de Venus Uranie, qui n'est qu'à trente stades d'icy, du costé qu'on va à Amathonte. Je sçay bien où est ce Temple, dit il, car on me le montra en allant à la Feste des Adoniennes. Puisque cela est, dit elle, je vous prie
allez y demain : car je vous advoüe que je seray ravie que la beauté de cette Princesse vous plaise : afin qu'une Personne que je m'aime pas, vous soit suspecte à l'advenir, et ne soit plus tant de vos Amies. Ha Madame, interrompit Timante, il n'est nullement necessaire que je voye la Princesse de Salamis, et que je connoisse que celle qui l'a blasmée est une envieuse, pour m'obliger à n'estre plus de ses Amis ! car puis qu'elle ne vous plaist pas, je ne la verray jamais. Non, dit elle, je ne veux point que ce soit par complaisance, mais par raison : c'est pourquoy faites ce que je veux, je vous en conjure. Mais Madame, dit il, si cette Princesse est aussi belle qu'on le dit, il me semble que vous ne vous souciez guerre de mon coeur, puis que vous voulez l'exposer à un si grand danger ; et que vous devriez du moins me monstrer vos yeux, afin de me deffendre des siens. Au contraire, dit elle, comme je pretens ne vous donner mon affection toute entiere, que je seray assurée de la vostre ; je voudrois que la Princesse de Salamis fust encore mille fois plus belle qu'elle n'est, afin de tirer une plus grande preuve de vostre constance. Car comme je ne veux point de coeur infidelle ; que je ne veux point estre aimée comme Belle, quand il seroit vray que je la serois ; et que je veux m'assurer contre tous les maux que la beauté peut faire ; je seray bien aise que vous voiyez tout ce qu'il y a de beau en Chipre, afin qu'apres cela je n'aye plus rien à craindre : Enfin Seigneur, Parthenie conduisit la chose
avec tant d'art, que Timante luy promit d'aller le lêdemain voir si la Princesse de Salamis seroit à ce Temple : sans qu'il soubçonnast rien de la verité, ny sans qu'il creust qu'il y eust nul autre sujet au commandement qu'elle luy faisoit ; sinon qu'elle aimoit à estre obeïe ponctuellement en toutes choses, de sorte qu'ils se separerent ainsi.
Malgré les mises en gardes d'Amaxite, Parthenie se pare de façon à paraître le plus à son avantage, sans savoir exactement quelle réaction elle attend de la part de Timante. Lorsque ce dernier l'aperçoit au lieu de rendez-vous, il ne peut dissimuler sa surprise et son admiration. Cette réaction trouble Parthenie, qui ne sait si elle doit s'en réjouir ou en être fâchée. Elle prend du moins conscience que l'idée que Timante lui préfère désormais la princesse de Salamis la chagrine. De son côté, le soupirant espère que son inconnue est aussi belle que la princesse de Salamis. Même s'il pense que c'est impossible, il est toutefois déterminé à rester fidèle.
Au sortir de ce Jardin, Timante se souvenant que son Inconnuë avoit tesmoigné n'estre pas Amie de celle qui avoit parlé au desavantage de la Princesse de Salamis, espera venir à la connoistre, en s'informant avec qui elle avoit eu quelque démeslé, mais il fut trompé, car il sçeut que cette Personne en avoit eu avec toutes celles qui l'avoient pratiquée : et qu'ainsi il ne la pouvoit distinguer. Apres que Timante eut quitté Parthenie, elle commença de donner ordre à tout ce qui estoit necessaire pour le petit voyage qu'elle devoit faire le lendemain : Amaxite m'écrivit un Billet, afin que je luy envoyasse un Chariot à la pointe du jour, Parthenie ne voulant pas se servir de celuy de la Dame chez qui elle estoit, parce que Timante l'auroit connu. De sorte que ne manquant plus rien pour executer son dessein, elle se leva tres matin, et s'habilla avec une magnificence extréme : se coiffant aveque soin, et n'oubliant rien de tout ce qui pouvoit luy estre avantageux. Mais apres qu'elle fut achevée d'habiller, et qu'elle eut consulté son Miroir pour la derniere fois, Amaxite luy demanda quel dessein elle avoit ? n'estant pas encore bien satisfaite de
toutes les raisons qu'elle luy avoit dittes. Je veux, luy dit elle, sçavoir precisément ce que Timante pensera de moy : et c'est ce que je ne sçaurois jamais, si je me montrois à luy en me descouvrant pour ce que je suis. Mais Madame, luy dit Amaxite, puis que vous ne craignez donc plus que vostre beauté gagne le coeur de Timante, que ne vous resoluez vous à luy dire la verité ? Non non, reprit Parthenie, je n'ay point changé de sentimens : je crains tousjours les menaces des Dieux : et ce n'est que par cette crainte, que j'agis bizarrement comme je fais. Mais apres tout, Madame, dit Amaxite, je suis assurée que Timante va vous trouver la plus belle Personne qu'il ait jamais veuë : et selon mon sens, toute la beauté de vostre esprit ; de vostre ame ; de vos mains ; de vostre taille ; et de vostre voix ; aura bien de la peine à tenir contre celle de vos yeux. C'est pourquoy, poursuivit Amaxite, si vous croyez estre capable de ne vouloir point espouser Timante, si par hazard il devient aussi amoureux de vostre beauté que de vostre esprit, ne l'exposez point à ce danger : et cherchez quelque autre voye, d'esprouver sa fidelité. Amaxite eut pourtant beau dire, Parthenie ne voulut point s'examiner elle mesme ; et sans sçavoir bien precisément ce qu'elle penseroit si Timante la loüoit trop ou trop peu, elle fut à ce Temple si matin, qu'elle ne fut pas exposée à estre connuë dans la Ville : joint que comme je l'ay desja dit, elle logeoit tout contre une des Portes. Elle fut mesme par un
chemin destourné, afin d'y arriver comme si elle fust venuë du costé de Salamis, qui estoit celuy de son Desert : mais comme elle craignit que si Timante la voyoit dans le Temple, il ne vinst à la connoistre à la taille ; dés qu'elle fut arrivée, elle fit offrir un Sacrifice : apres quoy voyant que Timante n'estoit pas encore venu, elle fut sur le pretexte de se vouloir reposer, chez le Sacrificateur, dont le logement estoit opposé au grand chemin qui venoit de Paphos. De sorte qu'estant entrée dans une Salle basse, elle s'apuya contre une des Fenestres qui estoit ouverte, s'entretenant avec Amaxite, de qui le Voile estoit levé aussi bien que le sien : car pour favoriser son dessein, le Soleil estoit couvert, et elle pouvoit estre à cette Fenestre sans incommodité. Elle n'y eut pas esté un quart d'heure, qu'Amaxite aperçeut Timante qui venoit droit vers le lieu où elle estoient, n'ayant aveque luy qu'un Escuyer seulement : et elle ne l'eut pas plustost veû, qu'elle le montra à Parthenie : justement dans le mesme temps que Timante tournoit les yeux vers elle. Il en estoit pourtant encore assez esloigné : c'est pourquoy ne pouvant pas bien juger de sa beauté, il s'en aprocha sans empressement. Mais lors qu'il fut assez prés de Parthenie, pour distinguer les traits de son visage, il ne douta point que ce ne fust la Princesse de Salamis : et il fut si surpris du prodigieux esclat ne sa beauté, qu'il en changea de couleur ; et advoüa en luy mesme, que l'Image qu'il s'estoit formée de son aimable Inconnuë,
n'estoit pas si belle que cette Princesse. Il marcha donc le plus lentement qu'il pût ; il la regarda avec une attention pleine de transport ; il la salüa avec un profond respect ; et il n'entra dans le Temple, qu'apres l'avoir considerée avec assez de loisir. Car ayant trouvé un des Sacrificateurs dans la Place qui estoit entre le Temple et la Maison où estoit cette Princesse, il s'y arresta aveque luy : afin d'avoir un pretexte de la voir plus long temps. D'abord il eut dessein d'aller luy faire une visite, sçachant qu'elle n'ignoroit pas qu'il estoit Amy du Prince son Frere : mais comme il n'avoit qu'un Escuyer aveque luy, et qu'il estoit mesme assez negligé, il ne pût resoudre d'aller se faire voir de plus prés, à une Personne de qui la beauté luy avoit desja donné tant d'admiration et tant de respect. C'est pourquoy n'osant demeurer au lieu où il estoit ; apres que le Sacrificateur à qui il avoit parlé fut entré dans le Temple, il y entra aussi : esperant toutesfois qu'il la reverroit encore quand il en sortiroit. Mais Parthenie qui n'avoit pas dessein qu'il luy parlast, ni qu'il la suivist, ne le vit pas plustost entré dans ce Temple, qu'elle monta dans son Chariot, et prit le chemin de sa belle Solitude. Elle le quitta pourtant aussi tost qu'elle fut dans un Bois qui n'estoit qu'à deux stades du Temple ; mais comme elle ne vouloit arriver à Paphos que de nuit, et qu'elle ne vouloit pas rencontrer Timante, elle fit prendre une route fort destournée dans la Forest, qui la mena à une Maison de la
connoissance de ma Soeur, où elle passa le milieu du jour : et d'où elle ne partit qu'à l'heure qu'il faloit pour arriver tard à Paphos. Cependant, Seigneur, comme Parthenie avoit bien remarqué que sa beauté n'avoit pas manqué de produire son effet accoustumé dans l'esprit de Timante, c'est à dire de luy donner de l'admiration, et de luy en donner mesme d'une maniere qui luy faisoit voir que quoy qu'il en eust attendu, il en avoit pourtant esté surpris ; elle ne sçavoit si elle en devoit estre ou bien aise, ou faschée. Elle avoit pourtant desiré de plaire à Timante : mais apres tout, quand elle se souvenoit des menaces des Dieux, elle estoit presques marrie de voir que la beauté touchoit si fort l'esprit de son Amant : et elle craignoit enfin, puisqu'il y estoit si sensible, qu'il ne fust pas aussi constant qu'elle le souhaitoit, et qu'elle l'avoit esperé. Mais, luy disoit Amaxite en riant, si Timante change l'objet de sa passion en cette rencontre, il ne sera pas inconstant pour cela, puis qu'il vous aimera tousjours : je vous assure, luy respondit elle, que je pense que je ne serois guere moins jalouse de moy que d'une autre. Ha Madame, interrompit Amaxite, il n'est pas possible que vous vous attachiez si scrupuleusement à l'Oracle, que vous pussiez avoir un pareil sentiment, et estre jalouse de vous mesme ! Car enfin voudriez vous que Timante n'eust point d'yeux, ou qu'en ayant il les eust mauvais ; et mauvais jusques au point que de vous trouver desagreable ? En verité Amaxite,
reprit elle, vous m'embarrassez fort : car je vous advoüe que je ne serois point bien aise de desplaire à Timante : mais apres tout, je ne veux point qu'il ait l'ame extraordinairement sensible à la beauté : et je vous declare que si je remarque ce soir qu'il soit capable de preferer la Princesse de Salamis à cette Inconnuë qu'il entretiendra, j'en auray une douleur extréme. En verité Madame, repliqua Amaxite, je ne vous puis croire : et je suis persuadée, que malgré toutes les menaces des Dieux, vous ne pensez point à ce que vous dittes : n'estant assurément pas possible, qu'une belle Personne puisse estre ennemie de ses propres charmes. Mais Seigneur, pendant que Parthenie et Amaxite s'entretenoient de cette sorte, Timante s'entretenoit luy mesme fort agreablement, de la prodigieuse beauté qu'il avoit veuë. Helas, disoit il, que n'est il possible de joindre l'esprit de mon aimable Inconnuë, à la beauté que je viens de voir ? afin de me rendre le plus heureux de tous les hommes, par la possession de la Personne du monde la plus accomplie. Il est vray qu'elle la seroit trop : et s'il y avoit une Femme au monde aussi belle que la Princesse de Salamis, et de qui l'esprit fust aussi grand et aussi plein d'agréement que celuy de la Personne que j'aime, on luy esleveroit plus d'Autels qu'à Venus Anadiomene, ny qu'à Venus Uranie. Contentons nous donc de ce que les Dieux ont donné à celle que j'adore, et souhaitons seulement, qu'elle ne soit qu'un peu moins belle que la Princesse
de Salamis.
Timante ne peut effacer de sa mémoire la beauté de la princesse de Salamis. Il décide toutefois de rester fidèle à son inconnue, et de ne pas louer cette rivale devant elle. Parthenie se heurte à ses propres contradictions : déçue que sa beauté ne semble pas avoir eu d'effet sur Timante, elle supporterait encore moins de s'entendre louer. Elle décide alors d'imposer une dernière épreuve à son soupirant, celle de l'absence. Elle entreprend donc de quitter la ville. Pendant ce temps, Philoxipe élabore un stratagème destiné à favoriser le mariage de Timante et de Parthenie. Sans les en informer, il organise une visite où ils se rencontreront.
De retour à Paphos, Timante ne peut s'empêcher de célébrer auprès de qui veut l'entendre la beauté de la princesse de Salamis, d'autant plus qu'il sait que plus tard il devra se montrer plus discret, par égard pour sa bien-aimée. Le soir, il loue en effet avec modération devant Parthenie la beauté de cette rivale. Parthenie se fâche, car elle le soupçonne de s'exprimer avec complaisance pour elle, au lieu de lui livrer ses véritables sentiments. Au fond, elle s'inquiète également, car sa beauté ne semble pas avoir eu d'effet sur Timante.
Timante ne s'entretint pourtant pas longtemps : car l'envie qu'il avoit de revoir encore une fois l'admirable beauté qui avoit si agreablement surpris ses yeux, et si doucement touché son coeur, fit qu'il sortit du Temple bientost apres y estre entré. Mais il fut fort affligé, de ne voir plus ce qu'il avoit desiré de revoir encore une fois : et d'apprendre par ceux qui gardoient ses Chevaux, que la Princesse de Salamis estoit partie, un moment apres qu'il estoit entré dans le Temple. Il se fit mesme monstrer le chemin qu'elle avoit pris, et le suivit quelque temps : mais comme elle estoit desja dans le Bois, devant qu'il peust estre monté à cheval, il ne s'y obstina pas : et s'en retourna à Paphos, si ravy de la beauté de cette Princesse, qu'il s'en falloit peu qu'il ne craignist d'en estre amoureux. Cependant comme son Inconnuë ne luy avoit pas ordonné de faire un secret de ce petit voyage, il le dit à tout le monde ce jour là, et se contenta d'en cacher la cause : et ce qui l'y obligea, fut qu'effectivement il ne pouvoit s'empescher de loüer la beauté de la Princesse de Salamis : qu'il sçavoit bien qu'il n'oseroit loüer avec excés, en parlant le soir à son Inconnuë : n'ignorant pas qu'il ne faut jamais qu'un Amant louë une belle Personne avec empressement devant sa Maistresse. Il le devoit mesme d'autant moins faire qu'il sçavoit que la sienne ne vouloit pas qu'on fust aussi sensible à la beauté du corps qu'à celle de l'esprit : de sorte qu'il ne fit que loüer la beauté de la Princesse de
Salamis, à tout ce qu'il vit de Gens ce jour là. Il en parla à Philoxipe, à Policrite, à Doralise ; et fut mesme faire une derniere visite à cette Dame qui luy avoit dit autresfois qu'elle n'estoit pas si belle qu'on la disoit, afin de luy dire qu'elle ne se connoissoit pas en beauté. Il ne luy vint pourtant aucun soubçon que cette Princesse fust son Inconnuë, comme il en avoit eu autre fois : presuposant qu'il seroit absolument impossible qu'une Femme qui seroit aussi belle que l'estoit cette Princesse, peust se resoudre de cacher sa beauté, à un homme qui seroit amoureux d'elle pour son esprit seulement ; et à un homme encore qu'elle ne haïssoit pas, et dont elle souhaitoit d'estre eternellement aimée : car comme il ne sçavoit pas les Oracles que cette Princesse avoit reçeus, il n'avoit garde de deviner la veritable cause d'un procedé si bizarre et si extraordinaire. Personne ne trouva mesme estrange que la Princesse de Salamis fust venuë si prés de Paphos sans y entrer, car on sçavoit son humeur : mais Philoxipe et Policrite murmurerent un peu de ce qu'elle n'avoit pas envoyé sçavoir de leurs nouveles, sans en imaginer autre cause, sinon qu'elle n'avoit pas voulu qu'on sçeust qu'elle fust si prés de Paphos, de peur qu'on ne l'obligeast d'y aller. Cependant le soir estant venu, Timante fut à son assignation accoustumée : resolu de loüer la beauté de la Princesse de Salamis, mais de ne la loüer pas trop, pour les raisons que j'ay dittes : et il prit d'autant plustost cette resolution,
qu'il sentoit dans son coeur une si grande disposition à la loüer fortement, qu'il songea à s'observer luy mesme autant qu'il pût. A peine fut il aupres de Parthenie, qu'elle luy demanda ce qu'il luy sembloit de la Princesse de Salamis ? Elle me semble sans doute fort belle, reprit il, et je trouve que celle qui m'en avoit parlé froidement, luy faisoit une grande injustice : car enfin si cette Princesse a l'esprit aussi brillant que les yeux, et l'ame aussi belle que le visage, elle est sans doute fort accomplie. Mais quand elle ne seroit que belle, reprit Parthenie, ne trouvez vous pas qu'on la pourroit aimer ? ouy, repliqua t'il en sousriant, si on n'avoit que des yeux, et qu'on n'eust point d'esprit. Non, non, interrompit Parthenie, je ne veux point qu'on se desguise : et cependant je voy bien que vous ne songez pas tant à me respondre selon vos sentimens, que selon les miens : et que vous cherchez pour le moins autant à dire ce que je veux que vous disiez, que ce que vous pensez. Quand cela seroit Madame, reprit il, serois-je criminel d'estre complaisant ? la complaisance, dit-elle, ne doit point s'estendre jusques à desguiser ses sentimens : il suffit qu'on les soumette, et il ne les faut pas cacher : joint que le veritable plaisir consiste en la conformité des pensées, et non pas des paroles seulement. En effet, j'ay plus de joye de voir qu'une Personne que j'aime, pense justement ce que je pense moy mesme, que si à ma consideration elle se contraignoit en toutes choses : et il y
a je ne sçay quoy de si doux, dans cette rencontre d'esprits ; de pensées ; et de sentimens ; qu'on s'en aime la moitié davantage : c'est pourquoy ne vous amusez point à chercher ce que je souhaite que vous me disiez, car vous ne m'y sçauriez tromper. Mais Madame, reprit Timante, je vous parle tousjours sincerement : vous me demandez si la Princesse de Salamis est belle : je vous respons qu'elle l'est beaucoup ; m'esloigne-je de la verité ? Parthenie estant alors en colere de ce qu'elle creût en effet, que sa beauté n'avoit pas autant touché Timante qu'elle l'avoit pensé, prit la parole avec un ton de voix un peu eslevé : vous loüez si froidement la Princesse de Salamis, luy dit elle, qu'il est aisé de voir que vous ne la loüez que par complaisance : ou que vous ne vous empeschez de la loüer que par finesse, et que pour me persuader que vous n'avez point le coeur sensible à la beauté. Il est vray Madame, repliqua t'il, que je ne l'ay presentement qu'à celle de vostre esprit, et qu'à tout ce que je connois de vous : c'est pourquoy ne vous estonnez pas (luy dit il, croyant qu'il ne pouvoit luy rien dire qui luy plust davantage) si je ne suis pas aussi charmé de la beauté de la Princesse de Salamis que je le serois, si je n'estois pas amoureux de vous : car enfin j'avois une telle impatience de revenir icy, que je ne l'ay pas considerée longtemps. Voila donc, Seigneur, à peu prés, de quelle façon se passa la conversation de Timante et de Parthenie ce soir là : Timante n'osant
presques loüer la beauté de la Princesse de Salamis, quoy que Parthenie tesmoignast le souhaiter : et Parthenie ne sçachant precisément si elle vouloit qu'il la loüast fort, ou qu'il ne la loüast guere.
Après le départ de Timante, Parthenie se confie à Amaxite : elle est affligée que sa beauté n'ait opéré aucun effet. Mais bientôt, Megaside apprend à Amaxite que Timante loue la beauté de la princesse de Salamis devant toutes les personnes de la cour de Paphos. L'affliction de Parthenie redouble : Timante n'a pas été sincère avec elle. De plus, il est plus sensible à la beauté physique qu'à celle de l'âme. Mais Amaxite tente de lui faire entendre que Timante n'agit ainsi que par amour pour son inconnue.
Mais apres qu'il fut party, elle se determina pourtant ; et s'imagina qu'en effet sa beauté n'avoit point de charmes pour luy : et qu'elle s'estoit abusée, lors qu'elle avoit creû voir et en son visage, et en ses actions des marques de surprise et d'admiration. Non non, disoit elle à Amaxite, je me suis assurément trompée : et tout ce que je croyois estre admiration, n'a esté qu'estonnement. Timante a sans doute esté surpris : mais ç'a esté de voir qu'on m'ait tant loüée, avec si peu de sujet. Il aime assurément la beauté sous une autre forme que celle que les Dieux m'ont donnée : il y a quelque chose en mon visage qui choque ses yeux, et qui me fera sans doute perdre un jour, tout ce que mon esprit m'a aquis. Mais Madame, luy disoit Amaxite, vous ne voulez pas que Timante vous aime pour vostre beauté : il est vray, dit elle, mais je ne veux pas aussi qu'il me haïsse, parce que j'auray quelque chose dans les yeux qui ne luy plaira pas. Je sçay bien, poursuivit cette Princesse, que tout ce que je dis vous paroist déraisonnable : mais Amaxite je n'y sçaurois que faire. Car enfin si vous aviez esprouvé comme moy, quel malheur est celuy de se voir mesprisée, par la mesme Personne de qui on a esté adorée, vous excuseriez toutes mes foiblesses, et vous trouveriez que j'ay raison
de faire toutes choses possibles pour m'assurer du coeur de Timante. Cependant, Seigneur, Parthenie ne fut pas longtemps à s'affliger, de ce qu'elle croyoit que sa beauté ne plaisoit point à son Amant : car comme je m'estois trouvé en trois ou quatre lieux où il l'avoit loüée avec tant d'empressement, qu'on luy avoit fait la guerre d'en estre amoureux ; je fus le lendemain le dire à Amaxite, et mesme à Parthenie. Et comme je ne pouvois pas me persuader, qu'il peust jamais y avoir de danger de dire à une belle Personne qu'on avoit extraordinairement loüé sa beauté, j'exageray la chose autant que je pûs. Je joignis mesme le raisonnement à mon recit : et je dis enfin que je croyois en effet que Timante estoit aussi amoureux de sa beauté que de son esprit. Ainsi Madame, luy dit Amaxite, on peut assurer sans mensonge, que Timante a deux passions sans estre inconstant : puis qu'il n'aime qu'une mesme Personne ; qu'en donnant son coeur d'un costé, il ne l'oste point de l'autre ; et qu'on peut aussi adjouster, que vous avez une Rivale, que vous ne sçauriez haïr : car enfin, je ne pense pas que vostre esprit puisse envier le pouvoir de vos yeux : ny que vos yeux s'opposent aussi aux conquestes de vostre esprit. Parthenie escouta ce qu'Amaxite luy disoit, presques sans luy respondre : mais apres que je fus party ; et qu'elle m'eut encore ordonné de continuer à luy aprendre tout ce que faisoit Timante ; elle commença de se pleindre presques autant des loüanges qu'il
donnoit à sa beauté, en parlant aux autres, qu'elle avoit fait le soir auparavant, de ce qu'il luy en avoit trop peu donné en parlant à elle. Joint que voyant qu'il ne luy en avoit pas parlé sincerement, elle s'en affligea : ce fut pourtant un peu moins fortement qu'elle n'avoit fait, lors qu'elle croyoit qu'elle ne luy plaisoit pas : et comme Amaxite la pressoit, et luy demandoit quel terme elle prenoit pour achever de s'assurer de coeur de Timante ? elle luy dit qu'elle ne le sçavoit pas elle mesme, Cependant Madame, luy dit Amaxite, il ne me semble pas que vous ayez plus rien à attendre ny à éprouver, pour vous mettre l'esprit en repos : et pour estre persuadée, que Timante est celuy que les Dieux veulent que vous espousiez. Car enfin il a commencé de vous aimer, sans le pouvoir de vostre beauté : et sans sçavoir mesme si vous estiez ny noble, ny riche. Il vous aime encore, sans sçavoir si vous estes belle : et il vous aime en un lieu, où il y a mille beautez esclatantes, qui font ce qu'elles peuvent pour gagner son coeur. Vous luy avez voulu persuader que vous estiez laide, et il a en effet sujet de le soubçonner. neantmoins il continuë de vous aimer : Vous avez mesme employé vostre propre beauté, pour esprouver sa constance : et vous voyez qu'il vous est si fidelle, qu'il n'ose la loüer en parlant à vous : de peur assurément de vous donner sujet de croire qu'il puisse estre trop sensible à la beauté. Tout ce que vous dittes est vray, reprit Parthenie, mais apres tout, si Timante pouvoit estre
capable de laisser toucher son coeur aux yeux de la Princesse de Salamis, au prejudice de son Inconnuë ; quoy que cette Inconnuë et cette Princesse ne soient qu'une mesme chose, j'aurois pourtant lieu de craindre que s'il quittoit mon esprit pour ma beauté, il ne quittast encore apres et ma beauté, et mon esprit, pour quelque autre Personne, à qui la grace de la nouveauté donneroit beaucoup d'avantage.
Parthenie décide d'imposer une dernière épreuve à son soupirant, celle de l'absence. Elle se retire à nouveau à la campagne. La veille de son départ, Timante, ignorant son projet, lui rend une visite. Elle lui reproche d'avoir loué en secret la beauté de la princesse de Salamis. Le soupirant se défend : ces louanges n'indiquent nullement qu'il est amoureux de cette dame ! Mais Parthenie l'invite à ne pas être si catégorique. Timante, qui pensait qu'un amour éternel était la condition que son inconnue imposait pour se dévoiler, ne sait vraiment plus que penser. Le lendemain, il reçoit une lettre dans laquelle la mystérieuse dame lui annonce son départ. S'il parvient à lui rester fidèle, elle lui révélera son identité lors de leur prochaine rencontre. Timante, affligé, se rend compte qu'il est vraiment amoureux de son inconnue. Il lui répond par une lettre extrêmement touchante.
Si bien que pour m'assurer absolument du coeur de Timante, je veux encore esprouver l'absence, qui est sans doute la plus forte espreuve de toutes : c'est pourquoy je veux m'en retourner à ma Solitude, et m'en retourner mesme sans luy dire adieu : de peur que s'il sçavoit que je deusse sortir de Paphos, il ne mist tant d'espions â l'entour de cette Maison, qu'il pust me faire suivre. Amaxite voulut s'opposer à son dessein, et luy persuader de se faire connoistre à Timante, mais il n'y eut pas moyen : elle ne pût pourtant partir le lendemain, parce qu'il y avoit encore quelques ordres à donner pour son despart : afin qu'il pûst estre secret : si bien qu'elle vit encore une fois Timante, à qui elle fit fort la guerre des loüanges excessives qu'il avoit données à la Princesse de Salamis, et de ce qu'il n'avoit pas parlé en mesmes termes, lors qu'il luy en avoit dit son sentiment. C'est pourquoy, adjousta t'elle, il me semble que j'ay lieu de croire que ceux qui vous ont accusé d'en estre amoureux ont raison : mais de grace si cela est (poursuivit cette Princesse, sans sçavoir si elle
vouloit qu'il luy dist ouy ou non) advoüez le moy je vous en conjure : afin que je ne m'engage pas davantage d'affection, et que je ne vous empesche pas de faire cette conqueste. Mais Seigneur, ne vous y trompez pas : vous ne la trouverez pas si aisée à faire que vous pensez : je connois Parthenie, elle est aussi difficile à contenter que moy, et aussi delicatte : si bien que selon toutes les apparences, si vous me quittez pour elle, vous me perdrez sans la gagner. Timante entendant parler Parthenie de cette sorte, se mit à luy protester qu'il n'estoit point amoureux de la Princesse de Salamis, et qu'il ne le seroit jamais : vous m'en promettez plus que je n'en demande, reprit elle en sousriant ; et il suffit que vous m'assuriez seulement que vous ne l'estes point presentement : car pour l'advenir, vous seriez bien hardy, si vous en respondiez avec autant de certitude que du present : c'est pourquoy ne confondons pas les choses. Mais Madame, dit Timante, puis que je ne suis point amoureux de la Princesse de Salamis, il s'enfuit de necessité que je ne le seray jamais : car enfin outre que je ne chercheray point â la voir, il est encore vray que quand je le voudrois, je ne la verrois pas, puis qu'elle m'a desja refusé cét honneur : ainsi vous devez estre en seureté de ce costé là. J'advouë bien, puis que vous sçavez ce que j'en ay dit ailleurs, que la Princesse de Salamis est la plus belle Personne que je vy jamais : comme vostre esprit encore plus beau que ses yeux ; que je vous serviray toute ma vie ; et
que je ne la verray plus ; il s'enfuit de necessité, que je ne l'aimeray point, et que je vous aimeray tousjours. Encore une fois, dit Parthenie, laissons l'advenir à la providence des Dieux : mais Madame, dit il, vous m'avez dit cent fois, que vous ne voulez point recevoir d'affection, si vous n'estes assurée qu'elle sera eternelle : il faut donc bien que vous regardiez l'advenir : et que vous conçeviez qu'il soit possible de s'en assurer, et par les choses passées, et par les choses presentes. Quoy qu'il en soit, dit Parthenie, je ne veux point qu'on m'asseure esgalement le present et l'advenir, de peur qu'on ne me les rende tous deux suspects. Apres plusieurs semblables discours, Timante se retira : et le lendemain Parthenie partit pour s'en retourner à sa Solitude : me laissant une Lettre pour Timante, que j'eus ordre de luy faire tenir secrettement, sans qu'il peust soubçonner d'où elle venoit. Mais comme la difficulté estoit, de faire que Timante peust respondre sans qu'il sçeust par quelle voye ses Lettres seroient renduës, je fus quelque temps sans en trouver l'invention : neantmoins à la fin je resvay tant que je trouvay moyen de faire rendre la Lettre de Parthenie à Timante : et de luy en faire avoir responce, sans l'exposer à estre connuë de luy pour ce qu'elle estoit et voicy comment j'agis en cette occasion. J'envoyay la premiere Lettre de Parthenie à Timante, comme je luy avois renvoyé ses Pierreries : c'est à dire par une personne inconnuë, qui la donna à son Escuyer. Mais je joignis
un Billet à cette Lettre, par lequel je luy disois en desguisant mon escriture, comme Parthenie desguisoit la sienne, que s'il vouloit respondre il le pouvoit faire seurement : n'ayant qu'à ordonner qu'on donnast sa Lettre à une personne qui seroit le lendemain tout le matin au pied d'une Statuë de Venus, dans le plus grand Temple de Paphos. Mais afin que la chose se fist sans rien hazarder je fis une fausse confidence à un de mes Amis : et je luy fis croire qu'il m'importoit extrémement, pour un dessein que je lui dirois un jour, quand j'en aurois eu la permission d'une Personne qui pouvoit tout sur moy, de recevoir des Lettres sans qu'on sçeust par qui je les reçevois, ni pour qui je les recevois : et j'embroüillay tellement la chose, qu'il ne pût jamais démesler si j'agissois pour moy ou pour un autre, et si c'estoit une affaire d'Estat ou de galanterie. Si biê que sans sçavoir si j'agissois par amour ou par ambition, il fit ce que je voulois qu'il fist : car comme je l'avois instruit exactement, et qu'il estoit fidelle et hardy y je creûs bien qu'il me serviroit comme je voulois l'estre : et en effet la chose alla comme je l'avois pensé. Je fis donc rendre la Lettre que Parthenie avoit laissé en partant, qui surprit extrémement Timante : elle estoit à peu prés conçeuë aux mesmes termes que je vous diray bientost : car comme l'aventure de Parthenie, a esté fort extraordinaire, il n'y a personne à Paphos presentement, qui n'en sçache toutes les particularitez. Et puis comme j'en ay esté en
quelque façon le Confident, je pense pouvoir dire que je sçay aussi bien tout ce qui c'est passé entre ces deux illustres Personnes qu'elles mesmes. Voicy donc comment estoit la Lettre de la Princesse de Salamis.
A TIMANTE.
Dans la resolution que j'ay prise, de voir si l'affection que vous dittes avoir pour moy, pourra resister à l'absence et la surmonter ; il me semble que vous me devez avoir quelque obligation, de vous avoir espargné la peine de me dire adieu. Croyez encore si vous le voulez, que je me la suis voulu espargner à moy mesme : car comme je vous cache mon visage, il est ce me semble juste de vous dire ce que vous pourriez deviner dans mes yeux SI vous les voiyez, et ce que je ne vous dirois sans doute pas si vous les pouviez voir. Si durant cette absence, j'aprens que vous me soyez fidelle, et qu'effectivement vous n'aimiez point la beauté de la Princesse de Salamis à mon prejudice, il pourra estre qu'à nostre premiere conversation, vous sçaurez veritablement qui je suis. Cependant souvenez vous qu'il ne vous est non plus permis de vous informer qui vous rend mes Lettres, ny qui reçoit les vostres, que de moy mesme : il y va de tout vostre repos si vous m'aimez, et de tout le mien aussi, adieu.
La lecture de cette Lettre, ne surprit pas seulement Timante, elle l'affligea : et l'affligea mesme sensiblement. Aussi fut ce veritablement alors, qu'il connut qu'il aimoit assionnément celle qu'il ne connoissoit point : car il
fut si touché de son absence, que la melancholie qu'il en eut, se fit voir et dans ses yeux, et dans sa conversation : estant certain qu'il parut resveur durant plusieurs jours. Ce qui augmentoit son inquietude, estoit de voir qu'il ne luy estoit pas permis de s'informer de la chose du monde qu'il souhaitoit le plus de sçavoir : aussi ne pût il pas demeurer exactement dans les bornes qu'on luy avoit prescrites. Il fut luy mesme porter sa responce, à celuy de mes Amis qui l'attendoit, precisément au lieu que je luy avois marqué : mais il fut fort estonné de voir que c'estoit un homme qu'il connoissoit, et un homme de qualité. Que ne fit il point alors, pour l'obliger à luy dire à qui il devoit rendre la Lettre qu'il luy donnoit ! mais il n'y eut pas moyen : et Timante se vit dans la necessité de le conjurer de ne dire pas du moins qu'il luy eust rien demandé : de sorte que mon Amy m'ayant rendu cette Lettre qui ne pouvoit avoir de suscription determinée, je l'envoyay à Parthenie, qui trouva qu'elle estoit telle.
LE MAL'HEUREUX TIMANTE, A SA CRUELLE INCONNUE.
En pensant m'espargner la doulêr de vous dire adieu, vous m'en avez accablé : car enfin, Madame, que pensez vous que devienne un homme qui vous adore ; qui ne sçait qui vous estes ; qui ne sçait où vous allez ; ny mesme si vous changez de lieu : et qui ignore esgallement
quand vous reviendrez pour luy, ou si vous ne reviendrez jamais ? Au nom des Dieux, Madame, ayez quelque compassion de ma constance : et ne craignez pas que la beauté de la Princesse de Salamis vous chasse de mon coeur. Je l'admireray sans doute, mais, je ne l'aimeray pas : et comme je vous l'ay déja dit, je ne la verray point. Mais aussi ne poussez pas ma patience jusqu'au bout, si vous ne voulez me faire mourir, non seulement d'amour, mais encore de curiosité. Revenez donc si vous estes partie, ou montrez vous à moy si vous ne l'estes pas : car en verité je ne puis seulement imaginer où vous estes, ny où vous pouvez estre : et je suis persuadé que pour peu que vostre inhumanité dure encore, je ne sçauray plus moy mesme qui je suis. Je sçay pourtant que rien ne sçauroit m'empescher d'estre le plus fidelle de vos Amans, et le plus passionné de vos Adorateurs.
TIMANTE.
Voila donc, Seigneur, qu'elle fut la responce que j'envoyay à Parthenie : qui escrivit plusieurs fois à Timante, et Timante à elle.
L'entourage de Timante, le voyant si mélancolique sans en connaître la cause, et souhaitant à tout prix qu'il demeure à Chipre, échafaude un plan afin qu'il épouse la princesse de Salamis. Mais Timante refuse de rencontrer cette personne. Philoxipe décide alors de le mener auprès d'elle à son insu. Il invite son ami à une promenade à la campagne.
Cependant comme la beauté de cette Princesse qu'il avoit veuë à ce Temple qui est sur le chemin d'Amathonte, avoit fait une sorte impression dans le coeur de Timante, il en parla encore plusieurs fois : de sorte que comme Antimaque, à cause de l'amour qu'il avoit pour Doride, eust esté ravy que Timante eust espousé Parthenie, il se mit à luy dire que c'estoit veritablement de cette Princesse qu'il pouvoit devenir amoureux avec
honneur : et non pas d'une Personne inconnuë, qui peutestre n'avoit aucune beauté : et qui du moins avoit quelque chose de bien particulier et de bien bizarre dans l'esprit. Timante voulut alors le faire souvenir qu'il luy avoit dit qu'il ne condamneroit plus sa passion, si l'Inconnuë refusoit ses presens mais Antimaque luy respondit, que quand il avoit dit cela, il ne pensoit pas qu'il peust y avoir en Chipre un Party si avantageux pour luy : mais qu'aujourd'huy qu'il sçavoit que le Prince Philoxipe eust en effet souhaité qu'il eust espousé sa Soeur, il ne pouvoit pas demeurer dans ses premiers sentimens. Car enfin, luy dit il, faites un peu comparaison de vostre Inconnuë â Parthenie : pour la condition, il est tousjours certain qu'elle ne sçauroit estre plus haute, ny mesme si haute : car il n'y en a point en toute cette Isle. Pour la beauté, de la façon dont vous parlez vous mesme de celle de cette Princesse, il n'y en sçauroit avoir de plus grande. Pour la vertu, vous sçavez quelle est sa reputation : et pour l'esprit, tout le monde confesse que personne ne l'a jamais eu ny si grand, ny si beau : et apres cela, vous voudriez luy preferer vostre Inconnuë ! Je le voudray sans doute, reprit Timante, car je l'aime, et elle ne me haït pas : et pour la Princesse de Salamis, quand mesme le je pourrois aimer, et que sa prodigieuse beauté me forceroit à estre infidelle, il seroit fort douteux si elle m'aimeroit. Car enfin j'ay oüy dire qu'elle a l'esprit delicat et difficile ; que peu
de Gens luy plaisent ; et que beaucoup l'importunent, quoy qu'ils ne soient pas tout à fait sans merite : c'est pourquoy ne me parlez plus de cette Princesse dont l'Image n'est que trop profondément demeurée empreinte dans mon imagination. Cependant Doride qui par l'interest qu'elle prenoit à Antimaque, desiroit que Timante s'arrestast en Chipre ; persuadoit autant qu'elle pouvoit â Policrite, de forcer la Princesse de Salamis à quitter sa Solitude : si bien que sans que Parthenie en sçeust rien, Philoxipe, Policrite, Doride, et Antimaque songeoient à la marier à Timante. Et certes il fut à propos que la chose allast ainsi : estant certain que je ne pense pas que jamais Parthenie eust pû se resoudre à se descouvrir à Timante pour ce qu'elle estoit. Car comme sa raison n'estoit pas tout à fait preocupée : il y avoit des jours où elle trouvoit son procedé si bizarre, qu'elle croyoit que Timante, ne la pouvoit effectivement estimer : et lors qu'elle estoit dans ces sentimens là, elle prenoit une si ferme resolution de ne se faire jamais connoistre, et de rompre absolument avec Timante, qu'Amaxite desesperoit de pouvoir rien gagner sur son esprit. Cependant Philoxipe sçachant que Timante trouvoit la Princesse sa Soeur fort belle, qu'elle croyoit que s'il pouvoit faire qu'il luy pleust autant qu'elle luy plaisoit, ce seroit un grand acheminement â faire reüssir ce qu'il desiroit avec tant d'ardeur : mais comme Timante ne pouvoit pas luy plaire s'il n'en estoit
veû, et que Philoxipe ne sçavoit pas qu'elle le connoissoit aussi bien que luy ; il prit la resolution de le mener chez cette Princesse, sans qu'elle en sçeust rien, et de la surprendre malgré qu'elle en eust. Mais Timante s'excusa d'y aller : disant qu'il la respectoit trop, pour la vouloir forcer à voir un homme qu'elle ne jugeoit pas digne de cét honneur, puis qu'elle le luy avoit refusé : adjoustant que ce seroit le moyen de l'en faire haïr. Ainsi refusant la chose si civilement, Philoxipe ne sçavoit ce qu'il en devoit penser : mais comme Antimaque sçeut ce qui s'estoit passé, il dit à Doride, afin qu'elle le dist à Policrite, que ce qui faisoit que Timante ne vouloit point aller voir la Princesse de Salamis, estoit qu'il sentoit une si forte disposition à en devenir amoureux, qu'il ne vouloit pas s'exposer à prendre de l'amour pour une Personne qui peut-estre seroit insensible pour luy. De sorte que Doride mesnageant l'esprit de Policrite, et Policrite celuy du Prince Philoxipe, il fut resolu qu'ils feroient une partie de Promenade dont Timante seroit : et qu'au lieu de le mener où on luy auroit dit qu'on alloit, on le meneroit chez la Princesse de Salamis. Mais comme le Prince Philoxipe connoissoit l'humeur de Parthenie, il creût que du moins il faloit gagner Amaxite : c'est pourquoy il fut faire une visite à cette Princesse, et mena la chose si adroitement, qu'il trouva moyen (pendant que Parthenie achevoit de s'habiller, le lendemain au matin qu'il fut arrivé chez elle) d'entretenir
Amaxite à sa Chambre : et de luy confier le dessein qu'il avoit de tascher de marier la Princesse sa Soeur avec Timante. Nous luy dirons, disoit il, pour la satisfaire touchant les Oracles qu'elle a reçeus, que Timante est devenu amoureux de sa reputation, et des loüanges qu'on donne à son esprit : afin qu'elle ne face point d'obstacle à ce que je desire. D'abord Amaxite creût que le Prince Philoxipe sçavoit quelque chose de ce qui s'estoit passée entre Timante et Parthenie, et qu'il ne luy parloit ainsi qu'afin de la faire parler : mais elle fut bien tost desabusée, par toutes les choses qu'il luy dit. De sorte que connoissant qu'effectivement Philoxipe souhaitoit ce Mariage avec une passion démesurée, elle se resolut de luy reveler le secret de la Princesse de Salamis : sçachant bien que si elle ne le faisoit pas, il pourroit estre que le Prince Philoxipe voyant la surprise qu'auroit Timante, lors qu'il connoistroit envoyant Parthenie, et en l'entendant parler, que son Inconnuë et elle n'estoient qu'une mesme Personne ; ne sçauroit qu'en penser : et en penseroit peutestre quelque chose de desavantageux à Parthenie. C'est pourquoy apres avoir suplié le Prince Philoxipe de croire qu'elle luy alloit parler avec toute sorte de sincerité ; et l'avoir conjuré de bien user de ce qu'elle luy alloit descouvrir ; elle luy raconta tout ce que je vous viens de dire : luy exagerant avec tant d'excés, le scrupule que Parthenie faisoit d'espouser un homme qui fust amoureux de la beauté,
que Philoxipe croyant aisément tout ce que ma Soeur luy disoit, fut si puissamment confirmé dans le dessein de faire reüssir celuy qu'il avoit desja pris, qu'il ne songea plus à autre chose. Il convint donc avec Amaxite, du jour qu'il meneroit Timante chez Parthenie : afin que sans que cette Princesse s'en aperçeust, elle trouvast pourtant lieu de faire qu'elle ne fust pas negligée. Apres quoy, il s'en retourna à Paphos, où Timante menoit une vie assez melancholique ; car enfin il estoit fort amoureux de son Inconnuë, et ne pouvoit pourtant oublier la beauté de la Princesse de Salamis, de qui il recevoit tres souvent des Lettres, sans sçavoir quelles fussent d'elle.
Cependant le lendemain que Philoxipe fut party, Parthenie se resolut presque entierement à se degager de l'affection de Timante : parce qu'elle avoit je ne sçay quelle gloire qui faisoit qu'elle ne pouvoit se resoudre à se faire connoistre à luy, apres toute cette bizarre galanterie. Et en effet, elle luy escrivit comme si ç'eust esté pour la derniere fois : je pense pourtant que ce ne fut pas tout à fait son intention : et qu'elle n'en eut point d'autre que celle de sçavoir par moy, quelle seroit sa douleur, apres cette facheuse nouvelle, afin de mieux sçavoir quelle estoit son amour. Quoy qu'il en soit, la chose alla ainsi : et Timante reçeut cette cruelle Lettre, apres s'estre engagé avec Policrite et Philoxipe, d'aller le lendemain avec eux, en un lieu où il n'avoit point encore esté : ne croyant pas que ce fust chez la
Princesse de Salamis. Mais, comme la Lettre de Parthenie l'affligea avec excés, il fit ce qu'il pût pour ne tenir pas ce qu'il avoit promis : neantmoins il n'y eut pas moyen : car encore qu'il employast tous les pretextes qu'il pût imaginer luy devoir servir d'excuse, Philoxipe ne s'en contenta pas : et il fut luy mesme chez Timante, pour l'obliger à faire cette promenade. Policrite y envoya plusieurs fois, et luy manda qu'elle n'iroit point sans luy : de sorte qu'il falut que tout triste qu'il falut que tout triste qu'il uec eux. Il est vray qu'il y fut avec tant de repugnance, et tant de tristesse, qu'elle paroissoit et sur son visage, et en toutes ses paroles, et mesme en ses habillemens, car il voulut estre negligé. Ce n'est pas qu'il ne fist ce qu'il pouvoit pour se contraindre : mais sa douleur estoit plus forte que luy. Philoxipe en eust esté bien en peine, s'il n'en eust pas sçeu la cause : mais ma Soeur la luy avoit escrite, afin qu'il se hastast d'executer son dessein. J'oubliois de vous dire, que Timante respondit à la Lettre de Parthenie dés le soir : de sorte que faisant donner sa responce à celuy de mes Amis qui avoit accoustumé de la recevoir, il me la donna tout à l'heure : si bien que faisant partir au mesme instant, celuy qui la devoit porter, Parthenie la reçeut plus de deux heures devant que Philoxipe, Policrite, et Timante arrivassent chez elle. Jamais il n'a esté une Lettre si touchante que celle là, aussi obligea t'elle Parthenie à se repentir de ce qu'elle avoit escrit à Timante.
Amaxite révèle à Philoxipe les rapports qui unissent Timante à l'inconnue. Le frère s'en réjouit. Le jour de la promenade arrive. Pour que Parthenie ne paraisse pas négligée, Amaxite prétexte qu'un peintre doit venir ce jour-là faire son portrait. Elle insiste tant et si bien que la jeune fille finit par se coiffer et se parer.
Cependant Amaxite qui sçavoit quelle estoit la Conpagnie qui devoit arriver ce jour là dans cette belle Solitude, s'estoit trouvée bien embarrassée, à faire que Parthenie ne fust pas negligée : mais lors qu'elle vit que cette Lettre l'avoit satisfaite, elle s'advisa d'un artifice pour l'obliger à se parer. Il y avoit desja fort longtemps que cette Princesse avoit promis à ma Soeur de souffrir qu'on fist son Portrait pour le luy donner : c'est pourquoy Amaxite luy dit que je luy avois mandé, par celuy qui luy avoit rendu la Lettre de Timante, que je luy envoyerois un Peintre ce jour là, et qu'infailliblement il arriveroit dans deux heures, si bien qu'Amaxite apres cela se mit à conjurer Parthenie de souffrir qu'on la coiffast un peu mieux qu'elle n'estoit, D'abord cette Princesse luy dit qu'il suffiroit d'attendre au lendemain : mais Amaxite luy repliqua, que ce Peintre estoit fort occupé : qu'il n'avoit pas loisir de tarder tant : et qu'il n'y avoit point de temps à perdre. De sorte que Parthenie aimant ma Soeur, ne luy resista plus : et se laissa coiffer et habiller par ses Femmes, comme si elle eust deû aller à une Feste publique : Amaxite disant qu'encore que le Peintre ne deust pas travailler à l'habillement ce jour là, il ne falloit pas laisser de se parer en pareilles occasions : parce que le visage paroissoit plus beau, et donnoit une plus belle imagination à celuy qui peignoit : joint qu'il estoit necessaire qu'il vist aussi l'habillement de Parthenie, afin de pouvoir esbaucher tout son Portrait. Mais durant
qu'Amaxite choisissoit des Pierreries, et donnoit ses advis à celles qui habilloient la Princesse de Salamis, Timante sans sçavoir où on les menoit, se laissa conduire au Prince Philoxipe, et à la Princesse Policrite. Antimaque fut de ce voyage, aussi bien que Doride : et j'eus aussi l'honneur d'en estre : Philoxipe ayant sçeu par ma Soeur, que j'avois eu part à la confidence. Mais Seigneur, plus Timante paroissoit chagrin, plus Philoxipe et Policrite avoient de disposition à se divertir : et plus ils estoient en effet persuadez, qu'il estoit celuy que les Dieux avoient reservé, pour faire le bonheur de la Princesse de Salamis : n'estant pas possible que sans un ordre particulier de leur providence, Timante eust pû venir à aimer Parthenie, par une si bizarre voye. Cependant cette belle Compagnie advançant toujours, arriva si prés de la Solitude de la Princesse de Salamis, qu'enfin Timante revenant de la profonde resverie qui l'avoit occupé pendant tout le chemin ; demanda à qui estoit cette Maison qu'il voyoit, et si c'estoit celle où ils alloient ? c'est assurément celle où nous allons, dit Philoxipe, mais vous ne sçaurez point à qui elle est, que vous n'ayez veû celle qui en fait les honneurs, et qui nous y recevra. Timante estoit si occupé de son chagrin, que cette responce si peu precise, ne le mit point en peine, et ne le fit entrer en nul soupçon.