Cyrus rejoint son camp, navré de devoir confirmer au roi de Phrigie la captivité de
son fils Artamas, prisonnier de Cresus. Après une nuit tourmentée, il se rend auprès
de Panthée et d'Araminte, afin de leur demander de faire pression sur Abradate et le
roi de Pont pour qu'ils traitent généreusement les prisonniers de guerre de Cresus.
Lui-même écrit à ce propos au roi de Lydie et dépêche Aglatidas auprès de lui. Cyrus
passe ensuite la soirée en compagnie de ses amis. La conversation porte sur l'amour,
et sur le bonheur ou l'affliction ressentie lorsque l'on se remémore des instants
heureux mais révolus. Panthée accepte que Pherenice raconte sa vie et les moments de
félicité passés avec Abradate à Suse, mais refuse d'assister à ce récit, de crainte
de se sentir affligée.
De retour au camp, Cyrus rend visite au roi de Phrigie, à qui il confirme que son
fils Artamas est prisonnier de Cresus. Il lui promet néanmoins de tout mettre en
œuvre pour le libérer. Cyrus passe ensuite la nuit à s'entretenir avec Chrisante,
en lui dépeignant ses infortunes, notamment le fait qu'il soit séparé de Mandane.
Le lendemain, il se rend auprès de Panthée et d'Araminte, avant de dépêcher
Aglatidas vers Cresus.
Cyrus ne fut pas plustost arrivé au Camp, qu'il songea à
donner au Roy de Phrigie toute la consolation qu'il pouvoit luy faire recevoir,
apres la prison du Prince Artamas : de sorte que sans tarder à sa Tente, il fut à
celle de ce Pere affligé, pour luy aprendre les particularitez du mauvais succés de
son entreprise, et pour l'assurer qu'il n'oublieroit rien de tout ce qui pourroit
redonner la liberté à son illustre Fils. Seigneur (interrompit ce genereux Prince,
lors que Cyrus luy tint ce discours) s'il l'avoit perduë en delivrant la Princesse Mandane, je ne me pleindrois pas de mon malheur : mais je
vous advouë que j'ay besoin de consolation, devoir qu'il est inutile pour vostre
service : et que bien loin de vous rendre une partie de ce qu'il vous doit, il est
en estat de perir, si vous n'estes son Liberateur. je ne pense pas, repliqua Cyrus, que nos
Armes soient si peu redoutables au Roy de Lydie, qu'il ose se porter à faire une violence à un Prince
qui est engagé dans nostre Parti : et à un Prince encore à qui il doit tant de
victoires : n'estant pas croyable qu'il ignore que les Rois sont obligez d'estre
reconnoissans comme les autres hommes : et que l'ingratitude est d'autant plus noire
en ceux qui s'en trouvent capables, que leur rang est eslevé au dessus de celuy de
leurs Sujets : ainsi ne craignez rien pour le Prince Artamas du costé de Cresus. De plus, le Roy de la
Susiane et le
Roy de Pont, seront sans doute ses Protecteurs : car estant genereux comme ils sont,
ils voudront assurément obliger Cresus à n'estre pas plus rigoureux envers les Prisonniers
qu'il a faits, que je le suis à la Reine Panthée, et à la Princesse Araminte.
Cependant comme il ne faut jamais se confier trop à la generosité de ses ennemis,
j'envoyeray demain un des miens vers Cresus, afin de luy aprendre quel interest je prens en la
personne du Prince vostre Fils ; j'obligeray mesme les deux Princesses que je viens
de nommer, d'écrire en sa faveur : et je vous feray connoistre enfin par mes soins, combien j'estime sa personne, et combien vos
interests me sont chers. Le Roy de Phrigie remercia Cyrus avec beaucoup d'affection, de la
bonté qu'il avoit pour luy : et ce Prince souffrit l'accident qui luy estoit arrivé,
avec beaucoup de constance. Cyrus ne voulut pas luy dire qu'il avoit remarqué que le
Prince Artamas estoit fort blessé : tant parce qu'il ne voulut pas l accabler
de tant de douleur à la fois, que parce qu'il espera en avoir peut-estre des
nouvelles plus favorables. Il se retira donc à sa Tente, où il fut contraint par
civilité, de donner une heure à tous les Chess de son Armée qui le vouloient voir :
et en suitte encore une autre, aux ordres necessaires pour les choses de la guerre :
apres quoy se retirant en particulier avec Chrisante seulement, il passa le
reste du soir à considerer la grandeur de ses infortunes, et la multitude de ses
malheurs. Cette consideration en l'affligeant sensiblement, ne luy abbatoit pas
neantmoins le courage : au contraire, plus il se croyoit malheureux, plus son ame se
confirmoit dans le dessein de s'opposer constamment à la mauvaise Fortune : et quoy
qu'il eust le coeur fort sensible, il ne laissoit pourtant pas de l'avoir ferme et
inébranlable. Il avoit mesme cét advantage, qu'il ne sentoit que les malheurs que
l'amour luy faisoit endurer : car pour les autres, son esprit estoit tellement au
dessus de tour ce qui luy pouvoit arriver, qu'il n'en pouvoit estre touché que
foiblement. Il s'estoit veû prisonnier d'Estat, et
tombé du faiste du bonheur, dans un abisme de misere : mais parce qu'il l'avoit esté
sans crime, il n'avoit pas eu besoin de toute sa constance pour suporter une si
fascheuse avanture. La mort mesme, toute effroyable qu'elle est, n'avoit jamais
esbranlé son ame, quoy qu'il l'eust veuë cent et cent fois si prés de luy, qu'il
avoit eu lieu de croire qu'il estoit prest de tomber sous sa puissance ; mais si son
ame estoit assez ferme pour souffrir toutes les rigeurs de la Fortune, elle estoit
aussi assez sensible, pour ne pouvoir endurer sans une douleur inconcevable, tous
les suplices que l'amour luy faisoit souffrir. Ce Prince qui eust sans doute pû
perdre des Couronnes sans changer de visage, ne pouvoit craindre de perdre Mandane : sans
un trouble dans son coeur, dont sa raison ne pouvoit estre Maistresse. Il passa donc
une partie de la nuit à s'entretenir avec Chrisante : mais à la fin songeant
plustost à donner quelque repos à un homme qui luy estoit si considerable, qu'à en
prendre pour luy mesme ; il le congedia, et demeura seul à se pleindre de ses
malheurs, jusques à ce que la lassitude l'assoupist insensiblement malgré luy, et
donnast quelque tréve à ses ennuis : bien est il vray que cette tréve ne fut pas
fort longue, car il s'éveilla à la pointe du jour, aussi malheureux qu'il s'estoit
endormy : Il n'oublia pourtant pas la promesse qu'il avoit faite au Roy de Phrigie :
de sorte que jettant les yeux sur Aglatidas, pour l'envoyer vers Cresus, il le fit apeller ; et luy donnant un Heraut pour le conduire à
Sardis, il luy
ordonna de le suivre auparavant, au lieu où estoient la Reine de la Susiane et la
Princesse Araminte : afin de luy donner ses derniers ordres, lors qu'il auroit
obtenu d'elles ce qu'il en desiroit.
Cyrus rend visite à la reine de la Susiane, puis à la sœur du roi de Pont : il
leur demande d'écrire chacune une lettre à Abradate ainsi qu'au roi de Pont, afin
de leur demander de traiter avec respect les prisonniers de guerre, en particulier
Artamas. Les dames s'empressent de répondre à la requête de Cyrus, ravies de
pouvoir lui témoigner leur reconnaissance du respect dont elles jouissent durant
leur captivité. Elles souhaitent vivement contribuer à instaurer la paix, afin
d'être en mesure de revoir les êtres qui leur sont chers.
Il monta donc à cheval suivy de peu de monde, parce qu'il le voulut ainsi : et
arrivant bien tost apres où il vouloit aller, il fut d'abord chez la Reine de la
Susiane,
qu'Araspe
luy dit estre en estat d'estre veuë. En effet, cette Princesse estoit desja revenuë
du Temple, où elle alloit tousjours assez matin, parce que ses ennuis ne luy
permettoient pas de pouvoir dormir longtemps : et comme elle avoit sçeu ce qui
estoit arrivé à Cyrus, elle l'en pleignit extrémement, et s'en pleignit elle mesme : car
enfin Seigneur, luy dit elle, si les Dieux eussent permis que vous eussiez delivré
la Princesse Mandane, vous eussiez assurément tenu vostre parole : et la guerre
cessant, j'eusse pû esperer de revoir mon cher Abradate, et de le revoir mesme vostre
Amy : puis que le connoissant genereux comme il est, je suis assurée qu'il ne sçaura
pas plustost la maniere dont vous me traittez, qu'il en sera sensiblement touché.
Vous pouvez du moins Madame, repliqua t'il, me rendre un bon office, en attendant
qu'il plaise à la Fortune d'estre lasse de me persecuter : Helas Seigneur,
interrompit Panthée, seroit il bien possible qu'en l'estat où je suis, je pusse faire quelque chose qui peust vous
resmoigner le ressentiment que j'ay de toute vos bontez ? Vous le pouvez sans doute,
respondit il, en vous donnant la peine d'escrire un mot au vaillant Abradate, afin
de le prier d'obliger Cresus à ne maltraitter pas le Prince Artamas : et à bien traitter
aussi cous les autres Prisonniers qui ont esté faits en cette funeste occasion, où
la victoire luy a si peu cousté, et luy a esté si peu glorieuse : ne doutant
nullement qu'il ne vous accorde ce que vous luy demanderez. je ne vous dis pas,
Madame, que selon ce qu'il fera, vous serez plus ou moins bien traitée : au
contraire, pour vous porter a escrire plus obligeamment, je vous declare que quand
il vous refusera, je ne perdray jamais le respect que je dois à vostre condition, et
à vostre vertu : et que de mon consentement, vous ne recevrez jamais aucun
déplaisir. Ce que vous me dittes est si genereux, repliqua t'elle, que je serois
indigne de vostre protection, si je ne faisois pas tout ce qui est en ma puissance
pour vous satisfaire : principalement ne me demandant que des choses que l'equité
toute seule devroit tousjours obtenir de moy. Apres quelques remercimens que Cyrus luy fit, il
luy dit que pour luy laisser la liberté d'escrire, il alloit faire la mesme priere à
la Princesse Araminte pour le Roy son Frere : et en effet il y fut. Il ne la trouva
pas moins disposée que Panthée, à luy accorder une Lettre pour le Roy de Pont,
comme l'autre luy en avoit accordé une pour celuy
de la Susiane :
au contraire, il parut qu'elle y avoit mesme quelque interest. En effet la personne
d'Anaxaris luy estoit devenuë si chere, depuis qu'elle avoit sçeu qu'il
avoit sauvé la vie à Spitridate, qu'elle assura Cyrus qu'il ne devoit point
luy avoir d'obligation de la recommandation qu'elle alloit faire en faveur des
Prisonniers dont il luy parloit, puis qu'il y en avoit un à qui elle estoit si
redevable. Lors que Cyrus eut donc esté aussi long temps avec elle, qu'il creut qu'il y
faloit estre, pour faire que Panthée eust achevé d'escrire, il quitta Araminte, pour
luy donner loisir de faire la mesme chose : et retourna à l'Apartement de la Reine
de la Susiane,
qui voulut qu'il vist la Lettre qu'elle escrivoit au Roy son Mary. Il s'en deffendit
quelque temps, voulant luy tesmoigner une confiance absoluë : mais elle voulant
qu'il vist ce qu'elle escrivoit, se mit à la lire tout haut : et elle estoit telle.
PANTHEE A SON CHERABRADATE.
Quand je vous diray que de tous les malheurs de la captivité, je n'en ay aucun
que la privation de vostre veut ; je ne doute pas que vous ne soyez affligé
d'estre ennemy d'un Prince qui sçait bien user de la victoire : et qui me fait rendre autant de respect dans son Camp, que j'en
recevrois à Suse
si j'y estois. Ne trouvez donc pas estrange si je vous suplie de vouloir proteger
aupres de Cresus, tous les Prisonniers qu'il a faits, et tous ceux qu'il pourra
faire à l'avenir : mais entre les autres le Prince Artamas, qui est infiniment cher à
l'illustre Cyrus. je ne vous dis point qu'en la personne de la Princesse Mandane, vous
pouvez, luy rendre mille agreables offices : car vous pouvez juger par ceux que je
reçois de luy, combien il sentira ceux que vous luy rendrez. je dis ceux que vous
luy rendrez, parce que je ne douté point que vous ne veüilliez m'aquiter de ce que
je dois à ce genereux Vainqueur : cependant je puis vous assurer, que tous ses
soins et toutes ses bontez, n'empeschent pas que je ne me tienne la plus
malheureuse personne du monde, d'estre esloignée de mon cher Abradate.
PANTHEE.
Cette Princesse n'eut pas plustost achevé de lire cette Lettre, que Cyrus luy en
rendit mille graces : et comme il estoit prest de la quitter, la Princesse Araminte vint
luy aporter la sienne, qui n'estoit pas moins obligeante que l'autre : aussi voulut
elle qu'elle fust veuë de luy, auparavant qu'elle fust fermée : de sorte qu'apres en
avoir demandé permission à la Reine de la Susiane, il y leût ces paroles.
LA PRINCESSE ARAMINTE AU ROY DE PONT.
Sçachant quels sont vos sentimens pour l'invincible Cyrus, je pense que vous
serez bien aise de sçavoir que vous pouvez, l'obliger sensiblement, en la personne
du Prince Artamas, que je vous prie de proteger puissamment aupres du Roy de
Lydie. Car je
ne doute pas qu'en toutes les choses qui ne regarderont point vostre amour, vous
ne fassiez, pour luy tout ce qu'il vous sera possible. j'ay creû que je devois
vous donner cét advis : et vous conjurer en mon particulier, d'avoir soin d'un
Prisonnier nommé Anaxaris, à qui je dois la vie du Prince Spitridate. Je pense
mesme qu'il est à propos de vous dire, que depuis nostre entreveüe, où je ne pûs
rien obtenir de vous, l'illustre Cyrus n'a rien changé en sa façon d'agir aveque moy : et
que le mauvais succés de ma negociation, ne l'a pas rendu plus rigoureux. Soyez
donc, s'il vous plaist le protecteur de tous les Prisonniers que l'on a faits, et
particulierement de ceux que je vous ay nommez si vous me voulez témoigner que mes
prieres vous sont cheres, et que vous avez encore quelque amitié pour la
malheureuse
ARAMINTE.
Pleust aux Dieux (s'écria Cyrus, apres la lecture de cette Lettre) qu'il me fust
permis de vous redonner la liberté toute entiere,
pour reconnoistre la bonté que vous avez l'une et l'autre pour moy (dit il en
regardant Panthée et Araminte) mais il faut esperer que je ne mourray pas sans
avoir du moins eu cette satisfaction.
Cyrus écrit en personne à Cresus : il l'exhorte à se montrer généreux envers les
prisonniers et lui réitère sa promesse de cesser la guerre dès que Mandane sera
remise entre les mains de son père Ciaxare. Il transmet cette lettre, ainsi que
celles de Panthée et d'Araminte, à Aglatidas, qu'il envoie auprès du souverain de
Lydie. Il donne ensuite divers ordres concernant l'armée et les machines de
guerre.
Cependant, adjousta t'il, comme il faut ne perdre pas de temps, vous souffrirez
que j'aille dépescher Aglatidas : et en effet apres que ces Princesses eurent
respondu à sa civilité, il sortit. Ce fut toutesfois sans prendre congé d'elles :
parce qu'il fit dessein de disner en ce lieu là. Il donna donc tous les ordres
necessaires à Aglatidas, tant pour parler en faveur des Prisonniers, que pour tascher
de sçavoir des nouvelles de Mandane. Il luy recommanda aussi tendrement, d'avoir soin
de Feraulas : et allant à la chambre d'Araspe, qui luy parut tousjours fort
melancolique, il escrivit à Cresus en ces termes.
CYRUS AU ROY DE LYDIE.
Quoy que je ne doute pas que vous ne soyez assez genereux, pour bien traiter ceux
que le sort des Armes met entre vos mains : je ne laisse pas de vous escrire en
faveur des Prisonniers qu'un de vos Lieutenans Generaux a faits, aupres de la
Riviere d'Hermes : mais principalement pour le Prince Artamas. Souvenez vous,
s'il vous plaist, qu'il ne doit plus estre traité
en Prisonnier d'Estat, mais seulement en Prisonnier de Guerre : à qui vous devez
faire selon les loix de la generosité, et mesme de la justice, un traitement fort
doux et fort civil. Sa condition, sa vertu, et les services qu'il vous a rendu,
vous y doivent obliger : que si cela ne suffit pas, j'adjousteray que jusques icy
u n'ay pas esté si malheureux, que je n'aye lieu d'esperer que devant que cette
guerre soit finie, je trouveray les moyens de vous rendre civilité pour civilité.
Agissez donc plus justement four mes Amis, que vous n'agissez, equitablemem pour
la Princesse Mandane : qui finira la guerre quand il vous plaira de la rendre au
Roy son Pere : vous asseurant que si vous le faites, je seray aussi ardent à
combatre pour vos interests, que je le suis presentement à combatre pour les
siens.
CYRUS.
Apres avoir escrit cette Lettre, Cyrus la donna à Aglatidas : il luy recommanda aussi
de s'informer si le Roy d'Assirie avoit veû Mandane : et de ne manquer pas à parler
en sa faveur, comme en celle des autres Prisonniers. Ce n'est pas, luy dit il, que
ce ne soit une dure chose, que de servir son Rival : mais puis que ma parole m'y
engage, et que la generosité le veut, il le faut faire. Il luy parla aussi de
l'inconnu Anaxaris, de Sosicle, et de Tegée : et il estoit tout prest de le
congedier, lors que Ligdamis qui avoit suivy Cyrus, afin de voir sa chere Cleonice,
s'avança pour luy dire, qu'ayant sçeu qu'Aglatidas s'en alloit à Sardis, il avoit creû
de son devoir de l'advertir qu'il pouvoit luy
donner en ce lieu là quelques connoissances qui ne luy seroient pas inutiles.
Cyrus le
remerciant, l'embrassa : et luy dit qu'il n'apartenoit qu'à un homme parfaitement
amoureux, d'avoir pitié d'un Amant : et alors le conjurant de faire ce qu'il disoit,
afin qu'Aglatidas peust luy raporter quelques nouvelles un peu plus precises de
Mandane
; Ligdamis luy obeïssant, donna un Billet à Aglatidas, pour rendre à un Amy qu'il
avoit à la Cour de Cresus, de qui il pouvoit disposer absolument : principalement ne
s'agissant que de rendre un office où il n'alloit point de l'interest du Roy de
Lydie. Apres
donc que Cyrus eut veû ce Billet ; qu'Aglatidas s'en fut chargé ; et qu'il
luy eut encore une fois redit les choses les plus importantes qu'il avoit à faire ;
il luy ordonna aussi de tascher de voir le Prince Artamas : en suitte dequoy il le
congedia, et demeura encore quelque temps dans la chambre d'Araspe, sans autre compagnie
que celle de Ligdamis, de qui la conversation luy plaisoit infiniment. Ce n'est pas
qu'il n'y ait une notable difference, entre un Amant heureux, et un Amant infortuné
: mais comme Ligdamis avoit l'ame tendre et complaisance, il sçavoit si admirablement
entrer dans tous les sentimens de Cyrus, que son entretien luy estoit d'une assez grande
consolation : aussi ce Prince avoit il principalement fait dessein de passer une
partie de ce jour là dans le Chasteau où il estoit : parce qu'il n'estoit presques
remply que de personnes qui estoient possedées de
mesme passion que celle qui regnoit dans son coeur. Il sçavoit que Panthée aimoit
Abradate ; qu'Araminte aimoit Spitridate ; et que Ligdamis et
Cleonice s'aimoient tendrement : de sorte que trouvant quelque douceur à
se pleindre avec des personnes qui n'ignoroient pas la rigueur du mal qu'il
souffroit ; il resolut non seulement de disner en ce lieu là, mais d'y passer le
reste du jour. Cependant pour ne perdre point de temps, il envoya Chrisante qui
l'avoit suivy, porter divers ordres dans son Armée : et visiter les Machines qu'il
faisoit faire, à un Quartier qui n'estoit qu'à cinquante stades de là.
Cyrus rejoint ses amis, Panthée, Araminte, Araspe, Ismenie, Ligdamis et Cleonice,
afin de passer la soirée en leur compagnie. La conversation porte naturellement
sur l'amour : le héros se plaint du fait que personne ne se rend compte qu'il
tient plus à Mandane qu'à toutes les victoires militaires qu'il pourrait
remporter. Il se dit heureux de se trouver ce soir-là entouré de gens sensibles et
compatissants. Il exclut toutefois Araspe, car il croit ce dernier insensible à
l'amour. Araminte et Panthée évoquent ensuite leurs attitudes opposées à l'égard
de l'amour : la première se délecte et se console en se remémorant le passé,
tandis que la seconde préfère se tourner vers l'avenir. Araminte rappelle alors à
Panthée la promesse qu'elle lui a faite de permettre à Pherenice de lui raconter
sa vie. La reine de la Susiane accepte, à condition de ne pas être présente, pour
ne pas ressentir de la tristesse devant le récit de ses félicités passées. Cyrus,
Hesionide et Pherenice se rendent donc dans la chambre d'Araminte, où Pherenice
commence le récit de l'Histoire d'Abradate et de Panthée.
Aussi tost que Cyrus sçeut que les Princesses estoient en estat d'estre veuës, il fut
les voir : car pour luy il avoit mangé en particulier, dans la chambre d'Araspe, sans
autre compagnie que celle de Ligdamis qu'il mena seul à cette visite : de sorte que
la conversation se trouva estre composée de la Reine de la Susiane ; de la Princesse Araminte ; de
Cleonice ; d'Ismenie ; de Cyrus ; de Ligdamis ; et d'Araspe. A peine
chacun eut il pris sa place, que Cyrus se tournant vers la Reine de la Susiane, la suplia de luy
pardonner s'il venoit chercher aupres d'elle, quelque consolation à ses malheurs.
Seigneur, luy respondit cette sage Princesse, s'il est vray que mes disgraces vous
puissent donner quelque soulagement, je les souffriray encore avec plus de patience
que je n'ay fait jusques icy : non Madame, interrompit il, ce n'est point par ce sentiment là que je cherche à vous voir : mais
seulement parce que je vous crois bonne et pitoyable. La pluspart des gens que je
voy, adjousta t'il, veulent que parce que je n'ay pas esté malheureux à la guerre,
je ne le puis estre en nulle autre chose : et ils pensent enfin que l'amour est une
passion imaginaire, qui ne regne qu'en aparence, et qui ne trouble pas la raison.
Ils croyent que quoy que je die, la perte d'une Bataille, m'affligeroit plus que la
perte de Mandane : cependant il est certain que la perte de cent Batailles, et
celle de cent Couronnes, ne me toucheroit point à légal d'un simple estoignement de
cette Princesse. Jugez Madame, quelle peine c'est de se voir eternellement environné
de gens qui ne connoissent pas par où je suis sensible : et jugez en mesme temps
quelle douceur je trouve à ne voir icy que des personnes pleines de compassion et de
tendresse. Il en faut toutesfois, adjousta t'il, excepter Araspe, de qui l'ame m'a
tousjours paru fort insensible : mais puis que Ligdamis a pu cesser de l'estre, je ne
veux pas desesperer de luy : au contraire je suis persuadé, connoissant la tendresse
de l'amitié qu'il a pour moy, qu'il n'est pas impossible qu'il ne puisse un jour
avoir beaucoup d'amour pour quelque belle Personne. Araspe rougit à ce discours : neantmoins
Cyrus ne
faisant pas une grande reflection sur le changement de son visage, la conversation
continua : et la Princesse Araminte prenant la
parole ; pour moy, dit elle à Cyrus, je suis de vostre opinion : mais pour la Reine, si
elle ne vous contredit point, c'est assurément par complaisance. Car enfin elle m'a
desja dit plusieurs fois, qu'elle ne trouve pas grande consolation à se pleindre ny
à estre pleinte : et en effet elle renferme si soigneusement toute sa douleur dans
son coeur, qu'elle n'en parle jamais la premiere. Pour moy qui ne suis pas de son
humeur, je luy ay raconte toutes mes infortunes : et il ne se passe point de jour,
que je ne l'en entretienne. Il est vray, interrompit Panthée, que je n'aime pas trop à
parler de ce qui me touche : je ne pense pas mesme aux choses passées : et l'avenir
est ce qui occupe toute mon ame. Il me semble, adjousta t'elle. que j'ay si peu de
part à tout ce qui m'est arrivé il y a trois ou quatre ans, que je fais beaucoup
mieux de songer seulement à ce qui me peut arriver. L'advenir est si obscur, reprit
la Princesse Araminte, que bien loin d'y songer, j'en destache ma pensée : de peur de
me faire moy mesme des maux, dont peut estre la Fortune ne s'avisera point. je
voudrois bien, repliqua Cyrus, pouvoir faire ce que vous dittes : mais il ne m'est
pas possible. Pour moy, poursuivit Panthée, comme la crainte et l'esperance font deux
sentimens qui partagent toute mon ame, et qu'aux choses passées je ne trouve plus
rien ny à craindre ny à esperer, je n'y sçaurois arrester mon esprit. Encore est-ce
beaucoup que d'avoir le coeur partagé entre
l'esperance et : la crainte, reprit Cyrus, car j'en connois qui craignent
presque tout, et qui n'esperent presques rien. Vostre vertu est si grande, repliqua
Panthée, que comme les Dieux ne sont pas injustes, vous avez tort de
desesperer de vostre bonheur. Puis que vous n'estes pas heureuse, respondit Cyrus, et que la
Princesse Araminte est infortunée, j'aurois tort de m'assurer sur le peu de vertu
que j'ay : et puis. Madame, il est aise de voir qu'il y a certaines choses qui
paroissent justes devant les hommes, qui ne le sont point devant les Dieux : car
enfin il faut advoüer que le Roy d'Assirie, le Roy de Pont, et le Prince Mazare, qui
mourut aupres de Sinope, sont trois Princes en qui on n'a remarqué aucun crime, que celuy
d'avoir trop aimé Mandane. Cependant on voit que cette Princesse, qui est la vertu mesme,
a fait tout le malheur de leur vie et de la mienne. Mazare en a perdu le jour ; le Roy de
Pont la liberté et le Throsne ; et le Roy d'Assirie la Couronne et la liberté aussi.
Apres cela, Madame, que doit on penser de l'avenir ? et ne faut il pas conclurre,
que qui pourroit n'y penser point, seroit assurément fort sage ? Toutefois j'avouë à
ma confusion, que je ne fais autre chose, que d'avancer par ma prevoyance, les
malheurs qui me doivent arriver : il vaudroit donc bien mieux, reprit la Princesse
Araminte, se souvenir des choses passées : quand elles sont agreables,
repliqua Panthée, le souvenir en afflige lors
qu'on ne les possede plus : et quand elles sont fâcheuses, reprit Araminte,
elles consolent, parce qu'on s'en voit delivré. Car pour moy quand je me souviens de
l'estat où j'estois dans Capira, lors que le lasche Artane m'y retenoit, il me semble que
puis que je suis sortie d'une si rude captivité, il ne me doit pas estre deffendu
d'esperer de sortir d'une plus douce. Et pour moy, adjousta Panthée, quand je songe
combien j'estois heureuse à Suse, apres avoir vaincu tous les obstacles qui s'estoient opposez à mon
bonheur, je ne croy pas possible de me revoir jamais comme je me suis veuë : c'est
pourquoy je fais ce que je puis pour ne me souvenir plus de ce qui m'affligeroit
encore davantage. Vous m'avez du moins promis, repliqua Araminte, que je sçauray
toutes les douceurs, et toutes les infortunes de vostre vie comme vous sçavez toutes
celles de la mienne : il est vray que j'ay consenty, respondit elle, que Pherenice
vous les aprenne : ainsi vostre curiosité sera satisfaite, sans remettre dans ma
memoire, tant de choses que je voudrois en pouvoir effacer entierement. Pourquoy
donc (interrompit Cyrus, regardant la Princesse Araminte) ne vous estes vous point
fait tenir parole ? Seigneur, reliqua t'elle, je n'en ay pas encore eu le temps :
car ce n'a esté que ce matin au retour du Temple, que la Reine m'a fait cette
promesse. Il faut donc que je m'en aille, reprit il, de peur de differer l'effet
d'une chose que vous desirez : car pour moy,
adjousta Cyrus, je n'oserois demander la mesme grace. Ce n'est pas que de la
façon dont j'ay oüy parler de la passion de l'illustre Abradate, je n'eusse une
forte envie d'en sçavoir les particularitez, afin de la comparer à la mienne : mais
je sçay trop bien le respect que je dois à une Grande Princesse, principalement
estant un peu avare de ses secrets. Il est vray (reprit Panthée en souriant avec
modestie) que je n'en suis pas fort liberale : mais Seigneur, cela n'empesche pas
que je ne consente sans repugnance, que vous sçachiez toute ma vie. Aussi bien
m'importe t'il en quelque sorte, que vous n'ignoriez pas l'innocente passion qui
regne encore dans le coeur d'Abradate et dans le mien : ainsi quand vous aurez
quelques heures de loisir, la mesme Personne qui a ordre de contenter la curiosité
de la Princesse Araminte, satisfera la vostre. Il me semble Madame, reprit cette
Princesse, que sans differer davantage, au lieu de faire une conversation de choses
indifferentes, il vaudroit mieux employer le temps que l'illustre Cyrus doit estre
icy à contenter sa curiosité et la mienne. Puis que je me suis resoluë à faire ce
qu'il vous plaira, respondit Panthée, vous pouvez en user comme vous voudrez : à
condition que je n'y seray pas. Alors la Princesse Araminte se levant, dit qu'elle
meneroit Cyrus a son Apartement : qui sans aporter de difficulté à son dessein,
luy donna la main pour la conduire. Panthée rougit en les salüant, comme s'ils eussent dû aprendre qu'elle auroit
commis quelque crime : mais à la fin croyant en effect qu'il luy seroit avantageux
que Cyrus
connust un peu mieux la vertu d'Abradate, elle envoya avec la Princesse Araminte,
celle de ses femmes qui devoit luy raconter sa vie : qui estoit une Personne de
qualité et d'esprit, et qui avoit tousjours eu part à tous ses secrets. Cependant
Cleonice et Ismenie demeurerent aupres de Panthée, où Araspe et
Ligdamis revindrent aussi, apres avoir accompagné Cyrus jusques à l'Apartement
d'Araminte : qui estant conduite par ce Prince, et suivie de Pherenice et
d'Hesionide, ne fut pas plustost dans sa chambre, qu'apres avoir fait
assoir Cyrus, et fait mettre Pherenice sur un siege vis à vis d'eux, elle la pria de
commencer sa narration : et de ne leur dérober pas, s'il estoit possible, la moindre
pensée de Panthée et d'Abradate : comme en effet, cette agreable Personne leur
ayant fait un compliment, pour leur demander pardon du peu d'art qu'elle apporteroit
au recit qu'elle leur alloit faire, le commença de cette sorte.
Fille de l'illustre prince de Clasomene, en Lydie, Panthée représente le joyau de
cette petite cour, au point qu'il ne s'y trouve nul gentilhomme de rang suffisamment
élevé pour prétendre à sa main. Un honnête homme, Perinthe, est éperdument amoureux
d'elle, mais sachant cette passion sans issue, il la garde secrète. Le père de
Panthée emmène sa fille à Sardis, dans l'espoir de la marier. Le frère de Cresus,
Mexaris, tombe amoureux d'elle. Or la jeune fille se lie d'amitié avec une jeune
femme, Doralise, apparemment hostile au mariage.
Fille de l'illustre prince de Clasomene, capitale d'une province lydienne,
Panthée est orpheline de mère. Elle est élevée par sa tante Basiline, vertueuse,
mais guère austère. Panthée elle-même est décrite comme sérieuse, agréable, d'une
très grande beauté et possédant beaucoup d'esprit. Elle est en outre bienfaisante
et libérale. La cour de Clasomene est plaisante ; toutefois il ne s'y trouve aucun
homme de rang assez élevé pour prétendre à la main de Panthée, ce qui désole
Basiline.
HISTOIRE D'ABRADATE ET DE PANTHEE.
L'Honneur que j'ay eu d'estre eslevée aupres de la Reine de la Susiane, et le
bonheur que j'ay d'en estre aimée, et de l'avoir toujours esté, font qu'il ne m'est
pas difficile de vous faire sçavoir toutes les particularitez de sa vie, dont les
commencement ont esté bien esloignez des fascheuses avantures qui se sont trouvées
dans la suitte. je ne vous diray point, Madame, quelle est la Grandeur de sa
naissance : car vous n'ignorez pas que le Prince de Clasomene son Pere, est d'un Sang si
illustre, que celuy de Cresus ne l'est pas plus. La Princesse sa Mere estoit
aussi d'une tres grande Maison : mais elle la perdit si jeune, qu'elle ne se
souvient pas de l'avoir veuë. Il est vray que cette Princesse trouva aupres d'une
Soeur du Prince son Pere, qui demeuroit chez luy, toute la conduite qu'elle eust pû
esperer de la Princesse sa Mere. Basiline (car la Soeur du Prince de Clasomene se nommoit ainsi)
estoit une personne de grand esprit et de grande vertu : qui apres avoir perdu son
Mary fort jeune, ne s'estoit jamais voulu remarier. Elle avoit esté belle et galante
: et quoy qu'elle eust toute la vertu dont une
Femme de sa condition peut estre capable, ce n'estoit pas une vertu austere. Elle
disoit qu'il faloit estre jeune une fois en sa vie : et qu'il valoit bien mieux
avoir l'esprit jeune à quinze ans qu'à cinquante : de sorte que le Prince son Frere
se remettant absolument à elle de la conduitte de sa Fille, elle l'esleva avec une
honneste liberté, qui sans avoir rien de severe, luy forma l'esprit beaucoup
plustost que celles de son âge que l'on nourrit d'une autre sorte n'ont accoustumé
de l'avoir : si bien qu'à douze ans, la Princesse de Clasomene agissoit avec autant d'esprit et
de jugement, que si elle en eust eu vingt, Pour sa beauté, je ne vous diray pas
quelle elle estoit, puis que vous pouvez juger par ce qu'elle est, de ce qu'elle a
tousjours esté. je vous diray toutesfois, qu'elle a eu cela de particulier, qu'elle
a esclatté tout d'un coup : estant certain que cette Princesse a esté parfaitement
belle dés le berçeau. Son humeur quoy que serieuse, n'a pas laissé d'estre tousjours
fort agreable, parce qu'elle l'a tousjours euë fort complaisante et ; fort douce :
de sorte que joignant beaucoup de bonté a un des plus beaux esprits de la Terre, et
à la plus grande beauté de toute la Lydie, il est aisé de comprendre que la Princesse de
Clasomene
attira l'admiration de tout le monde. Il sembla mesme qu'une partie de sa beauté et
de son esprit, se communiquast à toute la Ville : estant certain que lors qu'elle
passa de l'enfance a un âge plus raisonnable, le soin de luy plaire rendit toutes les Femmes plus propres et plus aimables, et tous
les hommes plus honnestes gens. Comme elle estoit bienfaisante et liberale, elle fut
adorée de tous ceux qui l'approcherent, et mesme de ceux qui ne faisoient
qu'entendre raconter les excellentes qualitez qu'elle possedoit : si bien que la
reputation de cette Princesse s'estendit en fort peu de temps, dans toutes les
Provinces qui touchent celle dont le Prince son Pere est Souverain. Cleonice que
vous voyez icy, vous peut faire juger qu'elle n'estoit pas seule aimable à Clasomene : et
certes à dire vray, il y avoit alors tant de personnes accomplies en ce lieu là,
qu'il n'y avoit point d'Estranger, qui ne s'y arrestast avec plaisir : et qui
n'avouast qu'il n'estoit pas aisé de trouver autant d'esprit et autant de politesse,
en nulle autre ville d'Asie, qu'il y en avoit en celle là. Le sejour de Clasomene devint
mesme encore plus agreable, quelque temps apres que Cleonice fut allée demeurer à Ephese : parce que
plusieurs Estrangers de grande qualité y vinrent, et y furent assez long temps :
parmy lesquels il s'en trouva, de fort honnestes gens, qui fournissoient à la
conversation, et qui osterent de Clasomene le deffaut qui se trouve à toutes les
Provinces, et mesme à toutes les petites Cours comme estoit celle là : qui est que
l'on se connoist trop, et que l'on ne voit tous les jours que les mesmes personnes.
Il y avoit encore une autre chose, qui faschoit quelquefois la Princesse Basiline, qui estoit qu'il n'y avoit pas un homme en
toute la Principauté de son Frere, qui peust espouser la Princesse sa Niece : si
bien que tous ceux qui la voyoient estoient des personnes qui n'osoient avoir que de
l'admiration pour elle, ou du moins qui n'osoient tesmoigner avoir d'autres
sentimens.
Parmi les honnêtes gens de la cour de Clasomene, se distingue un homme nommé
Perinthe. Bien qu'il soit extrêmement discret, il est attentif aux autres et aimé
de tout le monde, en particulier du prince, son maître. Or Perinthe éprouve un
amour violent et sans espoir pour Panthée, dont le rang lui est infiniment
supérieur, bien que lui-même soit noble. Conscient de leur différence, il garde
son amour secret. Désireux de s'illustrer par sa valeur, Perinthe combat aux côtés
de Cleandre, et revient à Clasomene couvert de lauriers.
Entre tant d'honnestes gens qui estoient à Clasomene, il y avoit un homme nommé
Perinthe, ayant cinq ou six ans plus que la Princesse Panthée, qui s'attacha
aupres du Prince, et qui aquit de telle sorte son amitié, qu'il le vouloit tousjours
avoir aupres de luy. Son Pere avoit passé toute sa vie dans cette Maison, et estoit
mesme mort pour le service de son Maistre, en une occasion de guerre qui s'estoit
presentée durant le feu Prince de Clasomene. Il faut toutesfois avoüer, que Perinthe
n'avoit pas besoin d'une recommandation estrangere pour estre aimé : car sa personne
estoit si aimable, et son esprit si charmant, qu'il n'estoit pas possible de luy
refuser son estime. Il avoit pourtant une chose fort surprenante, pour un fort
honneste homme : c'est qu'il ne faisoit amitié particuliere avec personne. Il estoit
bien avec tout le monde : mais il n'ouvroit son coeur à qui que ce soit : et il
disoit quelquesfois, quand on luy faisoit la guerre de cette façon d'agir, que
c'estoit par un sentiment de gloire qu'il cachoit ses plus secrettes pensées : et
qu'il se déguisoit à ses Amis. Cependant il ne laissoit pas d'estre fort aimé : ceux qui le voyoient souvent, ne laissoient
pas non plus de luy confier leurs affaires les plus importantes : tant parce qu'il
estoit capable, tour je une qu'il estoit, de donner de bons conseils, que parce
qu'il avoit une probité exacte, et une fidelité incorruptible : Ainsi sans
descouvrir son coeur à qui que ce soit, il voyoit dans celuy de beaucoup de gens.
Perinthe estoit bien fait, et de bonne mine ; d'une conversation agreable ; qui sans
avoir rien de trop enjoüé ny de trop serieux, plaisoit également à toutes sortes
d'humeurs, et à toutes sortes de personnes, de quelque condition qu'elles fussent.
En effet, file Prince de Clasomene l'aimoit cherement, la Princesse Basiline ne
l'aimoit pas moins : Panthée avoit aussi pour luy, toute l'estime qu'il en
pouvoit desirer : toutes mes Compagnes l'aimoient avec tendresse : toutes les Dames
de la ville n'en faisoient pas moins qu'elles : et Perinthe enfin eust esté le plus
heureux homme de sa condition, s'il n eust pas eu dans le coeur un ennemy caché, qui
troubloit quelquesfois tous ses plaisirs, et qui le rendoit aussi infortuné, qu'il
paroissoit heureux à tous ceux qui le voyoient. Car Madame, il faut que vous
sçachiez, afin de bien entendre toute la suitte de cette Histoire, que Perinthe
commença d'avoir de l'amour pour la Princesse de Clasomene, dés que son coeur en pût estre
capable : mais une amour si respectueuse, si sage, et si violente tout ensemble, que
l'on n'a jamais entendu parler d'une semblable
passion. Il m'a raconté depuis, lors que par la suitte des choses qui sont arrivées,
il a esté forcé de m'avoüer la verité, que des qu'il sentit dans son ame une passion
dont il ne pouvoit estre le maistre, et de laquelle il ne luy estoit pas permis
d'esperer la moindre satisfaction ; il fit un dessein premedité, de ne faire amitié
particuliere, ny avec pas un homme, ny avec pas une Dame : de peur que s'il en
faisoit avec quelqu'un, il n'eust la foiblesse de luy descouvrir ce qu'il avoit dans
le coeur, et ce qu'il vouloit tenir caché à tout le monde. Il m'a dit aussi, qu'il
connut si parfaitement la folie qu'il y avoit à estre amoureux d'une personne d'une
qualité si disproportionnée à la sienne, qu'il n'eut jamais l'audace de penser
seulement qu'elle pourroit un jour sçavoir sa passion : car comme la vertu de
Panthée
a commencé de paroistre avec éclat, dés que ses yeux ont commencé de briller, il m'a
iuré cent fois qu'en plusieurs années de service et d'amour, il n'a jamais eu un
seul moment d'esperance. Cependant il combatit peu cette passion : et sans sçavoir
ny pourquoy il ne s'y opposoit pas plus fortement, ny quelle fin il se proposoit ;
il aima la Princesse : mais il l'aima avec un si grand secret, et d'une maniere si
respectueuse, que non seulement tant que nous fusmes à Clasomene personne ne s'en
aperçeut ; mais la Princesse mesme n'en subçonna jamais rien. Et certes, à dire
vray, encore que Perinthe fust d'une Race fort
noble, il y avoit si loin de luy à elle, qu'il ne faut pas s'estonner si on ne
s'aperçent point d'une semblable chose. Il luy devoit tain de respect par sa
naissance, qu'il estoit aisé qu'il cachast les veritables sentimens, en luy rendant
tous les jours mille agreables services comme il faisoit. Cependant jugeant bien
qu'il ne pouvoit jamais pretendre à son affection, ny seulement à luy faire sçavoir
la sienne, il borna tous ses desirs, à aquerir son estime. De sorte que voulant se
signaler à la guerre, il fut à celle que l'illustre Cleandre, qui est aujourd'huy le
Prince Artamas, faisoit en Mysie : où il fit des choies si admirables, que s'il
n'eust pas eu un attachement secret qui l'attiroit à Clasomene, il eust pû faire une grande
fortune aupres de ce genereux Favory. Mais enfin il revint chargé d'honneur, aupres
du Prince son Maistre, qui le carressa fort à son retour : les Princesses le
reçevrent aussi fort bien : et Perinthe eut sans doute sujet d'estre consolé dans
son malheur, d'estre au moins arrivé au point, où il avoit desiré d'estre.
En tant que vassal de Cresus, le prince de Clasomene a l'obligation de séjourner
six mois par année à Sardis. Après s'être longtemps dérobé à ce devoir, il décide
de mener sa fille Panthée dans cette ville, afin de choisir un époux digne d'elle.
Tout le monde se réjouit de ce voyage, à l'exception de Perinthe, qui craint de se
retrouver seul. Le prince de Clasomene et Panthée sont extrêmement bien reçus à
Sardis. Le frère de Cresus, Mexaris, bien que d'un naturel avare, s'éprend de la
jeune fille.
Voila donc, Madame, quel estoit Perinthe : c'est à dire le plus discret, et le plus
malheureux Amant du monde : et voila quelle estoit sa passion, lors que le Prince de
Clasomene
prit la resolution d'aller demeurer à Sardis, et d'y mener la Princesse sa Fille : avec
intention de n'en revenir point, qu'il ne l'eust mariée. Comme il est Vassal de
Cresus,
et qu'il y avoit un Traité, par lequel les Princes
de Clasomene
estoient obligez de demeurer la moitié de l'année à Sardis : apres avoir esté tres long temps sans
y aller, sur divers pretextes dont il s'estoit servy pour s'en dispenser, il se
resolut enfin de satisfaire à son devoir : et il le fit d'autant plustost, que
voyant à quel point la valeur de Cleandre avoit porté l'authorité Royale, il eut peur que
s'il'obeissoit de bonne grace, on n'entreprist de le faire obeïr de force : et
qu'ainsi il n'attirast la guerre dans son Pais. Comme Sardis estoit alors en son plus
beau lustre, tous ceux de la Maison du Prince et de la Princesse, eurent quelque
joye d'y aller : à la reserve de Perinthe, qui s'en affligea en secret, par un
sentiment que son amour luy donna. Jusques alors il avoit eu cet avantage, de ne
voir personne entreprendre de servir Panthée : parce que comme je l'ay desja
dit, il n'y avoit point d'homme en toute la Principauté de Clasomene, qui peust pretendre à
l'espouser. Mais aprenant qu'elle alloit à Sardis, où tous les gens de sa condition
demeuroient, il ne douta point qu'elle n'y fust aimée de plusieurs : de sorte que la
seule crainte d'avoir des Rivaux, le rendit presques aussi miserable que le sont les
autres qui en ont de plus favorivez qu'eux. Je me souviens mesme, que m'estant
aperçeuë malgré son déguisement, qu'il n'avoit pas autant de joye d'aller à Sardis, que tous ceux
qui devoient estre de ce voyage témoignoient en avoir, je luy en demanday sa cause :
mais il me respondit avec autant de civilité que de
finesse, que c'estoit parce qu'il voyoit qu'il ne jouïroit plus tant ny de la veuë,
ny de la conversation de toutes les personnes qui luy estoient cheres. Car (adjousta
t'il, pour déguiser encore davantage la chose) tout ce que le Prince mene
d'honnestes gens aveque luy, deviendront amoureux à la Cour : et en suitte
(poursuivit il, voulant que je prisse quelque part à son discours) je prevoy que ce
qu'il y a de plus honnestes gens où nous allons, deviendront aussi amoureux de tout
ce que la Princesse mene d'agreables Personnes avec elle. Mon Maistre mesme, sera si
occupé à faire sa Cour, que je ne luy pourray plus faire la mienne : et pour la
Princesse, je pense qu'elle ne manquera pas non plus d'occupation. Ainsi prevoyant
que je seray sans Maistre ; sans Maistresse ; sans Amis ; et sans Amies ; il ne faut
pas s'estonner, si je ne suis pas aussi gay que vous. Pour moy, luy dis-je en riant,
il s'en faut peu, à entendre les dernieres choses que vous venez de dire, que je ne
croye que nous allons dans les Deserts de Lybie, plustost que d'aller à Sardis : Perinthe
sourit de m'entendre parler ainsi : et sans continuer ce discours nous nous
separasmes, et chacun se prepara à partir. La Princesse Basiline ne pût estre du
voyage, parce qu'elle eut de grandes affaires à démesler, avec les parens de feu son
Mary : de sorte que Panthée ne fut à Sardis qu'avec le Prince son Pere. je ne vous
diray point, Madame, comment elle y fut reçeuë de
Cresus ;
du Prince Atys ; du Prince Myrsille ; de la Princesse Palmis ; d'Antaleon ; de
Mexaris
; d'Artesilas ; et de l'illustre Cleandre : car j'employerois trop de
temps à vous dire des choses peu necessaires à mon recit. Il suffit donc que je vous
die en general, qu'on rendit au Pere et à la Fille, tous les honneurs qu'on devoit à
leur condition et à leur merite. La Princesse Palmis et la Princesse de Clasomene, lierent
d'abord une fort grande amitié : et quoy qu'elles fussent toutes deux assez belles
pour faire naistre l'envie dans leur coeur, elles n'en eurent point du tout : leur
ame estant sans doute trop haute, pour estre capable d'un sentiment si bas. Elles
s'aimerent donc avec sincerité ; quoy qu'à dire les choses comme elles sont, elles
n'ayent jamais entré en nulle confiance l'une pour l'autre, de ce qui leur a tenu
lieu de secret dans leur vie. Ce n'est pas qu'elles ne s'estimassent assez pour cela
: mais apres tout je pense que comme Cilenise avoit toute la confidence de la
Princesse Palmis, j'avois aussi le bonheur d'avoir toute celle de la Princesse
Panthée. Il est vray qu'en ce temps là, ses secrets estoient de peu
d'importance : je ne laissois pourtant pas de luy estre bien obligée, de voir
qu'elle me disoit ses veritables sentimens de toutes choses ; ce qu'elle ne faisoit
point du tout, devant toutes mes Compagnes. je ne doute pas. Madame, que vous n'ayez
sçeu la diversité d'humeur qui estoit entre le Roy de Lydie, et les Princes ses Freres : c'est pourquoy je ne vous feray
pas souvenir, que le Prince Antaleon estoit un ambitieux, qui vouloit tout destruire
pour regner : et que Mexaris estoit aussi avare, que Cresus est liberal : quoy que
Mexaris
n'eust gueres moins de richesses que luy. Et certes à dire vray, je ne pense pas que
ce vice là aye jamais paru plus estrange qu'en ce Prince, comme vous le verrez par
la suitte de ce discours. Cependant il ne laissa pas de se trouver capable d'une
passion, de qui un des plus nobles effets, est de produire la liberalité : il est
vray que je suis persuadée, que Mexaris creût que pour estre amoureux, il suffisoit de
donner son coeur : et qu'ainsi il ne s'opposa point à l'amour que la beauté de
Panthée
fit naistre dans son ame. Car je ne doute pas que s'il eust oüy dire que la
veritable mesure de l'amour, se doit regler sur ce que l'on est capable de donner
pour la personne aimée ; il n'eust combatu la sienne de toute sa force. Mais comme
il songea seulement à aquerir l'affection de la Princesse, il ne s'alla pas adviser
de s'opposer à cette passion naissante : et il l'aima enfin, autant, qu'il estoit
capable d'aimer. Ce feu demeura pourtant quelque temps caché : pendant quoy la
Princesse fut visitée de tout ce qu'il y avoit de Grand ou d'illustre à Sardis.
Panthée se lie d'amitié avec une dame de la cour de Sardis nommée Doralise.
Charmante et divertissante, celle-ci témoigne d'une perception originale des
choses et parvient souvent à convaincre son entourage. Orpheline, Doralise est
élevée par une tante. A l'âge de dix-huit ans à peine, elle a déjà refusé une
vingtaine de demandes en mariage, prétextant n'avoir pas encore trouvé l'homme
qu'elle cherche.
Entre tant de personnes qui la virent, il y eut une Fille d'assez bonne qualité
nommée Doralise, qui luy plût infiniment : et en effet on peut dire que ce
n'est pas une personne. ordinaire. Car outre
qu'elle a une beauté charmante, elle a un esprit admirablement divertissant : elle
pense les choses d'une maniere si particuliere, mais pourtant si raisonnable,
qu'elle amene tout le monde dans son sens : elle a une raillerie fine et adroite,
dont il n'est pas aisé de se deffendre quand elle le veut : et ce qui est un peu
rare, pour une personne qui a un semblable talent, c'est qu'elle ne laisse pas
d'avoir de la bonté et de la douceur. Aussi ne s'en sert elle qu'en certaines
occasions, où elle donne plus de plaisir à ceux qui l'escoutent, qu'elle ne fait de
mal à ceux qu'elle attaque : elle ne laissoit pourtant pas de s'estre renduë
redoutable à plusieurs personnes, quand nous arrivasmes à Sardis : mais pour moy l'avoüe que
je l'aimay sans la craindre, et que je fis tout ce que je pûs pour confirmer la
Princesse en l'opinion avantageuse qu'elle avoit d'elle. Et certes il me fut aisé de
le faire : car son inclination pancha si fort de ce costé là, qu'elle l'aima
tendrement. Doralise respondit aussi avec tant de respect, et tant de
reconnoissance, aux boutez que la Princesse avoit pour elle ; qu'en fort peu de
jours la Princesse de Clasomene vescut avec elle, comme si elle l'eust connuë toute sa vie.
Elle sçeut par diverses personnes, et en suitte par elle mesme, que comme elle
n'avoit ny Pere ny Mere, et qu'elle demeuroit chez une Tante qui ne la vouloit pas
contraindre, elle avoit desja refusé vint fois de se marier, quoy qu'elle fust
encore jeune : car Doralise n'avoit pas plus de dixhuit
ans, quand nous fusmes à Sardis. Cependant ce n'estoit pas que sa vertu parust austere, ny
sauvage : au contraire, elle avoit quelque chose de galant dans l'esprit. Elle
aimoit la conversation et les plaisirs : et il n'y en avoit aucun dans la Cour dont
elle ne fust. De sorte que ne paroissant pas qu'elle eust dessein de se mettre parmy
les vierges voilées à Ephese, on la pressoit quelquesfois de dire la raison pourquoy elle
avoit refusé tant d'honnestes gens, qui avoient songé à l'espouser ? mais elle
respondoit tousjours en riant, que c'estoit parce qu'elle n'avoit pas encore trouve
un certain homme qu'elle cherchoit : et qu'elle s'estoit imaginé estre seul capable
de faire son bonheur. Ainsi tournant la chose en raillerie, sans que l'on pûst
entendre ce qu'elle vouloit dire, on croyoit que Doralise avoit aversion à se marier :
et qu'il n'y avoit point d'autre cause à sa façon d'agir.
Un jour, Panthée interroge Doralise sur son aversion apparente pour le mariage et
sur cet étrange homme idéal, que Doralise prétend rechercher. Celle-ci admet
qu'elle se mariera à condition d'aimer et d'être aimée, de surcroît par un
soupirant qui n'aurait jamais éprouvé d'amour que pour elle. En outre, cet homme
devra être honnête et agréable, avec du savoir, de la probité, du courage et de la
tenue. Toutes ces conditions paraissent impossibles à remplir. Panthée soutient,
au contraire, qu'il existe un homme accompli qui n'a jamais aimé personne : il
s'agit de Perinthe.
La Princesse ayant donc sçeu ce que je viens de dire, un jour qu'elle se trouvoit
un peu mal, et qu'elle avoit envoyé querir Doralise pour la divertir ; elle se
mit à luy dire qu'elle eust bien voulu sçavoir quel estoit cét homme qu'elle disoit
chercher, et qu'elle ne trouvoit point. Apres qu'elle s'en fut deffenduë quelque
temps, puis que vous le voulez Madame, luy dit elle en riant, il faut que vous
sçachiez que je me suis mis dans la fantaisie, de n'espouser jamais qu'un homme qui
m'aime et que je puisse aimer : la premiere de ces deux choses, interrompit la Princesse, est ce me semble assez aisée à trouver :
elle ne l'est pas trop, reprit elle, mais à dire la verité, la seconde est encore un
peu plus difficile : ou pour mieux dire elle est impossible. Il me semble, dit la
Princesse, que vous faites grand tort à Sardis et à toute la Cour, de croire qu'il n'y ait pas un
homme assez accomply pour vous obliger par ses services à recevoir son affection.
Madame, luy dit elle, il y a cent honnestes gens : mais il n'y en a pas un qui n'ait
aimé quelque chose, et c'est ce que je ne veux point du tout. Car enfin si je
pouvois souffrir d'estre aimée, et me resoudre à aimer, je voudrois que la Nature
toute seule, sans le secours de l'Amour, eust fait un fort honneste honme : et qu'en
cét estat (adjousta t'elle en riant, quoy que ce fussent ses veritables sentimens)
il me vinst offrir un coeur tout neuf, qu'il n'eust jamais reçeu que mon image, ny
bruslé d'autres flames que de celles que mes yeux y auroient allumées. Mais Madame,
où le trouvera t'on cét honneste homme que je recherche ? du moins sçay-je bien
qu'entre cent mille que j'ay veûs, je ne l'ay pas encore rencontré. La Nature toute
seule, adjousta t'elle, les fait quelquesfois beaux : mais ils ne sont pas mesme de
fort bonne mine, s'ils n'ont aime quelque chose : et pour l'esprit, un homme ne peut
jamais l'avoir agreable, s'il n'a eu une fois en sa vie, le soin de plaire à
quelqu'un. La Princesse se mit à rire, du discours de Doralise : mais enfin, luy
dit elle, l'amour ne donne point d'esprit à ceux
qui n'en ont pas : je vous assure Madame, repliqua Doralise, que s'il n'en donne pas à
ceux qui n'en ont point, il l'augmente et il le polit merveilleusement à ceux qui en
ont. je croy bien, poursuivit elle, qu'un honneste homme tel que le definiroit un de
ces sept Sages de Grece, dont on parle aujourd'huy tant pat le monde, se pourroit
trouver sans qu'il eust rien aimé : car ces gens là n'y veulent autre chose, sinon
qu'il sçache bien s'aquitter des affaires dont il se mesle : qu'il ait du sçavoir,
de la probité, du courage, et de la venu : mais un honneste homme tel que je le
veux, outre les choses absolument necessaires, doit encore avoir les agreables : et
c'est ce qu'il est absolument impossible de trouver, en un homme qui n'a jamais rien
aimé. En effet Madame, poursuivit Doralise, remettez vous un peu en la memoire, tous les
jeunes gens que vous voyez entrer dans le monde : et cherchez un peu la raison
pourquoy il y en a tant dont la conversation est pesante et incommode : et vous
trouverez que c'est parce qu'il leur manque je ne sçay quelle hardiesse
respectueuse, et je ne sçay quelle civilité spirituelle et galante, que l'amour
seulement peut donner. Vous les voyez plus beaux que ceux qui sont plus avancez en
âge qu'eux : ils ont mesme de l'esprit : ils n'ont encore rien oublié, de tout ce
que leurs Maistres leur ont apris : cependant il manque je ne sçay quoy à leurs
discours et à leurs actions, qui fait qu'ils ne
plaisent point : et pour moy, adjousta t'elle en riant, j'aimerois beaucoup mieux la
conversation d'un de ces vieillards qui ont esté galands en leur jeunesse, que celle
d'un de ces jeunes indifferents, qui songent plus aux rubans qu'ils portent, qu'aux
Dames à qui ils parlent. il est vray (dit la Princesse, en riant à son tour) que je
suis contrainte d'advoüer, que j'en ay veû beaucoup de tels que vous me les
representez : mais je n'attribuois pas cela à ce que vous dittes : et je croyois
seulement, que le peu d'experience qu'ils avoient du monde, estoit la veritable
cause, du peu d'agrément que je trouvois en leur entretien. Pour vous monstrer,
adjousta Doralise, que cela n'est pas, il ne faut que regarder que ceux qui
vieillissent sans rien aimer, et à qui l'experience du monde ne manque point, ont
toujours quelque chose de sauvage et de rude dans l'esprit, qui n'est point du tout
aimable. Vous trouverez, dis-je, que ce seront ou de ces hommes de fer et de sang,
qui passent toute leur vie à la guerre : ou de ces Chasseurs determinez, qui sont
tousjours dans des Forests : ou des solitaires sombres, qui sont tousjours dans leur
Cabinet avec des Livres, ou dans des Grottes à la Campagne, à s'entretenir eux
mesmes : de sorte qu'il faut confesser, que l'amour seul fait les veritables
honnestes gens tels que je les cherche. Mais, luy dit la Princesse, si l'amour a le
pouvoir que vous dittes, en souffrant d'estre aimée, ceux qui ne le sont point le
deviendront. Ha Madame, s'escria t'elle, si je
n'estime celuy que je dois espouser, dés le premier instant que je le verray, je ne
l'aimeray jamais : c'est pourquoy il faudroit que je le trouvasse tout accomply dés
que je le connoistrois. Choisissez en donc un, luy dit elle, de ceux qui se seront
rendus honnestes gens en aimant quelque autre, et qui ne l'aimeront plus. je vous ay
desja dit Madame, reprit Doralise, que je veux un coeur tout neuf, et des flames
toutes pures et toutes vives : et non pas de ces coeurs tous noircis, tels que je me
represente ceux qui ont bruslé des années entieres. Enfin, comme on n'offre à une
Divinité, que des Offrandes qui n'ont point esté sur l'Autel d'une autre : je
voudrois aussi une affection qui n'eust esté à personne qu'à moy. Si bien que ne
pouvant aimer un homme qui aura desja aimé, et n'estant presques pas possible, d'en
trouver un fort accomply qui n'ait aimé quelque chose, je me resous, et mesme sans
peine, à n'aimer jamais rien. Cette regle n'est pourtant pas si generale que vous la
croyez, reprit la Princesse, car enfin Perinthe que vous connoissez, est un fort
honneste homme, et n'a jamais esté amoureux. Ha Madame, s'escria t'elle, cela n'est
pas pas possible : Perinthe aime infailliblement, ou du moins a aimé : et l'on ne
sçauroit estre comme il est, sans avoir eu de l'amour. La Princesse m'apellant
alors, n'est il pas vray Pherenice, me dit elle, que Perinthe n'a point eu
d'amour à Clasomene ? il est vray Madame, luy
dis-je, que je n'ay point sçeu qu'il en ait eu : et que mesme on ne l'en a jamais
soubçonné. C'est assurément qu'il est fin et adroit, repliqua Doralise, car encore une
fois, on ne sçauroit estre ce qu'est Perinthe, sans avoir esté amoureux.
Perinthe arrive au moment où l'entretien de Panthée et de Doralise le prend pour
sujet. On lui demande si, depuis son arrivée à Sardis, il regrette une personne de
Clasomene. Perinthe répond par la négative. Mais Doralise, qui n'est pas dupe, lui
demande directement s'il est amoureux ou non. Perinthe refuse de répondre. La
conversation est alors interrompue par l'arrivée de Mexaris et l'intervention d'un
serviteur, qui demande à Panthée si elle assistera à la chasse le lendemain.
Comme elle disoit cela, il entra : de sorte que la Princesse prenant la parole, et
ne sçachant pas la passion qu'il avoit dans l'ame ; elle luy dit qu'elle estoit bien
aise de le voir afin qu'il luy aidast à guerir Doralise d'une erreur où elle estoit.
Mais (adjousta la Princesse, en regardant cette agreable fille) je veux que ce soit
vous qui l'interrogiez, afin que vous ne croiyez pas qu'il n'osast me dire la
verité. je vous advouë Madame, respondit Doralise, que la chose dont il s'agit
me donne tant de curiosité, qu'encore que ce soit en quelque sorte manquer à la
bien-seance, que de vous obeïr si promptement, je ne laisseray pas de le faire.
C'est pourquoy Perinthe (luy dit elle en se tournant vers luy) je vous prie de me
dire si vous n'avez laissé personne à Clasomene, que vous regrettiez à Sardis ? Perinthe fort surpris du
discours de Doralise, en changea de couleur, et ne sçavoit comment y respondre : si
bien que cette Fille se tournant vers la Princesse, tout à bon Madame, luy dit elle,
je suis bien trompée si vous ne vous abusez : et si la rougeur de Perinthe, ne
marque que je ne me trompe point. Mais, luy dit Panthée, vous ne donnez pas loisir à
Perinthe de vous respondre : et vous voulez desja me condamner sans l'avoir entendu.
Cependant, adjousta la Princesse, sçachez Perinthe
qu'il s'agit de persuader à Doralise, que l'on peut estre aussi honneste homme que
vous estes, sans estre amoureux, on sans l'avoir esté : et c'est pour cela qu'il
faut que vous luy disiez, s'il y a quelque belle personne à Clasomene, que vous regrettiez à
Sardis. Puis
que je suis obligé de respondre precisément (repliqua Perinthe, apres s'estre un peu
remis) je vous protesteray sans mensonge, que depuis que je suis à Sardis, je n'ay point
songé à Clasomene. Mais c'est peut-estre (adjousta Doralise parlant à la
Princesse) que Perinthe est amoureux de quelqu'une de vos Filles : et qu'ainsi sans
dire un mensonge, il ne laisse pas d'aimer. Perinthe rougit une seconde fois du
discours de Doralise : ce que voyant la Princesse, et croyant que le changement de
son visage, n'estoit causé que parce qu'il avoit quelque confusion d'estre obligé
d'avoüer qu'il n'aimoit rien ; en verité, luy dit elle, Perinthe, vous estes
admirable : d'avoir honte de confesser une chose, dont vous devriez faire gloire.
Car enfin, je tiens qu'il est tousjours beau, de n'avoir jamais esté vaincu : il est
des Vainqueurs si illustres, reprit il froidement, que je pense que l'on pourroit
advoüer sa deffaite sans des honneur. Mais enfin, dit Doralise, aimez vous, ou
n'aimez vous pas ? car c'est cela qu'il m importe de sçavoir. Si j'aime, reprit il,
il faut croire qu'il m'importe de ne le pas descouvrir, puis que personne ne le
sçait : et si je n'aime point, il m'importe encore de ne vous l'avoüer pas : puis que croyant (à ce que je puis comprendre
par le discours de la Princesse) que l'on ne peut estre en quelque sorte honneste
homme sans estre amoureux, je ne dois pas vous preocuper à mon desavantage. Quoy
qu'il en soit, dit Doralise, encore que vous ne veüilliez pas parler plus
precisément, je ne laisseray pas de le sçavoir avec certitude devant qu'il soit peu
: car si vous l'estes à Clasomene, vos inquietudes et vos chagrins me le
tesmoigneront allez : et si vous l'estes à Sardis, je le sçauray encore plus
infailliblement. Mais s'il ne l'est en nulle part, comme je le croy, dit la
Princesse, il ne manqueroit donc rien à Perinthe, de tout ce que vous desirez : il
luy manqueroit encore une chose aussi necessaire que toutes les autres, reprit elle,
c'est qu'il m'aimast autant qu'il pourroit aimer. Mais de cela Madame, ne luy en
demandez rien je vous en conjure, puis que je suis assuré qu'il ne m'aime pas : et
si je l'estois aussi parfaitement qu'il n'aime rien, je le regarderois comme un
miracle. Comme Perinthe alloit respondre, un officier de la Princesse Palmis
interrompit la conversation : car il vint sçavoir de la santé de la Princesse, et
luy demander si elle croyoit estre en estat de pouvoir se trouver le lendemain à une
partie de Chasse, qu'elles avoient resoluë il y avoit desja quelques jours : ou si
elle vouloit qu'on remist ce divertissement à une autrefois. La Princesse, qui
n'avoir pas un mal considerable, et qui jugea bien qu'elle en seroit delivrée le jour suivant, luy manda que bien loin de vouloir
differer un plaisir qu'elle devoit recevoir, elle chercheroit tousjours à luy en
donner ; et qu'ainsi elle croyoit la pouvoir assurer, qu'elle auroit l'honneur de la
suivre à la Chasse le lendemain. Un moment apres, le Prince Mexaris entra : de sorte que
la conversation de Perinthe et de Doralise ne se renoüa point de ce jour là.
Panthée rencontre Abradate, fils du roi de la Susiane et neveu de Cresus, lors
d'une somptueuse partie de chasse. Le jeune homme, bien qu'étant en exil, tombe
éperdument amoureux de la princesse de Clasomene. Celle-ci ne peut répondre à ses
sentiments en raison de la situation politique défavorable dans laquelle se trouve
ce soupirant. Ce qui n'empêche pas Abradate de gagner l'affection de tout
l'entourage de Panthée, au grand dam de Mexaris et de Perinthe. Le frère de Cresus
organise une grande fête, durant laquelle il montre l'anneau de Gyges à Panthée, et
lui déclare son amour.
Ne percevant pas la tristesse de Perinthe, Panthée lui demande de s'enquérir des
préparatifs de la chasse. Celle-ci a lieu le lendemain, dans un parc sublime qui
ressemble à une forêt. Les dames sont somptueusement vêtues, de la manière dont on
peint Diane. Chacune est accompagnée d'un chasseur et de deux écuyers, ainsi que
de deux filles. Panthée, dont Mexaris est le chasseur, choisit Doralise et
Pherenice comme dames de compagnie. Perinthe est nommé chasseur de Doralise.
Mexaris, seul homme à n'avoir pas acheté une tenue neuve pour cette occasion, fait
l'objet des railleries de Doralise.
Cependant le pauvre Perinthe souffrit des maux incroyables, d'avoir entendu de la
bouche de la Princesse, qu'elle ne croyoit pas qu'il fust amoureux : car encore
qu'il pensast bien qu'elle ne soubçonnoit rien de sa passion, il ne laissa pas de
sentir une douleur extréme, d'oüir prononcer ces cruelles paroles, par la seule
personne qu'il aimoit, et qu'il pouvoit aimer : et à laquelle il sçavoit bien qu'il
n'oseroit jamais descouvrir son amour. Ce n'est pas qu'il n'eust borné tous ses
desirs, à ce qu'il luy sembloit, à estre estimé de cette Princesse : mais il y avoit
pourtant plusieurs instants au jour, où sa passion malgré qu'il en eust, luy faisoit
faire des souhaits, que luy mesme condamnoit un moment apres. Cependant comme il
estoit propre à toutes choses, la Princesse luy donna la commission de voir si les
Escuyers du Prince son Pere, auroient bien preparé tout ce qui luy estoit necessaire
pour la chasse : et si le cheval qui la devoit porter, estoit tel qu'il le luy
faloit. Perinthe qui estoit ravi de rendre service à la Princesse, quoy que ce ne
fust mesme qu'en de petites choses ; luy obeït si exactement, qu'en effet il se trouva que le lendemain la Princesse Palmis ne fut
pas mieux que la Princesse de Clasomene. Et certes à dire vray, je ne pense pas que
l'on puisse jamais rien voir de plus beau ny de plus galant que le fut cette Chasse.
Toutes les Dames qui en devoient estre, estoient habillées comme on peint Diane :
sinon qu'ayant un peu plus de soin de leur beauté, que cette Deesse qui mesprise la
sienne, elles avoient sur la teste une espece de Capeline environnée de plumes de
diverses couleurs, qui les garantissoit du Soleil : au dessous de laquelle pendoit
un voile flottant au gré du vent, dont elles te pouvoient couvrir le visage quand
elles vouloient. Leurs cheveux bouclez, quoy que negligeamment espars, et rattachez
avec des rubans, leur tomboient jusques sur la gorge : elles avoient toutes une
magnifique Escharpe, où pendoit un Arc et un Carquoys : d'une main elles tenoient la
bride de leurs chevaux, dont la housse estoit toute couverte d'or, et tous les crins
renoüez de cordons d'or et d'argent : et de l'autre elles tenoient une Javeline
d'Ebene garnie d'orfevrerie. Les mors et les brides des chevaux, estoient aussi d'or
ou d'argent : les habillemens des Dames estoient tous couvers de Pierreries : de
sorte que l'on ne peut rien voir de plus magnifique ny de plus beau. Car comme tous
ces habillemens estoient de couleurs differentes ; et que les housses de leurs
chevaux l'estoient aussi ; cela faisoit parmy les bois et les grandes routes du
Parc, le plus bel objet du monde. Chaque Dame avoit
un Chasseur destiné pour la conduire, qui devoit marcher aupres d'elle : et deux
Escuyers à pied, qui devoient aussi aller des deux costez. Chacune des Princesses
devoit encore avoir deux Filles avec elles, habillées de mesme façon, qui les
devoient tousjours suivre : de sorte que la Princesse pria Doralise d'en vouloir
estre, et me fit la grace de me choisir entre toutes mes Compagnes. Elle voulut
aussi que Perinthe fust le Chasseur de Doralise : car pour le sien, ce fut le
Prince Mexaris. Le Prince Atys le fut d'une Fille nommée Anaxilée, dont il estoit
amoureux : pour la Princesse Palmis, ce fut le Prince Artesilas : mais comme cela ne
serviroit de rien à mon discours, de vous nommer tous ceux qui furent de cette
Chasse : je vous diray seulement que tous les hommes n'estant pas moins galamment,
ny moins magnifiquement habillez que les Dames, tout le monde se rendit dans des
Chariots au bord de l'Estang de Gyges, où estoit l'equipage de Chasse, et où tous les
chevaux attendoient. Doralise et moy estions dans le Chariot de la Princesse,
parce que nous le devions suivre : et comme c'estoit au Prince Mexaris qui estoit son
Chasseur, à venir luy aider à descendre de son Chariot, il n'y manqua pas. Mais à
peine commença t'il de paroistre, que Doralise remarqua, qu'au lieu d'avoir
un habillement fait exprès pour cette belle Feste, comme en avoient le Prince
Atys, le
Prince Myrsille, Artesilas, Cleandre, et tous les
autres, jusques à Perinthe, il en avoit un, qui à ce qu'elle me dit luy avoit servy
à une course de Chariots, il y avoit plus de deux ans. De sorte que ne pouvant
s'empescher de rire ; tout à bon (me dit elle si haut que la Princesse l'entendit)
je voy bien que ce que l'on m'a dit du Prince Mexaris n'est pas vray : et que vous en
a t'on dit ? luy dis je ; on m'a assuré, repliqua t'elle, qu'il est amoureux de la
Princesse : mais puis qu'il est encore avare, je ne croy point qu'il soit amoureux.
Mexaris
se trouva alors si proche du Chariot de la Princesse, qu'elle n'y moy, ne pusmes
rien dire à Doralise : et certes ce fut bien tout ce que nous pusmes faire, que de
nous empescher d'éclatter de rire. Ce n'est pas que Mexaris ne fust de fort bonne mine, et
fort bien fait ; et que mesme son habillement et la housse de son cheval ne fussent
assez magnifiques : mais comme l'or en estoit un peu terny, en comparaison de ce
lustre éclatant qui paroist à tout ce qui est neuf, et que l'on voyoit en l
habillement de tous les autres, il est vray qu'il n'estoit pas possible de n'avoir
point envie de rire du discours de Doralise : joint qu'il est certains jours qui semblent
estre consacrez à la joye : et où la moindre chose fait pancher l'esprit à la
raillerie, et donne du divertissement. Cleandre qui estoit celuy qui donnoit
le plaisir de la Chasse ce jour la, et qui ne pouvoit pas estre le Chasseur de la
Princesse Palmis, quoy qu'il fust desja son Amant, comme nous l'avons sçeû depuis
; ne le voulut estre de Personne : pretextant la
chose de ce qu'il vouloit donner ordre à tout : de sorte qu'il alloit tantost à
l'une et tantost à l'autre. Cette Chasse se fit dans un grand Parc, que l'on peut
presques nommer une petite Forest, tant il est vray qu'il est d'une vaste estendué ;
que ses Arbres sont espais ; et que ses routes sont grandes et larges. Ce Parc est
pourtant traverse par un chemin assez libre, parce qu'autrement ceux qui veulent
aller à Sardis
par ce costé là, feroient un fort grand détour : si bien qu'il y a deux portes aux
deux bouts du Parc, destinées à donner passage à ceux qui vont et viennent. je ne
m'amuseray point, Madame, à vous décrire cette Chasse, ny à vous dire si les Chiens
chasserent bien ; si le Cerf rusa ; si le son des Cors estoit agreable ; si les
Veneurs furent tousjours à veuë de la Chasse ; et mille autres semblables choses :
car outre que je ne m'exprimerois pas en termes propres, ce n'est pas de cela dont
il s'agit. Joint qu'à dire la verité, les Dames qui vont à de semblables lieux, y
vont à mon advis autant pour y paroistre belles, que pour courre le Cerf : aussi la
Chasse estoit disposée de façon, qu'on ne leur donnoit pas un exercice si violent :
et on se contentoit de les faire aller assez lentement, en des lieux où par
l'adresse des Veneurs le Cerf devoit passer : de sorte que c'estoit une Chasse assez
tranquile pour les Dames.
Peu à peu, les gens se dispersent dans le parc. Panthée et sa troupe voient
passer le cerf. Ne pouvant résister au désir d'assister à la mort de l'animal,
Mexaris demande la permission à Panthée de la quitter un bref instant. Son départ,
jugé peu galant, provoque le rire de la petite compagnie. Peu après, celle-ci
croise un jeune étranger de très bonne mine. Ce dernier est subjugué par la beauté
de Panthée, mais n'ose lui adresser la parole, de crainte de commettre une
indélicatesse.
Au commencement les Princesses et leurs Chasseurs, marcherent assez prés les uns
des autres : mais insensiblement cette belle et magnifique Troupe se prepara par petites bandes : les uns prenant une grande
route, et les autres une petite : si bien que sans y songer, la Princesse se trouva
dans le plus espais du Bois, sans autre compagnie que celle du Prince Mexaris,
Doralise, Perinthe, ses deux Escuyers, et moy. Mais à peine s'en fut
elle aperçeuë, que nous entendismes par le son des Cors, et par celuy des voix, que
la Chasse estoit proche : et en effet le Cerf passa si prés de nous, que ce fut
l'instant où elle nous donna le plus de plaisir. Cependant comme il n'est rien de
plus difficile à un homme qui a quelque passion pour la Chasse, que de ne la suivre
pas quand il la voit passer : le Prince Mexaris, quelque amoureux qu'il fust de
la Princesse, apres luy avoir demandé permission de se trouver à la mort du Cerf, et
luy avoir dit qu'il la rejoindroit bientost : piqua à travers l'espaisseur du Bois,
et donna une si forte envie de rire à Doralise, qu'elle se communiqua
facilement à Perinthe et à moy, et alla mesme jusques à la Princesse. Tout à bon, me
dit cette agreable Fille, il faut avoüer que si ce Prince n'est pas liberal, il est
du moins bien judicieux aujourd'huy : d'avoir sçeu prendre une occasion si
favorable, pour cacher en mesme temps la passion qu'il a pour la Princesse, et sa
vieille broderie, en s'éloignant comme il a fait. Perinthe, qui par un sentiment
jaloux, estoit ravy de la malice de Doralise, la continua avec adresse ;
la Princesse faisant semblant de ne nous entendre
point ; parce que comme elle est infiniment sage, elle ne vouloit pas railler du
Prince Mexaris : mais comme nous voiyons qu'elle sourioit, nous ne nous
taisions pas. Cependant comme elle n'avoit pas resolu d'attendre Mexaris en ce
lieu là, elle demanda à Perinthe par où il jugeoit qu'elle peust aller rejoindre la
Princesse Palmis ? mais comme il ne le pouvoit pas sçavoir precisément, il m'a dit
depuis qu'il songea seulement à l'éloigner autant qu'il pourroit de Mexaris : et
pour cét effet, il luy fit prendre une route toute opposée, à celle que la Chasse
avoit prise. En commençant donc de marcher, et entendant tousjours moins la voix des
Chiens, et le son des Cors, la Princesse se tourna vers Perinthe, et luy dit avec
une bonté extréme, qu'elle estoit bien marrie de le priver du plaisir de la Chasse.
Perinthe respondit à ce discours qui le surprit, d'une maniere qui fit si bien voir
à la Princesse qu'il s'estimoit plus heureux d'estre où il estoit, que d'estre à la
mort du Cerf ; qu'appellant Doralise, malicieuse fille, luy dit elle, qui connoissez
que Mexaris n'est pas amoureux de moy, parce qu'il a mieux aimé suivre le
Cerf, que de demeurer aveque nous ; n'advoüerez vous pas que puis que Perinthe est
demeuré si volontiers aupres de vous, ce doit estre parce qu'il vous aime ? Ha point
du tout Madame, respondit elle, et je m'en vay le luy faire advoüer tout à l'heure.
En effet, elle avoit desja ouvert la bouche pour
luy parler, lors qu'estant arrivez à ce grand chemin qui traverse tout le Parc, nous
aperçeusmes à la gauche que nous prismes, cinq ou six hommes à cheval qui venoient
vers nous. D'abord, comme ils estoient encore assez loin, nous creusmes que
c'estoient des gens de la Chasse : mais aprochant plus prés, nous connusmes que nous
ne les connoissions point. Celuy qui marchoit à la teste des autres, estoit un homme
jeune ; admirablement beau ; et de bonne mine : et de qui l'habillement, quoy que de
Campagne, estoit tres magnifique, et paroissoit mesme neuf. Doralise ne l'eut pas
plustost veû, que continuant sa raillerie ; cét Estranger, dit elle à la Princesse,
quel qu'il puisse estre, est sans doute plus liberal que Mexaris : car puis qu'il est
si magnifique en voyageant, il le seroit assurément en une belle Feste comme celle
cy. Il a si bonne mine, repliqua la Princesse, que je n'auray pas trop de peine à me
laisser persuader qu'il possede une vertu aussi heroïque que celle là, et qui touche
si fort mon inclination. Cependant comme la beauté de la Princesse n'estoit pas
moins esclatante que la mine de cét Estranger estoit haute ; et que l'habit où elle
estoit, contribuoit encore quelque chose à rendre son abord surprenant ; il en parut
en effet fort surpris : et s'imagina que ce pouvoit estre la Princesse de Lydie. Neantmoins comme
il ne pouvoit et s'en esclaircir entierement, il fut quelque temps irresolu sur ce qu'il devoit faire : mais à la fin craignant
de faire une faute, en se faisant connoistre à une Personne qu'il ne connoissoit pas
: et ne voulant pas aussi manquer de respect pour la Princesse, de qui la beauté,
l'air, et l'habit, luy persuadoient qu'elle estoit de tres grande qualité ; il luy
quitta le chemin : et s'arrestant pour la laisser passer, en la salüant avec un
profond respect, il la suivir des yeux sans marcher tant qu'il la pût voir. La
Princesse de son costé, tourna la teste pour le regarder : mais leurs yeux s'estant
rencontrez, elle ne le regarda plus. Cependant cét Estranger l'ayant perduë de veuë,
marcha encore quelques pas vers Sardis : puis tout d'un coup la curiosité qu'il avoit de
sçavoir qui estoit l'admirable Personne qu'il venoit de rencontrer, augmentant
encore, et ayant remarqué que nous avions quitté le grand chemin, et pris une route
à droit, il en prit une par où il jugea qu'il pourroit peut-estre nous rencontrer de
nouveau : et avoir du moins le plaisir de voir encore une fois la Princesse. Et en
effet son dessein reüssit, et mesme mieux qu'il n'avoit pensé : car vous sçaurez,
Madame, que la Princesse estant arrivée en un lieu du Bois où il y a une Fontaine,
elle s'y arresta avec plaisir : parce qu'elle y trouva quelque fraischeur plus
grande qu'ailleurs : et voulut mesme s'y reposer un moment.
Alors que Panthée se repose sur le bord d'une fontaine, elle s'aperçoit qu'elle a
perdu le portrait de la princesse Palmis. Se souvenant qu'elle l'avait au moment
où elle a croisé l'étranger, elle demande à ses écuyers de partir à sa recherche.
Or ce dernier, qui avait effectivement retrouvé la boîte, se présente devant
Panthée, ravie de saisir l'occasion d'adresser la parole à cette belle dame. Tous
deux échangent des civilités. Pendant ce temps, Perinthe interroge les serviteurs
de l'étranger sur son identité : il ne s'agit rien moins que d'Abradate, fils du
roi de la Susiane et d'une sœur de Cresus. La princesse de Clasomene et le prince
de la Susiane sont officiellement présentés l'un à l'autre. La compagnie les
rejoint : alors que l'on reproche à Panthée d'avoir préféré la solitude à la
chasse, celle-ci s'estime heureuse d'avoir capturé, en la personne d'Abradate, la
proie la plus glorieuse !
De sorte que s'estant fait descendre de cheval, et nous autres aussi, elle s'assit
sur le gazon dont cette Fontaine estoit bordée :
mais elle n'y fut pas plûtost, qu'elle s'aperçeut qu'elle avoit perdu un Portrait
que la Princesse Palmis luy avoit donné d'elle, et qui estoit dans une Boiste de Diamans,
la plus riche qu'il estoit possible de voir. Ce n'estoit pourtant pas ce qu'elle en
regrettoit le plus : mais il luy sembloit que la Princesse Palmis pourroit luy reprocher
qu'elle n'auroit pas eu assez de soin d'une chose qu'elle luy avoit donnée comme une
marque tres sensible de son amitié. Si bien que s'affligeant extrémement de cette
perte, elle commanda aux deux Escuyers qui la suivoient, d'attacher tous nos chevaux
à des Arbres, et d'aller du moins aux derniers lieux où nous avions passé, pour voir
si par bonheur ils n'y retrouveroient point cette Peinture. Ce n'est pas qu'apres
tant de tours que nous avions fait dans le Bois, elle eust beaucoup d'espoir de la
recouvrer : neantmoins comme il luy souvenoit confusément de l'avoir encore veüe,
lors qu'elle avoit rencontré cét Estranger de bonne mine : et que de plus c'est la
coustume de ceux qui perdent quelque chose, de le chercher mesme en des lieux où il
ne peut estre, plustost que de ne le chercher point : elle envoya ces deux Escuyers,
avec ordre d'aller jusques où elle avoit rencontré cét Estranger. Perinthe leur
envia cette commission, et voulut y aller seul : luy semblant qu'il trouveroit bien
mieux qu'un autre ce que la Princesse avoit perdu : mais elle voulut qu'il demeurast
aupres d'elle. Cependant comme ces deux Escuyers
n'avoient jamais esté dans ce Parc que je jour là, ils se tromperent : et prenant
une route pour une autre, pensant estre à celle par où ils avoient passé, ils
chercherent inutilement : et chercherent si long temps, que la Princesse estoit
absolument hors d'esperance de recouvrer ce qu'elle avoit perdu, voyant qu'ils ne
revenoient point ; lors que tout d'un coup cét aimable Estranger parut ; qui plus
heureux qu'eux avoit trouvé ce Portrait. De sorte que ne cherchant qu'une occasion
de parler à la Princesse, et ne doutant pas que cette Boiste ne fust à elle, puis
qu'il l'avoit trouvée en un lieu où elle avoit passé ; il descendit de cheval dés
qu'il l'aperçeut au bord de cette Fontaine : et s'aprochant d'elle de fort bonne
grace, et avec beaucoup de respect ; Madame, luy dit il en Lydien, et en luy presentant la
Boiste qu'elle regrettoit, je voudrois bien avoir le bonheur que vous eussiez perdu
aujourd'huy ce que je remets entre vos mains : afin d'avoir l'avantage de vous avoir
rendu une chose qui vous devroit sans doute estre chere. La Princesse qui s'estoit
levée, dés qu'elle avoit veû cét Estranger s'aprocher d'elle, reconnut sa Boiste
d'abord qu'elle la vit : si bien que la prenant aveque joye, genereux Inconnu, luy
dit elle, si ce que vous me rendez ne m'avoit pas esté donné par la Princesse de
Lydie, et que
vous n'eussiez pas l'air qui paroist sur vostre visage, je devrois du moins vous
offrir la Boiste et ne recevoir que la Peinture.
Mais ne pouvant faire une liberalité, de celle d'une si Grande Princesse,
principalement à un homme fait comme vous : recevez du moins ma reconnoissance,
jusques à ce que j'aye trouvé les moyens de vous la tesmogner par quelque service
aussi important, que celuy que vous me rendez m'est agreable. Madame, luy respondit
il, c'est un si grand plaisir que celuy d'en causer à une personne faite comme vous,
que je me tiens pleinement recompensé, de celuy que je viens de vous donner, en vous
rendant une chose qui vous est chere. Pendant que la Princesse et cét Estranger
parloient ainsi, Perinthe s'estant aproché d'un des siens, et luy ayant demandé qui
il estoit ? il luy aprit que c'estoit le second Fils du Roy de la Susiane, nommé
Abradate : et Fils d'une Soeur de Cresus, qui s'en alloit à Sardis. De sorte que
Perinthe me l'ayant dit, j'en advertis la Princesse, à qui je le dis tout bas :
pendant quoy celuy des gens d'Abradate à qui Perinthe avoit parlé, et qui avoit sçeu
par luy qui estoit la Princesse, le dit a son Maistre durant que je luy disois à
elle qui il estoit. Si bien que se connoissant tous deux, pour ce qu'ils estoient,
il en parut beaucoup de joye dans leurs yeux. Abradate redoubla son respect, et la
Princesse sa civilité : je m'estime bienheureux, luy dit il, d'avoit pû plaire un
instant de ma vie, à une si belle Princesse : et je m'estime tres heureuse, repliqua
t'elle, d'estre obligée le reste de la mienne à un si Grand Prince, et de qui la renommée m'a desja tant dit de choses.
Comme ils en estoient là, on entendit un assez grand bruit de chevaux : et un
instant apres la Princesse Palmis, Anaxilée, le Prince Atys, Artesilas, Mexaris, Myrsile, et
Cleandre arriverent : qui sans songer d'abord à Abradate, se mirent apres
estre descendus de cheval, à faire la guerre à la Princesse, d'avoir preferé la
solitude à la Chasse : et de ne s'estre pas voulu trouver à la mort du Cerf. La
Chasse que j'ay faite, leur repliqua t'elle en sousriant, a esté plus heureuse que
la vostre : et je m'assure (adjousta t'elle en presentant Abradate au Prince Atys, et à la
Princesse Palmis) que vous en tomberez d'accord, quand vous sçaurez que j'ay
arresté icy le Prince de la Susiane, dont on vous a tant dit de choses avantageuses.
Dans ce mesme temps, un Escuyer du Prince Atys, qui avoit esté à Suse, s'avança vers son
Maistre, pour luy confirmer cette verité : si bien que recevant Abradate avec une joye
extréme, tout le monde luy fit en suitte mille caresses, et mille civilitez.
j'advoüe (dit la Princesse Palmis à Panthée) que vostre Chasse a esté plus heureuse que la
nostre, et que vous en meritez tout l'honneur. l'en ay du moins eu tout l'avantage,
reprit Abradate, puis que cela est cause que je vous ay esté presenté par une
main si belle et si illustre. Vous n'aviez pas besoin d'un si puissant secours,
repliqua la Princesse Palmis, pour vous rendre considerable : pour moy dit
Panthée, j'avois bien besoin du sien : car sans luy j'eusse fait aujourd'huy une perte dont je ne me fusse jamais
consolée : et alors elle raconta l'avanture du Portrait à la Princesse Palmis.
Tout le monde se rend au château situé au bord de l'étang de Gyges. Sur le
chemin, Abradate et Mexaris entourent Panthée. Doralise et Pherenice s'aperçoivent
d'emblée de l'amour d'Abradate pour la princesse de Clasomene. Or, ce dernier se
trouve en conflit avec son père, le roi de la Susiane. Il est contraint de
demander l'asile à son oncle Cresus, qui l'accueille avec joie. Les jours
suivants, Abradate multiplie les visites à la princesse Palmis et à la princesse
de Clasomene.
Comme le lieu où elles estoient estoit fort agreable, elles y furent prés d'une
heure : mais enfin Cleandre les faisant apercevoir qu'il estoit temps de
s'aller reposer à un Chasteau qui est à l'extremité du Parc, au bord de l'Estang de
Gyges, à
l'opposite du Tombeau d'Alliatte : ces Princesses et ces Princes prirent tous
ensemble le chemin de ce Chasteau, où une superbe Colation, et une excellente
Musique les attendoit. En y allant, Mexaris marcha tousjours aupres de
Panthée, mais il n'y fut pas en estat de l'entretenir avec liberté : parce
que le Prince Abradate fut aussi tousjours aupres d'elle. Cependant le pauvre Perinthe
alloit derriere eux, bien affligé de remarquer que la beauté de Panthée se faisoit des
admirateurs de tous ceux qui la voyoient. Il avoit pourtant, à ce qu'il m'a dit,
cette bizarre consolation, de penser que tres rarement les personnes de sa qualité
sont elles mariées à des Princes qui les aiment : et de pouvoir esperer, que si
quelqu'un la possedoit un jour, ce seroit peut-estre quelque Prince qu'elle
espouseroit par raison d'Estat, et non pas par effection. Mais durant qu'il
s'entretenoit ainsi, Doralise et moy remarquasmes qu'Abradate regarda tousjours
Panthée, avec unes attention extraordinaire : non seulement pendant le
chemin que nous fismes pour aller jusques à ce Chasteau, mais mesme durant la Colation et la Musique : On eust dit
qu'elle estoit seule belle en cette Compagnie : ce n'est pas qu'il fust incivil, et
qu'il ne rendist tout le respect qu'il devoit à la Princesse de Lydie : mais apres tout, il estoit
aisé de discerner par ses regards, que la beauté de la Princesse de Clasomene touchoit
plus son coeur que celle des autres. Mexaris s'en aperçeut aussi bien que
nous, et Perinthe encore mieux : et je pense mesme que Panthée connut dés ce
premier jour, une partie du prodigieux effet que sa beauté avoit causé dans le coeur
d'Abradate. Car vous sçaviez, Madame, qu'il en devint si esperdûment
amoureux, des cette premiere entreveuë, qu'il m'a juré cent fois depuis, que sa
passion n'avoit point augmenté. Cependant apres avoir passé toute cette journée le
plus agreablement du monde, toutes les Dames s'en retournerent à Sardis dans des
Chariots : tous les Princes marchant à cheval, aupres de ceux où leur inclination
les attiroit : c'est à dire Artesilas et Cleandre, aupres de celuy de la
Princesse Palmis : le Prince Atys aupres de celuy d'Anaxilée : et Mexaris, Abradate, et
mesme Perinthe, aupres de celuy de la Princesse de Clasomene. Comme nous fusmes à Sardis, tous les
Princes menerent les Dames jusques à l'Apartement de la Princesse Palmis : en
suitte dequoy, le Prince Atys mena Abradate à celuy de Cresus, à qui il le presenta : et qui le
reçeut avec beaucoup de témoignages d'affection et de joye. Car ayant tousjours fort
aimé la Reine de la Susiane sa Soeur, de qui il avoit
reçeu une Lettre il y avoit desja quelque temps, qui l'advertissoit du voyage de ce
Prince : il fut ravi de le voir dans sa Cour, et de le trouver de si bonne mine et
si plein d'esprit. Comme la Reine sa Mere avoit eu soin de luy faire aprendre la
langue Lydienne,
il la parloit si juste, et avoit mesme si peu d'accent estranger, que tout le monde
en estoit surpris : nous sçeusmes quelques jours apres, qu'Abradate devoit sejourner
assez long temps en cette Cour, parce qu'il n'estoit pas bien avec le Roy son Pere,
à cause qu'il avoit porté les interests de la Reine sa Mere avec trop d'ardeur,
contre un Frere aisné qu'il avoit, qui n'avoit pas tant de vertu que luy, et qui
devoit pourtant estre Roy. De sorte que je Roy de la Susiane l'ayant menacé, avec beaucoup
d'injustice, de le faire mettre en prison ; la Reine sa Mere avoit demande un Azile
au Roy de Lydie
son Frere pour ce cher Fils, qui n'estoit mal avec le Roy son Pere que pour l'amour
d'elle. La cause de l'exil d'Abradate luy estant donc si favorable aupres de Cresus, il en
fut fort caressé, comme je l'ay desja dit : et à son exemple, toute la Cour fit la
mesme chose. Et certes on peut dire que l'on ne faisoit que luy rendre justice :
estant certain que l'on ne peut pas voir un Prince plus accomply qu'Abradate.
Aussi apres que Panthée fut retournée chez elle le jour de la Chasse, elle en parla tout
le soir : ce qui ne donna pas grand plaisir à Perinthe, qui se trouva present lors qu'elle raconta au Prince son Pere,
l'agreable avanture qu'elle avoit euë. Le lendemain Abradate ne manqua pas de faire une
visite de ceremonie à la Princesse Palmis, où la Princesse de Clasomene se trouva aussi bien que toute la
Cour : et le mesme jour vers le soir, il vint aussi chez Panthée, des qu'il sçeut
qu'elle estoit revenué du Palais du Roy.
Bientôt, tout le monde remarque l'amour d'Abradate pour Panthée. Mexaris, qui
s'est montré plus discret, en prend ombrage. Les deux hommes sont foncièrement
différents : si Abradate, exilé, est aussi démuni que Mexaris est riche, ce
dernier est aussi avare qu'Abradate est généreux. De son côté, Perinthe s'afflige
de voir qu'il a des rivaux si puissants, mais conserve secrets tous ses
sentiments.
Quelques jours se passerent, sans que l'on s'aperçeust de l'amour d'Abradate, à la
reserve de Mexaris, de Perinthe, de Doralise et de moy : mais apres cela :
il fut bien facile de voir qu'en effet ce Prince en estoit amoureux : car il ne
parloit que de sa beauté ; que de son esprit ; et il ne perdoit pas une seule
occasion de la voir. Comme l'amour de Mexaris n'estoit pas encore fort
publique, Abradate ne s'oposa point à cette passion naissante, et ne creût pas que
ce Prince eust nul interest en la Princesse Panthée : si bien que s'abandonnant
sans resistance aux charmes de cette admirable Personne, il ne fit point un secret
de sa passion. Cependant Mexaris qui en avoit une aussi forte dans le coeur, qu'un
avare en peut avoir pour tout ce qui n'est point Or ; commença de faire esclatter la
sienne : il est vray que ce fut d'une maniere bien differente de celle de son Rival
: aussi peut on dire que jamais deux Princes n'ont esté plus opposez en toutes
choses que ces deux là l'estoient. Car Madame, en l'estat qu'estoit alors la fortune
d'Abradate, il y avoit grande aparence qu'il seroit contraint de passer
toute sa vie exilé, sans autre bien que sa propre
vertu : n'ayant alors autre subsistance, que celle que la Reine sa Mere luy donnoit
secrettement, ou celle que luy pouvoit donner Cresus. Pour Mexaris, il n'en estoit pas
de mesme : car il avoit une richesse qui ne ce doit presques pas à celle du Roy son
Frere : mais si leurs fortunes estoient differentes, leurs inclinations l'estoient
encore plus : parce que l'avarice estoit celle qui regloit toutes les actions de
Mexaris, et que la liberalité estoit la vertu dominante de l'ame d'Abradate. En
effet, je ne pense pas que ce Prince soit plus brave qu'il est liberal, quoy qu'il
le soit autant qu'on le peut estre : Mexaris au contraire estoit avare en
toutes choses : s'il faisoit bastir, il y avoit tousjours quelque espargne peu
judicieuse, qui gastoit tout le reste de la despence qu'il avoit faite : s'il
donnoit, c'estoit tard ; c'estoit peu ; et c'estoit encore de mauvaise grace et avec
chagrin. Son train estoit assez grand, mais mal entretenu : sa Table estoit petite
et mauvaise, pour un si Grand Prince : et desguisant son avarice d'un foible
pretexte, il n'avoit presques jamais que des habillemens tous simples : disant qu'il
y avoit de la folie à se faire considerer par cette sorte de despense. S'il joüoit,
il joüoit seulement pour gagner, et non pas pour son divertissement : et de la façon
dont il s'affligeoit quand il avoit perdu, on voyoit que c'estoit plustost un
conmerce qu'un jeu. Enfin il paroissoit en toutes ses actions, et mesme quelquefois
en toutes ses paroles, qu'il y avoit si peu de magnificence dans son coeur, que ce qu'il avoit de bon d'ailleurs, estoit presques
conté pour rien. Il avoit beau estre adroit, et avoir de l'esprit, cette basse
inclination faisoit qu'on ne le pouvoit aimer : au contraire, Abradate dans son exil,
paroissoit estre si liberal, que tout le monde l'adoroit, et luy souhaitoit les
Thresors de l'autre. La maniere dont il faisoit des presens, quelques petits qu'ils
pussent estre, les faisoit considerer comme grands : il donnoit non seulement tost,
mais avec joye ; mais avec empressement : et l'on eust dit qu'on ne pouvoit
l'obliger plus sensiblement, qu'en recevant ses bienfaits. Son Train estoit propre
et magnifique : sa Table estoit ouverte et bonne : il estoit tousjours galamment, et
mesme superbement habillé : s'il perdoit au jeu, c'estoit sans esmotion et sans
chagrin : il cherchoit les occasions de donner, comme Mexaris les fuyoit : et il
agissoit enfin de telle sorte, que non seulement il avoit sa gloire de tout le bien
qu'il faisoit effectivement, mais encore de tout celuy qu'il ne faisoit pas et qu'il
eust pû faire, s'il eust esté plus riche qu'il n'estoit : estant certain qu'il n'y
avoit pas un honneste homme malheureux dans la Cour de Lydie, qui ne creust qu'il ne l'eust
plus esté, si Abradate eust esté aussi riche que Mexaris. Apres cela, Madame, il vous
est aisé de juger que l'amour produisit des effets biens differens, en l'ame de ces
deux Princes : aussi leurs desseins eurent ils un succés fort inégal. Ils agirent
pourtant esgalement en quelques rencontres : car
comme Mexaris en toutes les choses où il n'y avoit point de despense à faire,
n'estoit pas moins soigneux et moins complaisant qu'Abradate ; sçachant combien Panthée aimoit
Doralise, et estimoit Perinthe, il tascha de s'en faire aimer aussi bien
que luy. De sorte que cét Amant secret de la Princesse, eut une persecution, que
personne que luy n'a peut estre jamais esprouvée : qui fut de recevoir cent mille
civilitez de ses Rivaux, qu'il estoit obligé de leur rendre. Il avoit pourtant
quelque consolation, de voir que selon les aparences, Panthée n'aimeroit jamais
Mexaris, à cause de la bassesse de ses inclinations ; et qu'elle
n'espouseroit aussi jamais Abradate, à cause de sa mauvaise fortune. De sorte que
faisant un grand effort sur luy mesme, il rendoit à ces deux Princes, tout le
respect qu'il leur devoit : et en parloit le moins qu'il luy estoit possible. Car
comme il estoit trop sage, pour dire ouvertement le mal qu'il pensoit de Mexaris ; et
trop amoureux aussi, pour prendre plaisir à loüer Abradate : il évitoit l'un et l'autre
autant qu'il pouvoit : et estant tousjours tres bien avec la Princesse et avec ses
Rivaux, il menoit une vie, ou s'il avoit quelques doux momens, il avoit aussi de
fascheuses heures.
Abradate profite d'une cérémonie durant laquelle Adraste, frère du roi de
Phrigie, doit expier un crime commis innocemment, pour avouer à Panthée son amour
pour elle. Celle-ci refuse d'entendre parler de ses sentiments, que cette
déclaration relève de la pure galanterie ou qu'elle soit sincère. Tous deux sont
interrompus par l'arrivée de plusieurs personnes.
Cependant ces deux Princes, quoy qu'amoureux de Panthée, n'avoient pas encore eu la
hardiesse de luy descouvrir leur passion, lors qu'Adraste, Frere du Roy de Phrigie, vint
en cette Cour, pour se faire purger d'un crime
qu'il avoit commis innocemment. Cette ceremonie s'estant faite, dans le Temple de
Jupiter l'expiateur, il arriva qu'Abradate s'estant trouvé mal ce matin là, n'y fut point
: si bien qu'estant venu chez la Princesse l'apres-disnée, et l'ayant trouvée seule,
elle luy demanda la cause pourquoy il ne s'estoit pas trouvé à cette ceremonie ?
C'est parce Madame, luy repliqua t'il, que je n'avois pas besoin de m'instruire
comment il la faut faire : puis qu'à parler veritablement, si j'ay commis quelque
crime, ce n'est point à Jupiter à me le pardonner. C'est pourtant le plus Grand des
Dieux, repliqua t'elle ; il est vray, dit il, mais comme il est juste, il laisse aux
autres Divinitez dont il est le Maistre, le pouvoir de remettre les crimes que l'on
commet contre elles. Pour moy, dit Panthée, je croy que vous n'en avez offencé aucune : et
que vous n'estes pas venu en cette Cour, pour le mesme sujet qu'Adraste. Il est vray Madame,
repliqua Abradate, que son destin et le mien sont bien differents : car il y est
arrivé criminel, et je l'y suis devenu. Si cela est dit elle, on vous justifiera,
comme on l'a justifié : faites le donc Madame, luy respondit il, en me pardonnant la
hardiesse que j'ay de vous aimer, plus que tout le reste de la Terre. Panthée
extrémement surprise du discours d'Abradate, quoy qu'elle n'ignorast pas la passion qu'il
avoit pour elle, le regarda en rougissant : et prenant la parole avec assez de
severité dans les yeux, je sçay bien, luy dit elle, que l'usage le plus ordinaire du monde, est de recevoir un semblable discours,
comme une simple civilité : et de tascher de destourner la chose, comme une
galanterie ditte sans dessein. Mais outre que je suis persuadée, que celles qui en
usent ainsi, veulent peut-estre qu'on leur redie une seconde fois, ce qu'elles sont
semblant de ne vouloir pas croire la premiere : je croy encore que vous ayant eu de
l'obligation dés le premier instant de nostre connoissance, et vous estimant
infiniment ; je dois avoir la sincerité de vous dire, que soit que vous disiez la
verité, ou que vous ne la disiez pas, cette hardiesse me desplaist. C'est pourquoy
plus il sera vray que je ne vous seray pas indifferente, plus il vous sera
avantageux, de ne me parler jamais comme vous venez de faire : et de ne perdre
jamais le respect que l'on doit à une personne, je ne dis pas de ma qualité, mais de
la vertu dont je fais profession. De sorte Madame, repliqua t'il, que moins je vous
parleray de ma passion, plus vous la croirez violente ? le ne dis pas cela
(respondit elle en sous riant malgré quelle en eust :) mais je vous dis (adjousta
t'elle en prenant un visage plus serieux) que si vous me disiez encore une fois, ce
que vous m'avez dit aujourd'huy, je croirois toute ma vie que vous ne m'estimez
point : et par consequent je ne vous aurois pas grande obligation Quoy Madame,
s'écriat il, c'est vous donner une marque de peu d'estime, que de vous dire qu'on
vous adore ? ha si cela est Madame, je ne vous le diray plus. Mais expliquez du moins mon silence, comme il doit l'estre en
cette occasion : souvenez vous, toutes les fois que vous me verrez seul aupres de
vous sans parler, que je pense dans mon coeur, que vous estes la plus belle Personne
de la Terre ; que je vous revere avec un respect sans esgal ; et que je vous aimeray
jusques à la mort. Comme Panthée alloit respondre, Mexaris et Doralise entrerent dans la
Chambre de la Princesse et l'en empescherent : il est vray que quelques uns de ses
regards, respondirent pour elle si cruellement au pauvre Abradate, que s'il eust pû
se resoudre à laisser son Rival aupres de Panthée, il seroit sorty à l'heure
mesme.
La conversation porte à nouveau sur la conception particulière que Doralise se
fait de l'amour. Mexaris défend les hommes amoureux qui ont déjà brûlé d'une autre
flamme, tandis qu'Abradate soutient avec Doralise qu'un honnête homme est
parfaitement capable de n'éprouver qu'une seule grande passion dans sa vie.
Perinthe est à nouveau pris à partie : son attitude mystérieuse incite la
compagnie à observer dorénavant tous ses faits et gestes, pour pouvoir déterminer
s'il est amoureux ou non.
Mais n'ayant pas cette force sur luy, il demeura : et fut de la conversation le
reste du jour, qui fut assez divertissante, car il y vint beaucoup de monde un quart
d'heure apres. D'abord elle ne fut que de la ceremonie qui s'estoit faite le matin,
dont la Princesse Panthée ne parla point, parce que cela avoit donné sujet à Abradate de
luy descouvrir son amour : de sorte que voulant la destourner, elle se mit à parler
à Doralise, de choses fort esloignées. Mais insensiblement, passant d'un
discours à un autre, quelqu'un se mit à faire la guerre à Doralise de l'injustice
qu'elle avoit, de vouloir que la Nature fist un miracle en sa faveur, en faisant un
homme fort accomply, sans le secours de l'amour. Quelques uns luy demanderent si
elle n'avoit point changé d'humeur : et si c'estoit un si grand crime que d'avoir aimé devant mesme qu'on la connust ?
Comme Mexaris avoit autrefois esté amoureux d'une autre que de la Princesse,
il se mit à disputer contre Doralise, comme soutenant sa propre cause : et comme
Abradate ne l'avoit jamais esté, il apuyoit ses raisons, lors qu'elle
disoit qu'elle ne recevroit jamais de coeur qui eust bruslé d'autres flames que des
siennes. Perinthe qui estoit meslé parmy la presse, escoutoit ce que disoient ses
Rivaux, et taschoit de deviner ce que pensoit la Princesse : mais encore, disoit
Mexaris
à Doralise, quelle bonne raison avez vous à donner, d'avoir mesprisé tant
d'honnestes gens, seulement parce qu'ils avoient aimé quelque autre devant vous ?
j'en ay un si grand nombre, repliqua t'elle, que je ne sçay quel ordre y donner pour
vous les dire : et c'est sans doute la seule difficulté que j'ay à vous respondre.
je ne pense pourtant pas, reprit Mexaris, qu'il vous soit aisé, quelque esprit que vous
ayez, de bien soutenir vostre erreur : car enfin que vous importe tout ce qui s'est
passé quand on ne vous connoissoit point ? c'est par le passé, reprit elle, que je
juge de l'advenir : car puis qu'on en quitte une autre pour moy, j'ay lieu de
craindre qu'on ne me quitte apres pour une autre que cét Amant ne connoist pas
encore, et qu'il connoistra peut- estre quelque jour. Mais estes vous plus assurée
de la fidelité d'un homme qui n'aura jamais aimé que vous ? repliqua Mexaris : il
n'aura du moins pas donné un si mauvais exemple,
reprit Abradate ; et il y aura plus de lieu d'esperer que sa premiere passion
sera constante, qu'il n'y en aura de croire qu'un autre qui en aura eu plusieurs
deviendra constant. Il n'en faut pas douter, poursuivit Doralise, mais le mal est
pour moy que je n'ay point encore trouvé d'homme de ma condition, qui fust tel que
je le veux, sans avoir aimé, et qui m'aimast : car pour ces gens qui usent autant de
chaines que d'habillemens, et qui font deux ou trois Sacrifices d'une mesme Victime,
en offrant un mesme coeur à deux ou trois personnes l'une apres l'autre, je ne les
sçaurois souffrir : et je les mal traitteray toute ma vie, je les trouve fort
honnestes gens, adjousta t'elle, pour estre mes Amis : mais je n'en voudrois point
pour estre mes Amants, quand mesme je serois d'humeur à en vouloir. Car en fin je ne
sçaurois croire, qu'estant capable de passer de l'amour de la blonde à la brune ; et
de celle de la brune à la blonde ; il puisse y avoir de fermeté dans un coeur. Mais,
luy dit Mexaris, quand on rencontre une fierté que rien ne peut adoucir, il faut
bien tascher de se guerir du mal que l'on souffre : et s'il arrive que l'on
guerisse, et que l'on aime une autre personne, pourquoy est ce une raison de
soubçonner d'inconstance un homme qui n'auroit point changé, si on l'eust traitté
plus favorablement ? Si ce n'en est pas une, repliqua Doralise, de le soubçonner
d'inconstance, ce n'en est pas aussi une de le favoriser : estant certain que je
n'aimerois pas à estre moins rigoureuse qu'une
autre, et à accepter ce que cette autre auroit refusé. Et si elle avoit este
rigoureuse par caprice et par extravagance, reprit Mexaris, pourquoy faudroit il en
traiter mal ce malheureux Amant ? parce, repliqua Doralise en riant, qu'un homme qui
aura esté amoureux d'une capricieuse et d'une extravagante comme vous le dittes, ne
me sera pas grand honneur de porter mes fers. Enfin (poursuivit elle, sans luy
donner loisir de l'interrompre) soit qu'il ait aimé une personne rigoureuse ou douce
; qu'il ait esté bien ou mal reçeu ; qu'il ait trahi celle qu'il aimoit, ou qu'on
l'ait abandonné : je trouve que de quelque façon que je regarde la chose, il ne faut
point aimer celuy qui a desja aimé. S'il a esté mal-traitté, c'est un exemple qu'il
faut suivre, et le mal-traitter aussi : s'il a esté favorisé, il faut croire que
puis que les faveurs d'une autre ne l'ont pû retenir, les nostres ne le
retiendroient pas. S'il a trahi sa Maistresse, il ne s'y faut pas fier : si c'est
elle qui l'ait abandonné, il est à croire qu'il s'en est rendu digne par quelque
crime secret que nous ne sçavons pas : ou que du moins il est à craindre qu'il ne se
confiast jamais, et qu'il ne fust ou bizarre, ou jaloux. De plus, si celle qu'il a
aimée est belle, il ne s'y faut pas assurer puis qu'il la quitte : et si elle ne
l'est point, il faut croire qu'il a le goust si mauvais, que nous devions craindre
qu'il ne nous quitte aussi pour une autre qui ne nous vaudra pas. C'est pourquoy je trouve que s'il faut souffrir d'estre aimée, il
faut que ce soit d'un coeur, tout entier, et non pas de ces coeurs que mille
flesches ont traversez : il faut, dis-je, que ce soit d'un coeur qui sente la
moindre blessure qu'on luy face, et qui ne le soit pas endurcy aux rigueurs d'une
autre. Enfin il faut que la grace de la nouveauté se trouve à l'amour, comme à
toutes les autres choses : et que si quelqu'un doit pretendre estre bien reçeu de
moy, il me persuade que je suis et seray tousjours sa premiere et sa derniere
passion. J'advoüe, dit Abradate, que je trouve le sentiment de Doralise fort
juste : il l'est d'autant plus, reprit Panthée, qu'en prenant cette
resolution, on prend sans doute celle de n'aimer jamais rien : estant certain que
c'est desirer une chose impossible, Il s'en faut bien que je ne fois de vostre
opinion, repliqua Abradate ; je n'en suis pas aussi, reprit Doralise ; car enfin je ne
tiens pas impossible que l'on puisse estre capable de n'avoir qu'une passion en sa
vie : et la grande difficulté est de trouver tout ensemble un honneste homme qui
n'ait rien aimé, et qui n'aime rien que moy. La Princesse (adjousta t'elle regardant
Abrabate) m'avoit voulu persuader, que Perinthe n'avoit jamais esté amoureux : mais
outre que je ne le croy pas trop, je ne voy pas que je face grand progrés dans son
coeur : c'est pourquoy je ne songe plus à faire de conquestes. La mienne vous seroit
si peu glorieuse (reprit Perinthe un peu interdit) que vous n'estes sans doute pas marrie de ne l'avoir point faite : en
verité Perinthe, interrompit la Princesse, je vous trouve un peu trop sincere : et
Doralise me persuadera à la fin que vous estes amoureux. Car si vous ne
craigniez pas que celle que peut estre vous aimez, sçeust ce que vous auriez
respondu à Doralise, vous luy auriez sans doute parlé un peu plus civilement. Vous
en croirez ce qu'il vous plaira Madame, reprit il, mais je ne pensois pas que ce
fust incivilité, que de dire ce que j'ay dit : et je pensois au contraire, que cela
se devoit plustost apeller respect. Il est un certain respect si froid et si
indifferent, repliqua Doralise, qu'il n'y a quelques fois pas lieu de s'en
tenir obligé : mais quoy qu'il en soit Perinthe, adjousta t'elle, je suis plus
indulgente que vous ne pensez : car je ne me pleins pas du vostre. Toutesfois pour
chercher la cause de l'incivilité que la Princesse vous a reprochée, je continuëray
de vous observer, comme j'ay fait depuis quelques jours : afin de m'esclaircir
pleinement, s'il est bien vray que vous soyez aussi honneste homme que vous estes,
sans avoir esté amoureux. mais comme je ne puis pas vous voir tousjours il faut que
je prie tous vos Amis et toutes vos Amies, de vous observer comme moy : et de me
rendre conte de vos visites ; de vos regards ; de vos paroles ; de vos resveries ;
de vos chagrins ; et s'il est possible de vos fondes. Pour moy, dit la Princesse, je
m'engage la premiere, à vous dire tout ce que je sçauray de Perinthe : vous en sçaures tousjours tout ce qu'il vous plaira
d'en sçavoir Madame, reprit il ; non, non adjousta t'elle, ce n'est point par vos
paroles, mais c'est par cent choses où vous ne songerez pas, que je veux sçavoir si
je n'ay point eu raison d'assurer à Doralise que vous n'aimiez rien. je
trouve Perinthe bien heureux Madame, interrompit Mexaris, que vous veüilliez luy faire
l'honneur d'observer ses actions : car pour moy j'en connois qui borneroient
presques leur ambition à une pareille chose. Ce que je fais pour Perinthe, repliqua
t'elle, ne seroit pas avantageux à tout le monde : car enfin je veux chercher à lire
dans son coeur, parce que je croy qu'il n'y a rien de secret ; ou du moins rien où
je puisse avoit interest. Vous avez donc plus de curiosité pour ce qui ne vous
touche point, reprit Abradate, que pour ce qui vous touche ? ouy en certaines
rencontres, repliqua t'elle ; mais cependant afin de satisfaire Doralise (poursuivit cette
Princesse, voulant destourner la conversation) je prie tout ce qu'il y a de monde
icy, de luy aider à descouvrir la verité de ce qu'elle veut sçavoir et d'observer
Perinthe soigneusement, quand l'occasion s'en presentera. Mais Madame, repliqua
Perinthe, si je n'ay point de passion dans l'ame, vous donnez une peine bien inutile
à tant d'illustres Personnes : et si j'y en ay une, vous exposez à, un rigoureux
suplice, un homme qui vous à voüé un service eternel. Quoy qu'il en soit Perinthe, repliqua t'elle, il faut que la chose aille
ainsi : et alors elle fit promette en particulier à tous ceux qui se trouverent là,
de dire à Doralise tout ce qu'ils sçauroient de Perinthe : de sorte que Mexaris et
Abradate le promirent comme les autres : et le pauvre Perinthe eut le
malheur de voir ses Rivaux estre ses Espions. Ils n'avoient pourtant garde de
trouver ce qu'ils cherchoient : car leur pensée ne se tournoit pas du costé où ce
malheureux Amant tournoit toutes les siennes.
Panthée se montre distante envers Abradate : quand bien même elle éprouverait des
sentiments pour lui, l'infortune politique de son amant constitue un obstacle
insurmontable à leur union. Abradate en revanche, met tout en œuvre afin de gagner
l'affection de l'entourage de Panthée. Dépité par les progrès de son rival,
Mexaris organise une fête somptueuse durant laquelle il déclare son amour à
Panthée. L'anneau de Gyges, dont la pierre nommée Heliotrope possède la vertu de
rendre celui qui la porte invisible, constitue l'attraction de la fête. Cet anneau
avait permis à Gyges de renverser Candaule pour s'emparer du trône de Lydie.
Depuis, ses descendants la conservent soigneusement.
Voila donc, Madame, comment se passa le premier jour où Abradate parla de sa
passion à la Princesse Panthée : qui depuis cela, luy osta, autant qu'elle pût,
les occasions de l'entretenir seule. Ce n'est pas qu'elle n'eust beaucoup d'estime
pour luy, et mesme peut-estre beaucoup d'inclination : mais ne jugeant pas que sa
fortune fust en estat qu'elle le deust espouser, elle ne vouloit rien contribuer à
l'amour qu'elle voyoit bien qu'il avoit pour elle : c'est pourquoy elle affecta de
vivre un peu plus froidement aveque luy qu'à l'ordinaire. Mais comme c'estoit
tousjours avec beaucoup de civilité, cette froideur augmenta plus tost le feu qui
brustoit le coeur de ce Prince, qu'elle ne le diminua : si bien que plus Panthée
agissoit avec retenuë, plus Abradate tesmoignoit d'empressement à voir et à la
suivre en tous lieux. Ses foins ne s'attachoient pas mesme seulement à sa Personne,
mais à celle du Prince son Pere, mais encore à se
faire aimer de Perinthe, de Doralise, de moy, et de tous les Domestiques jusques aux
moindres. Et à dire vray, il y reüssit admirablement : car à la reserve de Perinthe,
qui ne le pouvoit aimer, parce qu'il aimoit la Princesse, tout le monde estoit à
luy. Il gagnoit les uns par des presens ; les autres par des caresses ; et tous
ensemble par un certain air de visage ouvert et civil, qui faisoit qu'on ne luy
pouvoit resister. De plus, comme tous les siens l'adoroient, ils faisoient
continuellement des Eloges de leur Maistre, aux Officiers et aux Femmes de la
Princesse : et au contraire, tous ceux de la Maison de Mexaris, faisoient des
pleintes continuelles de son avarice, et du peu d'avantage qu'il y avoit à le servir
: si bien que de par tout on n'entendoit chez Panthée que des loüanges d'Abradate, et
des Satires de son Rival. Cependant comme Mexaris croyoit que l'ame des autres
estoit comme la sienne, il creût que pour toucher le coeur de cette Princesse, et
luy faire recevoir favorablement les premieres protestations de son amour, il estoit
à propos de luy faire voir auparavant la magnificence de ses Thresors : qui comme je
l'ay desja dit estoient presque ; aussi riches que ceux de Cresus. Il chercha donc à
trouver invention de la faire aller chez luy, sur quelque pretexte qui ne luy fust
pas de despence : et apres y avoir bien songé, il imagina de luy donner la Musique
du Roy, qui ne luy cousteroit rien dans une grande
Salle voûtée, extrémement propre pour les concerts d'Instrumens. De sorte qu'ayant
fait proposer la chose, par la Princesse Palmis qu'il en pria, cette partie se
fit, et s'acheva peu de jours apres. Quand Doralise et moy sçeusmes que le Prince
Mexaris
donnoit la Musique chez luy aux Princesses, nous creusmes qu'enfin son amour alloit
esclatter tout de bon : et que nous verrions qu'il n'estoit point de mauvaise
habitude, que cette passion ne pûst corriger. Nous attendismes donc cette journée,
avec beaucoup plus d'impatience, que n'en avoient Abradate et Perinthe : car ce premier
commença de s'apercevoir que son Oncle estoit son Rival : et pour l'autre, il s'en
estoit aperçeu, dés le premier instant que la chose avoit esté, Cependant comme
l'amour d'Abradate n'estoit plus en termes de pouvoir estre surmontée par la
raison, il se prepara à souffrir tout ce qu'il luy en pouvoit arriver. Mexaris de son
costé, ne douta point que la veuë de tant de richesses n'agist autant contre Abradate que
pour luy, quand il les feroit voir à Panthée : si bien qu'il pressa autant
qu'il pût, le jour et l'heure de l'Assemblée qui se devoit faire chez luy : donnant
un tel ordre à toutes choses, qu'il n'y avoit pas un seul Apartement en tout son
Palais, où il n'y eust des marques de la richesse et de la magnificence du dernier
Roy de Lydie son
Pere : qui aimant cherement Mexaris, luy avoit donné la moitié de ses Thresors. En effet je ne pense pas que l'on puisse jamais rien
imaginer de plus superbe, que ce que l'on fit voir à la Princesse dans ce Palais :
car outre que toutes les Salles et toutes les Chambres estoient meublées tres
magnifiquement, il y avoit encore une Galerie et trois Cabinets, tous pleins de
choses rares, riches, et precieuses. Ce n'estoit toutesfois pas seulement des
Statuës, ou des Tableaux que l'on y voyoit : mais c'estoit une abondance prodigieuse
de Tables, de Cabinets, et de Vases d'or et d'argent, garnis de Pierreries, d'un
prix inestimable. Il y avoit aussi de grandes Figures d'or ; des Vases d'Agathe et
d'Albastre Orientale, enrichis de Diamants : enfin je pense pouvoir dire que tous
les Chef-doeuvres du Soleil, et de la Nature, se voyoient en ce lieu là : tant j'y
vis de Perles ; d'Esmeraudes ; de Rubis ; et de toutes sortes de Pierreries. Apres
avoir donc veû toutes ces choses, Mexaris en fit encore voir une plus merveilleuse à la
Princesse Panthée : et qu'il luy monstra principalement à mon advis, parce qu'il
vouloit que cela servist à luy donner sujet de luy dire quelque chose de sa passion.
Je ne doute point, Madame, que vous n'ayez oüy parler de cette fameuse Bague de
Gyges,
qui comme vous le sçavez, usurpa la Couronne sur les Heraclides : et qui fut le
premier Roy de Lydie, de la Race de Cresus. Vous n'ignorez pas, dis-je, que ce fut par le
moyen de cette Bague qu'il monta au Throsne : puis
que ce fut par sa vertu miraculeuse, qu'il se rendit invisible au Roy Candaule, à
qui il osta la vie. Depuis cela, Madame, vous pouvez juger qu'elle a esté fort chere
à ceux dans la Maison desquels elle avoit mis une Couronne : et en effet Alliate
aimant mieux Mexaris que Cresus, la fit mettre dans la part qu'il luy donnoit à ses
Thresors. De sorte qu'apres avoir veû toutes les richesses dont je vous ay parlé, ce
Prince faisant aprocher Panthée d'une Table d'or marquetée de Lapis, sur laquelle
il y avoit un petit Coffre d'Agathe, il en tira cette admirable Bague : et prenant
la parole, Madame, luy dit il, apres vous avoir offert tout ce que vous venez de
voir, en vous offrant le coeur de celuy qui le possede, je n'ay garde de remettre
cette Bague entre vos mains ; de peur que pour me punir de la hardiesse que j'ay,
vous ne me derrobassiez la veuë de la plus belle Personne du monde : c'est pourquoy
il faut que vous en voiyez l'espreuve par le moyen d'une autre. Quoy que la
Princesse eust allez entendu parler de la merveilleuse qualité de la Pierre qui
causoit un effet si admirable, elle ne laissa pas d'en estre surprise, lors que
Mexaris
ayant fait aprocher un des siens qui sçavoit comment il faloit tenir cette Bague,
pour en faire voir la vertu : elle remarqua que dés qu'il en eut tourné la Pierre
vers luy, il disparut absolument aux yeux de toute la Compagnie comme aux siens : de
sorte que sans respondre au Prince Mexaris, elle
dit que cela n'estoit pas possible sans enchantement. Toutes les personnes qui ne
l'avoient jamais veuë non plus qu'elle, n'en furent pas moins estonnées : et certes
à dire vray, la chose est si surprenante, qu'encore qu'on l'ait veuë plus de cent
fois, on en est tousjours surpris. Car tant que l'on tient cette Pierre, que l'ou
appelle Heliotrope, et qui se trouve en Ethiope, on disparoist absolument.
Lors d'une maigre collation organisée par l'avare Mexaris, un objet suscite
toutefois l'émerveillement général : il s'agit de la bague de Gyges, dont le joyau
rend celui qui le porte invisible. Afin de se rendre à son tour agréable à Panthée,
Abradate organise une série de festivités galantes, dont un concours de musique. A
mesure que le temps passe, tout le monde s'aperçoit de l'attachement mutuel de
Panthée et Abradate. Ce dernier profite d'une conversation sur la prodigalité des
amants pour avouer à demi-mot son amour à Panthée. Mexaris et Perinthe ressentent de
plus en plus de dépit devant le traitement de faveur dont jouit leur rival
Abradate.
Le récit de Pherenice est un instant interrompu par les exclamations d'étonnement
de la princesse Araminte et de Cyrus à propos de la bague de Gyges. La narratrice
reprend son récit pour raconter comment Abradate s'est audacieusement servi du
joyau pour se rendre invisible et murmurer des propos galants à l'oreille de
Panthée. La fête se poursuit ensuite par une collation, digne de l'avarice de
Mexaris. Cette collation fait l'objet d'une raillerie générale.
Mais est il bien possible, interrompit la Princesse Araminte, que la chose soit
comme vous la dittes ? il n'en faut pas douter Madame, repliqua Pherenice : pour moy,
adjousta Cyrus, il y a long temps que je me suis informé à diverses personnes,
s'il y avoit de la verité à ce que j'entendois raconter de la vertu de l'Heliotrope
: et je l'ose dire, sans faire une incivilité à Pherenice, je luy advoüeray,
qu'encore que cent personnes m'ayent assuré que la chose est ainsi, je ne laisse pas
d'avoir peine à croire que cela soit vray. Ce n'est pas, adjousta t'il, qu'apres
avoir veû la merveilleuse qualité de l'Aimant, qui attire le fer avec tant de
violence, qu'il semble prendre vie pour se remüer et pour le suivre, il ne faille
tomber d'accord qu'on ne doit plus s'estonner de rien : joint que la veuë estant
celuy de tous les sens le plus aisé à tromper, il n'est pas assurément impossible,
qu'il ne puisse sortir de cette Pierre, je ne sçay quel esclat qui esbloüit, ou qui
forme une espece de nuage, qui dérrobe la Personne
qui la porte, aux yeux de ceux qui sont aupres d'elle. De plus, adjousta Cyrus, cette
autre Pierre nommée Amianthos, que tout le monde connoist, et sur laquelle le feu ne
fait aucune impression, n'est guere moins merveilleuse que l'Heliotrope, si on la
considere bien : joint aussi que puis que le Basilic tuë par ses regards, l'esclat
d'une Pierre peut bien oster la veuë, ou du moins en suspendre l'usage. Araminte
estant demeurée d'accord de ce que Cyrus disoit, Pherenice reprit ainsi son discours.
Lors que l'on eut donc bien admiré ce miracle de la Nature, de qui la cause est si
cachée : la Princesse Panthée voulut prendre cette Bague, quelque resistance
qu'y fist Mexaris : luy disant qu'il ne pouvoit pas souffrir qu'elle se rendist
invisible, à l'homme du monde qui prenoit le plus de plaisir à la voir : mais il n'y
eut pas moyen de l'en empescher, et il falut la contenter. Apres que cét Anneau eut
fait son effet entre ses mains, Doralise le prit ; et apres qu'elle l'eut ; elles s'en
servit pour aller dire à la Princesse qu'elle voudroit que Mexaris le portast toujours.
Pour moy, luy respondit Panthée tout bas, je ne le voudrois pas pour l'amour de
vous : car il pourroit souvent entendre tout le mai que vous dittes de luy.
Cependant Mexaris qui imagina un instant de plaisir à oster la veuë de son Rival à
Panthée, dit à Doralise que peut estre Abradate seroit bien aise de faire
cette espreuve aussi bien qu'elle : et en effet ce Prince ayant pris cette Bague, et s'estant aproché de la Princesse, il
luy dit si bas que personne ne l'entendit, que si Mexaris ne s'en estoit pas servi à luy
aller dire souvent sans estre veû qu'il mouroit d'amour pour elle, il estoit aussi
mal adroit qu'autre. Comme la Princesse ne pût s'empescher en soufrire de ce
qu'Abradate luy disoit, Mexaris connut par là que cét Invisible se servoit de sa
Bague autrement qu'il n'avoit pensé : de sorte qu'estant en colere que son dessein
eust si mal reüssi, il ne put s'empescher d'en tesmoigner avoir quelque douleur.
Mais comme Abradate prenoit plaisir au despit de son Rival, et que Panthée mesme
s'en mit à rire, il luy dit encore plusieurs choses tout bas, où elle ne pouvoit
respondre, tant elle rioit de bon coeur du chagrin de Mexaris. Elle pretextoit
toutesfois la chose : et disoit qu'il luy estoit impossible de ne trouver pas fort
plaisant, d'entendre qu'on luy parloit sans voir personne aupres d'elle. Mais à la
fin craignant que cette raillerie n'eust quelque fâcheuse fuite, elle pria Abradate de
luy rendre la Bague ; ce qu'il fit : apres quoy elle la donna à Perinthe, et
Perinthe à un autre : si bien qu'il n'y eut personne dans la Compagnie qui ne
voulust la regarder et s'en servir : mais enfin on la rendit à Mexaris, qui la serra
soigneusement : apres quoy la Musique commença, qui fut suivre d'une Colation digne
de l'avarice de celuy qui la donnoit, et bien indigne des personnes à qui elle
estoit offerte. Elle fut pourtant servie en
vingt-quatre Bassins les plus beaux du monde : mais avec tant d'Oeconomie par ses
Officiers, que le moindre Baffin valoit plus tout seul, que n'eussent cousté trente
colations comme celle là. Je vous laisse à penser si Abradate, Perinthe, et Doralise, s'en
divertirent : pour moy, me disoit cette malicieuse Fille, il me semble que Mexaris ne
devoit quitter sa Bague qu'apres la Colation, afin de cacher la honte qu'il doit
avoir de la voir si mauvaise : et il me semble aussi, adjoustoit Perinthe, que pour
faire encore mieux, il devoit rendre cette Colation invisible aussi bien que luy. La
Princesse qui devinoit aisément ce que nous disions ; quand elle tournoit la teste
de nostre costé, en estoit en quelque inquietude, parce qu'elle craignoit que
Mexaris
ne s'en aperçeust : de sorte que pour l'en empescher, elle fit un assez mauvais
repas par complaisance : luy disant hardiment que cela estoit admirablement bien. On
voyoit pourtant aisément qu'il ne le croyoit pas trop : mais aussi ne pensoit il pas
que cela fust fort mal : ainsi payant de hardiesse qu'il ne luy coustoit rien, le
reste du jour se passa de cette façon : Mexaris ne doutant point du tout,
qu'apres la veuë de tant de belles choses, il ne deust trouver Panthée tres favorable, la
premiere fois qu'il luy parleroit de sa passion.
Abradate cherche un moyen d'impressionner Panthée : il se trouve alors à Sardis
de nombreux musiciens phrigiens qui passent, aux côtés des Lydiens, pour les
meilleurs musiciens du monde. La musique phrigienne possède des accents joyeux,
tandis que la musique lydienne est plus mélancolique. Un concours est organisé à
huit jours de là, et Panthée est désignée comme juge. Le jour de la fête arrive :
Abradate a organisé une somptueuse collation, ainsi qu'un nombre incroyable de
surprises galantes. Les musiciens, gagnants ou perdants, reçoivent les mêmes
prix.
Cependant Abradate qui ne pouvoit souffrir sans
luy porter envie, que son Rival eust eu l'avantage de donner un jour de
divertissement à Panthée, imagina une voye de pouvoir obtenir le mesme bonheur. En effet,
il se trouva, pour favoriser son dessein, qu'il y avoit alors à Sardis, grand nombre de Musiciens
de Phrigie : et comme vous sçavez que la Musique Lydienne et la Phrigienne, passent
pour les plus admirables de toute l'Asie, et mesme de toute la Terre : ceux qui
avoient entendu les uns etles autres avoient des sentimens differens, selon la
conformité qu'il y avoit de leurs inclinations à ces diverses harmonies. Ceux qui
estoient melancoliques, ou qui avoient l'ame passionnée, donnoient le prix aux
Lydiens : et ceux de qui le temperanment estoit plus guay, le donnoient aux
Phrigiens : les uns et les autres tombant toutesfois d'accord, qu'ils meritoient
tous beaucoup de loüange. Abradate se servant donc de cette contestation, pour
faire reûssir son dessein, fit si bien que le lendemain que nous avions esté chez
Mexaris, la conversation ne fut d'autre chose chez la Princesse de Clasomene : qui
sans se declarer en faveur ny des uns ny des autres, dit seulement qu'elle croyoit
que pour en parler si affirmativement, il faloit les avoir entendus en un mesme
jour, et avec un dessein premedité de les observer : et qu'il faloit mesme que ceux
qui se mesloient de juger d'une semblable chose, eussent quelque connoissance de la
Musique, et fussent incapables de preocupation. Il faudroit encore, dit Abradate, que pour mettre les Musiciens également en
bonne humeur on leur proposast un Prix : afin que l'émulation qu'ils auroient, leur
fist faire leurs derniers efforts. En suitte de cela, on imagina en quel lieu il les
faudroit entendre : et on nomma pour cét effet une Maison du Roy, qui n'est qu'à
trente stades de la ville. Enfin quoy que toute la Compagnie creust ne faire qu'une
proposition qui ne seroit point suivie, chacun se mesla de regler la chose,
seulement pour faite durer la conversation. Cependant Abradate qui n'avoit pas
conduit si adroitement son dessein pour le laisser imparfait, dit qu'il ne manquoit
plus rien à trouver, que la personne qui devoit juger : il me semble (dit Mexaris qui se
rencontra alors chez la Princesse) que cela n'est pas le plus difficile : et qu'il
l'est encore plus de trouver celuy qui devroit donner le Prix, et faire les honneurs
de la Feste. Quand la personne qui doit juger (reprit Abradate en sous-riant)
sera nommée, il ne sera peut-estre pas si difficile de trouver l'autre : car il me
semble beaucoup plus aisé de trouver de l'Or et des Pierreries, que de trouver
quelqu'un qui ait toutes les qualitez necessaires pour prononcer equitablement sur
deux choses aussi admirables, comme sont celles dont il s'agit. Toutesfois (adjousta
t'il en regardant la Princesse) si Madame veut s'en donner la peine, je suis assuré
qu'elle ne fera point d'injustice ; car outre qu'elle sçait la Musique et qu'elle
l'aime, je suis encore persuadé, qu'en une pareille
chose, elle sera fort equitable. Mexaris ne pouvant s'opposer à ce que disoit Abradate,
l'approuva : et tout le monde tomba d'accord qu'il avoit raison. La Princesse s'en
deffendit extrémement, et s'en seroit mesme tousjours deffenduë, si la Princesse
Palmis
ne fust arrivée : qui ayant sçeu la contestation, condamna sa modestie : et luy dit
que pour elle, si elle eust sçeu la Musique comme elle la sçavoit, elle n'auroit
fait aucune difficulté de faire ce qu'on desiroit d'elle : mais que ne s'y
connoissant, que parce qu'elle l'aimoit passionnément, ce n'estoit pas à elle à
juger d'une chose si difficile, à ceux mesme qui s'y connoissoient le mieux. Enfin
Madame, apres plusieurs autres petites difficultez que la Princesse aporta, Abradate lia
la partie : et il fut resolu que trois jours apres, on iroit à ce Chasteau dont je
vous ay parlé : et que ce Prince qui avoit fait cette proposition, auroit soin d'y
faire trouver les Musiciens, sans que l'on imaginast qu'il deust y avoir nulle autre
chose. Cependant, Madame, cét Amant de qui l'ame estoit tres liberale, n'en usa pas
ainsi : et l'on peut dire qu'il ne s'est jamais fait une Feste plus galante que
celle là. Pour avoir un peu plus de temps à s'y preparer, Abradate obligea les
Musiciens à demander huit jours pour se concerter mieux qu'ils n'estoient : de sorte
que sans croire que c'estoit par les ordres de ce Prince, on attendit ces huit jours
: apres quoy on fut au lieu ou l'on devoit entendre
la Musique. Je ne vous diray point en particulier qui y estoit : car j'auray
plustost fait de vous dire que toute la Cour s'y trouva. Je ne m'arresteray pas non
plus, à vous dépeindre exactement la magnificence d'Abradate : car elle fut telle, que je
ne le pourrois pas. Je diray donc seulement, qu'il donna une Colation admirable : et
par la politesse avec laquelle elle fut ordonnée et servie, et par l'abondance de
tout ce que la Saison avoit de plus rare et de plus delicieux. Il remit aussi grand
nombre de Medailles d'or, entre les mains de la Princesse, où il avoit fait graver
son Image, avec une Devise galante dont il ne me souvient pas : afin de les donner
aux Musiciens qu'elle en jugeroit dignes. De plus, pour avoir un pretexte de faire
quelques presens à toutes les Dames il y eut une quantité fort grande de diverses
sortes de choses, belles, bonnes, et agreables : comme des Parfums, des Eaux, des
Poudres : et tout cela mis dans de petites Vases de quelque matiere precieuse, avec
des Billets pour pretexter sa liberalité : qui les adressoient ou à celles ; qui
auroient gardé le silence durant la Musique ; ou à celles qui auroient le plus loüé
les Musiciens ; et ainsi sur plusieurs autres pretextes, où il y avoit de la
galanterie et de l'esprit, il n'y eut pas une Dame qui ne remportast dequoy se
souvenir de cette Feste. La Princesse mesme fut contrainte comme les autres, d'avoir part à la liberalité d'Abradate. et
les Musiciens en faveur desquels Panthée ne se declara point, ne laisserent pas non plus
d'avoir des presens magnifiques. La Princesse ayant sçeu la chose, luy demanda
quelle difference il y avoit donc des vaincus aux Vainqueurs ? mais il luy respondit
que l'or qui portoit son Image et qui avoit passé par ses mains, estoit bien d'un
autre prix que celuy qui n'avoit passé que par les siennes, et qui ne representoit
pas sa beauté. Et puis Madame, adjousta t'il, c'est un si grand malheur que de
n'avoir pas vostre aprobation, que j'ay creû qu'il faloit tascher de donner quelque
legere consolation à ceux qui ne l ont pas obtenue.
Perinthe affiche une mine triste à l'idée qu'Abradate gagne les faveurs de
Panthée. Lorsque Doralise l'interroge, il prétexte que la musique le rend toujours
mélancolique. Une nouvelle conversation s'ensuit sur les sentiments de Perinthe.
Ce dernier décide en secret de favoriser Mexaris auprès du père de Panthée, car il
sait que celle-ci ne l'aimera jamais.
Cependant Mexaris estoit au desespoir, de voir la magnificence d'Abradate, et
combien toutes les Dames luy donnoient de louanges : Perinthe dans le fonds de son
coeur, n'en estoit pas moins affligé : car ayant borné tous ses desirs, à pouvoir
faire en sorte que Panthée n'aimast jamais rien, il avoit une douleur extréme, de voir
qu'Abradate estoit si aimable, et entreprenoit si hautement de se faire
aimer. Si bien que quelque violence qu'il se pûst faire, il fut si melancolique tout
ce jour là, que Doralise s'en aperçeut, et en fit mesme apercevoir la Princesse : qui
luy en faisant la guerre, le mit dans la necessite de luy respondre. Il luy dit
donc, pour pretexter son chagrin, que la Musique faisoit toujours cét effet la en
luy, sans qu'il en peust dire la raison. pour moy, dit Doralise, il me semble que ce que vous dittes là est encore une
marque assurée que vous n'estes pas ce que vous dittes estre car enfin les gens qui
ont l'ame dure, ne sont point sensibles à la Musique : et il faut assurément que
vous aimiez, ou que vous ayez aimé, pour estre capable d'attacher si fort vostre
esprit à l'harmonie qu'elle vous en rende melancolique. Mais c'est peut-estre,
adjousta la Princesse, que bien loin de l'aimer, Perinthe la hait, et s'ennuye de
l'entendre si long-temps : ha Madame, s'escria t'il, j'aimerois encore mieux que
Doralise creust que je ne suis pas cét homme qu'elle cherche, et qu'on
me soubçonnast d'estre amoureux, que de croire que je pusse estre assez stupide pour
n'aimer pas la Musique : et il me semble Madame, adjousta t'il, que l'aimant comme
vous faites, c'est me donner une assez forte conjecture de la mauvaise opinion que
vous avez de moy, que de croire que je la hais. Point du tout, reprit elle, car
n'est il pas vray que l'on voit cent personnes raisonnables qui ne l'aiment pas, et
qui ne peuvent mesme l'escouter ? il est certain, repliqua Perinthe, que l'on voit
ce que vous dittes : mais il est vray que selon mon sens, ces gens là ont une
surdité d'esprit (s'il m'est permis de parler ainsi) qui doit estre regardée comme
un deffaut. Mais ( luy dit le Prince Atys, qui se trouva a cette conversation)
trouvez vous que ce fort un plus grand deffaut d'avoir des oreilles sans aimer la
Musique, que d'avoir des yeux comme vous en avez,
sans aimer la beauté ? Perinthe rougit à ce discours, et auroit mesme esté fort
embarassé à y respondre ; lors que par bonheur pour luy, Doralise prenant la parole,
non non Seigneur, adjousta t'elle, ne vous y trompez pas ; je ne croy point que
Perinthe soit insensible : et je ne vy de ma vie de gens faits comme luy qui le
fussent. Il aime assurément, quoy qu'il die et quoy qu'il fasse : pour moy (dit
Abradate afin de s'aquiter de la commission que la Princesse luy avoit
donnée d'observer Perinthe) je commence d'estre de l'opinion de Doralise : car je l'ay veû
tout aujourd'huy si resveur, que je ne pense pas qu'une autre passion que l'amour,
ait pû changer si fort son humeur. Mexaris adjousta, qu'il luy avoit veû prononcer quelques
paroles tout bas et tout seul : un autre qu'il ne luy avoit point respondu, une fois
qu'il luy avoit parlé ; un autre encore qu'il avoit rencontré trois ou quatre fois
ses y eux, sans qu'assurément il l'eust veû, quelques signes qu'il luy eust faits :
enfin il n'y eut personne dans la Conpagnie, qui pour luy faire la guerre, soit
qu'il fust vray ou faux, ne raportast quelque chose contre luy, qui donnoit lieu de
croire qu'il estoit amoureux : si bien que Perinthe vit ses Rivaux employer tout
leur esprit, pour le persuader à la Princesse qu'il aimoit. Il n'en estoit pourtant
pas plus heureux : au contraire, cette conversation luy donna un si grand chagrin,
qu'il m'a dit depuis qu'il s'est estonné cent et cent fois, comment il ne donna point quelques marques convainquantes de la
passion qu'il avoit dans l'ame. Il se deffendit neantmoins à la fin avec assez
d'adresse : et le reste du jour sa passa de cette sorte. Mais apres que nous fusmes
retournez à Sardis, ces trois Amans de Panthée eurent des sentimens bien
differens les uns des autres : car Abradate avoit quelque joye, de voir que la Princesse
sembloit avoir pris quelque plaisir à tout ce qu'il avoit fait : Mexaris estoit
au desespoir de la liberalité d'Abradate : et de voir malgré qu'il en eust, qu'il
s'estoit mieux aquité que luy de ce qu'il avoit entrepris : mais pour le pauvre
Perinthe, il estoit dans une douleur inconcevable, de voir qu'Abradate estoit aussi
honneste homme qu'il le trouvoit. Il y avoit pourtant tousjours quelques instants,
où il esperoit que l'estat de sa fortune empescheroit le Prince de Clasomene de luy
donner la Princesse sa Fille. Mais que sçay- je, disoit il en luy mesme, si cela
empeschera la Princesse de luy donner son coeur ? Toutesfois, reprenoit il ; puis
qu'il ne peut jamais estre à moy ; que je n'ay pas mesme l'audace de le demander ;
que m'importe qu'il soit à Abradate ? au contraire, ne dois-je pas souhaiter que
Panthée
soit heureuse en toutes choses ? et ne dois-je pas desirer, que si elle a à espouser
quelqu'un, ce soit un Prince qui l'aime et qu'elle puisse aimer ? Ouy sans doute je
le dois, si je me considere comme ayant l'honneur d'estre au Prince son Pere, et comme l'honnorant infiniment : mais si je me
regarde comme ce malheureux Perinthe, qui l'a aimée dés le Berçeau, et qui l'aimera
jusques à la mort, je ne puis m'empescher de souhaiter que du moins elle n'aime
jamais rien. Opposons nous donc, disoit il, à tous les desseins d'Abradate : et
favorisons ceux de Mexaris, que je sçay bien qu'elle n'aimera jamais. Employons tout le
credit que nous avons aupres du Prince son Pere pour cela : et n'oublions rien de
tout ce qui nous peut empescher d'avoir le desplaisir de voir un Rival dans le coeur
de Panthée. Mais, reprenoit il, sçay-je bien que je veux ce que je dis ?
non, adjoustoit il un moment apres, je ne le sçay pas encore : et je sens dans mon
ame tant de mouvemens differens, que je ne sçay plus discerner ce que ma passion
m'inspire, de ce que ma raison me conseille. Helas, poursuivoit il encore (car il
m'a raconté jusques à ses moindres pensées) puis-je croire que j'ay de la raison ;
moy, dis - ie, qui n'ay pû bannir de mon coeur la plus temeraire passion, que jamais
personne ait euë ? et qui bien loin de m'opposer à elle, l'ay nourrie ; l'ay flattée
; et l'ay accreuë, autant qu'il m'a esté possible ? Cependant, j'ay fait toutes ces
choses, sans avoir aucune esperance, et sans sçavoir precisément quelle fin je me
proposois : j'ay tousjours bien sçeu que je ne serois pas aimé ; mais j'advoüe que
j'ay aussi tousjours esperé que personne ne le seroit. Toutesfois je voy Abradate si aimable, que j'ay grand sujet de craindre
qu'il ne soit enfin aimé : et que je ne meure de desespoir.
Un jour, une conversation s'engage entre Panthée, Doralise et Pherenice sur la
libéralité des amants. Doralise soutient que la collation de Mexaris, offerte par
un avare, a plus de valeur que celle d'Abradate, lequel a fait la dépense de bon
cœur. Panthée n'est pas de cet avis, et l'on invite Perinthe à trancher la
question. Abradate et Mexaris arrivent à ce moment. Doralise et Panthée exposent
leurs opinions. Perinthe les condamne toutes deux : Doralise pour avoir mal
soutenu une juste cause et Panthée pour se montrer insensible aux efforts des
hommes qui parviennent à surmonter en partie leur avarice par amour.
Voila donc, Madame ce que pensoient ces trois Amans de Panthée : qui de son costé
ne pût pas s'empescher de longer à Abradate. Car outre que je suis persuadée, qu'elle s'en
souvenoit par elle mesme : il est encore vray que Doralise et moy fusmes plus de trois
jours à ne luy parler d'autre chose, et à exagerer esgalement, l'avarice de Mexaris, et la
liberalité d'Abradate. Pour moy (disoit Doralise, une apresdisnée qu'elle
estoit chez la Princesse, où il n'y avoit encore personne) je sçay bien que si ce
Prince n'estoit point amoureux, il seroit un peu moins liberal : mais, luy dis-je,
quoy que vous donniez tout à l amour, il faut pourtant advoüer, que cette passion ne
produit pas un si bon effet en Mexaris : ainsi il faut conclurre que l'amour ne donne
pas aux hommes les vertus qu'ils n'ont point. Il est vray, dit Doralise, mais selon mon
sens, l'Amour fait dans l'ame de tous ceux qu'il possede, ce que le Soleil fait en
tous les lieux qu'il eschausse : car enfin le Soleil ne plante pas les Rosiers, mais
il fait esclorre les Roses ; ainsi l'Amour ne donne pas ces premieres inclinations,
mais il les fortifie et les fait paroistre : et je ne doute pas mesme que si Mexaris
n'estoit point amoureux, il ne fust encore plus avare que nous ne le voyons. Il
l'est à un si haut point, reprit la Princesse, que si je juge de sa passion par sa
liralité, je ne la croiray pas fort grande. Si la
peine que l'on a à faire les choses, en redouble le prix et l'obligation, reprit
Doralise en sous-riant, vous devez encore plus à Mexaris qu'à Abradate :
estant certain que je suis persuadée, que le peu qu'il a fait pour vous, luy a plus
donné d'inquietude, que tout ce qu'a fait son Rival. Je n'en doute pas, repliqua la
Princesse, mais ce n'est pas de cette sorte de peine que l'on doit sçavoir gré à
ceux qui la prennent : puis qu'elle n'a point d'autre cause, que la bassesse de leur
ame. Apres tout (dit Doralise, qui estoit ravie que la Princesse la
contrariast, parce qu'elle estimoit fort Abradate) je pense qu'il ne seroit pas
trop difficile de soustenir, que celuy qui donne peu contre son inclination, oblige
plus que celuy qui donne beaucoup en suivant la sienne. Vous avez bien de l'esprit,
reprit la Princesse, mais Doralise, il ne nous seroit pourtant pas si aisé que
vous pensez, de soustenir le party d'un avare : et si nous avions un juge, je ne
serois pas marrie de soustenir aussi contre vous, que l'avarice bien loin de donner
un nouveau prix à quoy que ce soit, l'oste entierement à tout ce que fait celuy qui
est possedé de cette lasche passion : estant certain que celuy qui donne peu, et de
bonne grace, oblige plus que celuy qui donne beaucoup, et qui donne avec chagrin. Si
vous voulez reconnoistre Perinthe pour nostre Juge (dit Doralise, en le voyant
entrer dans la Chambre de la Princesse) j'auray la
hardiesse pour vous obeïr, de disputer quelque chose une fois en ma vie contre vous.
Je le veux bien, repliqua Panthée, mais à condition que Perinthe dira ce qu'il
pensera, et n'aura aucune complaisance pour moy. Il sera un peu difficile (repliqua
Perinthe, sans sçavoir pourtant ce que l'on desiroit de luy, parce qu'il n'avoit
entendu que les dernieres paroles de la Princesse) mais apres que Doralise luy
eut dit le sujet de la contestation, il jugea bien que la liberalité d'Abradate, et
l'avarice de Mexaris, avoient causé cette dispute : de sorte qu'il fit tout ce qu'il
pût, pour n'estre pas juge d'un different où il avoit un interest caché, qu'il
craignoit de descouvrir. Mais quoy qu'il pûst dire, la Princesse voulut estre obeïe
; et il falut qu'il promist qu'il jugeroit sans complaisance aucune en cette
occasion : et certes il ne tint pas mal sa parole, comme vous le sçaurez bien tost.
Apres avoir donc arresté leurs conditions, la Princesse dit à Doralise que c'estoit à
elle à dire toutes ses raisons : ce sera bien assez Madame, repliqua t'elle, que je
die seulement une partie des plus fortes, que vous pourrez me disputer si bon vous
semble, et mesme m'interrompre quand vous voudrez : car je pése que c'est une
merveilleuse commodité que d'estre souvent interrompu, quand on ne parle pas
facilement. Quoy que vous n'ayez pas besoin de ce secours, reprit Perinthe, vous
l'allez desja recevoir ; car il me semble que je voy le Prince Mexaris, et si je ne me trompe, le Prince Abradate : et en effet ils
entrerent l'un et l'autre. Mais quoy que la Princesse fist signe à Doralise qu'il
faloit changer de conversation, cette malicieuse Fille fit semblant d'entendre au
contraire, qu'il faloit qu'elle la continuast : de sorte qu'à peine Mexaris et
Abradate furent ils entrez, que Doralise avec son enjouëment
ordinaire, se plaignit de ce qu'ils l'avoient empeschée d'avoir la gloire de vaincre
la Princesse Et pour moy, adjousta t'elle, je ne sçay pas comment Perinthe ne
murmure pas comme je fais, de ce que vous le privez du plus grand honneur qu'il ait
jamais eu en sa vie. J'en estois si peu digne, repliqua t'il, et je me serois si mal
aquitté de la charge que j'avois prise, que je ne suis marry de ne l'avoir plus.
Quelque inclination que j'aye à vous souhaiter toute sorte de gloire (reprit Abradate, à
qui Doralise avoit adressé la parole) j'advouë toutesfois que je serois bien
aise d'avoir empesché que vous n'eussiez pas vaincu la Princesse, qui ce me semble
doit toujours vaincre : mais je vous advoüe en mesme temps, que je serois au
desespoir d'avoir osté quelque avantage à Perinthe : c'est pourquoy je vous conjure
de ne nous tenir pas davantage en inquietude, et de nous aprendre ce que vous voulez
dire. En mon particulier, adjousta Mexaris, je joints mes prieres à celles d'Abradate :
afin que sçachant le mal que j'ay causé, je tasche d'y remedier. Comme la Princesse
jugea bien que Doralise pousseroit la chose jusques au
bout, elle pensa qu'il valoit mieux n'en faire pas une finesse, qui pourroit plus
nuire que servir : si bien que disant ingenûment le sujet de la dispute, sans dire
comme vous pouvez penser ce qui l'avoit fait naistre ; ces deux Princes dirent
qu'ils seroient au desespoir s'ils rompoient une si agreable conversation. Il est
vray que Mexaris dit cela d'une façon plus contrainte qu'Abradate : ce n'est
pourtant pas qu'il creust estre avare : mais je pense du moins qu'il sçavoit bien
qu'il n'estoit pas prodigue. Cependant Perinthe, qui par tant de sentimens secrets
qu'il avoit dans l'ame, estoit au desespoir d'estre en ce lieu là, fit encore tout
ce qu'il pût, pour se deffendre de prononcer sur une matiere si delicate : mais
Doralise, sans escouter plus ce qu'il disoit, voyant que la Princesse
luy donnoit permission de parler ; n'est il pas vray Madame, luy dit elle, que quand
nos Amis ne font pour nous que ce qu'ils feroient tousjours, quand mesme nous n'y
aurions nul interest, nous ne douons pas conter cela pour le plus grand service
qu'ils nous puissent rendre ? et qu'au contraire, quand nous les obligeons de faire
des choses qui choquent toutes leurs inclinations, nous leur devons sçavoir plus de
gré lors qu'ils s'y portent, que non pas à ceux qui ne font que des choses qui leur
plaisent ? Cela estant ainsi, ne m'advoüerez vous pas, qu'un avare qui donne peu,
comme je l'ay desja dit, oblige plus qu'un liberal qui donne beaucoup, puis qu'il a
autant de peine à donner, que l'autre y trouve de
plaisir ? En verité Doralise, dit la Princesse, puis que vous voulez bien
estre interrompue, je ne sçaurois m'en empescher : car le moyen de souffrir que vous
veüilliez que parce que celuy qui est mon Amy aura un vice effroyable, je luy sçache
plus de gré du peu qu'il donne, que je n'en sçauray à celuy qui possede une vertu
heroïque ? non non, Doralise, ne vous y trompez pas, cela ne seroit point
equitable. Mais Madame, repliqua t'elle, que deviendra la recompence que vous devrez
à ce pauvre avare, de toutes les peines qu'il endure, à faire ce peu qu'il fait ? Je
ne soutiens pas, disoit elle, que celuy qui donne avec beaucoup de difficulté, soit
plus loüable que l'autre, car je n'ay pas perdu la raison : mais je soutiens que
celuy qui regrette ce qu'il donne ; qui ne le peut donner sans se déchirer le coeur,
donne une plus grande preuve d'affection, que celuy qui par sa propre generosité
seulement, est capable de faire mesme des presens à ses ennemis. Je vous advoüeray,
dit la Princesse, qu'en certaines occasions, ce que vous dittes peut estre : et
qu'il n'est pas impossible qu'il se trouve quelque avare qui en donnant peu, aimera
mieux qu'un autre qui donnera beaucoup : mais quand mesme cela sera vray, je
soutiens que celuy qui donne avec peine, oste tellement toute la grace de son
present, qu'il n'est pas possible qu'on luy en soit obligé. Je sçay bien Madame,
interrompit malicieusement Doralise, qu'en cas d'amour
celuy, qui n'est pas capable de donner tout ce qu'il possede, n'aime
qu'imparfaitement : mais pour les Amis ordinaires, il me semble que je n'ay pas tort
de dire, qu'il est juste de tenir conte à un avare, de toute la peine qu'il à se
resoudre de faire quelque despense pour nous. Non non, repartit La Princesse, ne
separez point l'amour de l'amitié en cette rencontre : car celuy qui est un Amant
avare, ne sera jamais un Amy liberal. Mais (interrompit Mexaris malgré qu'il en
eust) s'il n'est pas beau à un Amant de n'aimer point à donner, est il beau à une
Dame d'aimer qu'on luy donne ? nullement, reprit la Princesse, et je condamne
esgallement tous les deux : et mesme encore beaucoup plus la Dame que l'Amant. Je
suis du sentiment de la Princesse, reprit Doralise ; du moins, adjousta Abradate, faut
il que celuy qui aime, soit capable de tout donner : mais si cela est, reprit
Mexaris, où mettrez vous les bornes de la prodigalité ? Je les mettray,
repliqua Abradate, à donner sans choix et sans jugement : ce qui ne sera pas, si
je donne à une Personne que j'auray jugée digue de mon affection : car enfin qui
donne son coeur, doit donner facilement tout le reste, qui n'est pas si precieux. Ce
n'est pas là nostre dispute, dit Doralise, et je ne pretends autre chose, en faveur de ce
pauvre avare que je deffends, sinon que tout ce qu'il souffre lors qu'il donne
quelque chose, suplée à la petitesse de son
present. Quand je vous accorderois ce que vous voulez, reprit la Princesse, et que
j'advoüerois qu'il faudroit luy tenir conte de toutes les peines qu'il endure, je ne
pourrois du moins pas empescher que dans le mesme temps que je me resoudrois à luy
en sçavoir quelque gré, je n'eusse une estrange aversion pour luy. Mais le moyen
Madame, repliqua Doralise, d'accorder la reconnoissance et l'aversion dans un mesme coeur
? Il n'est nullement impossible, respondit Panthée, car on peut reconnoistre le
bien-fait, et mespriser le bien-faicteur. Ces deux choses son pourtant bien meslées
ensmble, repliqua t'elle, et je ne comprends pas comment on les peur separer.
Cependant il n'est pas juste, adjousta cette malicieuse Fille, que celuy qui aime
ses Thresors plus que sa vie, les aille despenser pour une ingrate : il est vray,
reprit la Princesse, mais ils ne le seroit pas non plus, que j'eusse beaucoup
d'amitié, pour une personne qui me prefere dans son coeur tant de choses indignes
d'estre aimées aveque passion. Et à parler raisonnablement, cettte peine et ces
souffrances dont vous voulez que je tienne conte à cét avare, sont une raison tres
forte, de ne considerer pas ce qu'il donne. Au contraire, il faut regarder ses
presens comme un eschange qu'il veut faire ; et le considerer enfin comme un homme
qui a un dessein caché, et qui ne donne que pour recevoir. De grace Madame,
interrompit Doralise, n'allons pas si avant dans le
coeur d'un avare, car nous n'y trouverions rien de beau : mais accordez moy
seulement, que la peine qu'il a en donnant, est une preuve plus forte de l'amour ou
de l'amitié qu'il a dans le coeur, puis qu'il se peut resoudre à donner ; que la
facilité que celuy qui est liberal a à faire des presens ne le peut-estre. Je ne
sçaurois vous accorder ce que vous dittes, repliqua la Princesse, parce qu'à parler
raisonnablement, je suis persuadée qu'un avare n'aime rien que ses Thresors : et
qu'ainsi je ne luy puis jamais estre obligée. Prononcez donc (dit Doralise
parlant à Perinthe) car pour moy je suis si lasse de soustenir une mauvaise cause,
que j'aime mieux la perdre que de dire plus long temps de mauvaises raisons. Puis
que par ce que vous dittes, il paroist que vous estes de mesme sentiment que la
Princesse, respondit Perinthe, il n'y a point d'Arrest à prononcer. Ne laissez pas
de le faire, repliqua Panthée, car j'aimeray mieux devoir le gain de ma cause à
l'equité de mon Juge, qu'à la foiblesse de ma Partie. Si vous me l'ordonnez (luy dit
il pour favoriser Mexaris) je vous condamneray toutes deux ; Doralise, pour avoir mal
deffendu une bonne cause : et vous, Madame, de ce que vous voulez qu'un homme qui
fait tout ce qu'il peut, perde absolument le merite du peu qu'il donne, et qn'il luy
couste plus que ce que donne le liberal. Je declare donc, que pour agir justement,
on peut quelquefois juger favorablement de la grandeur de l'affection de celuy qui donne peu : et que tres souvent aussi, il
n'est pas à propos de proportionner sa reconnoissance, à la richesse du present
qu'on reçoit : puis que si celuy de qui nous le recevons, ne le fait que pour sa
propre gloire, nous ne luy en devons pas sçavoir autant de gré, qu'à celuy qui ne
donne assurément que pour l'amour de nous, et qui se combat luy mesme pour nous
donner. l'advoüe Perinthe (dit la Princesse, apres qu'il eut cessé de parler) que je
ne croyois pas que vous me deussiez condamner : si vous ne m'aviez pas commandé,
repliqua t'il, de n'avoir point de complaisance, je n'en aurois pas usé ainsi ; et
j'aurois parlé comme vous eussiez voulu. Dittes plus tost, repliqua t'elle, que vous
avez creû qu'il y avoit plus d'esprit à soustenir un mauvais party qu'un bon : quoy
qu'il en soit, comme je suis persuadée que vous ne croyez pas ce que vous dittes, je
vous le pardonne. Mais Madame, interrompit Mexaris, avez vous autant de haine pour
la prodigalité que pour l'avarice ? Je sçay bien respondit elle, que c'est un vice
aussi bien, que l'avarice : mais je vous advoüe que je n'ay pas tant d'aversion pour
un prodigue que pour un avare : et si ce n'est pas, adjousta t'elle, que j'aime que
l'on me donne : car le mesme temperamment qui fait que l'on aime à donner, et que
l'on estime ceux qui donnent, fait que l'on hait à recevoir. De sorte, dit Doralise, que
par cette raison, il seroit fort commode à un Amant
avare, d'avoir une Maistresse liberale : je sçay du moins, reprit Mexaris, qu'à
parler en general, s'il vaut mieux estre Maistresse d'un homme prodigue que d'un
avare, il vaut mieux aussi estre Femme d'un avare que d'un prodigue. Je suis
pourtant persuadé, reprit froidement Abradate, qu'un prodigue mesme à la
fin de sa prodigalité, n'est pas encore si pauvre qu'un avare, au milieu de toutes
ses richesses : car que servent les Thresors où l'on n'ose toucher ? Ils servent,
reprit Mexaris, à sçavoir qu'on les possede : ou plustost, reprit Doralise, à en
estre possedé. De sorte (reprit Mexaris qui vouloit destourner la conversation) que si
cét honneste homme que la belle Doralise cherche n'estoit pas liberal, encore quil
n'eust rien aimé, il ne toucheroit jamais son coeur ? Il n'en faut pas douter,
reprit elle, cependant cette vertu est assurément une de celles qui est la plus
difficile à trouer, parmy ceux qui n'ont rien aimé : estant certain que l'amour
inspire plus la liberalité en un quart d'heure, que l'estude de la Philosophie ne
pourroit faire en dix ans.
Au terme de la conversation sur l'avarice et la prodigalité des amants, Abradate
avoue à mots couverts son amour pour Panthée. Celle-ci rougit, et toute la
compagnie s'en aperçoit. Abradate interprète cette rougeur comme un signe
favorable. Toutefois, sa situation politique ne lui permet pas d'espérer pouvoir
épouser Panthée. Perinthe est au désespoir, tandis que Mexaris est également
inquiet, car il pense que Cresus ne lui permettra pas d'épouser Panthée pour des
raisons politiques.
Je ne m'estonne pas, dit Abradate, que vous qui croyez que l'amour enseigne
toutes choses, pensiez ce que vous dittes : mais je voudrois vous suplier de me
dire, pourquoy il se trouve tant de Dames accomplies qui n'ont jamais aimé ; et
pourquoy il est plus necessaire que les honmes aiment pour estre honnestes gens ?
C'est Seigneur, repliqua t'elle, que le soin de plaire polit l'esprit à tous les hommes, et que ce mesme soin ne sied
nullement bien aux Dames : qui doivent presuposer que la Nature les a faites assez
aimables, sans qu'elles s'empressent pour cela. S'il ne faloit, reprit ce Prince,
qu'avoir dessein de plaire à qu'elqu'un, pour estre parfaitement honneste homme,
j'en connois un qui le seroit plus que personne ne l'a jamais esté : et cependant je
sçay bien qu'il ne l'est pas à ce point là. Abradate en disant cela, regarda
Panthée
: qui rencontrant ses yeux dans ceux de ce Prince, ne pût s'empecher de rougir : et
de luy faire connoistre par là, qu'elle faisoit l'aplication de ce qu'il venoit de
dire, de la façon qu'il l'avoit desiré. Le changement de son visage ne fut pas
seulement veû d'Abradate, il fut encore remarqué de Mexaris et de Perinthe : le premier en
rougit de colere, et l'autre en paslit de douleur : et cette petite chose, quoy que
de peu de consideration, occupa si fort l'esprit de ces quatre Personnes, que le
reste de la conversation ne fut point du tout suivy, et ne fut plus que de choses
destachées les unes des autres. Panthée avoit un sensible dépit d'avoir rougy, parce
qu'elle avoit fort bien connu qu'Abradate y avoit pris garde : ce Prince de son costé
cherchoit à expliquer cette rougeur favorablement pour luy : Mexaris au contraire,
l'interpretoit à son desavantage : et Perinthe sans douter quel sens il devoit
donner à la chose, croyoit si fortement que Panthée avoit quelque legere
inclination pour Abradate, qu'il en devint plus
malheureux qu'il n'estoit auparavant. Car encore que la rougeur soit quelquesfois
aussi tost une marque de colere que d'amour, les yeux d'un Amant sont trop fins,
pour ne faire pas cette difference et pour s'y pouvoir tromper. Aussi Perinthe avoit
il fort bien remarqué, que celle de Panthée n'avoit fait que l'embellir :
et n'avoit pas excité un certain trouble sur son visage, qui est inseparable de la
colere : et qui fait qu'il y a une notable difference, de la rougeur qu'elle cause,
à celle qui vient de modestie seulement, ou de je ne sçay qu'elle foiblesse que je
n'ose nommer amour, puis que celles qui s'en trouvent capables ne l'appellent pas
ainsi. Cependant la Compagnie se separa de cette sorte : chacun emportant dans son
coeur, le mal qui le tourmentoit. Il en faut toutesfois excepter Doralise, de
qui l'humeur enjoüée ne luy permettoit pas de se faire de grands malheurs de petites
choses : et qui s'en alla aussi gaye chez elle, que Mexaris et Perinthe s'en allerent
melancoliques. Ce n'est pas que Mexaris ne creust que s'il vouloit demander Panthée au
Prince de Clasomene, il ne l'obtinst aisément : mais il croyoit que par raison
d'Estat, Cresus ne souhaitoit pas ce Mariage : de peur que mettant la Principauté
de Clasomene
entre les mains du plus riche Prince de Lydie, il ne pûst un jour faire une guerre civile apres sa
mort : de sorte qu'il aprehendoit estrangement, qu'il ne trouvast un obstacle invincible de ce costé là : et c'est pourquoy il ne
vouloit pas en parler ouvertement, jusques à ce qu'il eust mis la chose en termes de
pouvoir l'executer, quand mesme Cresus ne le voudroit pas. Mais pour le pouvoir faire, il
faloit avoir gagné le coeur de Panthée, et s'estre absolument aquis le Prince son Pere :
afin d'avoir une retraite à Clasomene, quand il en auroit besoin : c'est pourquoy
il n'oublia rien pour cela. Abradate de son costé, qui sçavoit que Cresus
n'approuveroit pas que Mexaris espousast Panthée, concevoit quelque esperance :
quoy que d'ailleurs il craignit pourtant beaucoup, que le Prince de Clasomene ne luy
fust contraire : toutesfois il aprehendoit encore bien davantage, que Panthée ne luy
fust pas favorable. Il connoissoit bien par cent choses, qu'elle l'estimoit plus que
Mexaris
: mais il voyoit d'ailleurs une si grande retenuë en son humeur, et tant de severité
en sa façon d'agir aveque luy, depuis le jour qu'il luy avoit parlé de sa passion ;
qu'il souffroit beaucoup, quoy qu'il souffrist moins que Perinthe : qui de quelque
costé qu'il regardast la chose, se voyoit tousjours infortuné. Aussi cette triste
pensée s'empara t'elle si fort de son esprit, qu'il devint tres melancolique : et à
tel point, que par cent choses, qui seroient trop longues à dire, Doralise
connut qu'il estoit amoureux. Et comme elle estoit ravie de pouvoir encore
soustenir, qu'elle n'avoir jamais connu d'honneste homme qui n'eust rien aimé ; elle le dit non seulement à la Princesse,
mais à tout le monde : et en effet la chose alla de telle sorte, qu'il n'y eut
personne qui ne creust connoistre par soy mesme, que Perinthe avoit de l'amour. La
difficulté estoit de sçavoir pour qui : quant à la Princesse, elle creût que
c'estoit de quelque belle Personne, qui estoit à, Clasomene : et que la melancolie que l'on
voyoit dans son esprit, n'avoit point d'autre cause que l'absence. Mais pour Doralise, qui
pour se divertir l'observoit plus soigneusement, elle soutint tousjours que ce
n'estoit point à Clasomene qu'il aimoit : et en effet il fut aisé de le connoistre avec
certitude : car le Prince de Clasomene ayant voulu l'y envoyer, pour une affaire
tres importante, nous sçeusmes qu'il s'en estoit excusé avec empressement, et
qu'enfin il n'y avoit point voulu aller : si bien qu'il fut aisé de juger apres
cela, que si Perinthe aimoit, il faloit que ce fust à Sardis. Ce qui embarrassoit
toutesfois la Princesse, estoit qu'il ne paroissoit avoir attachement aucun pour
personne : il voyoit Doralise tres souvent : mais quoy qu'il eust beaucoup de
respect : pour elle, nous n'y voiyons point de marques de passion : ainsi Perinthe
cessa de passer pour insensible, sans que l'on soubçonnast pourtant rien de la
veritable cause de son amour.
La cour de Sardis passe en peu de temps de la réjouissance au deuil, à cause du
mariage puis du décès du prince Atys. Durant cette seconde période, Cresus décide
d'envoyer ses troupes, sous le commandement de Cleandre, assiéger Ephese. Abradate
doit également partir à la guerre. Il essaie en vain de découvrir les sentiments de
Panthée à son égard avant de partir. Doralise surprend alors Perinthe, en train
d'espionner les deux amants. Pour se justifier, Perinthe réitère le mensonge selon
lequel le père de Panthée l'a chargé de tenir sa fille éloignée d'Abradate. Mais
bientôt, le malheureux amants doit partir à la guerre avec son rival.
La cour de Sardis est en liesse : le prince Atys a épousé Anaxilée, et de
nombreuses réjouissances (bals, collations, courses de chariots) ponctuent le
quotidien. Toutes les fêtes organisées par Abradate rencontrent un vif succès,
contrairement à celles de Mexaris. Or la mort soudaine du prince Atys met fin aux
réjouissances de la cour de Sardis. Ce décès a des répercussions politiques : il
rapproche Mexaris du trône, au grand dam d'Abradate.
En ce temps là, le Prince Atys espousa Anaxilée, dont je pense vous avoir dit
qu'il estoit amoureux : si bien que les Festes et les resjoüissances recommencerent
dans la Cour. Neantmoins quoy que Mexaris eust
entendu de la bouche de la Princesse qu'il aimoit, qu'elle avoit aversion pour les
avares, il n'en fut guere plus magnifique : il fit pourtant quelque chose de plus
qu'il n'avoit accoustumé : mais ce fut de si peu, qu'à peine s'en aperçeut on. Le
Prince Atys,
Artesilas, Adraste, Cleandre, et Abradate, firent aussi cent
choses par emulation, où ils tascherent de se vaincre : mais pour Mexaris, il ne
se soucia pas d'estre tousjours vaincu en magnificence, et de voir tousjours son
Rival vainqueur. En effet, si Mexaris donnoit le Bal, on estoit assuré que la Salle
estoit mal esclairée ; que la Colation estoit mediocre ; et que l'Harmonie mesme
n'estoit pas trop bonne : car comme ceux qui la faisoient, n'estoient pas excitez
par la liberalité de celuy qui les devoit payer, à peine pouvoit on dancer en
cadence chez Mexaris. Au contraire, quand Abradate donnoit ce divertissement là
à toute la Cour, ou pour mieux dire à la Princesse Panthée ; ces mesmes gens qui avoient
fait si mal dancer pour Mexaris, joüoient avec une justesse admirable pour
Abradate : et il y avoit je ne sçay quel son esclattant et harmonieux
qui inspiroit la joye dans le coeur quand Abradate donnoit le bal, que l'on
n'entendoit point du tout quand c'estoit Mexaris. Les Dames mesmes paroissoient
plus belles : tant parce qu'elles estoient plus gayes, que parce que la Salle estoit
tousjours admirablement esclairée. Enfin toutes choses y estoient assurément incomparablement mieux, non seulement que chez
Mexaris, mais mesme que par tout ailleurs : estant certain qu'Abradate a un
air si propre à faire les honneurs d'une Assemblée, que sa presence seulement
inspire de la joye et donne du plaisir. Il vous est aisé de juger, que la Princesse
ayant autant d'esprit quelle en avoit, ne pût pas refuser son estime à Abradate : et
qu'en tant de lieux où il trouva la liberté de l'entretenir un moment, quoy qu'elle
l'esvitast, il fut bien assez adroit, pour trouver les biais de luy donner des
marques de son amour, sans perdre le respect qu'il luy devoit. Car outre la belle
Chasse dont je vous ay parlé ; la Musique ; et le Bal, qu'il donna plus d'une fois à
sa consideration : il y eut encore une course de Chariots, qui fut la plus
magnifique chose du monde, et la plus divertissante à voir. Car enfin il faut
s'imaginer de voir de front, cent petits Chars de Triomphe, aussi brillans qu'on
nous peint celuy du Soleil : il faut, dis-je, se les imaginer, tirez par les plus
beaux chevaux du monde : et se representer dans chacun, un homme magnifiquement
habillé, qui tienne d'une mains les resnes de ses chevaux qui sont d'un tissu d'or :
et de l'autre une longue Javeline ornée de Pierreries : et qui excitant ses chevaux
de la voix, en mesme temps que mille Instruments de guerre font retentir l'air des
sons esclatans ; part comme tous les autres du bord d'une grande Pelouse qui est
destinée pour cela pour arriver au bout de la
Carriere, où sont les Eschaffaux pour les Dames, sous des Tentes magnifiques : et où
le prix de la victoire leur est donné, par celle que celuy qui fait la Feste a
choisie pour cela. Voila, Madame, quelle est la course de Chariots à Sardis : mais il est
vray que nous y eusmes un jour un plaisir particulier ; non seulement parce
qu'Abradate et Cleandre emporterent le prix esgalement : mais encore
parce que le Chariot du pauvre Mexaris, qui assurément n'avoit esté que repeint et
redoré, rompit au milieu de la Carriere. Cét accident fut mesme cause, que le
malheureux Perinthe en fut encore plus miserable : car comme il n'avoit pas esté de
cette course de Chariots, il estoit sur l'Eschaffaut de la Princesse : et il
remarqua si bien la joye qu'elle eut de la disgrace de Mexaris, et celle que luy
causa la victoire d'Abradate ; qu'il ne douta plus que ce Prince n'eust
desja quelque part en son coeur : ainsi au milieu de l'allegresse publique, Perinthe
avoit une douleur tres sensible. Il est vray qu'il falut bien tost apres, passer de
la joye à la tristesse, par la funeste mort du Prince Atys, qui affligea toute la
Cour, mais principalement Abradate : car outre qu'il le regretta, comme un Prince
qui avoit d'excellentes qualitez, et de qui il esperoit beaucoup de protection : il
considera encore, que cette mort aprochant Mexaris du Throsne, pourroit peut-estre
le reculer du coeur de Panthée, et faire un puissant obstacle au dessein qu'il
avoit. Ce n'est pas que le Prince Antaleon ne
vescust encore : mais enfin il luy sembloit que c'estoit tousjours un grand avantage
à son Rival, que d'estre plus près du Throsne qu'il n'estoit auparavant : et en
effet je pense que cette consideration servit beaucoup, à consoler Mexaris de la
perte du Prince son Neveu.
Cresus décide d'assiéger Ephese : il nomme Cleandre à la tête de ses troupe et
promeut Abradate au rang de lieutenant général. Ce dernier est malheureux de
devoir partir et de laisser Panthée en compagnie de Mexaris. Pendant ce temps,
Perinthe met tout en œuvre pour empêcher Abradate de s'entretenir en privé avec
Panthée. Mais le valeureux amant parvient à parler seul à seul avec la princesse
lors d'une promenade. Perinthe, se trouvant alors avec Doralise, ne peut cacher
son dépit. Il se justifie en prétextant que le prince de Clasomene est opposé à
Abradate.
Quelque temps apres, il arriva un nouveau malheur à Abradate : qui fut que Cresus ayant
resolu d'aller assieger Ephese, ne voulut point ny qu'Antaleon, ny que Mexaris, ny qu'Artesilas
fussent ses Lieutenants Generaux : de sorte qu'il choisit Cleandre pour cela : disant
à Abradate, qu'il n'auroit pas manqué de luy offrir cét employ, si la
Reine de la Susiane ne luy eust pas mandé qu'elle commençoit d'esperer de pouvoir
bien tost faire sa paix. Ainsi Abradate estant sans pretexte de faire le mescontent, au
lieu que Mexaris en avoit un ; eut le desplaisir de voir qu'il allast à la
guerre, en un temps où son Rival n'y alloit point, et demeuroit aupres de Panthée.
Perinthe estoit aussi bien affligé, de s'esloigner de la seule personne qu'il aimoit
: mais quoy qu'il laissast Mexaris aupres d'elle, puis qu'Abradate n'y demeuroit pas,
il en avoit quelque consolation. Cependant Abradate ne pouvant se resoudre à
partir, sans sçavoir un peu plus precisément, en quel estat il estoit dans le Coeur
de Panthée, chercha les voyes de luy pouvoir parler en particulier :
toutesfois comme elle les esvitoit avec foin, et que Perinthe pour son interest, y faisoit autant d'obstacle qu'il pouvoit, il ne
luy estoit pas aisé de les trouver. Car Madame, vous sçaurez que cét Amant caché de
la Princesse, avoit une adresse admirable, pour faire qu'elle ne fust presques
jamais seule, aux heures où Abradate la pouvoit voir : et voicy par où il en venoit
à bout. Premierement, il ne cessoit de dire en particulier, à trois ou quatre Dames
de qualité que la Princesse estimoit effectivement, qu'elle les aimoit avec une
tendresse extréme : et qu'ils luy faisoient un fort grand plaisir de la visiter
souvent. En suite pour faire l'officieux, il se chargeoit de les advertir, quand ils
ne l'incommoderoient point, et quand il n'y auroit pas tant de monde : et en effet
il faisoit si bien qu'il y en avoit tousjours quelqu'une de si bonne heure, que le
malheureux Abradate ne pouvoit trouver aucune occasion d'entretenir la Princesse.
Il n'accusoit pourtant de ce malheur que sa mauvaise fortune : et ne sçavoit pas
qu'il luy estoit causé par un Rival encore plus miserable que luy : mais à la fin
ayant trouvé Panthée à la promenade, dans les Jardins du Palais du Roy, elle ne pût
esviter sa conversation. Par bonheur pour luy, Mexaris ne s'y trouva pas ; et par
malheur pour Perinthe, il s'y rencontra : car il menoit Doralise, qui avoit esté à
cette promenade avec la Princesse. Neantmoins quoy qu'il y fust, il n'y avoit pas
moyen de troubler la conversation de deux Personnes de cette qualité là : Doralise m'a dit depuis, que lors qu'Abradate donna
la main à la Princesse, Perinthe laissa aller la sienne pour un instant : toutesfois
s'estant un peu remis il la reprit : mais si hors de luy, qu'il ne sçavoit pas trop
bien ce qu'il luy disoit, quand elle le forçoit de parler. Il y eut mesme des temps
où selon les sentimens qui luy passoient dans l'esprit sur quelque action qu'il
voyoit faire à Abradate, qui luy persuadoit qu'il parloit de son amour à Panthée ; il
serroit si fort la main à doralise, de dépit et de rage de ne le pouvoir
empescher, qu'il s'en faloit peu qu'il ne la blessast. Comme elle a beaucoup
d'esprit, et qu'elle avoit toute sa vie veû Perinthe le plus sage homme du monde, et
le plus regulierement civil, elle fut fort surprise de ce procedé : de sorte que le
regardant pour chercher à s'esclairir dans ses yeux, il connut que sa passion estoit
plus forte que luy, et qu'il en avoit donné quelques marques ; si bien que ne
sçachant que faire, pour desguiser ses sentimens, il prit le premier pretexte que
son esprit luy fournit. Ne suis-je pas bien malheureux, luy dit il, qu'Abradate soit
venu troubler le plaisir que j'avois à cette promenade ? car comme je n'ay pû le
voir, sans me souvenir que nous partons dans deux jours ; je me suis souvenu en
mesme temps, d'un ordre que le Prince de Clasomene m'a donné, pour une affaire importante, et
qui me force à vous quitter incivilement malgré moy. Il me semble, luy dit Doralise, qu'au lieu de vous pleindre
d'Abradate, vous devriez estre bien aise qu'il soit venu, pour vous faire
souvenir d'une chose que vous auriez oubliée sans luy : et il me semble (luy dit il
en la quittant au premier bout d'Allée qu'il rencontra) que j'ay tousjours sujet de
l'accuser : puis qu'il est cause que je vous laisse pour une chose peu agreable.
Quoy que ce que Perinthe dit à Doralise, ne la satis fist pas trop, neantmoins il y
avoit si peu de raison de croire que les mouvemens qu'elle avoit veûs dans son
esprit fussent causez par une passion que la Princesse luy eust donnée, qu'elle ne
le creût pas encore : elle prit pourtant la resolution, de tascher de descouvrir
s'il estoit vray que Perinthe apres l'avoir quittée, eust esté effectivement occupé
à quelque affaire importante. Cependant comme l'enjoüement de son humeur, ne
l'empesche pas d'estre tres prudente, elle ne me dit rien de ce qui luy venoit
d'arriver ; quoy que je la joignisse un instant apres que Perinthe se fut retiré.
Abradate désire connaître les sentiments de Panthée à son égard avant de partir à
la guerre. La princesse de Clasomene refuse d'aborder ce sujet. Elle admet
toutefois à demi-mot qu'elle préfère Abradate à Mexaris, mais que, quand bien même
elle aurait des sentiments pour lui, elle ne les prendrait pas en compte tant que
la situation politique d'Abradate ne se serait pas améliorée.
Durant que cela se passoit ainsi, Abradate pour ne perdre point des momens si precieux,
n'avoit pas plustost esté aupres de la Princesse, que prenant la parole, Madame, luy
dit il, j'ay une grace à vous demander, que je voudrois bien que vous ne me
refusassiez pas : comme je ne doute point que ce que vous voulez de moy ne soit
juste, reprit la Princesse, je pense que vous ne devez pas craindre d'estre refuse.
Je ne laisse pourtant pas de l'aprehender, luy dit
il, et je croy mesme que si j'examinois bien mes sentimens, je trouverois que je
n'aprehendre gueres moins que vous m'accordiez ce que je desire, que je crains que
vous me le refusiez. Il me semble, repliqua Panthée, qu'il est assez aisé de ne
demander point ce que l'on aprehende d'obtenir : ce que je dis ne laisse pourtant
pas d'estre veritable, repliqua t'il, car enfin Madame, estant sur le point de
partir, j'ay une passion si forte de sçavoir precisément en quels termes je suis
dans vostre esprit, que je ne puis me resoudre à prendre congé de vous, si vous ne
me faites la faveur de me l'aprendre. Mais aussi connoissant le peu que je vaux, je
crains avec tant de raison, que si vous m'accordez ce que je veux, vous ne me
mettiez au desespoir, que je n'ose presques vous regarder, de peur de voir desja
dans vos yeux les sentimens de vostre coeur. Cependant, Madame, poursuivit il, sans
luy donner loisir de l'interrompre, j'ay à vous faire sçavoir auparavant que vous
parliez, que quoy que vous me puissiez dire, je vous adoreray tousjours, avec une
passion sans esgale : et que comme je vous ay aimée dés le premier instant que je
vous ay veuë, je vous aimeray jusques à la mort. Ainsi ne pensez pas s'il vous
plaist, qu'en m'estant rigoureuse, vous puissiez chasser de mon coeur une passion
que les plus beaux yeux de la Terre y ont fait naistre : non Madame, la chose n'est plus en ces termes : et toute vostre
puissance, ne s'estend pas jusques là. Vous pouvez sans doute me rendre le plus
heureux ou le plus infortuné de tous les hommes : mais vous ne pouvez plus
m'empescher d'estre eternellement à vous, et plus à vous qu'à moy mesme. Parlez donc
Madame, luy dit il, comment suis-je dans vostre esprit ; et me peut il estre permis
d'esperer de n'y estre pas plus mal que Mexaris ? Mexaris, reprit elle, est un
Grand Prince, que je regarde aveque le respect que l'on doit à sa qualité : mais
pour Abradate, adjousta t'elle, s'il ne s'estoit pas advisé de destruire luy
mesme ce que son propre merite avoit estably dans mon coeur, je l'estimerois
infiniment. Il est vray toutesfois que de l'humeur dont je suis, il a mis un grand
obstacle à l'amitié que j'estois capable d'avoir pour luy, en me parlant comme il a
fait : quoy Madame, interrompit Abradate, je pourrois croire que je ne serois pas mal
dans vostre coeur, si je ne vous avois point donné de marques de mon amour ! ha si
cela est, je suis le plus heureux homme de la Terre, et je n'ay plus rien à vous
demander. Ne vous abusez pas Abradate, reprit la Princesse, et croyez s'il vous
plaist que ce que je vous dis ne vous est pas aussi favorable que vous pensez : car
enfin je suis persuadée, que puis que vous avez eu la hardiesse de me parler comme
vous avez fait, vous ne m'estimez pas assez. je ne sçay si je ne vous ay point desja
dit cela une autrefois : mais quand je vous
l'aurois dit cent, ce ne seroit pas encore trop, pour vous persuader que bien que
j'estime infiniment toutes les excellentes qualitez qui sont en vous ; puis que vous
ne m'estimez pas autant que je veux l'estre, je ne vous sçaurois estre obligée de
l'affection que vous dittes avoir pour moy. Mais Madame, reprit Abradate, quelle plus
grande marque d estime peut on donner à une personne, que de luy donner son coeur
tout entier ; que de la faire Maistresse absolué de son destin ; et que de ne
vouloir vivre et mourir que pour elle ? Voila, Madame, l'estat où je parois devant
vous : et apres cela vous pouvez dire que je ne vous estime pas avez. Si vous
m'aviez donné quelques marques, par vos regards seulement, que vous auriez entendu
les miens, j'aurois sans doute eu ce respect là pour vous, que de ne vous parler pas
de mon amour : et je me serois accommodé à cette severité qui paroist en vostre
humeur. Mais vous sçavez, Madame, que vos yeux ne m'ont jamais rien dit de favorable
: que vouliez vous donc que je fisse, estant prest de m'éloigner, et laissant à
Sardis un
Prince tel que Mexaris ? Du moins Madame, poursuivit il, si vous ne voulez pas que je
sçache comment je suis dans vostre esprit, aprenez moy donc seulement comment y est
mon Rival : car pourveû qu'il y soit un peu plus mal que moy, je vous proteste que
je partiray sans murmurer, et sans vous demander nulle autre grace. Vous n'avez donc, reprit la Princesse en sous-riant, qu'à me
laisser en repos, et qu'à vous y mettre ; s'il ne faut que cette ingenuë declaration
pour vous satisfaire. Cependant Abradate (poursuivit elle, en prenant un visage plus
serieux (sçachez que comme les personnes de ma condition et de ma vertu, ne
disposent jamais gueres d'elles mesmes, il faut qu'elles tiennent tousjours leur
esprit en estat de pouvoir s'accommoder à leur fortune. C'est pourquoy quand il
seroit vray que j'aurois pour vous une forte disposition à souffrir que vous
m'aimassiez, je ne le ferois pourtant jamais, que je ne visse les choses en termes
de me faire croire que je le pourrois innocemment et sans imprudence. Apres cela, je
n'ay plus rien à vous dire : si ce n'est que je vous seray fort obligée, si vous ne
me contraignez pas a fuir vostre conversation.
Doralise s'aperçoit que Perinthe épie la conversation d'Abradate et de Panthée,
caché derrière un buisson. Lorsqu'elle l'interroge sur son comportement étrange,
ce dernier réitère en l'amplifiant son mensonge : le prince de Clasomene, ayant
appris l'amour de Mexaris et d'Arbradate pour Panthée, désire favoriser le frère
de Cresus. Il aurait demandé à Perinthe d'empêcher Abradate de s'entretenir en
privé avec Panthée. Doralise ne sait que croire : soit Perinthe ment, car il est
amoureux de Panthée et par conséquent malheureux, soit il s'agit de la vérité,
laquelle risquerait d'affecter la princesse de Clasomene. Doralise décide donc de
se taire.
Comme Abradate alloit respondre, la Princesse Palmis arriva, qui rompit cét entretien
: mais comme nous estions alors dans une grande Allée de Cyprés, qui sont plantez si
proche les uns des autres qu'ils font une Palissade assez espaisse, il arriva que
sans y penser, je tournay les yeux en un endroit, où je vy remüer les branches ; et
où j'aperçeus Perinthe, qui regardoit à travers. je ne l'eûs pas plustost veû, que
je le montray à Doralise : qui fut à luy toute estonnée, pour luy faire la guerre de ce
qu'il l'avoit quittée sans avoir rien à faire. Perinthe fort interdit, l'assura
qu'il avoit rencontré en sortant du Jardin, celuy a
qui il avoit à parler : et qu'en suitte il y estoit rentré (quoy qu'en effet il n'en
eust point sorty) adjoustant à cela, que s'estant engagé sans y penser, de l'autre
costé de l'Allée, il avoit voulu voir si personne n'avoit pris sa place aupres
d'elle, devant que d'y rentrer. je vous entends bien Perinthe, luy dit elle, vous
voulez m'imposer silence par une civilité : mais il faudra bien autre chose pour
cela. Perinthe craignant effectivement que Doralise n'allast dire à la Princesse
ou à quelque autre, le trouble qu'elle avoit remarqué dans son esprit, la pria
qu'elle trouvast bon qu'il luy redonnast la main : et alors pliant les branches des
Cyprés, et passant du costé où nous estions, il se mit à conjurer Doralise tout
bas, de ne dire à qui que ce soit, le desordre qu'elle avoit remarqué dans son ame.
je le veux bien, luy dit elle, pourveu que vous m'en apreniez la veritable cause, ou
pour mieux dire que vous me l'advoüyez : car à vous parler avec sincerité (adjousta
t'elle en le regardant fixement) je vous crois amoureux de la Princesse. Ha Doralise,
s'escria t'il, je pense que vous avez perdu la raison ; ha Perinthe, repliqua
t'elle, la vostre si je ne me trompe, est plus esgarée que la mienne. je voy bien,
luy dit il finement, qu'apres cela il faut que je me confie à vostre discretion :
mais au nom des Dieux Doralise, ne me descouvrez pas je vous en conjure. je
vous le promets, luy dit elle, pourveu que vous soyez sincere ; sçachez donc, poursuivit Perinthe, que le Prince de Clasomene ayant
sçeu comme toute la Cour, que le Prince Mexaris et Abradate estoient tous deux
amoureux de Panthée, a eu beaucoup de joye du premier, et beaucoup de douleur du
second : et c'est pour cela qu'il m'a commandé absolument, de descouvrir si je
pouvois, les veritables sentimens de la Princesse sa Fille, et d'empescher, s'il
estoit possible, qu'Abradate ne luy parlast en particulier devant son
départ. Cependant, adjousta t'il, je puis vous jurer que je n'ay pas dit la moindre
chose de la Princesse au Prince son Pere : car l'honnorant au point que je fais, je
n'ay garde de vouloir estre son Espion. Mais il est vray que lors qu'Abradate est
arrivé, je n'ay pû m'empescher d'en estre fasché : neantmoins comme je ne pouvois
remedier à la chose, j'ay creû qu'il faloit que je me retirasse : de peur que si le
Prince fust arrivé, il ne se fust imaginé que bien loin de l'en advertir, je l'eusse
voulu cacher : si bien que je me suis osté des lieux où l'on se promene
ordinairement, afin de ne le rencontrer pas. Mais, luy dit Doralise, si vous n'avez
point dessein de nuire à la Princesse, que faisiez vous derriere ces Cyprés, à
l'observer si soigneusement ? je taschois, repliqua t'il, à m'instruire en effet de
la verité : afin de sçavoir comment je me dois conduire entre Abradate et Mexaris. Leur
merite est si different, repliqua Doralise, que sans me donner la peine de regarder les
actions de Panthée je devinerois bien ce qu'elle
pense. Il est vray, repliqua Perinthe, mais leur fortune presente est si esloignée
l'une de l'autre, que je trouve qu'il y a beaucoup à balancer. Et puis, adjousta
t'il encore, il me semble que la belle Doralise doit souhaitter pour son
interest, que la Princesse demeure à la Cour de Lydie, et non pas à celle de Suse. Cependant,
poursuivit il, je vous conjure de ne me descouvrir pas : et de croire que je ne
diray ny ne feray jamais rien, qui soit contre le respect que je dois à la
Princesse. Doralise escouta tout ce que luy dit Perinthe, sans sçavoir si elle le
devoit croire : car si elle se souvenoit du trouble qu'elle avoit remarqué dans son
esprit, lors qu'Abradate estoit arrivé, elle ne doutoit point qu'il n'aimast Panthée : mais
si elle consideroit le peu d'aparence qu'il y avoit, qu'un homme comme luy osast
conserver dans son coeur une passion comme celle là, elle adjoustoit foy à ces
paroles. Sa croyance n'estoit pourtant pas si affermie, qu'il n'y eust plusieurs
instans, où elle changeoit d'opinion : elle resolut pourtant, quoy qu'il en pûst
estre, de ne rien dire de tout ce qui luy estoit arrivé : car, disoit elle, si
Perinthe aime Panthée, il est bien assez malheureux, sans que j'aille encore
l'accabler, en disant inconsiderément à la Princesse, ce qu'il ne luy dira
peut-estre jamais : et si la chose est comme il me l'a ditte, je ne veux point non
plus en parler : puis que selon les aparences en ne disant pas une chose agreable à
la Princesse, je ne laisserois pas de nuire à
Abradate, que j'estime infiniment. Perinthe de son costé, estoit fort
satisfait du mensonge qu'il avoit inventé : et en effet pour l'avoir trouvé avec
tant de precipitation, il estoit assez adroit. Car si Doralise luy gardoit
fidelité et n'en parloit pas, il estoit en repos : et si elle en disoit quelque
chose à la Princesse, il esperoit que croyant que le Prince son Pere desaprouvoit
l'amour d'Abradate, elle l'esloigneroit peut estre avec adresse. Ainsi le reste de
la promenade se fit sans chagrin : car à parler sincerement, la Princesse dans le
fonds de son coeur n'estoit pas marrie qu'Abradate l'aimast. Ce Prince de son
costé, pensoit avoir obtenu une tres grande faveur, que d'entendre de la bouche de
Panthée, que Mexaris n'estoit pas si bien dans son esprit que luy :
Perinthe croyoit aussi estre eschapé d'un danger effroyable, d'avoir pû cacher son
amour, qu'il avoit descouverte si imprudemment : de sorte qu'il n'y avoit que
Doralise qui eust quelque legere inquietude, de ne pouvoir se
determiner, sur ce qu'elle devoit croire de Perinthe. Depuis cela, Abradate ne
pût plus parler en particulier à Panthée : et il falut qu'il se contentast de luy dire
adieu devant tant de monde, qu'à peine osa t'il luy faire voir dans ses yeux une
partie de la douleur qu'il avoit en la quittant. Pour Perinthe, comme il estoit de
la Maison, il vit la Princesse avec toute la liberté qu'il eust pû desirer : mais
c'estoit une liberté qui luy estoit inutile : puis qu' n'osoit s'en servir, à la luy témoigner la passion qu'il avoit dans
l'ame : et qu'au contraire, il estoit forcé d'aporter tous ses foins à la cacher. Il
ne pût toutesfois empescher que sa melancolie ne parust : mais comme l'amitié en
peut causer aussi bien que l'amour, la Princesse luy sçavoit gré d'une chose dont
elle se seroit estrangement offencée, si elle en eust sçeu la cause. Par bonheur
pour luy, Doralise ne se trouva pas aupres d'elle, lors qu'il s'en separa : car
comme elle avoit desja quelque soubçon de la verité, elle se seroit sans doute
apperçeüe, que la douleur de Perinthe estoit causée par une affection plus tendre
que l'amitié.
Alors que Perinthe, Abradate et Cleandre participent au siège d'Ephese, Perinthe
écrit régulièrement à Panthée pour lui donner des nouvelles de la guerre. Un jour,
Abradate parvient à glisser quelques lignes, dans une de ces lettres, à l'intention
de sa bien-aimée, au grand dam de Perinthe. Panthée répond avec civilité, ce qui
suffit à rendre Abradate heureux et Perinthe désespéré. Bientôt, Abradate parvient
également à instaurer une correspondance avec Panthée. Mexaris s'en aperçoit ; par
dépit, il manque de respect à Panthée lors d'une conversation sur la libéralité des
princes. Il intervient ensuite auprès du prince de Clasomene contre son rival. Or la
guerre est bientôt finie, et les combattants rentrent en triomphe à Sardis. Après le
retour de Perinthe, Panthée l'interroge sur ses relations avec Abradate. Une
conversation s'engage ensuite entre eux au sujet de l'égalité de condition en amitié
et en amour.
Abradate et Perinthe sont sur le point de partir pour le siège d'Ephese. Panthée
demande à Perinthe de lui écrire le plus souvent possible. D'abord flatté et
heureux, ce dernier se rend compte que cette faveur n'est due qu'à la place
secondaire qu'il occupe aux yeux de la princesse. Perinthe écrit donc
régulièrement à Panthée pour lui donner des nouvelles de la guerre. Ces lettres
sont toujours générales, et il ne mentionne pas Abradate. Un jour, Cleandre et
Abradate le surprennent en train d'écrire et demandent à voir la lettre. Trouvant
Perinthe trop modeste, Abradate ajoute de sa main un paragraphe élogieux à propos
de son ami. Ce dernier se trouve alors dans l'obligation de faire de même.
Comme il estoit desja sorty de la Chambre de la Princesse, elle le rapella, afin
de luy ordonner de luy escrire, aussi souvent qu'il le pourroit, pour luy mander les
nouvelles de l'Armée : et en eschange, luy dit elle, j'obligeray Doralise à
vous respondre quand je ne le feray pas : et à vous mander les nouvelles de Sardis. D'abord
Perinthe fut ravi de ce commandement : mais quand il vint à songer que cette faveur
ne luy estoit accordée, que parce qu'on ne croyoit pas qu'elle luy fust aussi chere
qu'elle luy estoit, sa joye en diminua de la moitié. Neantmoins venant à penser,
qu'il auroit un avantage qu'assurément ses Rivaux, tous Grands Princes qu'ils
estoient, n'avoient jamais obtenu ; il en sentoit quelque consolation, et en partit
moins affligé. De plus, comme le Rival qu'il craignoit davantage, s'esloignoit aussi
bien que luy, il en estoit moins inquiet : aussi
fut il dire adieu à Doralise avec l'esprit assez libre, pour un Amant qui
estoit prest à partir. Il est vray qu'il aporta un soin extréme, à desguiser ses
sentimens en cette occasion, où il eut en effet besoin de toute son adresse : car
Doralise luy dit cent choses de dessein premedité, où un moins fin que
luy auroit eu bien de la peine à respondre. Il s'en tira pourtant avec tant
d'esprit, qu'elle ne trouva pas dequoy fortifier ses doutes : cependant je pense que
la Reine de la Susiane ne trouveroit pas mauvais, quand mesme elle m'entendroit, que je
disse que la Princesse de Clasomene fut un peu melancolique du départ d'Abradate ;
mais en eschange, Mexaris en fut si aise, qu'on ne peut pas l'estre davantage. Il ne s'en
trouva pourtant pas mieux aupres de Panthée : au contraire, luy semblant
qu'elle pouvoit avec plus de bienseance vivre froidement aveque luy en l'absence
d'Abradate, que lors qu'il y estoit ; elle le traitta avec une certaine
indifference, qui pensa le faire desesperer ; et qui le porta enfin à faire cent
choses, qui donnerent bien de l'inquietude à Panthée. Car voyant que plus il luy
rendoit de services, moins il la trouvoit favorable : il prit la resolution d'agir
secrettement avec le Prince son Pere : qui à cause de quelque incommodité n'avoit
point esté à l'Armée. Il ne laissoit pas toutesfois de la voir, avec une assiduité
sans esgale : ce n'est pas que Doralise ne dist tous les jours cent choses malicieuses devant luy par les ordres de la
Princesse, qui devoient ne luy estre pas fort agreables : disant continuellement,
que Sardis
n'estoit plus qu'un Desert, depuis le commencement de la Campagne : et qu'il eust
beaucoup mieux valu estre aux Champs, que d'y demeurer quand la Cour n'y estoit pas
: mais quoy qu'elle pûst dire, il ne se rebutoit point, et il nous persecutoit
tousjours. Il avoit pourtant de l'esprit : mais cette basse inclination qui regnoit
dans son coeur, et qui faisoit qu'il ne donnoit jamais rien qu'avec chagrin, et
qu'il croyoit perdre le peu qu'il donnoit, estoit cause que l'on ne le pouvoit
estimer. De plus, l'amitié que l'on avoit pour Abradate, augmentoit encore l'aversion
que l'on avoit pour Mexaris : si bien qu'il n'estoit pas fort estrange que la
Princesse n'aimast point un Prince que personne n'aimoit : et au contraire, on eust
eu raison de s'estonner, si elle eust hai ou oublié Abradate, dont tout le monde luy
parloit avec estime, et qu'elle sçavoit bien avoir pour elle une passion extréme.
Aussi vous puis-je assurer, qu'il ne fut ny haï ny oublié, pendant toute la guerre
d'Ephese, et
toute celle de Mysie et de Phrygie : il est vray que la Renommée luy parla si
avantageusement de sa valeur durant cette absence, que l'on peut dire qu'il ne fut
pas moins obligé de cette faveur à son propre courage, qu'à l'inclination que la
Princesse avoit pour luy. Tant que cette guerre dura, Perinthe ne manqua pas d'escrire à la Princesse : bien est il vray que
comme il estoit genereux, il se trouva un peu embarrassé à luy obeïr : car le moyen
de luy parler de tout ce qui se passoit à l'Armée, sans luy rien dire de tant de
belles actions qu'Abradate y faisoit, aussi bien que Cleandre qui s'y signala hautement ?
et le moyen aussi de loüer luy mesme son Rival, et de luy aider à conquerir le coeur
de Panthée ? La voye qu'il prit fut pour l'ordinaire, de dire les choses en
general, sans particulariser les actions de personne : se contentant de dire que les
Ennemis avoient esté battus, et de narrer seulement les avantages de l'Armée : comme
presuposant que la Princesse ne vouloit sçavoir les nouvelles, que par l'interest
qu'elle avoit au bien de l'Estat. De sorte qu'en tant de relations que la Princesse
reçeut de Perinthe, le nom d'Abradate ne s'y trouva jamais qu'une seule fois : encore
fut-ce malgré luy ; et voicy comment la chose arriva. Deux ou trois jours apres la
prise d'Ephese,
Perinthe achevant d'escrire à Panthée, vit entrer Abradate dans sa Chambre : et un
moment apres, Cleandre y entra aussi : qui sçachant que c'estoit luy qui mandoit
toutes les nouvelles de l'Armée à la Princesse, luy dit que celuy qui devoit porter
ses paquets à Sardis, partiroit dans deux heures. Perinthe respondit à cela, qu'il
n'avoit plus que deux mots à escrire : mais comme il estoit connu de tout le monde
pour escrire fort agreablement, Abradate qui n'avoit jamais veû de Lettre de luy, et qui ne le soubçonnoit pas d'estre son Rival, luy
dit que s'il n'y avoit rien dans celle qu'il escrivoit que le recit du Siege, il
estoit ravy de la voir : ne doutant pas qu'il ne fust aussi beau dans sa relation,
qu'il l'avoit esté effectivement. Cleandre prenant la parole pour Perinthe, qui tarda un
moment à respondre, luy dit que l'on ne pouvoit jamais mieux escrire que Perinthe
escrivoit : et qu'ainsi sa curiosité estoit juste. D'abord Perinthe s'en deffendit
avec modestie : mais voyant que Cleandre s'obstinoit à vouloir qu'il leur monstrast ce
qu'il venoit d'escrire, il craignit que s'il ne le faisoit pas, il ne creust qu'il
n'avoit pas assez bien parlé de luy : de sorte que cedant aux prieres de Cleandre,
Abradare prit la Lettre de Perinthe, qui n'estoit pas achevée, et y leût à peu prés
ces paroles. PERINTHE A LA PRINCESSE DE CLASOMENE.
Quand vous commanderiez à la Victoire, vos souhaits ne pouvient pas estre plus
heureusement accomplu : elle fuit les armes du Roy en tous lieux, et rien ne leur
peut resister. La prise d'Ephese merite bien que la plus illustre Princesse du
monde, rende graces aux Dieux d'une des plus illustres conquestes que l'on ait
jamais faite : et que je ne croy pas moins un
effet de ses voeux, que de la valeur de nos Troupes. Les ennemis ont autant
resisté qu'il le faloit, pour couvrir leurs Vainqueurs de gloire : mais non pas
autant qu'il eust falu, pour les empescher d'estre vaincus. La Fortune a mesme
voulu, que les Lauriers dont la Victoire a couronne les Victorieux, ne fussent pas
fort sanglants : n'estant mort personne de consideration en cette derniere
attaque, je ne vous dis point. . . . .
J'allois adjouster (dit Perinthe, apres qu'Abradate eut achevé de lire) les
actions paiticulieres de l'illustre Cleandre, et celles de beaucoup
d'autres, lors que j'ay esté interrompu : vous aviez sans doute raison, repliqua
Abradate ; et il ne sçauroit jamais estre loüé par une personne qui le
sçache mieux faire que vous. Mais comme vostre modestie (luy dit il d'une maniere
tres adroite, afin de l'obliger à parler dignement de luy) vous empescheroit sans
doute de dire vos propres actions à la Princesse, et que je n'oserois luy escrire de
mon chef, n'en ayant pas eu la permission comme vous ; souffrez que j'adjouste
quelque chose à vostre Lettre. Et alors sans attendre la responce de Perinthe, qui
s'y opposa autant qu'il le pût sans choquer la civilité ; il y escrivit ce que je
m'en vay vous dire.
L'agreable relation de Perinthe seroit trop imparfaite, si vous n'y trouviez pas
une partie des louanges qu'il mente, pour s'estre signalé comme il a fait, en
toutes les occasions qui se sont presentées : c'est pourquoy je vous conjure pour
vostre satisfaction pour sa gloire, et pour la
mienne, de souffrir que je sois son Historien : et que je vous die qu'à la reserve
de l'illustre Cleandre, il merite toute la gloire qu'il donne aux autres. Voila
Madame, ce qu'a creû vous devoir dire un homme qui n'en pretend point d'autre, que
celle d'estre creû le plus respectueux des Adorateurs de la plus belle Princesse
de la Terre.
Apres qu'Abradate eut escrit ce que je viens de dire, et que Cleandre l'eut leû tout
haut, Perinthe se trouva le coeur bien partage : car estre loüé si hautement par un
Prince comme celuy là, estoit une chose qu'il croyoit luy devoir estre avantageuse
aupres de la Princesse : mais aussi envoyer luy mesme une Lettre d'un aussi
redoutable Rival à la Personne qu'il aimoit, luy estoit une chose insuportable. De
sorte que prenant un brais adroit, pour s'en empescher s'il luy estoit possible, il
dit qu'il ne pouvoit se resoudre à envoyer luy mesme son Eloge : que c'estoit le
couvrir de confusion, au lieu de le couvrir de gloire : que de plus, il ne sçavoit
pas si la Princesse ne trouveroit point estrange, qu'il eust la hardresse de luy
faire recevoir un Billet d'un Prince comme Abradate : car (adjousta t'il
finement) celle que j'ay de me donner l'honneur de luy escrire, ne tire pas à
consequence. Ce n'est pas que ce soit mon interest qui me fasse parler, adjousta
t'il, mais je serois au desespoir, dit il se tournant vers Abradate, si parce que vous
me voulez mettre bien avec la Princesse, j'estois cause que vous y fussiez mal.
Sçachant combien elle vous estime (repliqua ce
Prince qui vouloit que son Billet allast entre les mains de Panthée) je ne dois pas
craindre qu'elle s'offence que je luy die une venté qui vous est avantageuse. Non
non, interrompit Cleandre, je vous respons que la Princesse ne s'offencera point de cette
galanterie : car encore qu'elle fort un peu severe, elle est raisonnable, et sçait
prendre les choses comme il faut. Mais pour bien faire, adjousta t'il, il faut que
Perinthe acheve sa Lettre : et qu'il rende autant d'Encens qu'on luy en a donné.
Abradate par civilité s'y voulut opposer : et Perinthe voulut aussi dire
encore qu'il n'estoit pas capable de loüer en si peu de temps, deux personnes si
illustres : mais enfin Cleandre apres luy avoir dit qu'il le dispensoit de la
moitié de cette peine, et qu'il le conjuroit de ne parler point de luy ; le força
d'achever sa Lettre, afin de favoriser Abradate, de qui il n'ignoroit pas
l'amour. Si bien que Perinthe reprenant par force l'endroit où il l'avoit laissée,
la finit de cette sorte, quoy que ce n'eust pas esté sa premiere intention.
Je ne vous du point, Madame, que le Prince Abradate s'est signalé par mille
belles actions : car il me semble qu'apres ce qu'il a voulu dire de moy, les
louanges que je luy donnerais seroient suspectes de flatterie. Aussi vous puis je
assurer, que je suis au desespoir qu'il m'ait obligé par sa civilité, à changer la
fin de ma Lettre : et à vous dire les choses d'une autre maniere que je ne
m'estois proposé. Je ne vous dis pas non plus, que l'illustre Cleandre a fait des miracles ; car la Renommée vous l'aura apris,
quand vous recevrez celle cy : mais je vous diray sans affecter de paroistre
modeste, que de ma vie je n'ay rien fait avec tant de repugnance, que de vous
envoyer moy mesme mon Eloge, quoy qu'il soit escrie de la main d'un grand Prince,
et qu'il semble m'estre advantageux qu'il soit leû de la plus par faite Princesse
du monde.
PERINTHE.
Perinthe est au désespoir de devoir envoyer une lettre à Panthée, contenant des
lignes écrites par son rival. Les deux hommes attendent avec impatience la réponse
de la princesse de Clasomene. Après avoir pris connaissance de la lettre, Panthée
hésite à répondre. Elle formule toutefois une lettre faisant l'éloge de Perinthe
et d'Abradate. L'amant malheureux est dépité, tandis qu'Abradate est au comble de
la joie.
Lors que Perinthe eut achevé d'escrire, il espera que peut-estre Abradate et
Cleandre s'en iroient : et qu'apres cela, il pourroit obliger celuy qui
devoit porter cette Lettre à dire qu'il l'avoit perdue Mais à peine avoient ils
achevé de la lire, et fait chacun un compliment pour s'opposer aux loüanges qu'il
leur donnoit ; que cét Envoyé de Cleandre, vint le trouver chez Perinthe, pour recevoir
ses derniers ordres : si bien qu'il falut que le panure Perinthe malgré qu'il en
eust, fermast sa Lettre devant eux, qui le voulurent ainsi : et qu'il la donnast à
celuy qui la devoit porter, et qui la porta en effet. Cependant Perinthe m'a dit
depuis, qu'il eut une douleur si sensible de cette advanture, qu'il en pensa
desesperer : ne suis-je pas bien malheureux, disoit il, qu'il faille que ce soit par
mon moyen qu'Abradate escrive la premiere fois à la Princesse que l'aime ? que
sçay-je encore, adjoustoit il, si elle ne s'imaginera point que je luy ay rendu cét
office volontairement : et que je suis le confident de la passion d'Abradate ? Au
nom des Dieux adorable Panthée (s'escrioit il,
comme si elle l'eust pû entendre) ne me faites pas cette injustice, de croire que je
serve jamais ce Prince aupres de vous : c'est bien assez que vous ne croiyez pas que
je vous ayme, sans croire encore que je veux que vous en aimiez un autre. Mais
Perinthe, reprenoit il tout d'un coup, n'as tu pas resolu de te contenter de
l'estime de ta Princesse ? n'as tu pas fait dessein de ne luy descouvrir jamais ton
amour ? et ne sçais tu pas bien que tu ne peux jamais avoir de pan à son affection ?
pourquoy donc n'es tu pas satisfait des loüanges qu'Abradate te donne, puis que du moins
elles peuvent servir à augmenter l'estime qu'elle fait de toy ? si les louanges des
Ennemis sont glorieuses et cheres ; pourquoy celles d'un Grand Prince ne te le
seroient elles pas ? Mais helas ? ce grand Prince, reprenoit il, est mon Rival : et
un Rival encore, qui selon les apparences, sera aimé de ma Princesse. Ne nous
estonnons donc plus, de la colere que nous avons, d'avoir esté contraints de le
loüer, et de recevoir ses loüanges. Apres, quand il venoit à penser, que la
Princesse respondroit dans sa Lettre, à ce qu'Abradate luy avoit escrit ; et qu'il
seroit contraint de donner cette joye a son Rival, de luy faire voir les civilitez
de Panthée, il ne s'y pouvoit resoudre : et il prenoit la resolution, si
cette Lettre estoit trop obligeante pour Abradate, de la suprimer. Il attendit
donc cette responce, avec autant d'impatience, que s'il eust envoyé une declaration d'amour à Panthée : quoy que tout ce
qui faisoit sa curiosité, ne fust que de voir ce que la Princesse luy diroit
d'Abradate : qui de son costé attendoit aussi cette responce avec une
esgale impatience, quoy que ce ne fust pas avec une esgale inquietude. Comme il n'y
a que trois journées ordinaires d'Ephese à Sardis, la Lettre de Perinthe y arriva en deux jours,
parce que celuy qui aportoit la nouvelle de la prise d'Ephese, fit beaucoup de diligence.
Doralise qui ne quittoit gueres Panthée, se trouva aupres d'elle aussi
bien que moy, lors qu'elle reçeut cette Lettre, qu'elle se mit d'abord à lire tout
haut : car comme elle sçavoit que Perinthe ne luy mandoit jamais que des nouvelles,
elle ne creût pas y devoir trouver autre chose. Mais lors qu'elle vint à l'endroit
qu'Abradate avoit escrit, et qu'elle entrevit son Nom, devant mesme que
d'avoir commencé de lire ce qu'elle voyoit estre d'une autre escriture que de celle
de Perinthe ; elle baissa la voix, et en changea de couleur : et achevant de lire
bas, Doralise et moy creusmes deux choses bien differentes. Car Doralise, dans
les soupçons qu'elle avoit quelquesfois, de la passion de Perinthe, s'imagina qu'il
avoit peut-estre eu la hardiesse de luy en escrire quelque chose ; et pour moy qui
n'en soupçonnois rien, je creûs que c'estoit quelque affaire qu'elle ne vouloit pas
que nous sçeussions. Mais apres que la Princesse eut achevé de lire, et que
l'esmotion que le Nom d'Abradate avoit excitée dans son ame fut apaisée, elle donna cette Lettre à lire à Doralise et à moy : et
voulant pretexter la tendresse de son coeur en cette occasion, elle nous dit que
lors qu'elle avoit veû ce changement d'escriture et le Nom d'Abradate, elle avoit eu
peur qu'il ne se fust servy de cette occasion, pour luy dire des choses qui luy
eussent donné lieu de se pleindre en mesme temps de Perinthe et de luy. Cependant
(adjousta t'elle, apres que Doralise eut achevé de lire) vous voyez bien que
Perinthe sans estre amoureux, ne laisse pas d'estre vaillant : et qu'il suffit du
moins pour estre brave, d'estre amoureux de la gloire. Car encore que j'aye fait
semblant de croire comme les autres, que Perinthe aimoit, je vous assure que je ne
le crois point du tout : et je vous assure Madame, reprit Doralise, que je ne puis
estre de vostre advis. On peut sans doute, adjousta t'elle, estre vaillant sans
estre amoureux : mais je soustiens qu'un Brave qui n'aura jamais eu d'amour, sera du
moins brave et brutal tout ensemble : et comme Perinthe ne l'est point du tout, il
faut conclurre qu'il aime, ou qu'il a aimé. Quoy qu'il en soit, dit la Princesse,
quelque amitié que j'aye pour Perinthe, et quelque joye que j'aye de voir ses
loüanges escrites de la main d'un Prince si illustre, je ne laisse pas d'estre
presque en colere contre luy : car enfin il faut respondre quelque chose à Abradate. Mais
Madame, luy dit Doralise, il ne me semble pas qu'il y ait grande difficulté à respondre
à ce qu'il vous dit par son Billet : il est vray, dit elle en rougissant, aussi ne
fais-je pas consister la difficulté de luy
respondre sur ce qu'il m'escrit, mais sur ce qu'il me dit en partant : et alors elle
eut la bonté de nous raconter la conversation qu'elle avoit eüe aveques luy.
Toutesfois apres avoir bien raisonné là dessus, elle se détermina à la fin,
d'escrire de la façon que je vous le diray bien tost. Cependant Abradate et Perinthe qui
attendoient impatiemment la responce de la Princesse, surent si soigneux et si
exacts à s'informer du jour que celuy qui devoit l'aporter arriveroit à Ephese, qu'ils le
sçeurent precisément, et firent si bien qu'ils le virent, dés qu'il eut rendu conte
de son voyage à Cleandre : mais le mal fut pour Perinthe, que Cleandre qui aimoit Abradate, et
qui n'ignoroit pas sa passion pour la Princesse de Clasomeme, ayant impatience de
sçavoir ce qu'elle respondoit, fut à l'instant mesme chercher Abradate, qu'on luy dit
estre dans le Jardin du Palais où il estoit logé : et en effet il l'y trouva, et
Perinthe aveque luy : qui en sa presence venoit de recevoir la responce de la
Princesse. je vous laisse à penser quels estoient les sentimans de Perinthe en
ouvrant la Lettre de Panthée, dans la crainte qu'il avoit de la trouver trop
obligeante pour Abradate : et comme ce Prince s'aperçent de quelque changement au visage
de Perinthe, il s'imagina qu'il craignoit simplement que la Princesse n'eust trouvé
mauvais qu'il lui eust envoyé son Billet : de sorte qu'il lui en fit un conpliment,
où Perinthe respondit avec le plus de paroles qu'il pût : luy semblant quasi qu'il y
avoit quelque advantage pour luy, à n'ouvrir pas si tost cette Lettre. Mais à la fin Abradate et Cleandre l'en ayant pressé, il fut
contraint de l'ouvrir, et d'y lire tout haut ces paroles.
PANTHEE A PERINTHE.
Il paroist assez par ce que vous me dittes du Prince Abradate, et de
l'illustre Cleandre, et par ce que la Renommée m'en aprend, que la victoire est
bien plus un effet de leur courage que de mes voeux : je ne laisseray pourtant pas
d'en faire pour l'augmentation de leur gloire, qui n'ira jamais si loin que je le
desire. Pour la vostre, Perinthe, je la trouvue à un si haut point, qu'il ne me
semble pas possible de vous en souhaiter davantage : car enfin estre loüé par un
Prince qui merite tant de loüanges luy mesme, est un honneur si grand, que je croy
que toute vostre ambition en doit estre satisfaite. Cependant comme vostre
modestie vous auroit empesché de me dire de vous mesme, ce qu'Abradate m'en a dit, je
luy suis bien obligée de me l'avoir apris : quoy que d'ailleurs je sois bien
marrie de la peine qu'il en a euë. Assurez le que comme il a augmenté l'estime que
je faisois de vous, vous avez du moins confirmé puissamment celle que je faisois
desja de luy. Apres cela, n'attendez pas que je vous rende nouvelles pour
nouvelles : si ce n'est que je vous aprenne que Doralise vous accuse tousjours, et
veut absolument que les belles choses que vous faites, soient plustost attribuées
à la passion secrette qu'elle croit que vous avez
dans le coeur, qu'à vostre propre courage. Pour moy qui suis plus equitable, je
soustiens vostre party autant que je puis : Adieu, assurez Abradate et Cleandre,
que la victoire les suivra par tout, si la Fortune fuit mes intentions.
PANTHEE.
Perinthe leût si mal toute cette Lettre, mais principalement la fin, qu'Abradate la
luy demandant civilement, fut contraint de la relire pour l'entendre : luy disant en
riant qu'il n'auroit jamais pensé qu'un homme qui escrivoit si bien, eust pû lire de
cette sorte. Mais Dieux, que ne souffrit point le pauvre Perinthe, en voyant la joye
qu'avoit Abradate en relisant cette Lettre ! car encore que ce qu'il y voyoit
pour luy, ne fust qu'une simple civilité, il ne laissoit pas d'en avoir une
satisfaction extréme. Le plaisir de voir seulement son Nom escrit de la main de
Panthée, luy donnoit un transport de joye estrange : aussi apres l'avoir
leuë haut, il la relisoit bas d'un bout à l'autre : en suitte il en revoyoit
seulement quelques endroits : mais quoy qu'il pûst faire, il ne la rendoit point à
Perinthe, de qui le chagrin estoit encore plus excessif, que la joye d'Abradate
n'estoit grande. Non seulement il estoit au desespoir, que la Princesse eust
respondu si civilement pour ce qui regardoit Abradate : mais il craignoit encore
que Doralise ne fust retonbée dans les soubçons qu'elle avoit eûs de son
amour, et qu'a la fin elle n'en descouvrist quelque
chose. Il jugeoit pourtant bien qu'elle n'en avoit encore rien dit à Panthée :
estant assez fortement persuadé, que si elle eust sçeu son amour, elle ne luy en
auroit pas escrit. Ainsi ayant l'esprit remply de cent pensées differentes, sans
qu'il y en eust une seule d'agreable, il paroieeoit sans doute assez inquiet. Tout
ce que la Princesse luy disoit d'obligeant dans sa Lettre, ne le satisfaisoit point
du tout : parce que les loüanges qu'elle donnoit à Abradate, luy ostoient toute la
douceur qu'il eust trouvée à la civilite qu'elle avoit pour luy.
Cleandre exhorte sans succès Perinthe à remettre la lettre de Panthée à Abradate.
Ce dernier parvient toutefois à obtenir une copie de la lettre, au grand dam de
Perinthe. Lequel est d'autant plus dépité que Cleandre lui demande de servir
Abradate auprès du prince de Clasomene, pour qu'il lui donne sa fille en mariage.
Encore une fois, Perinthe esquive la requête. En outre, il apprend qu'Abradate a
réussi à instaurer une correspondance avec sa bien-aimée.
Cependant comme Cleandre vouloit obliger Abradate, et qu'il n'avoit garde de
soubçonner que Perinthe fust amoureux de Panthée, il luy dit qu'il faloit pour
sa satisfaction, qu'il luy laissast la Lettre de la Princesse : en effet, luy dit
il, Perinthe, il est aisé de voir qu'ele est autant pour Abradate que pour vous. Eh
de grace (adjousta ce Prince amoureux en embrassant Perinthe) accordez moy ce que
Cleandre vous demande en ma faveur, et ce que je n'osois vous demander :
Seigneur (repliqua Perinthe fort surpris et fort embarrassé) puis que vous dittes
vous mesme que vous n'osiez me demander ce que vous desirez, il est à croire que
vous connoissez bien que je ne dois pas vous l'accorder. En effet, poursuivit il,
que diroit la Princesse, si je faisois ce que vous voulez ? car Seigneur, plus vous
estes digne d'avoir cette Lettre entre vos mains, plus le dois craindre d'offencer
Panthée
en l'y remettant : si elle avoit eu intention que
vous eussiez une Lettre d'elle, elle vous auroit escrit separément : mais cela
n'estant pas, vous ne trouverez point mauvais que je vous suplie de souffrir que je
vous refuse, et que je ne me mette pas mal aupres d'elle. Mais, luy dit Cleandre, la
Princesse ne le sçaura pas, et par consequent cela ne vous nuira point : puis que je
le sçaurois, reprit il, je serois tousjours assez tourmenté, d'avoir fait une chose
contre mon devoir. Mais Perinthe, luy dit Abradate, vous en faites une contre
l'amitié, de me refuser cette Lettre : du moins souffrez que je la garde quelques
jours, avec promesse de vous la rendre. Tout à bon, dit Cleandre en regardant
Perinthe, vous estes un peu trop exact, pour ne pas dire trop rigoureux : car enfin,
adjousta t'il, quelque respect que vous ayes pour la Princesse, je ne voy pas que
vous luy fissiez un grand tort, de laisser sa Lettre entre les mains d'un Prince,
qui la conserveroit avec un soin bien different sans doute de celuy que vous en
aurez. Quoy qu'il en soit, dit Perinthe tout esmeu, je seray tres aise de faire ce
que je dois : du moins, dit Abradate, suis-je fortement resolu de ne vous la rendre
point, que je n'en aye une copie : ha Perinthe (s'escria Cleandre, sans luy donner
loisir de parler) il ne faut pas seulement mettre la chose en doute, à moins que de
vouloir de dessein premedité desobliger tout à la fois le Prince Abradate et
moy. je suis bien malheureux, reprit il, de me
trouver en une si fâcheuse conjoncture : enfin, dit Cleandre, il faut obeïr à vos Amis :
et pour vous mettre l'esprit en repos, je me charge de dire à la Princesse, si elle
vient à sçavoir la chose, que vous vous y estes opposé avec autant d'ardeur, que si
vous aviez esté amoureux, et qu'un de vos Rivaux vous eust demandé copie d'une
Lettre de vostre Maistresse. Apres cela, Cleandre sans attendre la responce de
Perinthe, commanda à un des siens d'aller querir tout ce qui estoit necessaire pour
escrire : Perinthe se deffendit encore tres longtemps : mais à la fin craignant que
la veritable cause de son opiniastreté ne fust devinée par Abradate ou par Cleandre, il
consentit à laisser prendre une copie de cette Lettre à Abradate : de sorte
qu'entrant dans un Cabinet de verdure au milieu duquel il y avoit une Table de
Jaspe, Abradate se mit à escrire : pendant quoy Cleandre se mit à entretenir Perinthe,
et à luy vouloir persuader de servir Abradate aupres du Prince de Clasomene, et
aupres de la Princesse sa fille. Mais il estoit si inquiet et si chagrin : qu'à
peine respondoit il à propos : et : il eut de si violents transports pendant cette
conversation, qu'il fut tenté cent et cent fois, d'arracher la Lettre de la
Princesse des mains d'Abradate, et de luy faire mettre l'espée à la main.
Toutesfois la presence de Cleandre et de beaucoup d'autres, qui se promenoient
dans le Jardin où ils estoient, ayant retenu ces
premiers mouvements, la raison reprit sa place dans son ame : et il se déguisa le
mieux qu'il pût. Il pensa, pour calmer le trouble de son esprit, qu'apres tout,
cette Lettre n'estoit qu'une Lettre de civilité, et qu'ainsi il ne devoit pas s'en
affliger avec tant d'excés : de sorte que respondant aux prieres que luy faisoit
Cleandre de servir Abradate, il luy dit qu'il estoit vray qu'il avoit
l'honneur d'estre bien avec le Prince de Clasomene, et de n'estre pas mal avec la Princesse :
mais que sa maxime estoit de ne parler jamais à ses Maistres, des affaires dont ils
ne luy parloient pas. Et puis Seigneur, luy dit il, Abradate a tant de merite, qu'il n'est
pas necessaire que personne le serve, ny aupres de l'un ny aupres de l'autre : ils
dirent encore plusieurs autres choses, à la fin desquelles Abradate ayant achevé
d'escrire, les rejoignit : mais auparavant que de rendre la Lettre de Panthée, il fit
encore quelque effort pour obliger Perinthe à se contenter de la copie, à luy
laisser l'original. Il n'y eut toutesfois pas moyen d'en venir à bout, et il falut
que la chose allast autrement : de sorte que tous les deux n'estoient pas contents.
Car Abradate estoit bien affligé, de n'avoir pas la Lettre effective de
Panthée
: et Perinthe estoit au desespoir, que ce Prince en eust seulement la copie. Il eut
pourtant encore une plus aigre douleur quelques jours apres : car il sçeut
qu'Abradate estant devenu plus hardy, par la civilité de la Princesse,
avoit escrit cent choses à Doralise pour luy dire : et
qu'en suitte partant d'Ephese, pour aller à la guerre de Phrigie, qui suivit celle qu'on venoit
d'achever, il luy avoit escrit à elle mesme. Il sçeut bien que toutes ces Lettres
n'avoient pas esté des Lettres écrites en secret : mais comme apres tout il
n'ignoroit pas que celuy qui les escrivoit estoit amoureux, il en avoit une douleur
extréme : et souhaitoit bien souvent que Mexaris profitast de l'absence
d'Abradate : et obligeast le Prince de Clasomene à luy donner sa Fille.
Mexaris est outré en apprenant que Panthée et Abradate s'écrivent. Lors d'une
conversation au sujet de la libéralité des princes, il cède à sa colère et manque
de respect à Panthée, en suggérant qu'elle a succombé aux assiduités d'Abradate.
La princesse de Clasomene est très fâchée et désire ne plus revoir Mexaris.
Mais durant qu'Abradate et Perinthe estoient à la guerre, Mexaris persecutoit
estrangement la Princesse : car non seulement il l'obsedoit eternellement ; mais
ayant sçeu qu'Abradate luy avoit escrit, et qu'elle luy avoit respondu, il en entra en
une colere si furieuse, qu'il perdit un jour une partie du respect qu'il avoit
accoustumé d'avoir pour elle : et voicy comment cela arriva. Doralise, qui sçavoir bien
que la Princesse avoit aversion pour ce Prince, prenoit le plus grand plaisir du
monde à dire cent choses devant luy, qui ne luy plaisoient pas trop : de sorte
qu'elle ne le voyoit jamais guerre, qu'elle ne loüast en general la liberté, et
souvent aussi Abradate. Un jour donc qu'il estoit chez la Princesse, et qu'elle connut
qu'il l'importunoit estrangement, elle tourna la conversation avec tant d'adresse,
qu'insensiblement Mexaris luy mesme vint parler de prodigalité : et peu à peu elle poussa
la chose si loin, qu'il soutint que ce vice là estoit le plus grand de tous les vices. Pour moy, luy dit elle, je ne suis pas
de vostre opinion : ne m'estant pas possible de croire qu'un vice qui ressemble à la
vertu la plus heroïque de toutes, ne soit pas moindre que l'avarice. Quoy,
interrompit Mexaris, vous mettriez la liberalité dans l'ame d'un Prince, devant la
valeur et la prudence ! et vous voudriez qu'il fust plustost liberal, que sage et
courageux ! je ne sçay pas, luy dit elle, si je voudrois qu'il fust plustost liberal
que vaillant et prudent : mais je sçay bien que je ne voudrois pas qu'il fust Prince
s'il estoit avare. Il y a des gens, dit alors Mexaris, qui n'aiment la liberalité en
autruy, que parce qu'ils ont l'ame mercenaire : il est vray, interrompit la
Princesse, que cela se rencontre quelque fois : mais il est certain aussi, que cela
n'arrive pas tousjours ; et que cela n'est pas en Doralise, qui assurément est née fort
genereuse. La liberalité, et la generosité, reprit il, ne sont pas une mesme chose :
j'en tombe d'accord, dit Doralise, car je n'ignore pas qu'il y a des gens qui ont
de la liberalité, qui ne sont pas esgalement genereux en toutes les autres actions
de leur vie : mais je soutiens du moins, que qui n'est point liberal n'est point
genereux. je dis bien encore d'avantage (adjousta t'elle l'esprit un peu aigry, de
ce que Mexaris avoit dit) car je soustiens qu'un Prince qui ne possede point
cette vertu, n'en peut presques posseder pas une : en effet, adjousta t'elle, est-
ce avoir de la bonté, que de voir cent honnestes gens maltraitez de la Fortune sans les assister ? est-ce estre prudent, que de se
faire haïr, au lieu de s'aquerir mille serviteurs par des bienfaits ; est-ce estre
grand Politique, que de ne s'aquerir pas des creatures, mesmes chez ses Ennemis ?
est-ce aimer la gloire, que d'aimer demesurément ce que tant de Sages ont trouvé
glorieux de mespriser ? est-ce estre bon Amy, que d'estre toujours en estat de
refuser tout ce qu'on demande ? est-ce estre bon Maistre, que de ne recompencer pas
ceux qui servent ? est-ce estre galant, que de n'estre pas toujours prest à tout
donner ? et est-ce enfin estre veritablement Prince, que d'estre avare ? eux, dis
je, a qui il ne reste que cette seule vertu, ne qui l'usage les puisse mettre au
dessus des autres hommes. Car enfin (adjousta t'elle, sans donner loisit à Mexaris de
l'interrompre) je ne voy que cette venu toute seule, par où les Grands puissent
raisonablement s'eslever au dessus des autres : la valeur est quelquefois aussi
heroique dans l'ame d'un simple Soldat, que dans celle d'un Roy : la bonté peut
estre le partage de tous les hommes, et mesme plus des Sujets que des Souverains :
la prudence ne leur est pas non plus particuliere : on peut avoir de la sagesse, et
la mettre en pratique aussi bien qu'eux : mais pour la liberalité, c'est aux Grands
seulement que la gloire en est toute reservée. C'est en vain, poursuivit elle, que
ceux qui n'ont rien à donner la possedent, puis qu'ils ne peuvent la faire paroistre
avec esclat : mais aussi c'est en vain que les
Grands ont la puissance de donner, s'il n'en ont pas la volonté. j'ay pourtant peine
à croire, reprit Mexaris, que ce soit l'intention des Dieux, que les hommes à qui ils
font la grace de donner de grands biens au dessus des autres, les mesprisent en les
jettant comme vous le voulez : il paroist pourtant assez clairement, repliqua
Doralise, que les Dieux veulent que ce qu'ils donnent serve à la societé
publique, et non pas simplement à l'avarice d'un particulier. En effet, adjousta la
Princesse, nous en avons un exemple en mille belles choses de l'Univers : le Soleil
donne tous ses rayons, et toute sa lumiere au mon de : la Mer donne toutes ses eaux
aux Fontaines : et les Rois mesmes, à qui les Dieux ont donné tant d'authorité, sont
obligez de donner tous leurs foins à la conduitte de leurs Estats, et à la deffence
de leurs sujets. Ha ! pour des foins, interrompit Doralise en riant, j'en connois qui
n'en sont pas avares : quoy que d'ailleurs ils ne soient pas liberaux : il me
semble, dit Mexaris, que pour aimer tant la liberalité en autruy, nous n'avons
jamais guere entendu parler des liberalitez de Doralise : je vous ay desja dit
Seigneur, reprit elle, qu'il n'appartient qu'aux Princes de pratiquer cette vertu :
joint que peut-estre ay je plus donné que vous ne pensez. Pour des foins (dit il
voulant parler des offices qu'elle rendoit à Abradate) je sçay bien que vous n'en
estes pas avare : car vous en avez beaucoup, de servir vos Amis absens. Quoy Seigneur (luy dit la Princesse, qui vouloit
destourner la conversation) vous reprochez cela à Doraliser comme si c'estoit un crime !
et je trouve que c'est une fort bonne qualité, que de n'oublier pas ses Amis. je voy
bien Madame (reprit il, emporté de colere et d'amour tout ensemble) que Doralise vous
a inspire toutes ses inclinations : et qu'elle vous aura fait si liberale, que non
seulement vous donnerez jusques à vostre coeur, mais que vous refuserez mesme celuy
des autres : excepté. . . . Mexaris s'arresta à ces paroles : peut-estre bien fâché
d'en avoir plus dit qu'il ne vouloit : mais il n'estoit plus temps, car de l'air
dont il avoit prononcé ces derniers mots, la Princesse s'en offença de telle sorte,
qu'elle ne pût s'empeschor de luy en donner des marques. Il est vray (repliqua
Panthée, à l'insolent discours de Mexaris) qu'il y a peu de coeurs que je
voulusse accepter quand on me les offriroit : et plus vray encore que si je donne
jamais le mien, ce sera à une Personne si illustre, que cette liberalité ne me fera
pas passer pour prodigue. Quoy Madame (reprit Mexaris, qui vouloit racommoder la
chose) je pourrois esperer que vostre coeur ne seroit pas encore donné ? Ce mot
d'esperer, luy dit elle, n'est pas en son lieu : car soit que mon coeur soit donné,
ou qu'il ne le soit pas, ceux qui m'outragent n'y doivent point pretendre de part.
je ne sçay pas qui sont ceux qui selon vous, vous outragent, reprit il ; mais je
sçay bien que selon moy, ce sont ceux qui vous
aiment sans en estre dignes. j'en tombe d'accord, luy dit elle, et c'est comme cela
que je l'entends. Nous ne nous entendons pourtant point, reprit il, car vous voulez
parler de Mexaris, et je veux parler d'Abradate : qui tout exilé qu'il est,
ose lever les yeux vers vous. Abradate a l'honneur de vous estre si proche, repliqua
t'elle, que vous ne pouvez l'offencer, sans vous offencer vous mesme, c'est pourquoy
je ne le deffends pas : cependant, Seigneur, je vous suplie de ne trouver pas
mauvais si je vous dis franchement, que si je puis disposer de moy, je ne recevray
plus de visites de vous. je le veux bien, luy dit il en se levant, mais en eschange
j'en rendray au Prince vostre Pere, qui me seront peut-estre plus avantageuses.
Irrité, Mexaris intervient auprès du prince de Clasomene, afin qu'il rejette les
prétentions d'Abradate et qu'il favorise les siennes. Pensant également qu'un
prince exilé n'est pas un parti intéressant pour sa fille, le père de Panthée
enjoint sa fille à se montrer plus distante envers le prince de Suse, et moins
désobligeante envers le frère de Cresus.
Apres cela, Mexaris sortit de chez la Princesse : qui demeura avec une colere contre
luy, que je ne vous sçaurois exprimer. je pense mesme qu'il rendit un bon office à
Abradate : car il me sembla que depuis ce jour là, il parut encore plus
d'estime pour luy dans tous les discours de Panthée. Cependant Mexaris pour ne perdre point
de temps, fut un jour trouver le Prince de Clasomene : et apres plusieurs discours
indifferens, il luy dit qu'il avoit un advis à luy donner, dont il le prioit de
faire son profit. En suitte dequoy, il adjousta que l'honnorant comme il faisoit, il
croyoit à propos de luy dire, qu'il estoit de sa prudence de donner ordre qu'au
retour de la Cour, le Prince Abradate fust prié par la Princesse sa Fille, de n'agir plus comme son Amant : qu'il sçavoit que c'estoit
une alliance que Cresus n'aprouveroit pas : que de plus il ne seroit point avantageux à
Panthée, d'espouser un Prince exilé, et qui n'auroit pour toutes choses,
que les bien faits du Roy, dés que la Reine sa Mere seroit morte. Joint (luy dit il
encore apres cela) que de la façon dont elle agira en cette occasion, despend la
resolution d'un Prince, qui peut la mettre en un rang plus considerable qu'Abradate. Le
Prince de Clasomene remercia Mexaris, de l'advis qu'il luy donnoit : et comme il
n'ignoroit pas l'amour qu'il avoit pour sa Fille, et que depuis la mort du Prince
Atys, il
souhaitoit plustost qu'elle l'espousast qu'Abradate ; il luy promit d'agir selon
ses conscils, avec tant de defference, que Mexaris voulant pousser la chose plus
loin, luy descouvrit la passion qu'il avoit pour sa Fille : et voulut mesme
l'obliger à luy faire espouser devant le retour du Roy. Toutesfois quelques
favorables paroles que luy donnast le Pere de la Princesse, il ne pût se resoudre à
faire ce qu'il vouloit, et à donner un si grand sujet de pleinte à Cresus, et qui
peut estre mesme pourroit causer une guerre civile. De sorte que se contentant de
l'assurer qu'il esloigneroit Abradate de ses pretentions autant qu'il pourroit, et
qu'il approuvoit et authorisoit les siennes ; il luy refusa de luy faire espouser sa
Fille, sans la permission du Roy : ou du moins sans qu'il l'eust refusée. Mexaris creût
pourtant avoir beaucoup obtenu, que d'estre assuré
que son Rival n'obtiendroit rien à son prejudice : et en effet dés le soir mesme, le
Prince de Clasomene par la à Panthée : et luy tesmoigna qu'elle luy desplairoit, si au
retour d'Abradate, elle ne l'obligeoit à ne songer plus à elle : et si au
contraire, elle ne recevoit avec beaucoup de civilité, les visites de Mexaris. La
Princesse fort surprise et fort affligée d'un semblable discours, ne laissa pourtant
pas d'y respondre, avec beaucoup de sagesse, et de generosité tout ensemble : car
apres avoir assuré le Prince son Pere qu'elle luy obeïroit toute sa vie, elle le
suplia de ne l'obliger pourtant pas à faire une chose indigne d'elle et de luy. Pour
Abradate, luy dit elle, quoy que je l'honnore extrémement, il me sera
neantmoins fort aisé de faire ce que vous voulez que je face : mais pour Mexaris qui m'a
outragé sensiblement, et pour qui j'ay une aversion invincible ; je vous conjure de
ne me commander pas absolument de vivre aveque luy comme si je l'estimois, et comme
si je luy avois de l'obligation : car outre qu'il ne seroit pas juste, je craindrois
encore que je ne pusse pas vous obeïr de bonne grace. Le Prince de Clasomene voulut
alors sçavoir dequoy elle se plaignoit : mais bien qu'elle exagerast la chose en la
luy racontant, il ne prit pas cela comme elle vouloit qu'il le prist : au contraire
il luy dit que tout ce qu'elle luy racontoit, n'estoit qu'un effet de la passion que
ce Prince avoit pour elle : et qu'enfin il vouloit estre obeï. jusques à ce jour là, Madame, il est certain que Panthée avoit
creû n'avoir qu'une simple estime pour Abradate : et elle l'avoit si bien
creû, qu'elle pensa mesme encore qu'il luy seroit fort aise de le traitter plus
froidement à son retour, qu'elle n'avoit accoustumé. Ce n'est pas qu'elle prist la
resolution de mieux vivre avec Mexaris, en vivant plus mal avec Abradate : mais elle
croyoit qu'accordant au Prince son Pere la moitié de ce qu'il souhaitoit d'elle,
elle seroit plus en droit de luy refuser le reste : de sorte qu'afin de maltraitter
Mexaris, elle se resolvoit à ne traitter pas trop bien Abradate.
A la fin de la guerre, Abradate et Cleandreentrent en triomphe dans la ville, à
la tête de l'armée. Mexaris ne quitte pas Panthée durant tout le cortège, afin que
son rival prenne ombrage de sa présence. Mais lors du passage d'Abradate, Panthée
lui fait malgré elle un accueil très favorable. Mexaris et Perinthe s'en
aperçoivent avec dépit.
Mais Madame, à la fin de la Campagne, l'illustre Cleandre le ramenant à Sardis, et y rentrant
comme en Triomphe, apres tant de victoires obtenuës : la Princesse commença de
s'apercevoir, qu'il luy seroit plus difficile de faire ce qu'elle avoit resolu,
qu'elle ne se l'estoit imaginé. Car comme tous ceux qui arriverent les premiers, ne
parloient que de la valeur d'Abradate, son coeur en eut une joye si sensible, qu'elle
connut bien qu'elle n'estoit pas Maistresse absoluë de tous ses mouvemens. Cependant
comme elle n'avoit pas eu la force de resister opiniastrément au Prince son Pere,
Mexaris
apres luy avoir demandé pardon la revoyoit : et quoy qu'elle vescust aueque luy avec
une froideur extréme, il ne laissoit pas de la suivre en tous lieux, Le jour de ce
petit Triomphe estant donc venu, toutes les Dames se tinrent aux fenestres, dans
toutes les Ruës où il devoit passer : de sorte que
la Princesse y estant comme les autres, Mexaris qui avoit esté salüer le Roy à
une journée de Sardis, et qui par plus d'une raison, n'avoit pas voulu y r'entrer
aveque luy ; vint où la Princesse estoit, et plusieurs autres Dames avec elle.
D'abord qu'elle le vit, elle en eut un dépit extréme : et si grand, qu'elle ne pût
s'empescher de dire à Doralise ce qu'elle en pensoit. Du moins Madame, luy
respondit elle, ne souffrez pas que le Prince Abradate qui revient tout couvert de
Lauriers, ait la douleur de voir son Rival aupres de vous quand il passera : et
qu'il ait sujet de craindre que ce Rival ne l'ait vaincu dans vostre coeur. je
voudrois bien esloigner Mexaris pour l'amour de moy mesme, reprit la Princesse,
sans considerer Abradate : mais je ne voy pas que je le puisse. Il faut, luy dit Doralise, que
je le face tousjours disputer sur quelque chose : ainsi il pourra estre que lors
qu'Abradate passera, il ne regardera point à la fenestre. La Princesse
sourit de l'invention de Doralise, qui ne reüssit pourtant pas : car comme
Mexaris
s'estoit resolu de voir de quelle façon la Princesse ragarderoit Abradate,
quand il passeroit devant elle ; et de donner mesme un sentiment de douleur à son
Rival, de le voir aupres de Panthée ; il ne la quitta point du tout. Quoy qu'elle
nait pas l'action inquiette, comme tant d'autres personnes l'ont, elle changea
pourtant vingt fois de place, et vingt fois il en changea aussi bien qu'elle :
tantost elle se mettoit à une fenestre, et faisoit mettre Doralise aupres d'elle : mais un instant apres, il partageoit
incivilement la mesme fenestre où estoit Doralise, afin qu'Abradate le vist tousjours
aupres de Panthée : ainsi quoy qu'elle pûst faire, il estoit tousjours aupres
d'elle. je ne vous diray point. Madame, combien ce petit Triomphe fut beau et
magnifique, car ce seroit perdre le temps inutilement : mais je vous diray qu'apres
avoir veû passer les Prisonniers, les Drapeaux, et tout le butin fait sur les
Ennemis ; nous vismes enfin paroistre (apres avoir veû auparavant plus de dix mille
hommes à Cheval) le Roy, et aupres de luy, Abradate et Cleandre : comme ceux qui
avoient en effet merité toute la gloire du Triomphe. Pour moy qui observois
soigneusement tout ce qui se passoit, je m'aperçeus que dés qu'Abradate parut, il connut
la Princesse, et vit Mexaris aupres d'elle : car depuis que je le vy, il eut
tousjours les yeux levez vers la fenestre où elle estoit. Ce Prince avoit ce jour la
si bonne mine, et estoit si magnifiquement habillé, que je ne l'avois jamais veû
mieux : Mexaris ne l'eut pas plustost aperçeu, qu'il regarda si la Princesse le
voyoit : et il fut en effet si heureux, ou pour mieux dire si malheureux, qu'il fut
tesmoin du premier sentiment que la veuë d'Abradate luy donna. Car encore qu'elle
se fust preparée autant qu'elle avoit pû à cette premiere veuë, elle rougit dés
qu'elle aperçeut Abradate : et rougit mesme d'une certaine façon qui fit que Mexaris
remarqua de la joye dans ses yeux. Quelque douleur
qu'il en eust, il demeura pourtant constamment à sa place : mais quoy qu'il pûst
dire à la Princesse, avec intention de la forcer à luy parler quand Abradate
passeroit devant leurs fenestres, il ne pût l'obliger à luy respondre. De sorte que
Doralise s'en apercevant, Seigneur (luy dit elle afin de l'occuper) ne
vous estonnez pas du silence de la Princesse : car l'ay remarqué il y a long temps,
que j'ay cette conformité avec elle, de ne pouvoir regarder, escouter, et parler en
mesme temps. Aussi ne voudrois je pas qu'elle le fist, reprit il, car je voudrois
qu'elle ne regardast point Abradate ; qu'elle m'escoutast ; et qu'en suitte elle me
respondist. Cependant comme le Roy avançoit tousjours, et par consequent Abradate ;
Mexaris
eut la douleur de voir que ce Prince la salüa avec un respect si profond, et d'une
maniere si galante, que toutes les Dames qui estoient aupres de Panthée, le loüerent
extrémement. Mais pour achever son malheur, la Princesse, quoy qu'elle eust resolu
de ne le salüer qu'avec une civilité un peu froide, ne le fit point du tout : au
contraire, elle se pancha obligeamment hors de la fenestre : et par je ne sçay quel
air ouvert et agreable qui parut sur son visage, elle fit si bien connoistre qu'elle
estoit ravie de le voir, qu'Abradate en fut à moitié consolé de la douleur qu'il
avoit de voir son Rival aupres d'elle. En eschange, Mexaris en eut un dépit si sensible,
que ne pouvant plus durer à la fenestre qu'il avoit gardée si opiniastrément, il
s'en retira : et se mit à se promener à grands pas
dans la Chambre, durât que la Princesse regardoit encore Abradate, qui tourna
diverses fois la teste de son costé : jusques à ce qu'ayant pris dans une Ruë à
gauche, il ne la pût plus voir. Le pauvre Perinthe qui par la passion qu'il avoit
dans l'ame, avoit aussi eu quelque curiosité de voir cette premiere entre-veuë de
Panthée
et d'Abradate, avoit suivi ce Prince d'assez prés : et avoit aussi fort bi ?
remarqué, que la Princesse l'avoit salüée fort obligeamment. Il estoit mesme demeuré
derriere, feignant d'attendre quelqu'un, afin de pouvoir rencontrer les yeux de la
Princesse, pour avoir du moins la consolation d'en estre veû : mais comme Panthée avoit
l'esprit distrait, il la salua plus d'une fois sans qu'elle s'en aperçeust, quoy
qu'elle eust les yeux tournez de son costé : et je pense mesme qu'il eust encore bi
? fait des reverences inutiles, si Mexaris quittât sa promenade, et revenant à la fenestre,
ne l'eust aperçeû, et n'en eust fait apercevoir la Princesse. Madame, luy dit il, je
pense que l'on pourroit dire sans mensonge, que vous voyez encore ce que vous ne
voyez plus, et que vous ne voyez pas ce que vous regardez : car il me semble que
Perinthe est un assez honneste homme pour croire que si vous sçaviez qu'il vous
saluë, vous luy rendriez son falut. La Princesse fort surprise du discours de
Mexaris, où elle ne voulut pas respondre, vit en effet Perinthe sous ses
fenestres, à qui elle fit cent signes obligeans, comme luy faisant excuse de ne
l'avoir point veû plus tost. Elle apella mesme
Doralise, à qui elle le monstra : ainsi Mexaris sans le sçavoir, fit recevoir
cent caresses à un de ses Rivaux. Il est vray que Perinthe n'en estoit guere plus
heureux ; par la cruelle pensée qu'il avoit, qu'il n'estoit bien avec la Princesse,
que parce qu'elle ne sçavoit pas la passion qu'il avoit pour elle.
Perinthe vient rendre visite à Panthée. Celle-ci lui demande s'il s'est lié
d'amitié avec Abradate. Une conversation s'engage alors au sujet de l'égalité en
amitié et en amour. Panthée soutient que l'amitié peut naître entre personne de
conditions différentes, mais non l'amour. Perinthe et Doralise répliquent au
contraire que l'amour, n'étant pas un acte de volonté, peut exister entre
personnes d'origines inégales, mais de mérites similaires.
Cependant comme il faloit que Mexaris s'en allast au Palais du Roy, et que la Princesse
luy dit qu'elle passeroit le reste du jour dans la Maison où elle estoit, dont la
Maistresse estoit de ses Amies, il fut contraint de la quitter. Un quart d'heure
apres qu'il fut party, Perinthe arriva : à qui la Princesse donna cent tesmoignages
d'amitié. Doralise suivant sa coustume, luy fit tousjours la guerre de la passion
secrette dont elle l'accusoit : cherchant aveque soin à s'éclaircir de ses soubçons,
comme si elle eust eu un interest particulier en Perinthe. Ce n'est pas qu'en effet
elle y en prist, car cette Personne estoit trop glorieuse, et avoit l'ame trop bien
faite, pour aimer sans estre aimée : mais je pense pourtant pouvoir dire que Doralise
n'eust pas esté marrie que Perinthe eust eu l'ame assez libre, pour estre capable
d'engager à l'aimer. Ainsi sans avoir un dessein formé de l'assujettir, elle faisoit
du moins tout ce qu'elle pouvoit, pour descouvrir s'il estoit vray qu'il fust desja
assujetty, comme elle en avoit souvent des soubçons : c'est pourquoy elle ne le
voyoit sans luy dire cent choses qui l' ?batrassoient estrangement. Apres plusieurs
discours de l'heureux succés de cette guerre, comme il n'est pas aisé de s'empescher
de parler de ce qui nous tient au coeur, la
Princesse demanda à Perinthé s'il n'avoit pas fait grande amitié avec le Prince
Abradate durant ce voyage ? car, poursuivit elle, je vous trouve tous
propre à estre fort de ses Amis. L'amitié Madame, repliqua t'il, n'est pas comme
l'amour, qui peut estre fort souvent entre personnes inesgales : puis qu'au
contraire, il faut pour faire que l'amitié soit parfaite, qu'elle se fasse entre
deux personnes dont l'age, l'humeur, et la condition, ayent assez d'égalité. Ainsi
comme je suis tres esloignée du Prince Abradate presques en toutes choses, je
n'ay pas la temerité de pretendre à la gloire d'estre son Amy. Pour moy, dit la
Princesse, si ce n'estoit que je croy que vous parlez ainsi par modestie, je
m'estonnerois de voir dans vostre esprit une opinion si opposée à la mienne : car
enfin je suis persuadée, que pour l'amour elle doit absolument estre entre personnes
esgales : mais pour l'amitié, cela n'est nullement necessaire : et je trouverois le
destin des Princes bien malheureux, s'ils ne pouvoient jamais avoir d'autres Amis
que ceux de leur condition qui ne se trouvent pas tousjours fort honnestes gens, et
qui sont du moins en petit nombre. Comme vostre raison est beaucoup plus esclairée
que la mienne, reprit Perinthe, il peut estre que je me trompe : mais il est vray
que j'avois toujours crû que les Princes ne pouvoient avoir que des Creatures et des
Serviteurs, et peu souvent des Amis : et que j'avois pensé au contraire, que la puissance de l'amour n'estoit pas renfermé
dans des bornes si estroites, que celles que vous luy prescrivez. Ha ? pour cette
derniere chose, dit la Princesse, je la tiens d'une absoluë necessite : je ne tiens
pas, adjousta t'elle, qu'il soit impossible qu'un homme de qualité s'abaisse jusques
à aimer au dessous de luy : mais je dis que la disproportion en amour, est la plus
extravagante chose du monde. Mais Madame (dit Doralise en riant, et voulant faire
parler Perinthe) vous ne songez pas que cette passion est dans le coeur des hommes,
devant que la force eust mis de la difference entre eux, et eust fait des Princes et
des Souverains : ainsi selon l'intention des Dieux, l'esgalité necessaire à faire
que l'amour soit raisonnable, est l'esgalité du merite et de la personne, et non pas
de la condition, qui est une chose estrangere : et qui ne sert quelquesfois, qu'à
rendre ceux qui la possedent la plus haute, plus mesprisables et plus mesprisez,
quand ils ne s'en trouvent pas dignes. Il me semble Madame, reprit Perinthe, que
Doralise parle avec beaucoup de raison : il me semble du moins, repliqua
la Princesse, qu'elle parle avec beaucoup d'esprit : mais je ne laisse pas de
soutenir, qu'il y a une certaine bienseance universelle, que l'usage a establie, qui
doit tenir lieu de raison et de loy : et qui veut sans doute que la qualité des
personnes qui ont à s'aimer de cette sorte, ne soit pas disproportionnée. Si
l'amour, dit Perinthe, estoit une chose volontaire,
je pense que ce que vous dittes seroit equitablement dit : mais cela n'estant pas,
je suis persuadé qu'il est fort injuste. De sorte, interrompit Doralise en riant, que
selon ce que dit Perinthe, de qui je ne combats pourtant pas les sentimens, on peut
conclurre que s'il aime, il aime au dessus, ou au dessous de luy : et dés là,
adjousta t'elle, je n'ay que faire de me flatter de la pensée que peut- estre j'ay
assujetty son coeur : puis qu'estans tous deux à peu prés de mesme qualité, je n'ay
rien à y pretendre. Perinthe, interrompit la Princesse, ne parle de cela qu'en
general, et ne s'en fait pas l'aplication particuliere : et certes à dire vray,
adjousta t'elle, j'aime assez Perinthe pour ne le vouloir pas soubçonner d'une
pareille chose : car il me semble assez sage pour n'aller pas entreprendre un
dessein impossible : et assez glorieux aussi, pour n'aimer pas une personne de basse
condition. Perinthe se trouva alors estrangement embarrassé : car d'advoüer à la
Princesse qu'elle avoit raison, son amour n'y pouvoit consentir : de luy dire
qu'elle se trompoit, c'estoit s'exposer ou à descouvrir son secret, ou à estre
soubçonné d'une passion indigne de luy : de sorte que biaisant sa responce
adroitement, il fit si bien que la Princesse ny Doralise, ne trouverent rien à ce
qu'il dit, sur quoy elles pussent faire un fondement raisonnable. Cependant, dit la
Princesse, mous faisons le plus grand tort du monde
à tant d'illustres Guerriers qui n'ont prodigué leur sang, et hazardé leurs vies,
qu'afin que l'on parle d'eux : car enfin au lieu de parler des grandes actions
qu'ils ont faites à la guerre, nous nous amusons à parler d'amour : et d'une amour
encore, adjousta t'elle, pleine d'extravagance et de folie. Apres cela, comme il
estoit desja tard, elle se leva, et se retira chez elle : où Abradate estoit desja allé
visiter le Prince son Pere, qui le reçeut assez froidement. Mais comme il vit par un
Balcon aupres duquel il estoit aveques luy, que la Princesse estoit arrivée, il le
quitta bien-tost apres : et fut où sa passion et son devoir l'apelloient.
Alors que la vie à Sardis suit son cours, la découverte de la conjuration
d'Antaleon donne à Abradate une occasion de se distinguer. Les jours suivants,
Panthée et Abradate paraissent toujours plus proches. Or l'arrestation de Cleandre
et de Palmis fait perdre au prince exilé ses principaux partisans à la cour de
Cresus. Mexaris profite de la situation pour prétendre qu'il est sur le point
d'épouser Panthée. Pendant ce temps, Perinthe, désespéré, continue à comploter en
secret contre ses deux rivaux. De son côté, qu'elle épouse Abradate ou qu'elle reste
à Sardis, Panthée craint d'être séparée de ses amis, Doralise et Perinthe : elle
imagine alors de les marier ensemble. En vain : Perinthe refuse.
Abradate revoit Panthée, qui se montre plus distante qu'à l'accoutumée. L'amant
se rend toutefois compte qu'il s'agit d'une distance forcée. Il interroge
Doralise, qui le rassure : Panthée est toujours bien disposée à son égard ; par
contre, elle hait encore davantage Mexaris ; toutefois, elle ne peut se montrer
trop attachée à un prince exilé. De son côté, Doralise s'enquiert des sentiments
de Panthée. Or celle-ci lui demande de faire comprendre à Abradate qu'il ne doit
prétendre à rien.
Panthée le reçeut avec beaucoup de civilité, mais avec un peu moins de franchise,
qu'il n'en avoit veû dans ses yeux lors qu'il l'avoit salûée en passant : toutesfois
il estoit si aise de se voir aupres d'elle, qu'il ne fit pas d'abord une grande
reflection la dessus : et d'autant moins, qu'estant seul à l'entretenir, il
s'imagina qu'elle en usoit seulement ainsi, pour luy oster la hardiesse de luy
parler de son amour. Il ne perdit pourtant pas une occasion si favorable : car à
peine les premiers complimens surent ils faits, qu'il se mit à luy exagerer la
douleur qu'il avoit euë d'estre esloigné d'elle ; la joye qu'il avoit de la voir, et
de la voir plus belle qu'elle n'avoit jamais esté : si bien, luy dit il, Madame, que
s'il plaisoit aux mesmes Dieux qui vous ont encore embellie, de vous avoir renduë un peu plus douce, je serois le plus heureux homme
de la Terre ; j'oublierois toutes les peines que j'ay souffertes ; et je ne
songerois plus qu'à vous adorer avec tant de plaifir que de respct. La Princesse
entendant parler Abradate de cette sorte, et connoissant bien par l'air dont il luy
parloit, qu'il avoit en effet dans le coeur la mesme passion qu'il exprimoit par ses
paroles, se trouva l'esprit bien partagé : d'un costé, elle n'estoit pas marrie
qu'Abradate l'aimast : et de l'autre sçachant ce que le Prince son Pere luy
avoit dit, elle croyoit qu'il ne luy estoit pas permis de souffrir la passion de ce
Prince. Cependant sans se pouvoir determiner, elle prit un milieu : et sans estre ny
douce, ny inhumaine, elle mesnagea si bien cette conversation, qu'Abradate ne
pût trouver en tout ce qu'elle luy dit, ny dequoy se desesperer, ny dequoy s'assurer
aussi. Il remarqua bien sans doute, qu'elle n'avoit pas l'esprit aussi libre,
qu'elle avoit accoustumé de l'avoir : mais il n'en pût penetrer la cause. Au sortir
de chez elle, il fut chez Doralise qu'il estimoit fort : et que de plus, il
regardoit comme estant fort aimée de la Princesse : afin de s'informer avec adresse,
si Mexaris n'avoit point profité de son absence. Et en effet, Doralise
n'eut pas plustost descouvert ce qu'il vouloit sçavoir, que comme elle estoit bien
aise de le favoriser, elle luy fit entendre (avec la mesme adresse qu'il luy
demandoit la chose) que Mexaris estoit encore plus mal dans l'esprit de Panthéc qu'il n'avoit jamais esté. De plus, luy dit
elle, je pense aussi que ce Prince n'est pas plus amoureux qu'il estoit quand vous
partistes, car il n'est pas plus liberal. Aussi ay-je fait tout ce que j'ay pû, pour
persuader à la Princesse, qu'il demeuroit plustost icy pour garder ses thresors que
pour l'amour d'elle, ou par raison d'Estat, comme il l'a voulu faire croire. Ha
Doralise, s'escria Abradate, vous me dittes si precisément ce que j'ay
souhaitté que vous me dussiez, que je crains que vous ne parliez ainsi que pour me
faire plaisir : et que tout ce que vous me dittes ne soit inventé. Du moins
m'advoüerez vous, reprit Doralise en riant, qu'il n'y a rien de plus vray
semblable, que de dire que le Prince Abradate est plus estimé que Mexaris : je
ne sçay s'il est vray-semblable ou non, reprit il, mais je voudrois tousjours bien
qu'il fust vray. S'il ne manque que cela pour vous rendre heureux, repliqua t'elle,
vous devez vous le trouver : puis que je ne pense pas qu'il y ait personne à la
Cour, qui ne vous estime plus que Mexaris, sans l'en excepter luy mesme : car enfin vous
luy estes si redoutable, que je ne puis croire qu'il ne connoisse bien par quelle
raison il vous doit craindre. Vous me respondez si favorablement aujourd'huy, luy
dit il, que j'ay presques dessein de vous demander encore beaucoup de choses, que je
meurs n'envie de sçavoir. Comme je ne les sçauray peut estre pas si bien, repliqua
t'elle, que celles que je vous ay dittes, il pourra
estre aussi que mes responces ne vous seront pas si agreables, ou ne seront pas si
assurées. Ha Doralise, s'écria t'il, vous sçavez bien precisément en quels termes je
suis dans l'esprit de la Princesse que j'adore ! Ne vous ay-je pas desja dit, reprit
elle, qu'elle vous estime plus que Mexaris ? Ouy, repliqua t'il, mais
apres avoir examiné ce discours, qui m'a d'abord donné tant de joye, je trouve
qu'estre un peu plus estimé d'elle qu'un Prince qu'elle n'estime gueres, n'est pas
une grande faneur. C'est pourquoy Doralise, puis que je me suis engagé à vous en tant
dire, et que la violence de mon amour m'a forcé à vous parler de ce qui occupe
toutes mes pensées, ayez de grace la generosité de me dire, si je dois mourir
desesperé, ou s'il m'est permis de vivre avec quelque esperance ? Seigneur, luy dit
elle, vous m'en demandez plus que je n'en sçay : et par consequent, plus que je ne
vous en puis dire. Si je juge de la chose par vostre merite, et par l'esprit de la
Princesse, qui est tres capable de faire un juste discernement des honnestes gens,
je trouve que vous avez lieu de croire que vous serez choisi par elle : mais si j'en
juge par le caprice de la Fortune, qui fait que ceux qui meritent le plus d'estre
heureux sont les plus miserables, je trouve aussi que vous avez sujet de craindre
que plusieurs choses ne s'oposent à vos intentions. La Fortune, reprit il, peut
faire sans doute que je ne possede pas Panthée : mais cette Fortune ne doit rien changer dans son coeur et dans ses
sentimens, qui est ce que je veux sçavoir. Comme je ne luy ay pas demandé
precisément ce qu'elle pensoit de vous, repliqua Doralise, je ne pourrois pas vous dire
rien avec certitude : et tout ce que je puis, est de vous assurer que connoissant
Panthée aussi judicieuse qu'elle est, j'ay sujet de croire que si vous
ne reüssissez pas dans vostre dessein, ce sera plustost par le caprice d'autruy, que
par aversion qu'elle ait pour vous. Abradate connut bien que Doralise ne
vouloit pas s'ouvrir davantage : mais il ne laissa pas de juger qu'elle sçavoit
qu'il seroit traversé dans son amour. Cependant cette Fille ne manqua pas le
lendemain au matin de venir chez la Princesse, pour luy dire tout ce que ce Prince
luy avoit dit, et pour sçavoir d'elle ce qu'elle vouloit qu'elle luy dist : car elle
prevoyoit bien, qu'apres cette conversation, elle en auroit d'autres aveque luy sur
ce mesme sujet. Vous luy direz tousjours, reprit la Princesse, que vous ne sçavez
point mes sentimens : et vous ne : vous chargerez d'aucune chose pour me dire de sa
part. Mais Madame, reprit Doralise, je puis dire ce que vous voulez que je die
d'un air si different, que je serois bien aise que vous me fissiez l'honneur de
m'expliquer un peu mieux vos intentions. Ha pour le son de vostre voix, repliqua
Panthée en sous-riant ; je pense qu'il n'est pas necessaire que je le
regle : puis que je ne croy pas qu'il y ait une personne au monde qui possede plus parfaitement que vous, l'art de dire des
choses fâcheuses, sans dire de paroles rudes : ny qui s'exprime aussi plus
flatteusement, sans dire mesme de grandes flatteries. Vous ne voulez pas du moins
Madame, reprit Doralise qu'en disant au Prince Abradate que je ne sçay point vos
sentimens, je luy die cela comme si en effet je sçavois que vous eussiez de
l'aversion pour luy : et quil vous fist un outrage irreparable, d'avoir pour vous
une passion tres respectueuse ? Nullement, repliqua la Princesse, mais je ne veux
pas aussi que vous luy parliez d'un air à luy faire comprendre que si vous ne luy
dittes pas ce que je pense de luy, ce soit parce que mes sentimens luy sont trop
avantageux. Que voulez vous donc bien precisément que je luy fasse entendre ?
interrompit Doralise, je voudrois, respondit, Panthée que sans qu'Abradate pûst
soubçonner qu'il y eust de finesse en vos paroles, il creust en effet que vous
n'avez osé me parler de luy ; que vous ne sçavez point du tout le secret de mon
coeur pour ce qui le regarde ; et que sans luy persuader que j'aye de l'adversion
pour sa personne, vous luy fissiez entendre que ce qu'il entreprend est fort
difficile : afin que sans me haïr ; sans m'accuser de son malheur : et sans me
soubçonnner de foiblesse ; je pusse conserver son estime et demeurer pourtant en
repos. Ha Madame, s'escria Doralise en riant, si le son de ma voix seulement doit
expliquer tout ce que vous venez de dire, il faut
sans doute assembler tous ces Musiciens de Phrigie et de Lydie, qui estoient chez le Prince
Abradate, pour les obliger de m'aprendre à la conduire en parlant, comme
ils aprennent à chanter, et à exprimer toutes les passions, mesme sans paroles.
Serieusement Madame, adjousta Doralise, je ne sçaurois faire ce que vous voulez et je
sçay bien que je donneray infailliblement de l'esperance ou de la crainte à Abradate.
Choisissez donc la derniere, reprit la Princesse en souspirant ; Doralise qui
jusques alors avoit raillé avec elle, suivant la liberté qu'elle luy en donnoit
s'apercevant qu'elle avoit soupiré, prit un visage plus serieux : de sorte que
Panthée luy ayant apris ce que le Prince son Pere luy avoit dit, elle
connut qu'en effet il faloit aporter beaucoup de circonspection à parler à Abradate. Car
elle jugeoit bien qu'il n'estoit pas à propos, de luy faire connoistre que Mexaris estoit
celuy qui traversoit son dessein secrettement : de peur des fâcheuses suittes que la
chose pourroit avoir ? et elle connoissoit aussi, que la Princesse n'eust pas voulu
que ce Prince eust creû qu'elle l'eust méprisé : si bien que Doralise se chargeant de la
conduitte de cette petite negociation, s'en aquita avec une adresse admirable :
estant certain que durant quelques jours elle suspendit de telle sorte l'esprit
d'Abradate, qu'il ne sçavoit que penser.
Pendant ce temps, les paroles de Panthée condamnant l'amour entre personnes de
naissance inégale plongent Perinthe dans une profonde mélancolie, dont tout le
monde s'aperçoit. Un jour, la princesse et Doralise s'interrogent devant lui sur
les motifs de sa mélancolie. Peut-être est-elle liée au mystérieux amour de
Perinthe ? Ce dernier, craignant que Doralise ne fasse part de ses soupçons à
Panthée, se sent particulièrement mal à l'aise. Il parvient toutefois à se
ressaisir et à convaincre Doralise qu'il n'est pas amoureux de Panthée.
Cependant Perinthe qui avoit oüy de la bouche de la Princesse, qu'elle ne trouvoit rien de plus extravagant que l'amour, entre
personnes mesgales, en eut une douleur si forte, qu'il falut plusieurs jours pour
dissiper la melancolie que ces paroles, dittes sans dessein avoient mise dans son
ame. En effet son chagrin fut si excessif, que tout le monde s'aperçeut du
changement de son humeur : La Princesse mesme y prit garde : et comme il estoit un
matin chez elle, et que Doralise y estoit aussi, Panthée luy demanda si dans
l'opinion qu'elle avoit que l'Amour seul faisoit les honnestes gens, elle croyoit
encore que quand lis cessoient d'aimer, ils perdissent quelque chose de ce qu'ils
avoient d'aimable ? car si cela est, dit la Princesse, il faut conclurre que depuis
quelques jours Perinthe n'aime plus : puis qu'il est vray que sa conversation n'est
plus ce qu'elle a accoustumé d'estre. Non non Madame, dit Doralise, la chose n'est
pas comme vous pensez : estant certain qu'un honneste homme que l'Amour a fait, le
demeure toute sa vie. Il est vray pourtant que cette mesme passion, qui luy aura
donné cent bonnes qualitez, qu'il n'auroit jamais eues s'il n'eust jamais esté
amoureux, pourra bien quelquesfois, si elle devient un peu trop forte, faire qu'il y
ait des jours où sa conversation ne sera pas agreable, et où il ne paroistra point
du tout ce qu'il est : ainsi Madame, adjousta t'elle, bien loin de croire comme
vous, que Perinthe n'est moins sociable que parce qu'il cesse d'aimer, je suis
persuadée au contraire, que c'est parce qu'il aime
encore plus qu'il ne faisoit, ou que peut-estre on l'aime moins : car pour
l'ordinaire c'est plus par les sentimens d'autruy que par les siens propres que l'on
est malheureux, lors que l'on est possedé de cette passion. Mais en fin Doralise,
adjousta la Princesse, vous n'avez pas encore descouvert ce que vous vous estiez
vantée de descouvrir si promptement : il est vray Madame, repliqua t'elle, que je ne
suis pas encore assurée si quelques soubçons que j'ay eus sont bien ou mal fondez.
je vous prie du moins, dit la Princesse, de me dire ce que vous avez soubçonné : Ha
Doralisé (s'écria Perinthe, qui craignit qu'elle n'allast dire à Panthée ce
qu'elle luy avoit autrefois dit à luy mesme devant que d'aller au Siege d'Ephese)
vous avez trop d'esprit pour ignorer qu'il est certaines choses dont il n'est jamais
permis de railler : et trop de bonté aussi pour vouloir me desobliger si
cruellement, en me donnant part à une chose, que vous avez imaginée sans aucune
aparence. Le soin que vous aportez à m'empescher de parler, dit Doralise,
pourroit pourtant estre une marque que je ne me trompe pas : mais quoy qu'il en
soit, adjousta t'elle, je m'imposeray silence. La Princesse se mit alors à presser
Doralise de luy dire ce qu'elle avoit soubçonné ; neantmoins elle eut
beau la tourmenter, elle n'en pût venir à bout. Elle donna pourtant mille
aprehensions à Perinthe : toutesfois il aprehendoit sans sujet, car la raison principale qui empescha Doralise de dire à la
Princesse ce qu'elle avoit pensé, fut qu'elle craignit qu'elle ne trouvast pas bon
qu'elle eust pû soubçonner qu'un homme comme Perinthe, eust osé lever les yeux vers
elle. Cette conversation se passa donc de cette sorte : pendant laquelle Doralise vit
tant d'agitation dans les yeux de Perinthe, que quelqu'un estant venu parler à la
Princesse, elle s'aprocha de luy, pour continuer de luy dire qu'il avoit fortifié
tous ses soubçons. Quoy Doralise, luy dit il, vous eussiez voulu que je vous
eusse laissé dire une chose comme celle là à la Princesse du monde la plus severe,
et qui eust peut-estre pû s'imaginer que je vous aurois donné sujet de penser ce que
vous me dittes sans doute sans le croire ! En verité (adjousta t'il avec beaucoup de
finesse) vous m'avez causé un battement de coeur aussi fort, que si vous eussiez
esté preste de me mettre mal avec la personne que vous dittes que j'aime : Perinthe
qui avoit eu loisir de se remettre, dit cela avec un esprit si libre en aparence,
qu'il en embarrassa Doralise : et luy persuada en effet qu'elle s'abusoit.
A cette époque éclate au grand jour la conjuration d'Antaleon. Tandis que Mexaris
tente en vain de calomnier Abradate, ce dernier témoigne encore une fois de sa
libéralité en empêchant par une récompense des hommes de nuire à Mexaris. Cette
action étant sue de tout le monde, Panthée félicite Abradate. Ce dernier profite
de cette occasion pour lui affirmer une fois de plus sa passion.
Voila donc, Madame, le point où en estoient les choses en ce temps là : Abradate
craignoit plus qu'il n'esperoit : Mexaris au contraire, esperoit tout, et ne craignoit
presques rien : et Perinthe sans avoir ny crainte ny esperance, s'estimoit le plus
infortuné de tous les hommes, par la certitude infaillible où il estoit, d'estre
toujours malheureux, quoy qu'il pûst arriver. Pour
la Princesse, elle avoit une aussi forte aversion pour Mexaris, qu'elle avoit une
puissante inclination pour Abradate : et n'avoit guere moins d'amitié pour
Perinthe, que pour Doralise et pour moy. Mais durant que Mexaris
songeoit par quelle voye il pourroit obtenir du Roy, la permission d'espouser
Panthée ; et qu'Abradate pensoit à s'apuyer de l'amitié de Cleandre ; la
conjuration d'Antaleon fut d'escouverte : qui a fait assez de bruit, pour croire que
vous ne l'ignorez pas : de sorte que sans m'y arrester, je vous diray que toute la
Cour estant broüillée pour cela, on fut contraint de ne parler d'autre chose durant
quelque temps. Mais Madame, pour vous faire connoistre la difference qu'il y avoit,
de l'ame de Mexaris à celle d'Abradate, je vous diray que ce premier fit tout ce qu'il
pût secrettement, pour trouver les voyes de faire croire à Cresus que ce Prince avoit
sçeu quelque chose de la conjuration : mais quoy qu'il pust faire, le Roy n'en eut
pas seulement le moindre soubçon. Pour Abradate, il en usa d'une autre sorte
: car s'estant trouvé deux hommes qui avoient esté au service de Mexaris, et
qui n'avoient reçeu aucune recompence de luy ; ils resolurent, sçachant la
libéralité d'Abradate, et n'ignorant pas qu'il estoit Rival de leur Maistre, de luy
aller dire que s'il vouloir ils l'accuseroient, et le contraindroient par consequent
de s'esloigner de la Cour. Et en effet, ces deux hommes de qui l'ame estoit aussi meschante, que celle de Mexaris estoit avare, surent
luy faire cette proposition : Abradate l'escouta avec horreur, et la rejetta hautement
: mais apres cela, comme je croy, leur dit il, que vous ne vous estes portez à
vouloir une si lasche action que parce que l'avarice de vostre Maistre est cause que
vous estes pauvres : je veux vous mettre en estat d'avoir loisir d'en chercher un
meilleur que luy sans estre contraints de faire des crimes pour subsister : et
alors, il fit donner plus qu'ils n'eussent osé pretendre, quand il les eust voulu
obliger à faire ce qu'ils luy avoient proposé. Aussi surent ils si surpris de cette
generosité, et si confus de leur perfidie, qu'ils ne penserent jamais se resoudre à
accepter ce qu'Abradate leur donnoit : ils le firent toutesfois à la fin : mais quelque
belle que fust cette action, on ne l'auroit pourtant jamais sçeüe, n'eust esté que
ces deux hommes s'estant querellez au sortir de chez Abradate, sur le partage de
ce qu'il leur avoit donné, il y en eut un qui tua l'autre : de sorte qu'estant pris,
et mis entre les mains de la Justice ; pressé par le remors de sa conscience, il
advoüa la veritable cause de son crime : et par ce moyen cette action heroïque
d'Abradate fut sçeuë de tout le monde, et de Mexaris mesme : qui ne luy
en fit toutesfois qu'un compliment assez froid. Pour la Princesse, elle en eut une
joye extréme : et si grande, qu'elle ne pût s'empescher de la tesmoigner mesme à Abradate, en le loüant de sa
generosité. Mais Madame, luy dit il, je ne voy pas qu'il y ait lieu de me loüer tant
: car selon moy, ce n'est pas estre excessivement vertueux, que de ne vouloir pas
faire une mauvaise action. Il est vray pourtant, luy dit il encore, que si vous
regardez la chose d'un autre biais, vous trouverez en effet, que s'agissant
d'esloigner un Rival, il a falu quelque fermeté, à ne s'y resoudre pas : et je ne
sçay si j'aurois eu assez de vertu pour cela, et si l'Amour auroit respecté la
Nature, si ce n'eust esté que je sçay des voyes plus nobles de me deffaire de mes
ennemis quand ils m'y forceront. Ha Abradate, luy dit elle, ne m'obligez
pas à vous faire des leçons, au lieu de vous donner des loüanges : assurez moy du
moins, repliqua t'il, que la joye que vous avez de ce que j'ay fait, n'est pas
causée de ce qu'en agissant comme l'ay agy, je n'ay pas esloigné le Prince Mexaris : je
vous en assure, respondit elle, et sans pretendre mesme que vous m'en ayez de
l'obligation. Mais aussi faites moy la grace de me promettre, que vous esviterez
autant qu'il vous sera possible, d'avoir rien à demesler avec ce Prince : pour le
pouvoir faire Madame, repliqua t'il, il faudroit que je fusse assuré que la
Princesse de Clasomene me fust favorable ; car sans cela j'auouë que je ne puis pas
respondre que le desespoir ne me porte à me vanger sur mon Rival, de toutes les
rigueurs de ma Maistresse. Ce seroit estre fort
injuste, repliqua t'elle de punir celuy qui n'auroit point failly : c'est pourquoy
il vaudroit mieux, adjousta t'elle en rougissant, abandonner cette severe Personne.
Ouy si je le pouvois sans perdre la vie, interrompit Abradate, mais Madame, je
ne vous aime pas si peu, que je puisse seulement desirer de vous aimer moins : au
contraire, quoy que je vous aime autant que je le puis, il me semble que je ne vous
aime pas encore assez. je vous serois pourtant bien obligée, reprit elle, si vous me
voiyez avec un peu plus d'indifference : croyez Madame, repliqua t'il, que vous ne
me remercierez jamais de vous avoir donné cette satisfaction : mais inhumaine
Personne que vous estes, adjousta ce Prince affligé, est il possible que la plus
pure et la plus respectueuse passion qui sera jamais vous puisse offencer ? si elle
ne m'offence pas, repliqua t'elle, il faut du moins advoüer qu'elle m'inquiette : et
qu'ainsi je serois bien aise que vous n'eussiez que de l'estime pour moy. Vous
devriez encore adjouster, respondit il, que vous souhaitteriez que j'eusse perdu la
veuë et la raison : car sans cela Madame, vous desirez une chose impossible : puis
que tant que j'auray des yeux, je vous trouveray la plus belle Personne du monde :
et que tant que j'auray l'esprit libre, je vous admireray, comme la plus
merveilleuse Princesse de la Terre. je pense mesme, adjousta cét amoureux Prince,
que sans yeux et sans raison, je ne laisserois pas encore de vous adorer : ouy Madame, mon coeur est si absolument à vous, et si
accoustumé à n'aimer rien que vous, que je pense que si mes larmes m'aveugloient, et
que ma douleur me fist perdre l'esprit, mes pas me meneroient encore vers vous, et
ma folie mesme ne m'entretien droit que de vous. Iuges apres cela, Madame, si voyant
presentement dans vos yeux, plus de charmes que personne n'en a jamais eu ; et si
descouvrant dans vostre esprit, autant de beautez que vostre visage m'en montre, je
pourrois n'avoir que de l'estime. Non non, Madame, la chose n'est plus en ces termes
là : et je ne sçay mesme si dés le premier jour que j'eus l'honneur de vous voir
dans le Bois, et au bord de la Fontaine, j'eusse seulement pû obtenir de moy assez
de force, pour m'opposer à la puissance de vos charmes. Songez donc, je vous en
conjure, à ne trouver point mauvais que je continuë de vous aimer jusques à la fin
de ma vie : et que s'il est vray que vous aprehendiez quelques effets violents, de
la violente passion que j'ay pour vous, il vous sera aisé de vous mettre l'esprit en
repos de ce costé là si vous le voulez : car enfin si vous pouvez vous resoudre à me
donner quelques marques d'une affection particuliere : je vous promets de vous
ouvrir mon coeur ; de n'avoir aucuns desseins que ceux que vous m'inspirerez ; et de
n'agir avec le Prince Mexaris que comme il vous plaira. Mais si au contraire,
vous continuez de me traitter avec la mesme
severité que vous avez euë jusques icy, il sera difficile, quelque respect que je
doive au Frere de Cresus, et de la Reine de la Susiane, que pour m'empescher d'estre encore
plus malheureux que je ne suis, je ne cherche les voyes de me vanger de celuy que je
croiray estre en partie cause de mes disgraces, Il semble, dit alors la Princesse,
que vous assurant comme je fais, que Mexaris n'est pas fort bien aveque moy,
c'est vous oster tout sujet de vous attaquer à luy : et il me semble Madame,
repliqua t'il, que puis que c'est à sa consideration que le Prince vostre Pere me
traitte plus froidement qu'il ne faisoit autrefois, il n'est pas besoin d'une autre
raison pour me porter à luy nuire. Si j'ay pourtant quelque pouvoir sur vous,
adjousta Panthée, vous n'entre prendrez jamais rien contre luy : du moins Madame,
adjousta t'il en me commandant de respecter mon Rival pour l'amour de vous, dittes
quelque chose d'obligeant pour l'amour de moy : je diray, respondit Panthée en
sous-riant, que je vous pardonne tout ce que vous m'avez dit aujourd'huy, pourveû
que vous m'obeissiez exactement. je vous obeïray Madame, respondit il, mais ce sera
s'il vous plaist à condition que vous souffrirez que je prenne souvent de nouveaux
ordres de vostre bouche : car autrement je craindrois de manquer à ma parole.
Alors que Panthée témoigne toujours plus son attachement à Abradate, on apprend
l'arrestation de Cleandre, puis l'entrée de Palmis au temple des Vierges Voilées.
Ces nouvelles bouleversent la cour de Sardis, en particulier Abradate, qui perd
ses plus précieux soutiens. Mexaris profite de la situation pour propager la
rumeur de son prochain mariage avec Panthée.
Comme Panthée alloit respondre, Cleandre arriva, et fit changer de
discours à la Princesse : qui depuis ce jour là, s'accoustuma peu à peu : à souffrir que le Prince Abradate se pleignist des
maux qu'elle luy causoit. Elle voulut mesme bien que Doralise et moy prissions
quelque soin de le consoler de tant de petits chagtins que le Prince Mexaris luy
donnoit : car quoy que la Princesse luy eust enfin advoüé qu'elle avoit plus
d'estime pour luy que pour tout le reste du monde ; elle luy avoit pourtant
tousjours constamment dit, qu'elle ne pourroit jamais se resoudre à desobeir à son
Pere : et qu'ainsi tout ce qu'elle pouvoit faire pour luy, estoit de luy promettre
de luy resister autant que la bien seance le permettroit. Il ne laissoit pourtant
pas d'avoir quelque esperance que Mexaris ne reüssiroit pas dans son dessein : parce que
Cleandre l'assuroit que Cresus par raison d'Estat, devoit sans
doute s'oposer à cette alliance : et que pour l'amour de luy, il le confirmeroit si
puissamment dans ce dessein, que Mexaris n'en pourroit jamais venir à bout : de sorte
qu'il ne craignoit pas tant qu'il avoit fait autrefois. Côme il sçavoit que Perinthe
estoit fort bi ? aupres du Prince de Clasomene, il luy faisoit cent caresses : la Princesse
de son costé, qui eust esté fort aise que Perinthe eust aime Abradate, luy disoit
souvent qu'il parloit avantageusement de luy, afin de l'y obliger : mais plus elle
luy donnoit de marques de l'estime de ce Prince, plus il sentoit dans son coeur de
desirs violents de luy nuire : parce qu'il croyoit que la Princesse ne luy disoit
toutes ces choses, que pour avoir le plaisir de parler de luy. Ce n'est pas que comme il estoit genereux, il n'eust quelquesfois
honte de sa propre foiblesse, et de l'injustice de ses sentimens : mais l'amour
estant pourtant tousjours la plus forte, il ne pouvoit s'empescher d'estre plus
affligé de la passion qu'Abradate avoit pour la Princesse, que de celle de
Mexaris. Cependant depuis que Panthée et Abradate surent assez bien
ensemble pour pouvoir parler de leurs interests, elle voulut qu'il fust un peu moins
assidu chez elle, afin qu'elle peust persuader au Prince son Pere, qu'elle luy avoit
obeï, pour ce qui regardoit Abradate : et qu'elle eust plus de raison de luy
resister, en cas qu'il voulust la presser de consentir au Mariage de Mexaris et
d'elle. Il ne laissoit pourtant pas de la voir tous les jours : car si ce n'estoit
chez elle, c'estoit chez la Princesse de Lydie, et mesme quelquesfois chez Doralise. Les
choses surent donc ainsi, jusques à ce que le Prince Abradate perdit un grand
apuy, en la personne de Cleandre : qui comme vous ne l'ignorez pas, fut arresté
prisonnier. Cét accident aporta un desordre si grand dans la Cour, que je ne vous le
sçaurois extrimer : car à la reserve de Mexaris, qui le regardant comme le
protecteur de son Rival, fut bien aise de sa disgrace ; il n'y eut assurément
personne qui n'en jettast des larmes : et qui n'accusast Cresus de beaucoup de
precipitation et d'injustice, de s'estre laissé porter à soubçonner si legerement un
homme à qui il devoit tant de victoires. Mais à peine nos larmes mes estoient elles essuyées pour Cleandre, qu'il en falut verser
d'autres pour la Princesse Palmis que l'on arresta aussi, et que l'on mena à Ephese parmy les
Vierges voilées. Depuis cela, Mexaris parla avec plus d'authorité qu'il n'avoit
accoustumé : et Cresus connut bien tost que Cleandre qu'il ne vouloit pas
rcconnoistre pour estre le Prince Artamas, n'estoit pas inutile pour le faire obeïr
aveuglément et respectueusement, par tous les Grands de son Estat. En effet, Mexaris
commença de parler de son mariage avec Panthée, comme d'une chose presques
resoluë : et comme on ne pouvoit croire qu'il parlast ainsi, sans avoir quelque
assurance de Cresus, ceux qui advertirent Abradate de la chose, la luy dirent
comme n'en doutant pas : de sorte que tout desesperé, il fut chez Doralise qui
se trouvoit mal, et que la Princesse estoit allée voir. De vous dire Madame, tout ce
qu'Abradate dit ce jour là à la Princesse, il ne me seroit pas possible :
car il luy dit tant de choses, qu'à peine pouvoit elle luy respondre. Tantost il se
pleignoit de l'indifference qu'elle avoit pour luy : tantost il la conjuroit de
l'assister : un moment apres, il ne luy demandoit pour toute grace, que de luy
abandonner Mexaris : ainsi passant d'un discours à l'autre, sans changer pourtant
de sujet, toute l'apres-disnée se fust passée sans rien resoudre, si Doralise
n'eust enfin pris la parole. Mais Madame, dit elle a Panthée, pourquoy n'employez
vous pas Perinthe, aupres du Prince vostre Pere ?
vous sçavez qu'il y est tout puissant ; il est vray, dit Panthée, mais c'est que je
ne puis me resoudre qu'à l'extremité, à descouvrir mon coeur à tant de gens. je
promets pourtant, dit elle, si la chose est aussi avancée que le Prince Abradate la
croit, de faire cet effort sur moy mesme : et de parler à Perinthe, afin qu'il parle
au Prince mon Pere contre Mexaris. Et vous ne luy parlerez point, interrompit ce
Prince, pour l'obliger à parler pour Abradate ? je ne le pourrois pas, luy
repliqua t'elle, et je vous tromperois, si je vous le promettois.
Perinthe se trouve dans une situation sans issue : Mexaris est sur le point
d'épouser Panthée, laquelle est visiblement éprise d'Abradate. L'amant malheureux
cherche un moyen de nuire simultanément à ses deux rivaux. Par l'entremise
d'Andramite, il parvient à convaincre Cresus de s'opposer au mariage de son frère
Mexaris avec Panthée. Tout le monde croit que Cresus agit par raison d'Etat, ce
qui réjouit Panthée et ses amis. Or pendant ce temps, Perinthe continue de
dissuader en secret le prince de Clasomene de donner sa fille en mariage à un
prince exilé.
Cependant Perinthe aprenant comme les autres, que Mexaris parloit comme devant bien tost
espouser Panthée : et sçachant de plus, par le Prince de Clasomene, qu'en effet Mexaris
l'assuroit qu'il n'estoit plus en termes de craindre que Cresus ne voulust choquer,
comme il eust fait du Prince Atys, ou devant la prison de Cleandre ; il se trouva
l'ame en une assiette mal affermie. Tant qu'il ne s'estoit agy que d'esloigner un
Amant aimé, il luy avoit semblé qu'il luy estoit tres avantageux, que Mexaris fust
preferé à Abradate : mais il ne regarda pas plustost Mexaris comme devant bien
tost espouser Panthée, qu'il eut autant d'envie de destruire son dessein, qu'il en
avoit eu de l'avancer. Apres, venant à considerer, quel malheur seroit celuy de la
Princesse, d'espouser un Prince pour qui il sçavoit qu'elle avoit une aversion
invincible ; il se repentoit de tout ce qu'il avoit
fait. Il sentoit pourtant bien que s'il eust encore eu à recommencer, afin de
traverser Abradate dans ses intentions, il auroit encore fait la mesme chose,
c'est à dire qu'il auroit entretenu comme il avoit fait dépuis son retour de
l'Armée, le Prince de Clasomene dans le dessein de faire espouser sa fille à Mexaris. Mais
alors croyant que la chose estoit preste de reüssir, il en entra en un desespoir
étrange : et il m'a dit qu'il fut tenté cent et cent fois, d'aller confesser tous
ses crimes à la Princesse, et de se tüer à ses pieds. En effet, disoit il, que me
reste t'il à faire qu'à mourir, puis que je ne puis jamais estre heureux, et que je
ne puis mesme vivre miserable, sans traverser le bonheur de la seule Personne que
j'ayme ? Mais, disoit il quelquesfois, pourquoy donc ne sçaurois-je consentir
qu'elle espouse Mexaris ; car puis que je sçay de certitude, que je n'y puis jamais rien
pretendre, je ne sçaurois trouver une meilleure voye de l'oster pour tousjours à
Abradate, que de la donner pour tousjours à Mexaris. Mais reprenoit il
un moment apres, ce Mexaris n'est il pas mon Rival aussi bien que l'autre ?
et peut-on imaginer que l'on puisse avoir de l'amour, et souffrir que quelqu'un
possede la personne que l'on aime ; Ha non non, disoit il, je me suis trompé : et je
n'ay jamais eu dessein que Panthée fust Femme de Mexaris. je l'ay vouluë oster à Abradate, et
je ne l'ay jamais vouluë donner à son Rival et au mien. Et puis, adjoustoit il encore, seroit-il juste que pour diminuer quelque
chose de mon malheur je rendisse la Princesse que j'adore, la plus infortunée
personne de la Terre ? elle, dis-je, qui m'adonné cent marques d'estime et d'amitié
; à qui je n'ay jamais descouvert ma passion : et à qui je ne l'oserois descouvrir.
Elle, dis-je encore, de qui je ne pourrois mesme me pleindre, quand elle me
banniroit pour tousjours, si j'avois eu l'audace de luy dire que je l'aime : et elle
enfin qui me pourroit haïr sans injustice, si elle sçavoit ce que j'ay fait contre
elle. Cependant je ne puis me resondre à la voir Femme d'Abradate : et il me semble
que puis que je me resous à ne posseder jamais ce que j'aime, il y a quelque justice
que celle qui a mis dans mon coeur une si cruelle passion, esprouve une partie de
mon malheur, en n'espousant pas Abradate. Apres avoir donc bien raisonné sur son amour,
et sur l'estat present des choses, il imagina une voye par laquelle il creut pouvoir
esgalement empescher Mexaris et Abradate d'espouser Panthée, et
voicy comment il fit son projet. Depuis la prison de Cleandre, Andramite,
qui est le mesme qui vient de conduire la Princesse Mandane et la Princesse Palmis,
d'Ephese à
Sardis ;
s'estoit mis assez bien aupres de Cresus, et estoit Amy particulier de Perinthe qu'il voyoit
tous les jours : tant parce qu'ils se rencontroient souvent chez Cresus, que
parcé qu'Andramite estant fort amoureux de
Doralise la suivoit en tous lieux, et estoit par consequent tres souvent
chez la Princesse de Clasomene, où Perinthe estoit tousjours. Cét Amant caché imagina donc,
de continuer de nuire à Abradate dans l'esprit du Pere de la Princesse, et de
nuire aussi à Mexaris, par l'entremise d'Andramite, qu'il fit dessein de faire
parler à Cresus. En effet, sans differer davantage, à executer ce qu'il avoit
resolu, il fut trouver son Amy : et pour pretexter la chose, il luy fit une fausse
confidence, de laquelle il pretendoit qu'il luy deust estre fort obligé. Il luy dit
que la Princesse Panthée ayant une aversion invincible pour le Prince Mexaris, elle
l'avoit chargé de chercher les voyes de rendre inutiles les desseins qu'il avoit
pour elle : et qu'ainsi il faloit qu'il eust recours à luy : n'ignorant pas qu'il
luy seroit aisé de faire que Cresus ne se relaschast point de la resolution qu'il avoit
tesmoigné avoir, de n'aprouver jamais ce mariage. Andramite qui aimoit Perinthe ; qui
de plus, en attendoit office aupres de Doralise et de la Princesse ? et qui
outre cela, sçavoit qu'en effet Cresus avoit raison de ne vouloir pas que Mexaris
espousast Panthée ; luy promit d'agir si puissamment, que sans que Mexaris peust
soubçonner d'où la chose viendroit, il l'empescheroit absolument d'espouser la
Princesse du consentement de Cresus : sçachant assez le peu d'inclination que ce Prince
avoit pour cette alliance. Perinthe le remercia avec joye : et n'attendit pas long temps ce qu'il luy avoit fait esperer ? car
deux jours apres, Cresus deffendit à Mexaris de songer à espouser Panthée, luy proposant mesme
un autre mariage. Comme Mexaris s'estoit resolu à agir plus hautement qu'il
n'avoit accoustumé, il reçeut ce discours assez fierement : mais Cresus emporté
de colere, d'ouïr une responce si peu respectueuse, luy parla avec tant d'authorité,
qu'il fut contraint de ceder ; de se taire ; et de se retirer : et je ne sçay mesme
s'il ne seroit point sorty de Sardis, si l'amour qu'il avoit pour Panthée ne l'en eust
empesché. Cependant comme il craignit que la chose esclattant comme elle alloit
faire infailliblement, le Prince de Clasomene ne se refroidist, il fut la luy dire luy
mesme : l'assurant qu'il vaincroit l'obslination du Roy, et le conjurant de ne
changer pas de dessein. Et en effet, le Prince de Clasomene croyoit voir Mexaris si
prés du Thrône, qu'il luy promit tout ce qu'il voulut. je vous laisse à penser,
Madame, quelle joye fut celle de Panthée, quand elle sçeut ce qui s'estoit passé entre
Cresus
et Mexaris : et quel transport fut celuy d'Abradate, d'aprendre le malheur de son
Rival. Comme ils ne sçavoient pas d'où leur venoit ce bonheur, ils l'attribuoient
seulement à Cresus, qui par raison d'Estat s'opposoit à ce mariage : si bien qu'à la
premiere conversation particuliere qu'Abradate eut avec Doralise et
aveque moy, nous fusmes plus de deux heures à ne parler d'autre chose, et à nous en resjouïr. Cependant Perinthe ne laissoit
pas dans le mesme temps qu'Andramite agissoit contre Mexaris, d'agir en secret
pour luy aupres du Prince de Clasomene, afin d'agir contre Abradate : ainsi voyant
quelque lieu d'esperer d'empescher ces deux Princes de posseder la Personne qu'il
aimoit, il en parut plus gay, et redevint plus sociable qu'il n'estoit quelques
jours auparavant. Mexaris de son costé, apres avoir eu loisir de raisonner sur ce qu'il
avoit à faire, fit tant qu'il se racommoda avec le Roy : luy faisant esperer qu'il
se defferoit avec le temps, de la passion qu'il avoit dans l'ame : quoy qu'il eust
pourtant tousjours le dessein d'espouser Panthée, et qu'il en assurast le Prince
son Pere en secret.
Perinthe accède à la demande d'Andramite qui le prie de disposer favorablement
Doralise à son égard. Or Panthée conçoit le projet d'unir Doralise et Perinthe,
afin de garder toujours ses deux amis auprès d'elle, au cas où elle épouserait
Abradate et se rendrait en Susiane. Prétextant sa fidélité à Andramite, Perinthe
refuse la proposition de Panthée. De même, Doralise refuse d'épouser Andramite,
lequel, étant veuf, a déjà été marié et amoureux une fois.
Mais durant que les choses se passoient ainsi, Andramite qui estoit fort amoureux de
Doralise, et qui l'avoit mesme esté, devant que d'estre marié à une
belle Personne qui estoit morte il y avoit plus d'un an, pria Perinthe à son tour,
de luy rendre office aupres de Doralise, ce qu'il luy promit : luy disant que si ses
soins ne luy estoient pas utiles, il prieroit mesme la Princesse de favoriser son
dessein. Voila donc en effet Perinthe fort resolu à tascher de servir Andramite, à
qui il avoit tant d'obligation ? de sorte que non seulement il se mit à parler
avantageusement de luy à Doralise, mais il me pria aussi de luy en dire quelque
chose ; ce que je fis à la premiere occasion que j'en trouvay : bien est il vray que
je luy dis que c'estoit à la priere de Perinthe.
je pense, Madame, vous avoir dit que Doralise estimoit Perinthe ; et que si
elle eust peut-estre esté en pouvoir d'inspirer dans son coeur tous les sentimens
qu'elle eust voulu, il en auroit eu d'assez tendres pour elle. Vous pouvez donc
aisément juger apres cela, que le voyant si empressé à parler pour Andramite,
bien loin de le servir comme il le souhaitoit, il luy nuisit plustost. Elle ne luy
respondit pourtant pas incivilement : mais ce fut toutesfois d'une maniere, qui luy
fit voir qu'il ne rendroit pas grand office a son Amy. Or Madame, pour achever
d'embarrasser Perinthe, il arriva que la Princesse qui commençoit d'esperer que
peut-estre espouseroit elle un jour le Prince Abradate, et qui prevoyoit qu'elle
quitteroit Sardis, se mit dans la fantaisie, pour ne perdre point Doralise, de
luy faire espouser Perinthe. Comme elle sçavoit bien que cette Fille l'estimoit
beaucoup, elle ne douta pas que s'il pouvoit se resoudre à luy tesmoigner quelque
affection, elle ne se resolust à la recevoir favorablement ; joint qu'elle ne
croyoit point du tout que Perinthe fust amoureux, comme Doralise l'assuroit en
raillant : de sorte que justement au sortir de chez Doralise, d'où si venoit de luy parler
d'Andramite, il reçeut ordre d'aller parler à la Princesse. Il ne fut pas
plus tost aupres d'elle, qu'elle luy dit qu'elle vouloit luy donner une marque de
son amitié : l'en ay desja tant reçeu, luy dit il,
Madame, que je ne dois pas estre surpris de vous voir agir avec tant de bonté : mais
je dois sans doute aprehender de mourir ingrat. Vous vous aquiterez bien tost de
tout ce que vous croyez me devoir, repliqua t'elle, si vous le voulez : dittes moy
donc s'il vous plaist, Madame, luy dit il avec precipitation, ce qu'il faut que je
face pour cela. Il faut, luy dit elle, que vous vous attachiez un peu plus aupres de
Doralise que vous ne faites : ce n'est pas que je ne voye que vous estes
souvent avec elle : mais Perinthe, si vous voulez m'obliger, vous y serez comme avec
une personne que je vous prie d'espouser, afin que je ne la perde point : et que
vous attachant tous deux à mon service, nous soyons toute nostre vie inseparables.
je sçay (adjousta t'elle, sans luy donner loisir de parler) que quoy que Doralise en
die, elle ne vous croit point amoureux non plus que moy : c'est pourquoy sçachant
combien vous l'estimez, et quel est le merite et le bien de cette Personne je ne
pense pas vous faire une proposition injuste, ny que vous me douiez refuser. Panthée ayant
cessé de parler, et Perinthe estant revenu de l'estonnement où le discours de la
Princesse l'avoit mis, luy respondit à la fin avec autant de finesse que de
civilité, quoy que ce fust avec une douleur fort sensible. je suis bien malheureux,
luy dit il, Madame, que vous souhaittez de moy une chose injuste et impossible : et une chose encore que vous croyez fort
equitable et fort aisée : et qui n'est pourtant ny l'un ny l'autre. Quoy,
interrompit Panthée, il n'y a pas quelque justice qu'un des hommes du monde le plus
accomply, et de qui l'ame n'est point engagée, espouse une des plus aimables Filles
la Terre ; et qui voulant un coeur qui n'ait jamais rien aimé, le trouvera en vous !
Mais Madame, reprit il, quand je serois ce que vous dittes que je suis, ce ne seroit
pas encore assez : car Doralise veut estre aimée ; et je ne la sçaurois aimer
que comme ma Soeur. Faites en du moins semblant, repliqua t'elle, et croyez que je
vous en seray tres obligée : puis qu'encore que vous ne l'aimiez que comme vostre
Soeur, il pourra estre qu'avec le temps vous viendrez l'aimer comme vostre Femme. je
ne suis plus en termes de cela, reprit il, car Madame ne pouvant pas deviner le
dessein que vous aviez, je viens presentement de luy parler avec une ardeur estrange
en faveur d'Andramite, qui meurt d'amour pour cette Personne : et qui est non
seulement plus honneste homme que moy, mais de qui la fortune est aussi plus
considerable que la mienne. Ainsi, Madame, quand je pourrois me resoudre à feindre,
je feindrois inutilement, apres ce que je luy ay dit. De plus, que pourroit penser
Andramite de mon procedé : et qu'en penseriez vous vous mesme, quand
vous y auriez songé ? Ha Perinthe, interrompit la Princesse, si vous ne pouvez
m'obeïr, du moins ne servez pas Andramite :
car je ne veux point s'il est possible que Doralise soit mariée à Sardis. Mais, luy dit
Perinthe, si le Prince Mexaris vous espouse, vous ne la perdriez pas quand elle
se marieroit à Andramite : vous avez raison, dit elle, mais c'est que graces aux Dieux
je n'espouseray jamais Mexaris : et qu'ainsi j'ay lieu de croire que je
quitteray bien tost Sardis, pour m'en retourner à Clasomene. Si le Prince Abradate
(adjousta t'il, pour descouvrir ses sentimens) estoit plus heureux que Mexaris, il ne
vous mencroit pas à Suse, car ses affaires n'y sont pas en termes de cela : et je ne sçay si
Cresus
souffriroit qu'il allast demeurer à Clasomene. Quoy qu'il en soit, dit la Princesse en
rougissant, je ne veux point qu'Andramite espouse Doralise, et je voudrois que Perinthe
la voulust espouser : je ne la sçaurois trahir Madame, luy dit il en souspirant.
Pour moy, reprit la Princesse, je ne puis pas comprendre qu'estimant Doralise
comme vous faites ; l'aimant mesme, dittes vous, comme vostre Soeur ; vous ne
pussiez si vous vouliez m'obeïr facilement : car pour Andramite, adjousta
t'elle, je me chargerois de le satisfaire. Comme elle disoit cela, Doralise
entra, qui trouvant Perinthe seul aupres d'elle, et s'imaginant qu'il l'estoit allée
prier de parler pour Andramite ; au nom des Dieux Madame, dit elle à Panthée,
faites moy la grace de me dire si je n'ay point de part à vostre conversation ? vous
y en avez tellement, repliqua la Princesse, que
nous n'avons parlé que de vous : je m'imagine, reprit Doralise, que Perinthe pour
vous prouver aussi bien qu'à moy, que je n'ay pas une trop grande part à son coeur,
vous prie peut- estre de me commander de considerer plus Andramite que je n'ay fait
jusques icy : mais Madame si cela est, je vous suplie de le refuser : car je ne
sçache pas un homme au monde, que je n'espousasse plustost qu'Andramite. c'est pourtant
un fort honneste homme, reprit Perinthe ; il est vray dit elle, mais comme il
l'estoit sans doute devenu aimant la Personne qu'il avoit espousée, qui en effet
estoit très belle et tres aimable, il ne m'est nullement propre ; puis que j'en veux
un qui n'ait jamais rien aimé que moy. Comme elle achevoit de prononcer ce dernier
mot, Andramite arriva : qui s'aperçeut aisément que les soins de Perinthe ne
luy estoient pas favorables : car Doralise qui avoit l'esprit irrité, sans pouvoir bien
precisément dire pourquoy, le railla cruellement ce jour là ; et d'autant plus,
qu'elle vit que la Princesse y prenoit plaisir.
Les menées auxquelles se livre Perinthe pour écarter tant Mexaris qu'Abradate sont
bientôt connues de Panthée : le coupable parvient toutefois à convaincre la
princesse qu'il n'agit que dans son intérêt. Doralise et Pherenice, en revanche, ne
sont pas dupes et comprennent ce qui l'en est des sentiments de Perinthe. Pendant ce
temps, Mexaris, excédé par les quolibets et les railleries (en particulier, celles
qui égaient une conversation sur les actions héroïques que l'amour inspire) convoque
Abradate et, après avoir tenté en vain de le faire renoncer à Panthée, le provoque
en combat singulier. Cresus, à la suite de ce duel remporté par le prince de la
Susiane, interdit aux deux hommes de songer à épouser la princesse. Peu après, la
maladie puis la mort de Basiline, tante de Panthée, obligent la jeune femme à
retourner à Clasomene, en compagnie de Perinthe, Pherenice et Doralise. Cette
dernière écrit régulièrement à Abradate en lui donnant des nouvelles de la princesse
: pour dissimuler le véritable contenu des lettres, les jeunes gens ont convenu de
se servir du nom de Perinthe à la place de celui de Panthée.
Doralise apprend par Andramite que Perinthe a parlé contre Mexaris, tandis
qu'Abradate est instruit par un homme de confiance que ce même Perinthe le
discrédite auprès du prince de Clasomene. Doralise et Abradate font part de ce
paradoxe à Panthée, qui demande des éclaircissements à Perinthe. Après un bref
instant de confusion, Perinthe se ressaisit et réplique d'une manière qui témoigne
de sa fidélité à Panthée.
Quelque temps apres estant arrivé du monde, et Andramite l'entretenant tout bas,
elle le reduisit aux termes de luy protester qu'il n'avoit jamais aimé qu'elle, non
pas mesme la Femme qu'il avoit espousée. Ha Andramite s'escria t'elle, comment me
pourriez vous donc aimer, moy, dis-je, qui ne suis ny si belle ny si aimable qu'elle
estoit ? il voulut alors luy dire que c'estoit
parce qu'il l'avoit aimée dés ce temps là, et qu'il ne s'estoit marie que par le
commandement de son Pere ; mais cela ne servit à rien : car trouvant quelque chose
de plaisant, de l'avoir obligé à luy dire qu'il n'avoit jamais aimé la Personne
qu'il avoit espousée ; des qu'il n'y eut plus que Perinthe et Andramite chez la
Princesse, elle se mit à luy dire en riant tout ce que ce malheureux Amant luy
venoit de dire : et comme en effet c'estoit d'abord une assez bizarre chose à
imaginer, que de vouloir persuader à une Personne que l'on veut espouser que l'on
n'a jamais aimé sa Femme, la Princesse ne pût s'empescher d'en rire. Andramite
avoit beau dire que c'estoit parce qu'il l'avoit tousjours aimée, il parloit
inutilement : Perinthe aussi, qui malgré ce que la Princesse luy avoit dit, vouloit
du moins tesmoigner à son Amy, qu'il faisoit pour luy tout ce qu'il pouvoit,
soutenoit que Doralise luy devoit sçavoir gré de ce qu'il n'avoit pas aimé sa femme,
puis que ç'avoit esté pour l'amour d'elle : mais quoy qu'ils pussent dire tous deux,
Doralise ne s'adoucit point. Perinthe se trouvoit pourtant fort
embarrassé : car il n'osoit parler aussi fortement pour Andramite qu'il eust fait,
si la Princesse ne luy eust pas parlé comme elle venoit de luy parler. Il n'osoit
pas non plus ne dire rien en sa faneur de peur de l'irriter, apres l'obligation
qu'il luy avoit : de sorte qu'il estoit dans une contrainte estrange, et qui ne finit que vers le soir. Depuis cela, la
Princesse par la encore plusieurs fois à Perinthe, pour l'obliger à changer de
dessein : mais elle le trouva toujours dans une obstination invincible. Elle ne
disoit pourtant pas à Doralise l'intention qu'elle avoit ; et j'estois la
seule qui la sçavois, et à qui elle en parloir ; car esperant tousjours qu'il
changeroit enfin d'humeur, elle ne vouloit pas aprendre à Doralise, la resistance
qu'elle avoit trouvée dans son esprit. Cependant Perinthe n'osoit presques plus
regarder la Princesse, ny Doralise : et il redevint tres melancolique. Pour
Abradate, comme sa liberalité luy avoit aquis tous les Domestiques du
Prince de Clasomene, il fut adverty par quelqu'un deux, qui avoit entendu parler
Perinthe à son Maistre, qu'il servoit le Prince Mexaris autant qu'il pouvoit : de sorte
que s'en allant tout a l'heure chez Doralise, pour luy demander conseil
s'il devoit le dire à la Princesse, ou en parler à Perinthe ; il la trouva qui
venoit de sçavoir par Andramite : que ç'avoit esté Perinthe qui l'avoit porté
à parler à Cresus, afin d'empescher le mariage de Mexaris. Car encore que Doralise
l'eust fort mal traité, il y avoit pourtant des jours où elle luy faisoit dire tout
ce qu'elle vouloit : de sorce que, dés qu'Abradate luy eut dit ce qu'il venoit
d'aprendre, elle luy dit en suitte ce qu'elle venoit de sçavoir : et comme ces deux
choses estoient contraires, et paroissoient pourtant toutes deux certaines, cela les embarrana esrangement. Ils resolurent donc de ne
rien croire, et de ne rien determiner, qu'apres avoir sçeu de la Princesse ce
qu'elle en pensoit : Doralise vint donc à l'heure mesme la trouver : et luy
dire ce que le Prince Abradate avoit sçeu, et de qui il l'avoit sçeu : en
suitte dequoy, elle luy dit qu'Andramite croyant sans doute rendre office à Perinthe,
et s'en rendre à luy mesme, luy avoit dit en confidence que c'estoit par son moyen
que Mexaris avoit esté mal reçeu de Cresus. De sorte (reprit la Princesse,
apres avoir escouté Doralise) que si Andramite dit vray, je suis fort
obligée à Perinthe : et que si ce que l'on a die au Prince Abradate est veritable,
j'ay sujet de me pleindre estrangement de luy ; puis qu'enfin il n'ignore pas, que
j'ay de l'aversion pour Mexaris. Ce qui m'embarrasse le plus, adjousta la
Princesse, est que celuy qui a raporté à Abradate que Perinthe favorise Mexaris, n'est
pas un homme à dire un mensonge : ainsi, je croirois que ce seroit plustost Andramite
qui ne diroit pas la verité. Ha Madame, s'escria Doralise, je vous responds qu'Andramite
n'a point inventé ce qu'il m'a dit : il faut donc, repliqua la Princesse, que je
m'en esclaircisse avec Perinthe mesme : car je l'ay tousjours connu si sincere et si
homme d honneur, que je suis persuadée qu'il m'advoüera la verité, de quelque façon
que soit la chose. Ainsi sans differer davancage, la Princesse envoya querir
Perinthe : et Doralise estant venuë dans ma Chambre,
laissa Panthée dans la liberté de faire dire à Perinthe ce qu'elle vouloit
sçavoir de luy. Il ne fut donc pas plus tost aupres d'elle, que le regardant avec
assez d'attention, dittes moy je vous prie Perinthe, luy dit la Princesse, vous
dois-je faire des reproches ou des remercimens ? je pense Madame, repliqua t'il, que
vous ne me devez faire ny remercimens ny reproches : puis que je ne me souviens pas
de vous avoir rendu aucun service considerable ; et que je sçay de certitude, que je
n'ay jamais eu dessein de vous desplaire. Cependant, dit la Princesse, je suis
advertie par une personne que vous m'avez rendu un grand service : et par une autre
que vous m'avez fait une grande infidélité. Parlez donc Perinthe, m'avez vous
servie, ou m'avez vous desobligée ? Si j'en croy mon coeur, luy dit elle, je croiray
je premier : et je le sens desja tout disposé, à reconnoistre importamment le
service que vous m'avez rendu : mais si l'en crois la personne qui a déposé contre
vous, je seray obligée de m'en pleindre. je vous promets pourtant de vous pardonner,
si vous m'advoüez vostre crime : dittes donc Perinthe, que faut il que je pense de
vous ? Madame, luy dit il, quand je sçauray dequoy on m'accuse, je verray si je me
pourray justifier : pour vous montrer, luy dit elle, que je cherche plustost à me
loüer de vous qu'à vous accuser, dittes moy s'il est vray que ce soit à vous que
j'aye l'obligation d'avoir esté cause que Cresus
a parlé si fortement à Mexaris ? Il est vray
Madame, reprit il, que ne croyant pas que ce Prince là fust digne de vous, et ayant
assez remarqué que vous aviez beaucoup d'aversion pour luy, j'obligeay Andramite à
parler à Cresus, pour destourner un mariage qui ne vous plaisoit pas. jusques là,
interrompit Panthée, je vous ay beaucoup d'obligation : mais pourquoy donc en
parlant au Prince mon Pere, n'agissez vous pas dans les mesmes sentimens ? et
pourquoy estes vous aupres de luy le protecteur de Mexaris ? Perinthe changea de couleur,
entendant parler la Princesse de cette sorte : qui voyant l'altération qui
paroissoit dans ses yeux, connut qu'en effet il y avoit quelque vérité à ce qu'on
luy avoit dit. Toutesfois comme l'amour fait trouver des excuses à tous les crimes
qu'il fait commettre, Perinthe n'en manqua pas : si bien qu'apres avoir surmonté la
premiere honte qu'il eut de sa foiblesse, il se remit assez pour luy respondre.
J'advoüe Madame, luy dit il, que vos Espions sont assez fidelles : et qu'en
certaines occasions, où le Prince vostre Pere m'a tesmoigné estre fortement resolu
de vous faire espouser le Prince Mexaris, je ne me suis pas opposé directement à ses
intentions : et je l'ay fait d'autant plustost que je sçavois bien qu'il ne les
pourroit pas executer. je me suis donc contenté, de luy persuader autant que je l'ay
pû, qu'il ne devoit pas songer à souffrir que ce Prince vous espousast, sans le
consentement de Cresus, que je sçay qui ne le
donnera jamais : ainsi sans rien hazarder, je suis quelquesfois tombé d'accord en
luy parlant, que Mexaris est un Grand Prince, qui selon les aparences, pourra un jour
estre Maistre de toute la Lydie : de sorte Madame, que sans prejudicier à vos interests, j'ay
seulement voulu un peu mesnager les bonnes graces de mon Maistre : et ne m'oster pas
les moyens de vous rendre service aupres de luy, si l'occasion s'en presentoit. Ce
que vous me dittes, repliqua la Princesse, est plein d'esprit, et paroist mesme
vray-semblable : puis qu'il est certain que je ne voy aparence aucune que vous ayez
pû vouloir deux choses contraires tout à la fois. Mais comme enfin il y a pourtant
je ne sçay quoy en vostre procedé, qui n'est pas de la maniere dont vous avez
accoustumé d'agir, il faut reparer ce manquement là, par une sincerité tres exacte,
que je demande de vous : c'est pourquoy, si vous voulez me persuader que vos
intentions ont esté telles que vous le dittes, vous me rendrez un conte tres
fidelle, de tout ce que le Prince mon Pere vous dira de moy : car comme je ne veux
rien entreprendre contre son service, que je ne cherche qu'à n'estre pas
malheureuse, je ne pense pas vous demander rien d'injuste. je vous promets Madame,
luy dit il malicieusement, de vous dire tout ce qu'il me dira du Prince Mexaris : ne
changez point mes paroles, reprit la Princesse, et engagez vous à me dire tout ce qu'il vous dira de moy. Perinthe qui connut bien
que la Princesse ne luy parloit ainsi, que parce qu'elle vouloir aussi sçavoir ce
que le Prince son Pere luy diroit d'Abradate, en fut si, interdit, qu'il
fut quelque temps sans luy respondre : mais à la fin comme elle l'en pressa : je
crains si fort, luy dit il, d'estre obligé de vous dire quelquesfois des choses peu
agreables, que je ne m'engage qu'avec peine à faire ce que vous desirez. La
Princesse eust bien voulu pouvoir obtenir d'elle, assez de hardiesse pour luy faire
sçavoir qu'elle ne luy seroit pas moins obligée de parler pour Abradate, que de parler
contre Mexaris, mais il n'y eut pas moyen : aussi croisie que si elle luy eust
fait cette priere, il en seroit mort de douleur : ou luy auroit du moins donné de si
visibles marques de sa passion, qu'elle s'en seroit à la fin aperçeuë.
Doralise et Pherenice continuent de soupçonner Perinthe d'être amoureux de
Panthée ; elles observent chacun de ses faits et gestes. Pendant ce temps, les
seules réjouissances émanent involontairement de la bouche d'Andramite, qui n'a de
cesse de convaincre Doralise qu'il n'a pas aimé sa première femme. Doralise le
raille en lui disant qu'il ne sera par conséquent jamais bon mari.
Cette conversation s'estant donc passée ainsi, Panthée creut effectivement que
Perinthe n'avoit eu autre intention que de mesnager sa fortune en la servant, et le
fit croire au Prince Abradate : mais pour Doralise, elle ne se laissa pas
persuader si facilement : au contraire, tous ses soubçons qu'elle avoit eus
autrefois, de la passion de Perinthe, se renouvellerent dans son esprit. Neantmoins
comme elle l'estimoit effectivement, elle n'en dit rien à la Princesse, de peur de
luy nuire : mais elle ne pût s'empescher de m'en dire quelque chose, apres m'avoir
fait promettre de n'en parler point. D'abord je creus qu'elle ne parloit pas serieusement : mais un moment apres, mes
soubçons surent plus forts que les siens : car non seulement je pensay tout ce
qu'elle pensoit, mais encore cent autres choses dont je me souvins, et sur
lesquelles je n'avois pas arresté mon esprit, lors qu'elles estoient arrivées. je
tombay pourtant dans le sens de Doralise : et je me resolus aussi bien qu'elle, à
n'aller pas nuire à un aussi honneste homme que Perinthe, sur un soubçon, qui apres
tout, pouvoit estre mal fondé : puis qu'il ne l'estoit que sur des conjectures, qui
sont bien souvent trompeuses. C'est pourquoy je fis une resolution constante, de ne
rien dire à la Princesse : toutesfois comme cela pouvoit avoir de fâcheuses suittes,
nous nous resolusmes de l'observer soigneusement : et de nous dire l'une à l'autre,
tout ce que nous descouvririons. j'advoüe Madame, que je fis une legereté en cette
occasion ; qui fut de dire à Doralise, la proposition que la Princesse avoit faite à
Perinthe touchant son mariage : mais il me sembloit que cela estoit une preuve si
forte de la passion dont nous le soubçonnions, que je ne pûs m'en empescher. je ne
l'eus pourtant pas plustost dit, que j'eusse voulu ne l'avoir pas fait : mais il
n'estoit plus temps. Ce n'est pas que je ne disse la chose de façon que Doralise ne
pouvoit pas avoir un juste sujet de se pleindre : mais apres tout, je m'aperçeus
bien que ce que je luy dis la toucha, car elle en rougit de dépit. Je vous laisse à penser, luy dis-je alors pour
l'adoucir, si Perinthe vous estimant autant qu'il vous estime, et tesmoignant avoir
tant d'amitié pour vostre Personne : n'auroit par reçeu aveque joye, la proposition
que la Princesse luy a faite, quand mesme il n'auroit point eu du tout d'amour pour
vous : ainsi il faut conclurre qu'il en a pour quelque autre : et que cette autre
est assurément Panthée. S'il aime Panthée, reprit Doralise, je luy pardonne de bon coeur
: et je luy pardonne d'autant plustost, qu'il sera assez puny de cette folle
passion, par la mesme passion qui le possede. Mais si c'est quelque autre, je me
vangeray sur luy, et de son refus, et de l'injure que la Princesse m'a faite, de
m'aller offrir sans m'en rien dire. Doralise malgré sa colere, connoissoit
pourtant bien que le sentiment de la Princesse avoit esté obligeant pour elle : mais
c'est qu'elle ne vouloit pas se pleindre autant de Perinthe que de Panthée.
Depuis cela, cet Amant caché ne se pût presques plus cacher à nous : il ne faisoit
pas une action, ny ne disoit pas une parole, où nous ne creussions voir des marques
de son amour : aussi l'observions nous si soigneusement qu'il s'en aperçeut, et nous
en demanda mesme la cause. Comme il, craignoit que la Princesse n'eust dit a Doralise
quelque chose de ce qui c'estoit passé entre eux, et qu'il craignoit aussi qu'elle
ne luy en voulust mal, il redoubla sa civilité pour elle ; n'osant plus luy parler
d'Andramite, que Doralise à la priere de la
Princesse, traita un peu moins severement, depuis qu'elle eut sçeu que ç'avoit esté
par son moyen, que Mexaris avoit esté traversé dans son dessein. Cependant
ce Prince s'assurant tousjours sur la parole du Pere de la Princesse, attendoit
quelque occasion favorable, ou de faire changer d'avis à Cresus, ou d'espouser Panthée malgré
luy, s'il ne le pouvoit autrement. De sorte qu'il vivoit sans beaucoup d'inquietude
: dans la certitude où il pensoit estre de l'heureux succés de son dessein. Abradate
estoit pourtant plus heureux que luy : car estant assuré du coeur de Panthée, il
avoit d'assez douces heures, malgré tant d'obstacles qui s'oposoient à son bonheur.
Mais pour le malheureux Perinthe, il n'estoit jamais sans affliction : il trouvoit
pourtant quelque espece de repos, à penser que Panthée n'espousant ny Mexaris ny
Abradate, ne se marieroit peut-estre point. Il m'a dit depuis, que lors
qu'il trouvoit lieu de croire que cela pourroit arriver ; il avoit presque autant de
joye, qu'en peut avoir un Amant, qui est à la veille de posseder sa Maistresse. Les
choses surent donc quelque temps de cette sorte : pendant quoy l'amour d'Andramite
pour Doralise, estoit ce qui servoit à rendre la conversation plus agreable :
estant certain que l'on ne peut rien imaginer de plus bizarre ny de plus galant, que
tout ce que cette Fille luy disoit. Car comme il vouloit tousjours soutenir qu'il
n'avoit jamais aimé qu'elle, elle aussi luy disoit
aussi tousjours, que s'il avoit aimé la Femme qu'il avoit perduë, il ne luy estoit
point propre : et : que s'il ne l'avoit point aimée, il avoit esté fort injuste puis
qu'elle avoit esté fort aimable : et que par consequent elle n'espouseroit jamais un
homme qui auroit esté mauvais Mary.
Un jour, la conversation porte sur le refus de Doralise d'épouser Andramite. Ce
premier sujet débouche bientôt sur le thème de l'amour et des grandes actions,
dont ce sentiment est la source. Doralise soutient que l'amour inspire des
entreprises héroïques et que, sans le pouvoir de cette passion, il n'y aurait que
des hommes ordinaires. Mexaris, s'apercevant que les propos de Doralise le visent
tout particulièrement, s'offusque.
Un jour donc que Mexaris et Abradate se trouverent chez la Princesse, quoy que ce
dernier y allast un peu moins souvent par les ordres de Panthée ; Doralise se
trouvant en un de ces jours où elle estoit la plus redoutable, se mit à leur
demander, comme ils luy parloient d'Andramite, si elle n'avoit pas raison
de resister aux persuasions d'un homme, qui n'avoit point pleuré la mort de sa Femme
? mais, luy die Abradate, s'il l'a veuë mourir sans douleur, seulement parce qu'il la
regardoit comme un obstacle au dessein qu'il avoit d'estre aimé de vous, bien loin
de l'accuser d'insensibilité, vous le devriez loüer de constance et l'en
recompenser. Il est vray, dit Doralise, qu'a regarder la chose de ce costé là, je luy
ay quelque obligation : mais pourquoy l'espousoit il s'il m'aimoit ? et s'il ne
m'aimoit pas, pourquoy ne l'a t'il point regrettée, et pourquoy ne la regrette t'il
point encore ? Mais s'il la regrettoit, dit la Princesse, il ne vous aimeroit pas :
j'en tombe d'accord, repliqua t'elle, mais aussi en seroit il plus heureux. Son
bonheur seroit mediocre, reprit Mexaris, de pleindre eternellement la mort d'une personne qu'il auroit aimée, je vous assure, respondit
Doralise en sous-riant, qu'une Maïstresse vivante un peu capricieuse,
est bien aussi incommode qu'une femme morte, quand elle auroit elle la meilleure du
monde. Il semble par ce que vos dittes, reprit Mexaris, que vous vous acculiez vous
mesme : il est certains caprices, adjousta Abradate, dont les Belles sont vanité,
et qui ne laissent pas de donner beaucoup de peine à ceux qui les aiment. Il en est
aussi, répliqua froidement Mexaris, qui sont fort avantageux à quelques uns : et qui
les font quelquesfois preferer sans raison à d'autres qu'ils ne valent pas. Ce que
vous dittes peut sans doute arriver, reprit Abradate, mais pour moy qui ay
beaucoup de respect pour les Dames, et qui n'ay pas moins bonne opinion de leur
jugement que de leur esprit, je suis persuadé que pour l'ordinaire, les Amants
heureux méritent de l'estre. Vous avez sans doute raison, dit Doralise ; et tous ces
Amants pleintifs, qui ne parlent jamais qu'en accusant la personne qu'ils aiment, de
caprice ou de peu de jugement, sont assurément et capricieux, et peu judicieux tout
ensemble. Ce sont, dis-je, de ces gens, qui s'offencent de peu de choie : et qui
s'estimant beaucoup plus qu'ils ne méritent de l'estre, croyent qu'on leur fait une
injustice extrême de ne les choisir pas, et de ne les estimer pas autant qu'ils
s'estiment eux mesmes. Il est vray (dit la
Princesse sans s'en pouvoir empescher) que j'en connois qui font ce que vous dittes
: j'en connois aussi, reprit malicieusement Doralise, et peutestre sont-ce les
mesmes dont vous entendez parler. Mais quoy qu'il en toit, adjousta t'elle, comme
l'Amour est aveugle aussi bien que la Justice, il faut qu'il agisse dans le coeur
des Dames, comme elle doit agir dans le coeur des luges : c'est a dire que sans se
soucier de la Grandeur ; delà qualité ; des menaces : et des pleintes des pretendans
; il faut juger equitablement, du mérite et du service de ceux qui se donnent à
nous. Que ne jugez vous donc en faveur d'Andramite ? reprit Abradate ; je
ne trouve pas que je le puisse, repliqua t'elle, et toute la grâce que je luy puis
faire, est de ne le juger encore. Mais puis que vous croyez, dit Mexaris, que
l'amour fait tous les honnettes gens qui font au monde, comment pouvez vous ne
trouver pas Andramite fore accomply, puis qu'il assure qu'il vous aime infiniment ?
Je n'ay jamais dit, repliqua t'elle, que tous ceux qui aiment fussent honnestes
gens, mais bien que l'on ne peur estre parfaitement honneste homme sans avoir aime :
joint que ce n'est pas par par cette raison que je refuse Andramite, de qui le
merite est grand : mais seulement parce que s'il a aimé sa femme, je ne le sçaurois
souffrir, puis que je veux un coeur qui n'ait rien aimé : et que s'il ne l'a point
aimée, je ne dois pas non plus le choisir, puis que selon mon sens il la devoit aimer. Cette regle generale reprit Abradate, qui
dit que pour estre aimé il faut aimer, ne se trouve donc pas bien fondée, puis
qu'Andramite ne peut toucher vostre coeur : elle n'est sans doute pas
generale comme vous le dittes, repliqua t'elle, et je serois mesme bien marrie
qu'elle le fust. Mais ce qui fait que ce discours qui est sçeu de toutes les
Nations, est quelquesfois troué faux, c'est assurément que l'on n'entre pas dans le
veritable sens de ceux qui l'ont dit la premiere fois, et qui en ont fait une regle
universelle. Car enfin ils n'ont jamais entendu, que pour aimer on deust
infailliblement estre aimé : mais c'est qu'ils croyoient sans doute aussi bien que
moy, qu'à force d'aimer on devient aimable : de sorte qu'en disant à un homme si tu
veux estre aime, aime, c'est luy donner le plus court moyen de faire paroistre ce
qu'il a de bon dans le coeur. Et quelquesfois aussi ce ce qu'il a de plus mauvais,
adjousta la Princesse : en effet combien y a t'il de gens, qui n'auroient jamais
commis de grands crimes, s'ils n'avoient point eu de passion violente ? Il n'en faut
pourtant pas accuser l'Amour, reprit Doralise : qui ne donne assurément
jamais de mauvaises inclinations : et comme on ne se pleint pas du Soleil, que je
compare tousjours avec l'Amour, de ce qu'il fait naistre mille Bestes venimeuses,
dans le mesme temps qu'il blanchit des Lis, où qu'il colore des Roses : de mesme il
ne faut pas accuser l'Amour des bassesses de
quelques lasches Amans qui sont au monde : puis qu'il inspire cent actions
heroïques, et qu'il fait pratiquer toutes les vertus à mille autres, qui ne seroient
peut-estre que des hommes ordinaires sans cette passion. La Princesse se mit à rire
de la pensée de Doralise, aussi bien qu'Abradate : mais pour Mexaris il
demeura assez interdit : et d'autant plus, que Doralise continuant de parler, dit
encore cent choses où il pouvoit prendre part. Il remarqua mesme une fois, que les
regards d'Abradate et ceux de Doralise s estant rencontrez, ils avoient sous-ry
d'intelligence : et qu'Abradate par une action de teste avoit semblé la
remercier de toutes les choses piquantes qu'elle luy avoit dittes : si bien qu'ayant
l'esprit fort aigry, il ne parla plus le reste du jour qu'à mots interrompus : et
dit mesmes plusieurs choses assez dures à Abradate, qui y respondit avec autant
de fermeté, que le respect qu'il vouloit rendre à la Princesse et à la qualité de
son Rival le luy permettoit. Comme elle s'aperçeut aisément du chagrin de Mexaris, elle
fit ce qu'elle pût pour destourner la conversation : et en effet, la colere de ce
Prince se calmant un peu en aparence, elle creut que la chose n'auroit point de
fàcheuse suitte. Ils sortirent donc de chez elle en mesme temps : car lors que
Mexaris vit qu'Abradate s'en alloit, il prit aussi congé de la
Princesse, quoy qu'elle le voulust retenir.
En sortant de chez Panthée, Mexaris demande à Abradate de le suivre dans les
jardins. Il exhorte son neveu à ne pas lui manquer de respect en prétendant à la
main de la princesse dont il est amoureux. Devant les objections d'Abradate,
Mexaris empoigne deux épées et demande le duel. Panthée est consternée par cette
nouvelle. Elle dépêche Perinthe auprès des deux hommes pour les interrompre, mais
ce dernier arrive trop tard : Mexaris, désarmé et légèrement blessé, a été vaincu
par Abradate.
Comme ils surent au pied de l'Escalier Mexaris
parla bas à un des siens : en suitte dequoy il
demanda à Abradate, s'il ne voudroit pas bien s'aller promener dans les Jardins du
Palais qui estoient fort proche ? et comme il luy eut respondu qu'il luy suivroit,
ils y surent : Mexaris estant accompagné de huit ou dix des siens, et Abradate d'un
pareil nombre. Aussi tost qu'ils surent dans ces Jardins, Mexaris mena Abradate dans
une grande Allée, où il n'y avoit personne : et apres avoir fait signe qu'il ne
vouloit pas estre suivy, il s'arresta : et regardant Abradate d'un air assez
imperieux ? il y a long temps, luy dit il, que j'ay eu dessein de vous parler : mais
l'esperance que j'avois, que de vous mesme vous vous porteriez à faire ce que mille
raisons veulent que vous fassiez, m'a obligé de differer jusques à cette heure à
vous advertir, que vous n'agissez nullement comme estant fils de la Reine de la
Susiane ma
Soeur. Car encore que mon âge ne soit pas fort different du vostre, je ne laisse pas
d'estre en droit d'exiger de vous quelque espece de defference : et comme estant mon
Neveu, et comme estant refugié dans une Cour, où je dois estre plus consideré que
vous. Seigneur (répliqua Abradate, avec une civilité hardie) je ne sçache pas
avoir manqué au respect que je vous dois, ny comme estant Fils de la Reine de la
Susiane, ny
comme estant refugié en un lieu où vous estes en effet tres considerable ; c'est
pourquoy je pense pouvoir dire, que la pleinte que vous faites de moy est injuste :
et que la maniere dont vous vous en pleignez est un
peu outrageante. Ce que vous faites tous les jours, reprit Mexaris, m'est bien plus
injurieux : car enfin vous n'avez pas ignoré que l'estois amoureux de la Princesse
de Clasomene
: et cependant vous n'avez pas laisse de vous engager à la servir, et vous ne
laissez pas encore de vous y obstiner. Quoy que la maniere dont vous me parlez,
reprit Abradate, deust peut-estre me dispenser de vous rendre raison de mes
actions et de mes desseins : le respect que je vous dois, comme estant frere de la
Reine ma Mere, et d'un Roy qui m'a donné Azile dans sa Cour, m'oblige à vous dire ;
qu'ayant aimé la Princesse de Clasomene dés le premier instant que je l'ay veuë, je
n'ay sçeu la passion que vous aviez pour elle, que lors que je n'estois plus en
estat d'estre maistre de la mienne. Joint qu'ayant tousjours sçeu que Cresus
n'aprouveroit jamais que vous songeassiez à l'espouser, j'ay pensé que je ne vous
ferois pas un grand outrage, si je faisois ce que je pourrois pour aquerir un bien
que vous ne pourriez jamais posseder. Mais croyez vous, interrompit Mexaris, que
cette mesme raison d'Estat, qui ne veut pas que le Roy consente que j'espouse une
fille qui me rendroit trop puissant dans son Royaume, veüille que vous qui estes
Estranger l'espousiez ? Ha non non Abradate, deffaites vous de cette
imagination : et soyez persuadé, que Cresus ne voudra pas que vous pensiez a
cette Alliance. Croyez encore, si vous estes sage, que le Prince de Clasomene ne donnera point sa Fille a un Prince exilé : et ne pensez
jamais, s'il vous reste quelque raison, à faire une seule action qui me puisse
persuader que vous y songez encore. Jusques icy, reprit Abradate, je vous ay parlé
comme Fils de la Reine de la Susiane ; comme Prince refugié en Lydie ; et comme Neveu du Prince
Mexaris : mais apres ce que je viens d'entendre, il faut que je parle en
Amant de Panthée : c'est à dire en homme qui ne la sçauroit ceder à personne, et
qui l'aimera et la servira, jusques à la fin de sa vie. Veritablement, adjousta
t'il, si la Princesse de Clasomene vous choisit, je n'ay rien à faire qu'à
mourir : et j'ay assez de respect pour elle, quand je n'en aurois pas pour vous,
pour mourir mesme sans me pleinde : mais si cela n'est pas, sçachez s'il vous plaist
que je ne changeray point ma façon d'agir. Quand vous seriez à Suse, repliqua Mexaris, et que j'y serois
refugié, comme vous l'estes en Lydie, vous ne parleriez pas avec plus de hardiesse que
vous parlez ; je parlerois mesme aveque plus de retenuë, reprit Abradate,
parce que je sçay bien qu'il n'est pas beau d'insulter sur les malheureux. Il ne
l'est guere davantage, respondit Mexaris, de perdre le respect que l'on doit à ses
protecteurs : aussi ne perdray-je jamais celuy que je dois au Roy de Lydie, repliqua
Abradate ; et je suis mesme au desespoir que l'amour me force à faire ce
que je fais, contre un Prince qui luy est si proche. Vous ferez encore plus, reprit fierement Mexaris, car si vous ne renoncez
absolument à Panthée, il faut que je vous voye l'Espée à la main. je feray tousjours
tout ce que je pourray, repliqua Abradate, pour ne faire ny l'un ny l'autre : il faut
pourtant vous déterminer, luy respondit Mexaris, et resoudre promptement ce que
vous voulez faire, et lequel vous voulez choisir. Puis que vous me forcez à vous le
dire, reprit Abradate, je veux conserver Panthée ; deffendre ma vie ; et
n'attaquer la vostre qu'à l'extremité. Voila Seigneur tout ce que l'amour et le
respect peuvent exiger de moy : je voudrois vous pouvoir ceder la Princesse, mais
apres tout je ne vous la cederay point : et quoy que je sois resolu de ne faire rien
contre le respect que je vous dois, je ne feray pourtant rien contre mon amour.
Comme Abradate disoit cela, il vit que Mexaris s'avança vers une palissade
sorte espaisse, vis à vis d'une Fontaine jalissante qui estoit au milieu de l'Allée
: et qu'il y prit deux Espées, dont il luy en presenta une : luy disant que puis
qu'il ne pouvoit luy ceder Panthée, il la luy disputast jusques à la mort. D'abord
Abradate ne la prit, que pour parer simplement les coups de Mexaris, sur
le visage duquel il voyoit une fureur qui luy pouvoit faire croire qu'il estoit
capable de tout entreprendre : mais comme il vit que plus il luy parloit civilement,
et que plus il reculoit, plus il l'attaquoit avec fureur, et plus sa colere
augmentoit ; l'amour et la jalousie estant à la fin
plus fortes que le respect qu'il devoit à Mexaris, il fit ferme, et se batit
alors comme un homme qui vouloit vaincre, Cependant comme je ne doute pas que vous
ne soyez en peine de sçavoir comment Mexaris pût trouver ces deux Espées
dans cette Pallissade ; vous vous souviendrez s'il vous plaist, que je vous ay dit
qu'au sortir de chez la Princesse, ce Prince avoit parlé bas à un des siens : apres
quoy je vous diray, qu'il luy avoit commandé absolument d'aller porter ces deux
Espées au lieu qu'il luy avoit prescrit, et qui estoit fort remarquable, à cause de
la Fontaine qui y est. Mais apres luy avoir fait ce commandement, il luy en avoit
encore fait un autre, afin de l'esloigner de ce lieu là : et luy avoit ordonné de
luy aller querir un homme de qualité, qui demeuroit à l'autre bout de Sardis : luy
deffendant de parler à qui que ce soit de ces deux Espées. De sorte que dés que ces
Princes avoient esté dans le Jardin, et que Mexaris eut deffendu qu'on les suivist,
il avoit esté executer son ordre, avec une diligence extréme : mais comme il fut
sorty du Jardin, pour aller chercher cét homme dont Mexaris n'avoit pas besoin, il
rencontra un Officier de la Princesse devant sa porte, qui estoit son Amy
particulier, à qui il fit confidence de ce qu'il venoit de faire : luy demandant
mesme conseil : car la pensée de cét Officier de Mexaris estoit, que son Maistre se
vouloit battre contre celuy qu'il luy envoyoit
querir. Mais comme cét Officier de la Princesse avoit plus d'esprit que l'autre
sçachant que Mexaris et Abradate estoient ensemble, il crëignit qu'il n'arrivast
quelque malheur : et apres luy avoir conseillé de retourner plustost au Jardin que
d'achever son voyage ; et de dire à son Maistre qu'il avoit sçeu que celuy qu'il luy
envoyoit chercher n'estoit pas chez luy, il entra en diligence chez la Princesse,
qu'il trouva en conversation avec Perinthe : devant qui il ne laissa pas de luy dire
ce qu'il venoit d'aprendre. A peine eut il dit cela, que la Princesse fit un grand
cry, et changea si fort de couleur, que Perinthe ne pût pas douter qu'elle ne prist
un interest bien particulier en la vie d'Abradate : car il sçavoit bien qu'elle
n'en pouvoit avoir d'autre en celle de Mexaris, que celuy que la pitié toute
seule luy pouvoit faire prendre. je vous laisse donc à juger en quel estat il se
trouva, lors regardant la Princesse, il vit quelques larmes tomber de ses yeux, par
la seule crainte de la mort d'Abradate : cependant comme elle sçavoit qu'en ces
occasions, les momens sont precieux, elle s'aprocha de Perinthe : et le priant avec
une tendresse extréme ; mon cher Perinthe, luy dit elle, faites que je vous aye
l'obligation d'avoir empesché qu'il n'arrive quelque malheur de cette querelle : et
sçachez, pour vous obliger à estre plus diligent, que vous ne pouvez jamais me
rendre un service plus considerable, que celuy que je vous demande. Allez donc, je vous en prie : car je seray bien aise de ne
devoir cét office la qu'à vous seul.
Cresus est bientôt informé du duel entre son neveu et son frère. Perinthe demande
alors à Andramite d'intervenir auprès du roi de Lydie, afin qu'il interdise aussi
bien à Abradate qu'à Mexaris de penser à Panthée. Et effectivement, Cresus
commande à son frère d'oublier la princesse de Clasomene, en même temps qu'il prie
le prince de la Susiane, qui s'est exilé, de ne pas songer à Panthée. Pendant ce
temps, les dames s'enquièrent des détails du duel auprès de Perinthe. Ce dernier,
embarrassé, fait un médiocre récit, afin de ne valoriser aucun de ses rivaux.
Il vous est aisé de juger, Madame, combien Perinthe estoit surpris et affligé, de
la commission que la Princesse luy donnoit : il voulut deux ou trois fois luy dire
quelque chose ; mais la Princesse sans l'escouter, luy disoit tousjours qu'il allast
promptement : de sorte que le pauvre Perinthe malgré luy, fut pour separer deux
hommes qu'il eust voulu combatre tous deux s'il eust osé. Il est vray qu'il n'y fut
pas des premieres : car le bruit des Espées ayant esté entendu par ceux qui estoient
dans les autres Allées de ce Jardin, ils y surent en diligence : mais ils y surent
pourtant trop tard ; car le combat de ces Princes estoit desja finy, quand ils
arriverent aupres d'eux. je ne vous diray point. Madame, comment il se passa : et ce
sera assez que je vous aprenne, que Mexaris fut blessé et desarmé, et
qu'Abradate vainquit sans avoir reçeu aucune blessure : Mexaris disant
luy mesme, que ce Prince avoit une valeur incomparable. Mais de grace, Madame,
imaginez vous un peu, quels sentimens estoient ceux de Perinthe : lors que dans
l'incertitude de l'evenement de ce combat, il alloit chercher ces deux Princes. Il
m'a advoüé depuis, qu'il ne pût jamais demeurer d'accord avec luy mesme de ses
propres souhaits : tantost il eust voulu que tons les deux se fussent tuez :
quelquefois il desiroit au moins qu'Abradate fust vaincu : et quelques
fois aussi, trouvant beaucoup d'injustice et mesme
de lascheté à ses souhaits, il se souhaittoit la mort à luy mesme : principalement
lors qu'il faisoit reflexion sur la douleur que Panthée avoit tesmoigné avoir, par la
seule crainte qu'elle avoit euë qu'il n'arrivast quelque malheur à Abradate. De
plus, il eut encore le desplaisir de rencontrer cét illustre Vainqueur de Mexaris, que
quelques uns de ses Amis que le hazard avoit amenez dans ce Jardin conduisoient chez
luy : et pour l'accabler davantage, il ne le vit pas plustost, qu'Abradate
l'abordant, sans attendre ce qu'il luy diroit ; si je puis sans incivilité, luy dit
il, vous conjurer de dire à la Princesse de Clasomene, que c'est par elle seule que la
valeur du Prince Mexaris ne m'a pas vaincu, je vous prieray de le faire ; et de l'assurer
que l'attribuë à la passion que j'ay pour elle, l'heureux succés de mon combat.
Perinthe estoit si interdit, qu'il escouta ce discours sans y respondre, que par une
profonde reverence : mais Abradate prenant son silence pour un consentement à ce
qu'il desiroit de luy, le quitta, et fut attendre avec assez d'inquietude, ce que
Cresus
penseroit de son action. Cependant tous ses Amis agirent puissamment envers ce
Prince : et entre les autres Andramite, qui pensant bien servir Perinthe, qu'il
sçavoit l'avoir prié d'empescher que Cresus ne consentist au Mariage de
Mexaris et de Panthée, si tout ce qu'il pût pour apaiser le Roy : qui
en effet estant informé de la chose, donna tout le tort au Prince son Frere, de qui les blessures n'estoient pas dangereuses :
et excusa Abradate autant qu'il pût. Il voulut mesme qu'ils s'embrassassent, dés
que Mexaris fut guery : mais ce qu'il y eut de de cruel pour Abradate, fut
que Perinthe sçachant que Cresus n'avoit guere plus d'envie que Panthée
l'espousast que Mexaris, persuada à Andramite, qu'il devoit obliger le Roy, pour oster
absolument tout sujet de querelle à deux si grands Princes, de leur deffendre
esgalement de songer au mariage de cette Princesse. Et en effet, Andramite
agissant à la priere de Perinthe, qui luy disoit pour colorer la chose, que c'estoit
que la Princesse de Clasomene estoit en une aprehension estrange, d'estre cause de la mort
de quelqu'un de ces Princes ; il fit que Cresus les accommodant, leur dit à tous
deux qu'il ne vouloit point qu'ils pensassent à Panthée. Bien est il vray, qu'il parla
d'une maniere diffetente à ces deux Rivaux : car il commanda absolument la chose à
Mexaris, et se contenta d'en prier Abradate : traitant l'un comme son
sujet, et l'autre comme Prince estranger. Ils ne purent toutesfois se resoudre à luy
promettre ce qu'il vouloit : disant tousjours que l'amour estoit une passion que
l'on ne surmontoit pas facilement, et de laquelle ils ne croyoient pas se pouvoir
deffaire. Ils disoient pourtant cela avec tant de respect pour Cresus, de peur de l'irriter,
et de peur qu'ils ne les esloignast de Sardis, que leur resistance ne l'offença point : et il
creût mesme qu'ils ne laisseroient pas de luy
obeir, quoy qu'ils luy protestassent qu'ils ne pensoient pas le pouvoir faire. Ainsi
il se trouva que le Vainqueur, ne fut plus pas heureux que le vaincu : et que ce fut
effectivement Perinthe, qui recueillit tout le sruitde la victoire d'Abradate ;
par la joye qu'il eut de pouvoir esperer que la Princesse ne l'espouseroit non plus
que Mexaris. Mais, Madame, j'oubliois de vous dire, que ce fut une rare
chose, que de voir revenir Perinthe rendre conte à la Princesse, du combat de
Mexaris et d'Abradate : car encore qu'elle l'eust desja sçeu par
d'autres, neantmoins comme l'on est bien aise d'ouïr dire plus d'une fois une chose
qui plaist, et où l'on s'interesse : Perinthe ne fut pas plustost aupres d'elle, où
il n'y avoit alors que Doralise et moy ; que luy adressant la parole, et bien
Perinthe (luy dit elle avec beaucoup de joye dans les yeux) graces aux Dieux le
Prince Abradate et le Prince Mexaris ne sont point morts : non Madame, repliqua t'il,
mais le dernier est blessé. Il est vray, dit elle, mais comme on m'a dit que ses
blessures sont legeres, cela n'empesche pas que je ne sois ravie que ce combat n'ait
pas esté plus funeste. je m'imagine Madame, reprit il, que qui trouveroit le juste
sens de vus paroles ; trouveroit Abradate plus glorieux de ce que vous dittes, que
d'avoir desarmé Mexaris : quoy qu'il en soit, dit la Princesse en rougissant : aprenez
moy precisément toutes les particularitez de ce
combat. Perinthe se trouvant alors bien embarrassé, et ne pouvant se resoudre à
exagerer luy mesme la gloire d'un Rival qu'il voyoit estre si bien dans le coeur de
Panthée, luy dit qu'il ne les avoit pas sçeües. Que les Amis de Mexaris les
disoient d'une façon, et ceux d'Abradate d'une autre : et qu'enfin il luy sembloit que
c'estoit le principal, qu'elle sçeust qu'Abrate n'estoit point blessé, et que
Mexaris avoit esté desarmé. Sans mentir, (luy dit Doralise en riant, qui
connut aussi bien que moy la veritable cause qui empeschoit Perinthe de satisfaire
la curiosité de la Princesse) il faut advoüer que pour un Brave, vous estes mal
informé de ce combat : et qu'il n'est pas tousjours vray de dire, que chacun parle
bien de son mestier. Pour moy (adjousta t'elle malicieusement, pour descouvrir
toujours plus ses sentimens) si j'avois esté à un Bal, et que la Princesse me
demandast precisément ce qui s'y seroit passé, je luy dirois sans doute toutes
choses. jusques aux moindres circonstances. Elle sçauroit si la Salle auroit esté
bien ou mal esclairée, qui auroit le plus dancé ; quelles des Dames auroient esté
les plus parées où les plus belles ; qui des hommes auroit paru le plus galant : je
luy dirois encore, celle cy a esté la mieux habillée : celuy là a parlé long temps à
une telle ; et un tel à une autre : et luy démeslant tous les petits intrigues de
l'Assemblée, je ferois qu'elle sçauroit si exactement tout ce qui s'y seroit passé,
qu'elle n'ignoreroit pas mesme qui auroient esté
celles que l'abondance des lumieres auroit fait rougir avec tant d'excés : qu'elles
en auroient perdu une partie de leur beauté. Cependant vous qui estes Brave, venez
raconter un combat, comme je le raconterois : et au lieu d'en dire toutes les
circonstances exactement, vous dittes seulement à la Princesse qui les veut sçavoir,
Mexaris est blessé, et Abradate est Vainqueur. Il est vray
(dit Panthée en riant de ce que Doralise disoit) que je trouve que
vous avez raison, et que Perinthe a tort : je pensois Madame, repliqua t'il, qu'il
ne fust pas trop judicieux, de narrer un combat à des Dames, de la mesme façon qu'on
le raconte à des hommes : il ne seroit sans doute pas beau, reprit Doralise, que
vous vinssiez tousjours parler de Guerre, et de Batailles, ou conter vos propres
victoires : mais pour un combat singulier, et un combat encore où vous n'avez point
eu de part, et qui s'est fait entre deux Personnes si remarquables, il faloit le
dire fort exactement. je m'en informeray donc mieux une autre fois, reprit il, et je
profiteray de vos enseignemens : une autre fois ! interrompit la Princesse, ha
veüillent les Dieux que vous n'en soyez pas en la peine. Panthée dit cela d'un air,
qui fit si bien voir à Perinthe ce qu'elle pensoit, qu'il en perdit la parole durant
un quart d'heure : pendant lequel Doralise continuant de luy parler comme elle avoit
commencé pensa le faire desesperer.
Alors que, par désespoir, Perinthe élabore des plans pour enlever Panthée, il se
voit chargé de la conduire, avec Doralise et Pherenice, à Clasomene, où la tante
de Panthée, Basiline, est très malade. Or peu de temps après leur arrivée,
Basiline meurt, ce qui rend sa nièce gravement malade à son tour, prolongeant
ainsi le séjour à Clasomene. Perinthe est ravi de se trouver auprès de la
princesse ; par contre, il appréhende que Mexaris ne parvienne à adoucir le père
de Panthée durant son absence.
Mais pour en revenir où l'en estois, je vous
diray, Madame, qu'Abradate fut si affligé, de voir qu'en vainquant Mexaris, il
avoit vaincu inutilement, qu'on ne pouvoit pas l'estre davantage. Ce n'est pas qu'il
n'eust quelque consolation, de voir qu'il estoit du moins en seureté de son Rival :
mais cela n'empeschoit pas qu'il ne s'estimast tres malheureux. Quand la Princesse
sçeut la chose, elle en fut aussi fort touchée ; quoy qu'elle aportast soin à ne le
tesmoigner pas : si bien que la premiere fois qu'Abradate rencontra la Princesse chez
Doralise, il se fit une conversation entre eux, qui acheva de lier leur
amitié : la Princesse demeurant pourtant tousjours dans les termes qu'elle s'estoit
prescrits, de n'espouser jamais Abradate, sans le consentement du Prince son Pere : mais
de n'espouser jamais aussi Mexaris, quelque violence qu'on luy voulust faire pour
cela. Ainsi ce qui s'opposoit en aparence à leur affection, la rendit plus forte, et
Perinthe sans y penser, servit plus Abradate en luy voulant nuire, qu'il
n'eust fait en le voulant servir. Cét Amant secret ne laissoit pas de se croire plus
heureux, qu'il n'estoit auparavant le combat de ses Rivaux : car encore qu'il
connust bien que le coeur de Panthée estoit engagé, il ne laissoit pas d'esperer, que
voyant qu'elle ne pouvoit espouser Abradate, elle feroit effort pour le
chasser de son ame : de sorte que nous le voiyons plus gay qu'il n'avoit accoustumé
de l'estre. Pour Mexaris, il estoit si melancolique,
qu'on ne pouvoit pas l'estre plus qu'il l'estoit. ce n'est pas qu'il n'eust
tousjours de bonnes paroles du Prince de Clasomene : mais comme elles n'estoient pas
décisives, et que Perinthe l'empeschoit de se resoudre à luy donner sa Fille sans le
consentement du Roy, il n'en estoit guere moins inquiet. Cependant Abradate et
luy, vivoient ensemble avec une civilité froide, qui sembloit toujours estre une
disposition à une nouvelle querelle : comme le Roy ne leur avoit pas deffendu de
voir Panthée, mais seulement de songer a l'espouser, ils la voyoient l'un et
l'autre quelquesfois chez elle ; mais beaucoup plus souvent ailleurs, de peur
d'irriter Cresus : ainsi ils menoient une vie fort contrainte et peu agreable.
Abradate estoit pourtant beaucoup moins malheureux que son Rival : puis
que non seulement il sçavoit qu'il n'estoit pas haï ; mais qu'il avoit encore
l'avantage, que la Princesse n'alloit en aucun lieu, qu'il n'en fust adverty à
l'heure mesme. Car comme il estoit liberal, ses Espions estoient tres exacts et tres
fidelles : et je pense pouvoir dire, qu'il n'y avoit pas un homme, de quelque
condition qu'il fust, ny chez le Prince de Clasomene, ny chez la Princesse sa Fille,
qui ne fust absolument à luy, à la reserve de Perinthe. Au contraire, l'avarice de
Mexaris, faisoit qu'il estoit mesme mal servy et mal adverty pis ses
propres gens ; et qu'ainsi il ne sçavoit jamais que
ce que personne n'ignoroit. Apres avoir donc vescu quelque temps de cette sorte, il
prit enfin une resolution fort injuste et fort violente : qui fut d'enlever Panthée, s'il
ne pouvoit obliger lé Prince de Clasomene, à luy faire secrettement espouser sa Fille
d'authorité absoluë. Comme il estoit dans ces sentimens, il arriva nouvelle que la
Princesse Basiline Tante de Panthée, estoit attaquée d'une maladie mortelle : si bien
que cette Princesse qui l'aimoit tendrement, suplia son Pere de luy permettre
d'aller rendre les derniers devoirs, à une personne qui luy estoit si chere. Comme
cette priere estoit juste, Panthée obtint facilement ce qu'elle demandoit, et le
Prince de Clasomene luy mesme eust fait ce voyage, s'il n'eust pas esté adverty
qu'il en demanderoit inutilement la permission à Cresus. Il fut donc resolu que Panthée iroit
seule, et que Perinthe la conduiroit : qui comme vous pouvez penser, reçeut cette
commission agreablement. Il fut pourtant fàché de laisser Mexaris aupres du Prince son
Maistre sans qu'il y fust : neantmoins la satisfaction qu'il avoit de voir qu'il
alloit estre quelque temps aupres de la Princesse sans y voir ses Rivaux, l'emporta
sur toute autre consideration. Cependant Panthée jugeant bien qu'elle auroit
besoin de consolation durant ce voyage, dont la cause estoit si fâcheuse, pria la
Tante de Doralise, chez qui elle demeuroit, de luy donner sa Niece ; ce qu'elle luy accorda d'autant plustost, que Doralise
tesmoigna le souhaiter ardamment : de sorte que dés le lendemain nous partismes,
pour aller à Clasomene. Abradate sentit cette separation, avec une douleur
estrange : et ce qui la luy rendit encore plus rude, fut que comme ce voyage fut
fort precipité, il ne pût dire adieu en particulier à la Princesse : si bien que ce
ne fut que moy qu'il sçeut qu'elle vouloit qu'il la pleignist dans son affliction,
et qu'il se souvinst d'elle durant son absence. je ne vous diray point, Madame, avec
quelle melancolie la Princesse fit ce voyage, ny quelle douleur fut la sienne, lors
qu'arrivant à Clasomene, nous trouvasmes que la Princesse Basiline estoit si mal,
qu'il n'y avoit plus nulle esperance de guerison pour elle ; car cela seroit et trop
long et trop ennuyeux. Mais je vous diray que quatre jours apres nostre arrivée,
nous eusmes le desplaisir de voir mourir cette excellente Princesse dont Panthée sentit
la mort avec tant d'amertume, qu'elle en tomba malade elle mesme ; de sorte qu'elle
ne pût pas retourner si tost à Sardis. Car encore que son mal ne fust pas violent, il
estoit tousjours assez grand, pour l'empescher de se pouvoir mettre en chemin : et
par ce moyen, Perinthe eut plus longtemps qu'il n'avoit pensé, le plaisir de ne voir
point ses Rivaux, et de voir tousjours la Princesse. En effet il luy devint si
agreable, et quasi si necessaire, pendant le sejour qu'elle fit à Clasomene, qu'elle ne pouvoit souffrir que sa conversation ;
celle de Doralise ; et si je l'ose dire la mienne : si bien que l'on peut assurer
que comme les Roses naissent parmy les espines, les plaisirs de Perinthe naissoient
parmy les douleurs. Il est vray qu'ils ne surent pas mesme durables non plus
qu'elles : car outre que l'amour est une passion ennemie du calme et du repos, il
reçeut une lettre d'Andramite qui redoubla son inquietude : parce qu'elle
luy aprit que Mexaris estoit eternellement avec le Prince de Clasomene. Neantmoins comme il
sçavoit bien que tant que la Princesse ne seroit pas aupres d'eux, ils ne pourroient
executer les resolutions qu'ils pouvoient prendre : il esperoit que des qu'il
verroit le Prince de Clasomene, il le feroit changer de dessein, s'il en avoit un contraire à
ses intentions, Ainsi ce desplaisir ne fut pas le plus grand de ceux qui troublerent
la satisfaction qu'il avoit d'estre esloigné de ses Rivaux, et d'estre aupres de la
Princesse :
Pendant l'absence de Panthée, Abradate et Doralise entretiennent une
correspondance étroite. Or pour coder le contenu des lettres, ils conviennent de
mettre le nom de Perinthe à la place de celui de Panthée. Un jour, alors que la
porte est entrouverte, Perinthe aperçoit, grâce à un miroir, que Doralise est en
train d'écrire une lettre. Il s'approche doucement pour lire ce qu'elle écrit.
car vous sçaurez Madame, que le Prince Abradate ne pouvant vivre sans avoir
des nouvelles de Panthée, escrivit regulierement deux fois toutes les semaines à Doralise ou à
moy, tant que nous fusmes esloignées : ou pour mieux dire à la Princesse, estant
certain que tout ce qu'il nous disoit, n'estoit que des choses qui la regardoient.
D'abord il tesmoigna souhaiter ardamment d'obtenir la liberté de luy escrire à elle
mesme : mais elle ne le voulut pas, de peur qu'il n'y eust quelques Lettres perdues : car pour celles que nous recevions
Doralise et moy, elles estoient escrites d'une certaine façon, qu'elles
pouvoient recevoir plusieurs explications. Ainsi la Princesse entendoit parler
d'Abradate presques sans danger : et Abradate aprenoit aussi par nous, tout
ce qu'il vouloit sçavoir. Mais afin de mieux embroüiller les choses que nous
escrivions, nous avions une fois mandé à Abradate par une voye tres seure, que
nous luy voudrions dire quelque chose de la Princesse, ce seroit sous le nom de
Perinthe : ainsi vous pouvez juger que le nom de Perinthe estoit dans toutes nos
Lettres. Il arriva donc une fois par malheur, que Perinthe fut dans la Chambre de
Doralise, comme elle escrivoit à Abradate : et quoy qu'elle eust
accoustumé quand elle luy faisoit responce, d'ordonner à une fille qui la servoit,
de ne laisser entrer personne sans l'en advertir, elle ne luy obeït pas fort
exactement ce jour là : au contraire ayant eu besoin d'aller querir quelque chose
dans une autre Chambre, elle sortit de celle de sa Maistresse, sans qu'elle s'en
aperçeust : et laissant la porte entr'ouverte, elle fut où elle avoit à faire :
esperant estre revenuë devant qu'il pust venir personne. Mais ayant trouvé
quelqu'une des Femmes de la Princesse, avec qui elle s'arresta à parler, Perinthe
arriva : qui n'entendant aucun bruit dans le Chambre de Doralise, creut ou qu'elle
n'y estoit pas, ou qu'elle estoit malade : si bien
que pour s'en esclaircir, il porta les yeux à l'ouverture de la porte, par laquelle
il vit qu'elle escrivoit sur une petite Table, vis à vis d'un grand Miroir, et
qu'elle avoit le dos tourné vers luy. Comme Doralise songeoit attentivement à ce
qu'elle vouloit dire, on eust peu mesme faire assez de bruit, qu'elle ne l'auroit
pas entendu : c'est pourquoy il n'est pas estrange, si elle n'ouït point entrer
Perinthe : qui ayant quelque curiosité devoir ce qu'elle escrivoit, afin d'avoir
lieu de luy fai- la guerre de quelque chose, comme elle la luy faisoit tousjours ;
se mit à ouvrir la porte tout doucement ; et marchant comme on marche quand on a
peur d'esveiller quelqu'un, il fut enfin se mettre derriere Doralise : où il ne fut pas
si tost, que panchant la teste par dessus son espaule, il se mit à lire ce qu'elle
escrivoit à Abradate. Il ne pût toutesfois pas connoistre à qui cette Lettre
s'adressoit : mais il fut bien surpris de voir que le premier mot qu'il y leût
estoit son Nom. Sa curiosité redoublant donc encore, il leût tout ce qu'il y avoit
d'escrit : qui, si je ne me trompe, estoit à peu prés conçeu en ces termes.
Perinthe me parla hier de vous, d'une maniere si obligeante, que je voudrois que
vous pussiez avoir entendu tout ce que nous dismes a vostre avantage. Vostre
derniere Lettre luy a semblé la plus jolie du monde : et si jolie enfin, que je lu
luy ay veû lire trois fois. Vous sçavez que cette
Personne s'y connoist assez, pour n'oser apres cela vous donner des louanges :
aussi bien ay-je beaucoup d'autres choses à vous dire, qui vous sont plus. . . . .
.
Perinthe découvre la correspondance codée de Doralise et Abradate : il est au
désespoir d'apprendre que son nom est exploité pour favoriser les amours de son
rival et de la femme qu'il aime. Il est si malheureux qu'il finit par avouer sa
passion à Pherenice. Laquelle s'avoue impuissante à le servir auprès de Panthée. Sur
le chemin du retour à Clasomene, le convoi de la princesse est attaqué par Mexaris,
qui tente de l'enlever. Perinthe la défend courageusement, jusqu'à l'arrivée
salvatrice d'Abradate, qui fait fuir les assaillants. Cresus, qui désapprouve son
frère, n'est pas favorable pour autant au mariage de Panthée et Abradate. Mais un
rebondissement vient modifier le cours des événements : Abradate apprend qu'à la
suite des décès de son frère et de son père, il devient roi légitime de la Susiane.
Dès qu'il lui est possible, il demande la main de Panthée.
Doralise s'aperçoit de la présence de Perinthe et s'en offusque. Mais il est trop
tard : ce dernier a lu la lettre et désire connaître pourquoi Doralise parle de
lui sans qu'il le sache. Celle-ci choisit de répondre sur le ton de la raillerie.
Elle prétend qu'une dame de Sardis lui a écrit une lettre où elle fait montre de
bel esprit et que, pour ne pas la vexer, Doralise lui répond que Perinthe a fort
apprécié sa lettre. Mais ce dernier n'est pas dupe.
Comme Doralise escrivoit ce dernier mot, et que Perinthe le lisoit, avec une
impatience extréme d'en voir la suite, afin d'en entendre le commencement, où il ne
comprenoit rien, sçachant bien que Doralise ne luy avoit point monstré de
Lettre ; elle leva les yeux ; et regardant dans le Miroir qui estoit sur la Table,
elle y vit Perinthe qui lisoit sa Lettre par dessus son espaule. Elle ne l'eut pas
plustost veû, qu'elle fit un grand cry : et depuis quand, Perinthe (s'escria t'elle
en se levant et en cachant sa Lettre) avez vous oublié le respect que l'on doit aux
Personnes de mon sexe ? Et depuis quand, luy dit il en sous-riant, belle Doralise,
avez vous apris à me faire dire des choses où je n'ay jamais pensé ? Du moins,
adjousta t'il, faites moy voir cette Lettre que vous dittes que je troune si jolie :
et si jolie, que je l'ay leuë jusques à trois sois. Doralise voyant alors, qu'il avoit leû
tout ce qu'elle avoit escrit, creut qu'il valoit mieux en railler aveque luy, que de
parler plus long temps serieusement : croyant que plus elle s'en fâcheroit, plus il
y croiroit de mistere. Joint que comme les Personnes enjouées ne peuvent prendre la
liberté qu'elles prennent, sans en donner un peu aux autres ; elle jugea bien
qu'elle ne devoit pas se fâcher legerement contre
Perinthe, à qui elle avoit fait cent malices innocentes en sa vie. De sorte que
changeant de visage, et se mettant à rire, elle se mit alors à relire sa Lettre,
afin d'avoir le temps d'y chercher une explication : pendant quoy Perinthe la
relisant aussi bien qu'elle, qui ne s'en deffendit point, il la repassa parole pour
parole. Mais encore, luy dit il, pourquoy dittes vous ce mensonge, et à qui le
dittes vous ? car vous sçavez bien que tout hier je ne vous parlay point : et je
venois aujourd'huy pour me recompenser de ce malheur. Cependant vous dittes à la
personne à qui vous escrivez, que je vous ay parlé d'elle d'une maniere fort
obligeante. Vous adjoustez que sa derniere Lettre m'a semblé fort jolie : et vous
dittes enfin tous ces mensonges avec une si grande hardiesse, que j'en suis
espouventé. Quoy qu'il en soit, dit Doralise, il me semble que je ne vous
rends pas un mauvais office : car en disant tout ce que je dis, je ne dis rien à
vostre desavantage : au contraire je dis que vous vous connoissez bien en jolies
Lettres, et que je n'ose donner de loüanges, à ce que vous avez loüé. Mais de grace,
luy dit il, Doralise, monstrez moy ce que vous dittes que je loüe, autrement vous me
mettrez au desespoir : en verité, luy respondit elle, si j'estois mauvaise Amie je
vous le monstrerois : et pour vous faire voir que je suis bonne, sçachez (adjousta
t'elle, pour luy faire une fausse confidence) qu'une Dame de Sardis, que pour son honneur je ne vous veux point nommer, m'a escrit une
Lettre où elle se pique si fort de bel esprit, qu'elle est toute composée de grands
mots, et de paroles choisies, qui ne veulent pourtant rien dire : de sorte que
connoissant bien par son stile qu'elle veut qu'on la louë, je l'ay sans doute loüée
le plus que je la pouvois loüer : puis que je luy ay dit qu'elle avoit eu beaucoup
de part à vos loüanges. je vous croiray, repliqua t'il, si vous me monstrez cette
Lettre : comme vous en connoistriez peut-estre l'escriture, respondit elle, je ne
vous la monstreray pas : cependant Perinthe, adjousta Doralise, le vous prie de
me laisser la liberté d'achever la mienne. En effet, dit il, je pense que c'est une
affaire pressée : car l'endroit où vous l'avez quittée, monstre que vous avez
d'autres choses à dire que des complimens. Il est vray, repliqua Doralise en
riant, et c'est pour cela que je vous prie de me quitter. je ne le sçaurois, luy dit
il, car à vous parler franchement, je ne croy rien de ce que vous venez de me dire.
Et que croyez vous donc ? luy dit elle ; je ne sçay encore ce que j'en dois croire,
reprit il, mais je suis pourtant le plus trompé de tous les hommes si cette Lettre
ne cache quelque secret. Si vous le croyez ainsi, interrompit Doralise, vous n'estes pas
ce me semble raisonnable, de me presser de vous le descouvrir : puis que vous sçavez
bien que c'est une chose que nos Amis nous doivent dire d'eux mesmes, et : que nous
ne devons jamais leur demander. Si je ne voyois pas
mon nom dans vostre Lettre, reprit il, je serois sans doute plus discret : mais
apres avoir dit trois ou quatre mensonges de moy, je pense estre en droit devons
demander la verité que je veux sçavoir de vous. Et que voulez vous precisément que
je vous die ? repliqua Doralise : je veux, dit il, que vous m'apreniez à qui
s'adresse cette Lettre, le vous ay desja dit, reprit elle, que je ne vous le diray
point : et tout ce que je puis pour vostre satisfaction, est de vous protester que
vous ne devez prendre nul interest à tout ce que j'ay dit, et tout ce que je dois
dire, à la personne qui j'escris. Au nom des Dieux, s'escria Perinthe, ne me
traittez point de cette sorte : car si vous me refusez, je diray ce qui me vient
d'arriver, non seulement à tout le monde qui est icy, mais encore à toute la Cour,
quand nous serons retournez à Sardis. Perinthe est si discret, reprit Doralise, que
je n'ay garde de craindre qu'il me veüille fâcher : Doralise est quelquefois si
malicieuse, repliqua t'il, que Perinthe ne sera pas fort coupable, de s'en vanger
une fois en sa vie. Mais quand vous direz reprit elle, tout ce que vous pretendez
dire, que m'en arrivera t'il ? il arrivera sans doute, respondit Perinthe, que l'on
sçaura que vous avez une intelligence cachée avec quelqu'un : on sçait assez, reprit
elle en sous-riant, que je ne trouve point cét honneste homme que je cherche : qui
sans avoir rien aimé, soit en estat de se faire aimer : c'est pourquoy ma reputation ne sera point blessée, quoy que vous
puissiez dire contre moy. Peut-estre (dit alors Perinthe, en la regardant fixement)
agissez vous pour quelque autre : et peut-estre encore que vous allez moins
d'interest que moy au secret de cette Lettre. je n'eusse jamais creû reprit Doralise,
qu'un homme qui ne veut dire son secret à personne, eust esté si puissant à vouloir
sçavoir celuy des autres : quoy qu'il en soit, dit il, j'ay une telle envie que vous
me disiez precisément ce que je demande, ou que vous me l'advoüyez si je le devine,
qu'il n'est rien que je ne fisse pour vous y obliger. Dittes moy seulement, dit
elle, ce que vous en pensez, et puis apres je verray ce que j'auray à vous
respondre.
Perinthe ne tarde pas à découvrir les subterfuges de Doralise, qui fait figurer
son nom à la place de celui de Panthée dans une lettre destinée à Abradate. Il en
conçoit un profond chagrin, au point de paraître tout changé. Il demande alors à
Pherenice de faire cesser cette mascarade, prétextant que le prince de Clasomene
risque de voir d'un mauvais oeil cette intelligence avec Abradate, qu'il lui a
vivement déconseillé. Mais Pherenice, refusant de le croire, le somme d'avouer ses
sentiments pour Panthée.
Comme ils en estoient là j'arrivay, sans sçavoir la contestation qui estoit entre
eux : et comme la Princesse craignoit tousjours que Doralise n'escrivist trop obligeamment
à Abradate, je venois luy dire qu'elle ne fermast pas la Lettre qu'elle
escrivoit sans la luy monstrer. Pour m'aquiter donc de ma commission, je luy dis
tout bas l'ordre que j'avois : mais quoy que je creusse qu'à peine m'avoit elle
oüye, Perinthe m'entendit aussi bien qu'elle : de sorte que joignant ce que je
disois, à la Lettre qu'il avoit leue, il creut bien que scelle que la Princesse
vouloit voir, estoit la mesme, où son nom estoit meslé malgré luy : et il ne douta
plus du tout, que cette Lettre misterieuse ne regardast la Princesse et Abradate.
Doralise
voulut alors me raconter leur démeslé, mais il
n'entendit plus raillerie : et se levant pour s'en aller, je ne vous demande plus,
luy dit il, ce que je vous demandois il n'y a qu'un moment : car je le sçay
presentement sans que vous vous donniez la peine de me le dire. Doralise
voyant un si grand changement en son visage, craignit qu'il n'allast dire quelque
chose qui pust nuire à la Princesse, c'est pourquoy elle le retint : et me contant
en trois mots le sujet de leur querelle, afin de me faire comprendre ce que je
devois luy dire, et afin aussi de luy persuader qu'il n'y avoit point de mistere en
cette Lettre ; je fis en effet ce que je pûs, pour luy faire croire que tout cela
n'estoit qu'un de ces agreables jeux d'esprit de Doralise, qui estoient quelquesfois si
divertissans. Mais je connus bien qu'il ne me croyoit pas : et il nous quitta
certainement sans nous croire. A peine fut il sorty de la Chambre, que Doralise et
moy le rapellasmes : apres avoir consulté ensemble un moment, et conclu qu'il valoit
beaucoup mieux que Perinthe seul soubçonnast quelque chose, que s'il alloit dire ce
qui luy venoit d'arriver, à des gens qui le feroient sçavoir à mille autres, qui en
tireroient de fâcheuses consequences. Perinthe estant donc rentré dans la Chambre de
Doralise, nous le priasmes serieusement de ne dire rien de ce qui
c'estoit passé entre luy et elle : luy disant, afin qu'il ne nous refusast pas, et
afin de le tromper, que nous luy dirions une autrefois, la verité de cette petite avanture. Non non (repliqua Perinthe, avec une
civilité un peu froide) je ne reveleray pas le secret qui vous est si cher : et je
respecte trop la Personne qui y a le principal interest, pour en avoir la pensée.
Nous voulus mes encore luy dire quelque chose Doralise et moy : mais il s'en alla
sans nous respondre. Cependant nous resolusmes qu'il ne faloit point parler à la
Princesse de ce qui nous estoit arrivé, de peur de luy donner de l'inquietude : mais
qu'il faloit flatter Perinthe, et tascher mesme de luy faire dire precisément tout
ce qu'il pensoit. Nous ne peusmes pourtant pas en trouver l'occasion bien
promptement, car personne de chez la Princesse ne vit Perinthe de tout ce jour là :
ce n'est pas qu'il fust allé s'enfermer seul pour cacher seulement son chagrin :
mais c'est qu'il estoit allé chercher les voyes de descouvrir s'il n'y avoit point
quelqu'un des gens d'Abradate à Clasomene : et en effet sa perquisition ne fut pas
inutile : car il sçeut par un hazard estrange, qu'il y avoit un homme logé chez le
Capitaine du Chasteau qui ne vouloit pas estre veû : si bien qu'estant allé pour
s'informer luy mesme de ce que c'estoit, il aprit par un domestique de ce Capitaine
qui est mon Parent, que cét Estranger partiroit le lendemain au matin ; qu'il
n'estoit arrivé que le jour auparavant ; qu'il estoit venu du costé de Sardis ; et que je
luy avois parlé dans une Allée du Jardin. je vous laisse à penser Madame, apres
cela, si un homme aussi amoureux que Perinthe et
aussi plein d'esprit, pouvoit douter qu'il n'y eust pas une intelligence secrette
entre Panthée et Abradate : il imagina donc la verité telle qu'elle
estoit ; et il comprit fort bien que son nom qu'il avoit veû dans la Lettre de
Doralise, ne servoit qu'à cacher celuy de Panthée. De vous dire
Madame, quel fut le desespoir de Perinthe, ce seroit une chose impossible : quoy,
disoit il, ce n'est pas assez que je ne puisse jamais oser seulement dire que
l'aime, à la Personne que j'adore, il faut encore pour me persecuter, qu'il y ait
cent circonstances fâcheuses, qui donnent une nouvelle amertume à toutes mes
douleurs : et il faut que mon nom serve à cacher les faveurs que la Princesse que
j'adore fait à mon Rival ! Ha non non, je ne le sçaurois endurer. En effet cette
petite chose, quoy que peu importante à la bien considerer, le choquoit d'une telle
maniere, qu'il ne la pouvoit souffrir : et il luy sembloit, tant l'amour inspire de
foiblesse et de folie dans l'esprit des plus honnestes gens, qu'il n'eust pas esté
si affligé, quand la Princesse auroit fait dire les mesmes choses à Abradate sous
un autre nom que sous le sien. Cette bizarre pensée luy tint de telle sorte au
coeur, qu'il fit dessein de me prier serieusement, d'obliger Doralise à n'employer plus
son nom dans ses Lettres : et pour cét effet, il vint le lendemain chez la Princesse
: mais il y vint si melancolique et si changé, que Panthée croyant qu'il se trouvast mal,
s'informa de sa santé avec une bonté extréme : luy
disant qu'elle ne trouveroit nullement bon, que dans le temps qu'elle recouvroit la
sienne, il allast tomber malade ; et qu'elle pretendoit que comme il l'avoit amenée
de Sardis à
Clasomene,
il la remenast aussi de Clasomene à Sardis. Perinthe reçeut toutes ces marques
d'amitié de la Princesse fort respectieusement : mais avec tant de tristesse sur le
visage, qu'il estoit aisé de voir qu'il avoit quelque desplaisir secret dans l'ame.
Cependant comme nous nous cherchions tous deux ce jour là, nous nous trouvasmes bien
tost l'un aupres de l'autre : il arriva mesme que la Princesse estant entrée dans
son Cabinet avec Doralise et quelques Dames de Clasomene, nous demeurasmes seuls Perinthe
et moy, apuyez sur des fenestres qui donnoient sur une Terrasse balustrée, qui
estoit à plein pied de cét Apartement : mais nous y demeurasmes quelque temps sans
parler, cherchant tous deux ce que nous avions à nous dire. A la fin voyant Perinthe
si occupé de ses propres pensées, qu'à peine voyoit il ce qu'il regardoit, je luy
parlay la premiere : et je luy demanday s'il n'avoit pas envie que je luy tinsse ma
parole, et que je luy disse ce qu'il avoit tant eu de curiosité de sçavoir ? Non
Pherenice, me dit il en souspirant, car je ne le sçay que trop : mais
l'ay une grace à vous demander, que je vous prie de ne me refuser pas. Si ce que
vous voulez est juste et possible, luy dis-je, vous estes assuré de l'obtenir : faites donc je vous en conjure, reprit il, que
Doralise ne se serve plus de mon nom en escrivant à la Personne à qui
elle escrivoit, quand je la surpris si mal à propos et pour elle et pour moy : puis
qu'a mon advis il n'est pas meilleur qu'un autre, à cacher celuy qu'elle ne veut pas
que l'on sçache, et que cela me peut plus nuire qu'elle ne pense. je l'en aurois
priée elle mesme, adjousta t'il, mais de l'humeur qu'est Doralise, elle ne m'auroit
escouté, qu'en raillant : c'est pourquoy je me suis adressé à vous, qui ayant
l'esprit moins enjoüé, avez sans doute l'ame plus tendre, et plus capable de vous
laisser toucher aux prieres de vos Amis. Perinthe me tint ce discours d'une maniere
qui me fit si bien voir qu'il avoit un desplaisir tres sensible dans le coeur, que
le mien en fut esmeu de quelque compassion : de sorte que luy respondant fort
doucement, afin de l'obliger à prendre quelque confiance en moy ; Perinthe luy
dis-je, il ne me sera pas difficile d'obtenir de Doralise qu'elle fasse ce que vous
desirez : et porveu que vous ne luy deffendiez pas de dire de vous tout le bien
qu'elle en pense, quand l'occasion s'en presentera, je vous assure qu'elle n'aura
point de peine à ne se servir plus de vostre nom, lors qu'elle escrira à son Amie,
et qu'elle voudra luy donner des loüanges : car je sçay qu'elle vous estime
infiniment, et qu'elle ne voudroit pour rien vous facher. Mais encore, adjoustay-je,
pourquoy estes vous si irrité de ce qu'elle a pris
vostre nom, en une occasion où elle n'en pouvoit prendre un autre qui y convinst
mieux ? Pherenice, me dit il, si vous me voulez promettre fidelité, je vous
diray une partie de ce que je pense : je vous la promets, luy dis-je, pourveu que
vous ne me cachiez rien. Comme vous ne me direz jamais tout, repliqua t'il, je ne
dois pas non plus vous descouvrir tout ce que je sçay : c'est pourquoy il suffit que
vous me juriez que vous ne direz rien de ce que je vous diray. je creus apres cela
que Perinthe m'alloit advoüer qu'il aimoit la Princesse : et comme il y avoit long
temps que j'eusse voulu luy pouvoir parler de sa passion, afin de tascher de l'en
guerir, je luy promis tout ce qu'il voulut. Apres quoy me regardant fixement ; n'est
il pas vray Pherenice (me dit il avec une douleur dans les yeux, à donner de la
compassion à l'ame la plus dure et la plus insensible) que La Lettre qu'escrivoit
Doralise estoit pour Abradate : et que le nom du malheureux Perinthe estoit
employé, pour cacher celuy de l'adorable Panthée ? Mais, luy dis-je en
l'interrompant, vous ne demeurez pas dans les termes de nos conditions : car je vous
ay promis de ne reveler point le secret que vous m'aurez confié : et cependant je
voy parle commencement de vostre discours, que bien loin de vous confier en moy,
vous voudriez que je me confiasse en vous presuposé que ce que vous voulez sçavoir
fust vray, et que je vous l'avoüasse. Songez bien
Perinthe à ce que vous dittes : et ne commencez pas vostre discours par des
questions, si vous voulez que je vous responde. Joint qu'à vous dire la verité, je
ne comprends pas trop bien, quand tout ce que vous pensez seroit vray, ce qui n'est
pas, quel mal vous seroit vostre nom, quand il seroit mis à la place de celuy de
Panthée. Si le Prince de Clasomene, repliqua t'il froidement, trouvoit
quelqu'une de ces Lettres, ne pourroit il pas croire que je serois de
l'intelligence, que je le trahirois ? moy dis-je, adjousta t'il, à qui il a dit plus
de cent fois, qu'il ne veut pas que la Princesse espouse jamais Abradate. Ha
Perinthe, m'escriay-je, vous n'estes pas assez interessé, pour songer de si loin à
conserver vostre fortune ! et vous tesmoignez assez estre attaché au service de la
Princesse, pour servir Abradate, si vous croyez qu'elle le regardast
favorablement : si ce n'estoit quelque autre raison que je comprends avec assez de
facilité, et que je voudrois pour vostre repos qui ne fust pas vraye. Ouy Perinthe,
adjoustay-je, vous aimez Panthée : un sentiment jaloux vous a fait imaginer
qu'elle aimoit Abradate : et vous a fait trouver si mauvais, que vostre nom fust
employé dans une Lettre que vous avez creû estre pour ce Prince. Il y a long temps
Perinthe, poursuivis-je, que je m'aperçois de la passion que vous avez pour elle :
cependant je ne trouve pas que vous ayez raison de ne vous confier à personne, et de
cacher un feu qui vous consume. Une petite
estincelle s'estaint en la couvrant : mais un feu bien vif se conserve et ne meurt
poïnt quand on le couvre : c'est pourquoy si vous m'en croyez, vous m'advoüerez
ingenûment ce que je sçay : ou si vous ne le faites pas, je seray obligée de dire à
la Princesse toutes les choses dont je me suis aperçeuë. Si vous vous confiez en
moy, adjoustay-je, je vous promets une fidelité inviolable : et si vous ne vous y
confiez pas, je vous proteste que le jour ne se pasera point, que je ne die à la
Princesse que je croy que vous l'aimiez : et que je ne luy en donne tant de marques,
qu'elle vous deffendra peut-estre de la voir jamais.
Perinthe se décide à avouer à Pherenice sa passion malheureuse pour Panthée. La
confidente s'efforce de consoler l'amant malheureux, en s'adressant à lui avec
douceur, et de l'amener à servir Abradate. Mais, de même que Pherenice ne peut
faire avancer la cause de Perinthe auprès de Panthée, de même Perinthe se refuse à
parler favorablement de son rival au prince de Clasomene.
Perinthe m'entendant parler, ainsi, me regardoit attentivement sans rien dire : et
cherchoit lequel luy estoit le plus avantageux, de m'advoüer qu'il aimoit, ou de ne
me l'advoüer pas ; me voyant si determinée à faire ce que je luy disois. Si je
l'advoüe, disoit il, peut- estre qu'elle le dira, et si elle le dit je suis perdu :
mais si je ne luy advouë point, reprenoit il un moment apres, elle le dira encore
plustost, et ma perte sera encore plus indubitable. Que seray-je done ? poursuivoit
ce malheureux Amant en luy mesme : puis tout d'un coup s'imaginât que je ne voudrois
pas le presser si fort de sçavoir une chose que je condamnerois absolument, il se
flatta de je ne sçay quelle esperance mal fondée, et me respondit en biaisant. comme
je vy son ame esbranlée, je le pressay encore davantage : et luy dis si fortement
que je ferois sçavoir à la Princesse qu'il estoit
amoureux d'elle, s'il ne me l'advoüoit ; qu'à la fin apres m'avoir fait jurer
solemnellement que je ne dirois jamais rien de ce qu'il me diroit, ny à Doralise ; ny
à la Princesse ; ny à qui que ce soit, il me promit qu'il me descouvriroit la verité
de toutes choses. je luy declaray toutesfois auparavant, que je ne m'engageois qu'à
luy estre fidelle et qu'à le consoler, et non pas à le servir dans sa passion.
Peut-estre Madame, me demanderez vous pourquoy je voulois obliger Perinthe à
m'advoüer son amour ? mais je vous respondray à cela, que je creus rendre un grand
service à la Princesse si je pouvois avoir quelque credit sur l'esprit d'un homme,
qui pouvoit tout sur celuy du Prince son Pere : et d'estre en estat de l'empescher
de nuire à Abradate, que je connoissois bien qu'il n'aimoit pas. Joint que
j'esperay mesme que mes conseils pourroient peut-estre le guerir du mal qui le
tourmentoit : ainsi ce fut plustost pour le service de la Princesse, et pour le
repos de Perinthe que par curiosité, que je voulus sçavoir le secret de son coeur.
Pour luy, il ne m'a jamais bien pü dire, pourquoy il me l'advoüa : n'ayant jamais pû
bien determiner si ç'avoit esté afin que je le disse à la Princesse, ou afin de
m'obliger à ne luy dire pas. Quoy qu'il en soit, Perinthe m'advoüa sa passion ; me
raconta tous ses transports ; et me dit tous les sentimens qu'il avoit eus, tels que
je vous les ay dits en divers endroits de mon recit. De sorte qu'apres m'avoir exageré la grandeur de son amour ; sa pureté ; et sa
constance ; jugez Pherenice, me dit il, si je n'ay pas eu raison de vous
prier, que mon nom ne serve point à rendre Abradate heureux ? Perinthe (luy
dis-je avec beaucoup de douceur, afin d'aquerir quelque credit sur son esprit) je
vous suis bien obligée de m'avoir advoüé une chose que j'avois envie de sçavoir de
vostre bouche : aussi vous puis-je assurer, que je cacheray aussi soigneusement que
vous, le secret que vous m'avez confié. Ha Pherenice, s'escria t'il, vous le
chacherez peut-estre trop bien ! et je ne sçay, si dans le temps que je vous ay
priée de ne le reveler pas, je n'ay point desiré que vous le dissiez à la. . . . . A
ce mot Perinthe s'arresta, ne pouvant achever de dire la Princesse : puis tout d'un
coup se reprenant ; non non Pherenice, me dit il, n'escoutez pas mes transports. et
escoutez tousjours la raison : qui veut que je meure pour l'adorable Panthée, sans
qu'elle sçache mesme que je meurs pour elle. C'est pourquoy soyez moy aussi fidelle
que vous me l'avez promis : et souffrez seulement que j'aye la consolation de
pouvoir dire quelquesfois à une personne qu'elle aime, les tourmens que ma passion
me fait endurer. Cependant, dit il, comme je ne veux pas vous prier de me rendre
office aupres de Panthée, ne me priez jamais aussi de servir Abradate : la chose,
repris-je, n'est pas esgalle entre nous : car si j'entre prenois de vous servir aupres de Panthée, je vous y détruirois
absolument, et ainsi vous me demanderiez une chose impossible : mais si je vous
priois de servir Abradate aupres du Prince de Clasomene je vous demanderois une chose que
vous pouvez faire facilement. Facilement. (réprit Perinthe avec precipitation) ha
Pherenice vous ne connoissez pas combien il est difficile de rendre
office à un Rival : et à un Rival aimé, mesme dans les choses qui ne regardent point
sa passion. Mais Perinthe, repris-je à mon tour, voulez vous que la Princesse
espouse un homme qu'elle haisse ? je voudrois qu'elle fust contente, repliqua t'il,
mais pour estre soulagé dans mes maux, je voudrois qu'elle n'espousast personne.
Comme nous en estions là, la Princesse sortit de son Cabinet, pour aller prendre
l'air dans le Jardin, où je la suivis : et où Perinthe ne la suivit pas : car il se
retira si plein de confusion, que l'on eust dit qu'il craignoit que la Princesse ne
devinast en le regardant, tout ce qu'il venoit de me dire. Doralise qui avoit bien
remarqué la conversation que nous avions euë ensemble, me demanda ce que nous avions
tant dit ? mais quoy que nous nous fussions promis elle et moy de nous rendre côte
de tout ce que nous descouvririons de Perinthe, je ne creus pas estre obligée de luy
dire ce qu'il m'avoit fait promettre de ne dire pas : et je ne luy apris enfin, que
ce que j'avois sçeu devant qu'il m'eust rien advoüé. Depuis cela, Perinthe me parla
plus souvent qu'il n'avoit accoustumé, quoy qu'il
eust tousjours esté fort de mes Amis : c'est a dire autant que le pouvoit estre un
homme qui ne monstroit son coeur à qui que ce soit. Mais quelque soin qu'il aportast
à vouloir sçavoir de moy en quels termes Abradate estoit avec Panthée, je ne
luy dis pas une parole : et comme il m'en pressoit un jour ; cessez Perinthe, luy
dis-je, de me demander une chose que je ne vous dirois pas quand je la sçaurois : et
soyez persuadé, que comme je ne vous trahiray point, je ne trahiray pas non plus la
Princesse, à qui je dois encore une plus grande fidelité qu'à vous : et en effet
depuis ce temps là, il n'osa plus m'en parler.
Panthée, rétablie de sa maladie, est encore plus belle qu'auparavant. La
compagnie reprend alors le chemin de Sardis. En traversant un bois, une
cinquantaine d'hommes, commandés par Mexaris, attaquent le convoi de la princesse,
composé d'une quinzaine de personnes. Perinthe se bat courageusement. Alors qu'il
est toutefois sur le point de succomber, il voit arriver du renfort, conduit par
Abradate. Ce dernier lui sauve la vie et achève de chasser les hommes de Mexaris.
La princesse leur témoigne à tous deux une infinie reconnaissance, mais Perinthe
est dépité de voir Abradate recueillir les fruits de ses travaux.
Quelques jours apres il reçeut une Lettre d'Andramite, qui luy aprit que Mexaris avoit
eu quelque petit démeslé avec le Prince de Clasomene : et qu'il estoit allé à une
Maison qu'il avoit à deux journées de Sardis : de sorte que Perinthe ne sçavoit s'il s'en devoit
affliger ou s'en resjouïr. Car lors qu'il regardoit Mexaris, comme devant posseder Panthée, il
estoit bien aise qu'il fust mal avec le Prince de Clasomene : mais aussi quand il le
consideroit comme un obstacle aux desseins d'Abradate, il estoit fâché qu'il n'y
fust plus bien Toutesfois l'esperance qu'il avoit que Cresus ne consentiroit jamais
au mariage de Panthée, ny avec l'un ny avec l'autre de ces Princes, luy donnoit
quelque consolation : on peut pourtant dire qu'il n'avoit gueres de bonnes heures :
onn seulement parce qu'il avoit plusieurs maux
effectifs, mais parce encore qu'il faisoit du poison de toutes choses. En effet,
lors que la Princesse vint à se mieux porter, au lieu de s'en resjouïr il s'en
affligea : prevoyant bien que le retour de sa santé la feroit bien tost retourner à
Sardis.
Pherenice (me disoit il un jour qu'elle avoit beaucoup meilleur visage
qu'elle ne l'avoit eu depuis qu'elle estoit tombée malade) ne suis-je pas bien
malheureux, de voir que le mal qu'a eu la Princesse n'a fait que l'embellir ? peut
estre, disoit il, que si elle eust esté un peu changée, Abradate auroit eu moins
d'amour pour elle : et que si elle s'en fust aperçeue, elle auroit eu aussi moins de
bien-veillance pour luy. Mais je suis trop infortuné pour cela : et je commence de
voir qu'elle arrivera à Sardis, plus belle encore qu'elle n'estoit quand nous en partismes. Il
vous est aisé de juger, Madame, par ce que je dis, de ce que souffroit un homme qui
s'affligeoit de la santé et de la beaute de la Personne qu'il aimoit : cependant
quelques jours apres il falut partir, et nous partismes effectivement : mais à vous
dire la verité, Perinthe parut si melancolique, que si je n'eusse pas sçeu le secret
de son coeur, j'aurois creu qu'il laissoit à Sardis l'objet de toutes ses affections. Aussi
Doralise luy en fit elle une guerre estrange, le premier jour que nous
marchasmes : et ce la servit sans doute à nous le faire passer plus agreablement :
car toutes les fois que Perinthe qui estoit à cheval aprochoit du Chariot de la Princesse, dont il ne s'esloignoit guere ; elle
luy disoit cent agreables choses, où il respondit avec un chagrin plein de dépit le
plus plaisant du monde. Le premier jour de nostre voyage s'estant donc passé de
cette sorte, nous le continuasimes le lendemain : mais helas ! nous ne le passasmes
pas si agreablement. Car vous sçaurez, Madame, qu'estant arrivez dans une Forest
fort obscure, en un endroit où il y a un grand Estang, que l'on laisse à la main
droite : et qui s'épanchant parmy l'ombre qui regne dans l'espaisseur du Bois, fait
un obiet qui a quelque chose de beau et d'affreux tout ensemble : vous sçaurez,
dis-je, qu'estans arrivez en ce lieu là, nous vismes sortir à nostre gauche, par
diverses routes de la Forest, quarante ou cinquante hommes à cheval l'Espée à la
main : un desquels je reconnus aussi tost, malgré la frayeur que j'eus, pour estre
le Prince Mexaris : qui commanda à celuy qui conduisoit le Chariot de la Princesse
de s'arrester, ce qu'il fit : ne jugeant pas qu'il peust faire autre chose. Car
Madame, il faut que vous sçachiez, que la Princesse n'avoit en ce voyage qu'un
Chariot de suitte plein de Femmes ; quinze hommes de cheval, et quelques gens à
pied, mais en petit nombre. Bien est il vray qu'il ne faut pas conter Perinthe pour
un homme seul, veû les choses prodigieuses qu'il fit ce jour la. A peine eut il veû
venir Mexaris l'Espée à la mains suivy de tous les siens, qui en sortant du
Bois s'estoient rangez aupres de luy, qu'il se mit en estat de nous deffendre : et appellant tous les gens de la Princesse, il
se mit entre le Chariot où elle estoit, et le Prince Mexaris, qui n'eut pas
plustost commandé que ce Charoit s'arrestast, que Perinthe s'avançant vers luy
l'Espée haute, Mexaris recula d'un pas ; et voulant tascher d'enlever la Princesse sans
respandre de sang, ou peut estre sans s'exposer ; Perinthe, luy dit il, ne me forcez
pas à vous perdre : et ne faites pas une resistance inutile, à un homme qui est en
estat de vous faire obeir par force. Non non Seigneur, repliqua Perinthe, je n'ay
point de vie à mesnager : et vous n'enleverez jamais la Princesse, tant que Perinthe
sera vivant. Pendant que Mexaris amusoit Perinthe à parler, il vit que quatre des
siens s'avançoient vers le Chariot : de sorte que sans s'arrester davantage, il
attaqua Mexaris : apres luy avoir crié, qu'il luy seroit peut-estre plus aisé de
le vaincre, qu'il ne luy seroit facile à luy d'enlever Panthée tant qu'il vivroit.
En effet, il l'attaqua avec tant de fierté, que Mexaris eut besoin d'estre secouru
parlessiens, comme nous l'avons sçeu depuis, par les gens de la Princesse : car pour
nous, Madame, nous estions tellement espouventées, que nous ne sçavions ce que nous
voiyons. Pour moy, je sçay seulement que j'entendois un grand bruit : et que je
voyois une confusion estrange, parmy tous ces gens qui se battoient à quinze ou vint
pas du Chariot de Panthée. Ce qu'il y eut d'avantageux pour nous fut que ceux à qui
Mexaris avoit commandé de se saisir de
la Princesse, durant qu'il combattoit, voyant leur Maistre si engagé dans un combat
dont ils ne sçavoient pas l'evenement, quelque inesgal qu'il fust par le nombre, ne
le firent point : et se resolurent d'attendre que la victoire leur fust un peu plus
assurée ; se contentant d'empescher que les Chariots ne marchassent. Mais plus ils
attendoient, plus ils voyoient leur party s'affoiblir : car Perinthe combatoit avec
une valeur si extraordinaire, que j'ay oüy assurer qu'il tüa de sa main plus de six
des gens de Mexaris : l'ayant blessé luy mesme en plus d'un endroit. Ceux qui le
secondoient, firent aussi fort bien en cette occasion : neantmoins comme des quinze
hommes qu'il avoit, il y en avoit trois de lüez, et quatre hors de combat, il
n'avoit presques plus d'autre espoir. que celuy d'avoir la gloire de mourir en
deffendant la Princesse : si bien que combatant en desesperé, il fit des choses que
l'on ne sçauroit vous representer. Comme le pauvre Perinthe en estoit donc là, il
vit paroistre des Cavaliers qui venoient à toute bride, vers l'endroit où il
combatoit : et comme il ne douta point que ce ne fussent encore des gens de Mexaris, il se
creût absolument perdu. Toutesfois voulant vendre sa vie cherement, et tascher de
tüer ce Prince, auparavant que d'estre tüé luy mesme ; il s'eslança vers luy, malgré
quelques uns des siens qui le couvroient : et s'engagea d'une telle sorte parmy ces
ravisseurs, que si Abradate qui estoit à
la teste de ces Cavaliers, que Perinthe avoit crû estre des gens de Mexaris, ne
fust venu, et ne les eust écartez, le panure Perinthe estoit mort. Mais à peine ce
Prince fut il arrivé avec vint chevaux, que les choses changerent bien de face : car
dés qu'il aprocha, voyant Perinthe au danger où il estoit, il fut tout droit à luy,
et le degagea entierement. De vous representer, Madame, l'estonnement de Mexaris, de
Perinthe, et de nous, de voir arriver Abradate en ce lieu là, c'est ce que
je ne sçaurois faire : Mexaris creût alors que les Dieux le vouloient perdre ;
Panthée espera qu'ils la vouloient conserver ; et Perinthe m'a dit
depuis, que lors qu'il vit Abradate luy sauver la vie, il eut une douleur si
sensible, qu'il fut tenté de le combattre aussi bien que Mexaris : qui depuis
l'arrivée du Prince de la Susiane, ne songea plus qu'à se retirer : car outre qu'il
estoit desja assez blessé dés qu'il le joignit, il luy donna encore un coup au bras
droit, qui l'ayant mis hors de combat, fit qu'il ne pensa plus qu'à se mettre en
seureté : n'estant plus en estat ny d'enlever sa Maistresse, ny de combatre son
Rival. Il fut pourtant poursuivy ardemment : toutesfois comme le principal dessein
d'Abradate et de Perinthe n'estoit que de sauver la Princesse, ils
n'oserent s'enfoncer dans l'espaisseur de la Forest : de sorte que revenant vers
elle, apres avoir tué on fait fuir tout ce qui restoit de gens à Mexaris, elle
ne les vit pas plustost, que les apellant ses Liberateurs, elle leur rendit mille
grâces, du service qu'ils luy avoient rendu. Or
comme elle avoit fort bien remarqué, qu'Abradate par son arrivée, avoit sauvé
la, vie à Perinthe ; elle ne le remercia pas moins de la luy avoir conservée, que de
ce qu'il estoit cause qu'elle n'estoit pas tombée sous le pouvoir de Mexaris. Et
comme elle sentoit avec beaucoup de tendresse, tout ce que Perinthe venoit de faire
pour elle, elle luy exagera la chose, avec une reconnoissance extréme. D'autre part,
Perinthe regardant Abradate, comme celuy qui venoit recueillir le fruit de
ses travaux, il se repentoit presques de ce qu'il avoit fait : et il eust peut-estre
mieux aimé que Mexaris eust enlevé la Princesse, que de voir qu'Abradate partageoit aveque
luy la gloire de l'avoir deffenduë : et de ce qu'en son particulier, il luy devoit
la vie.
En apprenant la tentative d'enlèvement de Panthée, Cresus se montre très en
colère contre son frère Mexaris, réfugié depuis dans une ville dont il a le
gouvernement. Le roi de Lydie est en outre redevable à Abradate d'avoir sauvé
Panthée : bien qu'il n'agrée pas un éventuel mariage, il ne peut empêcher le
sauveur de la princesse de voir sa bien-aimée. Pendant ce temps, le désespoir rend
Perinthe malade.
Comme ce n'estoit pas un lieu fort agreable pour nous à demeurer que celuy là, où
nous ne voiyons que des morts ou des mourants ; apres tous ces complimens faits en
tumulte ; apres que la Princesse eut demande à Abradate comment il s'estoit trouvé là
si à propos ? et apres qu'il luy eut apris que c'estoit parce qu'il avoit esté
adverty du dessein de Mexaris, par un de ses Domestiqucs ; et qu'au mesme
instant il estoit monté à cheval, pour s'opposer à sa violence, les Chariots
marcherent : Abradate laissant quelques uns des siens pour avoir soin de ceux qui
n'estoient pas encore morts, tant Amis qu'ennemis : afin de secourir les uns, et de
s'assurer des autres. Mais comme en marchant, la
Princesse s'aperçeut que Perinthe estoit blessé à la main gauche, et qu'il perdoit
assez de sang pour l'affoiblir, elle fit arrester son Chariot : et l'y faisant
mettre malgré la resistance qu'il y fit, je luy donnay un voile que je tenois, pour
luy bander la main. Ain si le premier Liberateur de Panthée, estoit dans le Chariot : et
celuy de Perinthe et de Panthée tout ensemble marchoit aupres, et ne pouvoit se
lasser de rendre grace à cét Amant cache, d'avoir si bien deffendu sa Princesse.
Mais helas, que le pauvre Perinthe respondoit froidement à toutes les civilitez
d'Abradate ! la seule consolation qu'il avoit, estoit de me regarder
quelquesfois : et de me faire voir dans ses yeux, une partie des sentimens de son
coeur. Au premier lieu habité où nous passasmes, la Princesse fit arrester, pour
faire penser la main de Perinthe, de qui le sang ne s'estanchoit pas tout à fait :
en suitte dequoy, nous continuasmes nostre voyage. j'avois oublié de vous dire,
Madame, qu'apres le combat finy, on avoit trouvé un des gens de Mexaris
démonté, dont on s'estoit saisi : et qu'Abradate fit conduire à Sardis, afin que
Cresus
peust estre mieux instruit de ce qui c'estoit passé. je ne vous diray point, Madame,
combien ce Prince fut irrité contre Mexalis, quand il sçeut qu'il avoit voulu
enlever Panthée : ny combien le Prince de Clasomene en fut surpris, affligé, et en
colere ; mais je vous diray que ce qu'il y eut d'admirable, fut que Perinthe qui avoit fait tout ce qu'il avoit pû pour tuer
Mexaris, fit apres toutes choses possibles, par le moyen d'Andramite,
pour apaiser Cresus : sans autre motif que celuy de faire obstacle à Abradate en
servant son Rival. Ainsi le malheureux Perinthe, tout genereux qu'il estoit, se
voyoit forcé par sa passion de servir celuy à qui il avoit voulu oster la vie : et
de nuire à un Prince, à qui il devoit la sienne. Il ne pût toutesfois faire ny l'un
ny l'autre : car outre que Cresus estoit effectivement fort irrité contre Mexaris, qui
contre sa volonté avoit voulu non seulement espouser Panthée, mais l'enlever ; il
arriva encore, que la Princesse craignant que Mexaris ne fist sa paix, et ne revinst
à Sardis ; pria
si instamment Doralise de traitter un peu mieux Andramite, et de le prier
d'entretenir le Roy dans les sentimens de colere où il estoit contre Mexaris ;
qu'en effet Andramite fut un matin dire à Perinthe, qu'il ne pouvoit plus faire ce
qu'il avoit souhaité de luy : parce que Doralise luy demandoit une chose toute
opposée : luy disant qu'entre sa Maistresse et son Amy, il pensoit n'estre pas fort
injuste de donner la preference à Doralise. je vous laisse à juger. Madame, combien
Perinthe fut affligé de cette nouvelle : car il comprit bien que Doralise
n'eust pas fait cette priere à Andramite : sans le consentement de la Princesse.
Voyant donc qu'il ne pouvoit obliger son Amy à ce qu'il desiroit, il obtint du moins
de luy, qu'il entretiendroit tousjours Cresus dans
le dessein de ne consentir pas qu'Abradate espousast Panthée ; et en effet Andramite
luy promit la chose, pourveû que Doralise ne luy fist pas une priere opposée à la sienne.
Ce n'est pas que Perinthe n'eust une repugnance horrible, à nuire à un Prince à qui
il estoit obligé : mais quand il songeoit qu'il s'agissoit de l'empescher de
posseder la Princesse, il passoit par dessus toute consideration Il ne me disoit
pourtant pas alors ce qu'il faisoit, mais seulement les maux qu'il enduroit : et ce
ne fut que quelque temps depuis, qu'il m'advoüa tout ce que je viens de dire.
Cependant le dangereux poison qu'il avoit dans l'ame, envenima si fort sa blessure,
qu'il n'en pouvoit guerir : et son corps vint à n'estre guere plus sain que son
esprit. Il estoit foible ; pasle ; et languissant ; ayant une fiévre lente, qui ne
l'abandonnoit pas un moment. Mais durant qu'il souffroit tant de maux secrets,
Abradate estoit beaucoup plus heureux qu'il n'avoit esté : car le Prince
de Clasomene, sçachant ce qu'il avoit fait pour la Princesse sa Fille, le
traitoit incomparablement mieux qu'à l'ordinaire : et ne pouvoit pas avec
bien-seance, luy deffendre d'aller visiter Panthée : aupres de laquelle ne
trouvant plus Mexaris, il avoit de plus douces heures. On sçeut mesme que ce Prince,
qui s'estoit retiré dans une Ville dont le Gouverneur estoit à sa disposition,
estoit assez dangereusement blessé : si bien que sans avoir seulement la crainte de
le voir revenir, il jouïssoit d'autant de plaisirs,
que Perinthe avoit d'infortunes. Il avoit pourtant tousjours l'inquietude de sçavoir
que Cresus n'estoit pas plus disposé qu'à l'ordinaire à consentir qu'il
espousast Panthée : ainsi au milieu de ses plus heureux jours, il avoit de
fâcheuses heures.
Cresus convainc bientôt le prince de Clasomene de retourner chez lui avec
Panthée, pour empêcher Abradate et la princesse de se voir. Les deux amants sont
au désespoir. Seul Perinthe se réjouit de cette séparation.
Apres avoir vescu quelque temps de cette sorte, il sçeut que Cresus ayant conferé avec le
Prince de Clasomene, avoit enfin resolu qu'il s'en retournast, et qu'il menast la
Princesse si fille aveque luy : afin que l'absence guerist Abradate, de la passion
qu'il avoit dans l'ame. Perinthe comme vous pouvez penser : ne s'opposa pas à ce
dessein : au contraire, il l'appuya si fortement aupres de son Maistre, et le fit
apuyer si puissamment par Andramite aupres de Cresus, que lors que l'on commença de
parler de ce voyage, on en parla comme d'une chose resoluë et indubitable : si bien
que lors qu'Abradate se croyoit le plus heureux, il se trouva le plus infortuné. La
Princesse fut aussi sensiblement touchée de cette resolution : et si fort, qu'elle
prit enfin le dessein de souffrir que Doralise qui l'en pressoit
extrémement, priast encore Andramite de tascher de rompre ce voyage. En mon
particulier, sans en rien dire à la Princesse ny à Doralise, j'en parlay aussi à
Perinthe, que je ne trouvay pas disposé à m'accorder ce que je souhaittois de luy.
Il me dit d'abord, que sçachant que Cresus ny le Prince de Clasomene par
diverses raisons, ne souffriroient jamais que Panthée
espousast Abradate ; il croyoit que c'estoit le
servir que d'esloigner cette Princesse de luy : et que c'estoit aussi servir la
Princesse, que d'empescher qu'une plus longue conversation avec ce Prince,
n'engageast un peu trop son coeur. Que de plus, le Prince son Maistre n'avoit garde
de perdre une occasion si favorable de retourner dans son Estat, et de sortir d'un
lieu d'où il n'auroit pas la liberté de se retirer sans cette raison. Enfin il me
dit tant de choses, que tout autre que moy auroit creû que l'amour n'avoit point de
part à tout ce que faisoit Perinthe : mais à la fin n'ayant pas voulu recevoir tout
ce qu'il me disoit, il m'advoüa ingenument, que le seul dessein de separer Abradate et
Panthée, estoit ce qui l'avoit obligé à faire tout ce qu'il avoit fait.
Mais il me dit cela avec des transports d'amour si grands, que quelque en colere que
je fusse contre luy, je ne pûs le quereller, comme j'avois creû le pouvoir faire.
Cependant Doralise ayant agy aupres d'Andramite, et ayant employé tout le
pouvoir qu'elle avoit sur luy, pour le porter à dire tout ce qu'elle voudroit : et à
faire rompre le voyage de Clasomene ; luy disant que c'estoit pour son interest
seulement, et parce qu'elle ne pouvoit se resoudre à perdre la Princesse : Andramite
luy dit que la chose n'estoit plus en termes de cela : je que ce voyage estoit si
absolumemt resolu, qu'il estoit impossible de le rompre. Voila donc Abradate dans
une douleur estrange : Panthée ne fut pas aussi sans affliction : car elle voyoit bien que le dessein de ceux qui
l'esloignoient de ce Prince, estoit qu'il ne la revist jamais : neantmoins comme
elle a l'ame grande et ferme, elle cacha de telle sorte la douleur qu'elle avoit,
que celle d'Abradate en augmenta encore de la moitié : luy semblant que l'amour
qu'il avoit tesmoigné avoir pour la Princesse ; meritoit bien que du moins elle luy
fist voir quelque melancolie sur son visage, et peut-estre mesme quelques larmes
dans ses yeux. Il se pleignit donc de son insensibilité, avec tant d'emportement,
que la Princesse fut obligée de souffrir pour l'apaiser qu'il la vist chez Doralise : de
crainte qu'il ne prist quelque resolution trop violente : car comme la Princesse
devoit partir dans deux jours, il n'y avoit point de temps à perdre. Il la vit donc
chez Doralise : et il l'y vit si triste ce jour là, qu'il eut lieu d'estre
aussi satisfait de la tendresse de son affection, qu'il l'estoit peu de sa mauvaise
fortune. Toute cette conversation fut la plus douloureuse du monde : aussi cette
separation avoit elle tout ce qui la pouvoit rendre insuportable : puis que non
seulement Abradate estoit cause que Panthée quittoit Sardis : mais ce qui estoit le plus
fâcheux, estoit que cette absence n'avoit point de bornes : et que la Princesse ne
pouvant jamais rien vouloir contre son devoir, disoit toujours à Abradate,
qu'elle ne vouloit pas qu'il l'allast voir desguisé comme il l'en pressoit. Enfin
Madame, apres s'estre dit toutes les choses que se
peuvent dire deux personnes qui ont resolu de s'aimer tousjours, et qui craignent de
ne se revoir jamais, ils se separerent : car encore qu'Abradate deust faire une
visite de ceremonie à la Princesse, pour luy aller dire adieu, il contoit cela pour
rien : puis qu'il sçavoit bien qu'il ne luy pourroit rien dire de particulier. De
sorte que lors qu'elle le laissa chez Doralise, il la regarda presques comme
ne la devant plus voir : et sentit autant de douleur que l'on en peut sentir.
Peu avant le départ de Panthée, Abradate apprend la mort de son père et celle de
son frère aîné. Il est par conséquent roi de la Susiane. Alors que toute la cour
de Sardis est persuadée qu'il va oublier Panthée, il demande la princesse en
mariage, non sans avoir pris la précaution de rassurer Cresus, en déclarant
renoncer à toute prétention à la principauté de Clasomene. Le père de Panthée
accepte avec joie cette union.
Aussi tost qu'elle fut partie, les gens d'Abradate luy surent dire que Cresus le
faisoit chercher par tout : mais comme il avoit l'esprit irrité contre ce Prince, il
leur dit qu'ils dissent à ceux qui le cherchoient, qu'ils ne l'avoient pas trouvé :
et en effet, il fut encore plus de deux heures avec Doralise, à parler de la Princesse, et
du malheureux estat où il se trouvoit. Apres quoy, il s'en alla trouver Cresus : qui
l'ayant fait entrer dans son Cabinet, avec une civilité extraordinaire ; luy aprit
que sa fortune avoit changé de face : et qu'il venoit de recevoir une Lettre de la
Reine de la Susiane, qui luy aprenoit que le Prince son Frere et le Roy son Pere
estoient tous deux morts : et qu'ainsi il estoit Roy. Cette nouvelle surprit
extrémement Abradate, et luy donna mesme beaucoup de douleur : car encore que ces
deux Princes l'eussent fort injustement et soit rigoureusement exilé, la Nature ne
laissa pas de faire en luy ce qu'elle fait tousjours en toutes les personnes
genereuses ; ainsi il aprit avec déplaisir qu'il
estoit Roy de la Susiane. Il est vray que ce ne fut pas un déplaisir inconsolable : et sa
douleur, quoy que grande, ne fut pas plus forte que sa raison. Cresus luy dit que celuy qui
luy avoit aporté cette nouvelle, avoit une Lettre pour luy de la Reine sa Mere : qui
luy mandoit à luy en particulier, qu'elle trouvoit qu'il estoit à propos qu'il
tardast encore à Sardis : jusques à ce que quatre des plus grands Seigneurs de son
Royaume, qui devoient partir dans trois jours, fussent venus le prier au nom de tous
ses Peuples, d'aller prendre le Sceptre que le Roy son Pere luy avoit laissé : et
qui dans les derniers momens de sa vie, avoit tesmoigné se repentir de l'avoir exilé
: et l'avoit declaré son legitime Successeur : estant mort trois jours apres son
Fils aisné, qui seul avoit causé leur mauvaise intelligence. Apres avoir donc sçeu
toutes ces choses, Abradate se retira chez luy, l'esprit remply de tant de
pensées differentes, qu'il ne pouvoit dire luy mesme ce qu'il pensoit. Comme il
estoit fort tard, cette nouvelle ne fut sçeue que de peu de monde ce soir là : mais
le lendemain au matin, il n'y eut personne qui ne sçeust qu'Abradate estoit Roy de la
Susiane, et
qui ne s'en resjouïst. Perinthe mesme en fut bien aise : parce qu'il s'imagina, pour
se flatter, qu'Abradate seroit contraint de partir tout à l'heure : et que peut estre
l'absence et l'ambition le gueriroient elles de l'amour qu'il avoit pour la
Princesse. Ainsi je pense pouvoir dire, qu'elle eut moins de joye que Perinthe du bonheur d'Abradate, parce qu'elle
craignit que le changement de la condition de ce Prince, n'en aportast en son coeur.
Cependant, quoy que tout le monde se resjouïst de sçavoir qu'il estoit Roy, il ne
falut pas laisser de luy aller faire une visite de deüil ; et de s'affliger aveque
luy de la mesme chose, dont on se resjouïssoit hors de sa presence. Le Prince de
Clasomene
y fut, et Perinthe aussi : esperant tousjours qu'Abradate en montant au Throsne,
s'esloigneroit de Panthée. La Princesse de son costé, l'envoya visiter par un des siens,
et luy tesmoigner la part qu'elle prenoit à tout ce qui luy estoit arrivé : en
attendant qu'elle y allast elle mesme avec la Princesse de Lydie. Mais comme ce compliment
estoit une chose que la seule ceremonie avoit exigée d'elle, Abradate n'en fut pas
pleinement satisfait : et il creut qu'elle eust pû le luy envoyer faire par une
personne qui luy eust esté plus confidente, et qui luy eust dit quelque chose de
plus particulier. Cependant comme la Princesse devoit partir dans un jour, il avoit
l'ame à la gehenne : car outre que la bien-seance ne souffroit pas qu'il allast si,
tost chez elle, n'y chez Doralise ; il trouvoit encore que d'aller parler de
Mariage, devant mesme que les Deputez de la Susiane fussent venus, et si tost apres avoir
sçeu la mort de deux Princes qui luy estoient si proches, estoit une chose hors de
raison. Cependant l'amour qu'il avoit pour Panthée estoit si forte, qu'il n'avoit pas deliberé un moment, sur ce qu'il avoit à
faire : et dés qu'il s'estoit veû Roy, il avoit resolu de la faire Reine : et de
n'accepter la Couronne, que pour la luy mettre sur la teste. D'autre part, Perinthe
pressoit autant qu'il pouvoit le Prince de Clasomene de partir de Sardis : mais par
bonheur ce Prince s'estant trouvé mal, ce voyage fut differé : ce qui donna beaucoup
de joye à Abradate, qui vit que par là les choses se feraient avec moins de
precipitation. Mais Madame, comme c'est la coustume du monde de juger legerement
d'autruy, deux jours apres qu'il eut reçeu cette nouvelle, on disoit desja que ce
Prince ne songeroit plus à Panthée : et ce bruit flatta si doucement Perinthe, qu'il
en eut effectivement de la joye. Durant que cette esperance l'entretenoit, les
Deputez de Suse
arriverent : qui apres avoir assuré Abradate de la fidelité de tous ses
sujets, remercierent Cresus de la part de la Reine, de l'Asyle qu'il luy avoit
donné pendant son exil : et l'assurerent qu'elle conserveroit tousjours le souvenir
d'une obligation si sensible. Apres cela, Abradate qui n'avoit rien voulu mander
à Panthée, ny à Doralise, ny à moy, jusques à ce qu'il eust amené la
chose au point où il la vouloit ; fut trouver Cresus un matin, pour luy dire que
croyant qu'il ne s'estoit opposé au mariage de Panthée et de luy, que parce qu'il ne
vouloit pas qu'un Prince Estranger s'establist dans ses Estats : il venoit luy
declarer, qu'il estoit prest de renoncer à tous les
droits que cette Princesse avoit à la Principauté de Clasomene si elle y vouloit
consentir, pourveu qu'il agreast son mariage avec elle. Cresus entendant une
proposition si avantageuse pour luy, l'escouta avec plaisir, et promit de la faire
au Prince de Clasomene : apres quoy Abradate l'ayant remercié, en le
conjurant de luy tenir bien tost ce qu'il luy promettoit : ce Prince fut dés le jour
mesme chez le Prince de Clasomene, luy demander Panthée en mariage pour le
Roy de la Susiane. Car encore qu'il n'eust pas le consentement de la Reine sa
Mere, il ne laissoit pas de croire qu'elle approuveroit un choix authorisé par
Cresus
: qui ne demandoit mesme cette Princesse, qu'a condition que cette Reine donneroit
son consentement, dont Abradate ne doutoit point du tout. Joint que les Deputez
de Suse, à qui il
avoit dit son dessein, l'assurerent si fortement qu'il ne trouveroit point
d'obstacle dans l'esprit de la Reine sa Mere, qu'il ne craignit pas de l'irriter :
et d'autant moins, qu'ils luy dirent que tous ses Subjets ne trouvant point de
Princesse, ny dans son Royaume, ny dans les Estats voisins qu'il pûst espouser ;
auroient beaucoup de satisfaction qu'il leur donnast une Reine si illustre en toutes
choses. Cela estant ainsi, Cresus fut donc chez le Prince de Clasomene, pour luy faire cette
proposition : qui luy sembla si avantageuse, qu'il l'accepta sans peine : de sorte
que sans perdre temps, Cresus envoya querir Abradate, afin que toutes choses estant arrestées entre eux, on dépeschast en
diligence vers la Reine de la Susiane. Comme cela ne se pût pas faire, sans qu'il s'en
espandist quelque bruit, un Officier de la Princesse me vint dire avec beaucoup
d'empressement, qu'elle alloit estre Reine de la Susiane. Quoy que je l'eusse esperé j'advoûe
que je ne laissay pas d'en estre surprise :de sorte que dans le premier transport de
ma joye, apres m'estre fait dire comment il sçavoit la chose ; j'escrivis
promptement un Billet à Doralise, qui estoit chez elle avec Perinthe, afin de la
luy raire sçavoir : et comme il estoit fort court, je pense que je m'en souviendray
bien : et qu'il estoit à peu pres en ces termes.
PHERENICE A DORALISE
S'il est vray, comme vous le dittes souvent, que celuy qui donne beaucoup, aime
beaucoup ; il faut conclure que le Roy de la Susiane aime plus la Princesse, que
personne ne l'a jamais aimée : puis qu'en luy donnant la Couronne qu'il vient de
recevoir, il luy donne plus que personne ne luy a jamais donne. Si vous estes
raisonnable, vous viendrez aider à ce Prince à la luy mettre sur la teste : et
partager la joye de
PHERENICE.
L'annonce du mariage de Panthée et d'Abradate plonge Perinthe dans une mélancolie
si profonde que ses jours sont menacés. Son état de santé est d'autant plus grave
que, malgré les exhortations du médecin, d'Abradate, de Doralise, de Pherenice et
également de Panthée – tous au fait des sentiments de Perinthe pour la princesse –,
le malheureux amant refuse de se soigner, et expire peu de temps après. Le mariage
des amants s'en trouve retardé : Panthée tombe en effet malade quelques jours et
Mexaris, à son tour, décède. Une fois l'union célébrée, Abradate et Panthée s'en
vont en Susiane, où ils vivent en harmonie jusqu'au début de la guerre entre Cresus
et Cyrus.
Lorsque Perinthe apprend le prochain mariage de Panthée et d'Abradate, il ne
parvient pas à dissimuler son immense douleur. Il avoue alors à Doralise ses
sentiments envers la princesse et ne peut se résoudre à aller faire un compliment
aux futurs mariés. Panthée s'aperçoit de l'absence de Perinthe et demande de ses
nouvelles.
A peine Doralise eut elle leû ce Billet, que
sans songer à l'opinion qu'elle avoit que Perinthe fust amoureux de Panthée, elle
le luy donna à lire : voyez, luy dit elle, Perinthe, ce que Pherenice me mande, et
venez en diligence aveque moy : car je serois au desespoir, si quelqu'un m'avoit
devancée à me rejouir avec la Princesse, Perinthe se mit donc à lire ce Billet :
mais il le leût avec un trouble si grand dans l'esprit, et tant d'émotion sur le
visage, que Doralise revenant dans ses premiers sentimens ; qu'avez vous Perinthe,
luy dit elle, qui vous trouble si fort ; et seroit il possible que la joye fist en
vous, les mesmes effets de la douleur et de la colere ? car enfin, adjousta Doralise, je
voy que vous avez tout à la fois du chagrin, du dépit, et du desespoir, mais je n'en
voy point la cause : si ce n'est que mes soubçons soient veritables, et qu'il y ait
autant d'amour dans vostre coeur, qu'il paroist de melancolie dans vos yeux. Ha
Doralise, s'escria t'il, que ne suis je mort en combatant contre Mexaris,
plustost que de me trouver au malheureux estat où je me voy ! je voudrois,
poursuivit il, vous pouvoir cacher ma folie, comme je l'ay cachée jusques icy ;
toutesfois puis que je n'ay pû m'empescher de vous donner des marques de ma passion,
en m'affligeant du bonheur de la Princesse Panthée, j'aime mieux vous advoüer mon
crime, et avoir recours à vostre discretion, que de vous nier une verité qui ne vous
est que trop connue, l'advoüe donc, Doralise, que j'aime la Princesse, et
que je l'ay aimée dés que j'ay esté capable
d'aimer : mais aimée avec tant de violence, que je m'estonne que je n'en suis mort
mille et mille fois : mais aimée aussi avec tant de pureté, que je n'ay jamais rien
esperé, ny presque rien souhaité, si ce n'est qu'elle n'espousast point Abradate.
Cependant c'est Abradate qui la va espouser ? c'est luy qui la va faire Reine ; et'
c'est luy enfin qui me va pousser au Tombeau : bienheureux encore, adjousta t'il, si
j'y puis entrer devant le funeste jour destiné à cette grande Feste. Perinthe
prononça toutes ces paroles avec tant de vehemence, et d'une maniere si touchante,
que Doralise qui l'estimoit infiniment, en eut le coeur attendry, et voulut
tascher de le consoler : je m'estois tousjours bien imaginée, luy dit elle, que vous
aviez de la passion pour la Princesse : mais je vous avoüe que je ne pensois pas que
ce fust une passion si forte. Eh Dieux, interrompit Perinthe, comment avez vous pû
penser que l'on pûst aimer la Princesse avec mediocrité ? et comment avez vous pû
sçavoir, comme je sçay que vous l'avez sçeu, que je ne respondois pas à la
proposition qu'elle me faisoit d'entreprendre de vous servir, sans croire que je
devois avoir une passion bien violente : et que Panthée seulement pouvoit empescher
Perinthe d'aimer Doralise ? en effet, adjousta t'il, je ne doute nullement qu'ayant pour
vous toute l'estime dont je suis capable, je n'eusse eu aussi beaucoup d'amour, si
mon coeur n'eust pas esté engagé : c'est pourquoy
sans m'accuser d'insensibilité pour vous, pleignez moy je vous en conjure : et
m'aidez à cacher pour quelques jours qui me restent à vivre, ce que l'ay caché avec
tant de soin toute ma vie. Mais est il possible, interrompit Doralise, que vous ne
puissiez sousmettre vostre esprit à vostre fortune, et vouloir enfin ce que vous ne
sçauriez empescher ? n'avez vous pas tousjours sçeu, adjousta t'elle, que vous ne
polluiez jamais rien pretendre à la Princesse : non pas mesme de l'obliger à
souffrir vostre passion ? Ouy, repliqua l'affligé Perinthe en soupirant ; pourquoy
donc, reprit elle, estes vous si desesperé ? c'est parce, respondit il, que le seul
homme que je ne voulois pas qui fust heureux le va estre. Ce que vous dittes, reprit
Doralise, paroist plustost une marque de haine pour Abradate,
qu'une prenne d'amour pour Panthée : Ha Doralise, s'écria t'il, que vous este
peu sçavante aux effets de l'amour, si vous croyez ce que vous dittes ? car enfin si
je n'aimois point Panthée, j'aimerois sans doute Abradate : ouy Doralise, tout preocupé que
je suis de ma passion, je ne laisse pas de connoistre qu'il a cent bonnes qualitez :
mais plus je connois qu'il en a, plus j'envie sa bonne fortune, et plus il me rend
infortuné. Le temps, repliqua t'elle, vous guerira malgré vous : ouy si je vivois
assez pour attendre son secours, respondit il, mais ce n'est pas mon opinion, ny
mesme mon dessein. Cependant comme je ne veux pas que mon desespoit esclatte, et que je sens qu'il m'est absolument
impossible de cacher ma douleur, et que je ne pourrois pas mesme aller chez la
Princesse sans y donner des marques de mon amour, il faut que le me retire. Comme il
y a longs temps que ma santé est mauvaise, il me sera peut estre aisé de faire
croire que les maux du corps causent ceux de l'esprit : et de cacher le sujet de ma
melancolie, au peu de gens que je verray. Doralise entendant parler Perinthe de
cette sorte, fit ce qu'elle püt pour l'obliger à faire un grand effort sur luy
mesme, et pour l'empescher de s'aller enfermer chez luy : mais il n'y eut pas moyen
de le divertir du dessein qu'il avoit fait, et il falut qu'elle le laissast aller.
Il ne la pria point en la quittant, de ne dire rien de sa passion à la Princesse :
et je ne sçay mesme s'il ne desira point qu'elle luy en dist quelque chose. Elle
n'eut pourtant garde de luy en parler : sçachant bien qu'elle n'eust pu aprendre
l'amour que Perinthe avoit pour elle, et le pitoyable estat où il estoit reduit,
sans en avoir de la colere ou de la douleur, ou peut-estre l'une et l'autre
ensemble. De sorte que ne voulant pas troubler sa joye, elle ne luy en dit rien,
mais elle m'en parla en particulier : si bien que comme je vy qu'elle en sçavoit
autant que moy, je luy racontay tout ce que j'en sçavois : et nous eusmes toutes
deux tant de compassion de voir un aussi honneste homme que Perinthe estre aussi
malheureux qu'il l'estoit, que nous en sentismes avec un peu moins de satisfaction
le bonheur de la Princesse. Toutefois comme nous
esperasmes que le temps le consoleroit, ce desplaisir ne nous empescha pas de
paroistre fort gayes : en effet Doralise dit cent jolies choses à la Princesse, en se
souvenant de l'avarice du Prince Mexaris, et en considerant la generosité d'Abradate.
Mais apres luy avoir dit qu'elle estoit bien plus heureuse qu'elle, d'avoir trouvé
en si peu de jours ce qu'elle cherchoit inutilement depuis si longtemps, c'est à
dire un homme accomply, et qui n'eust jamais aimé qu'elle seulement : elle la pria
de ne luy commander plus de favoriser Andramite, puis qu'elle n'avoit plus
besoin de luy aupres de Cresus. Comme Andramite, repliqua la Princesse, est
Amy de Perinthe, j'auray bien de la peine à l'abandonner. Doralise alloit luy
respondre, lors que la Princesse l'en empescha : et se mit à luy demander si elle ne
sçavoit point où il estoit ? ne polluant comprendre qu'il ne fust pas des premiers à
luy faire un compliment. Doralise ne voulut pas dire à la Princesse qu'elle
venoit de le quitter : de sorte que disant un petit mensonge, elle die qu'elle ne
sçavoit ou il pouvoit estre : et comme un moment apres, le Prince de Clasomene envoya
querir Panthée, pour luy dire ce qu'il avoit resolu, le reste du jour se passa,
sans qu'elle songeast plus à Perinthe. Mais le lendemain, apres que le Prince
Abradate eut esté faire une visite à la Princesse, comme à une personne
qu'il duvoit espouser : et qu'elle se souvint le soir, qu'elle n'avoit point veû Perinthe, ny entendu parler de luy, elle commença
de s'en estonner : et de me demander si je ne sçavois point ce qu'il estoit devenu ?
Comme je luy eus dit que non, elle envoya un des siens chez luy, pour luy dire
qu'elle ne touvoit nullement bon qu'il ne vinst point prendre part à sa joye : et
qu'à moins que d'aprendre qu'il fust à l'extremité, elle auroit bien de la peine à
luy pardonner cette negligence.
Panthée s'enquiert auprès du médecin de la santé de Perinthe. Or à sa grande
surprise, celui-ci n'a pas été appelé au chevet du malade. La princesse lui
demande alors d'aller le voir. Et de fait, le médecin trouve Perinthe mal en
point, d'autant qu'il refuse tout remède. Il fait part de l'étrange décision du
malade à Panthée, ce qui accroît l'inquiétude de cette dernière.
Apres que celuy que la Princesse envoyoit à Perinthe luy eut fait ce message ;
vous direz à la Princesse, repliqua t'il, que puis que je puis obtenir mon pardon en
mourant, je puis esperer de mourir bien tost en ses bonnes graces : estant certain
que je ne croy pas vivre longtemps, Perinthe adjousta à cela, quelques paroles d'un
compliment ordinaire : mais avec une voix si tremblante (à ce que raporta à la
Princesse celuy qui luy avoit parle,) qu'elle creut en effet qu'il estoit tres
malade : et le creut si bien, que ne doutant pas que les Medecins du Prince son
Pere, qui avoient accoustumé de le traitter, ne l'eussent veû, elle en envoya querir
un, pour luy demander ce qu'avoit Perinthe, pour qui elle avoit beaucoup d'amitié.
Mais elle fut bien surprise, lors qu'il luy dit qu'il ne l'avoit point veû depuis
quelques jours : Doralise qui se trouva presente à ce que ce Medecin disoit à Panthée luy
dit pour desguiser la chose, que peut-estre Perinthe s'estant ennuyé de voir qu'il
ne guerissoit point parfaitement, auroit il apellé quelque autre Medecin : mais comme celuy qui estoit là, creut que Doralise
l'attaquoit en son honneur, il assura fort la Princesse que cela ne pouvoit estre :
de sorte que pour s'éclaircir mieux de l'estat où estoit Perinthe, elle luy ordonna
de l'aller voir de sa part, le lendemain au matin, et de luy en rendre conte.
Cependant Abradate estoit si satifait, de pouvoir esperer raisonnablement, que
rien ne troubleroit plus ses plaisirs, qu'on ne pouvoit pas l'estre davantage : il
luy sembla pourtant que son bonheur n'estoit pas accomply ; parce qu'il n'avoit
point rencontré Perinthe pour luy en parler : et il fit en effet dessein de
l'entretenir de sa joye le jour suivant. Mais helas, ce malheureux Amant ne songeoit
guere à recevoir sa visite, non plus que celle du Medecin que la Princesse luy
envoya ! qui voulant s'aquiter exactement de sa commission, fut le voir si matin,
qu'à peine le Soleil estoit il levé. Il ne le trouva pourtant pas endormy, car ses
ennuis ne luy permettoient pas de reposer un moment : et des qu'il entra dans sa
Chambre, il luy vit le visage si changé, qu'il ne douta pas qu'il ne fust plus
malade qu'à l'ordinaire. Il luy dit donc, qu'il s'estonnoit qu'il ne l'eust pas
envoyé querir : et luy aprit en suitte, l'ordre qu'il avoit reçeu de la Princesse,
de luy rendre conte de sa santé. Au nom de la Princesse, Perinthe tressaillit, car
il n'avoit pas preveû que cet homme luy deust rien dire de sa part : puis s'estant
remis un moment apres, il dit à ce Medecin, qu'il estoit infiniment obligé à la Princesse, des soins qu'elle prenoit de
luy : et qu'il luy estoit aussi tres redevable, de ceux qu'il vouloir prendre de le
guerir : mais qu'il le suplioit de ne s'en donner pas la peine. Qu'il luy advoüoit,
qu'il estoit las de faire des remedes inutilement : et qu'il estoit resolu d'essayer
si la Nature toute seule ne le gueriroit pas plustost, que tout l'Art de la
Medecine. Pendant que Perinthe parloit ainsi, cét homme luy porta la main sur le
bras, quoy qu'il s'en voulust deffendre : et trouva que son pouls estoit tantost
foible et inegal ; et tantost viste et eslevé : de sorte que ne pouvant croire qu'il
n'eust pas besoin de remedes, il s'obstina longtemps à luy vouloir persuader d'en
faire : et si longtemps que Perinthe s'en fust fâché, si ce Médecin accoustumé à
avoir quelque indulgence pour les malades qu'il traittoit, n'eust fait semblant de
ceder à sa volonté : avec intention toutesfois d'advertir la Princesse, de l'estat
où estoit Perinthe, et du besoin qu'il avoit que l'on songeast à luy. Il le quitta
donc, apres que Perinthe l'eut chargé de remercier la Princesse, du soin qu'elle
avoit de luy : le conjurant de luy dire, qu'il s'estimoit le plus malheureux homme
du monde, de ne pouvoir prendre part à la joye qu'elle avoit : et d'estre contraint
de se pleindre, quand tour le monde ne jettoit que des cris d'allegresse pour son
mariage. Cét homme estant venu au louer de la Princesse, elle ne le vit pas
plustost, que luy adressant la parole ; et bien, luy dit elle, en quel estat est Perinthe ? car je vous advoüe que comme il a
tousjours esté malade depuis la blessure qu'il reçeut en combattant pour moy, j'ay
beaucoup d'impatience de le sçavoir. Madame, reprit il, la santé de Perinthe est
assez mauvaise : et ce qu'il y a de pire, est qu'il ne veut ny dire ce qu'il
souffre, ny faire de remedes pour guerir. Et que veut il donc faire ? repliqua la
Princesse : il dit qu'il veut que la Nature le guerisse sans le secours de nostre
Art, respondit ce Medecin ; mais pour moy, adjousta t'il, je dis peut estre plus
raisonnablement que luy, que tous les deux ensemble auront bien assez de peine à en
venir à bout. La Princesse fort surprise d'entendre ce qu'on luy disoit, se fit
redire fort exactement par cét homme, tout ce qu'il avoit remarqué du mal de
Perinthe : qui en effet au sortir de chez Doralise, avoit esté contraint de se
mettre au lict : tant l'agitation de son esprit, avoit augmente la fiévre lente
qu'il avoit depuis sa blessure ; avoit troublé toutes ses humeurs ; et alteré son
temperamment. Comme la Princesse estoit donc fort occupée à s'informer de la santé
de Perinthe, Abradate envoya sçavoir des nouvelles de la sienne : de sorte qu'apres
avoir fait un compliment pour respondre à celuy de ce Prince, elle luy manda qu'elle
se porteroit bien si ce n'estoit l'affliction qu'elle avoit, de venir d aprendre que
Perinthe estoit malade, et ne vouloit point guerir. Et suitte dequoy, elle acheva de
s'habiller, et fut au Temple comme à l'ordinaire :
où Abradate se trouva pour luy donner la main, lors qu'elle descendit de
son Chariot.
A la demande de Panthée, Abradate se rend au chevet de Perinthe pour l'exhorter à
ne pas refuser les remèdes. Le roi de la Susiane lui promet en outre sa
protection. Perinthe tâche de se montrer reconnaissant, mais sa mélancolie paraît
trop grande. Son comportement est si étrange qu'Abradate finit par soupçonner les
sentiments du malade pour la princesse de Clasomene.
Conme la Princesse aimoit Perinthe, elle parla de son mal à Abradate au sortir du
Temple : et comme il luy dit qu'il avoit desja fait dessein de l'aller voir, elle
luy tesmoigna qu'elle luy en seroit obligée : et le pria de tascher de luy persuader
de faire quelques remedes, et de descouvrir la raison pourquoy il sembloit estre
resolu de n'en faire pas : luy disant que le respect qu'il avoit pour luy le
porteroit peut-estre à faire ce qu'il ne feroit pas pour un autre. Abradate qui
ne cherchoit qu'à plaire à la Princesse, et qui d'ailleurs regardoit Perinthe comme
un honme qui avoit empesché Panthée d'estre enlevée par Mexaris, ne fut pas plus
tost hors d'aveque nous, qu'il fut chez cét Amant infortuné, qui ne passoit que pour
malade. Vous pouvez juger combien la veue de ce Prince luy donna d'émotion, et
combien il eut de peine à déguiser ses sentimens : aussi tost qu'Abradate fut
assis au chevet de son lict, et que le premier conplimont fut fait, est il possible,
luy dit il fort obligeanment, que lors que la Fortune cesse de me presecuter, et que
je suis sur le point d'estre heureux, Perinthe veüille troubler ma joye, en me
donnant la douleur d'aprendre qu'il refuse de faire des remedes, qui le mettroient
bi ? tost en estat de la partager aveque moy ? Seigneur, reprit tristement Perinthe,
je voy bi ? que la bonté qu'à la Princesse de s'interresser en la vie du plus
fidelle de ses serviteurs, vous oblige à parler comme vous faites, et vous preocupe
à mon avantage : estant certain qu'à considerer
ce que je suis veritablement, je suis fore indigne de l'honneur que je reçois de
vous : et si indigne enfin, que si j'osois je vous suplierois de ne m'en faire plus
tant, Vous estes trop modeste, repliqua Abradate, car quand vous ne seriez pas
aussi honneste homme que vous le paroissez estre, à ceux qui se connoissent le mieux
en honnestes gens ; et que vous ne seriez que le Liberateur de Panthée, vostre vie me
devroit tousjours estre tres chere. Mais estant tout ensemble un homme tres accomply
; le Liberateur de ma Princesse ; et fort de mes Amis ; je dois sans doute vous
forcer à faire tout ce qu'il faut pour vivre, et pour vivre heureux. A ces mots,
Perinthe fit un grand souspir, et levant les yeux au Ciel, il tourna la teste à demy
de l'autre costé, pour cacher le changement de son visage, Abradate remarquant
l'action de Perinthe, commença de soubçonner que son esprit pouvoit estre aussi
malade que son corps : neantmoins n'en imaginant pas la veritable cause, il creut
que peutestre n'avoit il point d'autre desplaisir que celuy de voir que le Prince de
Clasomene
n'avoit encore rien fait pour luy : et que la Princesse s'esloignant il perdroit le
plus grand suport qu'il eust. De sorte que voulant descouvrir si ses soubçons
estoient bien ou mal sondez ; apres quelques autres discours, où Perinthe respondit
peu, il luy dit que c'estoit une estrange chose, de voir qu'il voulust renoncer à la
vie, dans un temps où elle alloit commencer d'estre
plus douce pour luy, qu'elle n'avoit jamais esté. Ha Seigneur, s'écria t'il, vous
jugez cette fois là d'autruy par vous mesme ! mais il ya une notable difference de
vous à moy : et si grande, que je suis assuré, que ce qui fait bien souvent vos
plaisirs, fait aussi bien souvent mes douleurs : tant il est vray que vostre sort et
le mien sont opposez l'un a l'autre. Quoy qu'il en soit Perinthe, reprit Abradate, je
suis assuré que si vous vivez, comme je le souhaite, vous serez plus heureux que
vous n'avez jamais esté : car soit que vous veüilliez venir à Suse, ou demeurer à Clasomene, ou à
Sardis, je
vous engage ma parole, de mettre vostre fortune en estat, que du costé de
l'ambition, vous n'aurez rien à desirer. Si j'estois raisonnable, reprit Perinthe,
je devrois vous rendre mille graces, de la generosité que vous avez de parler comme
vous faites, à un homme qui vous doit desja la vie : mais Seigneur, il y a
presentement en moy une si noire melancolie espanduë ; qui trouble si fort ma raison
; et qui me rend si dissemblable à moy mesme ; que je ne puis avoir un plus sensible
déplaisir, que d'ouïr parler de choses agreables. Tout ce qui n'est point funeste,
m'irrite et me met en colere : c'est pourquoy je vous conjure de me laisser ou
guerir, ou mourir en repos. Mais comment guerirez vous, repliqua Abradate,
sans vouloir guerir ? si je ne gueris pas je mourray (respondit il brusquement
malgré qu'il en eust :) mais si vous mouriez, reprit Abradate, la Princesse Panthée et moy, en serions
inconsolables : c'est pourquoy vous ne devez pas trouver estrange si je veux vous
persuader de vivre. C'est de la part de cette Princesse, adjousta t'il, que je vous
ordonne de vouloir souffrir qu'on prenne soin de vous : et de ne vous obstiner pas à
ne vouloir point estre secouru. La Princesse (respondit Perinthe, en calmant un peu
l'agitation de son esprit) me fait trop de grace de songer à moy, en un temps où je
croyois qu'elle ne s'en devoit pas souvenir : mais Seigneur, on n'est pas tousjours
en pouvoir de vivre quand on le voudroit : et on n'est pas mesme tousjours en
puissance de le vouloir. j'advoüe que ceux qui ont de grandes afflictions, reprit
Abradate, ne sont quelquesfois pas Maistres de leurs propres desirs :
mais pour vous Perinthe, qu'avez vous qui vous puisse porter dans le desespoir ?
tout le monde fait cas de vostre vertu, le Prince de Clasomene vous aime ; la
Princesse sa Fille vous estime autant qu'il est possible ; et je vous promets ma
protection toute entiere. Apres cela, je croiray, si vostre douleur continue, que
Doralise a eu raison de penser que vous estiez amoureux : mais quand
cela seroit Perinthe, encore ne faudroit il pas se desesperer. Car enfin, peut on
estre plus malheureux que je le me suis veû, ny plus esloigné de la possession de
Panthée ? Cependant vous voyez l'heureux changement qui est arrivé eu ma
fortune. je voy en effet, interrompit Perinthe en
soupirant, mais je ne voy pas par où je pourrois estre moins malheureux que je ne le
suis. Quoy qu'il en soit Seigneur (poursuivit il avec un chagrin estrange) jouïssez
en repos de vostre felicité, et laissez moy s'il vous plaist souffrir les maux qui
m'accablent, sans y chercher de remede : car je sens bien que vous y en chercheriez
inutilement. Abradate voyant que plus il parloit à Perinthe, plus il l'irritoit, se
leva pour s'en aller, luy disant qu'il estoit bien marry d'estre contraint d'aller
porter une si fâcheuse nouvelle à la Princesse. Perinthe jugeant donc par le
discours de ce Prince, que des qu'il seroit hors d'aupres de luy, il iroit aupres de
Panthée, changea de dessein tout d'un coup : car apres avoir fait tout
ce qu'il avoit pû pour l'obliger à s'en aller, il fit alors tout ce qu'il pût pour
le retenir encore quelque temps : luy semblant que c'estoit un grand avantage pour
luy, que de differer de quelques instants, le plaisir que devoit avoir Abradate de
voir Panthée. Il est vray que ce qu'il dit à ce Prince fut si mal lié, et fut
quelquesfois si peu à propos, qu'il commença de soubçonner quelque chose de la
veritable cause du desespoir de Perinthe : de sorte qu'apres avoir encore respondu
deux ou trois fois aux questions que luy fit ce malheureux Amant pour le retenir
davantage aupres de luy, il le quitta, et vint chez la Princesse, qu'il ne trouva
pas : mais m'ayant demandée, et ayant sçeu que je ne l'avois pas suivie, il ne laissa pas d'entrer, en attendant qu'elle
revinst.
A demi-mots, Abradate fait part à Panthée de ses soupçons concernant les
sentiments de Perinthe. La princesse, embarrassée, demande à Doralise et Pherenice
de rendre visite au malade. Or Perinthe réitère sa volonté de mourir.
Comme le soubçon qu'il avoit de l'amour de Perinthe, le mettoit en inquietude, il
me parut assez resveur : si bien que prenant la liberté de luy demander d'oùr
pouvoit venir cette resverie, dans un temps si heureux pour luy ? il me dit que le
mal de Perinthe l'affligeoit : en suitte dequoy m'ayant representé toutes les
inquietudes qu'il avoit remarquées dans son esprit, il vit bien que je sçavois
peut-estre quelchose de ce qui les causoit. Ce n'est pas que je luy disse rien qui
deust le luy faire juger : mais c'est que j'ay ce malheur, de ne pouvoir pas
empescher mes yeux de descouvrir souvent le secret de mon coeur. Abradate ne
pouvoit toutesfois se resoudre à me dire ce qu'il pensoit : et nous parlasmes durant
quelque temps d'une maniere assez rare : car nous ne disions pas ce que nous
pensions, et nous nous entendions pourtant parfaitement. Mais apres que cela eut
duré quelque temps, tout d'un coup Abradate se mit à me prier de ne
parler point à la Princesse de ce qu'il m'alloit dire : me jurant qu'il ne me diroit
rien que je fusse obligée de luy reveler. En suitte dequoy, il me demanda si je ne
croyois pas que Perinthe fust amoureux de Panthée : et si je ne pensois pas aussi
bien que luy, que son mariage estoit la cause de son mal ? je ne sçay pas Seigneur,
luy dis-je, si ce que vous dittes est vray : mais je sçay bien tousjours que si cela
est, la Princesse ne le sçait pas. Non non me dit il, Pherenice, je ne vous dis pas cela par un sentiment de jalousie, mais
par un sentiment de pitié : l'estime que j'ay conçeuë de la vertu de Panthée, est
si solidement establie, que mille Amans à ses pieds, ne m'obligeroient pas
aujourd'huy à craindre qu'elle fust capable de la moindre foiblesse : c'est pourquoy
je vous conjure de me dire jegenûment si vous ne trouvez pas que j'aye raison de
croire ce que je croy ? car si vous me confirmez dans mon sentiment, je chercheray
apres les voyes de soulager du moins le pauvre Perinthe, puis qu'il a un mal dont il
ne sçauroit guerir. Mais Seigneur, luy dis-je, il n'est point besoin de croire que
Perinthe soit amoureux de Panthée, pour vous obliger à luy ordonner de faire ce
qu'il pourra pour guerir, puis que vous l'estimez assez pour cela. je voy bien
Pherenice, me dit il, que vous n'estes pas sincere : cependant je vous
advertis que Perinthe mourra, si on n'y prend garde : et je vous advoüe que luy
douant le salut de Panthée, je seray sensiblement touché de sa perte si elle
arrive. Mais quand tout ce que vous dittes seroit vray, luy dis-je, quel remede y
auroit il ? celuy de faire que la Princesse luy commandast absolument de ne se
desperer point, repliqua Abradate. Comme il disoit cela, Panthée entra dans sa
Chambre, car Abradate m'y avoit trouvée : mais à peine le vit elle, qu'elle luy
demanda ce que Perinthe luy avoit dit, et ce qu'il luy sembloit de son mal ? Madame,
luy dit il, Perinthe m'a tant dit de choses, et avec si peu de suitte, que je crois que son esprit n'est pas moins malade
que son corps : et pour moy je pense qu'il a plus besoin de consolation que de
remedes. Il me semble pourtant, dit elle, qu'il ne luy est arrivé aucun malheur : il
est certain, dit il, qu'il ne paroist pas : mais il est peut- estre arrivé quelque
bonheur à quelqu'un dont il est affligé. Perinthe, reprit la Princesse, n'est point
envieux, et n'a mesme point d'Ennemis, si ce n'est Mexaris, de qui le bonheur n'est pas
assez grand pour estre envié : quoy qu'il en soit Madame, adjousta t'il, je crains
que Perinthe ne meure, si vous ne prenez soin de sa vie. Abradate dit cela d'une
façon, qui fit connoistre à la Princesse, qu'il y avoit un sens caché à ses paroles
: de sorte que ne sçachant qu'en penser, elle changea de discours. Le reste du jour
elle songea continuellement à ce qu'Abradate luy avoit dit : neantmoins
n'osant ny nous dire ce qu'elle pensoit apres qu'il sut party, ny abandonner le soin
qu'elle avoit commencé d'avoïr de Perinthe, à qui elle devoit tant ; elle pria
Doralise de luy vouloir faire une visite, et m'ordonna de l'y
accompagner, esperant d'estre mieux instruite à nostre retour, qu'elle ne l'avoit
este à celuy d'Abradate. Doralise et moy fusmes bien aises de la commission que
la Princesse nous donnoit, c'est pourquoy nous nous en aquitasmes en diligence, et
mesme aveque joye : croyant effectivement que nous aurions assez de pouvoir sur
l'esprit de Perinthe, pour l'obliger à se consoler, et pour le faire resoudre à faire ce qu'il pourroit pour vivre Mais Madame,
nous nous trouvasmes estrangement deçeuës, car la visite qu'Abradate luy avoit faite,
avoit de telle sorte irrité sa douleur, et redoublé son mal, que nous ne pusmes le
voir sans une compassion extréme. Il eut pourtant quelque satisfaction, de nous
pouvoir entretenir : en effet, il commanda à ses gens de sortir de sa Chambre, afin
de le faire aveque plus de liberté : mais dés que nous voulusmes luy parler, pour
luy faire reproche de ce qu'il ne vouloit pas guerir : non non, nous dit il, je ne
dois plus songer à la vie : et pourveu que je puisse mourir devant que le Roy de la
Susiane ait
espousé la Princesse, je ne m'estimeray pas tout à fait malheureux. Il elt vray que
depuis une heure, j'ay beaucoup d'aprehension que je ne puisse esviter ce malheur :
il y a si loin de Sardis, rerepliquay-je, que j'espere que vous serez entierement guery,
et des maux de l'esprit, et de ceux du corps, auparavant que l'on en soit revenu.
Vous ne sçavez donc pas encore, reprit il, que depuis une heure il est arrivé un
Envoyé de la Reine de la Susiane : qui ayant sçeu l'amour que le Prince son Fils a
pour la Princesse de Clasomene, luy vient dire de sa part que s'il continuë de l'aimer,
aujourd'huy qu'il est Roy, elle consent qu'il l'espouse : de sorte qu'Abradate
n'ayant plus d'obstacle à son dessein, sera infailliblement bien tost en estat de me
faire mourir desesperé, si la mort se haste de
venir me delivrer. Doralise et moy fusmes estonnées, de voir que Perinthe
en l'estat où il estoit, sçeust pins de nouvelles que nous : mais comme nous nous
estions arrestées en chemin, nous jugeasmes bien qu'il n'estoit pas impossible que
ce que Perinthe disoit fuit vray : et d'autant, plus que nous sçeusmes qu'il sçavoit
la chose par Andramite, qui estoit assez bien informé, pour ne douter pas de ce qu'il
disoit. Apres cela, nous dit il, je m'assure que vous n'aurez pas l'inhumanité de
vouloir que je vive davantage : mais si la Princesse vous le commandoit, luy dismes
nous, ne luy obeiriez vous pas ? si la Princesse, dit il, sçavoit ma passion, et
qu'apres cela elle eust la bonté ou la cruauté (car je ne sçay lequel de ces deux
mots convient le mieux à ce que je dis) de vouloir que je fisse ce que je pourrois
pour vivre, peut-estre aurois-je la force de luy obeïr, et de faire quelques efforts
inutiles pour ne mourir point. Mais vous sçavez bien qu'elle ne sçait pas que je
l'aime : je n'ose mesme desirer qu'elle le sçache : toutefois, adjousta t'il, si
vous croyez que quand je seray mort, elle le puisse aprendre sans haïr ma memoire,
je vous conjure de le luy dire : et de luy demander pardon, de ce que je n'auray pû
me resjouïr de son bonheur. Mais comme j'avois borné toutes mes esperances à tascher
de faire en sorte qu'elle n'aimast jamais rien. et que je les voy toutes renversées
: ne trouvez pas estrange si je vous dis, que je ne sçaurois souffrir la vie. je dis
mesme plus, adjousta t'il, car je pense qu'il
n'est guere moins necessaire que je meure, pour le repos de Panthée que pour le mien.
Que sçay-je si je serois tousjours Maistre de mes transports et de ma passion ? je
l'ay sans doute esté jusques icy ? mais je ne voyois pas Abradate heureux, et je ne
voyois pas la Princesse en sa possession. Il vaut donc bien mieux que je meure, que
de troubler la felicité d'une personne qui seulement en n'aimant rien, eust pû faire
toute la mienne. Qui vit jamais, nous disoit il, un plus pitoyable destin ? je ne
voulois autre chose pour estre content, sinon que pas un de mes Rivaux ne le fust :
et cependant je n'ay pû obtenir cét avantage de la Fortune. je m'estois resolu à
cacher toute ma vie ma passion. j'avois obtenu de moy, de ne desirer mesme pas
d'estre aimé, et de me satisfaire de la seule estime de Panthée : mais quoy que je
me fusse renfermé dans des bornes si estroites, que jamais nul autre Amant n'a esté
capable de faire une pareille chose, il se trouve pourtant que j'ay encore trop
desiré : et qu'Abradate enfin va estre aussi heureux que je suis miserable. Du moins,
luy dis-je, avez vous cette consolation, de voir que vous ne pouvez vous pleindre ny
de vostre Rival, ny de la personne que vous aimez : ha Pherenice, s'escria t'il,
ce que vous croyez qui me doit consoler, est ce qui fait mon plus grand desespoir !
estant certain que je serois bien moins à pleindre, si je me pleignois avec justice,
de quelque autre que de moy. Mais puis que vous
connoissez encore la raison, reprit Doralise, pour-quoy ne la suivez vous
pas ? c'est parce, repliqua t'il, que je suis Esclave sans estre aveugle. Je voy
sans doute bien le chemin qu'il faudroit prendre, pour recouvrer ma liberté : mais
les chaines qui m'attachent sont trop fortes pour les pouvoir rompre : il n'y a que
la mort seulement qui le puisse faire : c'est pourquoy si vous estes autant de mes
Amies que je vous le croy, vous ne m'accuserez plus, et ne me parlerez plus de
vivre. j'ay pourtant une grace à vous demander (mous dit il, d'une maniere à
attendrir le coeur le plus dur) que le vous conjure de ne me refuser pas : c'est de
trouver, s'il est possible, quelque pretexte pour faire en sorte que l'adorable
Panthée n'espouse du moins Abradate, que le lendemain de ma mort
Le terme, adjousta t'il, ne sera pas bien long : car si je ne me trompe, je ne
vivray pas encore quatre jours. l'eusse aussi fort souhaité, poursuivit il, pouvoir
encore une fois jouïr de la veuë de nostre Princesse : mais ce seroit en demander
trop pour un malheureux. je vous advoüe, Madame, qu'entendant parler Perinthe de
cette sorte, Doralise et moy en fusmes si touchées, qu'il nous fut impossible de
retenir nos larmes : nous plurasmes donc aveque luy, voyant que nous n'y pouvions
rien gagner : et nous le quitasmes, avec promesse de le revenir voir. Nous fismes
pourtant tout ce que nous pusmes pour le consoler, auparavant que de partir, mais ce
fut inutilement.
Abradate, Doralise et Pherenice convainquent Panthée de rendre visite à Perinthe.
Or au lieu de le soulager, la vue de la femme qu'il aime désespérément lui ôte ses
dernières forces. Malgré les injonctions de la princesse, il meurt le jour suivant
sa visite. Panthée se trouve mal pendant plusieurs jours, durant lesquels on
apprend également la mort de Mexaris. La cour est en deuil ; par conséquent, le
mariage des deux amants est reporté de quinze jours. Le récit se termine en
indiquant que le roi et la reine de la Susiane ont par la suite regagné leur pays,
où ils ont vécu en parfaite harmonie, jusqu'à ce que la guerre qui oppose Cresus
et Cyrus les sépare.
Nous allasmes donc retrouver la Princesse, avec une melancolie estrange : en nous
en retournant, nous songeasmes à ce que nous avions à dire, sans pouvoir toutesfois
resoudre si nous apprendrions à Panthée qu'elle estoit cause de la mort de Perinthe, ou
si nous ne le luy dirions pas. Il est vray que nous n'avions que faire de nous en
mettre en peine : estant certain que depuis ce qu'Abradate luy avoit dit, elle se
l'estoit dit à elle mesme : si bien que comme nous fusmes auprss d'elle, et que nous
luy eusmes raporté le pitoyable estat où estoit Perinthe je connus qu'elle nous
entendoit mieux que nous n'avions creû qu'elle nous devoit entendre : car comme je
luy dis que je croyois qu'elle devoit assez à Perinthe, pour se donner elle mesme la
peine de luy commander de vivre : je sçay bien, me dit elle en rougissant, que je
luy dois assez, pour prendre soin de sa vie : mais je sçay bien aussi que si
Perinthe a quelque sensible douleur dans l'ame, il ne m'obeïra pas. Il n'obeïra donc
à personne, repliqua Doralise ; mais du moins Madame, poursuivis-je, ne vous
reprocherez vous pas à vous mesme, la mort de Perinthe si elle arrive quand vous
aurez fait tout ce que vous aurez pû pour l'empescher : Apres cela, Panthée fit
qu'il luy fut possible pour s'excuser de voit Perinthe, sans en dire la veritable
raison : sa modestie ne luy permettant pas de nous dire ce qu'elle pensoit. Mais à
la fin Doralise se servant de la liberté qu'elle avoit accoustumé d'avoir avec la Princesse, luy dit la chose telle
que nous la sçavions : et la dit avec tant d'art, et si obligeamment pour Perinthe,
que la Princesse n'eut assurément guere moins de douleur que de colere, d'aprendre
la passion qu'il avoit pour elle. Panthée voulut pourtant d'abord nous cacher la moitié de
ses sentimens : mais à la fin elle nous advoüa que la mort de Perinthe l'affligeoit
: et luy sembloit estre de si mauvais augure pour le reste de sa vie, qu'elle
n'osoit plus esperer de le passer heureusement. Elle nous fit alors cent reproches ?
de n'avoir pas guery Perinthe de son amour : luy semblant qu'il n'y avoit qu'à dire
des raisons, pour guerir d'une pareille maladie. En suitte comme nous voulusmes la
suplier de vouloir faire une visite à ce malheureux, elle rejetta fort loin la
proposition que nous luy en fismes : mais Madame, luy dis-je, il ne sçaura pas que
nous vous ayons descouvert son secret : et vous ne ferez que ce que vous eussiez
sans doute fait, si vous n'eussiez rien soubçonné de son amour. Il suffit que je le
sçache, dit elle, pour m'empescher de voir Perinthe : ce n'est pas que je ne sois au
desespoir de la mort d'un homme à qui j'ay une obligation si considerable, comme est
celle de m'avoir empeschée de tomber en la puissance de Mexaris : toutesfois je ne
puis me resoudre à ce que vous desirez de moy. Joint aussi que s'il m'aime, ma veuë
avanceroit plustost sa mort, qu'elle ne la reculeroit : estant certain qu'il ne me pourroit voir sans douleur. Puis quil le desire,
luy dis-je, il me semble qu'il y a de l'inhumauité, à luy refuser cette grace ; ne
songez vous point, reprit elle, à ce que diroit Abradate, s'il venoit à sçavoir que
Perinthe eust eu de l'amour pour moy, et que je l'eusse esté voir ? s'il ne tient,
repliquay-je, qu'à vous en faire prier par ce Prince, il me sera bien aisé, car je
voy qu'il entre à propos pour cela. . Et en effet Doralise suivant ma pensée, ne vit pas
plus tost Abradate aupres de la Princesse, que luy adressant la parole ; n'est il
pas vray Seigneur, luy dit elle, que la Princesse est obligée de faire une visite au
paure Perinthe ? il n'en faut pas douter, repliqua t'il, et s'il ne faut que joindre
mes prieres aux vostres pour l'y obliger, je le feray volontiers : car je suis
persuadé que s'il ne se resout à vivre à sa consideration, il mourra dans peu de
jours. Comme la Princesse ne vouloit pas dire douant Abradate la veritable
raison qui l'en empeschoit, elle en disoit de si foibles, qu'il luy estoit aisé de
les destruire : de sorte qu'il la pressoit estrangement. Mais à la fin nous
parlasmes tant que nous nous entendismes tous esgallement bien : ce ne fut
toutesfois pas sans que la Princesse en rougist : elle se remit pourtant un moment
apres, voyant comment Abradate prenoit la chose : estant certain que l'on ne
peut pas agir plus genereusement, qu'il agit en cette occasion. Car comme il estoit
bien assuré du coeur de Panthée et de sa vertu, il fit tout ce qu'il pût pour luy
persuader de sauver la vie à Perinthe, en luy
rendant une visite. Il ne put pourtant l'y obliger qu'a une condition, qui auroit
avance la mort du pauvre Perinthe s'il l'eust sçeuë : qui fut que s'il eschapoit,
elle ne le verroit jamais. Apres cela, elle vouloit encore qu'Abradate fust present à
cette entre-veüe, mais il ne voulut point : de sorte qu'il fut resolu pour la
contenter, que du moins toutes ses Femmes iroient avec elle aussi bien que nous. De
vous representer, Madame, comment cette visite se passa, il me seroit impossible :
et il suffit que je vous die que Perinthe pensa mourir vint fois durant qu'elle y
fut. Tantost on luy voyoit une douleur excessive : un moment apres, quelques
mouvemens de joye paroissoient dans ses yeux tous mourans qu'ils estoient : un
instant en suitte, le desespoir s'emparoit de son esprit, de sorte qu'il n'entendoit
presques plus ce qu'on luy disoit : mais apres tout, il demeura pourtant tousjours
dans un profond respect. Il remercia la Princesse, de l'honneur qu'elle luy faisoit
: luy disant qu'il n'avoit plus rien à faire qu'à mourir, puis qu'il avoit eu
l'honneur de la voir. Et comme elle luy commanda absolument de souffrir qu'on luy
fist quelques remedes, il fut quelque temps sans parler : puis tout d'un coup levant
foiblement les yeux vers elle, Madame, luy dit il, si vous sçaviez ce que vous
souhaitez pour moy, quand vous desirez que je vive, vous ne le desireriez pas. Car
enfin Madame (adjousta t'il avec une voix
languissante) quand Doralise a crû que j'estois amoureux, elle ne se
trompoit point : j'aimois, Madame, et je ne meurs assurément que parce que j'ay
aimé. C'est pourquoy comme vous ne scavez pas tous mes malheurs, vous estes
excusable de souhaitter que je vive, parce que vous croyez que je puis encore vivre
heureux. Voila Madame, tout ce que le respect que j'ay pour vous, me permet de vous
dire de mes infortunes. Perinthe prononça ces dernieres paroles si foiblement, que
l'on eut peur qu'il n'expirast : car la douleur le suffoqua de telle sorte, qu'il en
perdit la parole durant un demy quart d'heure : mais comme il ne perdit ny la veuë,
ny le jugement, il eut la consolation de voir tomber quelques larmes des beaux yeux
de la Princesse. Elle les cacha pourtant autant qu'elle pût : cependant ne pouvant
pas demeurer plus longtemps en ce lieu là elle en sortit : apres avoir ordonné que
l'on fist venir non seulement les Medecins ordinaires de Perinthe. mais encore ceux
de Cresus
: qui tous ensemble, dirent qu'il estoit impossible de le sauver, et qu'il mourroit
infailliblement bientost. En effet, sa vie ne fut plus guere longue : je pense mesme
que la veüe de la Princesse, que nous luy avions procurée comme un remede, acheva de
le tüer : car il mourut la nuit suivante, si universellement regretté de tout le
monde, que jamais personne ne le fut plus. La Princesse en fut si touchée, qu'elle
n'eut pas peu de peine à cacher une partie de sa douleur : dans la crainte qu'elle
eut qu'Abradate ne s'imaginast qu'elle eust
sçeu quelque chose de la passion de Perinthe, plustost qu'elle ne le luy avoit dit.
Mais ce Prince la connoissoit trop bien, pour avoir une si injuste pensée : c'est
pourquoy il n'avoit garde de trouver estrange qu'elle regardast un homme, à qui elle
avoit une obligation si sensible, et qu'il regrettoit luy mesme. Ainsi le pauvre
Perinthe eut l'avantage, d'estre pleuré de sa Maistresse, et d'estre pleint de son
Rival, aussi bien que de son Maistre, qui le portant mieux l'avoit esté visiter
durant son mal, et en avoit eu tous les soins imaginables. Sa mort mesme differa de
quelque temps le mariage d'Abradate : car comme elle avoit sensiblement touché
Panthée, elle se trouva assez mal huits jour durant, pendant lesquels on
sçeut que le Prince Mexaris estoit mort de ses blessures et de ses chagrins :
de sorte que nous prismes le deüil, aussi bien que toute la Cour, quoy que nous n'y
deussions plus guere tarder, et quoy que cette mort ne nous affligeast guere.
Neantmoins tant de choses funestes arrivées en si peu de temps, ne laisserent pas
d'inquieter la Princesse : toutesfois comme les sujets de joye qu'elle avoit,
estoient assez grand pour la pouvoir consoler : à quinze jour de là le mariage
d'Abradate et d'elle fut accomply sans ceremonie, à cause de la mort de
Mexaris : la magnificence en estant remise à Suse, où nous nous acheminasmes
quelque temps apres, avec un équipage proportionné à la condition, et à la liberalité d'Abradate. La Princesse eut mesme la
consolation de pouvoir mener Doralise avec elle, malgré la resistance qu'y fit
Andramite, et celle qu'y aporta le Prince Myrsile, sans que nous ayons
sçeu pourquoy : de sorte que depuis cela cette agreable Fille ne l'a point
abandonnée : n'ayant non plus trouvé à Suse qu'à Sardis, cét homme accompli qu'elle cherche depuis long
temps. je ne vous diray point, Madame, comment la Princesse fut reçeüe par la Reine
sa belle Mere, ny comment Abradate a vescu avec elle depuis qu'il l'a espousée,
jusques au jour que la Fortune les a separez, et que le sort des armes l'a mise sous
la puissance de l'illustre Cyrus, car je ne serois peut-estre pas creuë : du moins
pour ce qui regarde la passion du Roy de la Susiane, qui assurément n'a jamais esté plus
violente qu'elle est. C'est pourquoy il vaut mieux que je me taise : apres vous
avoir tres humblement supliée de me pardonner, si je vous ay raconté avec des
paroles si conmunes, les avantures de deux Personnes, de qui la vertu est si
extraordinaire.