Après avoir échoué, en raison d'un pont rompu, à rejoindre le convoi qui emmène Mandane, Cyrus retrouve Feraulas et Ortalque, qui lui font le récit des dernières tribulations de la princesse. Cyrus, après avoir rendu une visite à sa prisonnière Panthée, prend la direction d'Ephese où Mandane a été conduite. Un Grec dénommé Sosicle vient lui confirmer que Mandane s'y trouve effectivement et que sa libération est sans doute proche. L'explication de cette situation nouvelle requiert le récit des événements de la cour de Lydie.
Cyrus ne parvient pas à retrouver le roi de Pont et Mandane, malgré le faux espoir que lui a laissé un convoi de cavaliers et de chariots qu'il est parvenu à rejoindre. Il retrouve le roi d'Assirie qui n'a pas été plus chanceux que lui. Les deux rivaux, bloqués devant un pont rompu, aperçoivent alors, de l'autre côté de la rivière, le convoi recherché. Le temps de trouver un gué, les chariots ont disparu.
Apres avoir marché assez longtemps, peu à peu la Forest s'éclaircissant, et le jour commençant de paroistre ; Cyrus retrouva le bord de la Riviere : et ses Guides se reconnoissant, reprirent le chemin du lieu où ce Prince vouloit aller. Enfin il arriva en un endroit, d'où il desouvrit des Chariots et des Gens de guerre, qui alloient assez loing
devant luy : cette veuë le troubla estrangement : et confondit de telle sorte dans son coeur, la joye, la douleur ; l'amour ; la jalousie ; l'esperance ; et la crainte : qu'il ne sçavoit luy mesme ce qu'il sentoit. Il prononça pourtant le nom de Mandane, en regardant Feraulas : et doublant le pas en luy monstrant ces Chariots, allons, luy dit-il, allons jouïr de la veuë de nostre Princesse, et troubler du moins la joye de nostre Rival. Commençant donc d'aller assez viste, il joignit quelques Cavaliers, qui estoient demeurez deux cents pas derriere les Chariots et les Troupes : et les reconnoissant d'abord pour estre Medes ; le Roy d'Assirie, leur dit-il, n'est il pas aupres de la Princesse Mandane ? Nous n'en sçavons rien, Seigneur, reprirent ils, car aussi tost apres le combat que nous fismes hier contre Abradate, comme il vit qu'au lieu de delivrer la Princesse ; il n'avoit fait que prendre la Reine de la Susiane, il parut tout furieux, et prit une autre route, avec une partie de ses gens. Quoy, s'escria Cyrus, Mandane n'est pas dans ces Chariots que je voy ? Non Seigneur, repliquerent ils, et l'on donna advis au Roy d'Assirie, qu'elle estoit de vostre costé : si bien que voulant vous aller joindre, et avoir part à sa delivrance, il prit un sentier destourné que ses Guides luy enseignerent : par lequel il devoit aller couper chemin au Roy de Pont, apres avoir passé la Riviere à un lieu dont nous avons oublié le nom ; esperant mesme retrouver peut-estre Abradate et vous rejoindre. Mais puis que vous estes icy sans luy, nous ne sçavons plus où il est, ny ou est la Princesse Mandane : y ayant aparence que vous n'en avez pas apris de nouvelles, puis que nous vous revoyons sans la revoir. Cyrus fut si surpris et si affligé, d'aprendre que Mandane n'étoit
point delivrée ; de sçavoir que s'il eust tousjours suivy le chemin qu'il tenoit d'abord il l'auroit pû delivrer : et de ce que son Rival avoit peut-estre la gloire de combatre pour elle à l'heure mesme qu'il parloit : que sans tarder davantage en ce lieu là, et sans aller jusques aux Chariots où estoit Panthée, il retourna sur ses pas en diligence, envoyant seulement Araspe, qui se trouva aupres de luy pour avoir soing de cette Reine. Il retourna donc jusques au premier lieu où il pouvoit passer la Riviere : et marchant presque aussi viste que s'il eust esté seul, il sentoit des transports de colere contre luy mesme, qu'il n'avoit pas peu de peine à retenir. Il souhaitoit que le Roy d'Assirie eust trouvé Mandane : il desiroit qu'il ne l'eust pas encore rencontrée quand il le joindroit : et ne pouvant enfin demeurer d'accord avec luy mesme de ses propres desirs, il souffroit une peine incroyable ; principalement quand il pensoit, que selon les aparences, le Roy d'Assirie auroit desja delivré Mandane, quand il y arriveroit : où ce qui estoit encore le pire, que ny l'un ny l'autre ne la pourroient peut estre delivrer. Apres avoir marché tres long temps sans rien aprendre, il rencontra des Cavaliers que le Roy d'Assirie qui avoit sçeu qu'il avoit repassé la Riviere luy envoyoit : pour luy dire qu'il suivoit tousjours le Roy de Pont, avec esperance de le pouvoir bien-tost joindre : mais qu'il l'advertissoit qu'il venoit d'aprendre qu'il avoit laissé la Riviere à sa gauche : et qu'il avançoit tant qu'il pouvoit vers une autre qu'il faloit qu'il traversast, auparavant que d'estre en Cilicie, Cyrus à cét advis redoublant encore sa diligence, quoy que les chevaux des siens fussent tres las, fit tant qu'en fin il joignit le Roy d'Assirie : et par un bizarre sentiment d'amour et
de jalousie tout ensemble, il n'eut gueres moins de joye que de douleur, de voir qu'il n'avoit pas delivré Mandane. Ces deux illustres Rivaux se rendirent conte de tout ce qu'ils avoient fait : et forcez par la necessité, ils donnerent un quart d'heure à leurs gens pour faire un leger repas, et pour faire repaistre leurs chevaux au Village où ils se rencontrerent : apres quoy ils furent ensemble avec plus de diligence qu'auparavant, suivant tousjours la route du Roy de Pont : qui estoit contraint d'aller lentement, à cause du Chariot où estoit Mandane. Enfin apres avoir marché jusques au Soleil couchant, ils découvrirent cette autre Riviere dont on leur avoit parlé. Mais ce qui les surprit extrémement, c'est qu'ils aperçeurent qu'un grand Pont de bois par où ils esperoient la passer, venoit d'estre rompu : et que jettant les yeux de l'autre costé de l'eau, ils virent dans une grande Prairie, à quatre on cinq cens pas du bord, environ cinquante chevaux seulement, et un Chariot, qu'ils creurent bien estre celuy où estoit la Princesse qu'ils cherchoient : car ce Pont presque entierement rompu le faisoit assez connoistre. Ils estoient pourtant un peu embarrassez à comprendre pourquoy il n'y avoit que cinquante chevaux, et ce qu'estoient devenus les autres : mais enfin ils ne doutoient point du tout, que ce ne fust la Princesse Mandane. Comme ce Fleuve est fort profond et fort rapide, et que de plus il estoit extrémement débordé, il n'y avoit point de possibilité de le passer : Cyrus et le Roy d'Assirie le voulurent toutesfois essayer, mais ce fut inutilement : et ils penserent estre noyez l'un et l'autre. Outre cela, il faloit faire prés d'une journée, auparavant que de trouver un autre Pont : et retourner d'autant
en arriere, n'y en ayant plus depuis le lieu où ils estoient, jusques à la Mer, où ce Fleuve se jette. Ils ne pouvoient pas mesme passer dans des Bateaux, car il n'y en avoit point où ils estoient : et il n'y en avoit mesme gueres sur toute cette Riviere, qui n'est pas navigable, à cause de son impetuosité : et qui n'estant pas non plus poissonneuse, fait qu'il n'y a que fort peu de Barques de Pescheurs. Ainsi ne sçachant que faire, la veuë de ce Chariot, qui s'éloignoit tousjours, mettoit l'ame de ces deux Princes à la gehenne. Le Pont estoit si absolument rompu, qu'il n'y avoit pas moyen d'imaginer aucune voye de faire un faux Pont de planches, quand mesme ils en auroient eu : ainsi sans sçavoir, ny pouvoir que faire, ils regardoient ce Chariot, qui peu à peu s'éloignoit d'eux : si bien que le Soleil s'estant, couché et ce Chariot estant entré dans un Bois de Cedres, qui est sur une Montagne, au delà de la Prairie, ils le perdirent de veuë : et perdirent presques la vie, en perdant l'esperance de pouvoir delivrer Mandane. Car quand ils venoient à penser, qu'ils estoient si prés de cettte Princesse, sans pouvoir pourtant s'en aprocher davantage : et qu'au contraire elle s'éloignoit tousjours plus ; ils ne pouvoient supporter leur douleur, sans en donner des marques bien visibles. Mais quoy qu'ils souffrissent tous deux le mesme mal, ils n'avoient pourtant pas la consolation qu'ont les mal-heureux de se pleindre ensemble : au contraire la conformité de leur affliction, en redoubloit encore la violence : et s'ils n'eussent pas eu tous deux une generosité qui n'estoit pas moins grande que leur passion, il leur eust esté absolument impossible d'agir ensemble comme ils agissoient.
Toutesfois Cyrus estoit encore plus affligé que le Roy d'Assirie : qui se fiant tousjours un peu au favorable Oracle qu'il avoit reçeu à Babylone, ne desesperoit jamais de rien : Mais pour Cyrus qui n'avoit pas ce secours dans ses mal-heurs, il craignoit tout, et n'esperoit presque aucune chose. Le Prince Tigrane, le Prince Phraarte, et toutes les autres Personnes de qualité, faisoient ce qu'ils pouvoient pour les consoler tous deux : principalement Cyrus, qui avoit l'amour de tout le monde, mais c'estoit inutilement. Comme ces Princes jugeoient que les Troupes que devoit avoir laissées le Roy de Pont au deça de la Riviere, ne pouvoient pas estre fort esloignées, ils se tinrent sur leurs gardes, et marcherent en bon ordre, en retournant sur leurs pas, pour aller vers cét autre Pont où l'on pouvoit passer ce Fleuve. Cependant l'Amour, qui ne fait faire que des actions heroïques, aux coeurs qui en sont possedez : fit que Cyrus et le Roy d'Assirie ne pouvant se resoudre à marcher si lentement avec tant de monde, prirent seulement cent Chevaux : Cyrus commandant absolument au reste de ses gens, d'attendre de ses nouvelles en ce lieu là, et de garder le Pont, de peur qu'Abradate ne s'en saisist, s'il aprenoit qu'ils fussent allez apres Mandane. Tous ces autres Princes le suivirent en cette occasion : et furent aussi bien que luy avec le plus de diligence qu'ils purent, vers l'endroit où l'on pouvoit passer la Riviere : ils furent pourtant contraints de laisser reposer une heure ou deux leurs chevaux : apres quoy, ils reprirent leur chemin, et le lendemain à la pointe du jour ils passerent ce Fleuve, et eurent au moins la consolation de penser que rien ne les separoit plus de Mandane.
Feraulas, qui avait été envoyé en éclaireur au port de Tarse, est rejoint par Cyrus et le roi d'Assirie. Il leur apprend que le roi de Pont s'est embarqué avec Mandane. Ortalque, qui accompagne Feraulas, est toutefois en mesure de fournir des renseignements sur la princesse. En outre, il est chargé de transmettre un message de la part de celle-ci. On lui demande donc de faire le récit de ce qui lui est arrivé. Ortalque s'exécute : alors qu'il escortait Martesie, il a fait halte dans un château où il a appris que Mandane, malade, était retenue ; parvenu facilement à accéder à la princesse, il échoue à deux reprises à la délivrer ; il parvient néanmoins à l'approcher, une fois qu'il est blessé et fait prisonnier dans un combat. Il est donc en mesure de raconter comment les troupes du roi de Pont se sont divisées, après que Panthée a été capturée par l'armée de Cyrus, et comment Mandane a reconnu les soldats de ce dernier de l'autre côté du fleuve. Ortalque termine son récit en transmettant à Cyrus une lettre de sa bien-aimée. Celui-ci la lit devant le roi d'Assirie, dépité de ce privilège accordé à son rival.
Cyrus crût à propos d'envoyer
Feraulas à Tarse, vers le Prince de Cilicie, pour luy dire la chose : et pour le prier de faire deffendre par tous les Ports des son Païs, que l'on ne laissast embarquer nuls Estrangers : apres quoy il continua de s'informer de ce qu'il cherchoit, et de suivre la route qu'il s'imaginoit que le Roy de Pont auroit pû tenir. Mais comme la nuit les surprit, ils s'arresterent à la premiere Habitation : et dés la pointe du jour ils remonterent à cheval, et marcherent non seulement jusques au soir, sans rien aprendre de ce qu'ils vouloient sçavoir, mais jusques au lendemain à midy. Comme la Cilicie en cét endroit n'est pas extremement large, ils estoient desja assez prés de la Mer, lors qu'ils virent venir vers eux deux hommes à cheval, qu'ils ne pouvoient pas connoistre, estant encore fort esloignez : mais en aprochant davantage, Cyrus reconnut le cheval de Feraulas : si bien que sans en rien dire au Roy d'Assirie, qui le suivit pourtant un moment apres ; emporté par sa passion, il piqua droit vers Feraulas : et il demeura fort surpris, de voir que cét autre qui estoit aveques luy estoit Ortalque : ce mesme homme qui avoit eu ordre d'aller escorter Martesie, et qui avoit tant tardé à revenir. Une rencontre si inopinée le surprit extrémement : neantmoins comme il croyoit qu'Ortalque ne luy pouvoit dire de nouvelles que de Martesie ; et qu'il pensoit que c'estoit à Feraulas à luy en aprendre de Mandane : quelque estime qu'il eust pour cette sage Fille, il ne s'en informa point d'abord : et regardant Feraulas, comme pour deviner ce qu'il avoit à luy dire ; et bien, luy dit-il, Feraulas, sçaurons nous où est ma Princesse, et le Prince de Cilicie a t'il pû faire ce que j'ay souhaité de luy ? Seigneur, luy repliqua-t'il,
je suis au desespoir d'estre obligé de vous dire, que quelque diligence que j'aye pû faire, je suis arrivé quatre heures trop tard, avec les ordres du Prince de Cilicie, au Port où le Roy de Pont et la Princesse Mandane se sont embarquez. Quoy Feraulas, reprit Cyrus, Mandane n'est plus en Cilicie ! Non Seigneur, luy répondit-il, et elle s'embarqua dés hier à midy. Ce qui a causé ce malheur, adjousta-t'il, c'est que le Prince de Cilicie estoit allé à la chasse quand j'arrivay à Tarse : ainsi il falut que je l'y allasse trouver, ce qui emporta beaucoup de temps, car il estoit assez loing. Comme je l'eus rencontré, et que je luy eus dit precisément l'endroit ou nous avions veu le Chariot de la Princesse, il jugea qu'infailliblement le Roy de Pont alloit s'embarquer à un Port où il m'envoya à l'heure mesme, avec son Capitaine des Gardes : et avec ordre aux Magistrats de la Ville de retenir tous les Estrangers qui voudroient se mettre en Mer : envoyant aussi plusieurs autres personnes en divers autres lieux, avec le mesme commandement. Enfin, Seigneur, que vous diray-je ? j'arrivay quatre heures plus tard qu'il ne faloit : mais par bonheur j'ay trouvé Ortalque, qui a eu ordre de la Princesse Mandane de vous venir trouver. De la Princesse Mandane ! reprit Cyrus, et comment est il possible qu'il en sçache quelque chose ? Seigneur, repliqua Ortalque, vous serez sans doute bien surpris, quand je vous diray qu'ayant eu l'honneur par vos commandemens d'escorter les Dames avec qui Martesie partit de Sinope, je les conduisis heureusement jusques au bord de la Riviere d'Halis, sur laquelle elles se mirent, afin de se délasser : envoyant leur Chariot en un lieu où elles le devoient rejoindre. Ainsi me faisant mettre
dans leur Bateau, les deux cens Chevaux que je commandois, marcherent sous la conduite de mon Lieutenant le long du rivage. Nous n'eusmes pas fait une journée sur ce grand Fleuve, que la Parente de Martesie tomba malade : mais avec tant de violence, que l'on fut contraint de s'arrester à un Chasteau qui est basty sur le bord de cette Riviere. Estant donc abordez en ce lieu là, où il n'y a point de Village qui ne soit à plus de vingt stades du bord de l'eau ; je fus demander à parler à celuy qui y commandoit : mais comme il voyoit des gens de guerre, il fit grande difficulté de m'accorder ce que je voulois de luy. Il voulut sçavoir qui j'estois ; où j'allois ; et qui estoient ces Dames : mais comme nous estions en Paphlagonie, où je sçavois qu'il y avoit de la division entre les Peuples, je desguisay le Nom des Dames et le mien, et je dis seulement que j'estois leur Parent, et que je n'avois autre dessein que de les escorter. Il eut pourtant encore beaucoup de peine à se resoudre à ce que je souhaitois : Toutesfois à la fin luy disant qu'il n'entreroit que des Dames dans son Chasteau : et qu'il y auroit de l'inhumanité à n'assister pas une Personne malade, le pouvant faire sans danger : il consentit à la recevoir et à l'assister à la priere de sa femme qui l'en pressa fort, et qui me parut estre une Personne bien faite. Je fus donc retrouver Martesie : et faisant porter sa Parente dans une Chaize que le Capitaine de ce Chasteau nous envoya, je conduisis ces Dames jusques à la Porte : m'en allant apres donner ordre au logement de mes gens, au Village le plus proche de là. Ce Capitaine voulut toutesfois m'obliger le lendemain à loger aussi chez luy, mais je ne le voulus pas : et je me contentay d'avoir
la permission d'y entrer, pour sçavoir des nouvelles de Martesie et de sa Parente, qui fut admirablement bien assistée, par un Medecin et par un Chirurgien qui estoient dans ce Chasteau, et qui n'en sortoient point depuis longtemps, à ce que quelques gens du lieu où je fus loger me dirent. Comme Martesie est infiniment aimable, elle fut bien tost aimée de la femme de ce Capitaine : de sorte que parlant un jour ensemble, elle luy dit qu'ils estoient heureux à trouver occasion d'assister les Dames malades : et comme Martesie sçavoit que sa chere Maistresse avoit passé sur ce mesme Fleuve, elle luy demanda si elle en avoit eu quelque autre occasion que celle que sa Parente luy en avoit donnée ? Elle luy respondit qu'il y avoit desja plus de trois mois que la plus belle Personne du monde estoit malade chez eux : mais que se trouvant beaucoup mieux presentement, elle en partiroit bien tost. Martesie devenuë encore plus curieuse par ce discours, s'informa de sa condition et de son Nom, et la pria de la luy faire voir : mais cette Dame luy dit qu'elle ne sçavoit ny son Nom ny sa condition : et que si son Mary descouvroit qu'elle luy eust dit qu'elle estoit dans ce Chasteau, il luy en voudroit sans doute mal. Elle luy aprit de plus, que la difficulté qu'il avoit faite de les laisser entrer, estoit parce que cette Dame estoit chez luy : que cependant elle estoit en un Apartement du Chasteau, assez esloigné de celuy où on les avoit mises : et où personne n'entroit, que les gens qui la servoient, et une Fille qu'elle avoit amenée avec elle, qui ne la quittoit jamais. Qu'il y avoit aussi un homme fort bien fait, et qui avoit pensé mourir de douleur, pendant la violence du mal de cette belle Personne. Apres cela, Martesie
la pria de luy dépeindre la beauté de cette Dame, et la mine de cét homme dont elle parloit : et par la response que cette Femme luy fit, elle creût que la Princesse Mandane et le Roy de Pont estoient certainement dans ce Chasteau. Comme elle estoit appuyée sur une fenestre qui donnoit sur la Riviere, elle vit un grand Bateau si semblable à celuy dans lequel elle avoit esté avec la Princesse, qu'elle demanda à cette Femme si ce n'étoit point celuy qui avoit amené chez eux cette belle malade ? et l'autre luy ayant dit qu'ouy, Martesie ne douta presques plus du tout que ce qu'elle pensoit ne fust vray. Elle dissimula pourtant sa joye, jusques à ce qu'elle m'eust dit ses soupçons, ce qu'elle fit le mesme jour : nous resolusmes donc ensemble qu'elle tascheroit de gagner par des caresses et par des presens, cette Femme, qui luy avoit descouvert la chose, afin qu'elle luy fist voir la Personne dont elle luy avoit parlé : car comme elle estoit fort jeune, elle estoit fort propre à se laisser persuader de cette sorte. Enfin, Seigneur, Martesie le fit avec tant d'adresse, que le lendemain sans que le Mary s'en aperceust, cette Femme la mena par un Escalier dérobé, à une Chambre qui donnoit vis à vis de celle de cette belle Inconnue : et comme les fenestres en estoient ouvertes, elle n'y fut pas longtemps qu'elle ne vist la Princesse Mandane et Arianite, qui s'apuyant contre une des Croisées, parloient ensemble avec beaucoup de melancolie. Ha Ortalque, s'escria Cyrus en l'interrompant, comment n'avez-vous point delivré cette Princesse ? Vous le sçaurez, Seigneur, repliqua t'il, en vous donnant un peu de patience. Martesie ayant donc bien reconnu la Princesse Mandane, en fut
si surprise, que sans raisonner sur ce qu'elle faisoit, elle s'avança à moitié hors de la fenestre : et fit un si grand cry, que la Princesse tournant la teste, et jettant les yeux de son costé, la reconnut d'abord, et ne fut gueres moins surprise de sa veuë, que Martesie l'estoit de la sienne. Cette rencontre fut si surprenante, qu'il leur fut absolument impossible de ne tesmoigner pas qu'elles se connoissoient : mais par bonheur le Roy de Pont n'estoit point alors dans la Chambre de la Princesse : et la seule femme du Capitaine du Chasteau, s'aperçeut de l'agreable surprise de ces deux Personnes. Bien est il vray qu'elle en fut elle mesme si estonnée, qu'elle ne pût se resoudre de laisser longtemps Martesie jouïr de ce plaisir là : joint qu'Arianite entendant ouvrir la Porte de la Chambre de la Princesse fit signe à Martesie qu'elle se retirast. Enfin, Seigneur, estant bien assurez que Mandane estoit dans ce Chasteau, je fis resoudre Martesie à me permettre d'entreprendre de le forcer. Elle voulut toutesfois essayer de parler à la Princesse, mais ce fut inutilement : car cette femme qu'elle avoit gagné, n'avoit point de credit sur ceux qui gardoient Mandane. Ainsi nous estant resolus à tout hazarder pour delivrer la Princesse, je trouvay moyen d'avoir des Eschelles : je fis tenir nostre Bateau tout prest à ramer : et par un endroit de la Muraille qui n'estoit pas hors d'escalade, je fis dessein de tenter la chose la nuit suivante. Mais par malheur le Roy de Pont qui depuis le temps que la Princesse estoit demeurée malade en ce lieu là, avoit envoyé vers Abradate, pour luy demander retraite dans sa Cour, et escorte pour y aller par les Matenes, que la Riviere d'Halis traverse : par
malheur, dis-je, il advint que ce Prince vit arriver quatre cens Chevaux de la Susiane, qui venoient pour querir la Princesse. De sorte que le Roy de Pont ne les vit pas plustost, qu'il resolut de partie dés le lendemain : ce qu'ayant esté sçeu par Martesie, elle m'en advertit : et je me resolus aussi, quoy que la partie ne fust pas égale, à ne laisser pas d'attaquer le Roy de Pont dés qu'il marcheroit : ne pouvant plus entreprendre de forcer ce Chasteau, où il y avoit tant de monde. Cependant Martesie qui vouloit du moins suivre sa chere Maistresse, si elle ne la pouvoit pas delivrer ; fit si bien, que s'en allant hardiment par cét Escalier dérobé à la chambre qui estoit vis à vis de celle de la Princesse, elle apella Arianite de toute sa force, et luy dit que si leur Maistresse n'obtenoit pour elle la permission de luy parler, elle se desespereroit. Cette Fille luy fit signe qu'elle eust patience : et en effet nous sçeusmes depuis que justement dans le temps que Martesie luy parloit, la Princesse aprenoit au Roy de Pont qu'elle estoit retrouvée : et : qu'elle vouloit absolument l'avoir aupres d'elle ; ce que ce Prince luy accorda ; ne sçachant pas que je fusse à vous, et croyant que par quelques bizarres avantures elle seroit demeurée le long de ce Fleuve, comme Mandane elle mesme y estoit depuis demeurée malade. Enfin, Seigneur, Martesie et sa Parente, qui se portoit beaucoup mieux, aussi bien que ces autres Femmes, furent mises aupres de la Princesse, qui les receut avec une joye extréme. Cependant il falut qu'elle se resolust à partir, et à s'embarquer, pour aller jusques à la Mantiane, où des Chariots la devoient attendre. Mais Seigneur, pourquoy differer à vous dire que le lendemain j'attaquay les gens qui escortoient
le Roy de Pont ? que comme le nombre n'estoit pas esgal, presque tous mes compagnons y perirent : et que l'y fus blessé en quatre endroits, sans pouvoir empescher que ce Prince (qui d'abord s'estoit jetté à terre l'Espée à la main, et qui fit des choses prodigieuses) n'emmenast la Princesse : qui eut du moins la consolation d'avoir Martesie avec elle. Mais pour sa Parente, comme c'estoit une personne qui estoit mariée, Martesie obtint du Roy de Pont la permission de la renvoyer chez elle : ce qu'il fit, priant ce Capitaine du Chasteau, de la faire conduire au lieu où son Chariot l'estoit allé attendre. Pour moy, Seigneur, quoy que je fusse tres blessé, je ne laissois pas encore d'aller apres quelques Cavaliers, et de les suivre l'Espée à la main : lors qu'il en vint deux, qui par les ordres de la Princesse empescherent qu'on ne me tuast : et me faisant prisonnier ils me remenerent tous ensemble à ce Chasteau, avec priere à ce Capitaine de me bien traiter, et de me faire penser aveques soing ; ce qu'il fit tres civilement. Pendant que je fus chez luy, j'apris qu'il estoit nay Sujet du Roy de Pont : et que par diverses avantures, il s'estoit marié en ce païs là : et y estoit devenu Gouverneur de ce Chasteau, qui est scitué en Paphlagonie : et où le Roy de Pont s'estoit veû contraint d'aborder, le lendemain que Martesie et Orsane furent laissez le long du rivage : parce que la Princesse s'en affligea si fort, qu'elle en tomba malade à l'extremité. Cependant, Seigneur, je n'ay pas plustost esté guery, que je suis allé à Suse : où ce Capitaine avec qui je fis assez grande amitié durant que je fus chez luy, m'assura que je trouverois la Princesse. J'y fus donc, et je la trouvay en effet : et comme le Roy
de Pont ne pouvoit pas craindre un homme seul, et que la Princesse a un si grand Empire sur luy, que hors sa liberté il ne luy peut rien refuser ; j'eus la permission d'estre à elle, parce qu'il creût que j'y estois auparavant, et qu'il ne songea point que je fusse à vous. Quelques jours apres, je sçeus que Cresus Roy de Lydie, avoit envoyé vers Abradate, et qu'il se tramoit quelque grand dessein : cependant le Roy de Pont craignant que si vous apreniez en Armenie, ou il sçavoit bien que vous estiez, qu'il estoit : à Suse, vous ne tournassiez teste de ce costé-là, et qu'Abradate ne peust vous resister, il fit dessein d'en partir. Mais comme il y a asseurément quelque grande ligue entre plusieurs Princes, qui lie l'amitié de ces deux-là, Abradate ne voulut pas le laisser aller seul. La Reine Panthée aimant aussi fort Mandane, et ayant aussi bien dessein d'aller visiter un fameux Temple de Diane qui est dans le païs des Matenes, la voulut conduire jusques vers les frontieres de la Cilicie, esperant faire sa devotion à son retour. Mais comme ils arriverent au Fleuve aupres duquel elle a esté prise, afin de marcher plus commodement, et plus seurement aussi pour le Roy de Pont, ils se separerent : ce dernier conduisant Mandane du costé le plus esloigné de l'Armenie, et Abradate demeurant de l'autre, avec la Reine de la Susiane, qui se separa d'elle au passage de ce Fleuve : et qui continua encore de marcher du mesme costé où elle a esté prise par vos Troupes : parce que c'estoit le chemin du lieu où elle vouloit aller. Pour nous autres, nous marchasmes tousjours aveques tant de diligence, qu'il vous eust esté difficile de nous voir encore, comme vous nous vistes sans doute à travers de la
Riviere : si ce n'eust esté qu'Abradate apres avoir esté deffait, vint nous rejoindre, quelque temps devant que nous y fussions, suivi seulement de quinze ou vingt des siens. Cette veuë affligea sensiblement le Roy de Pont : car il connut bien qu'Abradate avoit esté attaqué et vaincu : mais lors qu'il l'eut joint, et qu'il luy eut apris que Panthée estoit prisonniere, il en eut une douleur extresme. J'estois alors derriere ces Princes, de sorte que comme ils estoient tous deux fort affligez, ils ne prirent pas garde à moy, et j'entendis qu'Abradate dit au Roy de Pont, qu'il le conjuroit de luy redonner ses Troupes, afin d'aller apres les Ravisseurs de Panthée. Comme le Roy de Pont n'avoit que mille Chevaux ; qu'Abradate n'en avoit plus que quinze ou vingt des mille qu'il avoit eus ; et que le Roy de Pont avoit sçeu en marchant qu'il estoit suivi, il fit comprendre à Abradate, que ce seroit exposer Mandane, et s'exposer luy mesme inutilement, que d'aller peut-estre attaquer toute vostre Cavallerie avec si peu de gens. Au reste, luy dit il, ne craignez rien pour la Reine vostre Femme : car Cyrus est le plus genereux Prince du monde : et pour ce qui est de Ciaxare, tant que nous aurons la Princesse Mandane en nos mains, il ne mal-traitera pas Panthée. C'est pourquoy, luy dit il, laissez moy aller jusques au Pont, que je dois rompre apres l'avoir passé : et retournez vous en apres executer promptement et genereusement ce que vous avez promis à Cresus : et attendez la liberté de Panthée, par la mesme voye qui la donnera à toute l'Asie. Enfin, Seigneur, apres plusieurs autres discours, où l'on voyoit bien qu'il y avoit beaucoup d'incertitude en leurs esprits, et que je ne pouvois pourtant pas tous entendre :
nous allasmes au Pont, où Abradate quitta ce Prince, et dit adieu à Mandane : qui ayant sçeu la prise de Panthée : l'asseura que si elle estoit en vos mains, elle y estoit seurement : le conjurant d'obliger le Roy de Pont à la rendre à Ciaxare, à condition de luy faire rendre Panthée. Abradate estoit si occupé de sa propre douleur, qu'il n'entendit pas bien cette proposition : de sorte que le Roy de Pont craignant que Mandane ne redist encore la mesme chose, et qu'Abradate n'y fist quelque reflexion, il commanda que le Chariot marchast, apres avoir pris cinquante chevaux seulement. Comme nous eusmes passé la Riviere, les gens d'Abradate de leur costé, et ceux du Roy avec qui j'estois du leur, rompirent ce Pont de bois, et chacun d'eux prit son chemin : c'est à dire Abradate celuy de Suse parle haut des Montagnes, et le Roy de Pont celuy de la mer de Cilicie. Mais lors que la Princesse Mandane, aupres du Chariot de laquelle je me trouvay, eut aperçeu toute vostre Cavalerie à travers de la Riviere, durant que nous estions dans la Prairie, je n'ay jamais veû une Personne plus affligée qu'elle me le parut. Elle vous regarda, Seigneur, autant qu'elle vous pût voir : car elle s'imagina bien que vous estiez en ce lieu là en Personne : et nous estions desja bien avant dans le Bois ou nous entrasmes, qu'elle regardoit encore, comme si elle eust pû vous aperçevoir. Enfin, Seigneur, nous arrivasmes trop heureusement au Port, où le Roy de Pont vouloit s'embarquer : il y trouva mesme un Vaisseau prest à faire voile pour Ephese, où il fut reçeu : et il s'embarqua le lendemain à midy, qui fut hier. Mais deux heures devant que de partir, Martesie me tira à part : et me dit que je m'échapasse, comme j'ay fait, et
que je vous donnasse cette Lettre, que je venois vous aporter, lors que j'ay rencontré Feraulas, qui sortoit de la Ville aussi bien que moy. En disant cela Ortalque en presenta une de la Princesse Mandane à Cyrus, qui la prit avec autant de joye que le Roy d'Assirie en eut de douleur. Il eust bien voulu ne la lire pas devant luy : mais ne pouvant differer à voir ce que sa Princesse luy mandoit ; et trouvant mesme un moment apres quelque douceur à l'ouvrir devant son Rival ; il la décacheta, et y leut ces paroles.
LA PRINCESSE MANDANE, A Cyrus.
Comme je ne sçay pas si le Roy mon Pere est encore à son Armée, et que je ne doute point que vous n'y soyez, c'est à Vous que je m'adresse : pour vous prier de faire en sorte que la Reine de la Susiane soit bien traittée. C'est par elle que j'ay sçeu qu'il est maintenant permis à l'Illustre Artamene d'estre Cyrus : et elle a pris tant de soin d'adoucir ma captivité, que je suis obligée de tascher de rendre la sienne la moins rigoureuse qu'il
me sera, possible. Je ne vous dis point que je suis la plus malheureuse Personne du monde, car vous ne pouvez pas l'ignorer : mais pour reconnoistre autant que je le puis, la generosité que vous avez, d'exposer tous les jours vostre vie pour ma liberté, je n'ay qu'à vous dire que je ne souhaite avec gueres moins d'ardeur la continuation de vostre gloire et de vostre bon heur, que la fin des malheurs de
MANDANE.
Cette Princesse avoit encore adjousté en Apostille,Apres vous avoir mandé à faux, que j'allois en Armenie, je n'ose presque plus vous dire, que je crois que l'on me mene à Ephese.
Lors que Cyrus eut achevé de lire cette Lettre, il ne pût s'empescher de regarder le Roy d'Assirie, de qui il rencontra les yeux dans les siens : mais avec tant de chagrin et tant de marques de douleur, que la joye de Cyrus en augmenta encore de la moitié. Toutesfois pour demeurer dans les termes de leurs conditions, et pour n'avoir point de secret pour toutes les choses où la Princesse Mandane avoit interest : Cyrus leut tout haut la Lettre de la Princesse : ce qui ne fut pas un petit redoublement de douleur pour le Roy d'Assirie. Car quoy que cette lettre ne fust presques qu'une lettre de civilité ; neantmoins il y avoit certaines paroles si cruelles pour luy,
principalement vers la fin, qu'il eut beaucoup de peine à n'esclatter pas : et à ne donner point de marques trop violentes de sa jalousie et de son desespoir. Il changea de couleur diverses fois : il fit mesme quelque action de la teste et de la main, qui faisoit voir son inquietude : et levant les yeux vers le Ciel, et les attachant apres fixement dans ceux de Cyrus ; allons trop heureux Prince, dit-il en soûpirant, allons à Artaxate, afin d'aller promptement en Lydie : pour voir ce que les Dieux ont resolu de nostre destin. Apres cela le Roy d'Assirie marcha le premier : et sans attendre que Cyrus luy respondist, il se mit à s'entretenir luy mesme si profondément, qu'il estoit aisé de connoistre qu'il souffroit beaucoup.
Cyrus prend des mesures pour gagner au plus vite Ephese, où Mandane, dans sa lettre, lui a appris qu'on la menait. Il décide ensuite d'aller trouver en secret la prisonnière Panthée, afin de pouvoir s'entretenir de sa bien-aimée. Panthée fait l'éloge de Mandane et assure à Cyrus que le roi de Pont la traite avec tout le respect qui lui est dû. Cyrus regrette de ne pouvoir libérer son illustre captive, en raison de rumeurs selon lesquelles son mari Abradate serait à la tête d'une ligue contre Ciaxare.
Cependant Cyrus qui ne vouloit pas perdre de temps, ny aller à Tarse, y envoya un des siens remercier le Prince de Cilicie, qui s'estoit desja disposé à le recevoir : et reprenant le mesme chemin par où ils estoient venus, ils joignirent ceux de leurs gens qu'ils avoient laissez à ce Pont : et furent rejoindre Panthée dans un Chasteau, qui estoit sur les Frontieres d'Armenie, où Araspe l'avoit conduite. Comme elle avoit esté recommandée de bonne main à Cyrus, il ne vit pas plustost Araspe, qu'il luy ordonna de la faire servir avec tout le respect deû à sa condition : et quelque resolution qu'il eust prise de ne la voir point, par le chagrin qu'il avoit eû d'aprendre que Mandane n'estoit pas delivrée, et que c'estoit seulement elle qui estoit prisonniere : il changea de dessein et voulut la voir. Bien est il vray qu'il fit presque un secret de cette visite : parce qu'il souhaita que le Roy d'Assirie n'en fust pas : afin de pouvoir parler de sa chere Princesse avec plus de liberté. Ainsi
dés qu'il fut dans ce Chasteau, il fut à l'Apartement d'Araspe : où feignant d'avoir à faire avecques luy, il demeura presques seul. Comme il estoit assez prés de celuy de la Reine de la Susiane, il y fut sans estre suivi que d'Araspe et de Feraulas, et sans estre veû : et c'est ce qui fit dire à tout le monde que Cyrus avoit esté si fidelle à Mandane, qu'il n'avoit pas mesme voulu regarder cette Reine, parce qu'on la disoit estre une des plus belles Personnes de la Terre. Cependant il est certain qu'il la vit, mais il la vit pour l'amour de Mandane : et comme il sçeut par Araspe, qu'elle estoit fort en peine d'Abradate, il luy fit dire ce qu'il en sçavoit, en luy envoyant demander la permission de la voir : de sorte que lors qu'il entra dans sa chambre, cette belle et sage Reine le reçeut avec beaucoup de civilité. Et sans donner aucune marque de foiblesse pour sa Prison, Seigneur, luy dit elle, la Princesse Mandane avoit raison de me dire, que vous estiez le Prince du monde qui sçavoit le mieux user de la victoire : puis que toute captive que je suis, vous me faites la grace de me voir : et de m'envoyer assurer de la vie et de la santé du Roy mon Seigneur. Je ne veux point, luy dit-il, Madame, que vous me soyez obligée d'une chose si peu considerable : mais je veux qu'en vous donnant la peine de lire cette Lettre (adjousta t'il en luy monstrant celle de Mandane) vous connoissiez que je ne dois point avoir de part à tous les services que j'ay dessein de vous rendre. Car apres ce que la Princesse de Medie m'a escrit, je ne suis plus Maistre de mes volontez ; et je ne puis que suivre les siennes. Je veux bien Seigneur (repliqua Panthée, apres avoir leû la Lettre de la Princesse Mandane, et la luy avoir renduë) partager cette obligation
entre vous d'eux : estant bien certaine que vous le souffrirez l'un et l'autre sans en murmurer. En suite Cyrus s'informa soigneusement de la santé de sa chere Princesse : et apres luy avoir demandé pardon de la liberté qu'il alloit prendre : il la conjura de luy vouloir dire, comment le Roy de Pont vivoit avec elle : n'osant pas luy demander comment elle vivoit aveque luy. Seigneur, reprit Panthée, pour vous mettre l'esprit en repos, je vous diray que le Roy de Pont est tellement esclave des volontez de la Princesse Mandane, que c'est une chose inconcevable, de voir qu'il ait la force de la retenir comme il fait : car excepté sa liberté, il n'est rien qu'il ne soit capable de luy accorder. Ainsi je puis vous assurer qu'il ne luy donne aucun sujet de pleinte, que celuy de ne la vouloir point abandonner, et de ne la vouloir point rendre. Pour moy j'ay fait toutes choses possibles pour l'y obliger : mais il m'a tousjours respondu qu'il ne le peut : et que quand il n'auroit autre satisfaction en toute sa vie, que celle d'empescher qu'un Rival ne la possede : il fuiroit tousjours par toute la Terre, jusques à ce qu'il eust trouvé un Azile assuré pour sa retraite, et un Protecteur assez puissant pour le deffendre. Ha Madame, s'écria Cyrus, les Dieux n'en sçauroient donner au Ravisseur d'une Princesse si innocente et si accomplie : en effet, reprit Panthée, il paroist assez que nous sommes desja punis, de luy avoir donné protection. Cyrus luy fit alors beaucoup de civilité : et luy dit que s'il n'eust pas despendu de Ciaxare ; et s'il ne se fust pas agy de Mandane, il luy auroit redonné la liberté. Mais qu'ayant apris qu'il se formoit une Ligue, dont le Roy son Mary estoit, il faloit voir auparavant ce que
ce pouvoit estre : et que cependant il l'assuroit, qu'elle seroit servie avec tout le respect qui luy estoit deû. Panthée le remercia fort civilement : et ils se separerent tres satisfaits l'un de l'autre. En effet il eust esté difficile, que deux Personnes si accomplies, n'eussent pas eu beaucoup d'estime l'un pour l'autre en se connoissant : car si Cyrus estoit admirable en toutes choses, Panthée estoit une Princesse tres parfaite. Sa beauté estoit une des plus esclatantes du monde : et de celles qui surprennent le plus les yeux, et qui inspirent le plus d'amour. Elle avoit une majesté si douce, et une modestie si charmante, qu'on ne la pouvoit voir sans s'interesser en ses malheurs.
Cyrus, apprenant que Cresus consulte divers oracles et arme ses troupes, rassemble ses hommes et prend le chemin de la Lydie, tant pour contrer le souverain, qui s'est emparé d'Ephese, que pour libérer Mandane. Ciaxare, quant à lui, contraint de s'en retourner à Ecbatane pour des raisons de santé, ne peut faire front.
Cependant Cyrus ordonna à Araspe, de la conduire à Artaxate, luy laissant cinq cens Chevaux pour cela : apres quoy remontant à cheval avec le Roy d'Assirie, il fit une si grande diligence, qu'en trois jours il arriva aupres de Ciaxare, auquel il rendit conte de son voyage. De là il fut chez la Princesse Araminte, où le Prince Phraarte estoit desja : il luy demanda pardon d'estre party sans luy dire adieu : l'assurant qu'à sa consideration, il n'avoit eu dessein que de delivrer sa Princesse, et qu'il n'avoit point eu celuy de perdre le Roy son Frere. Elle luy aprit aussi les inquietudes qu'elle avoit euës, par la crainte de recevoir quelque funeste nouvelle de son entreprise. Comme il estoit chez cette Princesse, on le vint querir : parce qu'il estoit arrivé un Courrier d'Ecbatane, qui pressoit encore Ciaxare d'y aller. Il en vint aussi un autre ce mesme jour d'Ariobante : qui mandoit qu'il estoit adverty qu'il y avoit desja quelque temps que Cresus avoit envoyé consulter divers Oracles, sur une entreprise importante qu'il vouloit
faire : et qu'il avoit fait partir en un mesme jour des gens d'esprit, et de probité, pour aller à Delphes ; à Dodone ; mesme au Temple d'Amphiaraus ; à l'Antre de Trophonius aux Branchides qui estoient sur la frontiere des Milesiens ; et en Affrique, au Temple de Jupiter Ammon : afin que par la réponse de tous ces Oracles, il peust estre confirmé ou dissuadé d'executer son dessein : que cependant il armoit puissamment, et solicitoit tous ses Alliez d'armer comme luy. Les choses estant donc en ces termes, il fut resolu, veu mesme la mauvaise santé de Ciaxare, qu'il s'en retourneroit à Ecbatane, pour appaiser les troubles qui s'y estoient élevez : et que Cyrus avec toute son Armée marcheroit vers la Lydie : tant pour songer à la liberté de Mandane que l'on menoit à Ephese, que Cresus avoit conquestée : que pour s'opposer aux desseins de ce Prince quels qu'ils pussent estre. Ainsi l'ambition et l'amour demandant une mesme chose de Cyrus : il s'y porta avec toute l'ardeur que deux passions si violentes peuvent inspirer à un coeur heroïque et amoureux comme estoit le sien. On resolut aussi, que pour tenir Abradate en devoir, il faloit retenir Panthée, et la conduire en Capadoce, vers les Frontieres de Lydie : car on avoit sçeu par un Prisonnier, que ce Prince avoit assurément fait Ligue avec Cresus : ce qui confirmoit puissamment ce qu'Ortalque en avoit dit. Comme la Princesse Araminte ne souhaitoit pas de demeurer en Armenie, à cause du Prince Phraarte ; et que de plus Cyrus esperoit quelque chose de sa negociation aupres du Roy son Frere : il fut bien aise qu'elle prist la resolution d'aller avec la Reine Panthée, qui arriva à Artaxate, comme toutes ces resolutions se prenoient : et qui y fut
traittée selon l'intention de Mandane, c'est à dire avec tous les honneurs possibles. Pour cét effet Araspe eut encore un nouvel ordre de Cyrus, d'en avoir un soin tout particulier : ce Prince luy disant, avec un sous-ris qui n'effaçoit pourtant pas la melancolie de ses yeux, qu'il ne croyoit pas pouvoir plus seurement, confier la plus belle Reine du monde, qu'au plus insensible homme de la Terre. Enfin deux ou trois jours apres cette grande separation se fit : car dés ce jour là, Ciaxare avec dix mille hommes, entre lesquels estoit Megabise, se prepara à s'en retourner à Ecbatane : et Cyrus accompagné des Rois d'Assirie, de Phrigie, d'Hircanie, et de tous les autres Princes qui estoient dans cette Armée, commença de décamper, et de la faire marcher vers la Lydie : apres avoir assujetty de nouveau un Royaume à Ciaxare, et dompté en suite les Chaldées. Le Prince Tigrane par l'amitié qu'il avoit pour Cyrus, et par la reconnoissance de ce qu'il avoit si genereusement laissé la Couronne au Roy son Pere, le voulut suivre à cette guerre : et Phraarte par sa propre generosité, et plus encore par l'amour qu'il avoit pour Araminte, ne le voulut pas abandonner : de sorte que la prévoyance de cette Princesse se trouva inutile. Cependant pour faire conduire la Reine de la Susiane et la Princesse de Pont plus commodement, Araspe avec cinq cens Chevaux prit un chemin un peu détourné de celuy de l'Armée, et partit mesme un jour auparant : ce qui fut cause qu'un Envoyé d'Abradate ne trouva plus la Reine sa Femme à Artaxate, ou il estoit venu pour la redemander : mais on luy répondit, qu'un Prince Allié des Rois de Medie, qui donnoit protection au Ravisseur de la
Princesse Mandane, ne devoit rien obtenir, à moins que de l'obliger à la rendre. Auparavant que de partir, Cyrus fut dire adieu à la Reine d'Armenie, et prendre part à la douleur que la Princesse Onesile avoit de l'esloignement de son cher Tigrane : en suite dequoy chargé des voeux du Roy d'Armenie, et des acclamations de tout le Peuple d'Artaxate, il en partit pour aller conduire Ciaxare, jusques à trente stades loing de la route qu'il devoit prendre. Cette separation fut tendre et touchante de part et d'autre : Ciaxare luy parla de la Princesse Mandane, en des termes qui luy faisoient connoistre, qu'il y avoit autant de part que luy : et. Il luy donna un pouvoir si absolu, par toute l'estenduë de son Empire, qu'il ne l'eust pû avoir plus grand, mesme apres sa mort. Le Roy d'Armenie paya volontairement le Tribut qu'il devoit, et en offrit encore quatre fois autant pour les frais de cette guerre, ce que Cyrus refusa : se contentant de ce qui estoit legitimement deû. Cependant le souvenir de Mandane, fut toute son occupation et toute celle du Roy d'Assirie durant cette marche : et lors qu'ils estoient contraints d'estre ensemble, et qu'ils se surprenoient tous deux en cette resverie dont ils s'imaginoient aisément le sujet, ils en avoient du chagrin : et ils eussent bien voulu chacun en particulier, estre seuls à penser à cette Princesse. Ils sçeurent en aprochant de Capadoce que le Prince Thrasibule, non plus qu'Harpage, ne s'y estoit point arresté : et qu'Ariobante luy ayant seulement donné les Troupes qu'il avoit, pour joindre à celles qu'on luy avoit desja données, il estoit party en diligence, pour aller vers la basse Asie, l'amour et l'ambition ne luy permettant pas d'attendre que l'on eust fait de nouvelles levées.
Comme Cyrus n'avoit que Mandane dans le coeur, et qu'elle luy avoit écrit qu'elle s'en alloit à Ephese : pour en estre pleinement éclaircy, il resolut d'y envoyer Feraulas déguisé : sçachant bien qu'il ne pouvoit choisir personne qui peust agir avec plus d'adresse, plus d'esprit, et plus d'affection que luy. Joint que puis que Martesie estoit avecque Mandane, il y avoit un redoublement d'obligation pour luy, à travailler à la liberté de cette Princesse. Il accepta donc cette commission avecques joye : et pendant que Cyrus tarda en Capadoce, pour laisser un peu reposer ses Troupes, et pour s'informer un peu mieux des desseins de Cresus : il prit le chemin d'Ephese, apres s'estre travesti, sans estre accompagné que d'un Esclave seulement. Le Roy d'Assirie de son costé, y envoya aussi un homme tres fidelle et tres entendu en toutes choses : cependant Cyrus recevoit des advis de toutes parts, des grands preparatifs de guerre que l'on faisoit à Sardis : mais quoy qu'on luy dist, et quoy qu'on luy mandast, on ne parloit point de Mandane : et on ne disoit point mesme avec certitude, ce que Cresus vouloit faire.
Pendant les préparatifs de guerre, un étranger grec, Sosicle, s'introduit auprès de Cyrus par l'intermédiaire du roi de Phrigie, dans l'intention de donner des nouvelles de Mandane qu'il a vue débarquer à Ephese. Cyrus, fou de joie d'avoir pu localiser le lieu de détention de la princesse, accepte toutefois de temporiser, en raison de circonstances extraordinaires qu'on doit lui révéler. Cette révélation implique le récit des événements de la cour de Lydie.
Durant qu'il estoit en cette peine, on luy vint dire que le Roy de Phrigie venoit le trouver en diligence : parce qu'il estoit arrivé le matin à sa Tente trois Estrangers que l'on ne connoissoit pas, qui luy avoient apris quelque grande nouvelle : du moins à ce que l'on en pouvoit juger, par l'émotion qu'il avoit euë en leur parlant. Un moment apres ce Prince entra, comme un homme qui avoit en effet de grandes choses dans l'esprit : Seigneur, dit-il à Cyrus, il est bien juste que je vous parle de vos interests, avant que de vous entretenir des miens : et que je vous die que je vous amene un
homme qui a veû aborder la Princesse Mandane à Ephese : et qui vous peut du moins assurer qu'elle n'a pas fait n'aufrage. Cyrus tout transporté de joye d'entendre le Nom de Mandane, et de sçavoir du moins avec certitude ou elle estoit ; demanda avec empressement au Roy de Phrigie, où estoit celuy qui luy avoit aporté cette nouvelle ? de sorte que ce Prince le faisant aprocher (car il l'avoit amené aveques luy) le presenta à Cyrus : qui le reçeut avec une douceur qui n'estoit pas moins une marque de son amour pour Mandane, que de sa civilité naturelle. Cét homme qui estoit Grec, et qui se nommoit Sosicle, estant de fort bonne condition, et ayant beaucoup d'esprit, respondit à Cyrus avec beaucoup de respect : et luy aprit fort exactement tout ce qu'il vouloit sçavoir de luy. Il luy dit donc qu'estant à Ephese, il avoit veû aborder un Vaisseau Cilicien : et qu'il avoit sçeu apres au Port, que le Roy de Pont estoit dedans. Qu'en effet il l'en avoit veû descendre, et en suitte la Princesse Mandane, que le Gouverneur d'Ephese avoit logée magnifiquement. Il luy dit encore, que cette Princesse estant allée au Temple de Diane pour faire ses devotions, s'estoit mise parmi les Vierges voilées qui y demeurent. Que le Roy de Pont l'ayant sçeu, avoit voulu faire effort pour l'en retirer : mais que le Peuple s'estoit esmeû, et ne l'avoit pas voulu souffrir ; de sorte qu'il avoit falu qu'il se contentast que le Gouverneur d'Ephese fist faire une garde fort exacte aux Portes de la Ville, et à l'entour de ce Temple, jusques à ce que l'on eust eu ordre de Cresus, vers lequel il avoit aussi tost : envoyé, et que les choses estoient en cét estat, lors qu'il estoit parti d'Ephese. Cyrus fit encore
cent questions à Sosicle ; apres quoy le remerciant de l'avoir tiré de la peine où il estoit, il se mit à parler au Roy de Phrigie en particulier : se réjouïssant de ce que Feraulas pourroit peut-estre luy donner quelque advis favorable, puis qu'il ne pouvoit manquer de trouver la Princesse. Comme elle estoit en un lieu maritime, Cyrus ne jugeoit pas qu'il falust tourner teste de ce costé là, se souvenant toujours de l'advanture de Sinope : et il pensoit qu'il valoit mieux attendre qu'elle fust à Sardis, y ayant beaucoup d'aparence qu'on l'y conduiroit. Neantmoins l'impatience qu'il avoit de s'aprocher tousjours davantage d'elle, pensa luy faire changer de dessein, et prendre celuy de partir à l'heure mesme : mais le Roy de Phrigie luy dit qu'il sçavoit encore quelque chose, qui l'en devoit empescher, et l'obliger d'avoir seulement trois ou quatre jours de patience. En effet s'estant mis à luy parler bas, il parut bien par le visage de Cyrus, que ce que ce Prince luy disoit, le surprenoit extrémement, et luy donnoit mesme de la joye et de l'esperance. Le Roy d'Assirie estant arrivé, Cyrus forcé par sa generosité et par sa parole, luy aprit ce qu'il sçavoit de Mandane, et luy dit fidellement l'estat des choses : le Roy d'Assirie en fut aussi agreablement surpris que luy : mais enfin ayant trouvé que le Roy de Phrigie avoit raison, et qu'il faloit attendre l'advis qu'il devoit recevoir, auparavant que de rien entreprendre : Cyrus dit en suitte à ce Prince, qu'il vouloit sçavoir plus au long la merveilleuse avanture dont il ne luy parloit qu'en passant, n'estant pas juste qu'il ne s'interessast pas autant aux choses qui le touchoient en particulier, qu'il faisoit à celles qui le regardoient.
Le Roy de Phrigie luy dit que Sosicle le satisferoit là dessus, quand il l'auroit agreable : et luy feroit mieux comprendre la cause de l'entreprise dont il faloit attendre l'effet. Apres cela Araspe vint trouver Cyrus, pour l'advertir que la Reine de la Susiane, et la Princesse Araminte estoient arrivées le soir auparavant, à une petite Ville qui n'estoit qu'à quarante Stades du Camp : de sorte que Cyrus ne le sçeut pas plustost, qu'il leur envoya faire compliment : et le lendemain il y fut luy mesme, suivi seulement d'Hidaspe, et de quelques autres, ne voulant pas y mener le Prince Phraarte, de qui la passion affligeoit Araminte. Mais comme Panthée s'estoit trouvé mal la derniere nuit, il ne vit que la Princesse Araminte, à qui il rendit conte de l'estat des choses ; sçachant bien qu'elle auroit de la joye d'aprendre, que peut-estre sans combatre le Roy son Frere, pourroit on finir cette guerre. Mais comme elle ne pouvoit pas comprendre parfaitement tous les divers interests de ceux qui tramoient la chose, à moins que de sçavoir toute la vie de deux personnes fort illustres, qui en faisoient tout le fondement : elle tesmoigna avoir une si forte envie de l'aprendre, que Cyrus pour la satisfaire, luy promit qu'il ne la sçauroit luy mesme exactement qu'en sa presence. Et en effet, ayant envoyé prier le Roy de Phrigie de luy envoyer Sosicle, il le fit au mesme instant : de sorte que comme il y avoit encore assez de temps pour luy donner audience, parce que Cyrus estoit allé de fort bonne heure visiter cette Princesse : Sosicle ne fut pas plustost arrivé, que le faisant aprocher, et le presentant à Araminte ; Voila, luy dit-il, Madame, celuy qui doit contenter vostre curiosité et la mienne : et
vous aprendre des choses qui ne sont pas sans doute ordinaires : du moins ce que j'en sçay desja me semble t'il fort merveilleux. Je pretens toutefois, adjousta Cyrus, que Sosicle vous parle comme si je ne sçavois rien du tout de ce qu'il vous doit dire : et qu'il n'oublie aucune circonstance de la vie d'une Princesse de qui le Nom est aussi celebre par sa beauté et par sa vertu, que celuy de son Amant l'est par son courage et par son esprit. Apres que la Princesse Araminte eut joint ses prieres à celles de Cyrus, Sosicle sçachant bien qu'il importoit extremement aux personnes à qui il prenoit interest, que ce Prince s'affectionnast : à elles et les protegeast, luy obeïr avec joye, et commença son discours de cette sorte, adressant la parole à la Princesse Araminte.
Cleandre, enfant trouvé dans une barque à la dérive et recueilli par le père de Sosicle, est accueilli à la cour de Lydie où il fait forte impression. Il y tombe amoureux de la jeune Palmis, fille du roi Cresus, sans espoir de pouvoir concrétiser un jour sa passion, en raison de leur différence de condition. Palmis toutefois comprend bientôt que Cleandre est amoureux, sans pour autant qu'elle se doute que la personne aimée n'est autre qu'elle-même. Il faudra l'apparition d'un nouveau rival, en la personne d'Adraste, pour que la réaction de Cleandre fasse comprendre la vérité à Palmis.
Sosicle, après avoir expliqué comment il est possible qu'un Grec comme lui ait vécu à la cour de Lydie depuis l'âge de dix ans, commence son récit. Alors qu'il était à Delos, son père a recueilli, sur une barque à la dérive, une vieille femme muette et un enfant de trois ans, dont il ne peut parvenir à déterminer l'origine ni l'identité. Il nomme l'enfant Cleandre et décide de l'élever comme son fils. Le jeune Cleandre se développe très rapidement et à cinq ans c'est un prodige de beauté et d'esprit.
HISTOIRE DE LA PRINCESSE PALMIS,ET DE CLEANDRE.
Vous serez peut-estre étonnée, Madame, de voir qu'un Grec sçache si precisément, tous les interests de la Cour du Roy de Lydie : mais quand je vous auray dit que j'y fus mené à l'âge de dix ans, et que j'ay eu l'honneur d'estre élevé dans la maison de Cresus, aupres des Princes ses Enfans, vostre étonnement cessera, et je vous seray mesme plus croyable. Cependant pour vous faire mieux comprendre toutes les choses que j'ay à vous dire, il faut que je vous aprenne que mon Pere est de l'Isle de Delos (si fameuse par le celebre Temple d'Apollon) quoy que ses predecesseurs fussent originaires de Sardis, et d'une des premieres Familles de cette Ville. Mais enfin diverses avantures qui ne font rien à mon sujet, ayant changé leur fortune, et leur ayant donné un establissement considerable à Delos, ils y ont tousjours demeuré depuis : et mon Pere y vivoit assez heureusement, lors que le desir de voir la Patrie de ses Peres, le fit aller à Sardis.
Vous trouverez sans doute encore estrange, que je commence mon recit, par des choses qui vous semblent prerentement inutiles aux avantures d'une Grande Princesse : mais je vous diray toutesfois, que si mon Pere ne fust point allé à Sardis, rien de tout ce que j'ay à vous aprendre ne seroit arrivé : et que par consequent il faut que vous sçachiez et tout ce que je vous ay desja dit, et tout ce que j'ay encore à vous dire. Un matin donc, du temps qu'il estoit encore à Delos, se promenant le long de la Mer, sur une Terrasse qu'il avoit fait faire à un jardin qu'il avoit derriere sa maison : et prenant plaisir à regarder toutes ces Isles qui environnent celle de Delos ; et qui à cause de leur scituation, s'apellent en effet les Isles Cyclades : il vit une Barque qui flottoit lentement au gré des Vagues, où il ne paroissoit personne dedans qu'une Femme, qui taschoit de la conduire, et qui ne pouvoit pourtant en venir à bout : car mon Pere voyoit bien que cette Barque alloit d'un costé quoy qu'elle fut sous ses efforts pour la faire aller de l'autre. Estant donc poussé de quelque curiosité, et de quelque compassion, de voir cette femme si occupée inutilement : il obligea quelques Mariniers, qui estoient assez prés de là, d'aller dans un Esquif, voir ce que c'estoit : et en effet ils y furent, et trouverent qu'il n'y avoit dans cette Barque que cette mesme Femme que mon Pere voyoit : et à ses pieds sur un Quarreau de drap d'or, un Enfant de trois ans admirablement beau : et qui sans se soucier du pitoyable estat de sa fortune, se mit à sous-rire à ces Mariniers, dés qu'ils aprocherent de la Barque où il estoit. La prodigieuse beauté de cet Enfant, et son action agreable et : enjoüée ; firent que tous grossiers qu'ils
estoient, ils se resolurent de conduire cette Barque où celle qui la guidoit la vouloit mener : c'est pourquoy regardant cette Femme qui en tenoit le Timon, ils luy demanderent d'ou venoit qu'elle estoit seule, et où elle vouloit aller ? Mais ils furent estrangement surpris, de voir que cette Femme estoit muëtte : et ne pouvoit faire autre chose, que de leur monstrer Delos de la main : comme leur voulant dire que c'estoit là qu'elle vouloit qu'ils la menassent. Neantmoins comme C'estoit mon Pere qui les avoit envoyez, au lieu de la mener droit au Port ; ils la firent aborder au pied de la Terrasse où il se promenoit : et où il y avoit un escalier, par où l'on pouvoit aller jusques à la Mer. Cette Femme qui estoit fort âgée, s'affligea d'abord, de voir qu'ils ne faisoient pas precisément ce qu'elle vouloit : mais enfin comme elle fut plus prés, voyant bien à la mine de mon Pere que ce n'estoit pas un homme à faire outrage à l'Enfant qu'elle conduisoit, elle se r'assura un peu : et par cent signes qu'il n'entendit pas, elle luy voulut dire beaucoup de choses. tantost elle monstroit cet Enfant : tantost elle levoit les mains et les yeux au Ciel : et sans se pouvoir mieux faire entendre, et sans entendre ce qu'on luy disoit, elle donnoit une compassion extréme. Elle monstra à mon Pere des Tablettes de Cedre garnies d'or, dans lesquelles il y avoit écrit en Grec, en assez mauvais caractere, et d'une ortographe peu exacte. Cet Enfant est recommandé au Dieu que l'on adore à Delos.
Mon Pere voyant donc cet Enfant si beau ; si
aimable ; et si jeune. et voyant cette Femme si affligée, et sans avoir autre dessein, à ce que l'on pouvoit juger par ses signes, que de se remettre à la Providence des Dieux, n'ayant pour tous biens qu'un petit Tableau, dont la bordure estoit d'or, et d'un travail admirable : mais qui ne pouvoit pas, quand mesme on l'eust venduë ce qu'elle valoit, suffire pour la subsistance de cét Enfant et d'elle durant un fort long temps ; il se resolut d'avoit pitié de l'un et de l'autre, et de prendre soin de tous les deux. La Peinture qui estoit dans cette riche Bordure et qui y est encore, represente une jeune Personne, mais belle admirablement : habillée comme on peint quelquesfois Venus couchée sur un lict de Roses ; avec cette difference pourtant, qu'il y a une Draperie merveilleuse qui la couvre presques toute : et qui ne luy laisse qu'une partie de la gorge descouverte. Aupres d'elle, l'Amour est representé sans bandeau, qui se jouë avec son Carquois et ses fleches : et au bas de ce Tableau, il y a deux Vers Grecs qui disent. L'Arc et les Traits du Fils, que tout craint et revere,Blesseront moins de coeurs que les yeux de la Mere.
Cette Femme müette en monstrant ce Tableau à mon Pere, luy fit comprendre par ses signes, qu'il le faloit garder soigneusement : mais il n'eut pas plustost jetté les yeux dessus, qu'il remarqua que le Cupidon qu'on y voyoit representé, estoit le Portrait de ce jeune Enfant, que l'on avoit trouvé dans la Barque. Ainsi il ne douta point, apres avoir leû cette inscription, que le visage de cette Venus ne fust celuy de la Mere : et que ce Tableau n'eust esté fait de cette sorte par galanterie.
Si bien que trouvant quelque chose de fort extraordinaire en cette avanture : et la compassion, comme je vous l'ay desja dit, attendrissant son coeur ; il fit entendre par des signes à cette Femme, que si elle vouloit demeurer dans sa maison, avec l'Enfant qu'elle conduisoit, il en prendroit soin, et en seroit bien aise. Comme elle ne pouvoit pas mieux faire, elle y consentit, et comme mon Pere estoit veuf, et qu'il n'avoit que moy d'Enfans, il ne fut mesme pas marri de me donnée cette nouvelle compagnie, proportionnée à mon âge, car je n'avois que cinq ans en ce temps là. Il fit donc entrer cette Femme et cét Enfant dans sa maison, et congedia ces Mariniers, qui eurent la Barque de la Müette pour leur peine. Cependant mon Pere durant quelques jours ne faisoit autre chose que de tascher de s'éclaircir de ce que c'estoit que cette avanture sans le pouvoir faire : car plus cette Femme luy faisoit de signes moins il en comprenoit le sens. Il serra soigneusement le petit Tableau et les Tablettes qu'elle luy confia : et il fit mesme mettre le Quarreau de Drap d'or, sur lequel estoit cét Enfant dans la Barque, en lieu où il peust estre conservé : il luy fit aussi donner d'autres habillemens, afin de pouvoir garder les tiens : dans la pensée qu'il eut que toutes ces choses pourroient peut estre quelque jour servir à sa reconnoissance. Il observa aveque soing le begayement de cét Enfant, qui prononçoit desja quelques paroles : mais il n'y pût rien discerner assez nettement, pour en pouvoir tirer la connoissance de sa Patrie : car il y en avoit quelques unes Greques, et quelques autres qui ne l'estoient pas. A quelques jours delà, cette femme müette mourut : recommandant de telle sorte cét Enfant à
mon Pere par des signes et par des larmes, qu'il se resolut en effet d'avoir mesme soing de luy que de moy. Comme il s'imagina bien, que la Barque dans laquelle cét Enfant avoit esté trouvé, veû comme elle estoit faite, ne pouvoit estre venuë que de quelqu'une des Isles Cyclades, il eust bien voulu les visiter toutes, pour tascher de descouvrir à qui il apartenoit : Mais comme il y en a tant, il n'eust pas esté aisé d'en faire une recherche exacte. Il ne laissa pas toutesfois d'envoyer exprès à quelques unes : et de se faire informer à la plus grande partie des autres par des Marchands de Delos qui y avoient commerce, si l'on n'y sçavoit rien de cette avanture, mais ce fut inutilement. Cependant ne sçachant pas le veritable Nom de cét Enfant, il luy donna celuy de Cleandre qu'il aimoit, à cause d'un fils qu'il avoit eu qui l'avoit porté, et qui estoit mort depuis peu de temps. Je ne m'amuseray point à vous dire les soings que mon Pere eut du jeune Cleandre : pour qui il conçeut une amitié qui n'estoit gueres differente de celle qu'il avoit pour moy. Mais je vous diray seulement, que comme cét Enfant inconnu estoit recommandé au Dieu que l'on adore à Delos, qui est celuy de toutes les Sciences : mon Pere luy fit en effet apprendre tous les choses qu'Apollon luy-mesme eust pû enseigner. Ainsi on peut assurer sans mensonge, que cét Enfant fut un prodige : et que dés sa cinquiesme année il ne venoit point d'Estrangers à Delos, qui n'eussent la curiosité de voir le jeune Cleandre. Car outre qu'il avoit une beauté admirable, il avoit desja un esprit si merveilleux, et une memoire si extraordinaire, que cela le faisoit passer pour un miracle. Nous vivions ensemble durant ce temps là, comme si nous eussions
esté freres : mon Pere, ainsi que je vous l'ay dit, ne faisant presques aucune difference de luy à moy ; disant à ceux : qui luy en parloient, et qui y trouvoient quelque chose d'estrange, que nous luy avions tous deux esté donnez par les Dieux : et qu'ainsi il ne devoit point faire de distinction entre nous.
Une prédiction funeste amène le père de Sosicle à quitter Delos, pour retourner à Sardis dont sa famille est originaire. Sosicle fait alors la découverte de la cour de Lydie : Cresus, sa fille Palmis et ses deux fils, Atys et le muet Myrsile. Cleandre fait forte impression auprès de Cresus et suscite l'admiration générale par ses qualités. Il séduit également la jeune Palmis.
Cleandre pouvoit donc avoir huit ans et moy dix, lors que l'on trouva dans la terre une vieille Lame de Cuivre, où estoit gravée une ancienne Prediction, qui disoit en faisant parler Jupiter,J'ébranleray Delos, immobile qu'elle est.
Or, Madame, vous sçavez sans doute que tout le monde croit que cette Isle a esté long-temps flottante : et que l'on croit aussi qu'elle n'est devenuë ferme, que depuis que Latone y accoucha d'Apollon et de Diane : de sorte que cette Prediction fit croire à tout le Peuple, que cette Isle redeviendroit flottante comme autrefois : si bien que l'épouvante prit d'une telle façon à tous ceux qui l'habitoient, qu'elle pensa devenir deserte. Mon Pere fit tout ce qu'il pût pour r'assurer les esprits (car il estoit des plus considerables de l'Isle) mais il ne luy fut pas possible : et il falut plus d'une année entiere, auparavant que cette frayeur fust dissipée. Cependant comme en ce temps là il vint à Delos un Ambassadeur de Cresus, qui venoit aporter des Offrandes au Temple d'Apollon ; et que par quelques gens de sa suitte, mon Pere qui se nomme Timocreon, reçeut des Lettres de quelques-uns de ses Parents qui demeurent à Sardis, il se resolut de s'y en aller avec cet Ambassadeur : tant pour future le violent desir qu'il
avoit de voir l'ancienne Patrie de ses Peres, que pour laisser dissiper la frayeur que les habitans de Delos avoient dans l'ame, et qui les avoit presques tous dispersez dans toutes les Isles Cyclades. Mais comme mon Pere ne pouvoit se resoudre d'abandonner ny Cleandre ny moy, il nous mena avecques luy : et ayant demandé passage à cet Ambassadeur de Cresus, qui s'apelle Menecée, nous nous embarquasmes dans son Vaisseau. Pendant cette navigation, il se fit une amitié assez estroite, entre mon Pere et cet Ambassadeur : car s'il m'est permis de parler si advantageusement de celuy qui m'a donné la vie, il est certain que Timocreon n'est pas un homme ordinaire. Mais ce qu'il y eut d'admirable, fut que Menecée trouva tant de charmes en la personne du jeune Cleandre, qu'il ne pouvoit durer sans le voir : et il fut tout le divertissement du voyage. D'abord Menecée creut que nous estions freres : mais mon Pere l'ayant détrompé, et luy ayant apris de quelle façon il avoit trouvé Cleandre, cela redoubla son admiration : ne pouvant assez s'étonner de la conduite des Dieux, en de certaines rencontres. Et comme naturellement l'esprit des hommes aime les choses extraordinaires et qui ont de la nouveauté ; Menecée aima encore plus Cleandre, qu'il ne faisoit auparant qu'il sçeust la maniere dont il estoit venu à Delos. Comme nous fusmes abordez à une Ville d'Ionie, où cét Ambassadeur avoit à faire, nous fusmes apres par terre à Sardis, où mon Pere fut reçeu de tous ceux à qui il avoit l'honneur d'apartenir, avec toute sorte de civilité, et de témoignages de joye. Cependant dés le lendemain qu'il fut arrivé, Menecée luy envoya dire que le Roy le vouloit voir : et qu'il vouloit
mesme qu'il luy menast Cleandre, et qu'il m'y menast aussi. Mais, Madame, auparavant que de m'engager davantage dans mon recit, il faut que je vous die en quel estat estoit la Cour de Lydie en ce temps là : et que vous sçachiez que Cresus avoit deux freres, dont l'un se nommoit Antaleon, et l'autre Mexaris, qui estoit encore fort jeune. De plus ce Prince avoit deux fils et une fille : l'ainé de ses Enfans qui se nommoit Atys, pouvoit avoit alors onze ou douze ans : et le second qui est müet, et qui se nomme Myrsile, en avoit bien neuf ou dix. La Princesse Palmis sa fille, n'en avoit que cinq ou six : mais toutesfois dés ce temps là, elle estoit desja un miracle de beauté. Comme la Cour ne faisoit que de quitter le deüil de la Reine de Lydie, quand nous arrivasmes à Sardis, il y avoit desja longtemps que l'on n'y avoit eu de divertissemens publics : jusques à une course de Chevaux que l'on faisoit, le jour mesme que Menecée presenta mon Pere au Roy, et m'y mena aussi avec Cleandre. Puis que vous n'ignorez pas sans doute la prodigieuse richesse de Cresus ny sa magnificence, je ne vous representeray point la somptuosité de son Palais : mais je vous diray seulement, que Cleandre et. moy qui estions alors en un âge où tout ce qui brille aux yeux plaist à l'esprit ; fusmes charmez de la veuë de tant d'or et de tant de richesse que nous vismes dans toutes les Chambres où nous passasmes. D'abord Cresus fut ravy de la beauté de Cleandre ; de sa grace : et de sa hardiesse : mais plus encore de cent réponses agreables qu'il luy fit, lors qu'il se mit à luy parler. Car comme il luy demanda ce qu'il luy sembloit de son Palais ? ce hardy Enfant luy répondit ; qu'il le trouveroit assez beau pour un Temple, et qu'il le trouvoit trop beau pour un
Palais : ne luy semblant pas juste qu'Apollon que son adoroit à Delos, n'eust pas tant d'or que luy qui n'estoit qu'un homme : si ce n'estoit, adjousta t'il, qu'il eust encore plus de vertus, et plus de pouvoir qu'Appollon. Cette réponse sur prenant Cresus, il le fit aprocher de luy, et le mena dans une Galerie d'où il devoit voir la Course de Chevaux que l'on devoit faire devant luy, dans une grande place qui est au dessous de cette Galerie dans laquelle estoit toute la Cour avec les jeunes Princes et la petite Princesse Palmis, que Cleandre regarda fort attentivement. Cependant Cresus qui se divertissoit aux choses que disoit Cleandre, luy fit encore cent questions : et entre les autres, luy demandant s'il ne prenoit pas plaisir à voir ces courses de Chevaux ? il luy répondit qu'il en prendroit bien davantage à les faire luy mesme qu'à les regarder. Mais, luy dit Cresus, que feriez-vous du Prix que l'on donne, si vous l'aviez remporté ? et que feriez-vous au contraire, si vous ne le remportiez pas ? Si je ne le remportois pas, dit-il tans hesiter, j'en mourrois de dépit : et si je le remportois, je viendrois l'offrir à la Princesse vostre Fille que je voy aupres de vous. Enfin Madame, que vous diray-je ? Cleandre satisfit si fort le Roy, qu'il voulut que luy et moy fussions mis aupres des Princes ses Enfans : et connoissant mesme la capacité de mon Pere, il voulut aussi qu'il s'attachait à leur service. Ainsi il falut qu'il donnast ordre de faire transporter de Delos à Sardis tout ce qui estoit de nature à l'estre : et qu'il se resolust à demeurer en Lydie. De m'amuser à vous dire, Madame, toutes les premieres années de la vie de Cleandre, ce seroit abuser de vostre patience, et perdre un temps que je pourray mieux employer à vous raconter les
actions heroïques qu'il a faites, qu'à vous dépeindre l'agrément de son enfance. Je vous diray toutes fois en general, que jamais personne n'a mieux reüssi que luy, en tous les exercices du corps, ny plus parfaitement apris tout ce qu'on luy a enseigné pour luy former l'esprit et le jugement. Le Prince Atys, au service duquel il fut particulierement attaché, et qui estoit assurément un des plus beaux Princes du Monde, l'aima avec une tendresse qui n'eut jamais de semblable : et le Prince Myrsile, tout müet qu'il est, luy a tousjours tant donné de marques d'affection, qu'il n'en pouvoit pas souhaiter davantage. Car, Madame, ce Prince müet ne l'est pas comme les autres müets le sont : parce que l'impossibilité qu'il a de parler, ne luy vient pas de ce qu'il est sourd, mais de quelque empeschement qu'il a à la langue. Ainsi entendant tout ce que l'on dit, il comprend aussi bien les choses que s'il parloit : de sorte que tout müet qu'il est, il y a peu de gens au monde, qui ayent plus d'esprit qu'il en a : et cela estant de cette façon, il n'eust pas esté possible qu'il n'eust point aimé Cleandre. Mais quoy qu'Atys et Myrsile fussent admirablement bien faits, si faut-il pourtant advoüer, que Cleandre avoit encore quelque chose de plus Grand qu'eux dans l'air du visage : et que quoy qu'il parust bien au dessous d'eux par sa condition, il estoit beaucoup au dessus par sa mine. Il eut donc fort peu de temps, l'amour du Peuple ; l'admiration des honnestes gens ; l'inclination de toutes les Dames ; et la faveur des Princes, de la jeune Princesse, et du Roy. Mais ce qu'il y eut de plus admirable fut que l'on remarqua toujours en Cleandre, que quoy que la fortune fist pour luy, il paroissoit encore estre infiniment au dessus
de ses plus grandes faveurs. Ce n'en pas qu'il les méprisast, mais c'est qu'il en usoit bien : et que sans les chercher par des voyes lasches et basses, il les possedoit sans orgueil et sans vanité : et en faisoit part à tous ceux qui le meritoient, avec autant de liberalité que s'il eust esté Roy, comme celuy dont il recevoit ces graces. Dans les commencemens de nostre illustre servitude, toutes les fois que Cleandre alloit de la part des Princes faire quelques compliments à la jeune Princesse leur Soeur, cette admirable petite Personne, luy demandoit tousjours cent choses : tantost s'il ne s'ennuyoit point à Sardis ; une autrefois si le Temple de Delos estoit plus magnifique que ceux qu'il voyoit en Lydie : et luy faisant cent autres semblables questions, on remarquoit aisément, que Cleandre plaisoit à cette jeune Princesse. Car lors que les Princes luy envoyoient quelques autres de ceux qui estoient nourris aupres d'eux, elle se contentoit de répondre à ce qu'ils luy disoient de la part de leurs Maistres, sans faire une plus longue conversation. Il est vray que cela n'arrivoit gueres souvent : car Cleandre estoit si soigneux de se monstrer aux Princes, quand il jugeoit qu'ils auroient quelque chose à mander à la Princesse leur Soeur, qu'il estoit presques le seul qui y alloit : et de cette sorte il n'y avoit presques point de jour qu'il ne luy parlast. La grande disproportion qu'il y avoit de Cleandre à la Princesse Palmis, fit que sa Gouvernante ne trouva point mauvais qu'elle parlast plus à luy qu'aux autres : ainsi tant que son enfance dura, il fut le plus heureux du monde à toutes choses, puis que rien ne s'opposoit à tout ce qui luy pouvoit plaire.
Cleandre ajoute à ses qualités la bravoure militaire, dont il fait preuve lors d'une rébellion. A son retour, il s'éprend pour Palmis d'une passion que l'écart de condition rend impossible à satisfaire. Il se découvre, de plus, un rival dans l'ambitieux Artesilas. Dès lors, l'augmentation continuelle de son crédit à la cour ne l'empêche pas d'être mélancolique. Il avoue sa passion à Sosicle, qui ne parvient pas à l'en détourner.
Nous vécusmes donc de cette sorte, jusques à sa quinziesme année, que
quelques Subjets de Cresus se rebellerent : si bien qu'il falut aller à la guerre contre eux, où Cleandre fit des choses si surprenantes, qu'elles paroistroient incroyables à tout autre qu'à l'illustre Cyrus : qui ne peut sans doute pas croire qu'il y a t de l'impossibilité à estre jeune et extraordinairement brave tout ensemble, apres les Grandes actions qu'il a faites. Aussi Cleandre le parut il de telle sorte aux yeux de toute l'Armée, que l'on commença à ne parler pas moins de son courage, que jusques alors on avoit parlé de sa beauté, de son esprit, et de son adresse. Il reçeut mesme une blessure favorable au bras gauche, en voulant s'opposer à un des ennemis, qui vouloit fraper le Prince, ce qui redoubla encore sa faveur aupres de Cresus : si bien que lors que nous retournasmes à Sardis, apres avoir sousmis ces Peuples rebelles, on commença de ne regarder plus Cleandre comme un agreable Enfant, mais comme un fort honneste homme. Car encore qu'il fust tres jeune, comme il avoit autant de sagesse, de jugement, et de discretion, que l'âge et la raison en peuvent donner à qui que ce soit : et que l'on ne voyoit en luy de la jeunesse que ce qui la rend aimable, sans en avoir pas un des deffauts : on ne vescut plus aussi aveques luy comme l'on a accoustumé de vivre avec les autres jeunes gens, durant les premieres années qu'ils voyent le monde, et qu'ils sont de la conversation. Au contraire, au retour de cette Campagne, on traita tout à fait le jeune Cleandre en homme tres raisonnable : la Princesse mesme, qui avoit alors treize ans, commença de parler à luy avec un peu moins de liberté, et à le traiter moins familierement, quoy que ce fust toujours avec les mesmes bontez. En ce temps-là le
Prince Atys, qui avoit dix-neuf ans, devint amoureux d'une personne qui estoit à la Cour, qui se nomme Anaxilée : et comme Cleandre estoit son plus cher Favory, il le fit confident de sa passion, et luy descouvrit le fonds de son coeur. Cette Personne est assurément fort belle : mais elle estoit d'une condition si disproportionnée à la qualité du Prince de Lydie, qu'il jugeoit bien que Cresus n'approuveroit pas qu'il en fist l'amoureux ouvertement, et qu'il s'y attachast aux yeux de toute la Cour. C'est pourquoy il taschoit de déguiser ses sentimens, et de paroistre fort civil et fort galant aupres de toutes les Dames en general, afin de cacher sa veritable inclination au Roy son Pere. Cleandre ne fut donc pas peu occupé durant quelque temps : il est vray que ce n'estoit pas son plus grand tourment : car Madame, il faut que vous sçachiez, qu'au retour du Roy à Sardis, la Princesse de Lydie parut si admirablement belle à Cleandre, qu'elle eut pour luy toutes les graces de la nouveauté : estant certain que quand il ne l'eust jamais veuë, il n'en eust pas esté plus surpris. Et certes il avoit raison, puis que pendant les dix mois que la guerre avoit duré, elle estoit encore si prodigieusement embellie, que tout le monde estoit contraint d'advoüer que l'on n'avoit jamais rien veû de si beau : de sorte que comme elle n'avoit pas moins d'esprit que de beauté, il ne faut pas s'estonner si l'ame de Cleandre ne pût resister à une passion, dont la cause estoit si puissante. La sienne eut cela d'extraordinaire, qu'il commença d'aimer sans esperance : et l'Amour s'empara de son coeur malgré luy, sans qu'il luy fust possible de luy resister. Il y avoit alors à Sardis un Prince nommé Artesilas, qui devint aussi fort
amoureux de la Princesse Palmis : mais qui dans sa passion, avoit aussi quelques sentimens ambitieux. Ainsi on eust dit que l'Amour avoit pris naissance à la guerre : car au retour de celle que nous avions faite, la Cour changea de face entierement : et ce ne furent plus que des Festes, et des Parties de galanterie, qui durant quelque temps rendirent le sejour de Sardis fort agreable. Mais vers la fin de l'Hyver, on reparla de guerre contre les Misiens : et en effet le Printemps ne fut pas plustost venu, que Cresus se remit en campagne : et l'Esté tout entier fut employé à faire deux Sieges, et à donner deux Batailles : où Cleandre se signala encore de telle sorte, qu'estant party de Sardis simple Volontaire, il y revint Lieutenant General, sous le Prince Atys, qui commanda l'Armée vers la fin de la Campagne en l'absence de Cresus, que quelque incommodité avoit obligé d'en partir. J'ay sçeu depuis par une Personne qui est à la Princesse, et qui est ma Parente, qu'elle eut une joye extresme de la bonne fortune de Cleandre : disant à tout le monde qu'elle avoit tousjours bien preveu que ce ne seroit pas un homme ordinaire. Apres avoir donc vaincu les Misiens, les Chalibes, et les Mariandins, qui s'estoient joints à eux, nous revinsmes encore à Sardis : où Cleandre commença d'estre consideré d'une autre sorte. Car bien qu'il fust le mesme qu'il estoit auparavant ; neantmoins suivant la foiblesse ordinaire presque de tous les hommes, qui font une grande difference entre la Vertu malheureuse, et la Vertu en prosperité : non seulement tout le Peuple, mais mesme tous les plus honnestes gens, vescurent avecques luy d'une autre maniere ; et il vescut luy mesme d'une autre sorte. Car comme il devenoit tous les jours plus
amoureux, parce que la Princesse devenoit en effet tous les jours plus belle et plus aimable, il estoit aussi plus chagrin. Comme je m'aperçeus aisément de cette melancolie, et que je n'en voyois point de cause raisonnable, je le suppliay de vouloir m'en dire le sujet : et je pris cette liberté, parce que je changement de sa fortune n'en ayant point aporté dans son coeur, il m'aimoit encore autant, qu'il m'avoit jamais aimé. Toutesfois il ne m'acorda pas d'abord ce que je luy demandois : et il falut qu'il fust estrangement pressé par sa douleur, pour se resoudre à m'advoüer qu'il aimoit, et qu'il aimoit la Princesse Palmis. Il est certain que je le pleignis extrémement, d'avoir une passion dans l'esprit, qui ne luy pouvoit raisonnablement permettre d'esperer, veû l'ignorance où il estoit de ce qu'il estoit né. Je fis donc tout ce que je pûs, pour tascher de le guerir d'un mal qui luy plaisoit, quoy qu'il en fust fort tourmenté : et je luy representay cent fois, que pouvant estre fort heureux, c'estoit une estrange chose, que de se rendre soy mesme volontairement infortuné. Mais quoy qu'il advoüast que j'avois raison, il ne pouvoit pourtant faire autrement : au lieu de combattre son amour aveques violence, il l'entretenoit aveques soing. Car il voyoit la Princesse le plus souvent qu'il pouvoit : il luy parloit toutes les fois qu'il en trouvoit l'occasion : il luy rendoit tous les services dont il se pouvoit adviser : et s'enchaisnant luy mesme, s'il faut ainsi dire, il gemissoit sous la pesanteur de ses fers sans oser se plaindre ouvertement : et tout heureux qu'il estoit en apparence, il estoit pourtant fort malheureux en effet. Car quand il venoit à penser, qu'il ne sçavoit point ce qu'il estoit, et qu'il y avoit lieu de croire
qu'il ne le sçauroit jamais : son chagrin devenoit insuportable, qu'il n'estoit pas maistre de son esprit : et il me disoit des choses si touchantes, que je n'estois gueres moins affligé que luy.
Atys, désireux de dissimuler sa relation avec une jeune fille de condition inférieure dénommée Anaxilée, demande à Cleandre de feindre d'être amoureux d'elle. Lequel, dans l'impossibilité de dévoiler ses sentiments, est fort embarrassé. Il se confie à nouveau à Sosicle.
Cependant le Prince Atys, de qui la condition n'estoit guere moins considerable à la belle Anaxilée que son merite et son affection, en fut si favorablement traité, qu'il lia une amitié assez estroite avec elle, quoy que fort innocente : et jusques au point, qu'il ne songeoit plus qu'à bien cacher cette secrette intelligence qui estoit entre eux, non seulement aux yeux de Cresus, mais à ceux de toute la Cour. Si bien que ce Prince qui croyoit aveque beaucoup d'aparence, avoir un pouvoir absolu sur l'esprit de Cleandre, pensa que le mieux qu'il pouvoit faire pour tromper tout le monde, estoit de l'obliger à feindre d'estre amoureux d'Anaxilée : de sorte que l'envoyant quérir un matin, et l'entretenant en particulier ; mon cher Cleandre, luy dit-il, je ne sçaurois estre heureux sans vous : et si vous ne m'aidez à couvrir ma veritable passion, en faisant semblant d'en avoir pour Anaxilée, je me pourray cacher mon bonheur, que vous sçavez bien qui sera destruit, dés qu'il sera descouvert. C'est pourquoy je vous conjure de vouloir agir avec elle, comme si vous l'aimiez esperdûment, afin que toute la Cour le croye ; car si vous le faites, luy dit-il en l'embrassant, je seray le plus heureux de tous les hommes ; puis que non seulement toute la Cour croira sans peine que je ne songe point à elle : mais que le Roy et la Princesse ma Soeur croiront encore que vous en serez aimé. Ainsi vous demandant un office qui vous donnera de la gloire, j'espere que vous ne me le refuserez pas. Si vous aimiez quelque chose, luy dit-il, je n'aurois
garde de vous faire cette priere : mais n'ayant pas remarqué que vous ayez aucun attachement à la Cour, je ne mets pas mon bonheur en doute. Seigneur (luy repliqua Cleandre fort surpris et fort affligé de ce que le Prince luy disoit) je sçay si peu déguiser mes sentimens, que je craindrois de descouvrir les vostres en les voulant cacher. Et puis (adjousta-t'il, esperant de pouvoir tourner la chose en raillerie) comment croyez vous qu'un homme que vous dites vous mesme qui n'a jamais rien aimé, peust persuader aisément qu'il aimeroit ? Croyez moy Seigneur, dit-il en sous-riant, pour pouvoir faire croire que l'on est amoureux, il faut avoir tesmoigné l'estre en quelque autre rencontre : et je ne pense pas qu'il y ait un homme au monde si peu propre que moy, à l'employ que vous me voulez donner. Vous avez tant d'esprit et tant d'adresse, luy repliqua le Prince de Lydie, que vous vous en aquiterez admirablement : car enfin il ne faut que parler tres souvent à Anaxilée : et principalement quand il y aura bien du monde, et que la Princesse ma Soeur y sera. Comme sa conversation est agreable, et que vous luy parlerez de moy que vous ne haïssez pas, j'espere qu'il ne vous ennuyera point avec elle : mais mon cher Cleandre, je vous prie afin. que la chose face plus viste un grand esclat, et vienne plus promptement à la connoissance du Roy, que vous faciez en sorte que la Princesse ma Soeur s'aperçoive le plustost qu'il vous sera possible, des soings que vous rendrez à Anaxilée. Cleandre rougit au discours du Prince : et parlant plus serieusement qu'il n'avoit fait, Vous n'ignorez pas Seigneur, luy dit-il, que je mourrois avec joye pour vostre service, si
l'occasion s'en presentoit : mais si je puis le dire sans crime et sans vous fascher, je ne pense pas que je puisse faire ce que vous souhaitez de moy. Quoy Cleandre, reprit le Prince un peu étonné, vous ne pouvez parler souvent à une des plus belles Personnes du monde pour l'amour de moy ! est-ce que vous craignez d'en devenir amoureux ? Nullement Seigneur, répondit-il, et je sçay trop le respect que je vous dois. Mais j'ay une aversion si sorte au déguisement, que je suis persuadé que je ferois fort mal ce que vous m'ordonnez si je l'entreprenois. Entreprenez-le du moins, reprit le Prince, si vous ne voulez me desobliger : ou dites moy ingenûment ce qui vous en empesche. Car estant persuadé comme je le suis que vous avez beaucoup d'affection pour moy ; et sçachant de certitude que vous n'avez pas l'esprit bizarre : il faut bien de necessité qu'il y ait quelque raison cachée, qui face vostre resistance. En verité Seigneur, repliqua Cleandre, je ne scaurois vous dire d'autre excuse, que celle que je vous ay desja dite : Ne seroit ce point, adjousta le Prince, que je me serois trompé, lors que j'ay creu que vous n'aimiez rien ? Et ne seroit-il point vray que vous aimeriez quelque belle Personne, à qui vous craindriez de donner de la jalousie ? Si cela est, poursuivit-il, advoüez le moy sincerement : parce que si vous estes assez bien avec elle pour luy confier un secret, je consentiray que vous luy disiez le mien : et de cette sorte vous cacherez vostre passion aussi bien que la mienne : car je ne doute pas si vous aimez, que ce ne soit une Personne fort raisonnable. Que si vous n'estes pas encore en ces termes là, aupres de celle qui vous a assujetty, dites encore la chose avec la mesme sincerité, et je
vous laisseray en repos. Cleandre se trouva alors estrangement embarrassé ; et s'il ne fust arrivé du monde qui rompit cette fascheuse conversation ; je ne sçay comment il eust pu répondre à un discours si prenant, sans donner beaucoup de marques de l'agitation de son ame au Prince de Lydie. Mais Artesilas luy estant venu faire une visite, Cleandre eut le temps de songer avec un peu plus de loisir, aux choses qu'il avoit à dire, puis que de tout ce jour là Atys ne pût avoir la liberté de renouer cette conversation. De sorte que Cleandre me cherchant, et me menant promener dans les jardins du Palais, il me raconta ce qui luy estoit arrivé : mais avec des termes si expressifs, pour me dépeindre l'inquietude où il avoit esté, pendant le discours du Prince de Lydie, que j'en avois moy mesme l'ame à la gehenne. Car imaginez-vous bien, me disoit-il, la bizarrerie de cette avanture, qui fait que j'aime passionnément une personne à qui je n'en ose donner aucune marque, et qui fait en suite que l'on mordonne de donner cent mille preuves d'affection à une autre que je n'aimeray jamais. Et ce qui est le plus estrange, c'est que l'on veut que j'en use ainsi, principalement afin que la Personne que j'adore croye que je suis amoureux d'une Fille que je n'aime point, que je ne scaurois aimer ; et que mesme on ne voudroit pas que j'aimasse. Ha Fortune, s'écrioit-il, c'est bien assez que j'aye le malheur d'aimer une Princesse à qui je n'oserois le dire ; sans que j'aille encore moy mesme luy persuader que je suis amoureux d'une autre. Mais puis que vous ne luy oseriez dire vostre passion, repris-je, et que selon les apparences vous ne la luy direz jamais, je ne trouve pas qu'il vous doive beaucoup importer
de ce qu'elle pensera de vous. Ha Socicle, s'écria t'il encore, vous ne sçavez sans doute point aimer, car si cela estoit, vous comprendriez que quand un Esclave chargé de fers, et le plus respectueux du monde, aimeroit une Reine ; il l'aimeroit pourtant avec cet innocent desir qu'elle peut deviner sa passion : et puis qu'il vous faut découvrir le fonds de mon coeur, me dit-il, voila mon cher Sosicle l'unique terme de tous mes desirs. Je sçay bien, adjousta l'affligé Cleandre, qu'à moins que de perdre absolument la raison, je ne dois jamais songer à entretenir Palmis de l'amour que j'ay pour elle : mais je sçay bien aussi, qu'à moins qu'elle cesse de me voir, il faudra dans la suite du temps, qu'elle devine une partie des sentimens que j'ay pour elle. Que si cela estoit, il me semble mon cher Sosicle, que je serois heureux : cependant on veut que je mette moy mesme un obstacle invincible à la seule felicité que je me suis proposée : car comment la Princesse pourroit-elle deviner que je suis amoureux d'elle, si elle me le croyoit d'Anaxilée ? Ha non non, je ne me sçaurois resoudre à obeïr au Prince : et quand je le luy promettrois, je ne luy pourrois pas tenir ma parole. Mais, luy dis-je, si vous l'irritez, ne songez-vous point qu'il est Frere de Palmis : et que sans luy dire le veritable sujet de pleinte qu'il aura contre vous, il luy parlera peut-estre à vostre desadvantage ? Que voulez-vous que j'y face ? me répondit-il : je voudrois du moins, luy dis-je, advoüer au Prince que je serois amoureux, sans luy nommer la personne qui m'auroit assujetty. Mais, repliqua-t'il, ne jugez-vous pas que je dois autant craindre qu'Atys découvre ma passion, que je dois desirer que la Princesse Palmis la devine ? Ne disant point
le Nom de celle que vous aimez, luy dis-je, il me semble que vous ne hazardez rien : le hazarderois tout, repliqua-t'il, car de la façon dont j'adore cette admirable personne, je n'aurois pas plustost advoüé au Prince que j'aime, que la confusion que j'en aurois, luy découvriroit mon secret : et luy feroit voir malgré moy l'Image de l'adorable Palmis dans le fonds de mon coeur où je la cache. Ce n'est pas que je ne sçache bien à mon grand regret, qu'il y a si peu d'apparence à la chose, qu'elle n'est peut-estre pas si aisée à soupçonner que je me l'imagine : Mais puis que ce Prince sçait par sa propre experience, que l'on peut aimer une personne beaucoup au dessous de soy : il pourroit aussi aisément croire, que l'on en peut aimer une beaucoup au dessus. Et puis, ne s'offenceroit-il pas que je luy fisse un secret de la cause de mon amour, luy qui me découvre si confidemment la sienne ; En un mot, parce que je sçay la chose, il me semble qu'il la scauroit : et cette confidence que je ne ferois qu'a demy, me semble trop dangereuse. Je luy en ferois donc une fausse, luy dis-je encore, et je luy nommerois quelque autre personne de la Cour : mais Sosicle, me répondit-il, le moyen que le Prince croye que je suis amoureux de cette Personne, s'il voit que je ne luy parle pas souvent ? Et si je luy parle souvent, le moyen que la Princesse ne s'imagine pas que je l'aime ?
Atys est froissé de la réticence de Cleandre. Cette brouille surprend Palmis, qui n'en obtient l'explication qu'une fois qu'Atys et Anaxilée mettent un terme à leur relation. La princesse comprend que Cleandre est amoureux, sans se douter qu'elle-même est la personne aimée. Elle invite Cleandre à révéler l'objet de sa passion. Ce dernier confesse qu'il est amoureux, mais garde le secret de l'identité de la personne, au grand dam de Palmis et d'Atys.
Enfin apres avoir bien raisonné sur cette bizarre avanture, nous nous separasmes sans rien resoudre : et le lendemain au matin, Cleandre se trouva aussi embarrassé à répondre au Prince, que s'il n'eust point eu de temps à s'y preparer. De sorte qu'Atys ne pouvant penetrer dans le fonds du coeur de Cleandre, eut l'esprit un peu irrité,
de voir qu'il ne pouvoit l'obliger à ce qu'il souhaitoit de luy. Ce n'est pas qu'en le luy refusant, Cleandre ne luy dist les choses du monde les plus tendres : mais comme il ne luy disoit point de raison, et qu'il estoit amoureux, il sentoit tres vivement le refus qu'il luy faisoit, et sentoit beaucoup moins les témoignages d'affection qu'il luy rendoit par ses paroles. Atys cessant donc de presser Cleandre, garda pourtant dans son coeur un petit ressentiment : qui fit que durant quelques jours il le traita avec plus de froideur qu'à l'ordinaire, si bien qu'il y en eut un assez grand bruit dans la Cour. Comme la Princesse Palmis estimoit fort Cleandre, elle demanda au Prince son Frere d'où venoit ce changement là ? mais il luy répondit si ambigûment, qu'elle n'y put rien comprendre. De sorte que Cleandre estant allé chez elle une heure apres, elle se mit à le presser si fort, de luy aprendre ce qu'il y avoit entre le Prince et luy : qu'il ne fut gueres moins embarrassé à répondre à la Princesse Palmis, qu'il l'avoit esté à répondre au Prince de Lydie. Il avoit beau luy dire qu'il ne sçavoit point la cause de sa disgrace ; et qu'il se contentoit de sçavoir qu'il n'avoit jamais manqué au respect qu'il devoit au Prince, elle n'en estoit pas satisfaite. La chose alla mesme si loing, que Cresus en entendit parler : et demanda au Prince son Fils par quelle raison il ne vivoit plus avecque Cleandre comme auparavant ? A quoy ne pouvant pas bien respondre, parce qu'il n'avoit garde de luy en oser dire la cause, Cresus luy fit une grande leçon, contre l'inconstance de ceux qui changent de sentimens sans sujet : luy commandant de n'agir plus de cette sorte. Cependant il arriva que le Prince Atys et Anaxilée eurent un démesle
ensemble de si grande importance, que ce Prince qui estoit violent de son naturel, rompit avec elle assez brusquement : et prit la resolution de la quitter pour toujours. Or comme le secret en amour, n'est jamais bien exactement observé, que tant que la passion qui l'a fait naistre dure : le Prince Atys qui n'avoit rien plus aprehendé au monde pendant qu'il avoit aimé Anaxilée, sinon que la Princesse Palmis sçeust sa passion, n'eut pas plûtost rompu avec cette Fille, qu'il eut une envie extréme de raconter son avanture à la Princesse sa Soeur : et d'autant plus qu'il ne sçavoit pas trop bien à qui en parler ; parce qu'il n'avoit jamais ouvert son coeur qu'à Cleandre, à qui il ne parloit pas encore avecque sa franchise ordinaire. De sorte qu'estant un jour seul avec la Princesse Palmis, et venant insensiblement à reparler avec elle de son changement pour luy : ce Prince commença de luy raconter sa foiblesse pour Anaxilée, et la cause de sa froideur pour Cleandre. Et s'étonnant luy mesme de se trouver si changé en peu de temps ; imaginez-vous, luy disoit-il, que lors que Cleandre me refusa de feindre d'aimer Anaxilée, et qu'il m'en donna de si mauvaises excuses : j'en eus un si sensible dépit ; et je comprenois si peu me devoir jamais trouver en termes d'avoir la liberté de vous parler d'une chose, que je voulois vous cacher avec tant de soing en ce temps là : que je n'eusse jamais creû vous devoir un jour entretenir de mes folies. Cependant j'avoüe que vous me faites aujourd'huy grand plaisir de souffrir que je vous les raconte : car encore que je n'aye plus dans l'esprit la mesme aigreur que j'avois alors pour Cleandre : et qu'au contraire je sente bien que je l'aime encore cherement :
neantmoins comme je ne voy pas bien précisément par quelle raison il m'a resisté avec une opiniastreté si grande : je vous advoüe que j'ay quelque peine à me resoudre de parler avecques luy de la mesme chose qui nous avoit mis mal ensemble : ainsi ma chere Soeur, je ne vous suis pas peu obligé, de ce que vous m'écoutez favorablement. Ce n'est pas (répondit la Princesse, sans soupçonner que Cleandre fust amoureux d'elle) pour me décharger de vostre confidence, que je vay vous dire que vous ne devez, à mon advis, point vouloir de mal à Cleandre, de ce qu'il vous a refusé : mais c'est parce qu'en effet je croy qu'il n'est pas si coupable que vous pensez : et qu'il ne vous resista, que parce qu'il est amoureux. Car enfin je sçay qu'il a une passion pour vostre service, la plus grande que l'on puisse avoir : ainsi il faut necessairement conclurre, qu'il ne s'est opposé aux volontez de son Maistre que pour ne nommer point sa Maistresse. Mais puis que je luy nommois la mienne, reprit le Prince, pourquoy me faire un secret de son affection ? C'est parce, repliqua-t'elle en riant, que peut-estre Cleandre est plus discret Amant que vous : et puis, à vous dire la verité, il est plus ordinaire et plus seur, que le Prince confie son secret à son Favory, qu'il ne l'est au Favory de confier le sien à son Maistre. Mais ma Soeur, luy répondit-il, si Cleandre estoit amoureux, le moyen que l'on ne s'en aperçeust pas ? Comme je sçay, adjousta la Princesse, qu'il a grande impatience de se revoir avecques vous aux mesmes termes où il estoit auparavant sa disgrace, il faut que je luy propose de faire sa Paix, à condition qu'il nous dira confidemment qui il aime : ou du moins qu'il nous advoüe precisément
s'il est vray qu'il aime quelque chose. Comme la Princesse disoit cela ; et qu'en effet poussée par un sentiment dont elle ne sçavoit pas elle mesme la cause, elle souhaitoit passionnément de sçavoir si Cleandre aimoit, et qui il aimoit ; il entra dans sa Chambre : de sorte que voulant se divertir, contenter sa curiosité, et remettre Cleandre tout à fait bien avecque le Prince, elle l'appella. Et comme il se fut aproché, Cleandre, luy dit elle, j'ay trouvé le Prince mon Frere si disposé à vous redonner son amitié toute entiere, que j'ay esté bien aise de vous dire promptement une nouvelle que j'ay creu qui vous seroit agreable. Mais j'ay mis une condition à cet accommodement, que je m'imagine que vous ne ferez pas difficulté d'observer. Je n'appelleray jamais, Madame, repliqua-til, d'un Arrest que vous aurez prononcé : et je m'estime si criminel d'avoir despleu à un Prince pour qui je voudrois mourir, qu'il n'est point de punition que je ne souffre sans en murmurer. Ce que je veux de vous presentement, dit elle en rougissant malgré qu'elle en eust, est que vous advoüiez au Prince mon Frere et à moy, s'il n'est pas vray que ce qui vous obligea à luy refuser de feindre d'aimer Anaxilée, fut que vous craignistes de donner de la jalousie à quelque belle Personne que nous ne pouvons deviner. Quoy Madame, répondit Cleandre fort surpris, vous sçavez aujourd'huy ce que le Prince vouloit vous cacher avec tant de soing dans le temps que j'eus le malheur d'estre contraint de luy refuser ce qu'il souhaittoit de moy ! Ouy, interrompit Atys, elle le sçait : et c'est ce qui vous doit assurer que je ne reveleray vostre secret à personne : car puis que je le luy ay dit, c'est une marque que
je n'aime plus Anaxilée : et cela estant vous devez estre assuré qu'il n'y a que la Princesse ma Soeur en toute la Terre, à qui je voulusse confier une chose de cette nature. Seigneur, repliqua Cleandre, apres s'estre un peu remis, je suis bien aise que le discours que je viens d'entendre de la bouche de la Princesse, me mette dans les termes de pouvoir respondre sincerement : et de pouvoir vous assurer, que je n'ay point eu de peur de donner de la jalousie à personne, en feignant d'aimer Anaxilée. Ce que vous dites, repartit la Princesse, est à mon advis plus modeste que sincere : c'est pourquoy dites nous du moins un peu plus precisément si vous aimez, si vous ne voulez pas nous dire qui vous aimez. Mais Madame, reprit Cleandre, ne suffit il pas pour me justifier dans l'esprit du Prince, que je luy proteste douant vous, que je ne luy ay desobeï, que parce qu'il m'estoit absolument impossible de luy obeïr ? Non, respondit elle, cela ne suffit pas : car si les choses en demeuroient là, il faudroit vous faire grace pour vous pardonner, et vous traitter en coupable : où au contraire si vous faites ce que je veux, on dira qu'on vous fait justice, et on vous traittera en innocent justifié. Mais Madame, repliqua t'il, quand je n'aimerois rien, le moyen d'oser advoüer d'estre insensible à Sardis, où tout ce qu'il y a de plus beau au monde se trouve ? et si j'aime quelque chose, le moyen aussi de se resoudre de dire à deux Personnes à la fois, ce que je n'ay peut-estre jamais dit à celle qui cause ma passion (supposé qu'il soit vray que j'en aye) et ce que je ne luy diray peut estre jamais ? Sil n'y a que le nombre de conscients qui vous empesche de parler, reprit le Prince en sous-riant, je consens que vous
ne disiez vostre secret qu'à ma Soeur, Non non, interrompit la Princesse, je ne suis pas si indulgente que vous : et je pretens que Cleandre vous advouë aussi bien qu'à moy qu'il est amoureux : autrement je le declare criminel, et envers vous, et envers moy. Pleust aux Dieux Madame (répondit Cleandre avec beaucoup de confusion sur le visage, et la regardant pourtant malgré luy d'une maniere tres passionnée, quoy que tres respectueuse) que vous pussiez voir dans mon coeur, mes plus secrettes pensées : puis que si cela estoit, vous verriez bien que je ne dis que ce que je dois dire. En verité ma Soeur, interrompit le Prince de Lydie, Cleandre me fait pitié : et je vous prie de ne le presser pas davantage. Car quand je me souviens quel dépit estoit le mien, lors que je croyois que l'on soupçonnoit quelque chose de ce que je voulois cacher, je sens la peine qu'il souffre. Vous estes trop bon, repliqua Cleandre, et la Princesse n'est pas si indulgente que vous. Je l'advoüe, dit-elle en sous-riant, et ce qui fait ma severité en cette rencontre, est que je trouve quelque chose d'offençant, à voir que vous ne me croyez pas assez discrette, pour me dire un mediocre secret : Et en effet advoüer simplement que vous estes amoureux, n'est pas dire toute vostre advanture. Et bien Madame, interrompit Cleandre tout hors de luy mesme, s'il ne faut que cela pour vous satisfaire, je l'advouë : mais de grace ne me demandez plus rien : car je mourrois mille fois plustost, que d'en dire jamais davantage. Quand vous serez mal avecque vostre Maistresse, reprit la Princesse en riant, comme le Prince mon frere l'est avec Anaxilée ; nous sçaurons toute vostre galanterie, comme je sçay presentement
la sienne. Je ne pense pas Madame, repondit froidement Cleandre, que j'y sois jamais assez bien, pour y pouvoir estre mal. Le temps nous en éclaircira, adjousta-t'elle, cependant je vous declare innocent : et je prie le Prince mon frere de vous recevoir comme tel. Je ne sçay ma Soeur, reprit Atys fort agreablement, si apres que vous nous aurez accommodez Cleandre et moy, ce ne sera point en suite à Cleandre à nous accorder à son tour : car vous venez de railler de ma foiblesse si cruellement, que je ne sçay pas comment je le pourray souffrir. vostre raison est aujourd'huy trop libre, répondit la Princesse, pour craindre que vous vous fâchiez sans sujet : mais pour Cleandre, puis qu'il est amoureux il faut bien songer comme on luy parle : car j'ay entendu dire que les Amans sont fort chagrins, et fort aisez à mettre en colere. C'est sans doute par cette remarque peu advantageuse, interrompit le Prince Atys, que vous avez connu la passion qu'Artesilas que je voy entrer, a pour vous : vous estes bien vindicatif, reprit la Princesse en se levant, de me dire une raillerie si fâcheuse, en réponse d'une si douce. Atys ne pût pas repartir à ce discours, parce qu'Artesilas estoit si prés, qu'il eust pû entendre ce qu'il eust dit : mais comme resprit et la conversation de ce Prince ne luy plaisoient pas, et que sa visite avoit esté assez longue, il s'en alla, et emmena Cleandre avecque luy ; qui estoit bien fâché de laisser son Rival aupres de la Princesse. Le reste du jour il fut tousjours aupres du Prince de Lydie : qui recommença de le traiter selon sa coustume, c'est à dire avec beaucoup de franchise.
Cleandre confie son désarroi à Sosicle, mais affirme sa résolution d'aimer Palmis malgré leur différence de condition. Il s'enfonce dans la mélancolie, en dépit de l'ambiance de gaîté qui règne à la cour, à la suite de l'arrivée d'Abradate et de Panthée, de Solon, d'Esope, ainsi que d'Adraste, frère du roi de Phrigie, banni pour le crime de l'un de ses frères, commis involontairement. De son côté, la princesse Palmis, cherchant par tous les moyens à découvrir l'objet de l'amour de Cleandre, finit par déduire de son secret qu'il aime une personne de condition inférieure à la sienne. Cleandre consent à lui révéler que la personne qu'il aime serait fâchée aussitôt qu'elle apprendrait qu'il a révélé le secret.
Mais le soir estant venu, et estant dans la liberté de s'entretenir avecques moy, de ce qui luy estoit arrivé, je
commençay de connoistre qu'il avoit un mal dont il ne guerirait jamais que par la mort. Ne suis-je pas bien malheureux ? disoit-il, je ne refuse au Prince Atys de feindre d'aimer Anaxilée, que de peur que la Princesse que j'adore ne croye que j'en sois effectivement amoureux, et qu'ainsi elle ne puisse deviner que je l'aime : et je voy aujourd'huy que cette mesme resistance que j'ay faite au Prince, a persuadé à l'incomparable Palmis que je le suis, et m'a mis dans la necessité de le luy advoüer malgré moy, d'une maniere qui luy fait croire sans doute que j'aime quelque personne qu'elle s'amuse à chercher dans la Cour et dans la Ville, et qu'elle ne peut trouver qu'en elle mesme. Car si cela n'estoit point, elle n'auroit pas raillé comme elle a fait : estant certain que si elle avoit eu le moindre soupçon de la venté, j'aurois veû quelques marques de colere dans ses yeux. Mais, luy dis-je, de la façon dont je vous entends parler, il semble que vous vous tiendriez heureux de l'avoir irritée : Cleandre s'arresta alors un moment ; puis reprenant la parole, je pense en effet, me dit-il, que plustost que de mourir sans qu'elle sçeust l'amour que j'ay pour elle, je consentirois à la voir en colere. C'est là une espece de faveur, repliquay-je en sous riant, que vous pouvez tousjours obtenir facilement : ha cruel Amy, me dit-il, je vous trouve tousjours plus ignorant en amour. Mais puis qu'il faut que je vous en aprenne tous les secrets, sçachez que je souhaite presque en un mesme instant, des choses toutes contraires les unes aux autres : que je ne suis jamais d'accord avec moy mesme : et que je n'ay pas plustost eu dit que je voudrois la voir irritée, pourveu qu'elle sçeust mon
amour, que je m'en repens : et que l'aime mieux mourir que de luy déplaire. Mais comment, repris-je, avez vous donc eu la force de pouvoit dire en sa presence que vous aimiez ? je n'en sçay rien, repliqua t'il, mais je sçay bien que je ne l'ay pas plustost eu advoüé, que j'eusse voulu ne l'avoir pas dit. Car je me luis imaginé, qu'elle alloit d'abord connoistre mes veritables sentimens, et que j'allois voir dans ses yeux beaucoup de marques d'indignation : toutesfois un moment apres, j'ay connu avec beaucoup de douleur, qu'elle me croyoit amoureux, mais qu'elle ne soupconnoit pas que ce fust d'elle : de sorte que j'ay souffert tout ce que l'on peut souffrir. Ne me demandez donc point, Sosicle, ce que j'ay voulu qu'elle creust, quand je luy ay advoüé que j'aymois, car je n'en sçay rien moy-mesme : mais je sçay bien qu'à moins que d'estre Roy, il y a de la folie à s'obstiner d'aymer l'incomparable Palmis. Cependant quoy que je ne sçache pas seulement si je suis fils d'un homme libre, je l'aime. et je l'aimeray eternellement : et je ne puis mesme souffrir que le Prince Artesilas en soit amoureux. Comme les choses estoient en cét estat, il arriva à Sardis une augmentation de belle et agreable Compagnie : car le Prince Abradate second fils du Roy de la Susiane qui regnoit alors, et fils d'une Soeur de Cresus, que ce Roy avoit épousée, y vint : et en mesme temps la belle Panthée, fille du Prince de Clasomene vassal de Cresus, vint aussi demeurer à la Cour de Lydie, avec le Prince son Pere : de sorte que l'on renouvella tous les divertissemens à leur arrivée. En ce mesme temps encore, on vit venir à Sardis un Frere du Roy de Phrigie nommé Adraste : qui disoit
avoir tué sans y penser un autre Frere qu'il avoit eu : et qui demandoit à estre purgé de ce crime, selon les Loix du Pais : qui sont à peu prés égales entre les Lydiens et les Grecs. Comme ce Prince estoit admirablement bien fait ; de beaucoup d'esprit, et que la cause de son bannissement paroissoit plustost un malheur qu'un crime, Cresus le receut fort bien : et suivant l'usage de Lydie, on le purifia dans le Temple de Jupiter expiateur : et apres cela, il parut à la Cour comme un Prince Estranger à qui l'on faisoit beaucoup d'honneur : Cresus luy donnant dequoy subsister selon sa qualité, et luy promettant mesme de tascher de faire sa paix, avec le Roy de Phrigie son frere. Il faut dire à la louange de Cresus, qu'il a fait une chose que jamais Prince que luy n'a faite : qui est d'assembler plus de Thresors que personne n'en aura jamais, et d'estre pourtant le plus magnifique Prince de la Terre : estant en cela fort opposé au jeune Prince Mexaris son frere qui n'estoit gueres moins riche que luy, mais qui a tousjours esté aussi avare, qu'Antaleon son autre Frere a esté ambitieux, et que Cresus estoit liberal. La Cour estant donc aussi grosse que je vous la dépeins, Esope si connu par ces ingenieuses Fables, qui cachent une Morale si solide et si serieuse, sous des inventions naïves et enjoüées, y vint aussi : et malgré la laideur de son visage, et la difformité de sa taille, la beauté de son esprit et la grandeur de son ame parurent avec tant d'éclat à Sardis, qu'il y fut admirablement bien reçeu. Et afin qu'il y eust de toute sorte de gens à cette celebre Ville ; Solon, si fameux partes Loix, y vint encore : qui d'abord fut receu de Cresus avec tous les honneurs imaginables. Ainsi on peut dire, que jamais Sardis
n'avoit esté si remply de personnes illustres qu'il l'estoit alors : puis qu'en ce mesme temps, tout ce qu'il y avoit d'hommes excellents pour les Arts en toute la Grece venoient souvent en Lydie, ou y envoyoient de leurs ouvrages : de sorte que quoy que l'on y vist, et quoy que l'on y entendist, il y avoit tousjours dequoy aprendre, et dequoy se divertir. Mais bien que cette Cour fust la plus belle chose du monde, Cleandre y estoit pourtant le plus malheureux Amant de toute la Terre : parce qu'encore qu'il fust adore de toute la Cour, comme la Princesse Palmis ne sçavoit point qu'il l'aimoit, et qu'il n'osoit mesme le luy dire ; il vivoit avec un chagrin extréme ; et durant que le Prince Atys, Antaleon, Mexaris, Abradate, Adraste, Artesilas, et tous les autres de mesme vollée se divertissoient, Cleandre seul soûpiroit en secret : ne pouvant toutesfois s'empescher de faire voir quelques marques de melancolie dans ses yeux. Le Prince Myrsile à cause du seul deffaut qu'il a, estoit aussi tousjours assez resveur, et mesme assez solitaire : cependant la conversation estoit fort agreable chez la Princesse : qui sans soupçonner rien de la passion que Cleandre avoit pour elle, avoit seulement une forte curiosité de pouvoir aprendre de qui il estoit amoureux. Mais une curiosité si extraordinaire (à ce que j'ay sçeu par ma Parente qui me l'a dit depuis) que sans en pouvoir dire la raison, elle ne craignoit gueres moins en effet de sçavoir qui aimoit Cleandre, qu'elle le souhaitoit en aparence. Car cette fille m'a dit, que luy parlant un jour de cette pretenduë passion, et luy donnant commission de s'en informer ; elle s'estoit mise à vouloir deviner qui pouvoit en estre la cause :
et comme cette Personne luy nomma presque toutes les Belles de la Cour, elle n'en trouva pas une qu'elle eust aprouvé que Cleandre eust aimée : et la chose alla si loing, que cette Fille qui s'appelle Cylenise, et qui est fort bien avec la Princesse, se mettant à rire : mais Madame, luy dit elle, vous ne voulez donc pas que Cleandre soit amoureux : ou vous voulez qu'il le soit beaucoup au dessus ou beaucoup au dessous de luy : car je vous ay nommé toutes les personnes vers lesquelles raisonnablement en l'estat qu'est : sa fortune presentement il peut tourner les yeux. Vous avez raison, luy dit la Princesse Palmis en rougissant, mais c'est que je ne cherche pas une Maistresse de Cleandre proportionnée à sa condition, puis qu'il ne la sçait pas luy mesme : ny à sa fortune, qui n'est encore que mediocre : mais à sa vertu, qui est fort extraordinaire : et c'est ce qui fait sans doute que je ne devine point qui il aime, parce que je ne trouve rien digne de son affection, parmy toutes celles que vous m'avez nommées : et qu'ainsi je concluds qu'il faut qu'il aime au dessous de luy. Voila, Madame, quels estoient les sentimens de la Princesse de Lydie pour Cleandre : qui se trouva encore diverses fois fort embarrassé à luy répondre. Car se souvenant qu'elle luy avoit dit qu'il découvriroit de qui il estoit amoureux, lors qu'il seroit broüillé avec la personne qu'il aimoit : elle luy demandoit tousjours en riant, quand l'occasion s'en presenteroit, s'il n'estoit point encore mal avec sa Maistresse : et s'il ne seroit point bien tost en termes de reveler son secret ? Si je vous l'aurois revelé, luy dit-il un jour, j'y serois sans doute fort mal : mais tant que je ne vous le diray pas, je ne
dois point redouter sa colere. Quoy Cleandre, prit la Princesse, si je sçavois vostre passion, vous seriez bien mal avec elle ! et ne pourriez-vous pas me la dire sans quelle le sçeust ? Non Madame, répondit-il ; et je ne vous aurois pas plustost advoüé ce que vous voulez sçavoir, que la Personne que j'aime sçauroit mon crime, par la confusion qu'elle verroit dans mes yeux, et qu'elle m'en puniroit cruellement. Attendons donc, luy dit-elle en riant, que vous ayez querelle ensemble : et que vous ne soyez plus dans la crainte de l'irriter. C'estoit de cette sorte que la Princesse sans y penser, donnoit lieu à Cleandre de luy découvrir sa passion s'il en eust eu la hardiesse :
Cleandre, après avoir connu une légère disgrâce auprès de Cresus (Solon avait déclaré préférer les vertus du jeune homme à la richesse du souverain), découvre un nouveau rival en la personne d'Adraste, qu'Atys favorise. Mais il est soulagé d'apprendre que Palmis éprouve de l'aversion pour ce soupirant. La princesse l'implore même de convaincre son frère de ne pas encourager cette passion. Cleandre échoue toutefois dans sa mission.
cependant il pensa estre disgracié de Cresus, par une raison assez estrange. Je vous ay desja dit, ce me semble, que Solon avoit esté bien reçeu de ce Prince à son arrivée à Sardis : mais comme c'est la coustume des magnifiques, d'aimer que l'on loue leur magnificence : Cresus ayant fait monstrer tous ses Thresors à Solon, et luy ayant fait voir toutes ces prodigieuses richesses dont son Palais est remply ; il luy demanda s'il avoit veu quelqu'un plus heureux que luy pendant ses voyages ? Et comme ce Grand homme ne fait pas consister la felicité en de pareilles choses, il parla admirablement en Sage, mais il ne parla pas en bon Courtisan, ny en flateur. Au contraire, il luy dit qu'il en avoit connu plusieurs, et entre les autres, il luy nomma Tellus, qui estoit mort pour sa Patrie, et en gagnant une Bataille : disant enfin, Que nul n'estoit heureux avant sa mort. Cresus sçeut mesme que Solon avoit dit, qu'il preferoit la vertu de Cleandre, avec qui il fit amitié, à toutes les richesses du Roy de Lydie : et que ce Prince possedoit en luy un Thresor
caché, qu'il ne connoissoit pas parfaitement ; et qui valoit beaucoup mieux que celuy qu'il monstroit avec tant de soing. Comme il n'est rien qui irrite plus l'esprit de tous les hommes, mais principalement des Rois, que de mépriser ce qu'ils estiment : Cresus ne pût souffrir la sincerité peu flateuse de Solon, et l'humeur enjoüée et complaisante d'Esope, luy plût beaucoup davantage : de sorte que ce Grand homme partit assez mal satisfait de luy. Comme Cleandre a sans doute l'ame tres genereuse, il voulut reparer ce manquement autant qu'il pût ; et mesme par les ordres de la Princesse, il eut un soin tres particulier de ce fameux Legislateur d'Athenes : et il le conduisit jusques à trente stades de Sardis ; ce qui irrita fort Cresus, ne pouvant souffrir que Cleandre eust eu la hardiesse de redoubler ses bons offices pour un homme de qui il croyoit avoir esté méprisé : si bien que cette petite chose pensa apporter un grand changement en la fortune de Cleandre. Toutesfois le Prince Atys, et la Princesse de Lydie, agirent si puissamment aupres de Cresus, qu'ils rirent enfin sa paix. Cependant Adraste devint si éperdûment amoureux de la Princesse Palmis, qu'Artesilas et Cleandre ne l'étoient pas davantage : Atys renoua aussi amitié avec Anaxilée, malgré tout ce qu'il avoit resolu : mais de telle sorte que ce ne fut plus un secret : et quoy que Cresus ne l'aprouvast point :, il ne laissa pas de donner cent marques publiques de sa passion. le pense aussi que des ce temps là Abradate et Mexaris devinrent amoureux de Panthée : neantmoins comme cette avanture ne tient pas à celle de la Princesse Palmis, je ne m'éloigneray point de mon sujet ; et je vous diray seulement,
que ce fut alors que Cleandre fut le plus malheureux. Il eut pourtant la consolation de remarquer, que la Princesse de Lydie avoit une forte aversion pour ce nouveau Rival : mais il sçeut aussi que le Prince Atys n'estoit pas marry qu'Adraste songeast à la Princesse sa Soeur. Car comme le Roy de Phrigie n'avoit point d'Enfans, et que l'on disoit qu'il ne se remarieroit jamais, il y avoit apparence qu'Adraste devoit estre Roy : de sorte que croyant que ce Mariage seroit avantageux à la Princesse, il faisoit tout ce qu'il pouvoit, pour servir ce Prince auprès d'elle, et pour le faire agréer à Cresus. Il la pressa mesme si instamment à diverses fois, de vouloir estre favorable au Prince Adraste ; que ne sçachant plus quelles raisons luy dire pour l'empescher de prendre part à la froideur qu'elle avoit pour luy : elle s'avisa d'employer le crédit qu'avoit Cleandre sur l'esprit du Prince son Frere, ignorant l'interest qu'il y avoit ; et n'ayant pas sçeu qu'il avoit desja fait avec adresse tout ce qu'il avoit pû pour cela. Elle envoya donc querir Cleandre ; et le faisant entrer dans son Cabinet, apres qu'elle luy eut fait : un compliment pour preparer son esprit à luy accorder ce qu'elle souhaitoit de luy ; et qu'il l'eut assurée qu'elle pouvoit mesme disposer de sa vie : Ce que je veux de vous, luy dit-elle, n'est peut-estre pas si aisé que vous vous l'imaginez ; puis que pour me rendre l'office que je desire, il faut que vous combatiez de toute vostre force, les volontez d'un Prince que vous aimez beaucoup, et qui vous aime aussi infiniment. Enfin, dit-elle, il faut persuader au Prince mon Frere, qu'il ne doit point s'obstiner à proteger Adraste aupres de moy ; et que c'est bien assez qu'il
ait trouvé un Azile dans cette Cour, sans vouloir que j'en sois importunée. Ce n'est pas, adjousta t'elle, que je ne connoisse que l'aversion que j'ay pour luy, n'est pas absolument raisonnable ; puis que je n'ignore pas, qu'il est d'une naissance fort illustre : que selon les apparences il sera Roy : que sa personne est bien faite : qu'il a de l'esprit : qu'il témoigne avoir beaucoup d'affection pour moy : que le Roy ne desaprouve pas son dessein : que le Prince Atys l'authorise : et que mon ame n'est point engagée ailleurs. Mais cependant j'ay une si forte aversion pour luy, que ne pouvant pas esperer de la vaincre jamais, et ne voulant pas mesme l'essayer, je vous conjure par tout ce qui vous est cher, d'employer tout le pouvoir que je sçay que vous avez sur l'esprit du Prince mon Frere, pour l'obliger à ne me persecuter pas davantage. Comme je ne m'oppose point à la passion qu'il a pour Anaxilée, quoy qu'elle ne soit pas fort juste, faites aussi qu'il ne s'opose pas si fort à l'aversion que j'ay pour Adraste, quoy qu'elle ne soit pas bien fondée. le vous laisse à penser. Madame, quelle joye eut Cleandre d'entendre de la bouche de Palmis la haine qu'elle avoit pour un de ses Rivaux : mais comme il eust bien voulu luy entendre dire la mesme chose de l'autre : Madame, luy dit il avec beaucoup d'adresse, je trouve le Prince Adraste st malheureux d'estre haï de vous : que c'est estre en quelque sorte cruel, que de n'en avoir pas de pitié : neantmoins je m'interesse tellement à tout ce qui vous touche, que je vous dis sans exception, qu'il n'est rien que je ne face, pour vous delivrer de l'importunité que vous en recevez. Mais Madame, s'il m'est permis apres la bonté que vous
avez de me commander quelque chose pour vostre service de vous parler sincerement : je vous diray que selon mon sens, une des choses qui porte le plus le Prince à proteger Adraste, est qu'il hait Artesilas : et qu'il ne croit pas luy pouvoir causer un plus sensible déplaisir, que celuy de faire en sorte que vous luy preferiez ce Prince Phrigien. C'est pourquoy, Madame (si ce n'est point perdre le respect : que je vous dois que de parler en ces termes) c'est à vous à regarder, si durant que j'agiray avec le Prince, vous pourrez aussi agir avec Artesilas de la façon qu'il faut, pour faire que ce ne me soit pas un obstacle à obtenir ce que vous souhaitez. Je vous ay desja dit, repliqua la Princesse, que mon ame n'a aucun engagement : si bien qu'encore que je n'aye pas une aussi forte aversion pour Artesilas que pour Adraste : comme j'ay du moins beaucoup d'indifference pour luy, il me sera fort aisé de contenter le Prince mon Frere en cette occasion : et pourveu qu'il me laisse la liberté de mal traiter Adraste, Artesilas n'aura pas grand sujet de se louer de moy. Cleandre entendant parler la Princesse de cette sorte, en fut si transporté de plaisir, que je m'étonne qu'elle ne connut son amour, par la joye qui parut dans ses yeux : il est vray qu'elle n'y fut pas longtemps ; car venant à penser que la Princesse ne soupçonnoit rien de sa passion : et que selon les aparences, il n'obtiendroit pas du Prince de Lydie ce qu'elle en souhaitoit : la melancolie succeda à cette joye. Neantmoins la certitude qu'il venoit d'avoir, que ses Rivaux n'estoient point aimez, estoit pour luy une cause si essentielle de satisfaction, que la joye l'emporta enfin sur la douleur : et : il partit
d'aupres de la Princesse, assez content d'avoir pu penetrer dans le fonds de son ame. Il y avoit toutesfois des momens, où quand il venoit à songer, que toute cette joye n'estoit fondée, que sur ce que sa Princesse n'aimoit rien : ô Dieux ! s'écrioit-il, n'ay-je pas perdu la raison, de me réjouir de ce qui me devroit faire pleurer ! Car peut on jamais estre heureux et n'estre point aimé ? et peut-on estre aimé quand la Personne aimée ne sçait pas seulement que l'on aime ? Mais apres tout, reprenoit-il, je suis assuré que ce coeur dont je desire la possession n'est à personne : Ouy, adjoustoit-il, mais je suis aussi presques certain qu'il ne sera jamais à moy. Ainsi de quelque costé que je regarde la chose, je ne puis jamais esperer d'estre content : et la plus grande felicité que je puisse attendre, est de faire que mes Rivaux soient malheureux comme je le suis. Cependant il commença d'obeïr à la Princesse : et comme le Prince Atys luy devoit la vie, du temps qu'il estoit à la guerre des Misiens : et que de plus il sçavoit que son esprit luy plaisoit extrémement : il employa toute sa faveur et toute son adresse une seconde fois, pour luy faire abandonner la protection d'Adraste, mais il ne luy fut pas possible d'en venir à bout. Car outre qu'en effet le Prince avoit quelque aversion pour Artesilas : il y avoit encore une raison plus puissante que celle là qui le faisoit agir, et que Cleandre découvrit enfin : qui estoit qu'Adraste estoit celuy qui avoit remis Anaxilée bien avec Atys : de sorte que cette Fille voulant reconnoistre ce bon office, le protegeoit si puissamment aupres de luy, que toute l'adresse de Cleandre et tout son credit ne se trouverent point assez forts, pour luy faire changer
de resolution. Il voulut mesme tascher de gagner Anaxilée, mais il luy fut impossible : à cause qu'elle avoit un secret dépit dans le coeur, de ce qu'il avoit refusé de feindre dé l'aimer : tant parce que par là il avoit déposé sa fortune, que parce qu'il luy sembloit qu'il y avoit eu quelque chose de méprisant pour elle dans ce refus. Cleandre se voyant donc desesperé de rien obtenir de l'un ny de l'autre, fut tenté cent et cent fois de quereller Adraste, et d'en deffaire la Princesse Palmis, par une voye plus violente que celle qu'elle souhaittoit : mais sçachant bien qu'elle n'approuveroit pas cette action, et qu'apres cela il faudroit la perdre pour tousjours : il retenoit sa jalousie et sa colere, et souffroit un mal incroyable. Ce qui le faisoit encore desesperer, estoit que durant qu'il agissoit pour cette affaire, la Princesse, suivant ce qu'ils avoient resolu ensemble, mal-traittoit si fort Artesilas, que Cleandre n'en auroit pas esté peu consolé, si le mauvais succés de sa negociation n'eust troublé toute sa joye.
Palmis, malheureuse d'être persécutée par Adraste, entreprend de favoriser Artesilas, l'autre soupirant déclaré, afin que son frère et son favori en éprouvent du dépit. Mais Cleandre tente si bien de la faire renoncer à ce projet que la princesse devine enfin qu'il est amoureux d'elle. Repassant en son esprit leurs entretiens, elle s'en veut de n'y avoir pas pensé plus tôt. Elle se résout néanmoins à ne rien laisser paraître.
Cependant il falut qu'il allait luy en rendre conte : il y fut donc un matin, mais il y fut avec tant de marques de douleur dans les yeux, qu'elle connut dés qu'il entra dans sa chambre, la réponce qu'il avoit à luy faire. Je vous entens bien Cleandre (luy dit-elle, lors qu'il fut assez prés pour luy pouvoir parler sans estre entenduë de ses Femmes) le Prince mon Frere prefere Adraste à mon repos et à vos prieres, et ne veut point changer d'avis. Je suis au desespoir. Madame, repliqua-t'il, d'estre forcé de vous avoüer que j'ay agy inutilement : et alors il luy raconta exactement tout ce qu'il avoit fait et tout ce qu'il avoit dit, pour faire reüssir son dessein. Mais Madame, luy dit-il, Adraste a
peut estre quelque ennemy caché dans cette Cour qui vous en defferoit aisément, s'il estoit assuré de ne vous déplaire pas. Ha non Cleandre, die la Princesse, je ne veux point que la vengeance d'autruy se mesle avecques la mienne : et on me desobligeroit extrémement, d'entreprendre aucune action violente contre ce Prince. Je trouveray peut-estre bien les voyes de le punir de son opiniastreté à m'importuner, sans avoir besoin du secours de personne : et si ce que vous m'avez dit est vray, que le Prince mon Frere haït si fort Artesilas, que cela est cause qu'il en protege plus puissamment Adraste : je me vangeray de tous les deux, en traittant si bien le Rival de l'un et l'ennemy de l'autre ; que peut estre partageront ils à leur tour l'inquietude qu'ils me donnent. Ha Madame (s'écria Cleandre estrangement surpris de ce discours) seroit-il bien possible que la plus sage Princesse du monde, voulust se vanger sur elle mesme, en se voulant vanger d'autruy ? Car Madame (adjousta-t'il, avec un redoublement de melancolie extréme) ne me fistes vous pas l'honneur de me dire l'autre jour, qu'Artesilas vous estoit fort indifferent ? Ouy, luy dit- elle ; mais entre l'indifference et la haine, il y a encore bien à choisir. Au nom des Dieux Madame, luy dit Cleandre, ne prenez point un dessein, qui, si je l'ose dire, vous feroit peut estre passer pour bizarre : car enfin vous venez de mal traitter Artesilas aux yeux de toute la Cour : que dira t'on de vous voir changer si promptement ? Il y a sans doute quelque raison à ce que vous dites, repliqua t'elle, mais j'aime encore mieux estre creuë un peu inégale, que d'estre persecutée impunément, et par le Prince mon Frere, et par Adraste. Enfin
Cleandre, luy dit-elle encore, je sçay bien que cette vangeance est capricieuse : et que je ne me feray gueres moins de mal que j'en feray aux autres : mais je n'y sçaurois que faire. Madame, interrompit-il (ne pouvant consentir qu'elle prist la resolution de bien traitter Artesilas) donnez moy encore quelques jours, pour voir si je n'imagineray point quelque nouvelle voye de vous servir. Non non, luy dit-elle, vous ne me tromperez pas : je me suis aperçeuë il y a desja longtemps, poursuivit la Princesse en sous-riant, que vous n'aimez pas trop Artesilas non plus qu'Adraste : ainsi il peut-estre que pour vous vanger en vostre particulier, vous ne voulez pas que je me vange de la façon que je l'entends. Mais Cleandre, estant genereux comme vous estes, il ne faut pas que la chose aille de cette sorte : et il faut au contraire en cette rencontre, que mes interests l'emportent sur les vostres. Vos interests Madame, repliqua-t'il, me seront tousjours mille fois plus chefs que les miens : mais en cette occasion j'ose vous dire, que si vous sçaviez tout le mal que vous ferez, en favorisant Artesilas, peut-estre, dis-je, ne le feriez vous point. Cleandre prononça ces paroles avec tant d'émotion sur le visage, que la Princesse en fut surprise : et comme elle n'en comprenoit pas le sens ; je ne sçay point, luy dit-elle, deviner les Enigmes : et mesme je ne m'en veux pas donner la peine. C'est pourquoy parlez plus clairement, si vous voulez estre entendu : ou ne parlez point du tout, si vous jugez qu'il toit à propos que je ne vous entende pas. Je pense que c'est le dernier que je dois faire Madame, repliqua-t'il en soûpirant, et que sans vous expliquer ce que je vous
ay dit malgré moy, je dois remercier les Dieux, de ce que vous ne m'avez pas entendu. La Princesse rougit à ce discours : et par le trouble qui parut dans ses yeux, elle luy fit connoistre qu'elle commençoit de l'entendre. Mais comme il craignit qu'elle ne le mal-traitast s'il luy donnoit loisir de faire reflexion sur ses paroles : enfin Madame, luy dit-il encore, que vous plaist-il que je face pour vostre satisfaction ? que vous ne me disiez plus rien que je n'entende, et que je ne doive entendre, repliqua-t'elle : et que cependant vous demeuriez simplement dans les termes que je vous ay prescrits, de me rendre office aupres du Prince mon Frere, quand l'occasion s'en presentera. Je le feray, Madame, répondit-il en la salüant avec un profond respect ; et alors il luy fit voir sur son visage des signes si certains de la passion qu'il avoit dans l'ame ; qu'à moins que de n'avoir point d'yeux, il n'estoit pas possible qu'elle ne s'en aperçeust. Aussi la vit-elle si clairement en cét instant, qu'elle ne pouvoit assez s'étonner de ne s'en estre pas aperçeuë plustost : car lors qu'elle se souvenoit de toutes les actions de Cleandre, elle s'accusoit de stupidité, de n'avoir pas soupçonné qu'il n'avoit refusé au Prince Atys de feindre d'aimer Anaxilée, que parce qu'il l'aimoit elle mesme. En suitte quand elle repassoit en sa memoire, avec quelle joye il avoit accepté la commission de nuire à Adraste : et avec quelle douleur il avoit entendu qu'elle vouloit mieux traiter Artesilas qu'elle n'avoit accoustumé ; elle estoit si fortement persuadée de la verité, que Cleandre n'eust gueres pû souhaiter qu'elle l'eust esté davantage. Apres, quand elle rapelloit en son souvenir, combien elle l'avoit pressé inutilement de luy vouloir
dire s'il aimoit, et qui il aimoit : elle s'accusoit encore de simplicité, de n'avoir pas compris la cause du secret que faisoit Cleandre de sa passion. Neantmoins il y avoit des momens, où la grande disproportion qu'il y avoit de luy à elle, faisoit qu'elle en vouloit douter. Car (disoit-elle en elle mesme, à ce qu'elle raconta apres à Cylenise ma Parente, qui. me l'a redit depuis) si je le croy amoureux de moy, il faut que je m'en offence : et il faudra que je me prive de sa veuë et de sa conversation, qui me plaisent infiniment. Ne le croyons donc pas, adjoustoit elle : mais un instant apres cent mille choses luy revenant en la memoire, elle ne pouvoit pas ne le croire point : et elle se resoluoit d'aprendre de telle sorte à Cleandre le respect qu'il luy devoit, qu'il ne le pourroit plus jamais oublier. Toutesfois venant à penser qu'apres tout, Cleandre ne luy avoit rien dit qui deust effectivement fort l'irriter, elle creût que mesme par un sentiment de gloire, il ne faloit pas luy faire connoistre qu'elle soupçonnast rien de sa passion : si bien qu'elle prit le dessein de vivre avecques luy comme auparavant : et la chose fut ainsi pendant quelques jours ; durant lesquels elle avoit assez de douceur pour Artesilas, suivant ce qu'elle avoit resolu.
Esope a composé une fable sur les soupirants de Palmis qui laisse transparaître toute la vérité. La princesse, craignant pour sa dignité, décide de tenir Cleandre à distance. Toutefois la situation s'améliore progressivement pour lui : son rival Adraste se suicide après avoir tué par mégarde le prince Atys à la chasse, Esope le rassure sur l'interprétation à donner à la froideur de Palmis, et celle-ci lui donne malgré elle des témoignages d'affection. A la suite d'une série d'exploits militaires, son crédit auprès de Cresus devient tel que le souverain songe sérieusement à le marier à Palmis en dépit de l'écart de condition.
Un jour, Cylenise arrive auprès de Palmis, pressée de lui raconter une histoire. Lors d'une conversation sur les deux soupirants de Palmis, Esope a proposé une fable, qui racontait l'histoire d'une biche poursuivie par deux chasseurs et un berger. L'interprétation du texte bute sur l'identité de celui que désigne le personnage du berger. Cylenise raconte comment le prince Myrsile, tout muet qu'il est, est parvenu à décrypter le sens caché et l'a révélé en apposant une note indiquant que le berger est nommé Cleandre.
Mais afin qu'elle ne peust plus douter de l'amour de Cleandre, Cylenise la fut trouver un soir dans son Cabinet, où elle s'estoit retirée pour mieux cacher la melancolie qu'elle avoit dans l'ame : et comme elle vit autant d'enjouement dans les yeux de cette Fille, qu'elle avoit de disposition au chagrin : qu'avez vous Cylenise, luy dit-elle, qui vous donne tant de joye ? Madame, luy dit cette Fille, c'est qu'il m'est arrivé une si bizarre avanture aujourd'huy, que si je ne craignois
de vous fascher, je vous la raconterois. Mais est il possible, luy dit la Princesse, que cette avanture bizarre qui me pourroit fascher, vous puisse divertir ? Vous en jugerez Madame, luy dit-elle, quand vous la sçaurez. La Princesse qui estoit effectivement accoustumée d'avoir la bouté de souffrir quelquefois que Cylenise luy racontast une partie des nouvelles qu'elle avoit aprises, se resolut de l'écouter : plustost par coustume et par indulgence, que par curiosité. Parlez donc, dit-elle à cette Fille, car je voy que vous en avez tant d'envie, que par pitié je ne veux pas vous en empescher. Puis que vous m'en donnez la permission Madame, reprit elle, je vous diray qu'une de mes Compagnes se trouvant mal, et ayant aujourd'huy gardé la Chambre, j'ay passé une partie de l'apresdisnée aupres d'elle, où diverses personnes sont venuës, et entre les autres Esope. Lors qu'il est arrivé, vous estiez le sujet de nostre conversation : car comme vous ne l'ignorez pas, l'amour du Prince Adraste et celle d'Artesilas font un assez grand bruit dans le monde. Et comme ces deux Princes ont chacun leurs Partisans, il se fait cent mille contestations tous les jours pour cela : principalement depuis que l'on s'aperçoit que vous traittez Artesilas avec un peu moins de severité qu'à l'ordinaire. Si bien que comme la conversation n'a pas changé pour l'arrivée d'Esope : les uns ont dit que la protection du Prince Atys, l'emporteroit sur Artesilas : et les autres ont dit au contraire, que vostre choix seul, feroit le destin de ces deux Amants. Les uns ont adjousté que la qualité d'Estranger estoit ; un obstacle à Adraste : les autres que celle de Subjet de Cresus en estoit un plus puissant à
Artesilas : enfin chacun soustenoit son opinion, et vouloit deviner quel sera le succez des desseins de ces deux Princes. Durant toute cette longue dispute, Esope qui s'estoit appuyé sur la Table aupres de laquelle j'estois aussi, ne parloit point ; et se contentoit découter ce que l'on disoit : ayant toutesfois un certain sous-rire malicieux sur le visage, qui m'a fait croire qu'il ne disoit pas tout ce qu'il pensoit. De sorte que me tournant vers luy ; et quoy, luy ai-je dit en riant, Esope qui fait si bien parler les bestes les plus sauvages, ne voudra point parler en cette rencontre : luy, dis-je, qui est le plus sociable et le plus agreable de tous les hommes ! Cette flatterie Cylenise, m'a-t'il répondu à demy bas, merite que je vous die à ma mode, une venté sur le sujet de la conversation d'aujourd'huy : car si je ne me trompe, tout ce que j'ay entendu dire, n'est pas ce qu'il faut penser en cette occasion. En disant cela, il a pris sur la Table ou il estoit appuyé, des Tablettes que je vous aporte, que le hazard y a fait trouver : et apres avoir resvé un moment, il y a écrit quelque chose, et m'a donné ce que vous pouvez lire vous mesme. La Princesse prenant alors ces Tablettes que Cylenise luy presentoit, y lent ces paroles.
FABLE D'ESOPE DEUX
Chasseurs furent advertis, qu'il y avoit une Biche blanche dans un Bois : ils furent pour la prendre avec des Toiles ; des Chiens ; des Cors ; des Espieux, et des Dards : mais faisant un trop grand bruit ils l'épouvanterent de loin, et la forcerent de fuir. Or en fuyant, elle rencontra sous ses pieds un jeune Berger endormy, qu'elle blessa sans y penser. Le Berger s'éveilla en surfaut, et la poursuivit comme le s autres avec sa Houlette, et mieux que les autres ; car ce fut par des sentiers plus couverts. Nous sçaurons quelque jour s'il l'aura, prise : mais pour moy Cylenise je le souhaite, et je j'espere.
Apres avoir achevé de lire, la Princesse rougit, et regardant Cylenise, et bien, luy dit-elle, qu'avez-vous enfin entendu par cette Fable, et que vous a fait entendre celuy qui l'a composée ? Madame, repliqua-t'elle, il n'a pas eu plustost achevé d'écrire, que toute la Compagnie a voulu voir ce que c'estoit : avec cét empressement que l'en a accoustumé d'avoir pour toutes les choses qui partent d'Esope : mais il a die que ce n'estoit : que pour moy seulement qu'il avoit écrit : de sorte que voyant qu'en effet il estoit absolument
resolu à ne le monstrer pas, on nous a laissez en repos : et je me suis mise à lire ce que vous venez de voir. Apres l'avoir leû. , j'avouë, luy ay-je dit, que le commencement de cette Fable, est le plus joly du monde, et le plus facile à entendre : car enfin qui ne comprendroit pas, que cette Biche blanche est la Princesse ; que ces deux Chasseurs sont Adraste, et Artesilas ; que ces Toiles, ces Chiens, ces Cors, ces Espieux, ces Dards, et tout ce grand bruit, marquent en effet tout ce que font ces deux Princes, et par adresse, et par force, et par magnificence, pour obtenir ce qu'ils souhaitent, auroit sans doute beaucoup de stupidité. l'entends bien encore, ay-je adjousté, que la Biche qui suit, marque precisément qu'elle ne vent pas estre prise par ces deux Chasseurs qui la suivent : Mais pour ce jeune Berger endormy, qu'elle blesse sans y penser, et qui la poursuit comme les autres ; et à ce que vous dites, mieux que les autres ; j'advouë que je ne le connois pas. Vous le connoissez pourtant bien, m'a t'il dit en sous-riant. Comme nous en estions là, le Prince Myrsile est arrivé. Esope ne l'a pas plustost veu, qu'il m'a voulu oster les Tablettes que je tenois : mais pour moy qui m'estois resoluë de vous les monstrer, je m'en suis opiniastrement deffenduë. Joint que le respect qu'il doit au Prince Myrsile l'ayant empesché de s'obstiner davantage à vouloir que je luy rendisse ce qu'il m'avoit donne ; il a esté contraint de me le laisser. Le Prince Myrsile qui avoit remarqué l'action d'Esope, et qui s'est bien imaginé que c'estoit quelque nouvelle production de l'on esprit, s est aproché de moy : et se faisant entendre avec son adresse ordinaire, il m'a témoigné une si grande curiosité de voir ce que je tenois ;
que malgré tout ce qu'Esope a pu dire, n'y entendant point de finesse, je l'ay donné au Prince, qui l'a leû en sous riant vers la fin : et témoignant par une certaine action de teste, que c'étoit ce qu'il en trouvoit le plus joly. Et quoy Seigneur, luy ay-je dit, il semble que vous entendiez aussi bien la fin de cette Fable, que j'en entends le commencement ? Si cela est, ay-je adjousté encore, je vous suplie d'aider à ma stupidité, et de me le vouloir expliquer. Je n'ay pas plustost eu dit cela, que le Prince Myrsile, qui comme vous sçavez porte tousjours un Crayon pour se faire entendre à ceux qui ne sont pas accoustumez au langage de ses yeux et de ses mains seulement : a pris ce qu'Etape avoit escrit : et justement à l'endroit où il y a, Mais en fuyant elle rencontra sous ses pieds un jeune Berger endormy : il a écrit sous ces dernieres paroles, nommé Cleandre :
et aussi tost apres me l'avoir monstré, il l'a effacé, comme vous le pourrez encore remarquer, si vous voulez vous en donner la peine. J'advouë, Madame, que je suis demeurée fort surprise, de voir qu'Esope qui est Estranger, et qu'un Prince qui ne parle point, m'aprenoient les nouvelles de la Cour : car enfin, adjousta Cylenise en riant, si je ne suis trompée, cette Fable cache cette verité.
Palmis avoue franchement à Cylenise qu'elle est inquiète de ce qu'un fabuliste étranger et un muet se soient rendu compte de l'amour de Cleandre. La suivante d'ailleurs confirme l'existence de cette passion en puisant dans ses souvenirs : Cleandre a fait plusieurs fois allusion à la possibilité de l'amour malgré la différence de condition. Palmis décide de traiter ce nouveau soupirant avec distance. Elle ne peut empêcher, en revanche, que le mariage que son père projette pour elle avec Adraste soit sur le point de se décider.
A ce que je voy, luy dit la Princesse, vous n'estes pas difficile à persuader ; puis qu'un homme qui fait profession ne ne dire que des mensonges, et un autre qui ne peut pas estre fort bien instruit des nouvelles, vous ont en si peu de temps persuadé une chose que vous ne croyiez pas seulement vray-semblable il n'y a qu'un jour. La Princesse Palmis dit cela si froidement, que Cylenise connut quelle avoit quelque fascheuse
pensée qui l'occupoit : et comme elle avoit toujours esté fort aimée de la Princesse ; Madame, luy dit-elle, je pense que j'ay fait une faute, de venir vous entretenir de folies et de bagatelles, dans un temps où vous avez peut-estre quelque chose de plus grande importance dans l'esprit : mais l'honneur que vous m'avez fait à diverses fois, de me confier vos plus secrettes pensées, m'avoit fait croire que vous n'aviez point de chagrin extraordinaire, puis que je ne le sçavois pas. La Princesse qui estoit si accablée d'inquietude, qu'elle ne pouvoit plus en effet la renfermer dans son coeur : se resolut d'avoir une confiance entiere en Cylenise : de sorte qu'elle luy aprit ce qu'elle croyoit de la passion de Cleandre. Cependant, dit-elle, comme je l'estime beaucoup, et que je croyois qu'il y alloit de ma gloire qu'il ne creust pas que je connoissois sa folie ; j'avois resolu de vivre avecques luy comme à l'ordinaire, et j'avois desja commencé : mais Cylenise, apres ce que vous venez de me dire, il n'y a plus moyen d'y songer. Car enfin, puis que les Estrangers et les Müets s'en aperçoivent, beaucoup d'autres s'en apercevroient bien tost : c'est pourquoy il faut commencer de bonne heure d'agir de façon, que l'on ne puisse pas me soupçonner d'avoir rien contribué à l'extravagance de Cleandre, si elle vient à estre sçeuë. Madame (luy dit Cylenise, apres y avoir un peu pensé) je m'estonne moins que je ne faisois, de ce que le Prince Myrsile et Esope voyent plus clair que les autres gens : car outre qu'ils ont tous deux plus d'esprit que tous les autres n'en ont, ils ont encore plus de loisir d'observer les actions d'autruy : l'un comme un Estranger qui n'a rien à faire au lieu où il est : et l'autre comme n'ayant qu'à écouter
et qu'à regarder. Quoy qu'il en soit Cylenise, dit la Princesse, ils le sçavent, etils peuvent le faire sçavoir aux autres. Que sçay-je mesme, adjousta-t'elle, si Esope n'a point fait cette Fable parles ordres de Cleandre que je sçay qui luy a fait tant de presens ? Cela ne peut pas estre, Madame, repliqua Cylenise, car il ne pouvoit pas deviner, quand il est venu visiter ma Compagnie, que l'on parleroit des choses qui luy ont donné sujet de la faire. Et puis, poursuivit-elle, Madame, vous voyez bien que toute cette Fable n'est pas historique ; puis qu'il parle vers la fin comme s'il connoissoit parfaitement, que peut-estre un jour Cleandre pourroit toucher vostre coeur, au préjudice d'Adraste et d'Artesilas. C'est ce qui m'épouvente Cylenise, interrompit la Princesse, et ce qui m'offence tout ensemble : car enfin je trouve Esope bien hardy, d'oser penser cela d'un homme de qui la condition n'est point connue : mais je le trouve aussi, adjousta-t'elle en rougissant, encore plus incomprehensible, de voir qu'il ayt pu penetrer si avant dans le fonds de mon coeur, et jusques au point de connoistre qu'en effet si Cleandre estoit de la condition d'Adraste et d'Artesilas, il seroit peut-estre en estat de rendre sa Fable aussi juste à la fin qu'elle l'est au commencement. Mais comme cela n'est pas, il faut détromper Esope ; faire changer d'opinion au Prince Myrsile ; et guerir Cleandre s'il est possible. Cette derniere chose sera la plus difficile, reprit Cylenise. le ne le pense pas, dit la Princesse, puis qu'apres tout Cleandre a de la raison. Il ne seroit pas amoureux s'il en avoit encore, reprit Cylenise. Mais d'où vient, luy dit la Princesse, que vous estes si fort persuadée de
la grandeur de sa passion, vous qui ne la soupçonniez pas il n'y a qu'un jour ? C'est Madame, répondit-elle, que je n'y avois aporté aucune aplication d'esprit : mais presentement que je me souviens de cent choses qu'il m'a dites, et de cent autres que je luy ay veu faire ? je connois bien que j'estois aveugle de n'en connoistre pas la cause. Je me souviens qu'un soir que nous avions obligé Esope mes compagnes Se moy, à nous raconter son amour pour cette belle esclave qui se nomme Rhodope, et qui servoit chez le Philosophe Xanthus, du temps qu'il y demeuroit aussi : Cleandre qui estoit present à cét agreable recit ; apres qu'il fut achevé, et que tout le monde le loüoit : pour moy, luy dit-il, je vous crois si heureux d'avoir porté mesmes chaisnes que la belle Rhodope, que je trouve lieu de vous en porter envie. Car enfin, poursuivit il, c'est assurément un grand malheur à ceux qui aiment, quand il faut qu'ils baissent ou qu'ils levent les yeux pour regarder ceux qu'ils adorent : et c'est sans doute une assez grande douceur, de les rencontrer justement dans les siens avec égalité : et d'estre en estat de faire valoir les soûmissions que l'on rend à la personne que l'on aime. J'avoüe que j'écoutay alors ce discours, sans y faire aucune reflexion : mais je connois bien presentement que je m'abusois, de n'y chercher point de sens caché. le me souviens encor du jour où la Princesse de Clasomene arriva à Sardis : d'un jour, dis-je, où vous estiez extraordinairement parée, et auquel toute la Cour vous trouva si admirablement bien : car Cleandre venant à s'entretenir avec mes compagnes et avecques moy qui parlions de vostre beauté, nous nous mesmes à luy
dire que c'estoit un grand bonheur pour tous les gens de sa voilée, et pour toutes les Belles qui pretendoient à faire des conquestes, que vous ne fussiez pas d'une condition à les en empescher, en assujettissant tous leurs Amants, et en leur faisant rompre leurs fers pour prendre les vostres. Et quoy, me dit-il, Cylenise, vous croyez qu'il n'y ait que les Rois et les Princes qui ayent des yeux pour admirer ce qui est beau, et des coeurs pour l'aimer ? Ce n'est pas ce que je dis, luy repliquay-je, mais c'est que les Filles de Rois ne pouvant recevoir d'autres coeurs, personne ne s'advise de leur en offrir. La beauté, dit- il, se fait des Sujets de toutes conditions : et comme la belle Anaxilée s'est fait un esclave du Fils de son Souverain, les Reines peuvent se faire aussi des Adorateurs de leurs Sujets. l'advoüe que j'écoutay alors ce que disoit Cleandre, comme une chose qui fournissoit simplement à la conversation : mais aujourd'huy que je me remets en la memoire l'air dont il me parla ; je voy sa passion non seulement dans ses yeux mais dans son coeur. l'en suis bien faschée, dit la Princesse. Elle dit cela d'une façon qui fit en effet connoistre à Cylenise, que si elle eust esté seule qui s'en fust aperçeuë, et que Cleandre n'eust pas soupçonné qu'elle en eust eu connoissance, peut-estre n'auroit-elle pas esté irritée contre luy : mais parce que le Prince Myrsile, Esope, et Cylenise la sçavoient, elle ne la pouvoit plus souffrir : et elle prit la resolution de traiter Cleandre fort rigoureusement, quoy qu'elle l'estimast beaucoup : et qu'elle l'aimast sans doute desja un peu plus qu'elle ne le croyoit elle mesme. Cependant Cleandre qui ne sçavoit pas ce que la Princesse
Palmis premeditoit contre luy, quoy que tres affligé, de voir qu'Artesilas n'estoit pas si mal reçeu qu'à l'acoustumée, avoit pourtant quelques instants de consolation, de voir qu'apres ce qu'il avoit eu la hardiesse de dire à la Princesse, il n'estoit pas en apparence plus mal avec elle qu'à l'ordinaire. Car encore qu'elle eust feint de n'entendre pas l'ambiguité de les paroles, elle ne l'avoit pas absolument desçeu : et il y avoit plusieurs heures au jour, où il croyoit avoir descouvert dans les yeux de la Princesse qu'elle l'avoit entendu. Mais il ne joüit pas long temps de cette consolation ; parce que depuis qu'elle sçeut ce que le Prince Myrsile et Esope en pensoient, elle changea de façon d'agir : et elle vescut avec Cleandre avec beaucoup plus de froideur et plus de retenue qu'auparavant. Elle ne pût toutesfois jamais obtenir d'elle, d'avoir pour luy toute cette rigueur qu'elle s'estoit proposée d'avoir : mais pour peu qu'elle en eust, Cleandre la sentit de telle sorte, qu'il pensa en mourir de douleur. Cependant Adraste estant tousjours protegé par le Prince Atys, et ayant mesme gagné Cresus, on parloit presque du Mariage de la Princesse et de luy comme d'une chose assurée. On ne le disoit pas ouvertement, mais chacun se le disoit à l'oreille : Enfin on peut quasi dire que c'estoit un de ces secrets publics, que l'on fait si souvent à la Cour ; dont tout le monde fait mistere, et que personne n'ignore : si bien que Cleandre et Artesilas n'estoient pas en une petite peine non plus que la Princesse, qui ne pouvoit absolument se resoudre à ce Mariage. Durant ce temps là, Cylenise demanda diverses fois à Esope, en raillant aveques luy, s'il croyoit tousjours que le Berger prendroit la Biche ? Je ne sçay pas encore
bien s'il la prendra, respondoit il, mais je sçay bien que les Chasseurs ne la prendront pas.
Cresus fait un songe, dans lequel il voit mourir son fils Atys, transpercé par une javeline. Après avoir pris toutes les dispositions pour éviter cette issue, il consent au mariage de celui-ci avec Anaxilée. Une fois passée la cérémonie, Atys accepte de participer à une chasse au sanglier, dans l'idée qu'il ne court aucun risque, puisqu'on ne lui a pas prédit qu'il mourrait sous les crocs d'une bête. Erreur fatale : lors de la mise à mort de l'animal blessé, il reçoit par mégarde la javeline d'Adraste et meurt sur place. Cresus est effondré, mais pardonne à au responsable. Lequel toutefois se donne la mort en signe de repentir.
Comme les choses estoient en ces termes, et que Cresus mesme qui aimoit passionnément le Prince Atys ne s'opposoit plus si fort au dessein qu'il avoit d'espouser Anaxilée : il y eut plusieurs signes prodigieux, par lesquels il paroissoit que ce jeune Prince estoit menacé de mourir d'un coup de Dard. Cresus fit aussi un songe qui passa pour une aparition, parmi les gens qui se meslent de connoistre de pareilles choses : et qui luy fit voie le corps de son fils mort, et traversé d'une espece de Javeline : avec tant d'autres objets funestes à l'entour de luy, affreux, et surprenans, que ce Prince tout Grand et sage qu'il est, en fut estonné : de sorte que d'abord toute la Cour en fut en trouble. Le Prince Atys n'en eut pourtant pas l'ame ébranlée, et n'interrompit pas sa galanterie. Tout le monde estoit assez occupé à deviner par quelle voye ce malheur pouvoit arriver : car la paix estoit par tout le Royaume, et ce Prince n'estoit point haï. Ceux qui connoissoient l'humeur ambitieuse d'Antaleon Frere de Cresus, apprehendoient qu'il n'y eust quelque conjuration cachée : et durant quelques jours, on ne faisoit autre chose que parler de cette fâcheuse Prediction. Cresus fit oster de tous les lieux où il y avoit des Armes pendues dans son Palais, tous les Dards, et toutes les javelines : et selon l'ordinaire foiblesse des hommes, qui croyent pouvoir empescher par leur prudence ce que les Dieux ont determiné de faire : il n'oublia rien de tout ce qu'il creût propre à conserver le Prince son fils, qu'il regardoit comme l'unique successeur de ses Estats : ne contant presque pas le Prince Myrsile, à cause
de son in commodité. Cpendant quelque temps s'estant passé sans qu'il arrivast aucun malheur an Prince Atys, les esprits commencerent de se r'assurer, à la reserve de celuy de Cresus : qui absolument preocupé de la crainte qu'il avoit, voulut songer à le marier promptement. Mais la difficulté estoit de luy choisir une femme : car il ne vouloit qu'Anaxilée, et Cresus eust bien voulu qu'il en eust choisi une autre. Le Prince Adraste toutefois commença d'ébranler un peu son esprit : mon Pere y servit aussi extrémement, à la priere de Cleandre : qui creût qu'il luy estoit tousjours advantageux, de donner un exemple d'une Alliance inégale ; de diminuer le prix des soings d'Adraste en les partageant avecques luy ; et de satisfaire le Prince Atys, qui neantmois parut estre plus obligé du contentement du Roy son Pere au Prince Adraste, qu'à Cleandre ny à Timocreon. Enfin, Madame, ce Mariage se fit avec beaucoup de magnificence : mais à la reserve des deux Amants et d'Adraste, ce ne fut pas avec beaucoup de joye. Cresus n'y avoit consenti qu'avecques peine : la Princesse Palmis n'estoit pas fort satisfaite de voir au dessus d'elle une Fille née si fort au dessous : Antaleon et Mexaris qui n'eussent pas esté trop aises que ce Prince se fust marié à une Reine, ne pouvoient pas l'estre qu'il espousast sa Sujette : Artesilas et Cleandre qui croyoient aussi que quoy qu'ils eussent pu faire, ce Mariage authorisoit encore Adraste, en estoient bien faschez, car Cleandre n'y avoit servi que par adresse, et que parce qu'il ne le pouvoit empescher : le Prince Myrsile avoit tousjours tant de melancolie pour son propre malheur, qu'une Alliance beaucoup plus illustre que celle là ne l'auroit guere resjouï : et le seul Abradate, et la
Princesse de Clasomene, estoient absolument des interessez, et n'y prenoient de part qu'à cause de la Princesse Palmis, qu'ils aimoient beaucoup. Mais le plus fascheux estoit pour Cleandre, que l'on disoit tout haut que le Mariage d'Adraste se feroit bien tost. Cependant quatre ou cinq jours apres les nopces d'Anaxilée, les Misiens envoyerent advertir Cresus, que l'on voyoit en leur païs, aux environs du Mont Olimpe, un Sanglier d'une grandeur, extraordinaire et prodigieuse ; qui gastoit tous les bleds, et qui desoloit toute la campagne : supliant le Roy de vouloir envoyer quelques gens courageux avec tout son equipage de chasse, pour les delivrer de ce terrible Animal, qui passoit plustost pour un Monstre que pour un Sanglier. Cresus leur dit qu'il leur accordoit ce qu'ils souhaitoient : mais comme il parloit à ces Deputez, le Prince Atys qui sçavoit la chose, arriva suivi d'Adraste, d'Artesilas, d'Abradate, de Cleandre, et de beaucoup d'autres : qui dit au Roy son Pere qu'il vouloit estre de cette chasse. Cresus qui avoit toujours dans l'esprit la mesme crainte qu'il avoit euë, s'opposa à ce dessein avec beaucoup d'opiniastreté : Mais comme le Prince ne pouvoit souffrir de passer dans l'esprit de tous les Peuples pour un Prince qui ne s'exposoit jamais à aucun peril ; il s'obstina d'y vouloir aller. Neantmoins il ne l'auroit pas emporté, s'il ne se fust advisé de representer à Cresus, une chose qui le convainquit. Vous dites Seigneur, luy dit il, que je suis menacé d'un coup de Dard : mais je ne vay pas en lieu où l'on en doive lancer contre moy. Si l'on vous avoit prédit, adjoûta t'il, que je dois estre déchiré par une Beste sauvage, vous auriez raison de m'empescher
d'aller à cette Chasse : mais cela n'estant pas, quel sujet d'aprehension avez vous ? Le Prince Adraste, dit il en riant, ne me tuëra pas : Artesilas, Abradate, . et Cleandre, ne le feront pas non plus que luy : ainsi n'ayant à combattre qu'une Beste, qui ne lance point de Dards, et qui n'a. point d'autres armes que celles que la Nature luy a données ; il me semble que vous devez ne me faire pas un commandement, où j'aurois beaucoup de peine à obeïr. Car, Seigneur, que diront vos Subjets, s'ils voyent que je n'ose seulement aller à la chasse ? et pourroient-ils croire que je pusse donner des Batailles et les gagner, si je n'osois pas mesme combattre un Animal assez ordinaire ? Enfin, Madame, Cresus luy permit ce qu'il vouloit : et tout le monde se prepara pour cette grande Chasse. Mais quand le Prince vint à partir, le Roy tira Adraste à part : et luy dit que comme le Prince son Fils estoit son protecteur, il vouloit qu'il fust aussi le sien en cette occasion. Seigneur (luy dit Adraste, avec une joye extréme, de la confiance que Cresus avoit en luy) si je ne vous ramené le Prince Atys victorieux du Monstre qu'il va combatre, refusez moy toutes les graces que je vous ay demandées, et que vous m'avez fait esperer. Apres cela, Madame, on partit pour cette Chasse, dont l'équipage fut la plus magnifique chose que l'on eust jamais veuë en Lydie, Cleandre fut prendre congé de la Princesse Palmis : mais ce fut avec tant de monde, que cét adieu n'eut rien de particulier ny de remarquable. Le Prince Myrsile et Mexaris, furent aussi de cette Chasse : et comme Esope les vit tous partir, Cylenise luy demanda encore, si le Berger estoit parmy ces Chasseurs ? Ouy, luy dit-il, mais ils
ne le connoissent pas pour le Chasseur de la Biche, quoy qu'il le soit beaucoup meilleur qu'eux. Lors que cette Troupe de Princes et de Grands Seigneurs, qui deserta toute la Cour, fut arrivée aupres du Mont Olimpe, ils se mirent en queste du Sanglier : et quand ils eurent découvert sa Bauge, ils firent leur enceinte de tous costez : et chacun voulant avoir l'avantage d'avoir frappé le premier ce terrible Animal, qui par sa seule grandeur effrayoit tous ceux qui le regardoient ; ils s'en aprocherent, et luy lancerent tous leurs Dards. Celuy du Prince manqua la Beste, aussi bien que ceux d'Adraste, de Mexaris, d'Abradate, et des autres : mais celuy de Cleandre l'atteignit et la blessa, mortellement. Cependant durant qu'il s'avançoit l'Espée à la main contre ce fier Animal, Adraste envieux de la gloire de Cleandre, perdant le jugement en cette occasion, lança un second Dard, qui comme toute l'Asie l'a sçeu, alla traverser le coeur du Prince Atys, qui avoit changé déplace, depuis qu'Adraste ne l'avoit regardé. La chutte de ce Prince fit faire un grand cry à tous ceux qui la virent : de sorte que Cleandre qui venoit de joindre le Sanglier, et de luy donner un si grand coup dans le corps qu'il en estoit tombé ; tourna la teste, croyant que l'on ne crioit que pour se réjoüir de sa victoire. Mais discernant mieux le son lugubre de ces tristes voix, il quitta le fier ennemy qu'il venoit de vaincre, et qui se roulant dans son sang, se debatoit inutilement à terre : pour aller où tous les autres estoient. Mais il fut estrangement épouvanté, de voir le Prince Atys mort : et Adraste si furieux et si desesperé, que jamais on n'a entendu parler d'une telle douleur que la sienne. Cleandre emporté
par le veritable déplaisir qu'il avoit de la mort de ce Prince, aprenant que c'estoit Adraste qui l'avoit tué, s'avança vers luy l'Espée haute : Mais enfin voyant que tous ces Princes qui estoient plus interessez que luy en cette perte, ne faisoient que se pleindre, il ne fit que le pleindre comme eux ; joint qu'à dire les choses comme elles font, Adraste estoit plus en estat de donner de la compassion que de la colere : car je n'ay jamais rien veû de si pitoyable. Il avoit sur le visage une douleur si furieuse, et il y avoit en toutes ses paroles tant de marques de desespoir ; que l'on ne peut s'imaginer La chose comme elle estoit. Enfin, Madame, il essaya diverses fois de se tuer : et on fut contraint de luy oster son Espée, et de le faire garder. L'on envoya advertir Cresus de cét accident : et nous suivismes tous le Chariot dans lequel on remporta le corps du Prince de Lydie. Jamais retour de chasse n'a esté si triste que celuy-là, et jamais accident n'a esté si funeste, ny si surprenant : aussi Cresus en fut si affligé, que l'on ne peut l'estre davantage. Il appella à son secours, Jupiter l'Expiateur : il l'invoqua comme estant le Dieu de l'Amitié, et de l'Hospitalité, qu'Adraste avoit violée. Comme au Dieu de l'Hospitalité, il se pleignit à luy d'avoir reçeu dans sa Cour le meurtrier du Prince son Fils, en pensant y recevoir un Hoste reconnoissant. Et comme au Dieu de l'Amitié, parce qu'il rencontroit son plus mortel ennemy en celuy à qui il avoit confié son Fils, et à qui il vouloit donner sa Fille. La Princesse Anaxilée et la Princesse Palmis estoient aussi dans une douleur extréme : cependant nous conduisismes le Corps du Prince de Lydie à Sardis : et lors que Cresus le vit arriver dans la Cour de son Palais,
suivy de son meurtrier, qui ne le voulut jamais perdre de veuë ; il sentit ce que l'on ne sçauroit dire, et ce que l'on ne peut mesme imaginer. Cleandre et Adraste estoient alors en estat bien different : car le premier avoit tué le Sanglier qui estoit le sujet de la chasse, et qui desoloit toute une province : et Adraste avoit tué le successeur d'un Grand Roy ; le Fils de son Protecteur, et son Protecteur luy mesme : et ce qui estoit encore le plus estrange, le Frere de la Princesse qu'il aimoit, et qu'il croyoit devoir bientost épouser. Aussi avoit il dans les yeux tant de douleur, tant de rage, et tant de fureurs differentes, que jamais on n'a entendu parler de rien de semblable. L'on eut beau le vouloir empescher de voir Cresus, il s'échapa de ceux qui le vouloient retenir, et fut se presenter à ce Prince : mais avec des paroles si touchantes, qu'il en attendrit mesme le coeur de ses Rivaux. Il demandoit quel suplice on luy vouloit ordonner ? Il prioit qu'on le chastiast rigoureusement ; il conjuroit qu'on se hastast de le punir ; et il disoit enfin tout ce qu'un homme qui vouloit effectivement mourir pouvoit dire. Il mesloit le Nom de la Princesse à toutes ses pleintes : et sans avoir dessein de vivre, il disoit pourtant tout ce qu'il faloit pour obliger Cresus à luy pardonner un crime, qui n'estoit pas en effet un crime, mais un malheur tres funeste, et tres digne de pitié. Aussi Cresus luy mesme en fut-il émeû de compassion : et agissant en Grand Prince, il luy pardonna genereusement ; se contentant de le prier de le laisser pleindre son malheur en liberté. Adraste se retira donc, et se laissa conduire à son logis, ou on le garda : mais le lendemain ayant sçeu que l'on avoit porté le corps du Prince Atys
dans le superbe Tombeau qu'Aliatte avoit fait bastir sur les bords d'un Estang, que l'on appelle l'Estang de Giges ; il se déroba de ses Gardes la nuit suivante, et fut comme un Furieux à cette magnifique Sepulture, où il ne tut pas plustost arrivé, qu'il monta jusques sur le haut du grand Tombeau. Mais à peine y fut il, qu'entre des Colomnes et : des Statues qui y sont, il se laissa tomber les bras ouverts, sur la pointe de son Espée qu'il avoit reprise, et se tüa à la veuë de ceux qui l'avoient suivy, et qui le joignirent au point du jour. Ainsi se punissant luy mesme, il merita par sa mort, des pleintes de ceux qui avoient le plus de sujet de l'accuser de leurs malheurs. Cresus considerant donc sa naissance Royale ; son repentir marqué par son sang ; et sa fortune toute extraordinaire, fit mettre son corps aupres de celuy du Prince Atys, dans le superbe Tombeau de ses Peres : avec une inscription qui contenoit toute cette estrange avanture.
Cleandre constate avec douleur que Palmis lui témoigne toujours de la froideur, malgré l'augmentation continuelle de sa faveur auprès de Cresus. Il en comprend la raison quand il prend connaissance de la fable d'Esope. L'auteur le rassure sur l'interprétation à donner au comportement de la princesse en lui rappelant qu'une belle personne est toujours flattée qu'on l'aime et en lui faisant comprendre que sa froideur indique qu'elle est touchée. Avant de partir à la guerre, Cleandre va trouver Palmis pour lui demander raison de son humeur. Niant avoir changé d'attitude à son égard, elle lui demande de prendre garde à lui au combat.
Depuis ce funeste accident, la faveur de Cleandre augmenta encore aupres de Cresus : et il le regarda comme le seul homme qui pouvoit affermir le Sceptre apres sa mort, entre ses mains du Prince Myrsile. Menecée qui le luy avoit autrefois presenté, l'entretenoit dans ces sentimens là, quoy qu'Antaleon s'y opposast : car cét ambitieux Prince pretendoit à la Couronne, au prejudice de son neveu. Cependant comme il n'est point de douleurs que le temps ne guerisse, ou du moins qu'il ne soulage, on commença de se consoler de la mort d'Atys : et Cleandre ne se trouvant plus qu'un Rival, en estoit un peu moins malheureux. Et d'autant plus, que la Princesse Palmis n'ayant plus à se vanger du Prince son Frere, ny à faire
despit à Adraste ; recommença de traiter Artesilas comme auparavant, c'est à dire avec beaucoup de rigueur. Mais comme elle avoit aussi une extréme froideur pour Cleandre, il ne sçavoit qu'en penser : et ne pouvoit par où trouver les voyes de se remettre au point ou il avoit : esté. Il la voyoit aussi souvent qu'il le pouvoit : il avoit pour elle un respect que la seule condition des plus Grandes Reines du monde ne pourroit donner : et toute la severité de cette Princesse, ne pouvoit trouver rien à redire à toutes ses actions. Il y avoit bien quelques uns de les regards qu'elle eust voulu ne rencontrer pas, comme elle faisoit quelquesfois : mais elle voyoit si clairement, qu'il eust voulu luy mesme pouvoir la regarder sans qu'elle s'en fust aperceuë, qu'elle ne pouvoit l'accuser avecques justice. Aussi ay-je bien sçeu par Cylenise, qu'elle ne le condamnoit pas rigoureusement : et que parmi les souhaits qu'elle faisoit pour sa liberté, elle n'y m'estoit rien de desobligeant pour Cleandre. Cependant divers interests de Cresus luy faisant naistre divers sujets de guerre contre les Ephesiens, on refit une puissante Armée, dont Cleandre fut Lieutenant General : car comme Abradate ne pouvoit pas s'engager, ne sçachant quand le Roy son Pere le r'appelleroit ; Si que l'incommodité du Prince Myrsile ne souffroit pas qu'il le fust, l'illustre Cleandre eut cét honneur : le Roy pour diverses raisons cachées, n'en voulant gratifier ny Antaleon, ny Mexaris, ny Artesilas, qui en murmurerent estrangement. Mais quelque grand que fust cét honneur, Cleandre le sentoit bien imparfaitement, quand il venoit à songer que la Princesse ne sçavoit point qu'il estoit amoureux d'elle : ou que si elle en soupçonnoit
quelque chose, elle ne l'aprouvoit pas, et mesme ne le pouvoit pas aprouver. Il ne sçavoit donc s'il devoit prendre la hardiesse de luy descouvrir un peu pins precisément ses sentimens : et il estoit estrangement irresolu, lors qu'Esope qui l'aimoit avec une passion extréme, fut le voir pour luy monstrer en particulier devant qu'il partist, toute l'histoire de la Cour, qu'il avoit faite en Fables, aussi bien qu'il a compote une Morale de cette espece : car encore que cette histoire soit un Chef-d'oeuvre, elle a esté veuë de peu de personnes : parce que comme elle contient tous les intrigues. et toute la galanterie de la Cour, il n'avoit pas jugé à propos d'en rendre la lecture publique. Esope estant donc allé faire voir à Cleandre cét agreable travail, comme estimant plus son approbation que celle de toute la Cour : apres avoir leû plusieurs de ces ingenieuses Fables, qui faisoient de si agreables Tableaux des avantures de tout le monde : Cleandre trouva celle qu'Esope avoit faite pour luy, dans les Tablettes de Cylenise : et comme il ne l'entendit, pas et qu'il luy en demanda l'explication ; Seigneur, luy dit Esope, je ne pensois pas qu'elle suit si mauvaise : car des Personnes qui n'ont pas tant d'esprit que vous, et qui n'ont pas tant de connoissance de la chose qu'elle represente, ont entendu parfaitement ce qu'elle vouloit dire. Cleandre devenu plus curieux par le discours d'Etape, le pressa de telle sorte de la luy vouloir expliquer, qu'enfin il l'obligea à luy dire la verité : mais il ne l'eut pas plûtost sçeuë, que ne pouvant d'abord déguiser ses sentimens ; ha Esope qu'avez vous fait ! s'escria Cleandre : j'ay fait Seigneur, luy repliqua t'il, ce que vous n'auriez peut-estre jamais osé faire. Je
l'advouë (reprit Cleandre, qui voulut cacher ses sentimens, apres s'estre un peu remis) car je ne sçay pas déguiser la verité agréablement comme vous ; et c'est pourquoy je n'aurois pas voulu dire un mensonge. Cependant Esope, adjousta t'il, si Cylenise vous avoit creû, et qu'elle eust en suitte persuadé vostre erreur à la Princesse, en quel estat m'auriez vous reduit ? Mais Seigneur, reprit Esope, si par hasard aussi il estoit ; vray que vous fussiez amoureux de la Princesse Palmis ; que vous ne le luy eussiez jamais dit ? et que vous ne le luy dissiez jamais, ou en seriez vous ? et ne seriez vous pas bienheureux qu'Esope eust eu la hardiesse de luy descouvrir ce que vous ne luy auriez jamais descouvert ? Nullement, luy repliqua Cleandre : car un homme inconnu comme je suis, et qui tient tout son éclat des seules mains de la Fortune, doit tousjours presupposer que la Princesse Palmis croiroit qu'il ne la pourroit pas aimer, sans luy faire un sensible outrage. Croyez Seigneur, luy dit Esope, que l'on n'outrage jamais gueres une belle Personne en l'aimant, de quelque condition qu'elle soit, et de quelque qualité que puisse estre celuy qui l'adore, pourveû qu'il se contente d'aimer. Mais, luy respondit Cleandre, Esope de sa propre confession, n'a aimé qu'une esclave : mais, luy repliqua t'il, Cleandre en aimant une Princesse, aime une belle Princesse : et qui dit belle. Seigneur, adjousta t'il, dit assurément une Personne qui fait consister son plus grand plaisir à estre creuë telle, et respectée comme telle : Ouy, poursuivit il, je soûtiens qu'une belle Reine, preferera tousjours un esclave de sa beauté, à tous les Subjets que sa naissance luy aura donnez ; et qu'une conqueste de ses yeux
luy fera plus chere mille et mille fois, que toutes celles qu'elle pourroit faire avec des Armées de cent mille hommes. C'est pourquoy Seigneur, adjoûta t'il, quand j'aurois fait croire à Cylenise que vous estes amoureux de la Princesse de Lydie, et qu'en suitte elle le luy auroit persuadé, vous n'en seriez pas plus mal avec elle le m'aperçoy pourtant, dit Cleandre, qu'environ depuis le temps que vous dites avoir compote cette Fable, la Princesse me traite beaucoup plus froidement qu'elle n'avoit jamais fait. C'est signe, respondit Esope, que vous estes beaucoup mieux dans son coeur que vous ne croyez : car si elle ne vous craignoit pas, et si elle ne se craignoit pas elle mesme, elle ne fuiroit pas un homme qu'elle estime extremement. Enfin Seigneur, dit-il en riant, croyez je vous prie, que m'estat donné la peine de connoistre avec tant de soing, jusques au naturel des Renards, des Tigres, des Ours, et des Lions, je ne suis pas absolument ignorant en la phisionomie des belles Personnes, qui sont plus agreables à regarder que toutes ces belles sauvages C'est pourquoy soyez assuré, que vous n'estes point haï : et que ma Fable sera quelque jour aussi juste à la fin qu'au commencement. Quoy que Cleandre sçeust bien qu'Esope estoit aussi sage que spirituel, neantmoins il n'eut jamais la force de luy advoüer qu'il aimoit la Princesse, il le pria donc seulement, de ne monstrer cette Fable à personne : et de ne dire plus rien de ses erreurs, de peur de les persuader aux autres. Comme ils en estoient là, j'arrivay : et apres qu'Esope fut parti, Cleandre me raconta leur conversation :et me dit qu'assurément il estoit la cause de la froideur que la Princesse avoit pour luy. Il eust
pourtant bien voulu le sçavoir avec certitude : car encore que cette froideur luy fust insuportable ; s'il eust esté assuré que Palmis eust sçeu sa passion, il en eust esté consolé : parce qu'enfin il ne remarquoit pas qu'elle fust accompagnée d'incivilité ny de mépris. Ainsi apres avoir bien raisonné sur la chose, il se resolut d'aller prendre congé de la Princesse, lors qu'il y auroit peu de monde chez elle, et de tascher de s'esclaircir de la verité. Il fut donc si soigneux de s'informer de l'heure où il la pourroit voir en particulier, et il prit si bien son temps, qu'en effet il la trouva seule. Apres les premiers complimens, qui ne regardoient que son voyage ; et apres que la Princesse luy eut recommandé la Personne du Roy, et celle du Prince Myrsile : Madame, luy dit-il, vous me trouverez sans doute bien hardy, d'oser vous suplier tres humblement comme je fais, de me faire l'honneur de me dire si j'ay fait quelque faute contre le respect que je vous dois, qui vous ait portée à diminuer quelque chose de cette bonté sincere et obligeante, dont vous m'honnoriez, autrefois. Il paroist bien, repliqua t'elle, que je me confie extrémement en vous, puis que je vous recommande les deux Personnes du monde qui me sont les plus cheres. Je vous en suis sans doute bien redevable, répondit-il, mais Madame, comme je suis persuadé, que celuy qui perdroit un Thresor sans s'en aperçevoir et sans s'en pleindre, témoigneroit ne l'estimer pas assez : je pense que vous ne pourrez pas vous offencer avec raison si je me pleins un peu du changement que je remarque en mon bon-heur. Mais en m'en pleignant, je ne vous accuse toutesfois pas d'injustice : et je me contente de vous supplier tres humblement,
de m'aprendre par quel crime j'ay merité ce malheur. Cleandre a tant d'esprit (repliqu'a t'elle en sous-riant à demy, quoy que ce ne peust estre sans rougir) que s'il avoit fait un crime, il l'auroit sans doute voulu faire : et par consequent il ne seroit pas aise qu'il s'en repentist ? ny mesme gueres necessaire de l'en accuser : puis qu'infailliblement il s'en accuseroit le premier. Mais, adjousta t'elle avec un visage plus serieux, je n'ay point sçeu que vous m'ayez rendu de mauvais offices : et si vous remarquez quelque changement en mon humeur, c'est que depuis la mort du Prince mon Frere, je ne me suis plus trouvée avec la mesme disposition à la joye, que j'avois auparavant. Madame répondit Cleandre, mon malheur a precedé celuy de cét infortuné Prince ; c'est donc peut-estre, répliqua t'elle, que j'ay un défaut plus que je ne pensois : et qu'à tant d'autres que j'ay, on peut encore joindre celuy d'estre d'humeur inégale. Me preservent les Dieux, interrompit-il, d'accuser la plus accomplie Princesse du monde, de la plus petite imperfection : non, Madame, vous ne m'entendez pas, ou vous ne voulez pas m'entendre. Car enfin je ne vous accuse point : mais si vous me croyez coupable, je vous conjure de m'accuser, afin que je me corrige, et que je vous demande pardon. En verité Cleandre, reprit-elle, je ne pense pas qu'il y ait jamais eu personne que vous, qui ait voulu paroistre criminel, avec tant d'empressement : mais sçachez, je vous prie, une chose, pour vous obliger à me laisser en repos, et à vous y mettre : qui est, que ce que je ne dis point la premiere fois qu'on me le demande, on me le demande apres inutilement ; parce que je ne le dis jamais. De sorte
Madame, répondit-il, que je ne sçauray donc jamais dequoy vous m'accusez ? Non pas mesme si je vous accuse, dit elle ; C'est pourquoy, Cleandre, cherchez dans vostre coeur vostre satisfaction, et non pas dans mes paroles. Si vous estes innocent, vivez en repos, car je ne fais jamais d'injustice : et si vous ne l'estes pas, repentez vous et vous corrigez. Mais quoy qu'il en toit n'en parlons plus : et soyez seulement assuré, qu'innocent ou coupable, je souhaite que vous me rameniez le Roy victorieux de ses ennemis, et que vostre gloire s'augmente de jour en jour. Comme je n'en auray jamais, repliqua-t'il, qui me toit si chere que celle de vous obeïr, commandez moy donc quelque chose pour vostre service : C'est assez que je vous aye prié, luy répondit-elle, de prendre soin du Roy mon Pere, et du Prince mon Frere : si ce n'est que je vous conjure encore, de n'exposer pas trop une personne qui leur est si chere que la vostre. La Princesse se leva apres ces paroles : et Cleandre fut contraint de la quitter, sans avoir eu la force de luy parler plus ouvertement de son amour. Neantmoins il avoit eu la consolation en cette derniere visite, d'avoir connu qu'elle sçavoit sa passion : et de l'avoir pourtant trouvée un peu moins froide qu'à l'ordinaire.
Les Lydiens mènent une campagne victorieuse contre le roi de Phrigie et le roi de Pont. Cleandre accumule les exploits. Lors d'une bataille, il renonce à tuer le roi de Phrigie qu'il tient à sa merci. Après un an d'absence, il retourne à Sardis, couvert de gloire, au grand dam de son rival Artesilas.
Il partit donc avec un si violent desir de mériter par ses grandes Actions l'estime de cette Princesse : et de rendre sa vie aussi éclatante, que sa naissance estoit obscure ; qu'il ne faut pas s'estonner des belles choses qu'il fit à la guerre d'Ephese. Je ne vous diray point, Madame, tout ce qui s'y passa : car toute l'Asie a sçeu qu'il y eut plusieurs combats, dont Cleandre emporta toute la gloire : qu'en suitte il alla assieger Ephese : et qu'encore
que les Habitans creussent se mettre en seureté, en attachant par une ceremonie superstitieuse, un Cordeau qui alloit de la vieille Ville au Temple de Diane, comme se remettant tout de nouveau sous sa protection, ils ne laisserent pas d'estre contraints de se rendre, malgré toute la resistance qu'un courageux Estranger qui se trouva dans la Ville, y apporta. Mais certes, à dire les choses comme elles font, la prise d'Ephese fut si particulierement deuë à Cleandre, que Cresus n'eut guere de part à l'honneur de cette conqueste : car estant tombé malade, ce fut Cleandre seul qui agit pendant ce Siege ; qui fut un des plus memorables dont on ait entendu parler. Artesilas n'eut pas mesme le bonheur d'y estre ; parce qu'ayant esté blessé à la premiere rencontre qu'ils avoient faite des Ennemis, Cleandre joüit tout seul de la gloire de cette conqueste : dont Cresus luy mesme envoya advertir la Princesse sa Fille, d'une façon tres advantageuse pour luy Mais comme la fin de la Campagne aprochoit, et qu'il esperoit de retourner bien tost à Sardis, pour chercher le plus doux fruit de sa Victoire dans les regards favorables de sa Princesse : les Misiens, les Doriens, et les Pamphiliens se joignirent, et l'on parla d'une Ligue contre Cresus, qui se resolut de les prevenir. Il envoya alors solliciter le Roy de Phrigie de luy donner du secours : mais comme il estoit engagé en ce temps là avecques le Roy de Pont, il le refusa : de sorte qu'il falut qu'il agist seulement avec ses propres forces. Mais, Madame, la valeur de Cleandre estoit devenuë si redoutable à tous ces Peuples ; qu'il termina cette guerre aussi heureusement que l'autre ; la faisant mesme malgré l'Hyver. Cependant
comme Cresus vit que la Fortune luy estoit favorable, il ne voulut pas en demeurer là : et durant que le Roy de Phrigie estoit occupé avec le Roy de Pont ; il entra au commencement du Printemps dans les Estats de ce Prince, justement apres que ces deux Rois eurent perdu deux Batailles en un mesme jour. De sorte que le Roy de Phrigie avec le débris de ses Troupes, fut contraint de revenir pour deffendre son propre Royaume, et d'abandonner celuy de son Allié. Comme ce Prince est brave, Cresus trouva beaucoup plus de resistance, qu'il n'avoit fait jusques alors : et la valeur de Cleandre trouva sans doute dequoy s'occuper encore plus glorieusement. Comme la Phrigie n'est pas fort nombreuse en Villes, presques toute cette guerre se passa en Batailles et en rencontres : mais elles furent si frequentes, et si glorieuses pour Cleandre, que Cresus ne pouvoit se lasser d'admirer combien il estoit obligée à Menecée et à mon Pere, de luy avoir donné un homme d'un courage si heroïque. En diverses occasions, le Roy de Phrigie combatit en personne contre Cleandre, qui pensa le tuer une fois : mais comme il avoit desja le bras levé, un sentiment dont il ne pût estre le Maistre, le fit changer d'avis : et destournant le coup sur un autre qui touchoit le Roy de Phrigie, il le tua d'un revers, disant en luy mesme, peut estre que je suis nay Subjet de ce Prince. Enfin, Madame, apres avoir contraint le Roy de Phrigie de se retirer dans Apamée ; et la saison commençant d'estre fort fascheuse ; Cleandre apres avoir mis ses Troupes en leurs Quartiers d'Hyver, s'en retourna à Sardis : où il y avoit plus d'un an qu'il n'avoit esté. Bien est il vray que la Renommée avoit parlé si avantageusement
de luy à la Princesse Palmis, qu'elle ne pouvoit pas l'avoir oublié : mais je ne sçay si encore qu'elle ne voulust pas souffrir la passion de Cleandre ; elle ne craignit pas toutesfois un peu, que l'absence n'eust changé son coeur. Cresus fut reçeu avec une magnificence extréme : et Cleandre fut effectivement regardé, comme le Vainqueur de plusieurs Nations : et en la posture où il revint à Sardis, il n'y avoit plus personne avec qui il ne peust aller du pair, et qui ne s'estimast heureux d'en estre regardé favorablement. Mais Madame, au milieu de tous ses Triomphes, l'Amour triomphoit tousjours de son coeur : et le jour qu'il devoit revoir la Princesse, il se trouva beaucoup plus émeu qu'il ne l'estoit sur le point de donner des Batailles. Aussi alloit-il aux combats, avec l'esperance de vaincre : et il n'alloit s'exposer aux regards de cette Princesse, qu'avec la certitude d'en estre tousjours vaincu, et avec l'incertitude d'en estre jamais bien traité. Cette premiere entre veuë se fit en presence du Roy : qui voulant favoriser Cleandre, dit à la Princesse sa Fille, qu'elle le regardast comme le seul Victorieux, et comme le plus ferme appuy de son Empire. Cleandre répondit à ce discours avec une modestie extréme : et la Princesse le continua, avec une civilité fort obligeante. Mais le lendemain, Cleandre la fut voir chez elle, où elle le reçeut de fort bonne grace : sans toutesfois qu'il retrouvast encore en elle son ancienne franchise ; mais aussi n'y remarqu'a-t'il pas sa derniere froideur. Comme elle estoit encore devenuë plus belle, il devint encore plus amoureux : et comme la victoire éleve l'esprit, et donne je ne sçay quel air hardy, qui sied bien à ceux qui conservent aussi quelque modestie ;
Cleandre estoit encore incomparablement plus aimable, qu'il n'avoit jamais esté. Au contraire, Artesilas l'estoit beaucoup moins : car le chagrin qu'il avoit de la gloire de Cleandre, le rendoit de si mauvaise humeur, que tout le monde le fuyoit. De sorte qu'estant venu chez la Princesse, comme Cleandre l'entretenoit ; elle vit si parfaitement la difference qu'il y avoit de l'un à l'autre ; qu'elle ne pût s'empescher le soir, en parlant à Cylenise, de souhaiter que Cleandre fust de la naissance d'Artesilas, ou qu'Artesilas eust toutes les bonnes qualitez de Cleandre. Cependant quoy qu'il se vist tout couvert de gloire ; que Cresus l'estimast infiniment ; que le Prince Myrsile l'aimast avec une tendresse extréme ; et qu'il fust adoré de tout le monde ; il s'estimoit tousjours tres malheureux. Car toutes les fois qu'il venoit à penser, qu'il ne sçavoit qui il estoit : et que selon toutes les aparences, l'incertitude de sa naissance seroit tousjours un obstacle invincible à l'heureux succés de sa passion, il n'estoit pas consolable ; et tout ce que je luy pouvois dire, irritoit plustost sa douleur, que de la diminuer.
Cleandre fait échec à la conjuration d'Antaleon, dans laquelle est impliqué Artesilas. Cresus et Myrsile lui en sont reconnaissants. Mais le héros se désespère toujours plus de son amour impossible. Palmis, de son côté, est embarrassée de l'estime qu'elle voue à ce soupirant.
Un jour, le capitaine des gardes de Cresus, ami d'Artesilas, vient révéler à la princesse ce qu'il pense être une mauvaise nouvelle : Cresus serait prêt à la marier à Cleandre. Palmis, bouleversée, s'entretient avec Cylenise de l'obstacle rédhibitoire que constitue la naissance inconnue de ce soupirant.
Mais, Madame, sa grande faveur faisant ombre à Antaleon, ce Prince ambitieux qui vouloit s'emparer de la Couronne, traita en secret avec Artesilas : à qui il promit de faire espouser la Princesse Palmis sa Niece, s'il vouloit luy aider à se deffaire de Cresus et du Prince Myrsile. Cette conjuration fut si noire, que je ne puis me resoudre de vous en aprendre les particularitez : et quand je songe qu'un Frere vouloit faire perir son Frere et son Neveu et qu'un Amant vouloit tremper ses mains dans le sang du Pere de sa Maistresse pour la posseder : j'en conçoy tant d'horreur, qu'il
faut que je passe sur cét endroit legerement : et que je vous die qu'Esope qui estoit encore à Sardis, ayant apris quelque chose de cette conspiration, en advertit Cleandre : qui agit avec tant de prudence, que non seulement il la découvrit, mais qu'il la détruisit : et qu'Antaleon fut contraint de s'enfuir, avec intention de se refugier chez le Roy de Phrigie. Il n'acheva pourtant pas son dessein, parce qu'en y allant il tomba dans un précipice, et se blessa de telle sorte, qu'il mourut quelques jours apres : les Dieux ne voulant pas differer plus long-temps la punition d'un crime si noir que le sien. Mais pour Artesilas, il fut impossible en ce temps là, de rien prouver contre luy : et quoy que nous ayons bien sçeu depuis, qu'il estoit de cette conjuration : il demeura dans la Cour, comme s'il eust esté innocent. Bien est-il vray, qu'il n'osoit pourtant plus agir ouvertement comme Amant de la Princesse : et si elle eust pû écouter sans colere une declaration d'amour, Cleandre eust esté presque heureux. Car Cresus luy estoit tellement obligé, du dernier service qu'il luy venoit de rendre ; qu'il ne croyoit pas que tous ses Thresors eussent pû l'en recompenser dignement. Le Prince Myrsile de son costé, luy devant la vie, croyoit luy devoir toutes choses : ainsi quoy qu'il connust bien qu'il estoit amoureux de la Princesse sa Soeur, il ne tesmoigna jamais s'en apercevoir. Cependant Cleandre ne pouvant plus vivre, sans avoir la liberté de parler ouvertement de son amour, à celle qui l'avoit fait naistre, menoit une vie tres melancolique : et la Princesse ne pouvant plus aussi s'empescher d'estimer un peu trop Cleandre, en avoit un chagrin extréme. Car (disoit elle un jour à
Cylenise) quand cette estime ne me feroit jamais autre mal, que de m'empescher de pouvoir aimer celuy que le Roy voudra que j'épouse, ne seroit-il pas tousjours assez grand, et ne devrois je pas souhaiter de ne l'avoir jamais veu ? Il me semble, disoit Cylenise, que ce souhait seroit fort injuste : et que peut-estre Cleandre auroit il plus de raison que vous, de desirer de n'avoir jamais veu vostre beauté. Vous sçavez, Madame, que le Roy luy doit plusieurs victoires, et que vous luy devez la vie de deux Princes qui vous sont fort chers : mais pour luy, je ne voy pas qu'il vous ait beaucoup d'obligation. Car enfin vous le traitez avec une extréme froideur, parce que vous croyez qu'il vous ayme : et vous voudriez ne l'avoir jamais connu, parce qu'il est fort aimable. Je pense, luy dit la Princesse en sous-riant, que veu la façon dont vous parlez, Esope vous a subornée, afin de rendre sa Fable juste. Comme Cylenise alloit répondre, le Capitaine des Gardes de Cresus, qui avoit tousjours eu beaucoup d'amitié pour Antaleon, sans qu'on s'en fust aperçeu, et qui par consequent n'en pouvoit pas avoir beaucoup pour Cleandre ; vint la trouver pour luy dire une nouvelle dont il creut devoir estre bien recompensé, quoy qu'il ne la creust pas agreable. Madame, luy dit il, je vous demande pardon, d'estre obligé de vous aprendre une chose, qui sans doute vous affligera sensiblement : mais comme vous y pouvez remedier en la sçachant de bonne heure, je ne l'ay pas plustost aprise, que je suis venu vous en advertir. La Princesse croyant que c'estoit quelque nouvelle Conjuration, le remercia du zele qu'il témoignoit avoir pour son service : et le pressa de vouloir luy apprendre
ce qu'il sçavoit. Madame, repliqua-t'il, c'est une chose si estrange, que je n'oserois presques vous la dire : car enfin je suis adverty par un des Officiers de la Maison du Roy qui l'a entendu, que ce Prince a dessein (à ce qu'il a dit aujourd'huy en fort grand secret à un de ses plus anciens serviteurs) de vous faire épouser Cleandre : afin, dit-il, d'aider au Prince Myrsile à soustenir la pesanteur du Sceptre qu'il doit porter apres sa mort. Il a témoigné, poursuivit ce Capitaine des Gardes, craindre extrémement que vous n'y veüilliez pas consentir, à cause que la naissance de Cleandre n'est pas connuë, et il a mesme adjoûté, que cela le faschoit fort ; et que de plus, il ne voudroit pas vous y forcer. C'est pourquoy. Madame, jugeant que vous pouvez empescher un si grand malheur, par une resistance courageuse : je suis venu en diligence, vous dire tout ce que je sçay de cét estrange dessein ; car connoissant vostre Grand coeur comme je le connoy, j'ay bien creu que vous ne voudriez pas consentir à une chose qui vous seroit si honteuse. La Princesse Palmis extrémement surprise du discours de cét homme, et ne sçachant ce qu'elle en devoit penser, le remercia de son zele, et luy dit qu'elle l'en recompenseroit : mais qu'elle le conjuroit toutesfois de deux choses : l'une de ne parler à qui que ce fust, de ce qu'il venoit de luy dire : et l'autre de n'accoustumer point ceux qui estoient sous sa Charge, à vouloir penetrer dans les secrets du Roy, et moins encore à les découvrir. Que cependant il pouvoit croire qu'elle agiroit en cette rencontre, comme la raison et la vertu vouloient qu'elle agist. Mais admirez, Madame, le caprice de l'amour, mesme dans l'esprit des plus sages personnes :
la Princesse Palmis estimoit infiniment Cleandre, et l'aymoit peut-estre desja avec assez de tendresse cependant dés qu'elle eut apris que Cresus vouloit qu'elle l'épousast ; l'obscurité de sa naissance troubla si fort son esprit, qu'elle ne sçavoit quelle resolution prendre. Elle n'eust pas voulu que Cleandre ne l'eust point aimée : elle ne vouloit pas toutefois qu'il luy dist qu'il l'aimoit : et elle ne pouvoit non plus consentir à épouser un Inconnu. Mais sa vertu est si éclatante et si visible, disoit cette Princesse ; mais sa naissance est si obscure et si cachée, adjoustoit-elle un moment apres, que luy-mesme ne la sçait pas. Mais, Madame, luy disoit Cylenise, vous sçavez du moins qu'il est digne de toutes choses : qu'il a toutes les vertus que les plus grands Rois pourroient souhaitter d'avoir : que sa valeur l'a mis au dessus de tous les Princes qui font Subjets du Roy vostre Pere : et que si ses conquestes estoient aussi effectivement à luy, comme effectivement il en a toute la gloire ; il seroit desja un des plus puissans Princes d'Asie. Les premiers Rois, Madame, adjousta Cylenise, n'estoient peut-estre pas de si bonne maison que Cleandre : car enfin, comme je l'ay entendu dire, il fut trouvé sur un Carreau de drap d'or : et le Portraict de sa Mere et le sien, ont une bordure si magnifique, qu'il ne semble pas que sa naissance doive estre basse. Il pourroit estre nay de parens assez riches, reprit la Princesse, que ce ne seroit pas encore assez pour me satisfaire : ce n'est pas, Cylenise, que je ne sçache bien que la naissance et la mort sont égales entre les Rois et les Subjets : et qu'en quelque façon la vanité que l'on tire seulement de ses Predecesseurs n'est pas trop bien fondée : mais apres tout, cette illustre Chimere qui flatte si doucement
le coeur de tous les hommes, est trop universellement establie par toute la Terre, pour ne s'y arrester pas. Il faut pourtant advoüer, Madame, dit Cylenise, que la naissance toute seule, n'est pas une chose fort considerable : en effet, adjousta-t'elle, si le Fils du plus Grand Roy du monde estoit amoureux de vous, et qu'il eut tous les deffauts imaginables, et pas une bonne qualité : n'est-il pas vray que vous ne l'aimeriez point ? et que toute la grandeur de ses illustres Ayeuls ; ny mesme toutes leurs vertus ne luy acquerroient jamais vostre estime ? Tant s'en faut, dit la Princesse, je le mépriserois plus qu'un autre qui auroit les mesmes imperfections, et le haïrois davantage : neantmoins je pourrois pourtant l'épouser sans honte, et par raison d'Estat seulement : mais au contraire, Cleandre estant aussi accomply qu'il est, merite sans doute toute mon estime : et cependant n'estant pas Prince, et ne sçachant pas seulement s'il est d'une Race Noble, je ne puis certainement, selon les maximes ordinaires du monde, que luy donner quelque place en mon amitié, sans songer jamais à l'épouser. Je sçay bien, adjousta Cylenise, que tout le monde pense ce que vous dites : mais vous, Madame, qui avez l'ame au dessus du vulgaire : qui voyez les choses comme elles sont, et non pas comme la multitude les voit, qu'en pensez-vous ? et croyez-vous que la vertu de Cleandre, et le commandement du Roy, n'empeschent pas que l'on ne vous puisse blasmer, quand vous luy obeïrez sans resistance ? Ha Cylenise, luy dit-elle, que me demandez vous ! et comment pensez-vous que je vous puisse répondre ? Mon coeur et ma raison sont si peu d'accord, adjousta-t'elle, qu'il me faut quelque temps pour sçavoir
lequel des deux je dois satisfaire : c'est pourquoy je ne puis presentement vous dire ce que je veux, ny ce que je feray : car en verité, Cylenise, je ne le sçay pas moy mesme. Ce fut de cette sorte que cette conversation se passa : car bien que cette Fille de la Princesse qui est ma Parente, ne fust pas encore en confidence des interests de sa Maistresse avecques moy ; neantmoins comme nous avions assez d'amitié ensemble, elle ne laissoit pas d'avoir une affection particuliere pour Cleandre, à ma consideration : parce qu'elle sçavoit bien que ma fortune et celle de Timocreon estoient inseparablement attachées à la sienne, qu'il rendoit commune entre nous, par sa liberalité et par ses bons offices. Aussi Cleandre sans en rien sçavoir, avoit en elle un puissant appuy aupres de la Princesse Palmis cependant l'advis qu'elle avoit reçeu, fit un effet tres avantageux pour Cleandre ; puis qu'insensiblement elle diminua une partie de cette froideur qui redoubloit ses suplices. De sorte que flatté par cet heureux changement dont il ignoroit la cause, l'esperance commença de le consoler : et peu apres le rendant plus hardy, il rendit ses soins et ses soûmissions à la Princesse, avec un peu moins de circonspection, quoy que ce fust tousjours avec un égal respect. Mais enfin il la regardoit un peu plus souvent ; il la visitoit davantage ; et l'entretenoit avec un peu moins de crainte. Toutesfois je ne pense pas qu'il eust jamais eu la hardiesse de se declarer ouvertement, si l'illustre Cyrus, qui n'estoit en ce temps-là qu'Artamene, ne luy en eust fourny le sujet : et voicy comme la chose arriva.
Cleandre, poussé par les circonstances, fait sa déclaration à Palmis. La princesse, scandalisée dans un premier temps, ne lui en tient pas rigueur après coup. Mais un nouvel obstacle surgit aussitôt, dans la personne d'un rival dénommé Artesilas, qui provoque Cleandre en duel. La victoire de ce dernier amène Palmis à s'interroger à nouveau sur les origines de son soupirant. Un émissaire du roi de Phrigie reconnaît Cleandre sur la base des documents que la princesse se proposait d'examiner : il s'agit du fils disparu de son souverain. L'émissaire raconte alors ce qu'il sait de la disparition de l'enfant, puis complète son récit à l'aide des informations que lui fournit un ancien protagoniste de l'affaire qu'il vient de rencontrer. La nouvelle n'est pas vraiment bonne pour Cleandre : il est désormais fils du roi ennemi de Cresus, père de Palmis. Et cette révélation survient au moment où il était en mesure d'épouser malgré tout la princesse.
L'attitude de Palmis à l'égard de Cleandre s'adoucit peu à peu. Mais c'est finalement Cyrus qui fournit, sans le savoir, l'occasion de la déclaration. L'évocation des prouesses du mystérieux Artamene amène Palmis à souhaiter que Cleandre soit son frère. Ce dernier, audacieusement, déclare alors préférer sa naissance inconnue à l'idée de ne pouvoir l'épouser. Palmis est outrée, mais promet de lui pardonner à condition qu'il ne récidive plus jamais. Une fois son soupirant sorti, la princesse doit reconnaître que la déclaration l'a émue. Du reste, elle adopte progressivement une attitude très bienveillante à l'égard de Cleandre, à qui elle avoue qu'elle serait tentée de l'aimer s'il n'y avait pas l'obstacle de la naissance. Elle lui propose de s'en tenir aux termes de l'amitié, ce que Cleandre accepte.
Cresus avant sçeu tout ce qui s'estoit passé à la guerre de Pont et de Bithinie, et toutes les merveilleuses actions que le fameux
Artamene y avoit faites : avoit eu soing de s'informer de quelle Nation estoit un homme d'une valeur si extraordinaire. De sorte que ceux à qui il avoit donné cette commission, luy aprirent que l'on ne le sçavoit pas : et luy dirent en suitte comment il avoit fait delivrer le Roy de Pont, et comment la Princesse Mandane avoit pensé estre enlevée par un autre Estranger nommé Philidaspe, que l'on ne connoissoit non plus qu'Artamene, et qui estoit aussi extrémement brave : adjoustant toutesfois à cela, que ce Philidaspe s'estoit dit estre Fils de la Reine d'Assirie, par une Lettre qu'il avoit écrite à un homme de son intelligence, et que l'on avoit interceptée. Cresus sans y penser raconta tout ce que je viens de dire à la Princesse Palmis, comme une nouvelle agreable : luy parlant avecque beaucoup d'admiration de toutes les Grandes choses qu'il avoit entendu dire de l'illustre Artamene. Aussi tost apres qu'il fut sorty de chez la Princesse, Cleandre y arriva : et comme elle n'avoit l'esprit remply que de ce que le Roy luy venoit de dire, elle en parla avecques luy : et luy demanda plusieurs particularitez qu'elle n'avoit pas demandées au Roy : jugeant bien qu'il avoit esté present lors que l'on avoit raconté cette merveilleuse advanture à Cresus. Pour moy, disoit-elle, j'aurois une extréme envie que ce Philidaspe tout Fils de Roy qu'il se dit estre, fust puny de la violence qu'il a voulu faire, et je voudrois aussi qu'Artamene tout inconnu qu'il est, fust recompensé de sa vertu. Il me semble, Madame, dit Cleandre, que je vous dois rendre grace pour luy : car outre que je suis amoureux de sa gloire ; estant inconnu comme il l'est, il me semble, dis-je, que cette conformité me
doit interesser en ce qui le touche. Sa condition, dit la Princesse, n'est pourtant pas égale avec la vostre ; car il sçait bien ce qu'il est nay, à ce qu'il m'a paru par le recit que m'a fait le Roy : et vous ne sçavez pas ny d'où vous estes, ny qui vous estes. Cleandre soûpira à ce discours de la Princesse : qui craignant de l'avoir irrité, se hasta de reprendre la parole en ces termes. Non non, Cleandre, dit-elle, ne vous affligez pas tant de vostre malheur : car si vous ne sçavez pas de quelle condition vous estes, tout le monde sçait qu'il n'y en a point de si haute dont vous ne puissiez soustenir l'éclat : et pleust aux Dieux, adjousta t'elle, que pour la Grandeur de nostre maison, vous pussiez devenir mon Frere : puis que comme je connois le Prince Myrsile et qu'il vous connoist, je suis asseurée qu'il ne s'offenceroit pas du souhait que je fais. Il est bien glorieux et bien obligeant pour moy, Madame, reprit-il, mais apres tout (poursuivit Cleandre emporté par sa passion) je ne voudrois pas qu'il peust vous estre accordé : et j'ayme encore mieux estre ce que je suis, que d'étre Frere de l'adorable Palmis Songez vous bien à ce que vous dites, repliqua t'elle, et ne craignez vous point de m'offencer ? Ouy, Madame, je le crains : et je le crains d'autant plus, adjousta t'il, que je sçay que vous avez raison de le faire. Mais enfin comme je suis ingenu, il faut que je vous advoüe, que j'aime incomparablement mieux estre toute ma vie l'esclave de la divine Palmis, que d'estre son Frere, et que de devoir estre Roy. Ouy Madame (poursuivit il, sans luy donner loisir de parler) je trouve les chaines que je porte si douces et si glorieuses, toutes pesantes qu'elles sont : que je ne les voudrois pas changer avec les
plus magnifiques Couronnes de l'univers. Cleandre, luy dit la Princesse, je pense que vous ne me connoissez pas mieux que vous vous connoissez vous mesme : car si vous sçaviez encore qui je suis, vous ne me parleriez pas comme vous faites. Pardonnez moy Madame, reprit-il, je sçay que vous estes Fille d'un Grand Roy ; que vous estes la plus belle Princesse du monde et la plus vertueuse : mais je sçay aussi que je suis le plus malheureux homme de la Terre, seulement parce que je suis le plus amoureux. Si je ne croyois pas, luy dit-elle, que vous avez perdu la raison, je vous traiterois bien d'une autre sorte : Non Madame, dit-il, ne vous y abusez point : l'amour que j'ay pour vous, m'a laissé la raison toute entiere : et je connois parfaitement que je ne dois rien esperer. Aussi ne vous demanday je rien qu'un peu de compassion : encore n'ay-je pas l'audace de vous demander de celle qui fait que l'on aporte quelque remede aux maux que l'on pleint : mais de celle qui les fait seulement pleindre sans les soulager. Le Roy mon Pere, luy dit la Princesse Palmis en l'interrompant, vous doit tant de choses, et je vous dois tant moy-mesme, que je suis resoluë de ne m'emporter pas contre vous, autant que raisonnablement je le devrois faire : c'est pourquoy je vous dis avec le moins de colere que je puis, que si ce que vous dites n'est pas vray, quoy que vostre hardiesse merite que je vous defende de me parler jamais, je ne laisseray pas d'oublier vostre crime et de vous le pardonner : mais si pour vostre malheur, il y a de la verité en vos paroles, vous ne serez pas traité si favorablement. Quoy, Madame, reprit-il, vous me puniriez moins rigoureusement de vous avoir dit un mensonge
insolent, qu'une verité tres-respectueuse ! le se, rois bien davantage, respondit elle, car je me punirois moy-mesme de vostre crime, quoy que je n'y eusse rien contribué. Helas, Madame, repliqua t'il, si je suis coupable vous me l'avez rendu : mais au nom des Dieux ne me condamnez pas si legerement. Vous avez autrefois eu, luy dit il, une si forte envie de sçavoir si j'aimois, et qui j'aimois ; lors que le Prince Atys vous aprit que je n'avois pas voulu feindre d'aimer Anaxilée ; que je n'ay pas deû croire vous faire un si sensible outrage, de vous dire cette verité une seule fois en ma vie. Considerez, Madame, que je ne puis estre accusé avec justice, que de ce que je viens de vous descouvrir : puis que vouloir m'accuser de ce que je vous aime, ce seroit choquer l'equité directement. Car, Madame, peut on me soupçonner de ne m'estre pas opposé à cette passion ? et peut on me dire criminel, d'avoir esté vaincu par une personne capable de vaincre toute la Terre ? Il faloit du moins cacher vostre deffaite, reprit la Princesse ; je la cache aussi à tout le monde, repliqua t'il, sçachant bien que mon malheur est si grand qu'elle est mesme honteuse à mon illustre Vainqueur. Mais pour vous. Madame, j'advoüe que je n'ay pû me resoudre à ne vous la descouvrir jamais : et à me priver du. merite que j'auray à ne vous parler plus de ma passion. Car, Madame, si vous pouvez obtenir de vostre bonté de me pardonner ce premier crime, je vous promets de regler ma vie à l'advenir comme il vous plaira : et de renfermer dans mon coeur, toute la violence de mon amour. Faites le donc, luy dit elle, mais de telle sorte, que pas une de vos actions, de vos paroles
ny mesme de vos regards ; ne puisse jamais rapeller dans mon souvenir la faute que vous avez faite aujourd'huy : et que je me resous d'oublier, si vous agissez comme je le veux, et comme je vous l'ordonne. Je feray tout ce que je pourray pour vous obeïr, Madame, repliqua-t'il : mais au nom des Dieux, ne me traitez jamais en innocent, et traitez-moy tousjours en criminel à qui vous faites grace. La Princesse ne pouvant souffrir que cette conversation durast plus long-temps, congedia Cleandre, n'estant gueres moins irritée contre elle mesme, que contre luy ; parce qu'elle ne trouvoit pas qu'elle luy eust parlé avec assez de fierté. Comme il ne sçait pas, disoit-elle, ce que le Roy a dessein de faire à son avantage, que pensera-t'il de moy, de l'avoir écouté avec si peu de marques de colere ? et ne dois-je point craindre d'avoir détruit par mon indulgence toute l'estime qu'il en peut avoir ? Toutesfois, reprenoit-elle, luy devant la vie du Roy mon Pere, et celle du Prince mon Frere, eust il esté juste d'agir avec toute la severité que sa hardiesse meritoit ? Mais enfin, disoit elle encore, Cleandre de qui le Pere est peut-estre de telle condition, qu'il me feroit rougir de confusion et de honte si je le sçavois, a eu la hardiesse de m'avoüer qu'il m'aimoit ; et je ne l'ay pas banny pour tousjours. Ha mon coeur, s'écrioit-elle, vous m'avez trahie, j'aime assurément Cleandre plus que je ne pense, et mesme plus que je ne dois. Mais si cela est, je dois comprendre par ma propre experience, que Cleandre n'est pas si criminel car puis que je ne le puis haïr quand je le veux, il est excusable de ne pouvoir pas cesser de m'aimer quand je le souhaite. Qu'il m'aime donc, adjoustoit-elle, pourveu qu'il
m'aime en secret, et qu'il ne me le die plus jamais. Elle n'estoit pourtant pas tout à fait d'accord avec elle mesme sur cét article : et elle eut l'ingenuité de l'advoüer à Cylenise, lors qu'elle fut seule aupres d'elle, et qu'elle luy raconta tout ce qu'elle avoit pensé. Mais enfin, Madame, l'illustre Cleandre agit si judicieusement, et avec tant de respect et de discretion pour la Princesse durant tout l'Hyver, qu'elle fut à la fin contrainte d'abandonner son coeur à l'innocente passion qui s'en vouloit emparer. Elle ne la fit toutesfois paroistre à Cleandre, que sous les apparences d'une amitié solide et sincere, et luy disant tousjours qu'il faloit qu'il reglast la sienne de cette sorte : parce qu'il y avoit un obstacle invincible, qui s'opposoit à son bon-heur. Car (luy dit-elle un jour, apres qu'il eut obtenu d'elle la revocation de ce cruel arrest qui luy deffendoit de l'entretenir quelquesfois de son amour) si vous ne rencontriez de difficulté à vostre bon-heur, que parce que je ne vous estimerois pas ; que parce que j'en estimerois un autre plus que vous ; ou que parce que je serois insensible ; le temps pourroit changer toutes ces choses : mais je vous avouë ingenûment que je trouve en vostre personne et en vostre esprit, tout ce qui est necessaire pour acquerir mon estime : vous m'avez rendu cent mille services en la personne du Roy et en la mienne : je suis persuadée que vous m'aimez : mon inclination me porte à ne vous haïr pas : et toutes choses enfin, à la reserve d'une seule, contribuent à lier nostre amitié. Mais, Cleandre, apres toutes ces choses, toute l'Asie sçait que vous ne sçavez qui vous estes : et comme vous ne le sçaurez peut-estre jamais, et qu'il faudroit un miracle, pour faire que quand mesme
vous le sçauriez, ce fust d'une maniere qui me pleust ; il faut ne s'engager pas davantage, et demeurer dans les simples termes de l'amitié. Ce n'est pas, adjousta-t'elle, que je vous en estime moins, et que je ne croye mesme que vostre naissance doit estre illustre : mais je vous advouë ma foiblesse : comme tout le monde n'est pas persuadé de ce que je pense, je ne puis guerir mon esprit de la crainte d'estre blâmée : si l'on venoit à sçavoir que j'eusse donné une place si particuliere dans mon coeur à un Inconnu. Ainsi, Cleandre, pour ma propre gloire contentez vous de mon amitié : aimez moy dans le fond de vostre coeur de la maniere que vous voudrez, luy dit-elle en rougissant, mais n'attendez jamais de Palmis que des offices d'une veritable Amie. Je trouve tant de raison en vos paroles, luy repliqua-t'il, et pourtant si peu de satisfaction pour moy, que je n'y sçaurois répondre. Car pour ce qui est de ma naissance, Madame, adjousta-t'il, je n'en ay qu'un indice que je croy tres puissant, pour me persuader qu'elle n'est pas basse : c'est, Madame, que j'ay la hardiesse de vous aimer ; et de vous aimer mesme sans scrupule. Ouy, divine Princesse, je sens dans mon ame je ne sçay quel noble orgueil, qui me persuade que je puis vous adorer sans vous faire outrage : cependant comme cette preuve n'est convainquante que pour moy, je ne vous demande que ce qu'il vous plaist de m'accorder ; et tant que vous ne me deffendrez point de vous aimer, je ne me pleindray jamais. Car, Madame, l'estime que j'ay conçeuë de vostre merite est si grande ; que quand je serois Fils d'un Grand Roy, je ne croirois pas mesme qu'il me fust permis de vous demander vostre affection qu'à genoux ; et je penserois
encore que vous me la pourriez refuser sans que j'eusse sujet de m'en pleindre.
Artesilas se rend compte de la complicité qui unit Cleandre et Palmis. Aveuglé par la jalousie, il provoque en duel Cleandre, qui sort vainqueur du combat. Comme on raconte que la querelle trouve son origine dans des mots désobligeants qu'Artesilas aurait adressés à Cleandre au sujet de sa naissance, toute la cour évoque alors à nouveau les circonstances exactes de la découverte de l'enfant trouvé. Palmis demande à voir pour la première fois un tableau représentant l'enfant et sa mère, qu'on avait trouvé dans l'embarcation, et à pouvoir le garder quelques jours pour le montrer à ses amies.
Les choses estant en ces termes, quoy que la Princesse agist envers Cleandre avec une retenuë extréme ; neantmoins luy parlant un peu plus souvent en particulier qu'à l'ordinaire : et l'amour estant d'une nature à ne pouvoir estre long temps cachée, principalement entre personnes inégales : Artesilas commença de s'aperçevoir qu'il y avoit quelque changement entre eux : et à quelques jours de là, il ne douta point que du moins Cleandre ne fust amoureux delà Princesse Palmis, Comme il estoit mal traitté, la jalousie agit dans son coeur d'une maniere plus violente ; elle n'éclatta pourtant pas d'abord, parce qu'il voulut auparavant s'éclaircir de ses soupçons. Mais apres avoir observé jusques aux regards de Cleandre : ne doutant plus du tout qu'il ne fust assurément son Rival, et craignant mesme qu'il ne fust la cause des mépris que la Princesse avoit pour luy : il commença de sentir une aversion pour Cleandre, la plus forte qu'il estoit possible d'avoir : et d'avoir mesme le dessein. Formé de luy faire un outrage, et de le quereller, à la premiere occasion qu'il en pourroit trouver. Et ce qui l'y obligeoit encore davantage, estoit qu'il sçavoit que Cleandre partiroit bien tost, pour aller commander l'Armée, et finir la guerre de Phrigie : mais quelque envie qu'il eust de le quereller, il fut pourtant quelques, jours sans le pouvoir faire : parce que Cleandre n'alloit gueres que chez le Roy ou chez la Princesse, si ce n'estoit quelquefois chez la Princesse de Clasomene. Aussi, fut-ce au sortir de chez elle, qu'Artesilas l'ayant rencontré, l'aborda : et luy adressant la parole assez froidement ; il y a desja quelques
jours que je vous cherche, luy dit-il, mais il n'y a pas moyen de vous rencontrer, si ce n'est chez le Roy on chez la Princesse, où vous estes eternellement. Si j'avois sçeu vos intentions (repliqua Cleandre avec la mesme froideur, quoy qu'avec assez de civilité) j'aurois esté chez vous pour aprendre ce que vous aviez à me dire. peut-estre que si vous l'aviez préveu, répondit Artesilas, bien loin de venir chez moy, vous ne seriez pas venu, chez la Princesse de Clasomene. Comme je ne suis guere accoustumé de fuir mes Amis ny mes Ennemis, répondit Cleandre, je ne sçay pas pourquoy vous me parlez de cette sorte : je sçay encore moins, repliqua Artesilas, pourquoy vous agistez comme vous faites depuis quelque temps. Comme j'ay tousjours suivy la raison, répondit Cleandre, je n'ay pas agy de maniere differente, depuis que je la connois. Quand vous arrivastes à Sardis, reprit Artesilas, il n'eust : pourtant pas esté aisé de prévoir, que vos frequentes visites chez la Princesse, m'importuneroient un jour : et qu'un homme de vostre naissance, auroit la hardiesse de s'opposer à un homme de la mienne. Ma naissance, repliqua Cleandre fort irrité, m'est à la verité inconnuë : mais j'aime toutefois mieux estre receu chez la Princesse par ma propre vertu, que de n'y estre souffert que par ma condition seulement. Vous ferez pourtant bien de vous souvenir tousjours de la vostre, repliqua Artesilas : car si vous ne le faites, je chercheray les voyes de vous empescher de l'oublier. C'est pourquoy agissez de façon, que je ne vous trouve plus chez la Princesse ; que comme vous y estiez autrefois, du temps que le Prince Atys vous y envoyoit. Autrement. . . . . Ha Seigneur, s'écria Cleandre en l'interrompant ;
ne me forcez pas à perdre le respect : que je dois peut-estre à. vostre seule qualité : et souvenez-vous que les gens de coeur, ne peuvent souffrir les menaces que des Dieux seulement. Vous souffrirez pourtant, repliqua Artesilas, celles d'un homme qui les fera peut estre suivre par des effets qui ne vous plairont pas, si vous ne vous corrigez. pourveu que nos Espées soient égales, repliqua fierement Cleandre, l'inégalité de nos conditions ne m'empeschera peut-estre point de vous en empescher. Mais, Seigneur ne prophanez point le Nom de là Princesse, en une occasion où il ne doit pas estre meslé, et si vous avez quelque haine secrette pour moy, vangez vous genereusement : et faites moy l'honneur de m'aprendre l'Espée à la main, si c'est la Nature ou la Fortune qui met de la difference entre nous. Vous le sçaurez dans un moment (repliqua Artesilas, en mettant effectivement l'Espée à la main, aussi bien qu'un Escuyer qui le suivoit) de sorte que Cleandre n'ayant aussi qu'un des siens avecques luy, ce combat se fit avec égalité pour le nombre, mais avec beaucoup d'inégalité pour le succés. Car Cleandre animé pour son amour ; par sa jalousie ; et par le ressentiment des choses fascheuses qu'Artesilas luy venoit de dire ; se batit avec tant d'ardeur, que ce Prince quoy que brave, se trouva estrangement embarrassé à luy resister. Comme Cleandre craignoit qu'il ne vinst du monde pour les separer, il ne se ménagea point ; et portant coup sur coup à son ennemy, sans s'amuser à parer ; il le pressa de telle sorte, qu'il en perdit le jugement, et qu'il ne sçavoit plus prendre son temps, ny pour se deffendre, ny pour attaquer. Ce n'est pas qu'Artesilas n'eust du coeur : mais la prodigieuse
valeur de Cleandre le surprit et le mit en desordre. D'abord il fut blessé en deux endroits, sans avoir pû toucher Cleandre : qui apres luy avoir encore fait deux autres blessures, passa sur luy ; le jetta à terre ; luy osta son Espée ; et apres l'avoir desarmé : N'avoüerez-vous pas, luy dit-il, qu'il y a lieu de croire que ma naissance n'est pas inferieure à la vostre ? et ne direz-vous pas du moins, que s'il y a de la difference entre nous, ce n'est que la Fortune qui la fait ? Artesilas estoit si blessé, et si honteux de sa deffaite, qu'il n'eut pas la force de répondre, joint qu'en mesme temps des femmes de chez la Princesse de Clasomene qui estoient à des fenestres, et qui avoient crié dés le commencement de ce combat qu'elles avoient veu ; avoient enfin envoyé des gens pour les separer. Mais ils n'arriverent que comme c'estoit desja fait, l'Escuyer de Cleandre ayant aussi blessé celuy d'Artesilas, de qui l'Espée estoit rompuë. Abradate arriva encore, qui fit porter le Prince Artesilas chez luy, et qui mena Cleandre à son logis, ne voulant pas qu'il allast au sien, qu'il n'eust sçeu la cause de ce combat, et comment le Roy en recevroit la nouvelle. Comme Cresus aimoit fort Cleandre, et qu'il n'aimoit guere Artesilas, on n'eut point de peine à luy persuader que ce Prince avoit esté l'agresseur : de sorte qu'il témoigna estre fort irrité contre luy, de ce qu'il avoit voulu outrager une personne qui luy estoit si chere. Les Amis d'Artesilas adoucirent pourtant la chose : et dirent au Roy que les réponses que Cleandre luy avoit faites l'avoient aigri : et comme pas un de ces deux Rivaux ne nomma la Princesse, cette querelle passa pour n'avoir point en d'autre fondement, que quelques paroles piquantes
qu'Artesilas avoit dites, sur la naissance de Cleandre. Cependant toute la Cour fut le visiter, à la reserve des parens de son ennemy : encore y en eut-il quelques-uns qui l'abandonnerent, et qui se furent offrir à Cleandre, que la Princesse envoya aussi visiter en secret, pour se réjouir de ce qu'il n'estoit point blessé : ne sçachant pas encore quelle estoit la cause de ce combat : tout le monde croyant que ce n'estoit, comme je l'ay dit, que parce qu'Artesilas l'avoit voulu traitter en inconnu. On ne parloit donc d'autre chose : et ceux qui avoient ouy raconter cent fois comment il avoit esté trouvé, se le firent redire, et le raconterent à leur tour. La Princesse mesme se fit encore reciter exactement par mon Pere, comment il avoit veu floter cette Barque, qu'une femme ne pouvoit conduire : comment il avoit envoyé des Mariniers pour la secourir : comment il avoit veu ce jeune Enfant sur un Carreau de Drap d'or : comment celle qui le conduisoit estoit müette : comment elle luy avoit remis entre les mains un petit Tableau, où cét Enfant estoit representé comme on peint l'Amour, et avec luy une belle Personne qui paroissoit estre sa Mere, par les Vers qui estoient écrits au bas : et enfin comment cette Femme estoit morte. La Princesse qui n'avoit jamais osé demander à voir cette Peinture, surmonta alors dans son coeur les sentimens, qui s'estoient opposez à sa curiosité : et pria Timocreon de la luy envoyer, ce qu'il fit, et ce fut moy qui la luy portay, sans que Cleandre en sçeust rien : car il estoit encore chez Abradate, jusques à ce que l'on sçeust si Artesilas échaperoit de ses blessures : y en ayant une assez dangereuse. Cette Princesse rougit en prenant cette
Peinture, lors que je la luy presentay ; ne pouvant sans doute recevoir sans confusion le Portrait d'un homme qui l'aimoit, quoy que ce ne fust que celuy d'un Enfant ; et d'un Enfant encore representé comme un Dieu. Comme elle se connoist à toutes les belles choses, elle admira l'art du Peintre, qui en effet est merveilleux : et remarqua mesme que Cleandre conservoit encore une assez grande ressemblance de ce qu'il avoit esté. Mais elle fut charmée de la beauté de la Mere, qu'elle loüoit avec moins de scrupule que celle du fils : quoy qu'elle ne peust loüer l'une sans loüer l'autre, parce qu'ils se ressembloient parfaitement. Elle trouva l'invention de la Peinture et des Vers jolie : et je remarquay qu'elle regarda la bordure magnifique de ce petit Tableau avec plaisir ; parce que c'estoit une marque comme infaillible, que la naissance de Cleandre n'estoit pas fort basse. Enfin loüant tousjours extrémement le Peintre qui avoit fait cette Peinture, elle me demanda si Timocreon ne voudroit pas bien la luy confier pour quelques jours, pour la faire voir à quelques unes de ses Amies ? Vous pouvez juger, Madame, que je ne luy resistay pas : et que je ne fus pas long temps sans advertir Cleandre, que la Princesse avoit voulu garder son Portrait : mais il me répondit qu'il se croiroit bien plus heureux, si elle luy avoit donné le sien : puis que l'un n'estoit qu'un simple effet de sa curiosité, et que l'autre en seroit un de son affection.
Un Phrigien du nom de Thimettes, venu traiter de la rançon d'un prisonnier, aperçoit, lors d'une visite à Palmis, le tableau représentant Cleandre et sa mère. Il se rend aussitôt auprès de Cleandre, à qui il révèle qu'il est fils de l'actuel roi de Phrigie. Pour fournir toutes les explications, il propose un récit.
Comme les choses estoient en ces termes, l'on eut nouvelles que le Roy de Phrigie se preparoit à se mettre en campagne : de sorte que Cresus commanda à Cleandre de se preparer aussi à partir, ce qu'il : fit à l'heure mesme, envoyant aussi tost. son Train devant : le
Roy les accommodant le lendemain Artesilas et luy, d'authorité absoluë. En ce mesme temps encore, un homme de qualité de Phrigie, qui en estoit exilé, vint à Sardis pour y traitter de la rançon d'un Prisonnier de guerre : et comme son Nom estoit connu, et que c'estoit un homme d'esprit, Cresus le reçeut fort bien : et l'assura. que s'il faisoit jamais la paix avec le Roy de Phrigie, il feroit la sienne particuliere avec ce Prince. Thimettes (car ce Phrigien se nomme ainsi) ne fut pas long-temps à Sardis sans rendre ses devoirs à la Princesse : si bien qu'allant chez elle un jour qu'elle estoit dans son Cabinet ; pendant qu'on la fut advertir qu'il demandoit à la voir, il vit sur la Table de sa Chambre, le Tableau de cette Venus et de cet Amour, dont je vous ay desja parlé. Mais à peine l'eut-il veu, que le prenant, il en parut fort surpris : il en leut les Vers ; il en regarda la bordure ; il l'observa soigneusement : et sans le pouvoir quitter, il demanda à Cylenise, qui estoit dans cette Chambre, qui avoit donné ce Tableau à la Princesse ? Cette Fille qui sçavoit bien que ce n'estoit pas une chose dont il falust faire un secret, luy en dit la verité en peu de mots, dont il parut fort émeu : neantmois Cylenise croyant seulement que sa surprise n'estoit causée que par la nouveauté de cette advanture, elle n'y fit pas grande reflexion : Thimettes se contentant aussi de luy dire, que cette Peinture meritoit bien d'estre conservée soigneusement Comme on le fut venu advertir qu'il pouvoit entrer, il fut en effet voir la Princesse, mais sa visite ne fut pas longue : et dés qu'il fut sorty de chez elle, il eut intention d'aller chez Cleandre : qui estoit retourné chez
luy, depuis qu'Artesilas se portoit mieux, et qu'on les avoit accommodez. Il n'y pût toutefois pas aller si tost, à cause d'un homme qu'il rencontra, qui luy aprit de grandes choses, comme nous le sçeusmes en suitte. Mais enfin apres avoir entretenu cét homme assez long temps : il fut chez Cleandre ; qui s'imagina que Thimettes le venoit voir comme le Favory du Prince : et comme on luy eut dit qu'il demandoit à l'entretenir en particulier, il creut encore que ce n'estoit que pour luy parler de ses interests avec le Roy de Phrigie, sçachant qu'il devoit partir dans un jour pour s'en aller à l'Armée. Toutesfois luy ayant accordé ce qu'il souhaittoit de luy, il ne fut pas plustost seul, que Thimettes prenant la parole ; Seigneur, luy dit-il, j'ay une nouvelle si surprenante à vous dire, que je ne sçay si je seray creu d'abord, quand je vous assureray, que l'illustre Cleandre, tout inconnu qu'il est à tout le monde, et qu'il se l'est à luy mesme ; est pourtant Fils d'un grand Roy. Thimettes (luy dit Cleandre fort surpris, et n'osant croire ce qu'on luy disoit) si j'en croy mon coeur, je dois adjouster foy à vos paroles : mais si j'en croy aux apparences : je doy douter de ce que vous dites. Il est pourtant aussi certain, repliqua Thimettes, que vous estes Fils du Roy de Phrigie, qu'il est certain que je suis son Subjet. Quoy, s'écria Cleandre, je suis Fils du Roy de Phrigie que j'ay combatu, et que j'ay ordre d'aller encore combattre ! Ouy Seigneur, répondit-il, vous l'estes : et vous l'estes si certainement, que vous n'en douterez pas vous mesme, dés que vous vous serez donné la peine de m'écouter. Parlez donc Thimettes, repliqua Cleandre avec précipitation, car vous me dites tant de choses agreables et fascheuses
tout à la fois, que je ne puis sçavoir trop tost cette verité, afin de me déterminer à la joye ou à la douleur. Seigneur, reprit Thimettes, je ne puis pas vous dire de si grandes choses en peu de paroles : et la Couronne que je vous aporte, merite bien que vous me donniez un quart d'heure de patience.
Le père de Cleandre, dénommé Artamas, était tombé amoureux d'une jeune fille de condition inférieure appelée Elsimene. Malgré l'opposition parentale et la rivalité de son frère Tydée, il parvient à la séduire et à l'épouser. La jeune mariée donne naissance à Cleandre et fait faire son portrait, à l'intention d'Artamas, qui est éloigné de sa femme et de son fils en raison de la clandestinité de leur union. Quand le roi de Phrigie meurt, Artamas entreprend d'officialiser son mariage. Mais deux jours avant la cérémonie, femme et enfant sont enlevés par des gens armés. Au désespoir, le roi soupçonne son frère Tydée d'être l'auteur du forfait, sans toutefois détenir aucune preuve. C'est par un concours de circonstances que Thimettes a pu reconnaître Cleandre.
Vous sçaurez donc, Seigneur, que le Roy vostre Pere qui regne aujourd'huy ; et qui du vivant du feu Roy se nommoit le Prince Artamas, estant devenu éperduëment amoureux d'une Fille nommée Elsimene, qui estoit d'un Sang assez noble, et qui n'estoit pourtant pas Princesse : il fit tout ce qu'il pût pour l'engager à son affection. Mais comme cette personne se trouva estre aussi vertueuse que belle, quoy qu'elle fust la plus belle Personne de la haute et basse Phrigie : elle resista avec beaucoup de fermeté à la passion du Prince ; luy disant tousjours que tant que son amour seroit criminelle, il la trouveroit rigoureuse. Je ne vous diray point, Seigneur, toutes les particularitez de cette amour : mais je vous diray seulement, que le Prince Tydée, Frere du Roy vostre Pere, et du Prince Adraste, qui a pery en cette Cour, et qui n'estoit qu'un Enfant en ce temps-là, fut son Rival ; et qu'ils se donnerent beaucoup de peine l'un à l'autre, cette Fille agissant toutesfois avec tant de prudence envers tous les deux, que sa conduite estoit admirée de tout le monde. J'avois alors l'honneur d'estre fort aimé du Prince Artamas, et d'estre confident de sa passion : et je me trouvay mesme un jour chez Elsimene, qui estoit d'Apamée, lors que ces deux illustres Rivaux y estoient : et lors que sans leur déguiser ses sentimens, elle leur dit que celuy qui seroit preferé, seroit sans doute celuy qui commenceroit
de luy donner de veritables marques d'une passion vertueuse. Ce n'est pas que l'un et l'autre ne voulussent luy persuader, que celle qu'ils avoient pour elle l'estoit : mais c'est qu'ils luy disoient tous deux, qu'ils ne la pouvoient pas épouser du vivant du Roy leur Pere. Cependant comme elle aimoit mieux le Prince Artamas, que le Prince Tydée, elle fit voeu d'envoyer des Offrandes à Delos, s'il plaisoit au Dieu qu'on y adore, de luy inspirer le dessein de l'épouser. De sorte que soit par ce voeu qu'elle fit, ou soit que le Prince Artamas fast le plus amoureux, il prit enfin la resolution de l'épouser secrettement : et je fus témoin de la chose, avec quatre autres personnes de qualité qui vivent encore. Ce Mariage fut mesme fait dans le mesme Temple où l'on garde le Noeud Gordien : semblant à cét amoureux Prince, que cette union en seroit plus indissoluble. La chose fut pourtant si secrette, parce que le Sacrificateur estoit absolument gagné, qu'il ne s'en épandit aucun bruit d'abord ; Elsimene continuant de traitter le Prince son Mary devant le monde, comme s'il n'eust encore esté que son Amant. Mais pour se delivrer de la persecution du Prince Tydée, et pour pouvoir joüir avecques plus de liberté de la conversation du Prince Artamas, qui en devint encore plus amoureux apres l'avoir épousée, qu'il ne l'estoit auparavant : elle alla demeurer avec sa Mere à un Chasteau sur le bord de la Mer, où ce Prince alloit tres souvent sans qu'or le sçeust ; feignant divers petits voyages, ou diverses parties de chasse, où je l'accompagnois tousjours. Jamais passion ne fut si violente que la sienne, ny si bien fondée : estant certain qu'Elsimene estoit un prodige de beauté, d'esprit, et de
vertu. Mais enfin, Seigneur, cette Princesse devint grosse, et elle vous donna la vie heureusement : le Prince Artamas ayant une si grande joye de se voir un Fils, que l'on n'en peut pas avoir davantage. Il s'épandit alors quelque bruit dans le monde de son Mariage, pendant ses couches : et le Prince Tydée eut deux ou trois démeslez avec le Prince son Frere pour ce sujet. Car il fit en sorte que le Roy en entendit parler : qui deffendit si absolument au Prince Artamas de voir Elsimene, qu'il ne le pouvoit plus qu'avec beaucoup de difficulté : parce qu'on l'observoit si soigneusement, qu'il n'estoit plus Maistre de ses actions. Cependant, Seigneur, vous viviez : et vous eustes l'avantage de ressembler si admirablement à la Princesse vostre Mere, que jamais on n'a veu une ressemblance si parfaite, entre deux personnes de Sexe different, et d'âge si éloigné. Comme le Prince Artamas ne pouvoit donc plus voir Elsimene que tres rarement, il m'ordonna de chercher les voyes de luy en faire avoir le portrait : de sorte que menant un excellent Peintre au lieu où elle estoit alors, elle voulut luy envoyer le Portrait de son Fils aussi bien que le sien : et comme elle eut dit son intention au Peintre, il imagina le dessein d'un petit Tableau, où il la peignit en Venus, et vous en Amour ; tel que je l'ay veu chez la Princesse de Lydie. La chose plût tellement à la Princesse, qu'elle en fit faire deux tous semblables, avec intention d'en garder un ; les envoyant toutesfois l'un et l'autre au Prince afin qu'il choisist. Mais comme il estoit tousjours Amant quoy qu'il fust Mary ; il fit écrire les Vers que vous avez veus, au dessous de tous les deux Tableaux : ce qui rendit celuy que je reportay, encore plus cher
qu'auparavant, à la Princesse Elsimene, par cette nouvelle marque d'amour, qu'elle recevoit d'un Prince qu'elle aimoit si cherement. Il eut mesme cette complaisance pour elle, de vouloir que ces Vers fussent en Grec : parce que cette Princesse aprenoit alors cette Langue, qui est fort en usage parmy toutes les Dames de qualité d'Apamée, qui ont quelque reputation d'esprit. Cependant le Roy de Phrigie mourut : et le Prince Artamas comme estant aisné du Prince Tydée et du Prince Adraste, monta au Throsne, et se vit enfin en estat de couronner bien-tost Elsimene. Aussi dés que les Funerailles du feu Roy furent faites, il publia son Mariage : et. Fit faire des preparatifs magnifiques pour recevoir cette Princesse à Apamée ; pour la faire reconnoistre comme Reine de tous ses Peuples ; et pour vous declarer par consequent, pour son legitime et unique successeur. Cette grande Feste estoit si proche, que l'on avoit desja mené à la Reine le superbe Chariot dans lequel elle devoit faire son Entrée : et je luy avois mesme fait porter jusques à un Carreau de Drap d'or, sur lequel vous deviez estre assis, aux pieds de la Reine vostre Mere, le jour de cette grande ceremonie. Mais, Seigneur, elle fut bien troublée : car deux jours auparavant qu'elle se deust faire, comme toutes choses estoient prestes pour cette superbe Entrée : et que le Roy vostre Pere avoit une joye que l'on ne sçauroit exprimer : estant allé de sa part vers cette Princesse, pour luy tesmoigner tout de nouveau la satisfaction qu'il avoit, de luy pouvoir bien tost donner la derniere marque d'amour qu'il luy pouvoit rendre : et pour l'assurer que le jour suivant, il luy envoyeroit des Gardes : je
rencontray en chemin des gens qui venoient advertir le Roy, que la nuit auparavant on avoit surpris le Chasteau ; enlevé la Reine vostre Mere et vous ; et tout ce qu'il y avoit de precieux en ce lieu là, qui n'estoit pas une chose peu considerable : car toutes les Pierreries de la Courony estoient ? Artamas les ayant envoyées à sa chere Elsimene, dés qu'il avoit esté Roy. Je vous laisse à penser, Seigneur, quelle surprise fut la mienne : comme je n'estois pas fort loing de ce Chasteau, je fus encore jusques là, et je sçeus par la Mere d'Elsimene, qui mourut de douleur peu de jours apres, que des gens armez que l'on ne connoissoit pas, l'avoient surpris : et avoient mis cette Princesse et vous, avec tout ce riche butin qu'ils avoient fait, dans un vaisseau : sans que l'on sceust quelle route ces ravisseurs avoient tenu, parce qu'il estoit nuit : ayant emporté si absolument tout ce qu'il y avoit dans ce Chasteu, qu'il n'y demeuroit presques plus rien. Ce qu'il y eut de plus cruel en cette avanture, fut que si ces ravisseurs eussent encore attendu un jour ; ils n'eussent pû executer leur detestable entreprise : parce que comme je l'ay desja dit, l'on devoit envoyer le lendemain des Gardes à la Reine : joint que de plus une bonne partie de la Cour se devoit aussi rendre aupres d'elle. Cependant il falut aller porter en diligence cette triste nouvelle au Roy : qui la reçeut avec un desespoir si grand, que je creus qu'il en perdroit la vie ou la raison. Il fit faire une recherche la plus exacte du monde, pour tascher de descouvrir qui pouvoit avoir executé la chose : mais ce fut inutilement. Il envoya divers vaisseaux à l'advanture, chercher ce qu'ils ne trouverent point. Il soupçonna fort
le Prince Tydée, et comme son Rival, et comme un ambitieux, de luy avoir voulu oster en un mesme jour, un successeur et une personne qu'il aimoit aussi bien que luy : mais n'ayant aucunes preuves contre ce Prince qui n'avoit point party de la Cour, non pas mesme seulement aucunes conjectures effectives : il n'y eut pas moyen de trouver les voyes de l'accuser. Ce Prince feignit mesme d'estre fort touché de cette perte : et le Roy votre Pere fut enfin contraint de souffrir son malheur, sans avoir eu la consolation de sçavoir de qui il se devoit vanger, ny seulement de qui il se devoit pleindre. Depuis cela, il a continuellement fait rechercher, et continuellement regretté sa chere Elsimene, n'ayant jamais voulu écouter ceux qui luy ont proposé de prendre une seconde Femme : et n'ayant eu autre consolation, que celle de conserver soigneusement le Portrait de la chere personne qu'il avoit perdue. Cependant depuis ce temps là il ne pût toutesfois se resoudre d'avoir jamais aucune confiance au Prince Tydée : qui de luy mesme s'éloigna de la Cour, fit plusieurs voyages ; et fut enfin demeurer à l'extrémité de la basse Phrigie. Je ne vous diray point, Seigneur, que peu de temps apres son retour, le Prince Adraste son Frere, qui estoit devenu grand, l'estant allé visiter, eut le malheur en essayant des Arcs et des Fléches dans son Parc, de le tuër, sans en avoir le dessein ; car vous ne l'ignorez pas : la justice des Dieux qui voyoit son crime, que les hommes ne voyoient point, l'en ayant puny par une voye si extra ordinaire. Mais je vous diray qu'aussi tost apres sa mort, quelques ennemis que j'ay, m'ayant broüillé aupres du Roy avec beaucoup d'injustice, j'ay esté
contraint de m'éloigner pour quelque temps : et je ne suis venu en cette Cour, qu'afin de tascher d'obtenir la liberté d'un neveu que j'ay : que vous fistes prisonnier à la derniere Bataille, et non pas pour porter les armes contre le Roy mon Maistre. Cependant, Seigneur, je ne vous vy pas plustost aupres du Roy de Lydie, que je remarquay quelque chose sur vostre visage, qui me remit si fort en l'imagination la Reine vostre Mere, que je ne sçay comment je ne vous reconnus point. Neantmoins la longueur du temps, et le peu d'apparence de la chose, furent cause que je n'y fis aucune reflexion : car j'avois bien oüy dire que vous estiez un homme que la Fortune avoit élevé : mais je n'avois pas sçeü particulierement que vous ne sçaviez pas vous mesme qui vous estiez. En suitte, Seigneur, estant allé chez la Princesse, j'y ay veu ce mesme Tableau que je fis faire, et que cette Femme müette donna à Timocreon : ce qui m'a si extraordinairement surpris, que je ne sçay pas trop bien ce que cette Princesse pensera de ma conversation ; tant il est vray que j'avois l'esprit distrait en l'entretenant.
Thimettes achève son récit en ajoutant ce qu'il a appris grâce à Acrate, un vieillard ayant participé à l'enlèvement d'Elsimene et de son fils. Le coupable est bien Tydée, qui, après les avoir exilés sur une île des Cyclades, avait choisi de les faire mourir. Mais Elsimene, avant de mourir, est parvenu à faire fuir son fils en le confiant à une esclave muette.
Au sortir de chez elle, comme si ce jour estoit un jour de prodiges, j'ay rencontré un Vieillard qui m'a reconnu, et que je ne le connoissois pas d'abord, qui m'a prié qu'il me peust parler en particulier, d'une affaire de consequence. Apres l'avoir regardé attentivement, il m'est souvenu de l'avoir veu autrefois aupres du Prince Tydée : de sorte qu'estant assez surpris de le voir à Sardis, je luy ay donné audience. Il m'a donc dit, Seigneur, qu'estant sur le bord de son Tombeau, et prest d'aller rendre conte aux Dieux de tous ses crimes ; il vouloit tascher d'en
meriter le pardon, par une confession ingenuë qu'il men vouloit faire. Il m'a descouvert en suitte, que le feu Prince Tydée son Maistre, estoit celuy qui avoit fait enlever la Princesse Elsimene et vous, par un sentiment de jalousie, de rage, et d'ambition : trouvant quelque douceur à priver son Rival de la seule Personne qu'il aimoit : et en trouvant encore plus, à luy oster un successeur : et par ce moyen à s'assurer la Couronne, ou du moins à se rendre tousjours plus considerable dans le Royaume ; puis qu'il y seroit regardé, comme devant estre Roy : Car il croyoit bien que le Roy son Frere ne pourroit jamais oublier Elsimene, ny se resoudre à se remarier. Cét homme m'a donc dit qu'il fut le Chef de cette entreprise : que le Prince Tydée luy ordonna d'aller habiter à la moins peuplée des Isles Cyclades : et d'empescher Elsimene d'y parler à qui que ce soit : ne voulant point la faire mourir ny vous aussi, parce qu'il croyoit que si par hasard son crime estoit descouvert, il auroit tousjours une voye assurée de sauver sa vie, estant Maistre de la vostre, et de celle de la Reine vostre Mere. Cet homme, qui s'appelle Acrate, m'a donc dit, qu'obeïssant à son Maistre, il enleva la malheureuse Elsimene avecques vous ; et qu'il prit toutes les richesses de ce Chasteau. Mais qu'afin de ne pouvoir estre descouvert, il ne prit pas une des Femmes de la Reine pour la servir : et qu'il ne mit aupres d'elle qu'une esclave müette qu'il avoit chez luy ; qui par consequent ne pouvoit pas reveler son secret. Il adjouste que comme il fut arrivé à une des Isles Cyclades, avec cette deplorable Princesse, il vendit le vaisseau dans lequel il l'avoit amenée : et qu'il demeura possesseur de toutes les richesses
qu'elle avoit, avec trois de ses complices. Il m'a protesté qu'il ne la traitta pourtant pas rigoureusement : mais que la douleur qu'elle eut la changea si fort, qu'elle n'estoit pas connoissable. Que cependant le Prince Tydée voyant qu'il n'estoit point accusé de son crime, et que selon les apparences le Roy son Frere ne le sçauroit pas, avoit changé d'avis : et avoit resolu de faire mourir et la Princesse Elsimene, et vous : de crainte que dans la suitte du temps, ce qu'il avoit pensé le devoir sauver ne le perdist. De sorte qu'il envoya ordre à Acrate, de vous faire perir tous deux ; luy donnant tous les Thresors qu'il avoit pour sa recompense, et à luy, et à trois complices de son crime : car pour les Soldats et les Mariniers dont il s'estoit servy à vous enlever l'un et l'autre, ils estoient tous Estrangers ; et n'avoient pas sçeu precisément à quoy on les employoit : les Soldats estant une espece de Bandits, et les Mariniers estant des Pirates : tous gens qui se portent facilement aux mauvaises actions, sans examiner si elles sont telles. Ainsi ces méchants qui avoient fait main basse sur tout ce qui avoit voulu resister dans ce Chasteau où ils vous prirent, apres vous avoir menez à cette Isle, se disperserent, avec la recompense qu'on leur avoit donnée avant que de commettre ce crime : et ne laisserent aupres d'Elsimene que l'esclave müette et ces quatre hommes. Acrate assure donc, qu'ayant reçeu cét ordre, il resista à ses Compagnons autant qu'il pût : mais qu'estant seul contre trois, il ne pût faire autre chose, que d'advertir secrettement Elsimene, qu'ils avoient commandement de la faire mourir elle et son Fils ; et que ces gens malgré sa resistance, l'executeroient sans doute bien tost.
Il adjouste que cette malheureuse Reine estant malade, n'avoit pu songer à se sauver : de sorte qu'elle n'avoit pense qu'à vous conserver la vie. Qu'en effet, elle vous avoit pris entre ses bras, et qu'apres vous avoir baisé, le visage tout couvert de larmes ; elle vous avoit remis entre les mains de l'Esclave müette, luy faisant signe qu'elle allast à Delos si elle le pouvoit : car Elsimene estant logée au bord de la Mer, on voyoit cette Isle de ses fenestres. Que de plus, comme on luy avoit laissé sa Cassette, elle en avoit tiré le petit Tableau où vous estiez peints ensemble : et qu'escrivant quelques lignes dans des Tablettes avec precipitation ; elle les avoit encore baillées à cette esclave. Il dit que cette Müette trouvant ce mesme Carreau de Drap d'or, sur lequel vous deviez estre porté, le jour du Couronnement de la Reine vostre Mere, vous y mit dessus : et que sortant en diligence à l'entrée de la nuit, suivie de loing par Acrate, elle estoit allée trouver un vieux Pescheur : le conjurant par des signes de la passer à Delos : et luy presentant pour sa recompense, quelque Bague qu'elle avoit. Que cependant l'infortunée Elsimene avoit esté si touchée de son malheur, qu'il n'avoit point esté necessaire a ses Compagnons d'employer le fer ny le poison, pour luy faire perdre la vie ; estant tombée en une pasmoison, dont elle n'estoit point revenuë : et que les Funerailles de cette deplorable Princesse furent faites le lendemain, sans aucune ceremonie. Acrate dit de plus, que l'absence de cét Enfant les avoit fort inquietez : et que s'estant informez où il pouvoit estre, ils n'en avoient pû aprendre autre chose, sinon que cette esclave muette s'estoit mise dans une Barque, où il n'y avoit qu'un
Vieux Pescheur pour la conduire : et qu'estant desja assez loing du Rivage (sur lequel la Femme de ce Pescheur estoit, qui avoit mesme persuadé à son Mary de mener cette Femme et cét Enfant) ce vieux Marinier voulant racommoder quelque chose au Gouvernail, estoit tombé dans la Mer, et s'estoit noyé, à cause qu'il estoit trop vieux et trop foible pour pouvoir nager. De sorte que cette Bar que s'en estoit allée au gré des vents et des vagues : qui repousserent le corps de ce pauvre Pescheur à terre. Acrate raconte encore, que lors que ses Compagnons revinrent à cette maison, et qu'ils n'y trouverent plus l'Enfant ny l'esclave, ils penserent le soupçonner d'avoir servi à cette fuitte : mais il dit qu'il se déguisa si bien, qu'ils changerent enfin d'avis. Joint que se flattant dans leur crime, ils creurent que cét Enfant auroit peri dans cette Barque sans conduite : de sorte qu'apres cela ils partagerent les Thresors qu'ils avoient : mandant au Prince Tydée, que la Mere et l'Enfant estoient morts : en fuite dequoy se separant, chacun prit une route differente. Pour Acrate, il vint à Sardis, où il dit qu'il a toujours mené une vie fort inquiete et fort solitaire malgré sa richesse : il adjouste encore, que depuis le combat d'Artesilas et de vous, ayant fort oüy parler de vostre obscure naissance ; et ayant entendu dire de quelle façon Timocreon vous avoit trouvé : il n'avoit point douté que vous ne fussiez Fils du Roy de Phrigie : mais il dit qu'il n'avoit pu se resoudre d'abord, à vous confesser son crime. Que toutefois m'ayant veû ; il ne luy avoit pas esté possible de s'empescher de me le descouvrir : afin de redonner un successeur au Roy de Phrigie, qui n'en a plus de sa maison.
Thimettes demande à Cleandre la permission d'examiner les tablettes qu'Elsimene a confiées à l'esclave. Il met la main sur une lettre d'Artamas à Elsimene, dans laquelle celui-ci annonçait leur mariage secret. De même, il fait réapparaître la fin de l'inscription du tableau qui confirme, sans doute possible, que Cleandre est bien le fils du roi de Phrigie. Ensuite, il lui restitue son véritable nom : Artamas.
Si bien,
Seigneur, reprit Thimettes, qu'il ne me reste plus qu'à vous prier, de me faire la grace de me faire voir les Tablettes dans lesquelles cette Princesse escrivit : car j'ay sçeu chez la Princesse de Lydie que Timocreon les a encore. Cleandre estoit si surpris, d'entendre tout ce que Thimettes luy racontoit, qu'il ne pût presques luy respondre : neantmoins à la fin ayant envoyé querir mon Pere, et luy ayant mandé qu'il apportast les Tablettes que l'esclave müette luy avoit autrefois données ; il vint à l'instant, et les donna à Cleandre, qui les bailla à Thimettes. Mais il ne les vit pas plustost, que s'escriant en frapant des mains ; Ha Seigneur, luy dit il, je n'ay que faire de les ouvrir, pour connoistre qu'elles ont esté à la Princesse Elsimene : car je connois assez les fermoirs que j'y voy. En disant cela il les ouvrit ; et y lisant ces paroles, cét Enfant est recommandé au Dieu que l'on adore à Delos, il s'écria une seconde fois, n'en doutez point, Seigneur, n'en doutez point, vous estes Fils du Roy de Phrigie : et ces caracteres font si veritablement de la main de la Princesse Elsimene, qu'il n'y a rien au monde de plus certain, puis que je connois non seulement son écriture, mais son orthographe : car je pense avoir porté cent Lettres de cette Princesse au Roy vostre Pere, qui avoit mesme la bonté de me les monstrer tres souvent, pour avoir le plaisir de me voir admirer l'esprit d'Elsimene, qui écrivoit si bien en une Langue estrangere. De plus, Seigneur, je vay peut estre vous faire voir une chose bien surprenante : vous sçaurez donc, que quelque temps auparavant que de l'espouser, comme il voulut luy en donner par escrit les premieres assurances ; il se servit pour luy escrire plus seurement
d'une espece de Tablettes dont je luy donnay l'invention qui n'est pas commune. Car, Seigneur, apres que l'on a écrit ce que l'on veut, on couvre ces caracteres d'une certaine composition, qui remet les Tablettes comme s'il n'y avoit point d'écriture : cependant quand on le veut, on oste facilement ce qui la cache, et on la recouvre de mesme, l'ors que l'on en a la volonté. De sorte que si ma memoire ne s'abuse, ce fut dans ces mesmes Tablettes, que je portay à la malheureuse Elsimene, la premiere assurance que le Prince Artamas luy donnoit de l'épouser : comme c'estoit sa coustume de recouvrir toutes les Lettres que le Prince luy écrivoit, apres les avoir leuës, afin de les pouvoir garder plus seurement : il faut que je voye si je ne me trompe point. Et alors s'étant aproché du feu, il osta effectivement, ce qui cachoit une Lettre du Roy de Phrigie à cette aimable personne, et y leut tout haut ces paroles.
LE PRINCE ARTAMAS, A L'INCOMPARABLE ELSIMENE.
Enfin mon amour a vaincu cette cruelle raison d'estat, qui s'opposoit à mon bon heur : et quand je serois assuré que pour vous avoir épousée, je perdrois la Couronne que je dois un jour posseder, je ne laisserois pas de m'y resoudre ; ne faisant point de comparaison entre vous et cette Couronne. Mais ii faut pourtant esperer, que les Dieux me la conserveront, pour vous la donner un jour : cependant Thimettes a ordre de demander à la personne qui vous a donné la vie, et qui dispose de vous, quand elle veut que je sois heureux. Le Sacrificateur du Temple d'Apollon, m'a promis d'estre secret et fidelle : et je vous assure, ma chere Elsimene, que ce Noeud si serré que l'on y conserve, est moins indissoluble que celuy qui attache mon coeur à vostre service.
ARTAMAS.
Apres que Thimettes eut leu cette Lettre, voyez Seigneur, dit-il à Cleandre, s'il reste quelque chose à souhaiter à vostre reconnoissance : car enfin voila l'escriture du Roy vostre Pere, et celle de la Reine vostre Mere, qui oste tout sujet de douter. De plus (dit il encore en regardant ces Tablettes de plus prés) j'aperçoy quelques traits mal formez, de la mesme main de la Reine, qui se sont découverts en les approchant du feu, et qui ont sans doute esté cachez sans dessein, par cette composition subtile, qui par hazard aura coulé dessus, échauffée par la chaleur du Soleil, lors que l'esclave avoit ces Tablettes dans la Barque. Et en effet, ayant regardé cét endroit, où il y avoit, Cét enfant est recommandé au Dieu que l'on adore à Delos :
ils virent qu'il y avoit encore en fuite, Qui sans doute le rendra du, Roy de Phrigie son Pere.
Timocreon estoit si aise, Cleandre estoit si estonné ; et Thimettes s'estimoit si heureux, d'avoir pû découvrir une chose si importante ; qu'ils ne pouvoient tous trois s'exprimer. Mon Pere fit encore apporter le Carreau de Drap dor, sur lequel cét Enfant avoit esté trouvé dans la Barque avec ses habillemens, qu'il avoit tousjours conservez : mais Thimettes auparavant que de les voir, marqua precisément la façon du Drap d'or dont estoit le Carreau, et celle de l'habillement, qui estoit d'une couleur fort remarquable. Si bien que toutes ces choses se trouvant : telles qu'il les disoit, il ne demeuroit plus aucun scrupule à avoir, ny aucune objection à faire : et toutes les fois que Thimettes regardoit la ressemblance de Cleandre et d'Elsimene ; il ne pouvoit assez s'estonner de n'avoir pas creû. D'abord qu'il estoit effectivement Fils du Roy de Phrigie. Mais
Seigneur, luy dit il, apres vous avoir apris quelle est vostre qualité, il faut que je vous die encore vostre premier Nom : et que je vous aprenne que le Roy vostre Père vous fit donner celuy qu'il portoit en ce temps là : et qu'ainsi il vous faudra un jour changer le fameux Nom de Cleandre, en celuy d'Artamas qui est le vostre.
Cleandre est maintenant confronté à un dilemme, qu'il expose au narrateur Sosicle. Il ne veut combattre ni son père ni le roi de Lydie. Ce dernier, du reste, l'exhorte à reprendre les opérations militaires.
En suite de cela, Cleandre voulut voir Acrate, et entendre de sa bouche le recit de son crime : assurant Thimettes, et l'assurant luy mesme, qu'il le luy pardonnoit. Cependant comme il y avoit guerre entre le Roy de Phrigie et Cresus, on ne jugea pas à propos de divulguer la chose : et Cleandre qui avoit des desseins secrets que Timocreon ne sçavoit pas ; apres l'avoir embrassé, et luy avoir dit qu'il ne luy devoit pas moins la vie qu'au Roy son Pere : apres, dis je, avoir donné cent marques de reconnoissance à Thimettes ; il les pria de le laisser dans la liberté de s'entretenir : ne voulant pas encore traiter le dernier en Subjet du Roy son Pere ; ny cesser de regarder Timocreon avecques le mesme respect. qu'il avoit toujours eu pour luy. Comme je ne sçavois pas ce qui se passoit, j'entray dans sa Chambre, lors que ces trois personnes en sortoient : et comme il m'avoit confié tous ses secrets, et descouvert tous ses malheurs, il voulut aussi me faire part de sa bonne fortune, et des inquietudes qu'elle luy donnoit. De sorte que m'ayant retenu aupres de luy, apres m'avoir raconté en peu de mots tout ce qu'il venoit d'aprendre : comme je voulus me resjoüir de le voir Fils d'un Grand Roy ; Ha Sosicle, me dit-il, que cette COUronne me semble desja pesante, quoy que je ne la porte pas encore ! Car enfin je voy beaucoup de choses fascheuses, parmy celles qui sont agreables,
je trouve pourtant, luy repliquay-je, que puis que la Princesse Palmis ne pouvoit rien desirer en vous qu'une naissance illustre ; vous avez lieu d'estre satisfait, et d'esperer d'estre heureux. Vous ne songez donc pas Sosicle, me dit-il, que dés que le luy declareray que je suis Fils de Roy, il faudra que je luy die en mesme temps que je suis Fils d'un Prince ennemy du Roy son Pere. De plus, ne considerez vous point, que Cresus croit que je dois partir dans deux jours au plus tard, pour aller combattre le Roy de Phrigie ? Et comment voulez vous, Sosicle, que j'aille luy aprendre que je ne le puis ny ne le dois ? Apres cela, ne dois-je pas encore aprehender qu'il ne me regarde comme Neveu du meurtrier du Prince son Fils ? Et enfin, Sosicle, n'y a t'il pas plus de sujet de craindre que ce bonheur apparent, ne me cause un malheur effectif, que d'esperer que je sois à la fin de mes infortunes ? Si je vay aupres du Roy mon Pere que j'ay combatu ; que j'ay vaincu ; et que j'ay pensé tuer de ma propre main ; n'y a t'il pas lieu de croire, qu'il voudra du moins que cette mesme valeur qui luy a esté si fatale, luy redonne ce qu'elle luy a osté ? Cependant, puis-je seulement penser à combatre mon bien-faicteur ; et ce qui est encore plus, le Pere de la Princesse Palmis ? Mais aussi sçachant comme je fais, que je suis Fils du Roy de Phrigie, demeureray-je plus long temps dans le Party de Cresus ? et meriterois-je d'estre advoüé par le Roy mon Pere, et reconnu par luy pour son Fils, si je continuois de combattre non seulement pour ses ennemis, mais contre luy ? Toutesfois, Sosicle, je me voy en cette fascheuse extremité : eh veüillent les Dieux du moins, que ma Princesse qui ne m'a pas haï
tout inconnu que j'estois, ne me haïsse point quand elle me connoistra. Mais Sosicle, adjousta t'il, je vous le declare : si cette Princesse ne peut trouver les voyes de concilier tant de choses contraires ; et qu'estre son Amant et Fils de son ennemy, soient deux qualitez incompatibles : je pense que je renonceray au Trosne ; et que sans prendre jamais le nom du Prince Artamas, je seray eternellement Cleandre. Mais Seigneur, luy dis-je, tant que vous serez Cleandre, il faudra aller combattre contre le Roy vostre Pere ? Ha Sosicle, s'écria t'il, j'ay tant d'horreur des combats que j'ay faits contre luy, que quand je le voudrois, ma main ne m'obeïroit sans doute pas. Ne vous avois-je pas bien dit, adjousta t'il, que je n'estois pas si heureux que vous me le croyez ? O Fortune cruelle. Fortune disoit il encore, ne pouvois tu me faire de presents, sans les empoisonner ? Car Sosicle, admirez mon malheur, adjoustoit-il, le Roy de Phrigie et celuy de Lydie n'ont jamais eu de guerres ensemble que depuis un an : de sorte que si en tout autre temps que celuy cy, ma naissance eust esté descouverte, j'estois absolument heureux. De plus, ne considerez vous point encore, que mon destin m'ayant fait naistre Fils de Roy, a justement voulu que ce fust du seul à qui Cresus a declare la guerre ? Apres cela ne faut il pas advoüer, qu'il y a quelque chose de bien bizarre à mon avanture ; et qu'il n'est pas aisé de prevoir quelle en doit estre la fin ? Mais quoy qu'il en arrive, j'aimeray toujours ma Princesse : et je ne feray jamais consister mon bonheur, qu'en la possession de son coeur. Comme Cleandre en estoit là, on luy vint. Dire que Cresus le demandoit : et qu'il venoit de recevoir
nouvelles que le Roy de Phrigie estoit entré dans ses Estats. Je vous laisse à juger, Madame, quel redoublement d'inquietude il en eut : cependant il falut aller trouver ce Prince, et il y fut en effet : Mais il se trouva si embarrassé à luy respondre, que Cresus s'aperçeut qu'il avoit quelque chose en l'esprit, et luy demanda ce que c'estoit. Cleandre ne le luy aprit pourtant pas : car comme il n'avoit point veû sa Princesse, il ne sçavoit pas encore ce qu'elle voudroit qu'il fist. Il respondit donc avec des paroles obscures : toutesfois comme la guerre de Phrigie occupoit fort l'esprit de Cresus, il n'y prit pas garde : et il luy dit qu'il faloit qu'il partist dans un jour, pour aller achever de surmonter cét Ennemy, qui sembloit avoir dessein de vaincre son vainqueur. Mais Cleandre, luy dit-il, il faut se souvenir que ce ne font que les dernieres victoires, qui donnent le prix à toutes les autres : et qu'en vostre particulier, vous avez tant d'honneur et tant de gloire à conserver, que vous n'estes pas moins interessé que moy, au bon ou au mauvais succez de cette guerre. En suitte apres avoir parlé des moyens donc il estoit resolu de se servir, pour la subsistance de ses Troupes : il le congedia, et luy dit qu'il allast faire ses adieux.
Cleandre révèle sa véritable origine à Palmis, qui se réjouit d'abord de son ascendance noble, et qui la préfère, malgré les obstacles que constitue l'opposition de leurs pères, à la honte d'une naissance humble. Elle lui révèle ensuite que leur mariage avait été prévu, malgré la différence de condition. Cleandre avoue alors qu'il préférerait rester un inconnu plutôt que de devenir le prince Artamas. Palmis et son amant décident alors, avec l'aide du père de Sosicle, d'un plan d'action, qui permettra au « nouveau » fils du roi de Phrigie de se faire connaître et de négocier la paix entre les deux royaumes.
Cleandre bien aise d'estre delivré d'une conversation, où il avoit tant de peine à tenir sa place ; fut au sortir de là chez la Princesse : qui croyant en effet qu'il alloit luy dire adieu, ne le vit pas plustost entrer dans son Cabinet, où elle estoit seule avec Cylenise, que luy adressant la parole ; Quoy que je ne doute pas, luy dit elle, que vous n'alliez vaincre nos Ennemis, puis que vous allez les combatre : comme vous ne le pouvez faire sans exposer vostre vie, et sans me
quitter, je ne puis sans doute vous voir partir sans douleur. Madame, luy respondit-il en soupirant, la victoire est une chose où je ne dois plus songer : et quand vous sçaurez ce que j'ay apris, depuis que je n'ay eu l'honneur de vous voir, je m'assure que vous serez de mon advis. Et quoy, luy dit elle, Cleandre, avez vous offert quelque Sacrifice qui n'ait pas esté bien reçeu ; et les Dieux vous ont ils adverty par quelques sinistres presages, de quelque funeste accident ? Les Dieux Madame, repliqua t'il, m'ont en apparence fait sçavoir la plus agreable nouvelle du monde : puis qu'enfin ils m'ont apris par une rencontre merveilleuse, de quelle qualité je suis : et qu'ils ont mesme fait que c'est par vostre moyen que je sçay ce que je dis. Mais au nom de ces mesmes Dieux, Madame, promettez moy que vous ne me haïrez pas, quand Vous sçaurez ma condition. La Princesse fort surprise du discours de Cleandre, ne sçavoit ce qu'elle y devoit respondre : neantmoins n'imaginant autre chose, sinon qu'il n'estoit pas d'une aussi haute naissance qu'il l'avoit desiré : elle luy respondit en ces termes, quoy qu'avec beaucoup d'inquietude et d'impatience. Comme vostre vertu sera tousjours également estimable, de quelque condition que vous soyez : je vous assure qu'elle sera aussi tousjours également estimée de moy : et que si la connoissance que j'auray de ce que vous estes, me fait changer ma forme de vivre avecques vous, elle ne changera du moins pas mon coeur. Apres cela Madame, luy dit-il, je ne craindray plus de vous dire, que je suis Fils du Roy. . . . . . . Ha Cleandre, luy dit elle en l'interrompant, quel plaisir avez vous pris à me mettre en peine ? et pourquoy avez vous voulu me faire
acheter une si agreable nouvelle, par une grande inquietude ? Vous verrez bien. Madame, repliqua t'il, que la chose n'est pas comme vous la pensez : quand vous m'aurez donné loisir de vous aprendre, que ce Prince à qui je dois le jour, est ce mesme Roy de Phrigie, que vous m'ordonnez d'aller vaincre, et qu'il ne m'est plus permis de combattre. Et alors il luy raconta avec le moins de paroles qu'il put, comment Thimettes avoit veû ce petit Tableau de Venus sur la Table de sa Chambre : comment Cylenise luy avoit dit de quelle facon il avoit esté trouvé : et en suitte la rencontre que Thimettes avoit fait d'Acrate, et tout ce qu'il luy avoit apris : sans oublier pas une circonstance, de toutes celles qui pouvoient justifier sa condition à la Princesse : qui l'écouta avec une attention extréme, et une joye qui n'estoit pas mediocre, quoy qu'elle fust meslée. De beaucoup d'inquietude. Apres qu'il eut achevé de parler, quelque redoutable ennemy que vous soyez, luy dit-elle, je vous estime si fort, que je ne voudrois pas que vous fussiez encore l'inconnu Cleandre : et j'aime beaucoup mieux, que vous soyez le Prince Artamas. Ce n'est pas, adjousta t'elle, que je ne prevoye bien les fâcheuses suittes que peut avoir cette glorieuse qualité que vous devez porter, mais enfin le Roy de Phrigie et le Roy mon Pere peuvent faire la paix : et vous ne pourriez pas devenir Fils de Roy, si vous ne l'estiez pas nay. Mais, poursuivit-elle, qu'avez vous dessein de faire ? car je ne juge pas qu'il soit bien aisé, que les sentimens du Prince Artamas puissent s'accorder avec ceux de l'inconnu Cleandre. Ceux de Cleandre ne sont pourtant pas changez, luy dit-il, depuis qu'il sçait qu'il est le
Prince Artamas : mais je ne sçay si ceux de la Princesse de Lydie ne changeront point. Ils changeront, sans doute, répondit-elle, car j'auray plus de civilité pour le Prince Artamas, que je n'en ay eu pour Cleandre. Ce n'est pas ce que je demande, luy dit-il, mais je veux seulement. Madame, que vous me conserviez toute la bonté que vous avez euë pour moy ; et que vous me conseilliez ce que je dois faire : puis qu'en verité j'en ay grand besoin. Il faudroit estre plus prudente et plus des-interessée que je ne suis, répondit-elle, pour vous pouvoir bien conseiller. Commandez moy donc absolument, luy dit-il, ce que vous voulez que je fasse : ne doutant pas que vous ne songiez a ma gloire en me commandant. C'est pourquoy, divine Princesse, je ne vous prescrits rien : et je m'abandonne à vostre conduitte. Parlez donc, Madame, je vous en conjure : que vous plaist il que je devienne ? et comment puis je n'obeïr point à Cresus qui veut que je parte ; que je combate ; et que je vainque le Roy de Phrigie ? et comment puis-je aussi le faire, puis que j'ay l'honneur d'estre Fils de ce Prince ? Me preservent les Dieux, repliqua-t'elle, de vous donner un semblable conseil. Je n'avois pas moins attendu de vostre vertu, luy dit-il, mais je ne laisse pas de vous rendre grace, de n'avoir pas mis la mienne à une si dangereuse épreuve : et de ne m'avoir pas forcé à vous desobeïr, ou à estre le plus criminel de tous les hommes. Aussi Madame, comme vous contentez que je ne combate pas contre le Roy mon Pere ; je ne me resoudray pas non plus à conbattre contre le vostre. Je vous en conjure, luy dit elle, par l'affection que vous m'avez promise : il n'est pas besoin d'une conjuration si forte, répondit-il,
car je ne vous promets que ce que je ferois sans doute quand je ne vous l'aurois pas promis. Mais Madame, adjousta-t'il, je voy donc bien ce que je dois ne faire pas : mais je ne voy pas encore ce que je dois faire. Cependant il faut faire quelque chose, et se resoudre mesme promptement : car le Roy veut que je parte dans un jour ou deux ; tous mes gens sont desja sur la route de l'Armée ; les Troupes que je dois commander, font peut-estre desja aux mains avec le Roy de Phrigie ; et le moindre retardement me pourroit estre funeste. Parlez donc Madame, voulez vous que j'aille me découvrir au Roy vostre Pere ? voulez vous que j'aille me faire reconnoistre par le Roy de Phrigie ; et que je tasche de l'obliger à faire la paix, pendant que vous agirez aupres de Cresus ? Enfin prononcez mon arrest : mais quel qu'il puisse estre, ne me bannissez pas de vostre coeur, et ne m'exilez mesme pas pour long-temps. Il faut donc, luy dit elle en soûpirant, sçavoir faire des miracles : puis qu'à moins que de cela, il n'est pas possible de vous contenter. Car enfin, poursuivit elle, puis que la condition dont vous estes, me permet avec plus de bien-seance de vous ouvrir mon coeur : j'ay une chose à vous dire qui vous surprendra, et qui vous affligera tout ensemble : qui est, que si vous fussiez demeuré dans l'incertitude de vostre Naissance, au retour de cette Campagne ; le Roy mon Pere, qui veut que celuy que je dois épouser, aide au Prince Myrsile à regner apres sa mort, et soûtienne le Sceptre entre ses mains ; avoit resolu, si je le puis dire sans rougir, de vous choisir pour cela, et de vous y engager par son alliance. Ha Madame, interrompit Cleandre, je n'ay que faire d'estre Fils de Roy
si cela est : puis que je n'ay souhaitté de l'estre, que pour obtenir cét honneur. Non, luy dit la Princesse, la chose n'est plus en ces termes : et quand on pourroit trouver les voyes de vous empescher d'aller combattre le Roy vostre Pere ; on ne pourroit pas trouver celles de cacher vostre illustre naissance : et Thimettes, Timocreon, Sosicle, et Acrate, ne voudroient pas garder un secret qui vous osteroit une Couronne : joint que je ne le voudrois pas moy mesme. Mais ce qui m'a obligée a vous dire cela, est pour vous faire voir que vous vous découvririez inutilement au Roy mon Pere : car j'ay sçeu ce matin par la mesme personne qui m'avoit donné ce premier advis : que divers Princes Estrangers ont fait pressentir de luy, s'il voudroit me marier : et qu'il a répondu qu'il estoit absolument resolu de ne me donner qu'à un homme qui comme je l'ay déja dit, aide un jour à regner au Prince mon Frere. Quoy Madame, s'écria Cleandre, la qualité de Fils de Roy que j'ay tant souhaittée ; principalement parce que je croyois qu'elle estoit absolument necessaire à obtenir un bon-heur que je n'osois esperer, fera donc un obstacle invincible à ma felicité ! Ha Madame, encore une fois, si cela est, je ne veux point de Couronne : et j'aime beaucoup mieux n'estre que Cleandre, que d'estre le Prince Artamas. Je ne vous dis pas si precisément, luy repliqua-t'elle, que cét obstacle soit invincible : mais je vous dis qu'il est grand. De plus, adjousta-t'elle, s'il m'est permis de vous découvrir ma foiblesse, il faut que je vous confesse encore, qu'il ne me seroit pas aisé de me resoudre à épouser un homme que toute l'Asie croiroit d'une naissance mediocre : c'est pourquoy agissons
comme nous devons, et laissons le reste à la providence des Dieux. Cette resignation absoluë, reprit Cleandre en soûpirant ; marque assez. Madame, que toute mon affection ; tous mes soings ; et tous mes services ; n'ont tout au plus obtenu autre chose de vous ; sinon que vous souffrez que je vous aime sans me haïr. Car si vous aviez un peu plus de tendresse pour moy, vous trouveriez, Madame, qu'il n'est pas si aisé de faire ce que l'on doit, ny mesme de connoistre son devoir. Je pense pourtant, reprit-elle, que pourveû que vous ne combattiez point ny contre le Roy vôtre Pere, ny contre le mien, vous ne pourrez pas estre blâmé. Mais, Madame, répondit-il, je ne voy pas que je le puisse faire, qu'en me découvrant au Roy, et qu'en me contentant d'envoyer de son consentement vers le Roy de Phrigie. Il seroit difficile, repartit-elle, que le Roy vostre Pere vous reconnust pour son Fils sans vous voir, et vous sçachant tousjours dans le party de ses Ennemis. De plus adjousta-t'elle, pensez-vous que le Roy mon Pere peust se resoudre à perdre en un mesme jour le Conquerant et les conquestes ? et ne croyez-vous pas qu'il y a plus d'aparence qu'il écouteroit la Politique que la generosité en cette rencontre ? Non poursuivit-elle, je ne vous conseilleray pas de cette sorte : Que me conseillez vous donc, Madame ? reprit-il ; puis que Timocreon, repliqua la Princesse, sçait l'estat de vostre fortune, découvrez-luy encore vostre affection pour moy : je sçay qu'il est sage et genereux ; et qu'il ne voudroit pas vous conseiller rien, ny contre le service du Roy son Maistre, ny contre vous. Enfin apres plusieurs autres discours semblables, Cleandre envoya querir mon
Pere : il fit mesmes voir secrettement Thimettes et Acrate à la Princesse : et luy monstra les Tablettes dans lesquelles estoit la Lettre du Roy de Phrigie, et le Billet de la Reine la femme. Apres avoir donc bien consulté sur ce qu'ils devoient faire : il fut resolu que Cleandre partiroit sans rien dire à Cresus : que mon Pere et moy l'accompagnerions : que Thimettes et Acrate seroient du voyage : qu'à une journée de Sardis, Cleandre envoyeroit un des siens à Menecée, avec une Lettre pour luy, et une autre pour le Roy, qu'il luy presenteroit, par laquelle il luy découvriroit sa naissance, et l'assureroit de ne faire jamais rien contre son service, et de n'oublier jamais ses bienfaits. Qu'il éçriroit aussi au Prince Myrsile ; à Mexaris ; et à Abradate, afin qu'ils le servissent aupres du Roy : que cependant il s'arresteroit sur les frontieres de Phrigie : et envoyeroit Timocreon vers le Roy son Pere, pour luy aprendre toutes choses : et pour luy demander la grace de s'en vouloir éclaircir avec Thimettes et avec Acrate, qui fut aussi genereux dans son repentir, qu'il avoit esté foible à commettre un crime, par le commandement de son Maistre. Que cependant Cleandre quand il seroit reconnu, tâcheroit d'obliger le Roy son Pere à la Paix : et que la Princesse aussi bien que Menecée, y porteroient de leur costé le Roy de Lydie autant qu'ils pourroient. Apres cette resolution prise, elle remit le petit Tableau qu'elle avoit, entre les mains de Timocreon : qui n'aimant pas moins Cleandre que s'il eust esté son Fils, voulut tousjours estre dépositaire de tout ce qui pouvoit servir à sa reconnoissance. Comme toutes ces entre-veuës ne pûrent estre faites sans que les espions que le
Prince Artesilas avoit continuellement chez la Princesse s'en aperçeussent, il en fut bien tost adverty. De plus, comme Cleandre n'avoit pas encore dit le dernier adieu à la Princesse Palmis, il fit tant qu'il l'obligea à luy accorder encore une fois la permission de l'entretenir en particulier : et en effet le lendemain au retour du Temple, Cleandre fut chez elle, et luy parla près de deux heures : luy disant des choses si passionnées ; et elle luy en respondant de si genereuses et de si obligeantes tout ensemble ; que sans rien relascher de cette exacte vertu, dont elle faisoit profession ; Cleandre tout amoureux qu'il estoit, ne pût jamais avoir la hardiesse de se pleindre : ny trouver qu'il en eust sujet, quoy qu'elle ne fist rien pour luy, et qu'elle ne s'engageast absolument qu'à l'estimer toute sa vie. Cette separation fut si tendre et si touchante de part et d'autre, qu'il ne fut pas possible que Cleandre peust effacer de ses yeux en sortant de chez la Princesse, la profonde melancolie qu'il y avoit : de sorte que ceux qui l'observoient par les ordres d'Artesilas, luy aprirent ce qu'ils avoient veû. Si bien que sçachant toutes ces entre-veuës secrettes de Timocreon ; de Thimettes ; d'Acrate ; de Cleandre ; de la Princesse, et de moy ; il creût bien qu'il y avoit quelque chose de caché là dessous.
Cresus, soupçonnant Cleandre de conjuration, le fait arrêter et emprisonner. Palmis tente d'entrer en contact avec le prisonnier en envoyant sa suivante Cylenise, de nuit, sous les fenêtres de sa cellule. L'opération est un échec et Cresus, désormais informé de la complicité de sa fille, l'assigne à son tour à résidence, puis la fait transférer à Ephese. Cleandre, qui entre temps est parvenu à s'évader, projette de la délivrer, d'autant qu'il a appris que Mandane est détenue en même lieu : en libérant par la même occasion l'amante de Cyrus, il peut espérer bénéficier ensuite de la protection du conquérant perse.
Artesilas, rival de Cleandre, s'étant aperçu de la complicité de Palmis avec ce dernier, en conclut à une conjuration et informe Cresus. Le roi de Lydie fait arrêter Cleandre et ses amis. Menecée, qui s'efforce d'innocenter Cleandre, ne parvient pas à convaincre Cresus, d'autant que les preuves de l'origine royale de l'amant de Palmis ont disparu.
Il employa donc toutes les inventions dont il se pût aviser, pour descouvrir ce que c'estoit : il fit suborner un des domestiques de mon Pere par de l'argent : et par luy il sçeut qu'il se preparoit à un voyage, et qu'il faisoit oster de chez luy ce qu'il y avoit de plus precieux. Il sçeut mesme que Cleandre avoit envoyé en diligence contre mander ses gens qui estoient partis pour l'Armée ; et il aprit encore, que
l'on avoit envoyé des chevaux de relais pour cinq ou six personnes en un lieu qui n'estoit pas sur la route du Camp. Enfin il en sçeut tant, qu'il en sçeut assez, pour faire persuader au Roy par va de ses Amis, que Cleandre le vouloit trahir ; que mon Pere et moy faisions la mesme chose ; et que cette conjuration avoit esté tramée par Thimettes, qui faisoit semblant, disoit cét Amy d'Artesilas, d'estre mal avec le Roy de Phrigie, afin de n'estre point suspect dans cette Cour, et de n'y estre venu que pour y traiter de la rançon de fou neveu. Que de plus, Acrate Phrigien en estoit aussi : et qu'il paroissoit assez, qu'il y avoit quelque grand dessein caché : puis que Thimettes qui estoit venu à Sardis, à ce qu'il disoit, pour delivrer son Parent, s'en alloit auparavant que d'avoir fait la chose : et que Timocreon ne tenoit pas ses meubles en seureté chez luy pendant son absence. Neantmoins Artesilas ne fit rien dire contre la Princesse, et il ne fit advertir le Roy que de ce qui s'estoit passé chez mon Pere. Mais enfin, Madame, la chose fut conduitte avecques tant de finesse, que bastissant sur ces fondemens veritables, une conjuration tres apparente : le lendemain au matin, Cleandre estant prest d'aller prendre congé du Roy, et ayant desja dit adieu au Prince Myrsile ; à Mexaris ; à Abradate ; et mesme à Artesilas, comme il embrassoit Esope, qui estoit allé recevoir ses commandemens ; et que Timocreon, Acrate, et moy estions dans sa Chambre : ce mesme Capitaine des Gardes qui avoit autrefois adverty la Princesse du dessein que Cresus avoit, vint suivy de ses compagnons, non seulement arrester Cleandre de la part de Cresus ; mais encore Thimettes, Timocreon, Acrate, et moy.
je vous laisse à juger de nostre surprise : Cleandre demanda à estre conduit au Roy, mais on le luy refusa : et on nous mena aveques luy dans la Citadelle de Sardis, nous logeant toutesfois en des Apartemens differens. Dans ce grand desordre mon Pere fut si prudent et si heureux, qu'il trouva lieu d'ordonner, sans que l'on s'en aperçeust, à celuy des siens qui devoit porter toutes les choses qui pouvoient servir à la reconnoissance de Cleandre, de les remettre secrettement entre les mains de la Princesse. Cependant la prison de Cleandre fut un remede merveilleux, pour la guerison d'Artesilas, qui commença de sortir peu de jours apres. Je ne m'arresteray point à vous exagerer la surprise de la Princesse, non plus que celle de Cleandre : je ne vous diray pas aussi celle de Cresus, d'estre obligé de croire qu'un homme si genereux, et qui luy avoit de l'obligation, l'eust trahi : car il vous est assez aisé de vous imaginer les divers sentimens qu'un semblable accident luy pouvoit donner. Mais je vous aprendray que Cleandre s'informant à ceux que l'on avoit mis aupres de luy, de quel crime on l'accusoit ; sçeut que le bruit estoit dans Sardis qu'il avoit voulu trahir Cresus, abandonner son Parti, et s'aller jetter dans celuy du Roy de Phrigie. Sçachant donc quel estoit le crime qu'on luy imputoit. et sçachant que son innocence ne pouvoit estre connuë qu'en avoüant la verité : puis qu'il ne pouvoit pas nier une grande partie des choses qu'on luy disoit pour le convaincre d'avoir eu un dessein caché ; il s'y resolut ; et fit dire au Roy par celuy qui commandoit dans la Citadelle, qu'il le conjuroit de luy envoyer une personne à laquelle il peust confier une chose fort importante. Cresus,
qui creût en effet qu'il luy importoit beaucoup que Cleandre se repentant de son crime, voulust le luy confesser : luy envoya Menecée, s'imaginant qu'il luy diroit encore plus franchement qu'à un autre, toutes les particularitez de son dessein. Comme Menecée avoit tousjours fort aimé Cleandre, et que malgré toutes les apparences dont Artesilas et son Amy coloroient la chose, il ne croyoit point qu'il fust coupable, il luy fut aisé de luy persuader son innocence, et de luy faire croire la verité. Il la luy dit donc telle qu'elle estoit, en luy descouvrant sa veritable naissance : et luy aprenant toutes les marques qu'il en avoit, sans luy dire rien de la Princesse. Et comme Menecée luy demanda qui avoit ce petit Tableau, ces Tablettes, et toutes les autres choses qui pouvoient justifier ce qu'il disoit ; il luy a prit qu'il faloit le demander à Timocreon, qui en avoit tousjours eu le soing. Apres cela, Menecée fut retrouver Cresus, et luy dit tout ce que Cleandre luy avoit raconté : mais comme ce Prince avoit l'esprit preoccupé, il n'adjousta pas beaucoup de foy aux paroles de Cleandre. Neantmoins à la solicitation de Menecée il luy ordonna de voir Timocreon ; afin d'avoir principalement les Tablettes dont il luy parloit : parce qu'il avoit veû autrefois deux Lettres escrites de la main du Roy de Phrigie, et que de cette sorte s'il y avoit de ! a verité à ce qu'on luy disoit, il pourroit reconnoistre cette escriture. Menecée fut donc trouver Timocreon, qui fut alors contraint de luy confier que la Princesse sçavoit quelque chose du dessein de Cleandre : car croyant que celuy à. qui il avoit : commandé de porter à cette Princesse tout ce qu'il luy avoit donné en garde n'y auroit pas manqué : il fut forcé pour
pouvoir justifier la naissance de Cleandre à Cresus, de prier Menecée d'aller trouver la Princesse Palmis, pour luy demander toutes ces choses : et de dire seulement à Cresus, que c'estoit un des domestiques de Timocreon qui les luy avoit données. En effet Menecée qui aimoit et qui aime encore mon Pere avec une tendresse extresme, luy tint sa parole, et fit exactement ce qu'il luy avoit dit : mais il fut estrangement surpris, d'apprendre que la Princesse qu'il fut trouver, n'avoit point veû ce Domestique de mon Pere : et que par consequent elle n'avoit point receû ce qu'il croyoit qu'elle deust avoir. Menecée fit chercher cét homme aveques soing, mais ce fut inutilement : et on ne sçeut point alors, ce qu'il estoit devenu. De sorte que ne pouvant faire rien voir à Cresus de tout ce qu'on luy avoit promis, il ne voulut plus souffrir qu'on luy parlast de Cleandre, comme estant Fils du Roy de Phrigie : et il traitta cela de fourbe et de mensonge : deffendant expressément à Menecée d'en parler à personne, si bien qu'il ne s'en espandit aucun bruit à la Cour. Je vous laisse donc à juger quel fut le desespoir de mon Pere, de voir qu'il avoit perdu non seulement ce qui pouvoit justifier Cleandre aupres de Cresus, mais encore ce qui pouvoit le faire reconnoistre au Roy de Phrigie. Lors que Cleandre le sçeut, il en fut tres affligé : et la Princesse en fut si touchée, qu'il ne luy fut pas possible de cacher sa melancolie.
Palmis, pour entrer en contact avec Cleandre prisonnier, recourt aux services de l'amant de Cylenise, Tegée, fils de Pactias, gouverneur de la citadelle. Il est convenu que Cylenise et une suivante iront trouver Cleandre de nuit, munies d'une petite lampe que Tegée doit leur fournir. Palmis se résout à cette solution malgré le danger qu'elle représente.
Cependant Artesilas estant entierement gueri de ses blessures, triomphoit du malheur de son Rival : le Prince Myrsile et Abradate croyoient bien que Cleandre n'estoit pas coupable. Mais il y avoit toutesfois tant d'obscurité en sa justification, qu'ils ne pouvoient pas persuader à Cresus
qu'il fust innocent. Pour le Prince Mexaris, quoy qu'il ne le creust pas criminel non plus que les autres : l'on a neantmoins pensé qu'il ne fut pas trop marri de sa disgrace, par un sentiment d'ambition : qui luy fit croire que Cleandre n'estant plus en credit quand Cresus mourroit (car il y avoit une grande difference d'âge entre ces deux Freres) il pourroit plus aisément venir à bout d'exclurre le Prince Myrsile du Throsne, et de s'emparer de la Couronne. Il n'y avoit donc presques que Menecée, qui agist ouvertement pour Cleandre et pour nous : la Princesse ne l'osant faire qu'en secret, et par des voyes détournées. Il en faut toutesfois excepter Esope, qui parla tousjours avec une hardiesse digne de beaucoup de loüange : ainsi voila le malheureux Cleandre criminel en aparence, et en effet le plus innocent, et le plus infortuné d'entre les hommes. Mais quelque douleur qu'il eust de voir qu'il n'avoit presques plus d'esperance de se faire reconnoistre au Roy son Pere ; ny mesme de sortir de prison : l'absence de sa chere Princesse le tourmentoit beaucoup davantage : et quand il songeoit qu'il en estoit si proche, et qu'il y avoit neantmoins tant d'impossibilité à la voir, il ne pouvoit suporter son malheur aveque patience. Cependant Artesilas qui vouloit que la punition suivist la prison ; et qui estoit de l'humeur de ceux qui craignent encore les Lions enchainez ; faisoit tous les jours imposture sur imposture, pour faire perir Cleandre : et il en couroit de si fascheux bruits dans la Cour, que la Princesse en fut estrangement allarmée. Elle croyoit bien que si elle eust pû avoir la hardiesse de dire au Roy qu'elle avoit veû tout ce qui justifioit la naissance de Cleandre, cela auroit peut-estre servi de quelque
chose : mais comme elle ne le pouvoit faire sans descouvrir en quelque sorte l'innocente intelligence qui estoit entre eux, elle ne s'y pouvoit resoudre. Neantmoins aprenant que ses ennemis n'estoient pas satisfaits de sa prison, et qu'ils en vouloient encore à sa vie : elle tascha de se vaincre, et celle se vainquit en effet. Mais la difficulté fut de pouvoir advertir Cleandre, de la resolution qu'elle prenoit de parler au Roy, en cas qu'elle aprist avec certitude qu'il vouloit porter les choses à la derniere extremité. Car elle craignoit que s'il n'estoit pas adverti, il ne contredist ce qu'elle diroit : et qu'il ne fist luy mesme obstacle à sa justification. De sorte que consultant avec Cylenise sur ce sujet, cette Fille qui voyoit sa Maistresse dans une inquietude assez bien fondée : apres y avoir un peu pensé, luy aprit ingenûment qu'il y avoit desja assez long-temps que le fils de celuy qui commandoit dans la Citadelle de Sardis, faisoit semblant de ne la haïr pas : et qu'ainsi elle croyoit que si elle luy demandoit quelque office, elle le trouveroit, disposé à le luy rendre, quelque dangereux qu'il peust estre. La Princesse fit d'abord quelque difficulté de se confier à un homme jeune et amoureux : mais enfin ne pouvant trouver d'autre expedient, elle consentit que Cylenise l'employast. Elle imagina pourtant une chose, qui la mettoit un peu à couvert : car comme Cylenise estoit ma Parente, elle fit que je fus le pretexte du service qu'elle devoit demander à son Amant. Comme je ne pouvois estre justifié, sans que Cleandre le fust, et que tout le monde sçavoit bien que ses interests estoient les miens, elle pensa que Tegée (car l'Amant de Cylenise se nomme ainsi) ne trouveroit pas estrange qu'elle
demandast à luy parler : Enfin, Madame, cette Fille sçeut si bien mesnager l'esprit de Tegée, que quelque difficulté qu'il y eust a trouver les voyes de parler a Cleandre, il luy promit de les chercher : et en effet il luy tint sa parole : et. Il fut un matin luy dire que si elle vouloit, elle pourroit luy parler la nuit prochaine, la chose ne se pouvant pas à une autre heure. D'abord Cylenise ne s'y pouvoit resoudre : mais enfin Tegée luy fit comprendre que cela n'estoit pas si difficile qu'elle se l'imaginoit : parce que les jardins du Palais donnent presques jusques sur la contr'escarpe des fossez de la Citadelle, y en ayant mesme une Porte de derriere de ce costé là : et justement à l'endroit par où il faloit aller, pour pouvoir parler à Cleandre, par une fenestre grillée et fort basse qui y donnoit, et à la quelle il le feroit venir, à l'heure qu'ils concerteroient ensemble, faisant abaisser un petit Pont qui estoit sous cette fenestre, et d'où elle pourrroit l'entretenir assez commodement sans qu'on s'en apperçeust ; parce que ce seroit luy qui seroit en garde de ce costé là. Tegée luy ayant donc bien fait voir la possibilité de la chose, Cylenise demeura d'accord aveques luy, qu'elle s'iroit promener un soir fort tard dans les jardins, avec une de ses Compagnes ; ce qu'elle pouvoit faire d'autant plus aisément, qu'il y avoit un escalier dérobé assez prés de la Chambre des Filles, qui respondoit dans ces jardins. Que quand il seroit precisément l'heure dont ils convinrent, elles iroient jusques au bout de ce petit Pont : et que pour marquer que ce seroit elles, Cylenise descouvriroit deux ou trois fois une petite Lampe qu'il dit qu'il luy envoyeroit : qui estoit faite de facon, qu'on en pouvoit cacher la lumiere, en
tournant un ressort qu'il y avoit. La chose estant donc ainsi resoluë, elle fut retrouver la Princesse, pour luy dire ce qu'elle avoit fait : mais voyant ce dessein si avancé, elle pensa s'en repentir. Toutesfois le peril ou elle voyoit Cleandre ; la pensée qu'elle eut que quand elle voudroit apres luy faire sçavoir ses intentions, elle ne le pourroit peut estre plus, puis que l'ordre de la garde que faisoit Tegée pouvoit changer, firent qu'elle se resolut enfin d'envoyer Cylenise aprendre à Cleandre ce qu'elle avoit dessein de faire pour luy, afin qu'il ne la contredist pas. Mais quand elle vint à considerer, que Cylenise ne pouvoit pas aller seule en ce lieu là, elle changea presques de sentiment ; parce qu'elle ne pouvoit se resoudre à se confier à pas une autre de ses Filles. Enfin apres avoir bien cherché ; Mais Madame, luy dit Cylenise, la crainte et la recompense font que l'on peut aisément trouver des gens fidelles : c'est pourquoy souffrez que je gagne une de mes Compagnes, et que je suborne aussi le Portier des jardins, du costé de la Citadelle ; afin qu'apres nous estre promenées assez tard elle et moy, nous allions avec cette Lampe que Tegée me doit envoyer, par cette grande Allée de Cyprès, qui donne jusques à la Porte qui est vis à vis du bout de ce Pont sur lequel je dois parler à Cleandre. Ha Cylenise, s'écria la Princesse, que vostre expedient est fascheux ? Il n'y en a pourtant point d'autre Madame, reprit - elle, si vous ne voulez escrire, et : confier vostre Lettre à Tegée : il me semble toutesfois qu'estant Parente de Sosicle, il y a moins de danger que je parle à Cleandre ; qu'il n'y en a que vous luy écriviez. La Princesse s'affligea alors extrémement et
sans pouvoir se resoudre à ce que Cylenise luy proposoit, elle ne resoluoit rien. Mais Madame, luy dit elle, il y va de la vie de Cleandre : Mais Cylenise, adjousta la Princesse, il y va de mon honneur. Il n'y va pas du moins de vostre vertu, répondit cette Fille, et je ne sçay si la generosité veut que l'on s'empesche de faire une bonne action, par la seule crainte d'estre soupçonné d'en avoir fait une mauvaise. Et puis, Madame, cette action quand mesme elle seroit sçeuë, passeroit bien plustost pour une action de charité, que pour une de galanterie. Apres tout. Madame, puis que vous estes resoluë de parler au Roy ; que de plus, vous sçavez que ce Prince vous a voulu faire espouser Cleandre, et que vous pouvez mesme luy faire connoistre que vous le sçavez : je ne voy pas qu'il y ait tant à hasarder. La Princesse pensa toutefois se contenter d'escrire, et de faire donner la Lettre à Tegée, pour la rendre à Cleandre : mais quand elle venoit à penser au grand nombre de choses qu'il faloit dire : et que si par malheur cette Lettre estoit perduë, elle pourroit nuire également et à elle, et à Cleandre, elle changeoit encore de dessein : et elle ne vouloit plus ny que Cylenise allast à cette assignation, ny escrire : et elle demeuroit infiniment affligée. Mais Esope l'estant venu voir, et luy ayant dit que l'on parloit si mal de l'affaire de Cleandre, qu'il avoit creû à propos de prendre la liberté de la venir suplier de vouloir proteger un homme aussi illustre que celuy là : apres qu'il fut parti fort satisfait de la response de la Princesse, elle acheva de se resoudre : et elle dit enfin à Cylenise, qu'elle consentoit qu'elle allast parler à Cleandre : et qu'elle luy laissoit le soin de choisir celle de toutes ses Compagnes qu'elle croiroit
la plus discrette.
Cylenise parvient à entrer en contact avec Cleandre, qui l'enjoint d'inviter Palmis à ne pas se compromettre auprès de son père. Mais l'entretien est interrompu par l'arrivée de soldats qui arrêtent les deux femmes, ainsi que Tegée, et les mènent auprès du roi. Cresus apprend lors de l'interrogatoire qu'il existe un lien secret entre Cleandre et sa fille.
Mais pour abreger mon discours autant que je le pourray, puis qu'il n'est desja que trop long : je vous diray que Tegée envoya la Lampe qu'il avoit promise ; que Cylenise choisit : celle qui la devoit accompagner, et qu'apres avoir esté instruite exactement de ce qu'elle devoit dire, elles demeurerent seules dans les jardins, avec cette Lampe obscure qui n'esclairoit que quand on vouloit. Elles furent donc par l'Allée de Cyprés, jusques à la porte du jardin, qui donne vers le petit Pont dont Tegée avoit parlé à Cylenise : mais à ce qu'elle m'a dit depuis, elles y furent en tremblant, et penserent vingt et vingt fois s'en retourner. Neantmoins elle acheverent leur voyage, comme je l'ay desja dit, et estant arrivées au bout du Pont, apres que le Jardinier qui estoit gagné leur eut ouvert sa porte ; Cylenise ayant descouvert et caché deux ou trois fois la Lampe qu'elle portoit, comme elle en estoit convenuë avec Tegée (car elles avoient traversé le jardin et passe la porte à la seule clarté des Estoiles) un moment apres le Pont s'abaissa ; la fenestre grillée fut ouverte ; et Cleandre y parut, ou pour mieux dire s'y fit entendre : car aussi tost que Cylenise fut à l'endroit où elle devoit parler, elle tourna sa Lampe, et en fit de nouveau tourner le ressort, de peur d'estre descouverte. Comme la fenestre estoit fort basse, Cleandre prenant la parole sans hausser la voix : est-il possible, luy dit-il, que je puisse encore avoir la satisfaction de vous parler, et n'est-ce point un songe agreable que je fais ? parlez donc Cylenise, adjousta t'il, afin que je vous connoisse : et dites moy qui est la personne que j'entre-voy aveques vous. Seigneur, luy dit elle, vous pouvez juger que puis qu'elle est icy,
c'est une personne fidelle : ainsi pour ne perdre pas des moments si precieux. Il faut que je me haste de vous dire, que la Princesse est resoluë, pour conserver vostre vie de dire au Roy ce qu'elle sçait de vostre naissance. Elle a voulu, Seigneur, vous en advertir, de peur que vous ne contre-disiez ce qu'elle dira : et alors Cylenise commença de luy faire sçavoir tout au long, toutes les choses que la Princesse luy avoit ordonnées : soit de ce qu'elle devoit dire au Roy son Pere, soit de ce que Cleandre devoit respondre. Quoy Cylenise (luy dit-il, apres l'avoir escoutée avec beaucoup d'attention) cette admirable personne prend soin de ma vie, et veut bien se resoudre pour la conserver, de faire une chose si fâcheuse pour elle, et si difficile ! ha Cylenise, je ne puis presques me l'imaginer. Mais si elle ne me la peut conserver, qu'en le faisant une si grande violence : dites luy, je vous en conjure, que j'aime mieux mourir que de luy causer cette peine. Mais Seigneur, dit-elle, croyez vous que vostre mort luy fust agreable ? Non, repliqua t'il, je la croy trop bonne pour cela : mais ma vie luy est : si inutile, et luy donne tant de déplaisirs, qu'il me semble en quelque sorte juste de ne la conserver pas par une voye où elle s'expose sans doute à entendre du moins beaucoup de choses fascheuses du Roy son Pere. Assurez la donc, luy dit il, qu'elle peut me laisser mourir, sans que j'en murmure : dites luy, Cylenise, que je ne sens mon malheur, que pour l'amour d'elle : que je ne trouve ma prison rude, que parce que je ne la voy plus : et que pourveû que je ne perde point son amitié, je me consoleray sans peine de la perte d'une Couronne, et mesme de celle de ma vie. Comme ils en estoient là, un Soldat
qui avoit discerné la voix d'une Femme, et qui n'estoit pas de ceux qui estoient gagnez, en fut advertir le gouverneur ; qui se louant aussi tost, fit mettre tous ses gens en armes ; ut à la Chambre de Cleandre ; fit ouvrir la porte de ce Pont ; et fit sortir quelques uns de ses Soldats, pour s'éclaircir de ce qu'on luy avoit dit. Tegée s'y voulut opposer, mais il n'estoit pas le plus fort ; et son Pere le fit prendre luy mesme. Cependant Cylenise et sa Compagne oyant ce bruit, et entendant ouvrir la porte, voulurent fuir, et regagner celle du jardin, mais il leur fut impossible : et Cleandre voyant prendre une Fille de la Princesse devant luy, et pour l'amour de luy, sans la pouvoir secourir, disoit et faisoit des choses capables de descouvrir ce qu'il avoit si long temps caché. Comme Cylenise vit venir ces Soldats à elle, et qu'il n'y avoit point de moyen d'échaper, elle fit tourner le ressort de la Lampe, et se faisant connoistre à eux, ils en furent si surpris, qu'ils changerent leur violence en civilité : n'y ayant pas un de ces Soldats qui ne l'eust veuë cent fois aupres de la. Princesse, quand elle alloit se promener à la Citadelle. Cette Fille qui a sans doute beaucoup d'esprit, leur dit que le danger où j'estois pour l'amour de Cleandre, estant la cause de ce qu'elle faisoit, on ne devoit pas trouver estrange qu'elle voulust sauver la vie à un de ses Parents ; en concertant avec celuy qui l'avoit mis en peine, par quelle voye on pourroit faire connoistre son innocence. Ces Soldats l'escouterent paisiblement, et mesme ils ne la contredirent point : toutesfois ils la menerent avec sa compagne au gouverneur de la Citadelle, qu'elle voulut persuader de la rendre à la Princesse, sans faire sçavoir au
Roy ce qui s'estoit passé ; mais elle n'en pût venir à bout. Au contraire, comme il estoit fort exact, apres avoir fait mettre ces deux Filles dans une chambre, avec beaucoup de civilité, et donné ordre que l'on gardast soigneusement les Prisonniers, et mesme son Fils ; il envoya advertir le Roy de ce qui s'estoit passé, et envoya aussi vers la Princesse, luy demander pardon, de ce qu'il retenoit deux Filles qui estoient à elle : presupposant, disoit il, qu'elle ne les voudroit plus advoüer, apres la hardie et criminelle action qu'elles avoient faite. Comme vous pouvez aisément vous imaginer les divers sentimens de toutes ces Personnes, je ne m'arresteray pas à vous les dire : car je m'assure que vous comprenez facilement quelle fut la surprise de la Princesse et son affliction ; le desespoir de Cleandre ; celuy du pauvre Tegée, qui craignoit que Cylenise qu'il aimoit, ne le punist de la violence de son Pere, ou ne le soupçonnast de l'avoir trahie ; l'embarras de cette Fille, aussi bien que de sa Compagne, et enfin l'estonnement de Cresus, d'aprendre l'action de Cylenise. Il fut si grand, que pour sçavoir precisément ce que c'estoit, il envoya ordre au gouverneur de la Citadelle, nommé Pactias, de la luy amener à l'heure mesme avec celle qui l'avoit accompagnée ; et en effet la chose fut executée comme il le vouloit. Quand Cylenise fut en sa presence, est il possible, luy dit il, que ma Fille puisse avoir nourri aupres d'elle, une personne capable de faire une action si esloignée de la modestie de son Sexe ? Seigneur, luy dit-elle, les aparences sont quelquesfois bien trompeuses : et cette hardiesse qui vous paroist si criminelle, vous paroistroit peut estre fort loüable, si vous estiez persuadé des veritez
que je vay vous dire : Car enfin, Seigneur, je suis Parente de Sosicle. Il est vray, interrompit le Roy, mais c'estoit à Cleandre que vous parliez : je l'advoüe encore, repliqua t'elle, car puis que c'est par luy que Sosicle peut estre justifié, il a bien falu parler à celuy qui peut faire connoistre son innocence. Quoy qu'il en soit, Cylenise, dit-il, croyez vous que ma Fille trouve bon que vous sortiez de chez elle au milieu de la nuit ? et croyez vous que je me laisse persuader que vous ne parliez à Cleandre, que pour les interests de Sosicle ? Parlez Cylenise, parlez : et découvrez moy ingenument qui vous fait agir. Comme les choses en estoient là, Pactias s'aprocha de l'oreille du Roy, et luy dit tout bas, à ce que l'on a sçeu depuis, que le Soldat qui l'avoit adverti qu'il y avoit des gens sur le Pont de la Citadelle, l'avoit assuré avoir entendu le Nom de la Princesse, en la bouche de Cleandre, et en celle de Cylenise : mais qu'il n'osoit pas luy respondre que cela fust vray : et qu'il ne le luy disoit qu'afin qu'il interrogeast mieux cette Fille. Le Roy parut fort troublé de ce que Pactias luy avoit dit : car se souvenant tout d'un coup, de la douleur que la Princesse avoit témoigné avoir de la prison de Cleandre, et des soings qu'elle avoit pris à le vouloir justifier : il creût qu'il y avoit sans doute quelque chose de caché, que Cylenise ne disoit pas. De sorte que changeant sa façon d'agir avec elle, il luy parla avec plus de rudesse qu'il n'avoit fait ; neantmoins quoy qu'il peust dire, et quoy qu'il peust faire, il ne pût jamais l'obliger à dire rien contre la Princesse. Mais la Fille qui estoit avec elle, n'estant ny si adroite, ny si hardie, ny mesme si affectionnée qu'elle : et le Roy s'estant advisé de les faire
separer ; il l'obligea par promesses et par menaces, à dire ce qu'elle sçavoit. Elle dit donc ingenûment, que la Princesse sçavoit la chose : mais croyant qu'elle la justifioit fort, elle protestoit qu'assurément ce n'estoit que par la compassion qu'elle avoit de ces prisonniers qu'elle avoit envoyé Cylenise leur parler. Le Roy voulut luy faire dire ce qu'elle avoit entendu, pendant cette conversation de nuit, mais elle ne pût luy obeïr : car elle luy avoüa qu'elle avoit eu tant de frayeur, de se voir seule avec Cylenise au lieu ou elles estoient, et à l'heure qu'il estoit : qu'elle n'avoit oüy leur conversation que fort confusément : advoüant toutesfois que le Nom de la Princesse y avoit esté fort meslé. Il n'en falut pas davantage, pour exciter un grand trouble dans l'ame du Roy, qui ne douta plus du tout qu'il n'y eust une intelligence secrette, entre Cleandre et la Princesse sa Fille. Il revit encore une fois Cylenise : mais il la vit avec tant de colere dans les yeux, et tant de marques de fureur dans ses paroles ; qu'elle eut besoin de toute sa constance, pour n'en estre pas ébranlée.
Cresus convoque Palmis qu'il accuse de crime d'état. La princesse, qui suppose que Cylenise a tout avoué, reconnaît les faits, mais se justifie en invoquant la naissance prestigieuse de Cleandre et les projets de mariage que Cresus avait formés. Mais le roi lui demande désormais de haïr ce soupirant, qui ne peut, quoi qu'il en dise, produire les preuves de son origine noble. Palmis est assignée à résidence dans ses appartements.
Cependant on les remena à la Citadelle, et le Roy envoya chez la Princesse (car il estoit desja jour) pour luy ordonner de le venir trouver, ce qu'elle fit à l'heure mesme. Il ne la vit pas plustost, qu'il commanda qu'on le laissast seul avec elle : et on ne luy eut pas plustost obeï, que la regardant avec beaucoup de fierté, le n'eusse jamais creû, luy dit-il ; que vous eussiez eu le coeur si bas, que de vouloir lier une affection particuliere, avec un homme inconnu. Avec un homme, dis-je, qui est assurément d'une naissance fort mauvaise ; puis qu'il a la lascheté de faire une imposture pour sauver sa vie, en se disant Fils de Roy. Un homme enfin,
qui apres tant de bien-faits qu'il a reçeus de moy, m'a trahy, et a voulu renverser mon estat. La Princesse entendant parler le Roy de cette sorte, creût que Cylenise luy avoit tout advoüé : si bien que ne voulant pas nier une verité fort innocente, et se rendre effectivement criminelle par un mensonge, elle se resolut de ne luy déguiser rien. Seigneur, luy dit elle, je voy bien que je vous parois fort coupable : mais graces aux Dieux j'ay la satisfaction de sçavoir, que je ne la suis pas autant que vous le croyez. Quoy, interrompit il, vous ne l'estes pas infiniment, d'avoir une intelligence secrette avec un criminel d'estat ! Si le moindre de mes Subjets, adjousta t'il, en avoit fait autant que vous, il perdroit la vie infailliblement : jugez donc si vostre crime n'est pas plus grand que ne seroit le sien ; vous qui estes ma Fille ; qui estes interessée en la gloire de mon regne, et au bien de mes Peuples, et qui ne devez enfin avoir autre interest que le mien. Seigneur, luy dit elle, si j'en avois eu d'autre, je me croirois sans doute fort coupable : Mais cela n'estant pas, je vous supplie tres humblement de me donner un quart d'heure d'audience pour me justifier. Le Roy faisant alors un grand effort sur luy mesme, se teût et la laissa parler : Cette sage Princesse commença son discours adroitement, par l'amitié que le Roy avoit euë pour Cleandre dans son enfance : par celle des Princes ses Freres : par l'estime qu'elle en avoit fait : repassant aussi en peu de mots, et avec beaucoup d'art, tous les services qu'il avoit rendus au Roy : Ses Victoires ; ses conquestes, et toutes les Grandes choses qu'il avoit faites : disant pourtant tout cela de façon, qu'il ne sembloit pas qu'elle l'affectast : et paroissant au contraire, qu'elle ne le disoit
que parce que sa justification vouloit qu'elle le dist. Cependant Seigneur (luy dit elle, apres avoir rappellé malgré luy dans sa memoire tout ce qu'il devoit à Cleandre) cét homme si illustre en toutes choses ; à qui le Prince Atys devoit la vie ; et à qui je dois la vostre, n'auroit jamais obtenu aucune place particuliere dans mon coeur, sans deux considerations, tres puissantes. L'une, que j'ay sçeu que vous aviez dessein de me commander de l'espouser, au retour de cette campagne : l'autre, que j'ay apris qu'il est d'une naissance égale à la mienne : joint qu'outre ces deux raisons, je sçay de certitude qu'il ne vous a point voulu trahir : et qu'il n'a point de passion plus violente, que celle de pouvoir reconnoistre vos bienfaits. Le Roy surpris et en colere, de voir que la Princesse sa Fille sçavoit le dessein qu'il avoit eu touchant son Mariage : luy dit en l'interrompant, vous deviez du moins attendre que je vous eusse commandé d'espouser Cleandre, à luy donner des marques de vostre affection ; mais puis que vous estes si obeïssante à mes volontez, que vous l'eussiez espousé si je l'eusse voulu, haïssez-le aussi quand je le veux : et regardez la punition que je veux faire de son crime, sans y prendre autre interest que le mien. S'il estoit criminel je le ferois, luy repliqua t'elle, mais estant innocent et Fils d'un Grand Roy, je croy, Seigneur, que c'est vous servir, que de vous empescher d'attirer sur vous la colere des Dieux, en perdant un Prince qui ne vous a point offensé. Car enfin, Timocreon, Thimettes, et Acrate, ne disent point un mensonge, quand ils assurent que Cleandre est Fils du Roy de Phrigie. J'ay veû moy mesme toutes les choses qui justifient sa naissance : et je
sçay de plus, qu'il n'alloit pas se jetter dans le Parti de vostre ennemi pour vous combattre. Vous en sçavez trop, luy dit Cresus en l'interrompant : et quand vous n'auriez point fait d'autre crime, que celuy d'estre informée si particulierement, à ce que vous dites, des pensées les plus secrettes d'un homme comme Cleandre, inconnu et criminel ; vous seriez assez coupable pour estre indigne de pardon. Mais Seigneur, luy dit-elle, puis que je ne puis me justifier envers vous, qu'en justifiant Cleandre, et qu'en vous faisant voir sa veritable condition : pourquoy ne voulez vous pas vous en donner à vous mesme la patience ? Quoy, luy dit-il, vous voulez que je croye à vos paroles, parce que vous avez peut estre creû à celles de Cleandre, avec beaucoup de legereté ! Encore ne sçay je, adjousta t'il, si vous n'estes point complice de cette imposture grossiere, qui fait qu'il se dit Fils de Roy, justement lors qu'il est accusé d'un crime qui met sa vie en danger. Enfin où. Font toutes ces marques convainquantes ? Vous dites les avoir veues, mais vous ne les pouvez faire voir : car pour ce Tableau que toute la Cour a veû, et que j'ay veû comme les autres, cela ne conclut rien, non plus que toutes ces autres choses, à la reserve de la Lettre du Roy de Phrigie. Pour celle là, j'advoüe que comme je connois son caractere, elle auroit esté de quelque consideration. mais on s'est contenté de vous la monstrer, à vous qui ne la pouviez connoistre ; et on ne me l'a pas monstrée à moy, parce que l'en aurois descouvert la fausseté. En un mot, Cleandre est un inconnu ; vous ne l'avez deû regarder que comme tel ; vous n'avez pas mesme deû croire que je vous deusse commander de
l'espouser, que je ne vous l'eusse dit moy mesme, et je ne sçay encore si par quelque bizarre raison d'estat je vous l'avois commandé, si vous eussiez deû m'obeïr sans repugnance. De plus, quand Cleandre seroit fils de Roy, vous n'auriez pas deû encore avoir une intelligence secrette aveques luy : outre cela, se disant estre Fils de mon ennemy, estoit il juste de ne me le faire pas sçavoir à l'heure mesme ? et ne deviez vous pas presupposer, que cette seule qualité suffisoit pour m'empescher de souffrir jamais qu'il entrast dans mon alliance ? Concluons donc que de quelque façon que je considere ce que vous avez fait ; je vous voy si criminelle, que je ne vous scaurois plus voir. C'est pourquoy retirez vous à vostre Apartement, et attendez y mes ordres : sans vous mesler plus de la justification de Cleandre. Puis que la mienne est inseparablement attachée à celle de ce malheureux Prince, repliqua t'elle, il me semble, Seigneur, que c'est me faire un commandement fort injuste : Allez, luy dit-il, allez ; ne me répondez pas davantage : et sans songer à vostre prétenduë innocence, pensez seulement à prier les Dieux qu'ils vous pardonnent : car pour moy je ne vous sçaurois pardonner. La Princesse Palmis voulut encore luy repliquer quelque chose, mais il l'en empescha : et commanda au Lieutenant de ses Gardes, qui se trouva aupres de luy, de la remener à sa chambre, et de luy respondre de sa personne.
De son côté, Cleandre avait envoyé l'un de ses gardes pour essayer d'entrer en contact avec la princesse. L'arrestation de cet émissaire augmente les soupçons de Cresus. Le roi fait lors enfermer sa fille à Ephese, dans le temple de Diane. Au moment où Palmis est emmenée hors de Sardis, elle rencontre les yeux empreints de tristesse de Cleandre prisonnier.
Cette Princesse voyant donc qu'il n'y avoit pas moyen de fléchir le Roy son Pere, luy obeït les larmes aux yeux, et s'en retourna chez elle ; sans avoir mesme la consolation d'avoir sa chere Cylenise à se pleindre de ses malheurs. Sa Chambre estant devenuë sa prison,
personne n'eut plus la liberté de la voir, non pas mesme le Prince Myrsile, parce qu'il avoit toûjours paru fort affectionné à Cleandre. La Princesse de Clasomene la demanda, mais ce fut inutilement : Abradate s'empressa aussi beaucoup pour luy rendre quelque service, et toutesfois il n'en pût venir à bout : le Prince Mexaris quoy que peut-estre bien aise de tous ces desordres, en parut neantmoins fasché : la Princesse Anaxilée veusve du Prince Atys se souvenant de l'obstacle que la Princesse avoit autrefois aporté à son Mariage, n'en usa pas trop genereusement : mais pour Esope, il agit tousjours également bien : et quoy qu'il sçeust la Cour admirablement, sa Philosophie enjoüée et divertissante, eut pourtant toute la solidité imaginable : car il parla tousjours au Roy avec beaucoup de hardiesse, et pour Palmis, et pour Cleandre. Menecée fut aussi tres genereux : et il parla si hautement, que le Roy s'en fascha, et ne l'employa plus dans ses conseils ; luy deffendant absolument de publier que Cleandre se disoit Fils de Roy. Pour Artesilas, tout Amant qu'il estoit de la Princesse Palmis, il ne s'affligea pas de sa prison avec excès ; parce qu'il espera que cette fâcheuse avanture l'obligeroit peut-estre à se repentir de l'affection qu'elle avoit pour pour Cleandre : et il espera mesme agir avec tant d'adresse, qu'aveques le temps il pourroit faire en sorte qu'elle croiroit luy devoir sa liberté. Cependant Cleandre ayant sçeu le lendemain par quelqu'un de ses Gardes, que la Princesse estoit prisonniere, sentit un redoublement de douleur si grand, que tontes celles qu'il avoit souffertes en toute sa vie, n'estoient rien en comparaison. Aussi voyoit il sa fortune en un pitoyable estat : il
sçavoit de certitude qu'il estoit Fils de Roy, sans avoir plus en sa puissance ce qui le pouvoit justifier, et le faire sçavoir aux autres : il paroissoit ingrat et criminel envers Cresus, sans pouvoir luy donner de preuves convainquantes du contraire : il n'ignoroit pas qu'il estoit aimé de la Princesse qu'il armoit, mais il voyoit que selon les apparences, il ne la verroit plus jamais en estat de luy pouvoir donner de nouvelles marques d'affection : et il aprenoit qu'elle estoit prisonniere pour l'amour de luy. Cette derniere consideration estoit si forte dans son esprit, qu'il ne songeoit plus à toutes les autres choses qui le devoient affliger : jusques là, il avoit porté ses fers sans les vouloir rompre, mais dés qu'il sçeut que la Princesse estoit en prison, il ne songea plus qu'à sa liberté, afin de l'aller delivrer. Il prioit ses Gardes d'aller dire au Roy qu'on le fist mourir, pourveu qu'on delivrast la Princesse : et il donna enfin de si grandes marques d'amour, et d'une maniere si touchante : qu'un de ses Gardes en effet s'offrit à faire du moins tout ce qu'il pourroit pour sa consolation, s'il ne faisoit rien pour sa liberté. Cleandre acceptant son offre, le conjura d'aller au Palais, et de s'informer bien exactement quel ordre il y avoit à garder la Princesse ; afin de pouvoir apres juger, s'il y auroit impossibilité de luy faire tenir un Billet. Cét homme officieux fit ce que Cleandre luy dit, et fut effectivement au Palais : mais comme il n'estoit pas aussi adroit que bien intentionné, quelques uns de ces gens qui s'empressent ordinairement tant aupres des Rois, lors qu'il s'agit de rendre de mauvais offices, sçachant que ce Soldat estoit des Gardes de Cleandre, en advertit Cresus, qui le fit prendre aussi tost. Et
comme il ne dit pas une bonne raison de ce qu'il estoit allé faire au Palais : et que quelques uns de ceux à qui il avoit parlé, dirent qu'il leur avoit demandé quel ordre on observoit à garder la Princesse : on le mit en prison, et le Roy creüt que l'on vouloit songer à la delivrer. Si bien que pour la mettre en un lieu qu'il croyoit inviolable, et pour l'esloigner de Cleandre, qu'il ne pouvoit se resoudre de faire mourir, quelque irrité qu'il fust contre luy : il fit conduire le lendemain cette Princesse à Ephese, dans le Temple de Diane : ordonnant à celle qui commande les cent Vierges voilées qui y font, de ne la laisser parler à qui que ce fust : faisant delivrer la Compagne de Cylenise, et faisant mettre aussi en liberté le Fils de Pactias, à cause de la fidelité de son Pere. Cette sage Princesse demanda à prendre congé du Roy, mais il luy refusa cette grace : en suitte elle pria que du moins on luy rendist Cylenise, et qu'on luy donnast mesme prison qu'à elle ; ce qu'on luy refusa encore : de sorte que le jour suivant, sans que personne eust la liberté de la voir, elle partit de Sardis, escortée par cinq cens chevaux, pour s'en aller à Ephese, qui n'en est qu'à trois journées seulement. Mais, Madame, comme pour y aller, il faloit de necessité passer par derriere les jardins du Palais, et devant la Citadelle ; justement vis à vis de la fenestre par où Cleandre avoit parlé à Cylenise : il arriva que ce malheureux Prince se promenant dans sa. Chambre, et s'entretenant tousjours de ses infortunes, vit passer cette Princesse, et la reconnut : et qu'elle aussi levant les yeux pour regarder cette mesme fenestre en passant, y vit Cleandre. De vous dire, Madame, ce que ces deux illustres Personnes
sentirent en cét instant ; et de vous exagerer tout ce que cette veuë eut de douloureux et pour l'un et pour l'autre, il ne seroit pas aisé. Cleandre eust bien voulu pouvoir rompre ses Grilles ; la Princesse eust du moins souhaité pouvoir faire aller son Chariot un peu plus lentement : mais enfin marchant tousjours, ils se virent assez pour redoubler toutes leurs douleurs ; et ils ne se virent pas autant qu'il faloit, pour en pouvoir tirer quelque consolation. La Princesse luy fit toutesfois un signe de teste et de main, qui luy fit comprendre qu'elle le pleignoit dans ses infortunes : et il luy fit connoistre aussi par une action tumultueuse et violente, quoy que pleine de respect, quel estoit le trouble de son ame. Cependant le Chariot marchant tousjours, ils ne se virent bientost plus : mais la Princesse regarda pourtant encore long temps le lieu de la prison de Cleandre, à ce que m'a dit un de ceux qui l'accompagnerent.
La guerre contre le roi de Phrigie reprend. Durant l'absence de Cresus, Menecée parvient à faire délivrer Cleandre et ses compagnons, qui prennent la route d'Ephese, déguisés en étrangers. Cleandre est aidé par la fortune : il parvient à introduire Cylenise dans le temple, auprès de Palmis, et il retrouve, dans la maison de leur hôte à Ephese, tous les documents servant à la reconnaissance de ses origines nobles.
Depuis cela, Madame, la Cour de Lydie fut aussi melancolique qu'elle avoit esté agreable et divertissante : le Mariage d'Abradate et de la Princesse de Clasomene ne laissa pas toutesfois de se faire : cependant Artesilas ne vint pas à bout de tous ses desseins : car il ne pût obliger Cresus à faire mourir Cleandre, ny à rapeller la Princesse Palmis. Joint que Cresus, qui sçavoit que le Roy de Phrigie estoit entre dans les Estats, fut contraint d'aller en personne à l'Armée ; et ce fut une des raisons qui l'obligerent d'envoyer la Princesse sa fille à Ephese : ne voulant pas qu'elle demeurast au mesme lieu où Cleandre estoit prisonnier. Les affaires generales changerent pourtant de face ; car, comme vous le sçavez, le Roy d'Affine qui avoit en
levé la Princesse Mandane, envoya solliciter ces deux Rois qui estoient ses Alliez, d'entrer dans son Parti : ce qu'ils firent l'un et l'autre par Politique, faisant une Tresve entre eux, pendant qu'ils iroient secourir le Roy d'Assirie, et s'opposer à la puissance des Medes qu'ils redoutoient, ou plustost à la valeur de l'illustre Cyrus sous le nom d'Artamene ; si redoutable par toute l'Asie. Le Roy de Phrigie demanda toutesfois malgré la Tresve, que ses Troupes ne fussent pas meslées aux Troupes Lydiennes : Enfin, Madame, vous sçavez trop bien tout ce qui s'est passé en Asie depuis ce temps là, pour vous en entretenir : joint que Cleandre n'y ayant aucune part, puis qu'il a tousjours esté en prison, je n'ay rien à vous en dire. Car apres la premiere deffaite du Roy d'Assirie, Cresus ayant eu quelque mescontentement de luy, se retira, et retourna à Sardis, sans changer rien ny à nostre prison, ny à celle de la Princesse. Cependant Artesilas n'estoit pas non plus trop heureux ; puis que ne pouvant faire absolument perir son Rival, ny voir sa Maistresse, on peut dire qu'il s'estoit puny luy mesme d'une partie de ses crimes. Pour Cleandre, comme il est soit aimable, il se fit aimer de ses Gardes : et jusques au point qu'ils luy laissoient la liberté d'escrire et de recevoir des Lettres, malgré les deffences de Pactias : de sorte qu'il escrivit à Esope, afin qu'il luy donnast moyen de pouvoir donner de ses nouvelles à la Princesse, ce qu'Esope luy accorda sans que j'aye pû descouvrir encore par quelle voye il le pût faire. Cependant Cleandre, Thimettes, Timocreon, Acrate, et moy, vivions dans une melancolie estrange ; et nous vescusmes tousjours ainsi, jusques à ce que Cresus estant en
inquietude d'aprendre les prodigieuses victoires de l'illustre Cyrus, envoya par tous les celebres Oracles qui sont au monde, sans que j'aye pourtant sçeu ce qu'il leur a fait demander : car on. n'en estoit pas encore revenu, quand je suis party de Sardis. Mais pendant le voyage de tous ces ambassadeurs, qu'il a envoyez consulter les Dieux, il ne laissa pas de faire de grandes levées : il envoya diverses Personnes chez divers Princes : et il estoit enfin si occupé de quelque grand dessein qu'il avoit et qu'il a encore assurément dans l'esprit, qu'il songeoit beaucoup moins à Cleandre. Or Madame, pour accourcir mon recit, il faut que je me haste de vous dire, que Cresus estant allé faire la reveuë de ses Troupes, Tegée Fils de Pactias et Amant de Cylenise, trama avec Menecée, et trouva les voyes de nous delivrer : l'amour l'emportant dans son coeur, sur toute autre consideration. Il eust peut-estre bien voulu ne delivrer que Cylenise : mais Menecée dont il avoit besoin, ne voulant l'assister que pour delivrer Cleandre, Thimettes, Timocreon, Acrate, et moy, il falut qu'il s'y resolust. De sorte qu'une nuit, que je ne songeois pas seulement à la liberté, Tegée qui avoit suborné la plus grande partie des Gardes de Cleandre, et de la garnison de Pactias, entra dans la Citadelle (car il n'y avoit plus logé depuis l'avanture de Cylenise) et allant à la Chambre de Cleandre il luy dit qu'il estoit libre : et en suitte passant à celles où nous estions tous, nous nous trouvasmes en liberté, quand nous n'y pensions point du tout, et mesme le Garde qui avoit voulu servir Cleandre Ce qui facilita la chose, fut que Pactias estoit allé pour deux jours seulement hors de Sardis, et qu'Artesilas estoit avecques
le Roy : de plus, Menecée qui avoit conduit l'entreprise, avoit cinquante chevaux tous prests pour nous faire escorte : si bien que sans combat et sans grand tumulte, nous sortismes de la Citadelle par cette mesme Porte par ou la pauvre Cylenise y estoit entrée. J'oubliois toutesfois de vous dire, que Tegée ne fut à la Chambre de Cleandre pour le delivrer, qu'apres avoir esté à celle de Cylenise : pour laquelle il y eut un Chariot tout prest au sortir de la Citadelle. Cependant comme Menecée a beaucoup d'Amis dans Ephese ; que de plus c'est un lieu, où il est plus facile de se cacher qu'en tout autre, à cause de ce grand abord d'Etrangers, que le fameux Temple de Diane y attire : et qu'outre cela, il est aussi plus aisé d'y fuir quand on le veut, parce que la Mer y donne : il fut resolu que ce seroit là qu'on se retireroit, et d'autant plus que Cleandre ne vouloit point aller ailleurs, à cause de la Princesse Palmis, et que personne ne le voulut abandonner. Joint aussi que le gouverneur d'Ephese estoit Amy si particulier de Menecée, que quand il l'auroit reconnu, il ne craignoit pas qu'il l'eust voulu perdre, ny ses Amis non plus que luy. Enfin, Madame, quand nous fusmes à une journée de Sardis, nous nous déguisasmes tous le mieux que nous peusmes : et Cylenise avec une Fille qu'on luy avoit donnée pour la servir, et qui ne la quitta point, firent aussi la mesme chose : de sorte que nous arrivasmes à Ephese comme des Estrangers, qui alloient visiter le Temple de Diane. Menecée fit mesme entrer par diverses Portes tous ces Cavaliers qui nous avoient escortez : resolu d'avoir tousjours de quoy se deffendre, en cas qu'il en fust besoin. La premiere chose
que fit Cleandre, fut de passer devant le Temple de Diane : voulant du moins voir le lieu où demeuroit sa Princesse, puis qu'il ne la pouvoit pas voir elle mesme. Cependant, Madame, il arriva une chose assez extraordinaire pour la consolation de ces illustres Amants : qui fut que celle qui commande les Vierges voilées, et qui se nomme Agesistrate, se trouva estre Soeur d'une Dame d'Ephese, dont Menecée dans sa jeunesse avoit esté fort amoureux : et qu'il auroit espousée, si ses parents ne s'y fussent pas opposez. Si bien que cette Dame luy ayant cette obligation, il estoit tousjours demeuré une grande amitié entre eux, quoy qu'il y eust long-temps qu'ils ne se fussent veus : Menecée luy ayant mesme rendu des services considerables aupres de Cresus, en la personne du Mary qu'elle avoit espousé, et qui estoit mort depuis ce temps là. Enfin, Menecée se confiant à elle, luy representant l'injustice de Cresus : de ne vouloir pas souffrir que Cleandre se justifiast, et que la Princesse sa Fille fist voir son innocence : il fit si bien, qu'elle obtint de sa Soeur que Cylenise entreroit dans l'enclos du Temple, et seroit mise aupres de la Princesse : n'osant pas encore luy demander la permission de la faire parler à Cleandre, de peur d'estre refusé, et de luy nuire au lieu de le servir. Il vous est aisé de vous imaginer, quelle joye fut celle de la Princesse Palmis, de revoir sa chere Cylenise : et d'aprendre par elle que Cleandre estoit hors de prison, et qu'il estoit mesme à Ephese. Ce n'est pas qu'elle n'eust beaucoup d'inquietude, par la crainte qu'elle avoit qu'il ne fust reconnu, et qu'il ne fust repris : mais enfin Cylenise luy ayant dit qu'il sortoit peu, si ce n'estoit vers le soir, ou
le matin pour aller au Temple, et que de plus il estoit fort bien desguisé ; elle se consola, et se r'assura mesme un peu. Il est vray que la liberté de Cleandre, resserra la prison de la Princesse (s'il est permis de nommer ainsi un lieu si sacré que celuy là) car dés que Cresus sçeut que Cleandre estoit delivré ; il vint de nouveaux ordres à Agesistrate, de prendre encore garde de plus prés à la Princesse Palmis : Mais comme l'Amie de Menecée estoit pour nous, le redoublement des Gardes ne servit de rien. Il arriva mesme un cas fortuit fort estrange : qui fut que Cleandre retrouva dans la maison où il estoit logé, tout ce qui pouvoit servir : à sa reconnoissance, et voicy comme la chose estoit arrivée. Nous sçeusmes donc, que ce domestique de mon Pere qui estoit chargé de toutes ces choses, et de beaucoup d'autres encore ; voyant son Maistre prisonnier, s'estoit resolu de dérober tout ce qu'il avoit à luy, et qu'il s'estoit allé embarquer à Ephese. Que connoissant un serviteur de cette maison, il luy avoit laissé beaucoup de choses à garder : et entre les autres, tout ce qui pouvoit servir à la reconnoissance de Cleandre : luy declarant que s'il mouroit, il luy donnoit tout ce qu'il luy laissoit entre les mains : et luy disant qu'il n'oseroit revenir que son Maistre ne fust hors de peine : Mais en effet il est à croire qu'il pensoit que Cresus feroit mourir mon Pere : et qu'apres il pourroit revenir à Ephese, et y joüir en repos de son larcin. Cependant comme il s'embarqua dans un vaisseau de la Ville, et qu'il n'alla qu'à l'Isle de Chio, son Amy avoit souvent de ses nouvelles : mais il aprit enfin qu'il estoit mort, lors que Cleandre estoit logé chez son Maistre ; qui estoit Amy particulier
lier de Menecée : de sorte que voulant voir ce qu'on luy avoit donné, il visita toutes les choses que ce Domestique de mon Pere luy avoit laissées : et y trouva toutes celles dont je vous ay desja parlé. Si bien que ne pouvant cacher sa richesse, dans la joye qu'il avoit de la posseder, il fit voir ce petit Tableau à la Femme de son Maistre : qui trouvant quelque legere ressemblance de cét Amour que vous sçavez qui y est representé avec Cleandre, le luy fit voir, comme un cas fortuit tort extraordinaire. Si bien, Madame, que par là nous recouvrasmes tout ce qui avoit esté perdu ; en recompensant celuy à qui on l'avoit donné. Je vous laisse à juger de la joye de Cleandre, de voir qu'il retrouvoit une Couronne, lors qu'il n'avoit plus d'esperance de la posseder. Il fit donc sçavoir à la Princesse Palmis, cette prodigieuse rencontre : mais quoy que Menecée peust faire, il luy fut impossible d'obtenir pour Cleandre la permission de voir la Princesse : et tout ce que nous peusmes fut que par l'adresse de Cylenise, il eut la liberté de luy écrire, et qu'elle eut la bonté de luy répondre. Cependant nous ne sçavions pas trop bien que faire ; parce que Cleandre ne pouvoit se refondre de s'en aller se faire reconnoistre au Roy son Pere, et laisser la Princesse Palmis à Ephese. Il n'osoit aussi songer à l'enlever de là, quand mesme elle y auroit consenty ; ne sçachant pas s'il trouveroit un Azile assuré pour elle, et s'il seroit reconnu pour ce qu'il estoit. Il n'osoit non plus songer à faire sçavoir à Cresus qu'il avoit retrouvé tout ce qui pouvoit servir à la reconnoissance ; ayant sçeu par une Lettre de la Princesse, que la qualité de Fils du Roy de Phrigie ne luy seroit pas avantageuse dans l'esprit du
Roy son Pere.
Un autre concours de circonstances veut que Mandane, qui se trouve alors aussi à Ephese, prisonnière du roi de Pont, s'évade et cherche asile dans le temple. Cleandre forme alors le desssein d'enlever Mandane et Palmis afin d'aller chercher refuge auprès de Ciaxare. Les dispositions sont prises dans ce sens. Sosicle termine son récit en assurant qu'au moment où il a quitté Ephese, la fuite de Cleandre et des deux princesses était imminente et que la troupe devrait arriver d'ici à quelques jours.
Estant donc fort incertain de ce qu'il feroit, il sçeut deux choses en un mesme jour, qui luy firent prendre la resolution que je vous diray. La premiere fut que je luy dis que j'avois veu aborder un vaisseau Cilicien, dans lequel estoit le Roy de Pont, et la Princesse Mandane : et l'autre fut, qu'il estoit venu un ordre absolu de Cresus, de faire prendre l'habit des Vierges voilées à la Princesse sa Fille : et de la disposer à faire les derniers voeux quand il en seroit temps. Je vous laisse à juger combien cette rigueur de Cresus toucha Cleandre, et combien la Princesse Palmis en fut affligée : car outre qu'elle n'avoit point cette intention, Cleandre ne luy estoit pas assez indifferent, pour pouvoir obeïr au Roy son Pere sans beaucoup de peine. Agesistrate protesta mesme à la Princesse, qu'elle ne la recevroit pas quand elle le voudroit, parce que cette volonté seroit forcée : cela estant absolument opposé à leurs coustumes. Les choses estant en ces termes, la Princesse Mandane se déroba de ceux qui l'observoient, et se jetta dans le Temple de Diane, comme à un Azile : et en effet le Roy de Pont ne put l'en retirer, parce que le Peuple voulut se souslever contre luy, lors qu'il voulut l'entreprendre. Mais, Madame, elle n'y fut pas plustost, que Cleandre creut avoir trouvé un moyen infaillible d'obtenir un Azile inviolable pour sa Princesse, s'il pouvoit enlever Mandane, en enlevant la Princesse Palmis, afin de l'oster au Roy de Pont, et de la rendre à Ciaxare : ou en son absence, à l'illustre Cyrus. Car, disoit-il, si ce dessein reüssit, quand mesme le Roy mon Pere, qui est auprés de luy, ne me voudroit pas reconnoistre : le service que j'auray rendu à une Princesse si considerable
et à un si Grand Prince, meritera du moins que j'obtienne de Cyrus qu'il protege la Princesse Palmis. Et il est mesme à croire, adjoûtoit-il, que le Ciel favorisera un dessein qui n'a rien que de juste ; puis que pour delivrer une Princesse innocente, j'en arracheray une autre des mains de son ravisseur, pour la redonner au Roy son Pere. Enfin cette pensée sembla si raisonnable, pourveu qu'on la peust executer, qu'elle ne fut point contestée, luy par Thimettes, ny par Menecée, ny par Tegée, ny par mon Pere, ny par moy. Nous cherchasmes donc promptement les voyes de faire ce que Cleandre avoit imaginé : nous avions bien quelques gens à nous, mais nous n'en avions pas assez pour avoir recours à la force ouverte. Il falut donc agir avec adresse : et Menecée employa si utilement le pouvoir qu'il avoit sur l'esprit de son ancienne Maistresse, qu'elle le fit parler à sa Soeur ; qui est une personne de beaucoup de vertu et de beaucoup d'esprit, et de qui l'ame est grande et hardie. Il la vit donc, et luy representa de telle sorte l'injustice de Cresus, et celle du Roy de Pont ; qui la forca d'avoüer que quiconque pourroit mettre en lieu seur la Princesse Mandane, et la Princesse Palmis, feroit une action agreable aux Dieux. Elle ne luy eut pas plustost dit cela, que la prenant par ses propres paroles, il luy dit que c'estoit donc à elle à faire une action si genereuse : il ne put toutesfois l'obliger de remettre ces deux princesses entre ses mains : Mais elle luy aprit qu'il y avoit une regle parmy elles, qui portoit qu'il n'estoit pas permis de refuser de laisser sortir une fois celles qui devoient prendre l'habit des Vierges voilées ; afin qu'il parust qu'elles le venoient demander sans contrainte.
Que de cette sorte, si la Princesse Palmis vouloit, elle pouvoit demander cette grace : et faire sortir en mesme temps qu'elle la Princesse Mandane. Qu'elle donneroit ordre que la chose se fist un jour que le Roy de Pont ne le sçauroit point, et par une porte où l'on ne faisoit pas une garde fort exacte, parce que l'on ne l'ouvroit jamais : et qu'alors, si elles y consentoient, elles pourroient se confier à Cleandre. Apres cela, ayant obtenu la permission de parler à Cylenise, et Cylenise ayant ménagé l'esprit de la Princesse Palmis, et celuy de la Princesse Mandane, qui ont fait une grande amitié ensemble en peu de jours ; il a esté resolu que la Princesse Palmis feindra de vouloir obeïr au Roy son Pere : et qu'un jour, suivant la coustume, elle demandera à sortir, et sortira en effet, accompagnée de la Princesse Mandane, avec leurs femmes : et qu'à trois pas du Temple, il y aura un Chariot pour mettre ces princesses. Que Cleandre, Menecée, Timocreon, Tegée, et leurs gens, les escorteront jusques au bord de la Mer qui est fort proche : où une Barque les attendra pour les mener en Phrigie, et de là ils viendront par terre icy. De sorte que quand je suis party, la Barque estoit desja retenuë : et toutes choses estoient si bien disposées pour executer cette entreprise ; que selon les aparences, elle ne peut avoir manqué. Ce qui la facilite encore, est que le Roy de Pont s'est un peu blessé à une jambe, un cheval s'estant abatu sous luy, en allant de la vieille Ville à la Ville neusve, où est le Temple de Diane : et qu'ainsi quand la chose feroit quelque bruit, il n'y pourroit pas aller : car enfin il garde le lit avec assez de douleur, et sans qu'il puisse marcher. La Princesse Palmis a pourtant
voulu que Cleandre luy promist par une Lettre, qu'il la laissera tousjours aupres de la Princesse Mandane, jusques à ce qu'il ait fait sa paix avec Cresus, et qu'il le soit fait reconnoistre par le Roy de Phrigie. Cependant pour agir plus seurement, Menecée fit resoudre Cleandre à envoyer Thimettes, Acrate, et moy, vers le Roy son Pere, avec toutes les choses qui pouvoient servir à la reconnoissance du Prince son Fils, afin de luy preparer l'esprit à le mieux recevoir : et afin aussi d'advertir t'illustre Cyrus de l'office que le genereux Cleandre luy veut rendre, pour meriter sa protection. J'oubliois de vous dire, que pendant que nous avons esté à Ephese, Thimettes a sçeu fortuitement que ses Amis avoient fait sa paix avec le Roy son Maistre : de sorte que s'estant presenté à luy sans rien craindre, ce Prince ne l'a pas plustost veû, qu'il luy a donné beaucoup de marques de tendresse. Mais quand apres cela il luy a eu apris tout ce que je viens de vous dire : qu'il luy a eu monstré ce petit Tableau, ces Tablettes, et toutes les autres choses dont il estoit chargé : que ce Prince a eu leû sa Lettre et le Billet de sa chere Elsimene ; dont il a reconnu d'abord l'escriture ; il en a eu tant de joye et tant de douleur tout ensemble ; qu'il n'a jamais pensé pouvoir se determiner à laquelle des deux il devoit abandonner son ame. Comme j'ay esté celuy qui ay eu l'honneur de luy raconter toute cette histoire, qu'il a escoutée avec une attention extréme, j'ay aussi esté le tesmoing de cette agreable irresolution. Mais enfin le plaisir d'avoir un Fils, et un Fils si illustre, l'ayant un peu consolé de la perte de sa chere Elsimene : il a voulu voir Acrate, qui par son repentir a obtenu son pardon facilement.
Ce Prince a aussi voulu confronter ce Tableau avec celuy qu'il garde tousjours, et qui fut fait en mesme temps que l'autre ; et ne pouvant se laisser de regarder le Billet d'Elsimene, dont il reconnoissoit si bien l'escriture, que comme je l'ay dit, il ne pouvoit pas douter que ce n'en fust ; il a donné cent marques de gratitude et de reconnoissance, et à Thimettes, et à moy : et tout impatient d'apprendre cette agreable nouvelle à l'illustre Cyrus, il l'est allé trouver à l'heure mesme, et m'a commandé de le suivre : laissant Thimettes et Acrate dans la liberté de se reposer, car nous sommes venus avec une diligence extréme. Ainsi, Madame, j'espere que dans d'eux ou trois jours on aura nouvelle assurée que cette entreprise importante aura heureusement reüssi.