Face à la menace de mort qui pèse sur Cyrus, ses amis entreprennent de le libérer. Ils ameutent l'armée persane à l'extérieur de la ville. Mais les habitants eux-mêmes se soulèvent. Malgré l'insurrection, Ciaxare, manipulé par Metrobate, s'obstine à vouloir exécuter Cyrus. Le sacrificateur Thiamis vient le trouver et, par un long discours, lui fait part de sa désapprobation. Mais le palais est déjà pris d'assaut. Cyrus apparaît soudain, libre et, prenant la défense du roi désormais menacé, parvient à rétablir l'ordre. Ciaxare, désormais convaincu de son innocence, le réhabilite.
Les amis de Cyrus se réunissent chez Hidaspe et décident de tout essayer pour tenter de faire libérer leur héros prisonnier. Après avoir envisagé diverses solutions, ils décident de faire sortir quelqu'un de la ville pour prévenir l'armée persane. En fait, les habitants se soulèvent d'eux-mêmes, ce qui permet à Madate de franchir les murailles et se rendre au camp. Il exhorte les Persans à prendre les armes.
Une si funeste crainte ayant mis la fureur dans l'ame de tant de Princes, de tant de Rois, et de tant de personnes genereuses : ils penserent plus d'une fois perdre le respect qu'ils devoient à Ciaxare. Mais venant à considerer que les Gardes du Chasteau dépendoient absolument de Metrobate ; ils changerent de pensée, et en prirent une plus raisonnable. Ils furent donc en diligence chez Hidaspe, afin d'aviser quel remede l'on pouvoit aporter à un mal si pressant, et de si grande importance : puis qu'il s'agissoit de la vie du plus illustre Prince de la
Terre. La crainte qu'ils avoient euë de ne pouvoir sortir du Chasteau, se trouva mesme mal fondée : Car Metrobate s'étoit contenté de faire donner les ordres du Roy aux portes de la Ville ; pour faire que personne n'eust la liberté de venir du Camp à Sinope ; et que personne aussi ne peust aller de Sinope au Camp. Tons ces genereux Protecteurs du plus genereux de tous les Princes, et mesme de tous les hommes ; ne furent pas plustost chez Hidaspe, que cét illustre Persan leur adressant la parole avec precipitation ; Seigneurs ; leur dit il, soit que vous regardiez Cyrus comme Artamene, ou Artamene comme Cyrus, vous estes tous obligez de le sauver s'il est possible. Il n'y en a pas un d'entre vous qu'il n'ait obligé : et par consequent pas un d'entre vous qui ne luy doive son assistance. Pour nous autres Persans (dit il parlant d'Adusius, d'Artabase, de Madate, et de luy) nous serions des lasches si nous n'estions pas resolus de mourir tous pour sauver sa vie, ou pour vanger sa mort. Mais, Seigneurs (s'il m'est permis de parler ainsi, dans l'ardeur du zele qui m'emporte) vous seriez tous injustes, pour ne pas dire ingrats, si vous ne faisiez la mesme chose que nous. Pour vous autres (adjousta t'il regardant Ariobante, Megabise, et Aglatidas) qui estes nais subjets naturels de Ciaxare, quand l'interest de Cyrus ne vous toucheroit point, la gloire du Roy vostre Maistre vous devroit tousjours toucher : et vous devriez faire toutes choses possibles pour l'empescher
de respandre un sang, qui tout pur qu'il est, noirciroit sa vie d'une tache ineffaçable. Soit donc que vous soyez Phrigiens, Hircaniens, Grecs, Assiriens, Medes, Cadusiens, Paphlagoniens, Capadociens, ou Persans ; hastez vous de resoudre ce que nous avons à faire en une occasion si pressante : ou pour mieux dire encore, hastons nous d'agir : et ne perdons pas un moment, de peur que Metrobate ne nous previenne. A peine Hidaspe eut il achevé de parler, que tous ces Rois, tous ces Princes et tous ces Gens de qualité qui l'escoutoient, tesmoignerent qu'ils estoient resolus d'employer les remedes les plus violens pour un si grand mal : et de hazarder mille fois leurs vies, pour sauver celle de Cyrus. Ils chercherent donc dans leur esprit, toutes les voyez imaginables de faire reüssir leur dessein : et dans l'ardeur du zele qui les transportoit, ils firent cent propositions differentes : et mesme quelques unes dont l'execution estoit impossible : tant il est vray que cét accident troubloit leur raison, et animoit leur courage : chacun cherchant seulement en cette rencontre à se signaler par le danger de l'entreprise. Les uns vouloient que l'on allast à force ouverte au Chasteau demander Artamene : les autres que l'on joignist la ruse à la force : les autres que l'on allast tuer Metrobate : quelques uns que l'on fist souslever le peuple : quelques autres que l'on fist avancer l'Armée : et tous ensemble que l'on agist, que l'on travaillast, et que l'on sauvast Cyrus. Comme ils regardoient
tous Ciaxare comme un Prince preocupé, et qu'ils estoient veritablement genereux ; ils ne songerent jamais à s'attaquer à la personne : mais seulement à tirer de ses mains un Heros à qui il devoit toute la gloire de son regne, et la conqueste de plusieurs Royaumes. Enfin il fut resolu que l'on tascheroit de faire sortir quelqu'un par dessus les murailles de la ville avec des cordes : afin d'aller au Camp faire sçavoir aux Persans, que le fils unique de leur Roy estoit en danger de mourir, s'ils ne le secouroient promptement : esperant qu'en suitte toute l'Armée viendroit aux portes de Sinope : et que cela pourroit obliger Ciaxare à n'agir pas avec tant de precipitation. Que cependant Ariobante et Megabise retourneroient dans le Chasteau, afin de les advertir s'ils pouvoient, de tout ce qui s'y passeroit : et de voir encore s'ils ne pourroient point fléchir le Roy. Que de leur costé ils assembleroient tout ce qu'ils avoient d'Amis dans la ville, en attendant que l'Armée arrivast : pour se tenir prests de tout entreprendre, s'ils aprenoient qu'il en fust besoin : et pour souslever le peuple, s'il ne s'y trouvoit point d'autre remede. Mais ils connurent bien tost que leurs soins n'estoient pas necessaires pour cela : car comme on les avoit veus sortir en tumulte du Chasteau, et qu'en traversant les rues on les avoit entendu nommer plusieurs fois Artamene, et parler comme des personnes qui avoient quelque chose de fascheux dans l'esprit : en un moment tout le peuple de Sinope avoit passé de l'esperance
à la crainte, et de la joye à la douleur : de sorte que l'on voyoit dans toute la ville une emotion si grande, qu'il n'y avoit personne qui fist ce qu'il avoit accoustumé de faire. Les Artisans ne travailloient plus ; les Femmes parloient en diverses troupes parmi les ruës ; les Marchands alloient sur le port raisonner entr'eux sur l'affaire dont il s'agissoit ; les gens de qualité alloient chercher chez ces Rois et chez ces Princes, à s'éclaircir de ce que l'on faisoit au Chasteau : et il y avoit une consternation si tumultueuse par toute la ville ; qu'il estoit aisé de voir qu'on la feroit passer facilement à la revolte declarée. Ce qui augmentoit encore la confusion, estoit l'ordre que Metrobate avoit donné, de ne laisser plus entrer ny sortir personne : Car ceux qui estoient venus du Camp à la Ville y voulant retourner ; et ceux qui estoient allez de la Ville au Camp y voulant revenir ; ils ne pouvoient souffrir qu'on les en empeschast. Les uns voulant faire effort pour rentrer, et les autres pour sortir ; il y avoit un si grand vacarme aux portes, que le bruit s'en espandant par toute la ville, produisit pourtant un bien. Car comme tous les Soldats que Metrobate avoit fait venir de Pterie, estoient occupez ou aux portes de la Ville, ou au Chasteau ; il fut plus aisé à Madate durant l'obscurité de la nuit qui estoit survenuë, de se jetter dans le fossé, par un endroit de la muraille où l'on ne prenoit point garde. Il fut donc en diligence au Camp, faire sçavoir à tous les Persans, qu'Artamene estoit Cyrus, et que
leur Prince estoit prest de mourir, s'ils n'exposoient leurs vies pour sauver la sienne. Lors qu'il y arriva, il trouva desja tout le Camp en émotion : par le retour de plusieurs Capitaines, et de grand nombre de Soldats, que l'on n'avoit point voulu laisser entrer dans la ville : et qui disoient qu'assurément l'on faisoit mourir Artamene : et peut-estre aussi tous leurs Chefs et tous leurs Princes. Madate trouva donc dans cette Armée toute la disposition necessaire à la souslever : s'il rencontroit des Capitaines, c'est à vous, leur disoit il, à sauver l'invincible Artamene : vous qui avez partagé sa gloire, et qu'il à tant favorisez. S'il parloit à de simples soldats, c'est à vous mes compagnons, adjoustoit il, à sauver ce vaillant general, qui s'est toujours reservé la plus grande part des plus grands perils, et qui n'en a jamais voulu avoir aucune à la magnificence du butin, dont il vous a enrichis. S'il voyoit des Phrigiens, il leur disoit que le Roy leur Maistre leur commandoit d'aller à Sinope demander Artamene : s'il voyoit des Hircaniens, il leur disoit la mesme chose de la part du leur ; et ainsi à toutes les diverses Nations dont cette grande Armée estoit composée. De sorte que ce discours trouvant dans le coeur de tous les Capitaines et de tous les soldats une violente passion pour Cyrus (car nous ne le nommerons plus guere d'ores en avant Artamene) il n'est pas estrange si Madate alluma en un instant un grand feu, d'une matiere si disposée à l'embrasement. Ce nom de Cyrus
fut mesme bi ? tost sçeu de toutes les troupes : Car les trente mille Persans qui l'aprirent en un moment de leurs Capitaines à qui Madate le dit, le firent retentir par tout : et comme si ce grand Corps n'eust esté animé que d'un mesme esprit, chacun se rangea sous son Enseigne, et demanda à estre conduit à Sinope. Le Nom d'Artamene et de Cyrus retentissent de Bande en Bande, et d'Escadron en Esquadron : et plus de cent mille hommes enfin, parlent, à gissent, et marchent, pour aller secourir celuy qu'ils regardent comme un Dieu, et dans la paix et dans la guerre.
Metrobate tente par tous les moyens de convaincre Ciaxare de la nécessité d'exécuter Cyrus. Dans la prison, on commence à percevoir le tumulte de l'extérieur. Cyrus n'en consacre pas moins toutes ses pensées à Mandane. Au moment où Ciaxare semble convaincu de la nécessité de faire mourir Cyrus, survient le sacrificateur Thiamis qui demande audience.
Cependant la Troupe des Rois de Phrigie, et d'Hircanie, se grossissoit à tous les momens dans la ville, de toutes les personnes de qualité qui estoient à Sinope, et de tous ceux que l'on ne vouloit pas laisser retourner au Camp : le peuple aussi apres avoir simplement murmuré, commençoit de prendre les armes, et de s'assembler par Compagnies, en diverses places de la ville. Ariobante et Megabise de leur costé estoint au Chasteau, où le trouble estoit encore plus grand que dans le Camp, ny dans Sinope. Metrobate faisoit tout ce qu'il pouvoit pour obliger Ciaxare à prononcer le dernier arrest de mort contre Cyrus : et Ciaxare faisoit luy mesme tout ce qui luy estoit possible pour achever de s'y resoudre. Ils voyoient pourtant bien l'un et l'autre les dangereuses suites d'un si funeste dessein : Mais si l'un déguisoit de pareils sentimens : l'autre n'osoit se les dire à luy mesme : tant la colere preocupoit son esprit. Joint que le meschant Metrobate pour destruire
dans l'ame de Ciaxare toute la juste crainte qu'il devoit avoir, d'un renversement universel, en toute l'estenduë de son Empire par la mort de Cyrus, n'oublioit rien de tout ce qu'il croyoit capable de luy faire perdre cette apprehension. Seigneur, luy disoit il, tous ces Rois et tous ces princes qui paroissent si ardans et si zelez pour le salut de Cyrus, ne le sont que parce qu'ils croyent tousjours qu'il pourra sortir de prison, et qu'ils esperent d'en estre un jour recompensez par luy : Mais dés qu'il sera dans le Tombeau, vous les verrez agir infailliblement d'une autre maniere. Les Courtisans les plus fidelles, ne suivent les Favoris que jusques au bord du Cercueil : et si vous voulez faire cesser le tumulte du peuple ; dissiper la faction des Grands ; et remettre le calme dans vostre Armée ; vous n'avez qu'à faire mourir promptement Cyrus et Artamene tout ensemble : et à faire en sorte que l'un ny l'autre de ces noms ne soit plus jamais prononcé. C'est une Victime necessaire, pour appaiser l'orage qui s'est eslevé : estant certain que Cyrus ne sera pas plustost en estat de ne pouvoit donner ny crainte ny esperance, que le desordre cessera ; que vous serez veritablement Roy de plusieurs Royaumes ; et paisible possesseur de vos Couronnes. Un discours si violent et si injuste, ne laissoit pas d'estre escouté favorablement de Ciaxare : Ce n'est pas que malgré luy il ne se souvinst encore de tous les grands services que luy avoit rendu Cyrus, sous le glorieux nom d'Artamene ; et de la tendre
amitié qu'il avoit euë pour ce Prince : Mais il faisoit effort pour s'opposer à tout ce que la justice et la pitié luy pouvoient inspirer : et il n'escoutoit plus que la fureur et la vangeance. Tous ces prisonniers qui estoient en divers lieux dans le Chasteau, estoient un peu estonnez de voir que l'on avoit changé leurs Gardes : et qu'on les traitoit beaucoup plus mal qu'à l'ordinaire. Ils entendoient mesme un fort grand bruit, qui leur donnoit de la crainte et de l'esperance : Martesie n'entendoit jamais ouvrir la porte de sa chambre qu'elle n'eust des pensées de mort et de liberté tout ensemble : Chrisante de qui l'ame estoit inesbranlable, se preparoit à tout d'un visage égal : Feraulas sans songer à luy, ne pensoit qu'à son cher Maistre : Andramias accoustumé de commander aux autres, souffroit impatiemment d'estre commandé : Araspe portoit ses fers en patience : Artucas sans se repentit du service qu'il avoit rendu à Cyrus, souffroit sa prison sans murmurer : et Ortalque qui estoit un serviteur tres fidelle trouvoit quelque consolation dans son infortune, lors qu'il pensoit en luy mesme que c'estoit pour son illustre Maistre qu'il souffroit. Cependant Cyrus qui voyoit beaucoup d'aparence que l'espoir qu'on luy avoit donné de sa liberté, seroit bien tost suivi d'une mort violente, donnoit toutefois toutes ses pensées à sa Princesse, et sans accuser Ciaxare, sans murmurer de son injustice, il souhaittoit seulement que Mandane peust estre heureuse apres sa mort. Ce
souhait n'estoit pourtant pas si tost fait, qu'il s'en faloit peu qu'il ne s'en repentist : car, disoit il en luy mesme tous les services que j'ay rendus ; toutes les peines que j'ay soufertes, ne meritent elles pas quelques soupirs de ma Princesse, et quelque leger souvenir de la plus respectueuse passion qui sera jamais ? Ouy, ouy, divine Mandane, reprenoit il, je puis pretendre à la gloire d'estre pleuré de vous sans vous offencer : puis que vous avez autrefois eu la bonté de m'avoüer que la nouvelle de ma mort vous avoit cousté quelques larmes. Mais je serois pourtant injuste, si je voulois que ma perte troublast tout le repos de vostre vie : vivez donc si je meurs sans perdre absolument le souvenir du trop heureux Artamene, et du malheureux Cyrus : mais vivez pourtant en repos, et n'abandonnez pas vostre ame à la douleur. Ce sentiment tendre et passionné, n'estoit neantmoins pas long temps dans son coeur sans estre interrompu par un autre : et il y avoit des momens, où l'image de Mandane toute en pleurs, et toute desesperée de sa mort, luy donnoit quelque triste consolation, et luy faisoit trouver de la douceur dans les horreurs du Tombeau. Mais pendant que cét illustre Prisonnier ne donnoit toutes ses pensées qu'à Mandane, toutes choses estoient en une confusion estrange : Metrobate reçeut nouvelle sur nouvelle tant que la nuit dura, que toute la Ville estoit en armes ; que toute l'Armée marchoit vers Sinope ; que les Rois de Phrigie et d'Hircanie avoient
un gros de gens considerable ; et qu'il y avoit peu d'apparence que le Roy peust trouver obeïssance aucune, ny parmy le Peuple, ny parmy les Soldats, ny parmy les Capitaines. En cette extremité il fit un dernier effort pour obliger Ciaxare à faire mourir Cyrus : et en effet le Roy sembla s'y resoudre, et n'avoir plus d'autre intention. Metrobate avoit envoyé ordre à Artaxe, de luy envoyer encore deux mille hommes la prochaine nuit, par un chemin destourné qui estoit le long de la mer, par où les Troupes de l'Armée ne pouvoient pas l'empescher : et c'estoit la raison pourquoy il ne precipitoit pas encore si fort la chose. Neantmoins entendant augmenter de plus en plus un grand bruit ; recevant continuellement de nouveaux advis de l'augmentation du desordre : et la pointe du jour luy faisant voir de ses propres yeux l'estat où estoient les choses ; il persuada si bien Ciaxare, qu'il estoit tout prest de dire qu'on allast faire mourir Cyrus ; lors qu'on vint l'advertir que le sage Thiamis l'un des Sacrificateurs du Temple de Mars, qui s'estoit fortuitement trouvé enfermé dans la Ville, venoit à la teste de tous les Mages de Sinope, et qu'il demandoit à parler à luy. Metrobate voulut alors empescher ce Prince de l'escouter : Mais un sentiment secret força Ciaxare à ne suivre pas le Conseil de ce méchant homme : et à vouloir entendre Thiamis. L'ordre estant donc donné de le faire entrer, ce venerable Vieillard suivi de plusieurs Mages, avec les habillemens dont ils
se servoient aux Temples dans les deüils publics ; parut devant le Roy avec beaucoup de respect et de hardiesse tout ensemble : et le regardant avec des yeux où la melancolie estoit peinte ; mais dans lesquels il y avoit pourtant je ne sçay quelle severe majesté, qui inspiroit de la crainte, et de la veneration, il luy parla en ces termes.
Après l'exorde, Thiamis invoque les prodiges qui ont accompagné la naissance et le parcours de Cyrus, lesquels témoignent de la volonté divine. Dès lors, attenter à sa vie et s'opposer à la volonté des dieux qui veulent en faire le dominateur de l'Asie est un sacrilège.
DISCOURS DE THIAMISA CIAXARE.
Seigneur, comme nous devons estre les plus fidelles Sujets des Rois nos Maistres, nos devons estre aussi les plus hardis, a leur annoncer les veritez importantes au bien de leur Estat et de leur Personne, quand l'occasion s'en presente : C'est pourquoy sans, craindre de vous dépluire, et inspiré par les Dieux, je viens supplier vostre Majesté de m'entendre : mais de m'entendre sans preoccupation. Il y va Seigneur, non seulement de vostre gloire, mais de vostre Empire ; mais du salut de plusieurs Royaumes ; mais de celuy de toute l'Asie ; mais de vostre propre falut. C'est pourquoy je vous conjure encore une fois, de m'escouter favorablement, et de ne m'interrompre point. J'ay sçeu Seigneur, par la voix publique, qu'Artamene est Cyrus : c'est à dire ce Prince de qui la naissance a este precedée par tant de prodiges ; et pour qui le Ciel et la Terre ont interrompu l'ordre de tout l'Univers. Les Temples plus fermes et les plus superbes en ont esté ébranlez : les lumieres de plusieurs Lampes se sont confondues et rassemblées miraculeusement en une seule lumiere : Le Soleil
mesme s'en est eclipsé : sa splendeur et sa chaleur s'en sont en suitte redoublées : toutes les Victimes ont annoncé sa Grandeur : et tous les Astres l'ont marquée en caracteres d'or. Enfin Seigneur, nous avons veû des choses, qui ne nous permettent pas de douter, que la personne de Cyrus, ne soit une personne extraordinaire : et une personne de qui la vie ne doit point estre sous la jurisdiction des Rois de la Terre. Je sçay bien que vous me pouvez dire, qu'il semble fort estrange de voir interceder pour sa vie des hommes qui par vos ordres ont offert plus d'une fois des Sacrifices, pour remercier les Dieux de sa mort. Mais Seigneur, c'est par là que je pretens vous faire connoistre que la prudence humaine est une aveugle, qui nous égare en pensant nous bien conduire : et que ce n'est point aux hommes à vouloir penetrer dans les secrets du Ciel. Il est certain, Seigneur, que les Mages d'Ecbatane voyant que les Dieux annonçoient un grand changement en toute l'Asie, ont creû qu'elle estoit menacée d'un grand mal : de sorte que lors qu'il vint nouvelle de la pretenduë mort de celuy que l'on croyoit qui le devoit causer ; l'on en remercia les Dieux, comme de la mort d'un Prince qui devoit, ce nous sembloit, se servir d'injustes voyes pour vous renverser du Trosne, et estre le plus grand Tiran du monde. Mais aujourd'huy, que nous connoissons qu'Artamene est Cyrus, nous voyons clairement que nous nous sommes abusez : et que tant de signes et tant de prodiges ne nous ont este donnez, que pour nous faire esperer la naissance du plus Grand Prince de la Terre ; que pour nous faire attendre un bonheur infiny ; et non pas pour nous menacer d'une supréme infortune. En effet,
qu'à fait l'illustre Artamene de puis le premier jour qu'il aborda à Sinope, et que j'eus le bonheur de le voir dans nostre Temple ; Pour moy en mon particulier, je sçay bien que sa valeur nous a plus donné de matiere de Sacrifices, pour remercier les Dieux des victoires qu'il a remportées pour vous, qu'il n'y en a eu en Capadoce, en Galatie, et en Medie depuis quatre siecles. Les Dieux Seigneur, n'ont pas permis qu'il vous ait sauve la vie, pour vous rendre Maistre de la sienne : il n'est pas nay vostre Sujet ; et vous le devez traiter comme vostre égal. Si l'illustre Cyrus n'estoit pas fils de Roy, et qu'il fust nay dans vos Estats, vous pourriez disposer absolument de sa fortune et de sa vie ; sans en rendre compte qu'aux Dieux : mais il est nay Sujet d'un autre Prince qui est son Pere : et vous ne devez pas usurper une authorité qui ne vous apartient point. Joint qu'apres tout, Seigneur, ces Personnes eminentes que les Dieux promettent, et que les Dieux envoyent pour leur propre gloire, doivent estre Personnes sacrées et inviolables. Quand nous nous sommes resjoüis de la fausse nouvelle de la mort de Cyrus, nous croiyons qu'il deust estre méchant, et nous le croyons mort par un naufrage, et par la permission des Dieux, sans y avoir rien contribué de nostre part : mais aujourd'hui que nous sçavons que Cyrus est le plus vertueux d'entre les hommes, et le plus Grand Prince du monde ; c'est à nous à le reverer, et non pas à le faire mourir. Enfin Seigneur, quand je songe à ce qu'il a fait pour vous ; quand je pense qu'il a sauvé la Capadoce en vous sauvant la vie ; qu'il a tant gagné de Batailles ; tant assujetti de Rois ; tant pris de Villes : et que la superbe Babilone qui aspiroit à la Monarchie universelle,
a esté soumise par sa valeur ; j'avouë que je ne puis comprendre par quel mouvement vous agissez : Vous, dis-je Seigneur, de qui nous avons tousjours admiré la prudence et la bonté. Mais, me direz vous, pourquoy le songe d'Astiage luy a t'il predit que Cyrus regneroit en Asie ? Pourquoy cette Statuë qui representoit un Amour, et qui demeura debout dans ce Temple, dont les fondemens furent ébranlez, marqua t'elle la fermeté de sa domination ? Pourquoy ces lumieres r'assemblées signifierent elles que toute puissance seroit reünie en la sienne ? Pourquoy le Soleil s'éclipsa t'il, pour reparoistre apres avec plus de lumiere et plus de splendeur qu'auparavant, sinon pour faire voir que quand il auroit esteint toute autre puissance, la sienne seroit infiniment plus grande, que toutes les autres ne l'ont esté ? Pourquoy me direz vous toutes ces choses, sinon pour marquer que c'estoit un Prince redoutable, dont la perte estoit a desirer ; Non Seigneur, ne vous y abusez pas : les Dieux donnent de l'esperance, aussi bien que de la crainte : ils font des promesses comme des menaces : et s'ils ont entendu que Cyrus regneroit, ils ont entendu que ce seroit par de justes voyes. Ils ont annoncé sa naissance, comme celle du plus grand Conquerant du monde : de qui l'illustre main a planté des Lauriers sur tous les fleuves de l'Asie : comme celle d'un Prince qui est l'amour de toutes les Nations : qui surmonte tout ou par la force, ou par la douceur : Mais qui au milieu de tant de Victoires et de tant de Conquestes, est Maistre de son ambition : et soumet à vos pieds tous ses Triomphes, et toute sa gloire. De sorte Seigneur, que pour accomplir la volonté des Dieux, il faudra que
Cyrus regne par vostre moyen : et je ne sçache nulle autre explication à donner a tous ces prodiges, sinon que vous ferez un jour regner Cyrus, en luy donnant la Princesse Mandane, qui est vostre unique heritiere. Je voy bien que mon discours vous irrite, au lieu de vous appaiser : cependant je suis obligé de vous dire de la part des Dieux que je sers, et que j'ay consultez par des Sacrifices extraordinaires, depuis la prison de ce Prince ; que si vous le faites mourir, vous renverserez vostre Empire ; vous rendrez tous vos Sujets esclaves de vos ennemis ; et peut-estre mesme que. . . . .
Dans les rues, l'insurrection éclate. Le peuple réclame Artamene. A l'extérieur, les Persans attaquent la ville en recourant à toutes sortes de techniques d'assaut. Ils parviennent finalement à l'envahir. Metrobate, conscient de la situation désespérée, tente de s'allier à Cyrus en lui proposant de tuer Ciaxare. Il est brutalement éconduit. Au moment où les insurgés sont sur le point de prendre possession du palais, Cyrus apparaît, libre.
Comme Thiamis alloit continuer son discours et que Ciaxare irrité de la hardiesse de ses paroles l'alloit interrompre : l'on entendit un grand redoublement de cris, dans une grande Place qui estoit devant la porte du Chasteau. Ariobante et Megabise furent à un Balcon qui y respondoit, et virent que c'estoit une multitude estrange de Peuple et de Soldats meslez ensemble ; sans ordre et sans Chefs, qui demandoient Artamene. Une action si hardie obligea encore Thiamis à vouloir dire quelque chose au Roy : mais il le rebuta tout en colere, et parut encore plus irrité. De sorte qu'Ariobante envoya Megabise adroitement advertir le Roy de Phrigie, que rien ne fléchissoit Ciaxare. Cependant quoy que Thiamis eust esté refusé, il ne voulut point sortir du Chasteau, et demeura dans une autre chambre : esperant tousjours de trouver quelque moment favorable, qui le feroit mieux escouter. Durant cela Metrobate fut adverty que l'Armée entiere
estoit aux portes de la Ville, qui vouloit qu'on les luy ouvrist : il voulut d'abord cacher cette mauvaise nouvelle au Roy, mais il falut enfin qu'il la sçeust : de sorte que ce Prince fut en un estat le plus estrange que l'on se puisse imaginer. Il estoit dans un Chasteau avec peu de monde, et dans une Ville souslevée, de qui les portes estoient gardées par des gens qui estoient veritablemen à a luy : mis qui estoient attaquez dehors par une Armée de cent mille hommes, et dedans par une grande partie des habitans. Cependant dans l'aveuglement où il estoit, il accusoit encore Cyrus de tous ces malheurs : et ne consideroit pas qu'il n'en estoit que la cause innocente. Jamais il ne s'est rien veû de pareil, ny au dehors ny au dedans d'une ville : toute l'Armée faisoit retentir l'air du glorieux nom d'Artamene, et de celuy de Cyrus : les Soldats de Metrobate qui deffendoient les Murailles, n'avoient pas peu d'occupation : car on voyoit à la fois cent échelles dressées contre ces Murs, sur lesquelles des Soldats couverts de leurs Boucliers, et formant cette espece de Bataillon que les Anciens appelloient Tortuë, se pressoient pour monter et pour gagner le haut, malgré la resistance des autres. Quelques uns tomboient, et faisoient tobmer ceux qui les suivoient : quelques autres plus fermes et plus heureux, renversoient leurs ennemis ; s'acrochoient aux Creneaux, et demeuroient apres en estat de combattre sur la Muraille, pour faciliter l'entrée de la Ville à leurs compagnons par cét endroit.
Que si la valeur de ceux qui escaladoient les Murs estoit grande, celle de ceux qui portoient les Beliers aux Portes ne l'estoit pas moins. Le nom d'Artamene estoit le signal qui regloit le furieux mouvement de ces terribles Machines ; que mille bras animez par des coeurs qui desiroient sauver Cyrus, poussoient avec une violence extréme : ce qui n'empeschoit pas toutefois, que le mouvement n'en fust aussi égal et aussi reglé, que si un seul bras les eust fait agir : tant il est vray que lors que des Soldats servent par inclination ils servent bien. Cette force unie et ramassée de tant de personnes zelées pour le salut de Cyrus, donnoit de si grands coups, que non seulement les Portes, mais toutes les Murailles en estoient ébranlées : et le son retentissant de ces Beliers, dont la teste estoit de ce Cuivre fin, que l'on appelloit or de Corinthe ; avoit quelque chose de si terrible, que le bruit du Tonnerre ne l'est gueres davantage. Plus de cent de ces Machines de guerre, que l'Antiquité apelloit des Balistes et des Catapultes, jettoient incessamment sur les Murailles et dans la Ville, une gresle de dards et de pierres : en vain l'on tiroit sur les Soldats qui montoient aux eschelles, et sur ceux qui poussoient les Beliers : puis qu'il n'y en avoit pas plustost un de mort, qu'il y avoit presse à prendre sa place. Le dedans de la Ville n'estoit pas plus tranquile que le dehors : et tout le Peuple estoit si animé, que l'on ne peut rien imaginer de si terrible. Les Rois de Phrigie et d'Hircanie eussent
bien voulu que les affaires n'eussent pas pris une face si estrange ; et ils estoient au desespoir d'estre contraints de se servir d'un remede si dangereux : n'y ayant rien au monde de plus à éviter, que la rebellion des Peuples. Mais il faloit bien lors tolerer, ce qu'on ne pouvoit empescher : ils ne laissoient pas toutes fois de retenir cette populace autant qu'ils pouvoient : croyant tousjours qu'il suffisoit pour sauver Cyrus, de donner quelque sentiment de crainte à Ciaxare. Cependant en fort peu de temps les Portes de la Ville furent rompuës, et les Murailles abandonnées par ceux qui les deffendoient : qui ne sçachant où se retirer, furent tuez et par ceux de dehors, et par ceux de dedans aussi. Cette grande Armée entrant donc avec violence dans Sinope par divers endroits, et ne s'arrestant point à piller les Maisons, le Chasteau se trouva en un moment environné de tant de monde, que la seule veuë en faisoit fremir. Metrobate n'eust plus songe qu'à la fuite, s'il en eust pû trouver les moyens : mais le Peuple gardoit aussi bien du costé de la mer que du costé de la terre ; de sorte que Ciaxare luy mesme ne pensoit plus qu'à mourir en se deffendant, apres avoir fait mourir Cyrus. C'estoit en vain que Thiamis et Ariobante vouloient parler : car ce Prince n'escoutoit plus rien que sa fureur et son desespoir. Cependant Metrobate le plus méchant d'entre les hommes, ne sçachant plus que faire, ny qu'imaginer, s'en alla dans la chambre de Cyrus, et contrefaisant le pitoyable et le genereux,
il luy dit que s'il vouloit luy donner sa parole, de faire deux choses qu'il luy diroit, il le mettroit en liberté. Ce Prince n'ayant voulu luy rien promettre, qu'il ne sçeust auparavant ce qu'il desiroit de luy : il fut enfin contraint de luy dire, que ce qu'il souhaittoit en cette rencontre estoit qu'il luy donnast le Gouvernement de Pterie pour sa seureté, et qu'il se deffist de Ciaxare : s'offrant de luy en donner les moyens, et d'executer mesme la chose. Car Seigneur, luy dit ce méchant homme, c'est le seul chemin qui vous reste d'éviter la mort, et de vous rendre Maistre de toute l'Asie. Une proposition si criminelle, donna tant d'horreur à Cyrus, qu'il chassa Metrobate de sa chambre avec injure : et par bonheur un des Soldats qui gardoient cét illustre Prisonnier, et qui se trouva genereux, entendit toute cette conversation. Ce traistre voyant donc qu'il ne sçavoit que faire, ne songea plus qu'à perir, et qu'à faire perir avecque luy, tout ce qui estoit dans le Chasteau : Neantmoins comme il s'imaginoit tousjours, que peut-estre pourroit il arriver quelque chose, où la personne de Cyrus luy pourroit servir, il ne se hastoit pas de le faire tuer comme il le pouvoit. Cependant le bruit se redouble : c'est en vain que les Rois et les Princes veulent retenir les Soldats : car comme la plus grande partie d'entre eux n'estoient pas nais Sujets de Ciaxare ; qu'ils estoient de Peuples nouvellement assujettis ; et qu'ils estoient animez par les trente mille Persans, qui vouloient delivrer leur Prince ; ils n'avoient pas
dans le coeur ce profond respect qui doit estre ineffaçable de l'ame des Sujets, quels que puissent estre leurs Rois : De sorte que tout estoit prest d'aller à l'extréme violence. Ils apportoient desja des échelles : et je pense qu'ils eussent mesme aporté du feu pour embraser le Chasteau, s'ils n'eussent eu peur de brusler Cyrus, en bruslant ceux qui le vouloient perdre. Cent hommes portant un Belier, estoient desja preparez pour s'avancer vers la porte du Chasteau, soutenus de deux mille autres pour donner l'assaut, quand la bréche seroit faite ; et ceux-cy de plus de cent mille : lors que l'on entendit un grand bruit vers la main gauche, qui dans la confusion des voix, ne laissoit pas de faire connoistre malgré le tumulte, que c'estoient des cris d'allegresse. Un moment apres, les Rois de Phrigie et d'Hircanie, accompagnez de Persode, d'Artibie, d'Adusius, d'Artabase, du Prince de Paphlagonie, de Thimocrate, de Philocles, et de beaucoup d'autres ; virent paroistre Thrasibule, Hidaspe, Aglatidas, et le fidele Orsane, qui conduisoient Cyrus, qu'ils avoient delivré heureusement par une fenestre de sa chambre, qui donnoit dans les fossez du Chasteau, dont ils avoient arraché les grilles, un moment apres que Metrobate l'avoit quitté. Cette veuë fit un effet prodigieux : et tout ce qu'il y eut d'hommes en ce lieu là, prononcerent le nom de Cyrus, ou celuy d'Artamene : parce qu'ils luy donnoient encore indifferemment l'un et l'autre.
Dans les rues, l'insurrection éclate. Le peuple réclame Artamene. A l'extérieur, les Persans attaquent la ville en recourant à toutes sortes de techniques d'assaut. Ils parviennent finalement à l'envahir. Metrobate, conscient de la situation désespérée, tente de s'allier à Cyrus en lui proposant de tuer Ciaxare. Il est brutalement éconduit. Au moment où les insurgés sont sur le point de prendre possession du palais, Cyrus apparaît, libre.
Cependant ce Prince genereux,
apres avoir veû d'un coup d'oeil les Eschelles, les Beliers, et tous les aprests faits pour l'attaque du Chasteau ; sans rien dire de son intention à ses illustres Amis, comme il fut arrivé dans la Place l'Espée à la main (car on luy avoit donné une en le delivrant) tout d'un coup se separant de ceux qui l'environnoient, et qui le vouloient salüer : il s'eslança vers la porte du Chasteau : si bien que Ciaxare qui s'estoit mis à un Balcon pour voir quelle estoit la cause des cris de joye que l'on entendoit ; vit que Cyrus s'estoit separé de ses Liberateurs : et s'estoit mis, comme je l'ay desja dit, devant la porte du Chasteau, en posture de le vouloir deffendre, contre ceux qui n'avoient entrepris de l'attaquer que pour sa liberté. Cette action qui fut veuë de cent mille personnes differentes, causa une pareille admiration en leur ame, et suspendit les actions de tous également. Ciaxare ne sçavoit pas trop bien si ce qu'il voyoit estoit veritable, luy qui croyoit un moment auparavant que Cyrus estoit prisonnier. Cependant ce genereux Prince s'approchant tousjours davantage de cette Porte ; tenant son Espée d'une main, et faisant signe de l'autre qu'il vouloit parler : il se fit en un instant un aussi grand silence, que le bruit avoit esté tumultueux. Ne pensez pas mes Liberateurs (dit il à Thrasibule, à Hidaspe, à Aglatidas, et à Orsane) que j'aye accepté la liberté pour m'en servir contre le Roy : Non non, je n'aime pas si peu la gloire que je ne la prefere à la vie ; et si je suis sorti de prison, ç'a
esté mes Compagnons (dit il en regardant les Soldats) pour venir vous aprendre à respecter mieux vostre Maistre. Ne me forcez donc pas à me servir contre vous, de cette mesme Espée qui vous a quelquefois rendus Victorieux : obeïssez, obeïssez aveuglément aux commandemens du Roy : et s'il vous demande ma teste, il la luy faut donner sans repugnance. Quoy (adjousta t'il encore, en redoublant l'ardeur avec laquelle il parloit) vous ay-je apris à vous rebeller contre vostre Roy ? Et avez vous veû en quelqu'une de mes actions, que je fusse capable d'approuver ce que vous faites ? Non non, ne vous y trompez pas : je ne sçaurois vous estre obligé d'une action si criminelle : et qui me rend coupable aussi bien que vous : Car enfin apres ce que vous avez fait, je ne suis plus innocent : et je trouve que sans injustice le Roy peut faire mourir un homme, qui sousleve tous ses Sujets contre luy. Posez donc les armes ; et si vous me voulez servir : que tous les Soldats retournent au Camp ; que tous les habitans aillent en leurs Maisons : et je m'en retourneray prendre mes fers ; apres avoir demandé vostre grace au Roy. Cyrus ayant cessé de parler, il se fit un grand bruit dans cette Place : ceux qui n'avoient pas entendu ce qu'il avoit dit, le demandoient aux autres : ceux qui l'avoient oüy, en poussoient des cris d'admiration : et tous ensemble disoient pourtant, qu'il faloit mourir mille et mille fois, plustost que de le laisser perir. Voyant donc qu'on ne luy obeïssoit pas, il se tourna alors
vers le Chasteau ; et haussant la voix autant qu'il pût, en regardant vers le Balcon où estoit Ciaxare : Commandez Seigneur, luy dit il, commandez que l'on me laisse entrer, afin que je puisse mourir en vous deffendant contre vos Sujets rebelles. Trasibule, Hidaspe, et Aglatidas, qui eurent peur qu'en effet on ne le reprist, voulurent se ranger aupres de luy : mais les regardant avec beaucoup d'émotion, Non, leur dit il, trop genereux Amis, n'aprochez pas davantage : si vous ne voulez que ne pouvant me resoudre de tourner la pointe de mon Espée contre vous, je la tourne contre moy mesme. Pendant que ces choses se passoient dans cette Place avec tant d'agitation, il y en avoit encore davantage dans l'ame du Roy : car au mesme instant qu'il eut veû Cyrus en la genereuse posture où il s'estoit mis, un Soldat venant se jetter à ses pieds, Seigneur, luy dit il, l'illustre Prisonnier que mes Compagnons et moy gardions s'est échapé : mais s'il m'est permis de le dire, Vostre Majesté ne doit pas estre en peine : car il est trop genereux pour luy vouloir nuire : et c'est la fuitte du meschant Metrobate, adjousta t'il, qui vous doit beaucoup plus inquieter. Le Roy estoit si surpris et si troublé, et de ce qu'il voyoit, et de ce qu'il n'eust peut estre pas eu l'esprit assez libre pour s'informer de ce que cét homme luy vouloit dire : si Thiamis et Ariobante qui s'estoient raprochez de ce Prince, ne luy en eussent donné la curiosité. Mais enfin ayant pressé ce Soldat de parler, il dit au Roy en peu de
mots, comment il avoit entendu la proposition que Metrobate avoit faite à Cyrus de le sauver, pourveû qu'il luy donnast le Gouvernement de Pterie, et qu'il voulust faire mourir Ciaxare. Thiamis et Ariobante ne perdirent pas une si favorable occasion : et exagererent comme il faloit, une si horrible méchanceté. Le Roy en doutoit pourtant encore : lors que ce Soldat continuant son discours, Seigneur, adjousta t'il, pour vous prouver en quel que façon ce que je dis ; je n'ay qu'à vous aprendre que Metrobate n'a pas plustost sçeu la fuitte de Cyrus, qu'au lieu de vous en advertir, il n'a plus songé qu'à la sienne. Et comme les Eschelles estoient encore à la fenestre par laquelle on a delivré Cyrus, il s'est servy de cette voye pour sortir du Chasteau : ayant emmené avec luy une partie de mes Compagnons. Pour moy, dit il encore, je serois venu vous advertir au mesme instant, de ce que j'avois entendu, si j'en eusse eu le pouvoir : mais estant engagé dans l'Antichambre de Cyrus, lors que Metrobate y est venu, je n'en ay pû sortir jusques à ce que par sa fuitte il n'y a plus eu d'obstacle qui m'en ait empesché. Le Roy se trouva alors fort troublé : neantmoins ne voulant pas se fier tout à fait au discours de cet homme, il envoya chercher par tout dans le Chasteau si on ne trouveroit point Metrobate : ou s'il n'auroit point esté tué, par ceux qui avoient delivré Cyrus. Mais il sçeut que Cyrus avoit esté delivré, sans qu'il y eust eu de resistance : parce que l'on ne s'en estoit aperçeu
qu'apres. Il sçeut mesme que lors que Metrobate estoit allé la seconde fois à la Chambre de Cyrus, ç'avoit esté avec intention de le faire tüer, quoy qu'il n'en eust point eu d'ordre : et que l'ayant trouvé sauvé, il s'estoit en effet sauvé luy mesme, de la façon dont le Soldat l'avoit dit. Quoy Seigneur, reprit Thiamis, vous resisterez encore au Ciel et à la Terre ? et vous ne voudrez pas voir l'innocence de Cyrus, en voyant le crime de Metrobate ? Je sçay bien (respondit Ciaxare tout hors de luy mesme) que Cyrus est genereux : mais je ne voy pas aussi clairement qu'il soit innocent. Comme il en estoit là, il vit entrer Martesie, Chrisante, Feraulas, Araspe, Artucas, Andramias, et Ortalque : car dans la frayeur qui avoit saisi les Soldats depuis que Metrobate s'estoit sauvé, qui seul les avoit mis dans le Chasteau, ils avoient abandonné le soing de leurs Prisonniers. Ciaxare tout surpris de cette veuë, et ne sçachant s'il estoit en seureté de sa personne parmy tant de gens qu'il avoit mal-traitez ; se tint pourtant assez ferme : et demanda fierement à tous ces gens qui l'environnoient s'il n'estoit plus Roy ? puis qu'ils avoient la hardiesse de perdre le respect qu'ils luy devoient. Seigneur, reprit Chrisante, voyant que nos Gardes nous abandonnoient, nous avons bien jugé que vostre Majesté auroit peut-estre besoin de nous : et j'ay creû, adjousta Martesie, qu'il importoit à vostre gloire, et à vostre conservation, de vous dire encore une fois, que Cyrus est innocent. Voyez Seigneur (luy dit encore
Thiamis, le forçant de regarder la derniere action que Cyrus avoit faite, en empeschant ses Amis d'approcher de luy) si vous avez sujet d'apprehender les serviteurs d'un tel Maistre : luy qui a la generosité de s'opposer à sa propre delivrance, et d'estre ennemi de ses Liberateurs. O Dieux, s'escria Ciaxare, que feray-je ; et que puis-je, et que dois-je faire ? Me commander, respondit Thiamis, d'aller vous querir le genereux Cyrus : avec intention de le bien recevoir, et de le traitter comme il merite de l'estre. Mais il a intelligence avec mon Ennemy, reprit le Roy : Voyez Seigneur, par ce que fait ce Prince, repliqua Ariobante, s'il y a apparence que cette intelligence soit criminelle, veû sa façon d'agir. Mais il en a du moins une avec ma Fille, adjousta t'il, qui ne peut estre innocente. Vous le verrez Seigneur, reprit Martesie, par le Billet que je vous presente : et que par bonheur j'ay retrouvé icy dans le Chambre où l'on m'a mise, qui avoit autrefois esté la mienne. Ce Billet n'a jamais esté veu que de Cyrus : qui mesme n'en a point parlé, ny à Chrisante, ny à Feraulas : et la Princesse quoy qu'il fust fort innocent, ne voulut pourtant pas qu'il demeurait dans ses mains : c'est pourquoy il le remit dans les miennes. Je creus que je l'avois perdu : mais le bonheur a fait qu'il s'est trouvé dans une Cassette que l'on renvoya de Themiscire à Sinope : et je vous l'aporte Seigneur, afin de vous faire voir si Mandane est fort criminelle. Ciaxare prenant alors ce Billet, qu'il
connut d'abord pour estre escrit de la main de la Princesse sa fille ; y leût ces paroles, avec beaucoup d'attention quoy qu'avec beaucoup de trouble.
LA PRINCESSE MANDANE A CYRUS.
Puis que vous desirez que je vous escrive ma derniere volonté, je vous diray la mesme chose que je vous ay desja dite ; qui est que toutes les obligations que je vous ay, et tous les services que vous avez rendus au Roy mon Pere, ne sçauroient jamais m'obliger à manquer à rien de tout ce que peut exiger de moy, la plus rigoureuse et la plus exacte vertu. Je sçay bien que vous n'avez rien desiré contre cela ; c'est pourquoi vous ne devez pas estre surpris si je continuë de vous dire, que si vous ne trouvez les voyes de vous faire connoistre au Roy mon Seigneur, et de vous en faire agreer, dans le temps que je vous ay marqué ; il faut que vous vous en retourniez en Perse, et que vous ne me voiyez jamais. Voila tout ce que je puis : et peut-estré plus que je ne dois.
MANDANE.
Ciaxare se rend compte de son erreur et ordonne la liberté de Cyrus. Thiamis communique à ce dernier la nouvelle et l'invite à se rendre auprès du roi. Lequel entre temps s'est fait donner toutes les explications sur les événements des derniers mois. Martesie, en particulier, éclaire la question du portrait : ce n'est pas Mandane qui l'a donné à Cyrus. Cyrus se présente devant Ciaxare et lui manifeste sa soumission. On décide d'un sacrifice pour remercier les dieux.
Le Roy ayant leû cette Lettre, et ayant encore veû Cyrus s'opposer à ses Amis, et commander aux Soldats de mettre bas les Armes : qu'il vive, dit il, qu'il vive cét heureux Cyrus, que sa propre vertu deffend mieux dans mon coeur, que les cent mille hommes qui sont armez pour le sauver. C'est à vous sage Thiamis, dit il en le re-gardant, à donner cette nouvelle aux Soldats : et à vous
Ariobante, à donner les ordres necessaires pour la seureté du Chasteau. Ha Seigneur (s'ecrierent Chrisante, Feraulas, Andramias, et tous ceux qui estoient dans la Chambre) tant que Cyrus vivra, vostre Majesté n'a rien à redouter. Cependant Thiamis qui voulut executer promtement les ordres du Roy, et ne luy donner pas loisir de se repentir d'un si favorable Arrest : descendit à la porte du Chasteau, suivy de tous les Mages qui l'y avoient accompagné. D'abord qu'on l'ouvrit, Cyrus s'en approcha : et se mit en mesme temps en estat d'y entrer, et en posture d'en vouloir deffendre l'entrée aux autres. Tous ses Liberateurs s'avancerent en un moment : tous les Capitaines et tous les Soldats se mirent également à crier, qu'il ne faloit pas souffrir qu'il entrast : et cette multitude de gens armez se pressant et s'avançant, comme si elle eust eu de fiers ennemis à combattre : il se fit un retentissement d'armes et de voix espouvantables. Mais enfin la porte du Chasteau estant ouverte, et ne voyant paroistre que des Mages et des Sacrificateurs au lieu de Soldats, ce tumulte s'alentit : chacun demeura à sa place, et se teut, attendant impatiemment ce que Thiamis avoit à dire. Cyrus salüa alors ce Mage avec beaucoup de respect : et baissant son Espée, et le regardant avec aussi peu d'émotion que s'il ne se fust pas agy de sa vie ; est-ce de vostre main, luy dit il, sage Thiamis, que je dois reprendre mes fers ? Non, luy respondit il, car les Ministres des Dieux, ne s'abaisseroient
pas jusques à executer les injustices des hommes. Mais genereux Prince, je viens vous annoncer la liberté que le Roy vous accorde : la fuite de Metrobate a dissipé la preoccupation de son ame : et les Dieux à qui vous estes cher, vous ont tiré par vostre propre vertu, d'un danger qui paroissoit presque inevitable. Venez donc Triompher, venez, luy dit il, achever par vostre presence, de remettre dans l'ame du Roy, la tendresse qu'il a euë pour vous. Cyrus faisant alors une profonde reverence à Thiamis, c'est sans doute plustost, luy dit il, à vos prieres qu'à ma vertu, que je dois l'heureux changement du Roy : mais sage Thiamis, me traitte t'il en accusé justifié, ou en criminel à qui il fait grace ? Vous le sçaurez de sa propre bouche, reprit Thiamis : à peine ce Mage eut il achevé de prononcer ces paroles, que Cyrus se tournant vers ses illustres Amis, les pria de le laisser entrer seul : mais il ne fut de long temps en estat d'oüir leur response : car cette heureuse nouvelle ayant passé de bouche en bouche, tout le monde en poussa des cris d'allegresse. La défiance s'empara pourtant durant quelques momens de beaucoup d'esprits : et ils ne pouvoient se resoudre à se fier à rien, apres tout ce qui estoit arrivé. Les uns vouloient avoir des Ostages ; les autres demandoient si Thiamis, de qui la sagesse et la probité estoient connuës de tout le monde, leur en respondoit : de sorte que s'entendant nommer par tant de voix, et par tant de personnes differentes ; Non non (leur dit le
plus haut qu'il pût ce sage Sacrificateur) ne craignez rien, en me confiant la personne de Cyrus : je suis veritablement accoustumé à conduire les Victimes au pied des Autels : mais je n'en meine point entre les mains des Bourreaux. J'appaise les Dieux par des Sacrifices, et je ne sers point à la vangeance des hommes. Tesmoignez donc vous mesme par vostre obeïssance, leur dit il encore, que vostre zele n'a eu que de bons principes ; et ne nuisez pas à vôtre illustre General en le voulant servir. Pendant cela, le Roy de Phrigie, celuy d'Hircanie, Persode, Thrasibule, Artibie, le Prince de Paphlagonie, Hidaspe, Artabase, Thimocrate, Philocles, Leontidas, Megabise, Aglatidas, Orsane, et beaucoup d'autres s'aprocherent ; et demanderent du moins la permission de suivre Cyrus dans le Chasteau : mais Thiamis pour accommoder les choses, leur dit qu'il estoit à propos qu'il n'y en eust qu'une partie, afin que l'autre tinst les Soldats et le Peuple dans le devoir : de crainte que quelque terreur panique ne les soulevast de nouveau : et ne leur fist imaginer que Cyrus seroit mal traité, Que de plus, il estoit encore à propos de tascher de prendre Metrobate, qui estoit sorti du Chasteau : ainsi apres une assez longue contestation, Cyrus entra, suivi seulement du Roy de Phrigie, d'Hidaspe, d'Artabase, d'Adusius, de Thrasibule, et d'Aglatidas : le Roy d'Hircanie et tous les autres demeurant à donner les ordres necessaires pour empescher une nouvelle émotion.
Cependant Thiamis n'avoit pas esté plustost parti d'aupres du Roy, que ce Prince estoit entré dans son Cabinet : où il avoir fait seulement apeller Chrisante et Martesie. Comme ces deux Personnes avoient toutes deux beaucoup d'esprit et beaucoup d'adresse, elles dirent tant de choses à Ciaxare, qu'elles rendirent enfin son ame capable d'escouter avec quelque plaisir la justification de Cyrus. Car comme il ne faloit plus faire un secret ny de sa naissance, ny de sa passion, il leur estoit beaucoup plust aisé qu'auparavant de luy faire voir son innocence. Chrisante avoüa alors avec ingenuité, de quelle nature estoit l'intelligence qu'avoit euë Cyrus avec le Roy d'Assirie : et luy fit si bien comprendre que cette intelligence n'avoit pas esté criminelle, que le Roy luy mesme en soupira de douleur : voyant en quel estat ce pretendu crime l'avoit conduit. Martesie de son costé, justifiant aussi sa Maistresse, luy disoit en peu de paroles, avec tant de sincerité, comme la chose s'estoit passée : que luy mesme ne trouvoit plus avoir sujet de se pleindre. Il n'y avoit que ce Portrait qui avoit esté trouvé dans la Cassette de Cyrus, qui luy donnoit je ne sçay quelle idée d'une affection trop galante, pour une Princesse d'une aussi grande vertu que Mandane. Car encore que Martesie luy eust dit qu'il avoit esté fait pour la Princesse de Pterie, il n'en avoit point de preuve : mais par bonheur Martesie s'estant souvenuë d'une chose qui pouvoit entierement l'esclaircir là dessus : Seigneur, luy dit-elle,
Ariobante, qui comme vous sçavez estoit frere de la Princesse de Pterie, pour qui ce Portrait avoit esté fait, vous pourra assurer que je ne ments pas, et le pourra reconnoistre, si vostre Majesté le luy montre : car je me souviens qu'il estoit chez la Princesse le jour qu'il fut achevé : et que la Princesse sa Soeur estant tombée malade le lendemain, elle envoya Ariobante pour le demander comme un remede à son mal. Mais le Peintre l'ayant voulu remporter, parce qu'il vouloir retoucher quelque chose à l'habillement, elle ne pût la satisfaire ; et cette Princesse mourut de cette maladie sans l'avoir reçeu, comme je l'ay desja dit à vostre Majesté. Comme Martesie disoit cela Ariobante entra qui rendit compte au Roy de l'ordre qu'il avoit donné pour la garde du Chasteau : c'est pourquoy Ciaxare ouvrant la Cassette de Cyrus, qui estoit tousjours demeurée dans son Cabinet, depuis le jour que le méchant Metrobate l'y porta : il en tira le Portrait de Mandane ; et le faisant voir à Ariobante, il luy demanda s'il se souvenoit de l'avoir veû autrefois ? Ouy Seigneur (luy respondit il, apres l'avoir consideré quelque temps) je l'ay sans doute veû, et mesme plus d'une fois : car je le vy lors que la Princesse eut la bonté de le faire faire pour ma soeur : et je le vy encore porter à Martesie quelques jours devant que la Princesse fust enlevée par le Roy d'Assirie. Je me souviens de plus, que je luy voulus persuader qu'ayant esté destiné pour ma soeur, elle jouïssoit d'un bien qui m'apartenoit, puis que
je luy avois succedé. Ha ! Seigneur, s'écria Martesie, je ne me souvenois plus de cette derniere circonstance, qui acheve ce me semble de justifier pleinement la Princesse : puis que vostre Majesté sçait bien qu'elle n'a pas veû Cyrus depuis ce temps là : et qu'ainsi elle ne peut pas luy avoir donné ce Portrait. Les choses estoient en ces termes, lors que Thiamis fit advertir le Roy qu'il luy amenoit Cyrus : qui pour paroistre avec plus de soumission devant Ciaxare, avoit en passant dans l'Anti-chambre laissé son Espée à Feraulas, qu'il y avoit embrassé avec beaucoup de joye : aussi bien qu'Andramias, Artucas, et Araspe ; leur demandant pardon des maux qu'ils avoient soufferts pour l'amour de luy. Or Ciaxare en cét instant se souvenant de tout ce qu'il devoit à Cyrus, du temps qu'il estoit Artamene : et de ce que ce mesme Artamene venoit de faire en sa presence sous le nom de Cyrus : il calma enfin son esprit, et commanda qu'on le fist entrer. Martesie suivie de la Fille qui l'accompagnoit voulut sortir du Cabinet du Roy : Mais Ciaxare la retenant, non non, luy dit il, Martesie, il faut que vous ayez vostre part à la paix, comme vous l'avez euë a la guerre. Un moment apres le Roy de Phrigie entra, qui voulut dire quelque chose au Roy pour s'excuser : mais Ciaxare luy prenant la main et la luy serrant : ne parlons point d'excuse, luy dit il ; car j'en aurois plus à vous faire de ne vous avoir pas creû, que vous ne m'en devez de ne m'avoir pas obeï. Le sage Thiamis suivit d'assez prés le
Roy de Phrigie, conduisant Cyrus qu'il presenta à Ciaxare : ce Prince voulut alors se jetter à ses pieds, comme s'il eust esté criminel, tant le Pere de Mandane estoit respecté de luy : mais le Roy l'en empeschant, le releva en l'embrassant tendrement : et luy demanda si Cyrus pourroit bien oublier toutes les injures que l'on avoit faites à Artamene ? Artamene n'oubliera jamais vos biens-faits, luy repliqua t'il, et ne souffrira pas que Cyrus soit jamais ingrat. Mais Seigneur, poursuivit il, je supplie tres humblement vostre Majesté, aujourd'huy que je puis respondre precisément à tout ce qu'elle me peut demander, et sans luy rien déguiser de la verité : de me faire l'honneur de me dire, s'il luy demeure quelque soubçon de ma fidelité ? et si elle m'accuse encore d'avoir manqué au respect que je luy devois : puis que si je ne la satisfais pas pleinement par mes raisons, je suis encore tout prest de subir tel chastiment qu'il luy plaira de m'ordonner. Car Seigneur, quelques sentimens que l'on vous ait donnez de Cyrus, je puis vous asseurer qu'il sera toute sa vie soumis à vos volontez : mais de telle sorte, poursuivit il, que vous n'avez pas plus de droit de commander au moindre de vos Sujets, que ma propre inclination vous en donne sur moy. Voila Seigneur, quels sont les veritables sentimens de ce Destructeur de l'Asie : de cét Usurpateur qui veut renverser des Throsnes, et regner par d'injustes voyes. Vous pouvez bien juger Seigneur, qu'un Prince qui s'est caché a trente
mille Subjets du Roy son Pere qui estoient dans vostre Armée, n'avoit pas de desseins fort ambitieux : luy qui par la crainte de vous offencer, a pensé perdre la vie, sans faire sçavoir sa condition. Cessez, (luy respondit Ciaxare, en l'embrassant tout de nouveau les larmes aux yeux, cessez de vous justifier : car plus vous le faites, plus vous me noircissez, et plus je parois coupable ; et il est bon pour ma gloire que vous ne paroissiez pas si innocent. Je suis assez criminel, reprit modestement Cyrus, d'avoir eu le malheur de vous déplaire : et d'estre la cause innocente de la rebellion de vos Subjets. J'ose toutefois vous supplier (adjousta Cyrus, d'une façon fort respectueuse) de me vouloir charger seul de leur crime : et de les vouloir tous punir en ma personne. Non (luy repliqua le Roy, avec beaucoup de bonté) la veuë de Cyrus, ayant renouvellé dans mon coeur toute la tendresse qu'il avoit euë pour luy, je ne feray pas ce que vous dittes : au contraire je les recompenseray tous en vostre personne, de m'avoir empesché de commettre une effroyable injustice : et de priver toute l'Asie de sa plus grande gloire, et de son principal ornement. Cependant, adjousta le Roy, pour remettre le Peuple et les Soldats dans leur devoir, allez reprendre vostre Charge : commandez leur de s'en retourner au Camp : et preparez les, et preparez vous aussi vous mesme, à aller dans peu de jours en Armenie, pour y delivrer Mandane de sa captivité. Ha Seigneur, repliqua Cyrus,
je n'en demande pas tant : il suffit que j'obeïsse sans commander : et que vous m'accordiez seulement la liberté de combattre au premier rang, à la premiere Bataille que vous donnerez. Il n'y auroit personne, respondit le Roy de Phrigie, qui osast estre vostre General : et il n'y a personne qui ne tienne à gloire que vous soyez le sien. Les Dieux, interrompit Thiamis, estant les Autheurs de tous les biens qui nous arrivent, il seroit, ce me semble, à propos de les remercier demain par un Sacrifice solemnel. Vous avez raison mon Pere, luy dit le Roy, c'est pourquoy il faut que Cyrus face sortir les Troupes de Sinope, afin que nous puissions offrir ce Sacrifice avec plus de tranquillité.
deux hommes munis de poignards. Cyrus déjoue l'attentat, rattrape et tue l'instigateur, en qui on reconnaît Metrobate. Puis il se rend auprès de Martesie pour s'entretenir avec elle de l'amour qu'il éprouve pour Mandane. Martesie est du reste fort en vue dans la petite société. Lors d'une réunion chez elle, la conversation tombe sur le sujet des amants malheureux. Les points de vue divergent quant au plus grand malheur amoureux. On décide d'écouter les récits illustrant les diverses positions.
Cyrus reprend le pouvoir et rétablit l'ordre. Puis il s'entretient quelque peu avec Chrisante et Feraulas de son amour. Le lendemain, lors de la cérémonie de sacrifice, Ciaxare et Cyrus sont victimes d'un attentat : deux hommes tentent de les poignarder. Cyrus parvient à détourner les coups et poursuit les agresseurs. L'un d'entre eux n'est autre que Metrobate. Cyrus le livre au roi qui l'interroge. Avant de mourir, il révèle que cette conspiration ne relevait que de son initiative.
Cyrus obeïssant donc à Ciaxare, apres luy avoir encore fait cent protestations d'une fidelité inviolable ; sortit en effet pour aller donner ordre à toutes choses. Le Roy de Phrigie et Ariobante demeurerent aupres de Ciaxare, pour luy tenir tousjours l'esprit en l'assiette où il l'avoit : Martesie demanda permission au Roy de s'en retourner chez Artucas, aussi tost que les Troupes se seroient retirées : ce qu'il luy accorda, jugeant qu'elle seroit mieux dans cette Maison, que dans un lieu où il avoit point d'autres femmes. Cependant Thiamis ayant accompagné Cyrus jusques à la porte du Chasteau où il le quitta, apres l'avoir embrassé, pour aller donner ordre au Sacrifice : les Soldats ne le virent pas plus tost qu'ils recommencerent leurs cris, et donnerent cent marques de joye : ne doutant plus
du tout que sa paix fust veritablement faite. Neantmoins il en usa avec une moderation extréme : et quand on luy auroit fait grace, et qu'on ne luy eust pas seulement rendu justice, il n'eust pû faire que ce qu'il faisoit. Car parlant à tous ceux qui s'aprochoient de luy, le Roy vous a pardonné, leur disoit il, c'est pourquoy loüez sa bonté : et resolvez vous à vous en rendre dignes, par quelque belle action à la guerre d'Armenie, où il nous menera bien tost. Cependant le Roy d'Hircanie, et tous ces autres Princes qui estoient demeures dans la Ville le salüerent, et luy tesmoignerent leur joye : en suitte de quoy ayant assemblé tous les Chefs, il leur commanda de remener l'Armée au Camp à l'heure mesme : et de ne laisser plus dans la Ville que ce qui avoit accoustumé d'y estre. Un moment apres, le Roy luy envoya ordre de changer les Gardes du Chasteau ; car pour ceux des portes de Sinope, ils avoient tous peri quand la Ville avoit esté emportée : de sorte que remettant Andramias en sa charge, l'on osta les Soldats que Metrobate avoit mis dans le Chasteau, dont le nombre n'estoit plus gueres grand : à cause qu'il s'en estoit sauvé une partie aveque luy. Cyrus ordonna aussi qu'on le cherchast avec soin : maison le fit inutilement. Ce Prince fut en personne à la principale porte de la Ville, voir filer toute l'Armée : afin qu'en voyant toutes les Troupes les unes apres les autres, il peust mieux leur recommander leur devoir : Or comme il estoit
aimé, craint, et reveré de tous les Soldats, ils luy obeïrent sans murmurer : et s'en retournerent aussi glorieux, que s'ils eussent gagné une Bataille : et aussi contens que s'ils eussent esté chargez de butin. En trois heures la Ville fut tranquile ; et toute l'Armée en fut dehors, à la reserve des Troupes necessaires pour la garde des Portes, et pour celle du Chasteau ; où il s'en retourna rendre conte à Ciaxare de ce qu'il avoit fait dans la Ville. Le Roy d'Hircanie et tous ceux qui n'avoient pas encore veû ce Prince, depuis ce qui s'estoit passé, luy furent presentez par Ariobante : et la nuit ayant enfin congedié tout le monde, Cyrus par les ordres de Ciaxare, fut remis en son ancien Apartement : où il ne fut pas si tost, qu'il y eut presse à luy aller tesmoigner la joye que chacun avoit de le revoir en liberté. Mais apres que tous ces complimens furent reçeus et rendus, et qu'il n'y eut plus que Chrisante et Feraulas aupres de luy : il les embrassa tous deux, avec une tendresse extréme. Et bien mes chers Amis, leur dit il, avons nous fait une veritable paix avec la Fortune ? ou le calme dont nous commençons de joüir, ne sera t'il qu'une tréve, pour nous donner loisir de nous preparer à de nouveaux malheurs ? Les Dieux, reprit Chrisante, ont esprouvé vostre vertu par tant de differentes voyes, qu'il seroit difficile de prevoir ce qui vous doit arriver : Mais enfin, Seigneur, interrompit Feraulas, vous estes libre ; vous estes connu pour estre Cyrus, Ciaxare le sçait ; il n'ignore pas
vostre passion pour la Princesse ; et la Princesse ne vous hait point. Il est vray, reprit Cyrus en soupirant ; mais la Princesse est en Armenie : et en la puissance d'un Rival. Ouy Seigneur, reprit Feraulas, mais c'est un Rival à qui la Fortune a esté si contraire en ambition, qu'il n'est pas croyable qu'elle le favorise en amour. Ce fut avec de semblables discours, que Chrisante et Feraulas entretindrent leur cher Maistre, jusques à ce qu'il se mist au lict : Mais il n'y fut pas si tost, que tous les prodigieux changemens de sa fortune luy revinrent dans la memoire : et que l'image de Mandane luy aparoissant, l'entretint jusques à plus de la moitié de la nuit : car alors le sommeil luy ferma les yeux malgré luy : et luy laissa pourtant le plaisir d'avoir l'imagination toute remplie de sa Princesse. Le lendemain au matin, Ciaxare luy renvoya sa Cassette : dans laquelle il remit fort soigneusement cette magnifique Escharpe de Mandane, qu'il avoit euë de Mazare, et qu'il avoit emportée lors qu'il estoit sorti de sa prison ; mais il n'y trouva plus le Portrait de la Princesse : parce que le Roy l'avoit renvoyé à Martesie, qui estoit retournée chez Artucas, comme je l'ay desja dit. Il n'osa pourtant en murmurer qu'en secret : et sur trouver ce Prince, qui se preparoit à aller au Temple de Mars, où le sage Thiamis l'attendoit. Mais afin de faire voir au Peuple que Cyrus estoit veritablement bien aveque luy ; il traversa toute la Ville en luy parlant : tout le monde luy donnant des marques
visibles de la joye qu'il avoit, de revoir en liberté le plus illustre de tous les hommes. Tous les Rois et tous les Princes qui estoient en cette Cour, ne manquerent pas de se trouver à cette ceremonie : et il y avoit une presse si grande, depuis la Ville jusques au Temple de Mars, qui est assez prés de la mer : qu'il ne demeura presque à Sinope, que ceux qui en gardoient les portes. Comme le Roy eut mis pied à terre à huit ou dix pas du Temple (car il y estoit allé à cheval) Cyrus qui estoit aupres de uy, vit quatre ou cinq hommes qui luy estoient inconnus : et qui aportoient soin à s'en aprocher. Quoy qu'il n'eust aucun sujet de rien soubçonner ny de rien craindre : neantmoins inspiré par le Ciel il attacha fortuitement ses regards sur un de ces hommes, de qui la physionomie avoit quelque chose de mauvais. Mais à peine avoit il fait quelque legere reflexion sur ces gens là, qu'il en vit deux tirer des poignards : dont l'un voulut en donner un coup à Ciaxare, et l'autre s'avança vers luy pour luy en donner autant. Le genereux Cyrus sans perdre temps, se mit entre le Roy et celuy qui le vouloir fraper : et se contenta de parer de la main gauche le coup qu'on luy vouloit porter à luy mesme : pendant que de la droite il arracha le poignard des mains de celuy qui en avoit voulu tüer Ciaxare : et luy en donna un coup dans le corps, qui le fit tomber mort à ses pieds. Au mesme instant huit ou dix autres qui soustenoient les deux qui s'estoient chargez de tüer le Roy et Cyrus, voyant que leurs compagnons avoient
manqué d'executer leur dessein, voulurent dans la surprise où tout le monde fut en cette rencontre, faire ce qu'ils n'avoient pas fait : Mais Cyrus au milieu de ce grand nombre de gens qui mirent l'espée à la main, démesla si bien les Conspirateurs, et les attaqua si furieusement, qu'ils perirent presque tous de sa main. Car apres avoir mis en un moment le Roy dans le Temple, entre les mains du Roy de Phrigie et de beaucoup d'autres, il les poursuivit vers le bord de la mer où ils s'enfuyoient ; et où une Barque de Pescheurs les attendoit, afin qu'ils s'en peussent servir pour se sauver. Encore qu'il y eust un monde estrange à l'entour de Ciaxare ; toutefois comme la chose avoit fort surpris, et que peu de personnes avoient veû la premiere action, il falut assez de temps auparavant que l'on sçeust ce que c'estoit : de sorte que sans Cyrus, le Roy eust infailliblement esté tüé : et peut-estre mesme que ces assassins se fussent sauvez. Mais Cyrus aidé principalement de Feraulas et d'Araspe, les poursuivit, les tua ; et en prit un apres l'avoir blessé : qui plustost que de se laisser prendre, s'alloit jetter dans la mer : lors que Cyrus l'ayant joint, et l'ayant pris par les cheveux, non non, dit il, traistre, il faut sçavoir qui vous estes, et par quel mouvement vous agissez. A peine l'eut il arresté, que malgré le déguisement de son habit et de son taint, et malgré tout le sang dont il estoit couvert, il le reconnut pour le méchant Metrobate : qui fit encore
tout ce qu'il luy fut possible, ou pour s'échaper, ou pour se tuër, ou pour se jetter dans la mer : mais plusieurs des Gardes du Roy estant arrivez, Cyrus le remit entre leurs mains : et s'en faisant suivre, il fut retrouver Ciaxare, qui estoit entré chez Thiamis, de qui la Maison touchoit le Temple. Aussi tost que Cyrus parut, ce Prince l'embrassa estroitement : et luy devant encore une fois la vie, il luy donna cent marques de reconnoissance, et cent témoignages de repentir de ce qu'il avoit fait contre luy. Seigneur (luy dit il, en faisant aprocher ce perfide qu'il avoit pris) je rends graces aux Dieux de ce qu'ils vous feront voir la difference qu'il y a de Metrobate à moy. A peine le Roy eut il entendu ce Nom, et jetté les yeux sur cét homme qu'il le reconnut : Ha méchant, luy dit il, est-ce toy qui as osé attenter à ma vie, et à celle de Cyrus ? car le Roy avoit veû toutes les deux actions de ceux qui les avoient voulu tuër. C'est moy, respondit ce perfide fout furieux, qui las de faire des crimes inutilement, m'estois determiné d'en faire deux, qui me fussent utiles à quelque chose. Et de qui lasche, reprit le Roy, attendois tu recompence d'une pareille action ? De tant de Rois et de tant de Princes, repliqua-t'il, qu'Artamene par sa bonne fortune, vous a assujettis : et qui par ce que j'eusse fait, n'eussent plus esté tributaires. Le Roy de Phrigie prenant lors la parole aussi bien que celuy d'Hircanie, dirent qu'il faloit l'obliger à parler plus precisément de cette méchante
action : mais luy sans s'en faire presser davantage ; et jugeant bien qu'il n'y avoit point d'esperance de vie pour luy, quand mesme il pourroit échaper de ses blessures : dit qu'il ne faloit point chercher d'autre autheur de la conspiration que luy : et que pour ses complices ils estoient tous morts. Que se voyant perdu, lors qu'il avoit apris que Cyrus estoit sorti de sa prison, il en estoit sorti aussi : que comme il n'avoit jamais agi que par ambition ; il avoit bien jugé que sa fortune estoit ruinée, puis que Cyrus estoit libre : et qu'il avoit pensé ne pouvoir manquer d'obtenir une grande recompence du Roy d'Assirie, s'il luy ostoit tout à la fois celuy qui possedoit son Estat ; celuy qui l'avoit conquis ; et celuy qui pouvoit luy disputer la Princesse Mandane. Metrobate dit cela avec une ingenuité si insolente, que l'on ne douta point que la chose ne fust comme il la disoit : car pour ceux qui l'avoient assisté, ils furent reconnus pour estre les mesmes Soldats qui estoient sortis du Chasteau aveque luy, et qu'il avoit fait venir de Pterie. Le Roy ne pouvant dont plus souffrir la veuë d'un si méchant homme, qui avoit pensé estre cause de la mort injuste de Cyrus, et qui en suitte venoit d'attenter à leur vie : il commanda qu'on allast le mettre en prison, jusques à ce que l'on eust resolu de quel suplice on puniroit tous ses crimes. Mais on ne fut pas en cette peine : car ayant esté assez long temps sans estre pensé, il mourut entre les mains du Chirurgien : qui ne vouloit prolonger sa vie par
ses remedes, que pour luy faire souffrir une mort plus cruelle.
A la suite de l'attentat, l'innocence et la valeur de Cyrus sont définitivement reconnues par Ciaxare. Pour retrouver la trace de Mandane, on propose d'envoyer en Arménie Araspe déguisé. Cyrus lui fait toutes sortes de recommandations, puis il se rend auprès de Martesie, avec l'intention de lui parler de Mandane. Il fait part de ses doutes à la jeune fille, en particulier ceux occasionnés par son refus de lui prêter le portrait de Mandane. Martesie a beau tenter de le rassurer sur la signification de ce geste, Cyrus insiste pour avoir accès au portrait. Il parvient à la faire céder en faisant allusion avec ironie sur les sentiments qu'elle éprouve envers Feraulas. Martesie l'informe encore de tout ce qu'il ignorait des aventures de Mandane. Ces nouveaux éléments lui sont tout à fait favorables.
Cependant le Sacrifice fut veritablement un Sacrifice d'action de graces : et Ciaxare se sentit si puissamment inspiré par les Dieux, à renouveller sa tendresse pour Cyrus, et à l'augmenter s'il estoit possible, que son esprit se trouva tout à fait tranquile. Le sage Thiamis, qui depuis le premier jour qu'il avoit veû Cyrus sous le nom d'Artamene, l'avoit tousjours cherement aimé : fit encore un discours au Roy extrémement fort, et extrémement beau, pour le confirmer d'autant plus dans les bons sentimens où il le voyoit. Il faudroit bien, luy disoit Ciaxare, que j'eusse absolument perdu la raison, si j'estois capable d'ingratitude, pour un homme qui me sauve la vie en hazardant la sienne, apres que je l'ay voulu faire mourir. Car sage Thiamis, luy disoit il, ce genereux Prince c'est contenté de parer de la main gauche le coup qu'on luy portoit : et s'est exposé à recevoir celuy qui me devoit traverser le coeur, en me couvrant de son corps. Non, non adjousta t'il : ne craignez plus ri ? de moy de ce costé là : je conserveray Cyrus toute ma vie comme mon Protecteur : et comme un Prince enfin que les Dieux ont envoyé pour ma gloire, et pour ma felicité. Ce fut en de pareils sentimens que le Roy se retira : voulant tousjours que le Roy se retira : voulant tousjours que Cyrus fust aupres de luy. Cette action ayant esté sçeuë non seulement de tout ce qu'il y avoit de monde à Sinope, mais de tout le Camp : ce furent des
redoublemens d'acclamations estranges ; et jamais Artamene n'avoit esté si cherement aimé de Ciaxare, que Cyrus l'estoit alors : de sorte qu'en moins de trois jours, la joye fut remise et dans l'ame du Roy, et dans celle de toute la Cour. Ciaxare voulut mesme envoyer en Perte, vers le Roy son Beau frere, et vers la Reine sa Soeur : afin de leur aprendre la vie de Cyrus. Il se souvint lors, qu'à la naissance de Mandane, comme la Reine de Perte avoit envoyé s'en resjoüir aveque luy : il luy avoit mandé par galanterie, qu'il souhaittoit que sa fille peust un jour se rendre digne d'estre Maistresse de Cyrus :
Si bien qu'il chargea Madate, qu'il y envoya, d'en faire un second compliment à la Reine sa Soeur. Cyrus de son costé, demanda au Roy la permission d'y envoyer aussi un des siens ; et chosit Artabase pour cela : que Chrisante chargea d'une Lettre, ou pour mieux dire d'un recit : qui contenoit une partie des merveilles de la vie de son cher Maistre. Afin de rendre par là son silence excusable : taschant de luy faire comprendre, que rien ne pouvoit resister à la fatalité : et qu'il n'avoit fait, que ce qu'il n'avoit pû s'empescher de faire. Apres cela le Roy n'avoit plus rien dans l'esprit, que l'absence de la Princesse : mais comme il attedoit toutes choses de la valeur de Cyrus, cette inquietude estoit moderée par l'esperance, et son ame estoit assez tranquile. Cependant comme il faloit sans doute encore quelque temps, auparavant que de pouvoir marcher vers
l'Armenie : et que Cyrus eust bien voulu sçavoir un peu plus precisément en quel lieu estoit la Princesse : il proposa au Roy d'envoyer Araspe desguisé, pour tascher de descouvrir où estoient ces femmes dont on avoit parlé à Megabise, lors qu'il avoit esté en ce païs là. Car comme Araspe sçavoit admirablement bien la langue Armenienne, il estoit plus propre qu'un autre à un semblable employ. Ciaxare ayant approuvé l'advis de Cyrus, il envoya donc Araspe en Armenie : avec ordre de venir retrouver le Roy sur la frontiere, où sans doute il seroit bientost. Mais en le congediant, que ne luy dit il point, afin de l'obliger d'employer tous ses soings et toute son adresse, pour descouvrir en quel lieu estoit Mandane ? Il ne luy donnoit pas seulement des instructions necessaires, mais cent conseils inutiles ; et quand Araspe eust eu l'esprit aussi stupide qu'il l'avoit adroit et penetrant ; Cyrus n'eust pû luy prescrire un ordre plus exact, de tout ce qu'il avoit à faire : tant il est vray que ceux qui aiment fortement sont preoccupez, et craignent tousjours que l'on ne s'avise pas de faire tout ce qu'il faut, pour contenter leur passion. Aussi Araspe qui estoit accoustumé de vivre avec beaucoup de liberté aupres de Cyrus : ne pût s'empescher de luy dire en souriant, que si Megabise eust esté aussi bien instruit que luy par Ciaxare, lors qu'il partit pour aller en Armenie, il auroit apparemment raporté plus de certitude qu'il n'avoit fait, du lieu où estoit la Princesse. Je vous entens bien
(luy repliqua Cyrus en l'embrassant, et en souriant à son tour) je vous en dis trop Araspe, je l'avoüe, si je considere vostre esprit : mais je vous en dis trop peu, si je veux vous faire comprendre combien ce voyage m'importe. Si vous aviez aimé quelque chose, poursuivit il, vous m'excuseriez sans doute : mais vous estes un insensible, qui serez peut-estre puni un jour, par quelque belle Personne, de la raillerie que vous faites de vos Amis. Apres cela Cyrus l'embrassa encore une fois : et ne pouvant pourtant se corriger de l'erreur qu'il connoissoit bien luy mesme ; il r'appella deux fois Araspe, pour luy redire une partie de ce qu'il luy avoit desja dit. Aussi tost que ce fidelle Espion fut parti, sçachant que le Roy estoit occupé avec le Roy de Phrigie, il fut chercher à s'entretenir de sa chere Princesse, avec Martesie, à laquelle seule il en vouloir parler. D'abord qu'elle le vit dans sa chambre, elle voulut luy rendre grace de l'honneur qu'il luy faisoit : mais Cyrus ne voulant pas souffrir qu'elle continuast à le remercier. Non non, luy dit il, aimable Martesie, vous n'avez pas sujet aujourd'huy de me faire un compliment : la visite que je vous fais est trop interessée pour m'en rendre grace : et je trouve tant de plaisir à vostre conversation, que vous ne me devez pas estre fort obligée des visites que je vous rends. Seigneur (luy dit elle en abaissant la voix, quoy qu'il n'y eust que la fille d'Artucas dans sa chambre, qui s'estoit avancée vers Feraulas, aussi tost que Cyrus estoit entré)
je sçay bien la part que je dois prendre à un discours si obligeant : et pour vous tesmoigner que je l'entens comme je dois, il faut Seigneur, il faut ne vous priver pas plus long temps du plaisir que vous prenez à entendre parler de la Princesse : et vous demander enfin, si vous ne croyez pas qu'elle auroit eu bien de la douleur de vostre prison, et bien de la joye de vostre liberté, si elle eust esté icy ? Je n'oserois Martesie (reprit ce Prince amoureux en soupirant, et en changeant de couleur) je n'oserois le croire, de peur de me tromper : et si vous n'avez la bonté de dissiper ma crainte, et de fortifier la foiblesse de mon esperance, je ne sçay ce que je penseray, ny ce que je croiray. Martesie luy ayant alors presenté un siege avec beaucoup de respect ; en ayant aussi pris un ; et la fille d'Artucas nommée Erenice s'estant appuyée contre une fenestre pour parler à Feraulas ; Seigneur, luy dit elle, je ne pensois pas que connoissant comme vous faites la grandeur de l'esprit de la Princesse : et devant connoistre aussi celle de vostre merite, et des obligations qu'elle vous a vous pussiez douter que vostre prison ne l'eust affligée, et que vostre liberté ne l'eust resjouïe. Comment voulez vous, reprit Cyrus, que je me fie à rien, apres l'inhumanité que vous avez euë, de ne vouloir simplement que me prester le Portrait de Mandane ? N'ay-je pas lieu de croire, cruelle fille que vous estes, que vous n'avez agi ainsi, que par la connoissance parfaite que vous avez, des sentimens de nostre incomparable Maistresse ?
Car si vous ne sçaviez pas qu'elle n'a pour moy qu'une simple estime, accompagnée au plus de quelque legere tendresse : eussiez vous pû me voir prisonnier ; malheureux ; absent de ce que j'adore ; et privé de toute consolation ; sans me faire un present d'une chose qui pouvoit charmer tous mes ennuis, et suspendre toutes mes douleurs ? Advoüez la verité Martesie, vostre cruauté pour moy en cette rencontre, n'est elle pas un effet des sentimens secrets que vous sçavez qui sont dans le coeur de nostre divine Princesse ? Vous estes si ingenieux avons persecuter, reprit Martesie, que je ne sçay si je dois, et si je pourray destruire la tromperie que vous vous faites à vous mesme. Toutefois Seigneur, comme je suis sincere : je vous diray ingenûment, que la cruauté dont vous vous plaignez est toute à moy : et que la Princesse n'y a point de part. Ce n'est pas (et vous le sçavez sans doute) que je croye qu'elle eust trouvé bon que je vous eusse donné un Portrait qu'elle m'a fait l'honneur de me donner : mais apres tout, ce n'est point par un sentiment qui vous soit desavantageux, qu'elle vous est un peu severe. Elle aimoit la vertu et la gloire, avant que de vous connoistre : et vous ne devez pas trouver estrange si elle les aime encore, apres vous avoir connu. Mais Martesie, repliqua Cyrus quand vous m'auriez donné le Portrait de Mandane en seroit elle moins vertueuse ? Non Seigneur, reprit elle ; mais je n'en serois pas plus raisonnable. Quoy, adjousta t'il, Martesie, sera
plus inhumaine pour moy, que la Fortune ne l'est pour un Roy à qui elle oste des Royaumes ! puis qu'en fin elle luy donne la veuë de la Princesse qu'il aime, et la met mesme en sa puissance. Quoy, cruelle personne, poursuivit il, vous pouvez sçavoir que le Roy de Pont voit à tous les momens l'incomparable Mandane : et vous pouvez refuser à Cyrus la veuë de sa Peinture seulement ! Encore une fois Martesie, vous avez descouvert dans le coeur de nostre Princesse, quelque secret mouvement, qui m'est desavantageux. Seigneur, luy respondit elle en souriant, vous aviez raison de me dire que je ne devois pas vous rendre grace de l'honneur que vous me faisiez de me venir voir, puis que vous aviez dessein de me quereller. Vous pouvez faire la paix quand il vous plaira, luy dit il en l'interrompant ; et afin de ne faire que ce que vous avez desja fait : prestez moy du moins le Portrait de Mandane, jusques au jour que je l'auray delivrée, et que je pourray joüir de sa veuë : car j'ay sçeu que le Roy vous l'a fait rendre. Seigneur, luy dit elle, vous estes bien pressant : mais ne songez vous point quel malheur ce Portrait a pensé causer ? Mais ne songez vous point, luy dit il, quelle joye vous me donnerez ? Je la comprens bien, luy dit elle, par celle que cette chere Peinture me donne à moy mesme. Ha Martesie, s'écria t'il, que vous la comprenez imparfaitement, si vous jugez de mes sentimens par les vostres ! Quoy Seigneur, reprit elle, pensez vous que je n'aime pas la Princesse,
autant que je suis capable d'aimer ? Ouy Martesie, repliqua t'il, je croy que vous avez pour elle toute l'amitié imaginable : Mais ma chere fille (luy dit il encore, en la regardant malicieusement) quoy que je sois persuadé que Feraulas ait pour moy une affection sans pareille : je connois pourtant qu'il sçait aimer une personne que vous connoissez bien d'une maniere plus parfaite, que celle dont il aime Cyrus. Vous estes bien bon, luy dit elle alors en rougissant, de souffrir que Feraulas aime quelqu'un plus que vous : pour moy qui ne suis pas si indulgente, je vous avouë que quelque respect que je vous porte, j'ay quelque peine à souffrir que vous disiez que vous aimez mieux la Princesse que je ne l'aime. Mais apres tout, je voy bien qu'il faut faire la paix aveque vous : et pour accommoder les choses, dit elle en tirant ce Portrait de sa poche, je vous le preste jusques à ce que vous partiez pour aller en Armenie. Cyrus ravi de joye ; et recevant cette Peinture avec un respect aussi profond que si la Princesse l'eust pû voir : la baisa en la recevant, et donna tant de marques de satisfaction à Martesie, qu'elle eut lieu de ne se repentir pas, de la complaisance qu'elle avoit. En suitte Cyrus qui ne l'avoit point entretenuë de puis son départ de Themiscire, luy demanda cent et cent choses differentes. Il voulut qu'elle luy racontast tout ce qu'il avoit déja sçeu : c'est à dire enlevement de la Princesse par Philidaspe : de quelle façon elle avoit esté conduite à Opis : comment elle estoit entrée à
Babilone : comment elle y avoit vescu : de quelle sorte elle y traittoit le Roy d'Assirie : comment elle vivoit avec Mazare : comment elle estoit sortie de Babilone pour venir à Sinope : comment Mazare l'en avoit fait sortir, feignant de la vouloir mettre en liberté : et comment enfin elle estoit tombée entre les mains du Roy de Pont, apres qu'il avoit perdu ses Royaumes. Martesie satisfit pleinement sa curiosité : mais elle ne voulut pas luy parler de l'Oracle favorable qu'avoit reçeu à Babilone le Roy d'Assirie : de peur de l'affliger de nouveau, par une chose si fascheuse : De sorte qu'il y avoit des momens, où il estoit presque heureux. Car lors que Martesie luy exageroit, avec quelle fermeté Mandane avoit resisté à la passion de trois des plus Grands Princes du monde, et les plus honnestes gens ; il en avoit une joye incomparable. Et cherchant mesme à l'augmenter, et à se faire encore dire quelque chose qui luy fust avantageux : mais apres (disoit il à Martesie, en la regardant attentivement, comme s'il eust voulu penetrer dans le fonds de son coeur, pour y connoistre la verité de ce qu'il vouloit sçavoir) toute cette noble fierté avec laquelle l'illustre Mandane a resisté à mes Rivaux, n'a sans doute esté qu'un pur effet de sa vertu : et le malheureux Artamene, et l'infortuné Cyrus, n'y ont certainement rien contribué. Voulez vous Seigneur, reprit malicieusement Martesie, que j'aye cette complaisance là pour vous, de ne vous contredire point ? Je veux, luy dit il, sçavoir là verité
toute pure ; pourveû qu'elle ne me desespere pas. Non Seigneur, repliqua t'elle, non, je ne vous desespereray point, quand je vous diray (sans le sçavoir pourtant de la bouche de la Princesse) que je ne voy pas par quelle raison elle auroit si opiniastrément rejetté l'affection du Roy d'Assirie qui ne choquoit point sa vertu, si l'illustre Artamene ne luy eust peut-estre disputé l'entrée de son coeur. Mais, luy disoit il alors tout comblé de joye, la Princesse ne vous a pas dit ce que vous me dittes, et ce n'est que sur de foibles conjectures que vous fondez vostre croyance, et que vous flatez ma passion. Cependant Martesie, adjousta t'il, je ne murmure point contre Mandane : j'ay plus de gloire que je n'en merite : et quand je serois mal traitté ; et quand mesme je serois puni de ma temeraire hardiesse, je ne m'en pleindrois sans doute pas.
Martesie possède beaucoup de charmes, qui lui permettent de réunir autour d'elle une société fort attrayante, composée entre autres d'Artibie, de Thimocrate, de Philocles et de Leontidas. Un jour, il y est question de l'amour de Cyrus. On déplore ses malheurs, tout en les relativisant. Chacun y reconnaît une épreuve amoureuse dont lui-même a souffert avec une intensité supérieure. On en vient à débattre du plus grand malheur qui peut frapper l'amoureux : est-ce l'absence ? le fait de ne pas être aimé en retour ? la perte de l'être aimé ? la jalousie ? Chacun argumente en se fondant sur son expérience. Martesie invite donc les « devisants » à faire le récit complet de leurs malheurs. Ils acceptent à condition qu'elle prononce ensuite un jugement. Quand Cyrus les rejoint, on décide de commencer par écouter Thimocrate, l'amant absent.
C'estoit de cette sorte que Cyrus s'entretenoit avec Martesie, toutes les fois qu'il le pouvoit, n'ayant lors que trois choses à faire : l'une, d'aller au Camp, pour y donner ordre à tout ce qui estoit necessaire pour la guerre d'Armenie : l'autre de rendre à Ciaxare tous les soings et toutes les soumissions imaginables : et la derniere, d'aller visiter Martesie : luy semblant que c'estoit en quelque façon voir sa Princesse, que de voir une fille qu'elle aimoit avec une tendresse extréme, et qu'elle estimoit beaucoup. En effet, Martesie estoit une personne excellente en toutes choses : elle estoit de fort bonne condition ; sa beauté n'estoit pas simplement de celles
qui ont de l'esclat ; mais encore de celles qui ont de nouveaux charmes plus on les considere. Car comme elle avoit beaucoup d'esprit, et de l'esprit agreable et solide tout ensemble : plus on la voyoit, plus on la trouvoit belle, et plus on la trouvoit charmante. Aussi Feraulas n'estoit il pas le seul qui la visitoit : et durant le sejour que l'on fut contraint de faire à Sinope, toute la Cour estoit chez elle. Tout ce qu'il y avoit de Dames à la Ville, la voyoient aveque soin : et tout ce qu'il y avoit de Princes, remarquant avec quelle civilité Cyrus la traitoit, la voyoient aussi avec beaucoup d'assiduité et beaucoup de plaisir, estant certain que sa conversation estoit tres agreable, Non seulement elle avoit naturellement de l'esprit, mais de l'esprit cultivé : entendant une partie des Langues les plus celebres de l'Europe et de l'Asie. Entre tous ceux qui la voyoient, Thrasibule, et tous ces illustres Grecs qui estoient à l'Armée ; c'est à dire Thimocrate, Philocles, et Leontidas, la visitoient tres souvent. Le Prince Artibie estoit aussi un de ceux qui la voyoient le plus : de sorte que la Compagnie estoit tres divertissante chez elle : estant composée de personnes qui l'estoient infiniment. Un jour entre les autres, que Martesie et Erenice sa parente estoient seules, le Prince Artibie accompagné de Thimocrate, de Philocles, et de Leontidas, l'estant venuë voir, la conversation fut sans doute assez belle : estant certain que les Grecs de ce temps là pour l'ordinaire avoient une delicatesse
d'esprit, qui n'estoit pas si comme aux autres Nations. Artibie quoy qu'il ne fust que Cilicien, estoit un Prince tres accomply : et qui encore qu'il parust fort melancolique, ne laissoit pas d'estre tres sociable. Thimocrate avoit aussi reçeu de la Nature tous les avantages du corps, qu'elle peut donner à une personne de son sexe : Mais, il avoit de plus un esprit adroit et galant, qui le rendoit tres agreable. Philocles n'estoit pas moins parfait en toutes choses : et la complaisance de son humeur avoit je ne sçay quoy de bien charmant. Leontidas estoit d'une taille avantageuse et belle : tous les traits de son visage estoient nobles : et il avoit dans la phisionomie je ne sçay quelle melancolie fiere, douce, et chagrine tout ensemble, qui ne déplaisoit pas. Et quoy qu'il eust quelque inegalité dans l'humeur, et quelque bizarrerie dans ses sentimens ; il avoit pourtant tant d'esprit, qu'il ne laissoit pas de plaire infiniment. Ces quatre personnes s'estant donc trouvées ensemble chez Martesie, comme l'amour de Cyrus n'estoit plus un secret, ce fut le sujet de la conversation : et apres avoir repassé les plus considerables evenemens de cette amour (au moins de ceux qui estoient venus à leur connoissance) chacun le pleignit dans ses malheurs, selon ses propres sentimens. Pour moy, disoit Thimocrate, par où je le trouve le plus à pleindre, c'est d'avoir presque tousjours esté absent de la personne aimée : car tant qu'il a este en Capadoce, la guerre de Bithinie l'a occupé : et depuis son retour à Themiscire,
il n'a point veû la Princesse qu'il aime. Ce luy est sans doute un grand malheur, reprit Philocles, que d'estre absent : mais puis qu'il peut esperer d'estre aimé, l'absence n'est pas pour luy sans consolation : et il n'a pas esprouvé ce que l'Amour a de plus rigoureux. S'il ne l'a pas esprouvé, interrompit le Prince Artibie, ny par l'absence, ny par la haine de la Princesse qu'il aime : il l'a sans doute bien senti lors qu'il l'a cruë morte, comme on me l'a raconté. Et quand je me l'imagine dans les frayeurs de trouver sa Princesse reduitte en cendre, par l'embrasement de Sinope : et que je le voy en suitte dans la Cabane d'un pescheur, aprendre de la bouche de Mazare, qu'elle avoit peri dans les flots : que je le voy, dis-je encore, au bord de la mer, chercher avec tant de soin le corps de sa chere Princesse : j'avoüe que la compassion que j'ay du mal qu'il a souffert est extréme : et je soutiens de plus, que de quelques douceurs dont il puisse jouïr un jour, elles n'égalleront qu'à peine le tourment qu'il a enduré. Il est certain (dit Leontidas qui n'avoit point encore parlé) que je conçois aisément que l'absence est un grand mal : que n'estre point aimé est une chose fâcheuse : et que la mort de la personne aimée, donne sans doute une aigre douleur. Mais apres tout, si l'illustre Cyrus n'a point esté fort jaloux (comme je ne l'ay pas oüy dire) il doit des Sucrifices de graces à l'Amour : de luy avoir espargné un tourment qui surpasse de mille degrez tous les autres. Quoy Leontidas, reprit
Martesie, vous pouvez croire que la jalousie est un plus grand mal, que la mort de la personne aimée ! Ha Leontidas, s'écria t'elle, songez bien à ce que vous dites. J'y songe bien aussi, luy repliqua t'il, et je parle d'une passion qui ne m'est pas inconnuë. Pour moy, interrompit Erenice, il me semble que la jalousie est un assez grand mal, pour ne trouver pas estrange qu'il soit mis par Leontidas entre les plus grands suplices de l'amour : Mais que Thimocrate ait osé parler de l'absence, comme de la plus rigoureuse chose du monde ; il me semble, dis-je, que l'on peut assurer suil a l'ame un peu delicate. Il faudroit l'avoir bi ? insensible, reprit il, pour ne trouver pas que l'absence comprend en soy tous les autres maux : ce n'est qu'à celuy qui n'est point aimé, reprit Philocles, qu'il est permis, s'il faut ainsi dire, de ramasser tous les maux de l'amour en un seul : et quiconque n'a point esprouvé celuy là, ne connoist point du tout quelle est la supréme infortune. C'est un mal du moins adjousta, Thimocrate, dont un homme genereux ne doit pas estre long temps tourmenté : puis qu'il n'est rien de plus juste, ny de plus naturel, que de cesser d'aimer ce qui ne nous aime point. Il l'est encore plus, repliqua Philocles, à celuy qui pleure sa Maistresse morte, de se consoler s'il est sage, par l'impossibilité qu'il y a de trouver du remede à son mal : à celuy qui est absent, de trouver de la douceur, dans l'esperance du retour : et à celuy qui est jaloux, de chercher sa guerison, par
la connoissance de la vertu de celle qu'il aime ; ou par celle de son propre merite ; ou par le dépit. Vous connoissez mal la jalousie, respondit fierement Leontidas, puis que vous croyez qu'elle soit capable de raisonner sagement : elle qui pervertit la raison ; qui trouble les sens ; et qui renverse tout l'ordre de la Nature. Les autres maux dont on a parlé, ont du moins cet avantage, qu'on ne les voit qu'aussi grands qu'ils sont : Mais la jalousie est d'une nature si capricieuse, si bizarre et si maligne, qu'elle agrandit tous les objets, comme ces faux Miroirs qu'ont inventé les Mathematiques. Elle fait non seulement sentir les veritables maux, mais elle en suppose ; elle en invente ; et en fait souffrir qui n'ont fondement aucun, l'avoüe dit alors Martesie, que Leontidas nous dépeint la jalousie, d'une façon si ingenieuse, que je ne doute point que s'il a aimé, cette passion ne l'ait beaucoup tourmenté. A n'en mentir pas, repliqua t'il, je parle par ma propre experience : et c'est ce qui fait que je dois plustost estre creû, lors que je soustiens que la jalousie est le plus effroyable supplice que l'on puisse endurer. S'il ne faut qu'aporter une semblable authorité reprit Thimocrate, pour faire voir que l'absence comprend tres souvent tous les maux que l'amour peut faire souffrir, je dois estre creû aussi bien que vous : puis que la meilleure partie de ma vie s'est passée esloigné de ce que j'aimois. Je ne vous cederay pas non plus par cette raison, reprit Artibie, puis que je n'ay que trop esprouvé, que
la mort de ce que l'on aime est la fin de tous les plaisirs, et l'abregé de toutes les douleurs. Quoy qu'il n'y ait pas de vanité, adjousta Philocles, à publier que l'on n'a pû estre aimé : je suis pourtant contraint d'avoüer, que c'est par ma propre experience, que j'ay compris parfaitement, que comme la plus grande felicité de l'amour est d'estre aimé : la plus grande infortune est de ne l'estre pas. Pour moy, dit Martesie, je ne m'estonne plus que vous souteniez tous chacun vostre opinion si fortement : car enfin il est difficile de ne sentir pas son propre mal plus que celuy d'autruy : et de n'estre pas un peu preocupé en sa propre cause. C'est pourquoy je ne vous crois pas bons Juges d'une question si delicate : quoy que vous ayez tous beaucoup d'esprit. Il faudroit donc que vous le voulussiez estre, reprit Thimocrate, car sans doute vous avez toutes les qualitez necessaires pour cela : c'est à dire beaucoup de lumiere, et nul interest en toutes ces choses. Il est vray, reprit elle, mais je n'y ay aussi nulle experience. Neantmoins je vous avoüe (adjousta t'elle en les regardant tous) que vous m'avez fait naistre une si grande curiosité de sçavoir les advantures qui ont donné des sentimens si differents, à des personnes qui ont tant d'égalité en tant d'autres choses, que si j'osois j'accepterois l'offre que m'a fait Thimocrate : et je vous obligerois tous, à me les vouloir raconter. Pour moy, interrompit Artibie, qui ne cherche qu'à me pleindre, et à estre pleint, je suis tout prest de vous satisfaire en
peu de mots : et de vous dire en suitte les raisons qui peuvent fortifier ma cause. Un Amant absent, reprit Thimocrate en souriant, qui est accoustumé de graver ses malheurs sur les escorces des arbres, et d'en parler mesme aux rochers, plustost que de n'en parler pas : n'a garde de vous refuser de vous conter ses déplaisirs. Et pour moy, dit Philocles, qui n'ay jamais esté escouté favorablement de la personne que j'aime ; je troueray sans doute quelque douceur, à l'estre du moins d'une autre, que j'estime infiniment. Il n'y a donc plus que le jaloux Leontidas (dit lors Martesie en se tournant vers luy) qui puisse s'opposer à ma curiosité : Non non Madame, luy dit il, je ne feray point d'obstacle à vostre satisfaction : car je ne suis pas aussi avare de mes paroles et de mes secrets, que je suis jaloux de ma Maistresse. Mais aimable Martesie, il faut qu'apres avoir escouté le recit de nos avantures, et en suite nos raisons ; vous jugiez souverainement, lequel est le plus malheureux, ou de celuy qui est presque tousjours absent de ce qu'il aime : ou de celuy qui n'est point aimé : ou de celuy qui a veû mourir la personne aimée : ou de celuy qui est effroyablement jaloux : afin que du moins le plus infortuné puisse avoir la consolation d'estre pleint avec plus de tendresse que les autres : et que vostre compassion soit le prix de la peine qu'il aura euë de vous dire ses malheurs et ses raisons. Au hasard de faire une injustice par ignorance, respondit Martesie, l'accepte la glorieuse qualité de
vostre Juge : à condition qu'Erenice ma chere Parente me conseillera. Non, luy respondit cette agreable fille, je ne veux point partager cette qualité aveque vous ; et je veux me reserver la liberté de pleindre peut-estre le plus, celuy que vous pleindrez le moins. Come ils en estoient là, Cyrus accompagne seulement d'Aglatidas entra : et comme il avoit entendu de l'anti-chambre qu'ils parloient tous avec assez de chaleur : s'il y a dispute entre vous, dit il s'adressant à Martesie, vous sçavez bien que vostre Parti sera toujours le mien. Vous me faites trop d'honneur, luy respondit elle : mais Seigneur, bien loin d'avoir querelle avec de si honnestes gens, vous sçaurez que je suis leur Juge. Il est vray Seigneur, adjousta t'elle en riant, que si je n'avois pas deshonoré cette Charge, depuis quelques momens que je la possede, je vous suplierois de la vouloir prendre : et de vouloir vous donner la peine de juger un fameux different, qui est entre le Prince Artibie, Thimocrate, Philocles, et Leontidas. Me preservent les Dieux, reprit Cyrus, d'avoir une pensée si injuste, que celle de vous déposseder d'un employ si glorieux : et je vous prendrois bien plustost pour mon Juge, si j'avois quelque chose à disputer comme eux, que je ne ferois ce que vous voulez que je fasse. En suitte de ce compliment, comme il estoit le plus civil Prince du monde ; et que de plus il avoit besoin de la valeur ne tous ces Capitaines, pour delivrer Mandane, il eut encore en cette rencontre un redoublement
de complaisance et de bonté pour gagner leurs coeurs : luy semblant que plus il les flattoit, plus ils combatroient courageusement pour sa Princesse. Il s'informa donc avec adresse, et avec beaucoup de douceur, du sujet de la contention : et Martesie le luy ayant raconté en peu de mots. Juges, luy dit elle Seigneur, si j'avois tort de croire que vous seriez meilleur Juge que moy d'une semblable chose. Je serois trop preocupé, reprit il en soupirant : et vous agirez sans doute avec plus d'equité par vostre seule raison, que je ne ferois avec toute mon experience. En suitte de cela, comme cette matiere touchoit en effet son inclination, et ne regardoit que des choses qu'il avoit senties, ou qu'il sentoit encore : il ne fut pas marri d'employer une apresdisnée en un divertissement si proportionné à sa fortune, n'ayant nulle autre chose necessaire à faire ce jour là : car il avoit esté au Camp le matin ; et le Roy faisoit quelques dépesches pour Ecbatane. Apres donc qu'il eut fait placer Martesie au lieu où elle devoit estre pour bien entendre celuy qui devoit parler : qu'il se fut mis aupres d'elle, et que tout le monde se fut assis par son ordre : il voulut que Thimocrate parlast le premier, et qu'il adressast la parole à Martesie comme à son Juge, quoy qu'elle s'y opposast. De sorte qu'apres un silence de quelques momens (pendant lequel Cyrus demanda tout bas à Martesie, si elle ne plaignoit pas un peu un homme qui souffroit tous les maux des quatre Amants malheureux qu'elle alloit
entendre) Thimocrate commença de parler en ces termes.
Thimocrate commence son récit : lors d'une cérémonie religieuse, il avait remarqué une jeune fille d'une grande beauté dénommée Telesile. Il la perd de vue aussitôt, puis la retrouve et tombe bientôt amoureux d'elle. Les obstacles sont nombreux : Telesile est convoitée par de nombreux prétendants, car elle attend un important héritage. De surcroît, le sort semble vouloir l'empêcher de la rencontrer : quand elle se rend à Delphes, il est absent, quand elle s'en éloigne, c'est lui qui y rentre. Thimocrate parvient enfin à lui rendre visite. Telesile le charme complètement, et il croit entrevoir une lueur d'espoir dans ses propos. Mais les absences recommencent : Telesile part régulièrement en villégiature et Thimocrate est délégué pour une importante et longue mission à Milet. Il décide de ne pas s'en aller sans révéler ses sentiments à Telesile. Elle accueille avec réserve cette déclaration.
De retour à Delphes après une longue absence, Thimocrate assiste à une cérémonie religieuse d'une longue durée. Il y remarque une jeune fille d'une grande beauté, dont il apprend qu'elle se nomme Telesile. Thimocrate, après avoir fait le portrait de la jeune fille, poursuit son récit en racontant qu'elle disparaît aussitôt.
L'AMANT ABSENT.
PREMIERE HISTOIRE.
L'Absence dont je me pleins, et que je soutiens qui comprend tous les maux que l'amour peut causer : est un suplice si grand, à une personne qui connoist parfaitement de la delicatesse des sentimens de cette passion : que je ne craindray point de dire, que celuy qui peut estre absent de ce qu'il aime, sans une extréme douleur, ne reçoit pas grand plaisir de la veuë de la personne aimée : et ne merite pas de porter la glorieuse qualité d'Amant. Je dis la glorieuse qualité d'Amant : estant certain qu'il y a je ne sçay quoy de beau, à estre capable de cette noble foiblesse, qui fait faire de si grandes choses, aux illustres Personnes qui s'en trouvent quelquesfois surprises. Mais entre tous ceux qui ont jamais ressenti cette espece de malheur dont je parle, il est certain que je pense estre celuy de tous, qui l'ay le plus rigoureusement esprouvé : puis qu'il semble que l'Amour ne m'ait fait voir la merveilleuse Personne que j'adore, que pour m'en faire sentir l'absence, avec toutes les cruelles suittes qu'elle peut avoir. C'est pourquoy-je ne doute nullement, que je n'obtienne à la fin de
mon recit, la seule douceur que peuvent esperer ceux qui se pleignent, qui est la compassion : et que je n'obtienne encore la victoire, en me voyant declaré par mon equitable Juge, le plus malheureux de tous ceux qui me disputent cette funeste qualité. Comme je suis venu en Asie, en commandant des Troupes du Roy de Chipre, et envoyé parle Prince Philoxipe : il peut estre que vous n'aurez pas sçeu que je ne suis pas nay en ce Royaume là. C'est pourquoy il faut que je vous die, que Delphes si fameuse par toute la Terre, pour le magnifique Temple d'Apollon, et pour la sainteté de ses Oracles, est le lieu de ma naissance. Je suis mesme obligé par la verité, de vous aprendre que je suis d'une Race assez illustre : puis que je suis descendu de celuy que les Dieux jugerent digne il y a desja plusieurs Siecles, de le conduire au pied du Mont Parnasse, aupres de la Fontaine Castalie, pour y recevoir le premier Oracle qui y fut rendu : et de qui la Fille fut choisie en suitte, pour estre la premiere Pithie, de toutes celles qui ont depuis annoncé tant de veritez importantes aux particuliers, aux Villes, aux Provinces, aux Republiques, et aux Rois. Or depuis cela, ceux de ma Maison ont tousjours tenu un des premiers rangs dans leur païs : et pour l'ordinaire, le fameux Conseil de la Grece, que nous appellons l'assemblée des Amphictions, ne s'est jamais gueres tenu, qu'il n'y ait eu quelqu'un de ma Race esleu pour cela. Estant donc d'une naissance assez considerable, et estant fils
d'un homme de qui la vertu estoit encore au dessus de la condition, je fus eslevé avec assez de soin : et quoy que l'on puisse dire que la Ville de Delphes est un abregé du Monde ; à cause de ce grand nombre de Nations differentes, dont elle est continuellement remplie : et qu'ainsi il semble qu'il ne soit pas necessaire à ses habitans de voyager, pour s'instruire des coustumes estrangeres : neantmons mon Pere voulut que j'allasse faire mes Estudes à Athenes : et que je demeurasse encore apres à Corinthe, jusques à ma vingtiesme année : où j'apris en l'un et en l'autre de ces lieux celebres, tout ce qu'un homme de ma condition estoit obligé de sçavoir : tant pour les exercices du corps, que pour les choses necessaires à former l'esprit, et à s'instruire à la connoissance de tous les beaux Arts. De sorte que lors que j'eus ordre de retourner à Delphes, l'on peut dire que je me trouvay Estranger en mon propre Païs : estant certain que je n'y connoissois presque personne. Je sçavois bien encore les noms de toutes les Maisons de qualité de la Ville : je connoissois encore un peu les vieillars et les vieilles femmes : Mais pour les jeunes gens de ma volée, et pour les belles Personnes, je ne les connoissois point du tout. J'arrivay donc à Delphes de cette sorte : c'est à dire regrettant Athenes et Corinthe comme ma Patrie : où j'avois toutefois vescu sans nul attachement particulier, quoy qu'en l'un et en l'autre de ces lieux il y ait de fort belles Dames.
En entrant à Delphes, j'apris que mon Pere avoit eu une affaire importante, qui l'avoit obligé de partir, pour s'en aller à Anticire, qui est une autre Ville de la Phocide ; et qu'il avoit ordonné en partant, que je l'y allasse trouver aussi tost que je serois arrivé. Le soir mesme je fus visité de diverses personnes : Mais entre les autres, un de mes parens nommé Melesandre, toucha d'abord mon inclination. Et en effet c'est un garçon plein d'esprit et de bonté, et de qui l'humeur agreable m'a esté un puissant secours dans mes chagrins. Comme il me plût infiniment j'eus le bonheur de ne luy déplaire pas : et nous liasmes en ce moment une amitié que la seule mort peut rompre. Apres les premieres civilitez, je luy fis sçavoir l'ordre que j'avois reçeu de ne tarder point à Delphes, et de m'en aller à Anticire : mais il me dit qu'il faloit du moins differer d'un jour ce départ : et qu'il y avoit une trop belle ceremonie à voir le lendemain, pour m'en aller sans l'avoir veuë. Je m'informay alors de ce que c'estoit, et il m'aprit qu'il y avoit à Delphes des Ambassadeurs de Cresus Roy de Lydie, qui venoient consulter l'Oracle : et qui aportoient des Offrandes si magnifiques, qu'il estoit aisé de juger qu'elles venoient du plus riche Roy de l'Asie. Puis que ces Offrandes doivent demeurer au Temple, luy dis-je, je les verray à mon retour : Il est vray, me repliqua t'il, mais vous ne verrez pas en un seul jour, toutes les belles Personnes de la Ville assemblées, comme elles le seront demain au Temple, ny une
ceremonie aussi grande que celle là : car on ne reçoit pas les Offrandes des particuliers comme celles des Rois. Quant à la ceremonie, luy dis-je en riant, je pourrois peut-estre m'en consoler : Mais puis que vous m'assurez que je connoistray tout ce qu'il y a de beau à Delphes en une seule occasion, je suivray vostre conseil, et je ne partiray qu'apres demain. Nous nous separasmes de cette sorte Melesandre et moy : et le jour suivant il me vint prendre de fort bon matin, afin de me faire voir exactement toute la ceremonie, comme si j'eusse esté Estranger, et que nous pussions estre bien placez pour voir tout. Quelque indifference que je luy eusse tesmoigné avoir pour ces Festes, il est pourtant certain que je regarday d'abord avec plaisir tout ce que l'on fit en celle là : et je fus comme les autres voir le Thresor du Temple, que l'on montra aux Ambassadeurs de Cresus, avant que d'y avoir placé leurs Offrandes. J'y admiray comme eux un Collier magnifique, que l'on dit avoit esté autrefois à la fameuse Helene : et un autre encore, que l'on assure qui estoit à Eriphile. Je vy ce superbe Throsne d'or, que l'Ayeul du Roy de Phrigie a donné : les six vases que Giges y envoya, du poids de trente Talents : diverses Statuës du mesme Metal que divers Princes y ont données : des Gerbes d'or, que ceux de Smirne et d'Apollonie y ont offertes : deux grandes Cuves d'or massif, d'un ouvrage merveilleux, et capables de contenir cent muis d'eau, dont on se sert à mettre celle que l'on consacre
à une Feste que nous appellons Theophanie. Je vis en suitte au milieu de tant de richesses, que je ne m'arreste pas à décrire exactement, et qui ont esté données par toutes les Republiques de la Grece, des Obelisques d'un ouvrage miraculeux, données par Rhodope : cette fameuse Personne, de laquelle le frere de la sçavante Sapho a esté si amoureux : et qui pour faire voir que c'estoit en Egipte où elle avoit passé la plus grande partie de sa vie, avoit offert en Metal et en petit, ces Piramides admirables, dont on parle par toute la Terre. Enfin apres avoir bien regardé toutes ces rares choses, et mille autres dont je ne vous parle point ; chacun alla prendre sa place, et la ceremonie du Sacrifice commença. Je pense qu'il est à propos que je ne m'arreste pas à vous la décrire : tant parce qu'elle est fort longue, que parce qu'elle est inutile à mon discours. Je vous diray donc seulement, que l'on fait aller ceux qui doivent consulter l'Oracle, jusques au pied du Parnasse, qui est tout contre le Temple : que l'on les oblige à se purifier, au bord de la celebre Fontaine Castalie : que de là ils partent dans le Temple des Muses, qui est basti tout contre ce ruisseau, et qui touche celuy d'Apollon : et qu'en suite la Pithie estant sous un Dais, et sur un Throsne, reçoit les demandes de ceux qui viennent consulter le Dieu. Apres quoy elle va se mettre sur le sacré Trepié : où estant inspirée du Dieu qui l'agite, elle rend les Oracles à ceux qui la consultent. Mais je vous diray apres cela, que malgré
toute la magnificence des Offrandes de Cresus, qui estoit tres grande : car il y avoit une Statuë de femme de grandeur naturelle d'un or tres fin, et d'un travail admirable : il y avoit encore trente Vases les plus beaux du monde : et une Lampe d'or cizelé, la plus riche que l'on se puisse imaginer. Mais malgré, dis-je, toutes ces precieuses choses, depuis que la compagnie commença de se former, je ne les regarday plus avec tant d'attention. Et comme si j'eusse attendu quelqu'un, par un pre-sentiment de mon malheur, j'eus tousjours la teste tournée du costé de la porte du Temple, pour regarder toutes les Dames qui entroient, et pour demander leurs Noms à Melesandre. Neantmoins comme la presse estoit fort grande, je ne pouvois pas les discerner toutes : et il en passoit beaucoup, que je n'avois pas loisir de considerer. J'en vis donc entrer plusieurs extrémement belles, que je regarday pourtant d'un esprit tranquile, et sans que mon coeur en fust esmeu : Mais comme la ceremonie fut achevée, et que pour voir encore mieux toutes les Dames, Melesandre et moy fusmes allez nous mettre assez prés de la porte, à parler à deux ou trois de ses Amis, qui nous vinrent joindre : je vy sortir d'entre des Colomnes de Marbre qui soutiennent la voûte du Temple, une Personne que ces Colomnes m'avoient sans doute cachée, tant que la ceremonie avoit duré : mais une Personne si admirablement belle, que j'en fus esbloüi, tant elle avoit d'esclat dans les yeux et
dans le teint. Je ne la vy pas plus tost, que cessant d'escouter ceux qui parloient, je tiray Melesandre par le bras : et sans cesser de regarder ce merveilleux Objet dont mes yeux estoient enchantez : Melesandre, luy dis-je en la luy monstrant, aprenez moy le nom de cette miraculeuse Personne. Elle s'apelle Telesile, me repliqua t'il ; de qui le nom n'est pas moins celebre pas les charmes de son esprit, et par la complaisance de son humeur, que par les attraits de son visage. Au nom de Telesile, ceux avec qui nous estions interrompirent leur conversation ; et la regardant passer aupres de nous, nous la salüasmes, et la suivismes, afin de la voir plus long temps. Comme elle connoissoit fort Melesandre, et qu'elle l'estimoit mesme beaucoup, elle luy rendit son sulut avec un sousrire si agreable, et avec un air si aimable et si obligeant ; que sa beauté en augmentant encore, mon admiration s'en augmenta aussi : et je sentis dans mon coeur je ne sçay quelle joye inquiette, et je ne sçay quel tumulte interieur dans mon ame, que je ne connoissois point du tout, ne l'ayant jamais senti jusques alors. Et certes je suis oblige de dire, pour excuser ma foiblesse en cette rencontre ; que peu de coeurs ont jamais esté attaquez avec de plus belles ny de plus fortes armes que celles qui blesserent le mien. Telesile estoit dans sa dix-septiesme année : elle avoit la taille noble et bien faite : le port agreable : et quelque chose dans l'action de si libre, do si naturel, et qui sentoit : si fort sa personne de
qualité ; qu'elle ne laissoit pas lieu de douter de sa condition dés qu'on la voyoit. Elle avoit les cheveux du plus beau noir du monde : et le teint d'une blancheur si vive et si surprenante ; que l'on ne pouvoit la voir, sans avoir l'imagination toute remplie de Neige et de Cinabre, de Lis et de Roses : tant il est certain que la Nature a mis sur son visage de belles et d'éclatantes couleurs. De sorte que joignant à ce que je dis, yeux doux : et brilants tout ensemble ; une bouche admirable ; de belles dents ; et une fort belle gorge ; il n'y a pas lieu de s'estonner si mon coeur en fut surpris. Mais helas, l'Amour qui vouloit sans doute me faire connoistre par la naissance de ma passion, quelle en seroit la suitte : fit que je ne vy pas plustost Telesile que je ne la vy plus : car elle sortit du Temple un moment apres : et le jour suivant je partis de Delphes : de sorte que je ne fus pas plustost amoureux que je fus absent.
Melesandre, ami de Thimocrate, révèle à celui-ci que la conquête de Telesile est très difficile : outre sa beauté, la jeune fille est promise à un riche héritage qui attire de nombreux galants. Thimocrate n'en est pas moins fort préoccupé de cette rencontre dans les jours qui suivent. Il se réjouit quand il reconnaît Telesile à la portière d'un chariot, mais c'est pour apprendre qu'elle part pour quatre jours. Melesandre, durant cette période, présente à Thimocrate toutes les beautés de la ville. En vain. Telesile lui paraît incomparable.
Comme nous fusmes hors du Temple, et que nous l'eusmes perduë de veuë (ce qui arriva mesme dans un instant, parce que sa Maison estoit fort proche de là) Melesandre et moy estans allez disner ensemble, et ses autres Amis nous ayant laissez seuls : à peine fusmes nous en liberté, que le regardant attentivement ; Melesandre, luy dis-je, si vous n'aimez point Telesile, il faut conclurre de là, que vous avez aimé ailleurs, avant que de la connoistre, ou que vous n'aimerez jamais rien : car je ne pense pas qu'il soit possible, qu'un coeur sans preocupation ou sans insensibilité, puisse resister
à une beauté aussi merveilleuse que la sienne. Si Thimocrate, me respondit il en riant, n'est point amoureux à Athenes ou à Corinthe, je pense qu'il le sera bien tost à Delphes s'il ne l'est desja : et je louë les Dieux, adjousta t'il, de ce que je ne seray point son Rival, s'il arrive qu'il aime Telesile, comme j'y voy quelque apparence. Je ne sçay pas encore bien, luy dis-je, si je l'aimeray : mais je sçay bien que j'ay déja beaucoup d'admiration pour elle. C'est une grande disposition à l'amour, me repliqua t'il : mais Thimocrate (adjousta cét officieux Amy, en prenant un visage plus serieux) ne vous rendez pas sans combattre : puis que Telesile est une personne de qui la conqueste a plusieurs obstacles. Je la combatray, luy dis-je, en la fuyant ; car vous sçavez que je parts demain. Mais, luy dis-je encore, quels sont les obstacles qui se trouvent à la conqueste de Telesile ? Et est il possible qu'une personne qui a tant de douceur dans les yeux, ait plus de rigueur que les autres Dames ? Telesile, me dit il, a sans doute paru jusques icy fort indifferente, à tous les services qu'on luy a rendus : Mais ce n'est pas par cette raison que je vous advertis qu'elle est difficile à conquerir : car, adjousta t'il flateusement, le merite de Thimocrate pourroit faire, ce que celuy de tous les autres n'auroit point fait. Mais il y a quelque chose de plus capricieux à sa fortune : Vous sçaurez donc (poursuivit il, voyant que je l'écoutois attentivement sans l'interrompre) que Telesile qui est de fort bonne Maison, puis qu'elle
est fille de Diophante dont vous connoissez le Nom, peut estre fort pauvre : et peut estre aussi extraordinairement riche. Si vous ne m'expliquez m'ieux cét Enigme, luy dis-je, je ne le comprendray pas : Vous le comprendrez aisément, repliqua t'il, quand je vous diray que Diophante Pere de Telesile, a presentement tres peu de bien ; parce qu'il se ruina à la guerre de la Beoce : et qu'ainsi Thimocrate, si Telesile n'a que le bien de son Pere elle sera pauvre, quoy qu'elle soit fille unique : estant certain qu'encore que cette Maison subsiste avec quelque esclat, c'est pourtant une Maison ruinée. Je voy bien, luy dis-je, par quelle raison Telesile n'est pas riche : mais je ne voy pas si bien, par où elle la peut estre. Vous verrez encore mieux sa richesse que sa pauvreté, me repliqua t'il, quand je vous diray qu'elle a un Oncle appellé Crantor, qui est desja assez vieux ; qui n'a jamais esté marié ; qui est le plus riche homme non seulement de Delphes, mais de toute la Phocide, et de qui elle heritera, s'il ne se marie point, et qu'il ne donne pas son bien à un autre, comme il le peut selon les loix. De sorte que comme Crantor est un capricieux avare, qui ne veut ny donner, ny assurer son bien à sa Niece ; et qui tesmoigne pourtant par ses discours, avoir assez d'amitié pour elle : Telesile demeure dans cette fascheuse incertitude, de pouvoir estre la plus riche ou la plus pauvre fille de sa condition. De sorte que cette incertitude fait, que son Pere ne songe point encore à
la marier et que cependant il ne rebute aussi personne : ne sçachant pas encore quel doit estre le destin de sa fille. Ce que je voy de mieux, luy dis-je, pour ceux qui en sont amoureux, c'est : que Crantor ne luy sçauroit oster sa beauté : Il est vray me dit il, mais comme tous les Amans ne sont pas desinteressez, il y en a plusieurs qui en regardant les beaux yeux de Telesile, regardent aussi un peu outre cela les Thresors de son Oncle : si bien que jamais personne n'a eu plus d'Amants que cette fille en a. Car elle a non seulement tous ceux que sa beauté a charmez, mais elle a encore tous les avares riches, et tous les ambitieux pauvres qui sont à Delphes. Les premiers sans se trop engager, attendent ce que fera Crantor : et les autres taschent de l'espouser pauvre presentement, dans l'esperance de l'avenir : Mais soit par l'indifference de Telesile, ou par la prudence de Diophante, tous ces Amants esperent et n'avancent rien. Voila Thimocrate, quel est le destin de cette belle Personne ; aupres de laquelle je ne vous conseillerois pas de vous engager legerement. Je remerciay Melesandre de l'advis qu'il m'avoit donné : et commençant de parler d'autre chose, nous disnasmes et passasmes le reste du jour ensemble. Mais quoy que je pusse faire, je ne pûs m'oster de l'imagination, la Beauté que j'avois veuë, ny mesme m'empescher d'en parler, quoy que l'en eusse le dessein. Quand nous rencontrions quelque homme de qualité dans les ruës, est ce un des Amants avares de
Telesile ? disois-je à Melesandre : et si je voyois quelque Dame, je ne pouvois non plus m'empescher de dire, qu'elle n'estoit pas si belle que Telesile. Enfin malgré moy, et quelques fois mesme sans que je m'en aperçeusse (à ce que m'a depuis dit mon Amy) je la nommay plus de cent fois ce jour là. Cependant il falut partir le lendemain pour aller à Anticire : Mais quoy que ce lieu soit en reputation de redonner la raison à ceux qui l'ont perduë, il ne me redonna pas la mienne, l'y fus pourtant dix ou douze jours avec mon Pere : car l'Amour qui n'avoit pas encore assez fortement imprimé dans mon coeur la beauté de Telesile pour me faire beaucoup souffrir par cette absence, ne voulut pas que je fusse plus long temps esloigné d'elle. Toutefois je puis dire, que si je n'eus pas une grande douleur durant ce voyage, l'eus du moins assez de joye de retourner à Delphes : quoy que je n'y eusse encore aucune habitude qu'avec Melesandre. Mais à vous dire la verité, mon coeur avoit desja plus d'intelligence que je ne croyois avec Telesile : et il fau certainement qu'il y ait quelque puissante simpathie, qui nous force à aimer en un moment, ce que nous devons aimer toute nostre vie. Je m'en aperçeus bien entrant à Delphes : car ayant rencontré un Charoit plein de Dames qui s'en alloient à la Campagne, à ce qu'il paroissoit par leur equipage, je portay curieusement les yeux dedans sans sçavoir pourquoy. Dieux que devins-je, et quel agreable trouble sentis-je en mon
coeur lors que je vy que Telesile estoit à la portiere : et mille fois plus belle encore, à ce qu'il me sembla, que le jour que je l'avois veuë au Temple ! Le Charoit alloit assez doucement, à cause de quelque embarras qui estoit dans le chemin, qui de luy mesme estoit fort estroit ; de sorte que j'eus le loisir de la considerer avec plus d'attention que je n'avois fait la promiere fois : car comme elle ne faisoit que de sortir de la Ville, elle n'avoit pas encore abaissé son voile. Mais helas, je me dérobay moy mesme quelques momens de sa veuë : parce qu'apres l'avoir salüée avec un profond respect ; je la regarday avec tant d'attention, et peut-estre encore avec un visage si interdit, qu'elle en changea de couleur, et en abaissa son voile, comme si ç'eust esté seulement pour se garantir du Soleil. Aussi tost que je fus dans la Ville je m'en allay chez Melesandre : Et bien, luy dis-je apres les premiers complimens, la Fortune prend autant de soin de ma conservation que pour me preserver des redoutables attraits de Telesile, elle part de Delphes quand j'y reviens. Vous estes si precisément informé de ce qu'elle fait, me dit il en sous-riant, que les plus anciens de ses Amants ne le sont pas si bien que vous : car elle s'en va à un perit voyage, qui vient d'estre resolu d'improviste, chez une de mes parentes avec qui j'estois, et que personne ne sçait encore. Tant y a, luy dis-je je le sçay pour l'avoir veuë partir : Mais quoy que je ne pense pas encore estre amoureux d'elle, (poursuivis-je en riant à
mon tour, quoy que je parlasse serieusement) je ne laisse pas d'estre bien aise d'aprendre que son voyage ne sera pas long. Il ne sera que de quatre jours, me dit il ; et durant ce temps là il faut que je vous fasse voir tout ce qu'il y de beau à Delphes : afin s'il est possible, de vous faire trouver du contrepoison dans les yeux de quelqu'une de nos Dames, pour tascher de vous pre-cautionner contre ceux de Telesile. Je ris d'abord de la plaisante invention de Melesandre : et en effet je consentis à ce qu'il voulut : et il me mena pendant les quatre jours de l'absence de Telesile, chez tout ce qu'il y avoit de belles Personnes à Delphes Mais, à vous dire la verité, son dessein ne reüssit pas : et il ne servit qu'à me faire sçavoir un peu plustost que je n'eusse fait, qu'il n'y avoit rien à Delphes qui ne fust mille degrez au dessous de Telesile.
Thimocrate parvient à rencontrer Telesile. La jeune fille est à la hauteur de ce que son aspect laissait présager. Dans un entretien, elle reconnaît l'avoir remarqué lors de la cérémonie. Thimocrate tombe définitivement amoureux et se met au rang des galants de Telesile. Cette relation devient sa préoccupation unique et lui apporte certaines souffrances, car la jeune fille fait preuve d'une complaisance universelle à l'égard des galants qui l'entourent.
Cependant cette Belle revint de la Campagne : et son retour ayant donné un nouveau sujet de la visiter à tous ses Amis, Melesandre y fut, et m'y mena malgré qu'il en eust. Je dis malgré qu'il en eust, estant certain qu'il s'en fit presser plusieurs fois ; me disant tousjours qu'il ne vouloit rien contribuer à la perte de ma liberté. Mais enfin il ceda à mes prieres : je fus presenté par luy à la Mere de Telesile, qui me reçeut fort civilement : et je fus presenté à Telesile elle mesme, en qui je trouvay mille et mille charmes que je ne m'estois pas imaginez : quoy que je me fusse formé une idée de son esprit, aussi accomplie que celle de sa beauté. Je la vy belle ; je la vy douce
et civile ; je la vy modeste et galante ; je luy trouvay l'esprit aisé et agreable : et entre cent mille perfections, je n'aperçeus pas un deffaut. Mais ce qui me plût encore extrémement, ce fut qu'entre tant d'Amants qui l'environnoient, je n'en remarquay point de favorisé. Elle agissoit avec eux d'une certaine maniere, en laquelle il paroissoit un si grand détachement, qu'elle m'en engagea davantage : et malgré sa douceur, il y avoit je ne sçay quel noble orgueil dans son ame, qui faisoit qu'elle triomphoit de tous les coeurs, sans en faire vanité : et sans rien contribuer par ses soings aux conquestes qu'elle faisoit, elle conquestoit pourtant tout ce qui la pouvoit voir. Comme l'Amour avoit resolu ma perte, il fit qu'elle dit ce jour là sans en avoir le dessein, une chose qui me donna quelque espoir, dans ma passion naissante : car comme je voulois luy faire connoistre que j'avois eu intention de la visiter, dés le premier jour que j'avois esté à Delphes : Vous avez esté long temps, me dit elle, à executer un dessein qui m'estoit si avantageux ; puis que si je ne me trompe, vous estiez desja icy le jour que l'on offrit au Temple les presens du Roy de Lydie : du moins il me semble, si ma memoire ne m'abuse, que je vous vy avec Melesandre : que je vous regarday comme un Estranger qui ne le paroissoit pas ; et qui meritoit que l'on eust la curiosité de sçavoir son Nom. Et en effet, adjousta t'elle fort obligeamment, je m'en informay à une de mes Amies, qui ne pût me satisfaire. Un discours
qui n'estoit simplement que civil, et presque pour entretenir la conversation avec une personne qu'elle ne connoissoit pas : fit pourtant un si grand effet en moy, que j'en tiray un heureux presage. En suitte de cela je luy dis pour justification, que j'avois esté à Ancire : que je n'en estois revenu que le jour qu'elle partir de Delphes : et que je m'estois donné l'honneur de la salüer un peu au delà des portes de la Ville. Il me sembla lors qu'elle s'en souvenoit, et qu'elle faisoit seulement semblant de n'y avoir pas pris garde : à cause qu'elle ne le pouvoit faire sans tesmoigner en mesme temps s'estre aperçeuë de l'attention avec laquelle je l'avois regardée. Et en effet elle a eu depuis la bonté de m'avoüer que la chose estoit ainsi. Mais comme cét innocent mensonge la fit rougir, j'en tiray encore un nouveau sujet d'esperer : et je partis d'apres d'elle le plus amoureux de tous les hommes, et le plus determiné de m'attacher à son service. Je ne m'amusay point comme font beaucoup d'autres, à vouloir combattre ma passion : au contraire je cherchay dans mon esprit tout ce qui la pouvoit flater. Je m'imaginay que peut-estre estois-je ce bienheureux, pour lequel son ame seroit sensible : Car, disois-je, puis que presques tout ce qu'il y a d'hommes à Delphes l'ont aimée inutilement : je dois estre plus en seureté que si elle n'avoit pas tant d'Amants, puis que c'est une marque infaillible, que son coeur n'a pas trouvé encore ce qu'il faut pour le toucher. Si je la regardois comme devant
estre riche, je croyois que cela serviroit a mon dessein, parce que mon Pere ne s'y opposeroit pas : et si je la considerois comme devant estre pauvre, l'en estois encore bien aise : parce que je jugeois que le sien ne me la refuseroit point. Enfin je trouvois facilité à toutes choses : et je craignois mesme tellement que ma raison ne s'opposast à mon amour, que je ne la consultay point du tour. Je voulus aussi faire un secret de ma passion à Melesandre, mais il n'y eut pas moyen : le feu que les beaux yeux de Telesile avoient allumé dans mon coeur, estoit trop bruslant et trop vif, pour ne paroistre pas dans les miens : et je donnay trop de marques de mon amour, pour faire qu'il ne s'en aperçeust pas. Il ne me proposoit aucun divertissement, où je témoignasse prendre plaisir : la promenade ne servoit qu'a me faire resver : la Musique me faisoit joindre les soupirs à la resverie : la conversation m'importunoit : la veuë des autres belles Personnes de la Ville m'estoit absolument indifferente : et la seule veuë de Telesile, estoit ce qui me pouvoit plaire. Bien est il vray qu'elle recompensoit avec usure, la perte que je faisois de tous les autres plaisirs : et j'estois si transporte de joye quand je la pouvois voir un moment ; que ce fut plustost par les marques de la satisfaction que j'avois à la regarder, que Melesandre connut parfaitement que j'estois amoureux, que par mes resveries, et par mes chagrins. Il falut donc le luy avoüer : et le prier en mesme temps de ne s'opposer point inutilement
à une chose qui n'avoit point de remede, et de me vouloir servir dans mon dessein. Je luy dis cela d'une certaine façon, qui luy fit bien connoistre que ses conseils ne serviroient de rien : c'est pourquoy il me promit son assistance de bonne grace. Je retournay donc diverses fois chez Telesile, en qui je trouvay tousjours plus de charmes, et plus de civilité. La nouvelle conqueste qu'elle avoit faite de mon coeur, fut bien tost sçeuë de toute la Ville, et mesme de mon Pere, et de celuy de Telesile : mais ny l'un ny l'autre n'en furent faschez : car le mien dans la croyance qu'elle devoit estre fort riche, estoit bien aise que je prisse un dessein qui pouvoit reparer dans sa Maison les profusions de sa jeunesse : estant certain que sa magnificence et sa liberalité, luy ont osté beaucoup de bien ; et Diophante aussi de son costé, craignant que sa fille ne demeurast pauvre, n'estoit pas marri qu'un homme comme moy en fust amoureux. Il agissoit pourtant d'une maniere si adroite, qu'il ne paroissoit pas qu'il s'en aperçeust : et il connoissoit si parfaitement la vertu de sa fille, qu'il ne craignoit pas qu'elle s'engageast trop, en souffrant qu'elle fust aimée de gens. Mais entre tous ceux qui la servoient, il y en avoit un tres riche, et beaucoup plus riche que moy ; quoy qu'il ne fust pas d'une Race si considerable, qui estoit tres assidu aupres d'elle. Cét homme qui s'appelloit Androclide, avoit une Soeur qui la voyoit aussi tres souvent : et qui estant logée fort pres de Crantor, en estoit quelquesfois visitée.
De sorte que je sçeus qu'Androclide avoit un fort grand advantage : car sa Soeur n'agissoit pas seulement, à ce que l'on m'assuroit aupres de Telesile, mais encore aupres de son Oncle : ce qui estoit une chose bien considerable pour luy, qui ne regardoit pas moins la richesse de Crantor, que la beauté de Telesile. Pour moy qui n'estois touché que de ses propres richesses, et qui preferois le plaisir de la voir, à tous les thresors du monde : je taschois seulement à toucher son coeur, en luy faisant sçavoir quel estoit le suplice du mien. Car enfin j'en vins en peu de jours aux termes de souffrir tout ce qu'un homme qui aime peut souffrir. Dés que je ne la voyois plus, bien loing d'esperer comme j'avois fait, je desesperois de tout : si je la regardois comme riche, je croyois qu'Androclide l'obtiendroit de Diophante et de Crantor à mon prejudice : et si je la regardois comme ne l'estant pas, je voyois mon Pere traverser tous mes desseins. Mais ce qui affligeoit le plus, estoit une chose qui m'avoit resjoüy au commencement : je veux dire l'indifference avec laquelle elle agissoit. Car la trouvant pour moy comme pour les autres, cette indifference me sembloit aussi rigoureuse en ma personne, qu'elle m'avoit semblé douce en celle d'autruy. Toutesfois dés que je la voyois, tous mes chagrins se dissipoient : en effet la veuë de la Personne aimée, est un remede infaillible pour soulager toutes les douleurs : et il y a je ne sçay quel charme secret, dans les yeux de ce que l'on aime,
qui suspend les maux les plus sensibles. Aussi ne pouvois-je plus supporter les miens, si je n'estois en sa presence : et ma passion en vint au point, que non seulement j'estois tres malheureux, quand je n'estois pas aupres d'elle : mais que mesme je n'estois pas tout à fait heureux, quand je n'y estois pas seul, ou que je n'y estois pas assez bien placé. Ce n'estoit mesme plus assez, pour dissiper tous mes ennuis, et pour faire ma felicité entiere, que de la regarder ; je voulois encore en estre regardé : et ce n'estoit plus enfin que par certains instans bienheureux, où mes yeux rencontroient les siens, que je sentois dans mon ame cette joye toute pure, qui cause bien souvent par son excés un si agreable desordre dans le coeur de ceux qui sçavent veritablement aimer. Je vescus durant quelque temps de cette sorte, sans pouvoir trouver nulle occasion de descouvrir mon amour à Telesile, autrement que par mes soins, mes respects, et mes regards : car outre que ce grand nombre d'Amans qui l'environnoient continuellement, m'en ostoit presques toutes les voyes : je remarquois encore, quoy que je la trouvasse tousjours tres civile, qu'elle m'ostoit avec adresse les occasions de luy parler en particulier. Joint aussi que durant quelque temps, la Soeur d'Androclide l'obsedoit de telle sorte, que je ne pouvois jamais l'entretenir, que de choses absolument indifferentes. J'avois beau prier Melesandre qui n'avoit point de passion, de feindre d'aimer cette fille qui se nommoit Atalie : afin que
luy parlant plus souvent, il l'occupait, et me donnast le moyen d'entretenir Telesile : tout cela ne servoit qu'à faire recevoir cent fascheuses paroles à Melesandre, sans pouvoir me servir de rien.
Telesile se rend fréquemment en villégiature. Ces séparations font terriblement souffrir Thimocrate. Il tente de se raisonner en analysant le phénomène de l'absence. Il en vient à la conclusion qu'il s'agit d'une forme de jalousie. Mais une nouvelle occasion de séparation se présente : cette fois, c'est lui-même qui doit quitter provisoirement Delphes pour se rendre à Milet afin d'arbitrer un différend politique. Il tente de rencontrer Telesile avant son départ avec l'intention de lui présenter une déclaration d'amour.
Mais pour commencer de me faire esprouver les maux de l'absence, comme nous estions en la plus belle Saison de l'année, et que Diophante avoit une Terre au pied du Mont Himette, qui est le plus beau lieu de toute la Phocide, il y alloit tres souvent : et cinq ou six petits voyages qu'il y fit, presques sans sujet et sans raison avec toute sa famille, me donnerent toute l'inquietude dont un coeur peut estre capable. Tous les momens me sembloient des jours : toutes les heures des années entieres : et tous les jours des Siecles : mais des Siecles fascheux et incommodes, où le chagrin estoit Maistre absolu de mon esprit. Si je sçavois que Diophante eust mené compagnie aveque luy, j'en estois inquiet : parce que je craignois qu'il ne se trouvast quelqu'un qui parlast pour mes Rivaux. Quand il n'y alloit personne, la solitude de Telesile me faisoit pitié ; et l'ennuy que je m'imaginois qu'elle avoit, m'en donnoit beaucoup à moy mesme. Lors Qu'Atalie alloit avec elle, j'en estois desesperé : quand elle demeuroit à Delphes, les conversations frequentes qu'elle y avoit avec Crantor, m'affligeoient aussi estrangement : et je n'avois pas un instant de repos, tant que Telesile estoit absente. Delphes me paroissoit un desert ? Toute la Ville, ce me sembloit, changeoit de face par son départ ; et son
retour luy donnoit selon moy un nouveau lustre. Si je me promenois quelquefois pour fuir le monde, c'estoit tousjours du costé où elle estoit ; et je m'y engageay un jour de telle sorte en resvant, que je fis plustost un voyage qu'une promenade. Enfin le Soleil n'apporte pas un si grand changement en tout l'Univers par son absence, que celle des beaux yeux de Telesile en apportoit dans mon coeur. Encore, disois-je quelquesfois, si elle sçavoit seulement que je l'aime, j'aurois du moins la satisfaction de penser qu'elle songeroit peut-estre à moy : et que si j'estois absent de ses yeux, je ne le serois pas de son ame. Mais helas, poursuivois-je, je suis assurément encore plus esloigné de sa pensée que de sa presence : et le malheureux Thimocrate n'occupe nulle place ny dans son coeur, ny dans sa memoire. Eh que veux-je, adjoustois-je souvent en moy mesme, ne vois-je pas Telesile en tous lieux ? Elle est dans mon esprit ; elle est dans mon ame ; elle est dans mon imagination ; elle est dans ma memoire ; et elle m'occupe tout entier. Il est vray, poursuivois-je, que Telesile est inseparable de Thimocrate : mais pour estre consolé pendant une si cruelle absence, il faudroit que Thimocrate je fust aussi de Telesile : et pour soulager mes douleurs, il faudroit enfin qu'elle soufrist une partie de ce que je souffre : et qu'elle peust juger du suplice que j'endure, par celuy qu'elle endureroit. Mais seroit il equitable, reprenois-je, que la plus aimable et la plus parfaite Personne de la Terre, eust pour
moy les mesmes sentimens que j'ay pour elle ? Non non, je suis injuste dans mes desirs : et je veux sans doute des choses qui ne sont pas raisonnables. Je voudrois donc seulement, adjoustois-je, estre assuré qu'elle ne se souvinst où elle est, de pas un de mes Rivaux : qu'Androclide en particulier n'eust nulle place en sa memoire : et que le malheureux Thimocrate en eust un peu en son souvenir. L'on me dira peut-estre qu'en me pleignant des malheurs de l'absence, je confonds les choses : puis qu'il est certain qu'il y a plusieurs sentimens jaloux qui se trouvent meslez parmy les miens. Mais il est pourtant vray que ces cruels sentimens n'ont jamais esté dans mon coeur que pendant l'absence : Et à dire les choses comme elles sont, je ne tiens pas qu'il soit possible d'estre absent de ce que l'on aime, sans estre en quelque sorte jaloux : et jaloux d'une maniere bien plus cruelle, que ceux qui le sont par caprice ou par foiblesse, à la veuë de la Personne qu'ils aiment. Car enfin je n'ay jamais pû en la presence de Telesile, avoir un sentiment de cette nature : ma jalousie a tousjours esté dissipée par ses regards, comme une sombre vapeur l'est du Soleil : et son absence aussi n'a jamais manqué de faire sentir à mon ame, tous les maux que l'amour peut causer. Cependant il s'épandit sourdement un assez grand bruit dans toute la Ville, que Crantor visitoit tres souvent Atalie : qu'elle agissoit puissamment pour son Frere : et qu'on croyoit que dans peu de jours Androclide espouseroit
Telesile. Ce bruit ne vint pourtant point jusques à moy : car Melesandre durant ce temps là, estoit : allé faire un voyage aux champs : et l'absence m'a toujours esté si fatable, que celle de mon Amy m'estoit souvent nuisile, aussi bien que celle de ma Maistresse. Mon Pere qui sçeut la chose ; qui ne vouloit pas que j'eusse la honte qu'Androclide me fust preferé ; et qui sçavoit bien que tant que je serois à Delphes il seroit difficile que je cessasse d'aimer Telesile, ny que j'endurasse qu'Androclide l'espousast, sans m'y opposer par toutes les voyes qu'un homme de coeur amoureux peut imaginer et prendre ; s'avisa d'une chose qui me donna une douleur bien sensible, quoy qu'en apparence elle me deust resjoüir, parce qu'elle m'estoit glorieuse. Nous estions alors justement au temps où ce fameux Conseil de la Grece dont j'ay desja parlé estoit assemblé : et quoy que mon Pere n'en fust pas cette fois là, il y avoit pourtant grand credit. Si bien que pour me faire esloigner d'un lieu où il apprehendoit qu'il ne m'arrivast. quelque malheur : il fit en sorte que je fus choisi par les Amphictions, pour estre envoyé à Milet, (d'où le Prince Thrasibule estoit party, pour des raisons qui seroient trop longues à dire) afin de raporter un recit veritable de ce qui s'estoit passé en cette fameuse Ville, qui estoit alors divisée en deux factions opposées. Car encore que les Milesiens eussent envoyé un Deputé à l'Assemblée qui se tenoit dans le Temple d'Apollon, comme les reconnoissant Juges de leurs differens ;
bien que les Grecs Asiatiques n'eussent pas accoustumé de les reconnoistre : neantmoins comme il estoit du Parti opposé au sage Thales Milesien, les Amphictions voulurent en estre informez par une autre voye, et je fus nommé pour cela. Il est certain que jamais homme de mon âge n'avoit eu un pareil honneur : et qu'en toute autre Saison j'en aurois eu beaucoup de joye. Car enfin estre choisi par les plus Grands hommes de toute la Grece, pour agir dans une affaire d'aussi grande consequence que celle des Milesiens ; estoit une chose capable de flater la vanité de tout autre, que d'un homme amoureux comme je l'estois. Cette absence avoit donc tout ce qui là pouvoit rendre suportable : la cause en estoit glorieuse : vray-semblablement elle ne devoit pas estre fort longue : mes Rivaux mesmes en estoient faschez : et elle pouvoit donner meilleure opinion de moy à Telesile. Cependant je reçeus cét honneur, avec une douleur estrange : et dés que je pensois qu'il faloit m'esloigner de ce que j'aimois, tout sentiment d'ambition s'esloignoit de mon coeur : et l'affliction s'en emparoit de telle sorte, qu'il ne restoit nulle place pour nul autre sentiment. La chose n'avoit pourtant point de remede : je ne pouvois la refuser qu'en me deshonnorant : et par consequent qu'en me destruisant dans l'esprit de Telesile. Mon honneur et mon amour voulant donc que je l'acceptasse, il falut se resoudre à obeïr : et mesme à partir trois jours apres. Je fis tout ce que je pus, pour differer au
moins mon depart, mais il n'y eut pas moyen : de sorte qu'il ne me demeura rien à faire, que de bien mesnager le peu de temps que je devois encore estre à Delphes. Je laissay donc absolument le soin de ce qui regardoit les preparatifs de mon voyage à mes gens : et je ne m'occupay qu'à chercher les voyes de pouvoir parler à Telesile en particulier : m'estant absolument determiné, apres une assez longue contestation en moy mesme, de l'entretenir de ma passion si je le pouvois. Mais je fus si malheureux les deux premiers jours, que non seulement je ne pûs luy parler, mais que mesme je ne la pûs voir, parce qu'elle se trouvoit un peu mal. Le dernier jour que je devois estre à Delphes estant donc arrivé, j'eus une douleur que je ne sçaurois exprimer : quoy disois-je, je partiray, et je partiray peut-estre sans voir Telesile, et sans qu'elle sçache que je parts d'aupres d'elle le plus amoureux de tous les hommes : Ha ! non non, je ne m'y sçaurois refondre : et la mort a quelque chose de plus doux qu'un semblable départ. Je me levay ce jour là de tres grand matin, quoy que je sçeusse bien que quand je devrois voir Telesile, ce ne pourroit estre qu'apres Midy : mais c'est qu'en effet je n'estois pas maistre de mes actions, ny de mes pensées. Je fus dire adieu à diverses personnes : mais en quelque quartier de la Ville qu'elles demeurassent, je passois tousjours par celuy de Telesile, ou pour y aller, ou pour en revenir, et souvent mesme en allant et en revenant : me semblant que ce m'estoit quelque
que espece de consolation de m'aprocher d'elle, bien que je ne la deusse point voir. Je recevois les complimens que l'on me faisoit sur mon voyage, avec une froideur qui surprenoit tous ceux qui la remarquoient : et j'agissois enfin d'une si bisarre maniere, que je m'estonne que quelqu'un ne fust advertir les Amphictions qu'ils avoient grand tort d'avoir choisi un si mauvais Agent, pour une affaire de telle importance.
Quand Thimocrate parvient à accéder à Telesile, c'est pour l'entendre se réjouir de l'honneur que représente la mission qui lui est confiée. Malgré ses protestations, la jeune fille feint de ne pas comprendre et tente de se dérober à la déclaration. Elle ne peut finalement l'éviter et répond en prétendant ne pas le croire. L'entretien est interrompu par l'irruption d'une amie de Telesile.
La chose n'arriva pourtant pas ainsi ; et l'apresdisnée estant venuë, je fus chez, Diophante, le demander pour luy dire adieu. Il m'embrassa avec beaucoup de civilité : mais comme je le trouvay à deux pas de sa porte, nostre conversation ne fut pas longue ; et je luy demanday la permission d'aller prendre congé du reste de sa famille. Il me dit lors que Taxile sa femme n'y estoit pas : mais qu'encore que Telesile, fust seule, et un peu malade, il vouloit pourtant qu'elle me vist : Et en effet il ordonna à une de ses Femmes de me conduire à son Apartement. Diophante voulut me faire la ceremonie de m'y mener : mais je m'y opposay comme un homme, qui ne craignoit rien tant qu'un honneur si incommode que celuy là : et je pense que s'il eust pris garde aux complimens que je luy faisois pour l'en empescher, il eust aisément remarqué que je me deffendois de sa civilité avec un empressement et un chagrin, quy luy eussent pû faire deviner une partie des mes sentimens. Enfin il me quitta, et je fus par sa permission, dire adieu à Telesile : je la trouvay heureusement sans autre compagnie que
celle de deux filles qui la servoient. Comme son mal n'estoit pas grand. elle gardoit la chambre sans garder le lict : et un peu de langueur qu'elle avoit dans les yeux, ne faisant à ce qu'il me sembloit, que la rendre encore plus aimable, je la trouvay si belle ce jour là, que le déplaisir que j'avois de la quitter, en augmenta encore de beaucoup. Quoy qu'elle eust esté advertie que j'allois entrer dans sa chambre, elle ne laissa pas de me tesmoigner d'en estre surprise : Thimocrate, me dit elle, d'où vient que vous me visitez, quand personne ne me voit ? C'est Madame (luy dis-je en la salüant, et en m'approchant d'elle avec beaucoup de respect) que ne devant bientost plus vous voir, quand les autres vous verront, Diophante a trouvé juste de m'accorder lu grace de pouvoir du moins vous dire adieu, auparavant que je parte pour aller à Milet. Comme je ne l'avois point veuë depuis que j'avois esté choisi pour cela, elle me tesmoigna avoir beaucoup de joye de l'honneur que l'on me faisoit ; et m'ayant fait donner un siege, elle m'exagera avec beaucoup de civilité, la part qu'elle prenoit à une chose qui m'estoit glorieuse. Si l'adorable Telesile m'eust fait voir autant de marques de joye dans ses yeux, pour un bonheur qui me fust arrivé sans m'esloigner d'elle, j'en aurois reçeu un plaisir extréme, et je me serois estimé tres heureux : mais ma capricieuse passion m'ayant fait trouver quelque chose de cruel, à voir qu'elle se resjoüissoit de ce qui m'alloit priver de sa presence : je respondis
à son compliment en soupirant. Madame, luy dis-je, vous estes bien bonne, de prendre part à une chose qui m'est en quelque façon avantageuse : Mais je ne sçay si vous en prendriez autant en mes malheur, que vous tesmoignez en prendre en mon bonheur. Vous me croyez bien peu genereuse, me repliqua t'elle en souriant, de penser que je ne m'interesse pour mes amis que dans leur bonne fortune : en verité Thimocrate, adjousta t'elle encore en raillant agreablement, vous recevez si mal la part que je prens à vostre joye, que je pense que s'il vous arrivoit quelque desplaisir, je pourrois sans injustice ne m'en affliger point du tout : et je suis presque en chagrin, de ce que je ne voy pas qu'il y ait apparence que de long temps je me puisse vanger de vous cette sorte. Car vous allez en un lieu, où l'on vous recevra avec applaudissement : et vous reviendrez apres icy chargé de gloire, pour vous estre sans doute aquité dignement de l'employ que l'on vous a donné. Mais puis que je ne pourray me vanger de vous, en ne prenant point de part à vos malheurs, parce que vous n'en avez point : je le feray peut-estre en n'en prenant plus à vostre joye. Comme la vangeance est douce, luy repliquay-je, et qu'il me semble remarquer qu'en effet vous voudriez bien me punir, je veux vous en donner une ample matiere : et vous apprendre que je suis presentement, le plus malheureux de tous les hommes. Le plus malheureux ! (reprit elle malicieusement ; car elle commença de s'apercevoir
du dessein que j'avois de luy parler de ma passion, qu'elle avoit desja remarquée) ha Thimocrate, si cela est, ne me dites pas vostre infortune ; car je ne vous haï pas assez pour m'en resjoüir : et je ne me porte pas assez bien pour me pouvoir affliger, sans hasarder ma santé ; qui à mon advis, estant genereux comme vous estes, ne vous doit pas estre indifferente. Je vous avois bien dit Madame, luy repliquay-je, que vous ne voudriez prendre de part qu'à mon bonheur : et que vous n'en voudriez point prendre à mes desplaisirs. Mais comme je n'ay garde d'avoir la vanité de croire que mes plus violentes douleurs vous en puissent seulement donner de mediocres ; je ne feray nulle difficulté de vous descouvrir une partie de mes malheurs. Vous estes bien plus vindicatif que moy, reprit elle, car je me suis repentie un instant apres, du dessein que j'avois de me vanger : et vous persistez en celuy de me punir, d'une chose où je n'ay pensé qu'un moment. Je ne cherche pas à me vanger, luy dis-je, au contraire je cherche à vous donner sujet de vous vanger vous mesme : Non Thimocrate, me dit elle, je ne veux point que vous commenciez à me faire confidence, par une infortune qui vous soit arrivée : ny que vous m'apreniez ce que je ne sçay pas, s'il ne vous est point avantageux. Vous sçavez desja sans doute ce qui fait mon affliction, luy dis-je, et je vous l'ay dit depuis que je suis aupres de vous. Vous me l'avez dit ! reprit elle toute surprise ; je ne l'ay donc pas entendu. Pardonnez moy Madame,
luy repliquay-je, car vous y avez fait responce. Je ne m'en souviens donc plus, dit elle ; et il faut que ce ne soit pas un bien grand malheur, puis qu'il n'a pas fait une plus forte impression dans ma memoire. Cela vient Madame, luy dis-je en l'interrompant, de ce que mon départ vous est indifferent : c'est ce qui n'a garde d'estre, dit elle, puis que je vous ay tesmoigne que je m'en resjouïssois. Vous me feriez bien plus de grace de vous en affliger, luy dis-je en changeant de couleur : et il seroit mesme bien plus equitable que vous pleignissiez le mal que vous faites, que de vous resjoüir d'un bien apparent que vous ne faites pas. Ha Thimocrate, me dit elle, je n'ay nulle part ny à vostre joye, ny à vostre douleur : et je commence de m'appercevoir que vous ne parlez pas serieusement. Madame, luy dis-je tout interdit, je ne pense pas que vous puissiez croire sans me faire un sensible outrage, que je ne parle pas avec toute la sincerité possible, lors que je vous assure que je parts d'aupres de vous, avec une douleur de qui l'excés ne peut estre comparé qu'à celuy de la passion qui la cause. Telesile demeura surprise de mon discours : mais le voulant encore tourner en raillerie, afin de ne me maltraiter pas : Thimocrate, me dit elle en riant, je voy bien que vous sçavez que je suis presentement à la mode (s'il m'est permis de parler ainsi) et qu'il y a je ne sçay quelle constellation capricieuse, qui veut que tout ce qui se trouve de gens de vostre âge et de vostre condition à Delphes,
facent semblant une fois en leur vie, de ne me haïr pas. Mais sçachez je vous suplie que je n'ay jamais rien contribué à cela : que je me connois trop bien, pour croire de semblables choses facilement : et qu'en vostre particulier je vous estime assez, pour aporter tous mes soins à ne vous croire pas. Car Thimocrate, si je vous croyois, je serois obligée d'éviter vostre conversation qui m'est agreable : c'est pourquoy ne prenez pas, s'il vous plaist, la peine de continuer une feinte qui vous seroit nuisible, si ma veuë vous donne quelque satisfaction. Je ne continuëray pas une feinte, luy dis-je, mais je continuëray de vous dire une verité ; en vous assurant que j'ay plus d'amour dans l'ame, que tout le reste de vos Amants ensemble n'en ont. Comme mon Pere, reprit Telesile en raillant tousjours, ne vous a pas donné la permission de me voir, pour me dire une pareille chose ; je pense que je puis sans incivilité, vous prier de changer de discours, ou de vous haster de me dire adieu. C'est une trop cruelle parole, luy repliquay-je en soupirant, pour me haster de vous la dire : et ce sera sans doute le plus tard que je pourray, que vous me l'entendrez prononcer : si toutes fois il est possible que je le puisse faire sans mourir. Comme elle m'alloit respondre, et qu'elle prenoit un visage plus serieux, qui me faisoit desja trembler de crainte : Atalie Soeur d'Androclide le plus redoutable de mes Rivaux entra. Ma Soeur, luy dit elle (car elles se nommoient ainsi) je pensois estre presques seule
à qui vous accordassiez le privilege de vous voir pendant vostre mal ; et cependant je m'aperçoy que Thimocrate en joüit aussi bien que moy, ne craignez vous point que j'en sois jalouse ? Il y a cette difference entre vous deux, luy respondit Telesile, que vous en joüissez par ma volonté ; et que Thimocrate n'en joüit que par celle de mon Pere. Si cela est, reprit Atalie, je cesse de me pleindre. Je n'en fais pas de mesme, luy repliquay-je tout chagrin ; et je ne fais au contraire que commencer de dire la peine que je sens en sortant de Delphes. Vous y laissez donc quelque chose, reprit Atalie, que vous preferez à la gloire : Que je prefere à tout, luy repliquay-je. Il est bien difficile que vous ayez raison de le faire (respondit Telesile, qui n'osoit presques plus me regarder) puis qu'il n'est rien qui doive estre si cher. Comme nous en estions là, deux de ses Parentes vinrent encore, et je fus obligé de m'en aller : Mais lors que Telesile, qui n'osoit pas me faire une incivilité devant ces Dames, me vint conduire jusques à la porte de sa chambre : Madame, luy dis-je assez bas, si je ne meurs point de douleur pendant mon voyage, vous me verrez revenir avec la mesme passion pour vous, que j'emporte dans mon coeur. Je prie les Dieux Thimocrate, me dit elle en rougissant, que vostre voyage soit heureux : et (poursuivit elle en abaissant la voix, aussi bien que moy) je souhaite encore, que vous reveniez plus sage que vous ne le paroissez estre en partant ; afin que Telesile vous
puisse donner toute sa vie des marques de l'estime qu'elle fait de vostre merite. Elle me die cela d'un air modeste, qui sans estre ny serieux ny enjoüé, ne me laissoit pas lieu de bien raisonner sur ses sentimens : joint que dans cét instant de separation, je sentis un trouble si grand dans mon coeur, que de plusieurs je ne fus en estat de penser à rien.
Au retour de Thimocrate à Delphes, son ami Melesandre lui fait le récit de la déconvenue d'Androclide, principal soupirant de Telesile : la sœur de ce rival a épousé le riche oncle dont Telesile devait hériter. Dépourvue d'attraits financiers, la jeune fille ne présente dès lors plus d'intérêt et se voit délaissée par tous ses soupirants. Seul Thimocrate, désintéressé, lui reste fidèle. Elle commence par le traiter lui aussi avec froideur, mais, lors d'une entrevue, elle laisse transparaître des sentiments bienveillants. Les progrès de Thimocrate sont néanmoins réduits à néant par un nouveau voyage que lui impose son père. A l'absence vient s'ajouter le malentendu : Telesile le soupçonne d'aimer ailleurs. Thimocrate parvient toutefois, non sans peine, à regagner sa confiance. Mais le sort leur impose de nouvelles absences.
Thimocrate, même absent de Delphes, ne pense qu'à Telesile. Son imagination le torture au point de le rendre irascible. Le séjour à Milet dure plus longtemps que prévu. De retour à Delphes, il se rend chez son ami Melesandre qui, après l'avoir rassuré, lui propose le récit des derniers événements.
Mais en fin je partis le lendemain, avec un desespoir que je ne sçaurois exprimer : car m'efluigoant à chaque moment tousjours davantage de Telesile, je sentois un mal que je ne sçaurois faire comprendre à ceux qui ne l'ont point esprouvé : et certes, il me fut advantageux, que l'eusse mes instructions par escrit : puis que sans doute je me fusse mal acquité de ma commission, si l'on se fust confié à ma memoire, La seule Telesile l'occupoit : j'avois laissé dans sa chambre une Soeur d'Androclide : j'avois laissé à Delphes un nombre infini de ses Amants : je les repassois tous dans mon imagination les uns apres les autres : et les riches, et les pauvres, et les honnestes gens, et les malfaits : et il y avoit des instants, où il n'y en avoit pis un qui me fist peur : tant il est vray que l'absence fait voir les choses d'une cruelle maniere. Quand j'estois à Delphes, il y avoit plusieurs jours où mon ame estoit en quel que façon tranquile : car lors que j'estois aupres de cette aimable Personne, je n'estois pas malheureux, pour peu qu'elle me regardast. Et quand je n'y estois pas, je sçavois du moins où elle estoit, et ce qu'elle faisoit : de sorte que pourveû
que je sçeusse qu'Androclide ne la voyoit non plus plus que moy, je ne me souciois gueres des autres : car il estoit le plus riche, et le plus agreable de tous. Mais lors que je venois à penser, qu'il m'estoit absolument impossible de sçavoir ce qu'elle faisoit, j'avois un chagrin inconcevable. Le matin n'estoit pas plus tost arrivé, que je me la figurois au Temple, environnée de tous mes Rivaux : l'apres-disnée je la voyois en conversation avec eux, ou chez elle, ou chez ses Amies : le soir je croyois qu'elle s'entretenoit de tout ce qu'elle avoit veû tout le jour : et en vingt-quatre heures enfin, je ne trouvois pas un moment, où je pusse raisonnablement esperer qu'elle se souvinst de moy. Car je n'avois pas mesme la pensée que ses songes l'en peussent faire souvenir : puis que pour l'ordinaire ils ne se forment que des mesmes objets dont l'imagination a esté remplie en veillant. Je vescus de cette sorte, sans nulle consolation, jusques à ce que je crûs que Melesandre estoit retourné à Delphes : car alors l'avoüe que j'eus quelques momens de consolation : dans la pensée que j'eus que cét officieux Amy luy parleroit de moy quelquesfois, puis que j'avois laissé une lettre pour luy en partant, par laquelle je l'en priois. Mais si cette pensée avoit quelques instans de douceur, elle estoit aussi tost suivie d'une autre, qui me donnoit bien de l'inquietude : car si j'avois une si prodigieuse envie de sçavoir de quelle sorte elle parleroit de moy à Melesandre, apres luy avoir descouvert ma passion ;
que ce ne m'estoit pas une petite augmentation de chagrin. Enfin tout ce que je voyois m'emportunoit : je ne trouvois rien de beau ny d'agreable : j'avois une disposition si forte à la colere, que les moindres fautes de mes gens, me faschoient plus en cette saison, que les plus grandes n'avoient accoustumé de faire en une autre. Je révois presques tousjours : et si un sentiment d'amour ne m'eust persuadé, qu'il faloit m'aquitter avec honneur de l'employ qu'on m'avoit donné ; je pense que ma negociation se fust passée d'une estrange sorte. Mais venant à considerer, que la gloire que j'en pouvois attendre me pourroit servir aupres de Telesile, je fis un grand effort sur mon esprit ; et je ne fus pas plustost arrivé à Milet, que je commençay d'agir, et avec le plus d'adresse, et avec le plus de diligence qu'il me fut possible. Je ne m'amuseray point à vous démesler cette grande affaire ; qui seroit aussi longue à vous dire, qu'elle est inutile à mon amour, qui est la seule chose dont j'ay à vous parler. Mais je vous diray seulement, que quelque soin que j'y apportasse, il falut que je fusse deux mois entiers dans Milet, sans pouvoir avoir nulles nouvelles de Delphes ; parce que le vent fut tousjours contraire pour cette navigation. J'avois creû dans les premiers jours, que ma douleur pourroit diminuer par l'habitude : mais mon ame ne se trouva pas disposée à cela ; au contraire, plus j'allois en avant, plus mon chagrin augmentoit : et ceux à qui la longueur de l'absence en diminuë la rigueur,
n'ont assurément qu'une mediocre passion. Toutes les fois que le sage Thales, avec lequel j'agissois contre la faction opposée, m'aprenoit qu'il y avoit quelque obstacle nouveau, à la conclusion de mon affaire ; j'en paroissois si touché, que ce sage homme qui ne penetroit pas dans mon coeur, croyoit que j'estois le plus ambitieux de gloire qui fust au monde, et le meilleur Agent que l'on eust jamais pû choisir. Mais enfin quand il plût à la Fortune, j'eus achevé mes affaires heureusement ; et je sortis de Milet, pour m'en retourner à Delphes : apres avoir, s'il m'est permis de le dire, acquis assez d'honneur dans une negociation si importante. Le sage Thales me fit mesme la grace d'écrire de moy aux Amphictions d'une maniere tres avantageuse : et je pouvois sans doute avoir un sujet raisonnable de me resjoüir : mais mon ame estoit desja si accoustumée au chagrin, qu'elle ne pût pas gouster une joye toute pure : car parmi l'esperance de revoir Telesile, la crainte de trouver quelque changement en sa fortune qui me fust desavantageux, me troubla sans doute beaucoup. Neantmoins quand je m'imaginois que je la reverrois, et que mes yeux pourroient encore quelquefois rencontrer les siens, je sentois un plaisir extréme. En un mot, pour abreger mon discours, j'arrivay à Delphes : mais j'y arrivay si tard que mon Pere estoit desja retiré : de sorte qu'au lieu de coucher chez luy, je fus coucher avec Melesandre, afin de sçavoir plustost des nouvelles de Telesile. Comme il ne se
retiroit jamais de bonne heure, il ne faisoit que d'entrer dans sa chambre quand j'y arrivay : une surprise qui luy fut si agreable, fit qu'il m'embrassa avec une joye extréme. Je l'embrassay aussi, avec beaucoup de tendresse : mais ne sçachant encore ce qu'il me devoit aprendre de Telesile, je n'osois me resjoüir : et je cherchois dans ses yeux, ce qui devoit paroistre dans les yeus. Apres l'avoir donc prié de faire sortir ses gens : et bien, luy dis-je Melesandre, Telesile n'est elle pas tousjours Telesile : c'est à dire la plus belle chose du monde ; et mon absence n'a t'elle point favorisé les desseins de quelqu'un de mes Rivaux ? J'ay tant de choses à vous dire, me repliqua t'il, que je ne sçay par où commencer : et il est arrivé tant de changement en vos affaires, que vous ne pouvez manquer d'en estre estrangement surpris. Ha Melesandre, luy dis-je, hastez vous de me dire en gros ce que c'est : Mais si par malheur Telesile est ou morte ou mariée, dittes moy seulement il faut mourir : afin que mon desespoir ne soit pas long. Telesile, repliqua t'il, est vivante et belle : et mesme ne sera mariée de long temps à pas un de vos Rivaux.
Melesandre raconte qu'Atalie, sœur d'Androclide, principal rival de Thimocrate, a réussi à se faire épouser par Crantor, le riche oncle de Telesile. En échange, celui-ci s'engage à offrir en mariage Telesile au frère de son épouse. Atalie prétend que ce mariage est pour elle un sacrifice auquel elle consent pour le bonheur de son frère. Sa véritable motivation est la cupidité. Mais Androclide, qui lui aussi aspirait à la fortune de Crantor (par le biais du mariage avec Telesile), est fort embarrassé. Il tente en vain d'opposer une série d'arguments à cette union. Le mariage a lieu. Androclide est effondré, plus encore que Telesile qui perd son héritage et par là même l'attrait qu'elle représentait auprès de ses soupirants. La jeune fille éconduit définitivement Androclide et se retire quelque temps de la société.
Ce discours ayant remis le calme en mon ame, et n'y ayant plus laissé qu'une forte curiosité, de sçavoir quel estoit ce changement, j'apris qu'aussi tost que j'avois esté party, tous mes Rivaux s'estoient resjoüis de mon absence, quoy que la cause les en affligeast ; parce qu'en effet je leur estois le plus redoutable : mais qu'entre les autres, Androclide en avoit eu beaucoup
de satisfaction. Neantmoins, me disoit Melesandre, comme il avoit l'esprit partagé, entre les richesses pretendües de Telesile et sa beauté ; il avoit tousjours prié sa Soeur de se contenter de détruire autant qu'elle pourroit tous ses Rivaux, dans l'esprit de Telesile, et de l'y mettre bien : et sans luy en dire la veritable cause, il ne l'avoit jamais priée de pousser la chose aussi loing qu'elle pouvoit aller. Mais en effet c'estoit qu'encore qu'il fust amoureux de Telesile, il ne l'aimoit pourtant pas assez pour la vouloir espouser : jusques à tant que Crantor luy eust assuré tout son bien comme il l'esperoit par les soings de sa Soeur, qui le voyoit toujours tres souvent. Mais afin de vous faire mieux entendre, ô mon equitable Juge, tout ce que Melesandre me dit : il faut que vous sçachiez qu'Atalie qui n'aimoit pas moins la richesse que son Frere, fit semblant de croire qu'Androclide ne la prioit d'agir aupres de Crantor, que par la seule passion qu'il avoit pour Telesile : Si qu'estant aussi passionné qu'il l'estoit, il l'épouseroit aussi bien pauvre que riche. De sorte qu'ayant remarqué que Crantor se laissoit insensiblement toucher à sa beauté (car certainement cette fille en avoit beaucoup) elle n'oublia rien de tout ce qui pouvoit toucher le coeur d'un avare. Elle ne parloit avec luy que d'oeconomie : elle blasmoit les despences superfluës : et paroissoit si détachée de tous les plaisirs, et de tous les divertissemens des personnes de son âge ; que Crantor pensa enfin ce qu'elle vouloit qu'il pensast,
et luy proposa de l'espouser. Cette fille qui n'estoit pas fort riche, parce qu'elle n'estoit Soeur d'Androclide que du costé de sa Mere, qui ne l'estoit point du tout, escouta cette proposition : et comme elle n'avoit plus de proches parens qu'Androclide (avec lequel elle ne demeuroit pourtant pas : car on l'avoit mise chez une parente de son Frere qui n'estoit point la sienne) elle ne demanda conseil à personne ; et assurant Crantor de son consentement, elle envoya un matin prier Androclide de l'aller voir, parce qu'elle avoit quelque chose à luy dire. Mon Frere (luy dit elle, aussi tost qu'il entra dans sa chambre) s'il est vray que vous aimiez fortement Telesile, j'ay une grande nouvelle à vous aprendre : car enfin je sçay une voye infaillible de vous la faire espouser si je le veux. Ha ma chere Soeur, luy dit il, que ne vous deuray-je point, si les longues conversations que vous avez euës avec Crantor, peuvent l'avoir obligé à faire ce que la raison veut qu'il face ! Je vous demande pardon (luy dit il, sans luy donner loisir déparler) d'estre cause que vous entretenez si souvent un homme d'un autre Siecle : et de qui l'humeur avare n'est pas fort agreable ny fort divertissante. Mon Frere, dit elle, je voy bien que vous ne comprenez pas par quelle voye vous pouvez espouser Telesile : et que vous ne sçavez pas encore tout ce qu'il faut que je face, pour vous la faire obtenir. C'est pourquoy il faut que je vous die, poursuivit malicieusement cette Fille, que ce ne peut estre
qu'en me sacrifiant absolument pour vous ; et qu'en me privant de toute sorte de plaisir. Je seray bien malheureux, reprit Androclide, si ma felicité vous doit rendre infortunée : mais encore, luy dit il, quelle est cette bizarre voye que je ne puis imaginer ; C'est (dit elle en rougissant, et en riant à demy) que Crantor s'est assurément mis dans la fantaisie que je suis un Thresor : et c'est sans doute par cette raison qu'il veut que je sois à luy. Androclide fut si surpris du discours de cette Fille, qu'il creût ne l'avoir pas bien ouï : Crantor, luy dit il en l'interrompant, veut que vous soyez à luy ! et comment l'entend t'il ; et comment le peut il entendre ? Il entend, dit elle sans s'émouvoir, de vous donner Telesile, aussi tost que je l'auray espousé : de sorte mon Frere : adjousta t'elle, que c'est de ma seule volonté que dépend vostre bonheur presentement. Car si je me resous de satisfaire la passion qu'il dit avoir pour moy, il m'a assuré qu'il satisfera la vostre : et qu'il obligera Diophante à vous donner Telesile. Mais mon Frere, poursuivit elle, espouser un homme de l'âge et de l'humeur de Crantor, n'est pas une chose que je puisse faire sans repugnance : neantmoins l'amitié que j'ay pour vous est si forte, qu'elle me fera vaincre l'aversion que j'ay pour luy : et je vous assure que la felicité dont vous joüirez par la possession de Telesile, me consolera beaucoup plus, que ne feront tous les thresors de Crantor. Pendant qu'Atalie parloit de cette sorte, Androclide estoit si surpris, qu'il ne
sçavoit presques ce qu'il devoit luy respondre : car il l'a raconté depuis à d'autres personnes. Comme il avoit quelque confusion de faire connoistre à sa Soeur, que l'avarice avoit autant de place en son ame que l'amour : il prit un biais qu'il creut bien fin et bien adroit. Ma chere Soeur, luy dit-il, je n'ay garde de consentir que vous vous rendiez malheureuse toute vostre vie pour l'amour de moy : et quoy que j'aime passionnément Telesile, je ne l'espouseray jamais, en vous obligeant d'espouser Crantor. Mon Frere, luy dit elle, s'il y avoit un autre remede à vostre mal, je n'aurois pas recours à celuy là : mais n'y en ayant point d'autre, je suis allez genereuse pour vous obliger malgré vous. Je sçay bien, luy dit elle encore, que dans le fonds de vostre coeur, vous voudriez que je fusse desja Femme de Crantor, afin de vous voir Mary de Telesile : et que ce n'est que par generosité, que vous vous opposez à une chose que vous croyez qui ne me plaist pas. Car je ne pense pas que vous me croiyez l'ame assez basse et assez interessée, adjousta t'elle, pour trouver plus de satisfaction dans quelque richesse que possede Crantor, que de chagrin dans son humeur. De sorte qu'estant persuadée que vous ne pouvez estre heureux que par mon moyen ; je sçauray bien sans vous obliger à y consentir, prendre les voyes de vous satisfaire malgré vous. Ha ma Soeur, luy respondit il, je ne souffriray jamais une semblable chose : et : ne considerez vous point l'extréme vieillesse de Crantor ; son
humeur avare et chagrine, et tous ses deffauts ? Mon Frere, luy dit elle, je ne veux regarder en cette rencontre, que la merveilleuse beauté de Telesile, de qui la possession vous rendra heureux. Androclide desesperé d'entendre parler Atalie de cette sorte, luy dit que puis que ce n'estoit que son interest qui la faisoit agir : il la suplioit de considerer, qu'en espousant Crantor, elle causeroit un sensible desplaisir à Telesile, puis qu'elle l'empescheroit d'estre la plus riche personne de toute la Phocide. Pour moy, luy dit il, ma Soeur, je serois tousjours heureux, par la seule beauté de Telesile : mais je ne sçay pas si Telesile se la trouveroit, sans les thresors de Crantor : et si elle ne se vangeroit point sur moy, du mal que vous luy auriez fait. Nullement, reprit Atalie ; car si Telesile n'a pas l'ame avare, elle ne se souciera pas tant que vous pensez de cette perte : et si elle l'a de cette sorte, elle sera ravie de vous espouser en t'estat que sera alors sa fortune. Ainsi il n'y a rien à hasarder pour vous, et tout le mal ne sera que pour moy seule : Mais, adjousta t'elle, ce mal ne sera peut-estre pas long. Androclide repartit encore plusieurs choses, et Atalie de mesme ; sans que ny l'un ny l'autre dissent jamais leurs veritables sentimens : chacun taschant de se tromper, et se déguiser finement. Si bien qu'ils se separerent de cette sorte : Androclide conjurant tousjours sa Soeur de croire qu'il ne consentiroit jamais à ce mariage : et elle luy disant tousjours, qu'elle estoit resoluë d'y
consentir. En effet, comme elle s'estoit renduë Maistresse absoluë de l'esprit de Crantor, elle l'envoya prier de lavoir : et elle sçeut conduire la chose avec tant d'adresse, qu'elle luy persuada qu'il faloit qu'il l'espousast sans ceremonie, à cause de Diophante : et que de plus, Androclide son frere songeant à espouser Telesile sa Niece, il ne faloit pas non plus luy demander son consentement. De sorte que Crantor sans differer davantage l'espousa le lendemain, en presence de cinq ou six personnes qui dependoient de luy : et la mena le jour suivant à la Campagne, afin de laisser dissiper le grand bruit qu'un semblable mariage devoit causer. Cependant Androclide estoit en une inquietude estrange : et les beaux yeux de Telesile ne le pouvoient consoler, de la perce qu'il craignoit de faire. Mais quand il sçeut que la chose estoit faite, il eut un desespoir inconcevable. Neantmoins comme il ne la creut pas d'abord, il fut chez une de ses Amies qui voyoit fort Telesile, pour s'en esclaircir : mais il y trouva plus qu'il ne pensoit y trouver : car Telesile y estoit, qui venoit d'y aprendre le mariage de Crantor. Or ce qu'il y eut d'admirable, ce fut qu'Androclide paroissoit beaucoup plus affligé que Telesile ; de qui l'ame genereuse ne s'ébranla point du tout en cette rencontre : et qui eut l'esprit assez libre pour remarquer que la douleur d'Androclide n'estoit pas desinteressée. Il s'aprocha d'elle tout interdit ; et la suplia de croire qu'il n'ayoit rien contribué au dessein de sa Soeur : et qu'il
voudroit avoir fait toutes choses, et que ce malheur ne luy fust pas arrivé. Je le croy, luy respondit froidement Telesile, et je vous connois assez pour n'en douter pas. Mais Androclide, adjousta t'elle, comme la belle Atalie vostre Soeur est peut-estre plus aise d'avoir aquis les thresors de Crantor, que je ne suis affligée de les avoir perdus ; je trouverois plus juste que vous allassiez vous resjoüir avec elle, que de vous arrester à vous affliger aveque moy : qui n'ay pas mesme besoin de toute la force de ma raison pour supporter un semblable malheur : et qui par consequent puis aisément me passer du secours de la vostre. C'est sans doute, luy respondit Androclide, que je suis plus sensible à vos propres maux que vous mesme : c'est assurément, repliqua t'elle, que vos inclinations et les miennes sont differentes, et que par là nous ne voyons pas les choses de mesme façon. Cependant Telesile ne fit pas sa visite longue, et s'en retoua chez elle : où Diophante et Taxile estoient sensiblement affligez, de la nouvelle qu'ils avoient apprise : cette sage Fille les consola le mieux qu'elle pût : et quoy qu'elle sentist cette perte, elle ne laissa pas de les supplier de n'en avoir pas tant de ressentiment : les assurant pour elle, que comme elle n'avoit point d'ambition de cette espece, elle ne seroit pas long temps affligée, pourveû qu'ils se consolassent. Cependant tous les Amans de Telesile se trouverent un peu surpris : qui n'estoient pas riches, n'osoient plus songer à espouser une
personne qui ne la devoit plus estre, de peur de la rendre malheureuse, et de se rendre malheureux eux mesmes. Joint qu'ils jugeoient bi ? aussi, qu'elle n'y consentiroit pas : estant bien moins déraisonnable qu'une fille qui a beaucoup de bien, espouse un honneste homme qui en apeu : que de voir deux personnes de qualité qui n'en ont presques point du tout, se marier en semble. Mais pour Androclide, quelque riche qu'il fust, il trouvoit un grand changement en Telesile, depuis qu'il y en avoit en sa fortune : neantmoins comme il eust eu honte de faire paroistre d'abord ses sentimens : et que de plus il avoit certainement autant d'amour pour Telesile, qu'il estoit capable d'en avoir : il fut chez elle comme à l'ordinaire, où il trouva tous ses Rivaux. Car jamais personne n'a esté si bien consolée, qu'elle le fut en cette occasion : et quand elle auroit perdu tout ce qui luy estoit cher au monde, ils n'auroient pas paru plus empressez, à prendre part à sa douleur. Mais à quelques jours de la leurs visites devinrent moins frequentes : et entre les autres, Androclide diminua beaucoup des soins qu'il avoit accoustumé d'avoir. Il ne luy parloit plus que de choses indifferentes : et cherchant un pretexte à s'éloigner d'elle, il luy dit qu'il remarquoit que Diophante son Pere le salüoit froidement : et qu'il avoit mesme sçeu qu'il parloit mal d'Atalie, qui enfin estoit tousjours sa Soeur. Androclide (luy dit Telesile qui avoit desja remarqué ses veritables sentimens) il n'est nullement besoin d'un si grand
détour aveque moy : ny de chercher un pretexte pour ne me voir plus. Il est permis à chacun, de suivre ses inclinations : et comme assurément vous ne pourriez jamais aimer la plus belle Personne du monde si elle n'estoit pas riche : je n'aimerois jamais aussi le plus riche homme de toute la Grece, s'il n'avoit l'ame encore plus grande que sa fortune. Ainsi je pense qu'il nous sera également avantageux, que vous ne vous obstiniez pas par une fausse generosité, à rendre quelques devoirs à une personne qui a perdu tout ce qui vous la rendoit aimable. Androclide surpris de la liberté du discours de Telesile, voulut luy faire des protestations contraires à ce qu'elle disoit : mais ce fut avec un air si contraint, et des paroles si ambiguës, que l'on eust dit qu'il craignoit d'en dire trop, et de s'engager plus qu'il ne vouloir. Telesile le regardant alors avec un sous-rire qui avoit quelque chose de fier : Non Androclide, luy dit elle, ne vous donnes point la peine de vous déguiser plus long temps ; et laissez moy joüir en repos d'un Thresor que je prefere à ceux qui touchent vostre inclination, qui est la liberté de pouvoir resver toute seule. Androclide prenant comme on dit cette occasion aux cheveux, quitta Telesile ; et s'en pleignant à tout le monde, il cessa de la voir, aussi bien que beaucoup d'autres : de sorte qu'en peu de jours, la Maison de Diophante fut aussi solitaire qu'elle avoit esté tumultueuse, et pleine de monde. D'abord Telesile s'estonna de la foiblesse des hommes : et se
regardant quelquefois dans un Miroir, elle se demandoit à elle mesme, si sa beauté estoit changée ? Car j'ay sçeu toutes ces choses depuis de sa propre bouche. Mais se trouvant encore les mesmes yeux ; le mesme taint ; et la mesme personne qu'elle avoit tousjours esté ; elle concevoit une si forte aversion contre tous les hommes, qu'elle estoit presque bien aise d'estre delivrée de leur conversation.
La nouvelle absence de Telesile occasionne les souffrances habituelles à Thimocrate. Dès le retour de la jeune fille, il se rend auprès d'elle et se heurte à sa froideur. Thimocrate la suit au temple et se place à proximité d'elle : il est le dernier des soupirants à le faire. Même si Telesile est décidée à n'aimer aucun homme, Thimocrate tente de la convaincre de la fidélité de ses sentiments et de son désintéressement. Elle lui oppose qu'elle ne veut ni prendre elle-même ni lui faire prendre à lui le risque d'une nouvelle relation.
Mais comme ce changement fit un grand bruit dans la Ville, Diophante pour le laisser dissiper s'en alla aux champs : si bien que quand j'arrivay à Delphes je ne l'y trouvay pas : et j'apris de Melesandre tout ce que je viens de vous dire. Cette absence me fut sans doute tres sensible : car j'avois tellement esperé de revoir Telesile, que la privation d'un si grand bien, fut cause que je fus plusieurs momens sans sentir la joye que je devois avoir, d'aprendre que j'estois deffait de tous mes Rivaux, et de pouvoir esperer que Telesile m'auroit quelque obligation des soins que je luy rendrois à l'advenir ; estant certain que je me resjoüis autant de sa pauvreté, qu'Androclide s'en affligea : parce que je la regardois comme un moyen propre à luy faire connoistre la grandeur de ma passion. Mais quand je venois à penser qu'elle n'estoit point à Delphes, l'esperance m'abandonnoit, et la crainte s'emparoit de mon esprit. J'apprehendois que la lascheté de quelques hommes ne les luy eust fait tous haïr : et je ne trouvois repos en nulle part. Le lendemain je rendis conte de mon voyage : et je
reçeus des Amphictions toute la loüange que j'en pouvois esperer. Mon Pere estant satisfait de moy, me donna aussi beaucoup de marques de tendresse : tous mes Amis me visiterent en cette occasion ; et si je n'eusse point esté amoureux, j'eusse sans doute esté en estat de me divertir. Mais l'absence de Telesile troubloit alors toute ma joye ; et l'envie que j'avois de luy témoigner que je n'estois pas de l'humeur de ceux qui l'avoient abandonnée, me donnoit une inquietude aussi incommode, que s'il me fust arrivé quelque grand malheur. Durant ce temps là je ne pouvois presques sousrir que Melesandre ; parce que je n'avois la liberté de parler de ma passion qu'aveques luy, et qu'il avoit la complaisance de m'escouter favorablement : ce qui est sans doute une des plus sensibles consolations, dont l'on peut joüir pendant l'absence de ce que l'on aime. Mais enfin apres avoir long temps soupiré, Diophante revint, et ramena, Telesile ; resoluë d'éviter la conversation des hommes, autant que la bien seanse le luy permettroit. Je ne sçeus pas plustost qu'elle estoit revenuë à Delphes, que je fus chez Diophante, qui me reçeut avec beaucoup de civilité : Taxile fit la mesme chose, aussi bien que son adorable Fille ; avec cette difference toutesfois, que la civilité de Telesile estoit froide et serieuse. Neantmoins j'eus une si grande joye de la revoir, et de me trouver chez elle sans pas un de mes anciens Rivaux, que je ne fis reflexion sur ce que je dis, qu'apres en estre sorti, Cette premiere
visite ne fut pas fort longue : car comme ils estoient arrivez tard, la discretion ne me permit pas de demeurer davantage aupres d'eux. Ce ne fut donc que des yeux, que je parlay de ma passion à Telesile ; qui ne voulut ny entendre, ny respondre, à un langage qu'elle seule m'avoit fait aprendre : puis que je n'avois jamais rien aimé qu'elle, et que je n'aimeray sans doute jamais rien autre chose. Mais comme je fus retourné dans ma chambre, la froideur de Telesile me donna de l'inquietude ; et je creus que peut-estre s'estoit elle trouvée offencée du dernier discours que je luy avois tenu en partant. Neantmoins je ne lassay pas d'esperer, que ma perseverance la toucheroit : le lendemain je fis tout ce que j'avois accoustumé de faire, auparavant que d'aller à Milet : et je fus au Temple où je sçavois qu'elle devoit aller. J'y trouvay Androclide, et la plus grande partie de ceux qui aimoient Telesile avant mon départ : Mais ils avoient tous changé de place ; car au lieu de se mettre vers certaines colomnes de Marbre où Telesile se met toujours, et où elle estoit lors que j'entray dans ce Temple, ils estoient dispersez en plusieurs autres endroits. Pour moy qui n'avois pas changé comme eux, je fus me mettre selon ma coustume, en lieu où je pouvois voir Telesile, et estre veû d'elle : d'abord elle n'y prit pas garde, parce qu'elle prioit les Dieux avec beaucoup d'attention : mais ayant tourné les yeux de mon costé, je la salüay avec je ne sçay quel respect, qui fait ce me semble que
l'on peut discerner une reverence de simple ceremonie, d'avec une qui s'adresse à une personne dont l'on est amoureux. Telesile me rendit mon salut en rougissant : et il me sembla qu'elle chercha des yeux Androclide, comme pour luy dire qu'elle n'estoit pas encore abandonnée de tout le monde. Et en effet s'estant assez tournée pour rencontrer ses regards, quoy que son action parust estre sans dessein, Androclide changea de couleur et de place : et un moment apres il sortit du Temple, comme un homme qui avoit honte de sa lascheté : et qui eust esté bien aise que j'eusse esté lasche comme luy. J'ay sçeu depuis que certainement ma constante passion, pensa renouveller la sienne, Se surmonter tous les sentimens avares de son coeur : Mais à la fin il se contenta de fuir Telesile, et de me fuir moy mesme. Ne perdant donc pas une seule occasion de voir la personne que j'aimois, il eust esté bien difficile qu'elle ne m'eust pas fait la grace de faire quelque distinction de moy à tous les autres qui l'avoient quittée : neantmoins elle s'estoit si fort resoluë de ne rien aimer, qu'elle s'obstina à me traitter avec indifference. Je vescus donc de cette sorte durant quelque temps, sans pouvoir jamais trouver une occasion de luy parler en particulier, parce qu'elle me les ostoit toutes : Mais enfin je la trouvay un jour sur les bords de la riviere de Cephise, qui passe à Delphes, où les Dames se promenent souvent à pied : laissant leurs Chariots au bout d'une grande Prairie, bordée d'une espece d'Alisiers fort egreables.
Elle y estoit avec deux de ses Amies seulement ; et lors qu'apres divers tours de la promenade nous eusmous trouvé des hommes de leur connoissance, qui leur aiderent à marcher, je demeuray ? estat de rendre ce mesme service à Telesile, et de luy pouvoir parler sans estre entendu que d'elle. Car la liberté est beaucoup plus grande à Delphes qu'à Athenes ; et mesme encore un peu plus qu'a Corinthe : à cause de ce grand abord d'Estrangers qui y viennent de toutes les parties du Monde : et qui y font insensiblement couler quelque chose des coustumes de leur Païs. Mais ô Dieux, que je me trouvay embarrassé, lors que je voulus commencer la conversation ! je n'avois pas plustost resolu de luy dire une chose, que j'en pensois une toute contraire : et nous fusmes assez long temps sans parler ny l'un ny l'autre. Mais enfin poussé par ma passion, je commençay de l'entretenir par un soupir : Plust aux Dieux, luy dis-je, adorable Telesile, que vous voulussiez vous épargner la peine d'entendre en des termes mal propres et peu significatifs, les sentimens que j'ay pour vous : et que vous voulussiez prendre celle de lire dans mon coeur, et de deviner mes pensées. Je puis facilement, me dit elle, faire ce que vous souhaitez : car Thimocrate, je connois si admirablement le coeur de tous les hommes, que je ne sçaurois manquer de connoistre le vostre. Eh Madame, luy dis-je, ne me traittez pas si cruellement : et ne confondez pas s'il vous plaist, Androclide et Thimocrate. Androclide dit elle, croit estre
fort prudent : et Thimocrate est fort amoureux, luy dis-je, Thimocrate, repliqua t'elle, est peut-estre un peu plus dissimulé qu'un autre : mais apres tout, il a sans doute l'ame pleine foiblesse comme les autres hommes, dont la plus part commencent d'aimer sans y penser ; continuënt par coustume ; cessent de le faire par caprice ; et font presques toutes choses sans raison. Ha Madame, luy dis-je, vous connoissez mal Thimocrate, si vous le croyes tel que vous dittes ! Car enfin j'ay commencé de vous aimer malgré moy, je l'avouë : mais j'ay continué par inclination et par raison tout ensemble. Je suis parti d'aupres de vous le plus amoureux des hommes : j'ay passé cette cruelle absence, avec toute la douleur imaginable : et je suis revenu icy avec une passion qui s'est encore augmentée depuis mon retour : quoy que dés le premier instant que je vous aimay, je ne creusse pas qu'il fust possible qu'elle augmentait. Thimocrate, me dit elle, Androclide disoit il y a trois mois les mesmes choses que vous dittes à tout ce qu'il y a de gens à Delphes, lors qu'il leur parloir de moy : cependant cette pretenduë beauté de Telesile a perdu tous ses charmes, dés que Crantor m'a osté l'esperance de ses thresors. Il est vray, luy dis-je ; mais c'est qu'Androclide n'aimoit Telesile, qu'à cause des richesses d'autruy ; et que je ne l'adore qu'à cause de ses propres richesses. Non divine Personne, luy dis-je, ce ne sont que vos yeux ; ce n'est que vostre esprit que ; regarde ; et ce n'est enfin que pour
vostre seul merite que je vous aime ; que je vous sers ; et que je vous serviray toute ma vie. La beauté Thimocrate, me dit elle, quand il seroit vray que j'en aurois, est un bien que l'on peut perdre tost, encore plus facilement que tous les autres biens : il a mesme cela de fascheux, que l'on est assuré de le perdre infailliblement. Ainsi quand je croirois que vostre ame ne seroit pas sensible à cette basse et honteuse passion, qui s'oppose à toutes les grandes actions, et qui fait preferer les richesses à la gloire et à la vertu ; je ne m'assurerois pas encore en vostre affection : et je suis persuadée que vous feriez un jour par foiblesse et : par inconstance, ce qu'Androclide a fait par avarice. Non divine Telesile, luy respondis-je, vous ne me connoissez pas : j'avoüe, adjoustay-je, parce que je suis sincere, que la perte de vostre beauté me causeroit une douleur inconcevable : mais elle me la causeroit principalement pour l'amour de vous : et non pas comme estant absolument necessaire à entretenir la passion qu'elle a fait naistre dans mon coeur. Vostre esprit, charmante Personne, a des lumieres qui brilleroient encore, quand celles de vos yeux seroient esteintes ? et vostre ame a des beautez qui raviroient tousjours la mienne, quand mesme vous ne seriez plus belle. Mais, poursuivis-je, Telesile la sera tousjours : et elle a encore si peu veû de Printemps, que le sien n'est pas prest de finir. C'est par ce peu d'experience, repliqua t'elle en sous-riant, que je me dois défier
de tout : et c'est pourquoi Thimocrate, pour ne vous abuser pas, sçachez que toute maltraittée de la Fortune que je suis, je ne laisse pas d'estre glorieuse ; et que je suis beaucoup plus difficile à persuader, que je n'estois auparavant. Tout m'est devenu suspect, et je me la suis à moy mesme : c'est pourquoy changez de dessein si vous m'en croyez. Vous le pouvez faire sans honte à mon avis ; car quand on se jette parmy la multitude, poursuivit elle en riant, on cache sa fuitte par celle des autres. Mais si vous vous estiez obstiné à me servir, et qu'apres vous vinssiez à changer, vous seriez chargé de cette inconstance toute entiere. Allez donc Thimocrate, allez : laissez Telesile en paix, elle ne veut ny aimer ny estre aimée ; et elle se trouve si riche de sa propre vertu, qu'elle ne veut rien aquerir davantage. Vous possedez pourtant mon coeur malgré vous, luy dis-je : et je le connoistray peut-estre aussi malgré vous, reprit elle en riant encore : et se meslant alors dans la conversation des autres personnes avec qui nous estions, le reste de la promenade se passa, sans que je luy pusse rien dire de particulier, et sans que mesme je pusse parler à propos : Car j'avois l'esprit si occupé à juger si j'avois lieu de craindre ou d'esperer, que je ne sçavois pas trop bien ce que l'on disoit.
La persévérance de Thimocrate finit par le faire accéder au statut d'amant unique et reconnu de Telesile. La jeune fille commence à se laisser fléchir. Mais Thimocrate se voit imposer par son père un nouveau voyage destiné à le tenir à distance de Telesile qui, déshéritée, ne présente plus d'intérêt d'alliance. A Megare, il fait la connaissance d'une autre jeune fille, moins séduisante, dénommée Pheretime. Cette fréquentation lui permet de satisfaire son père, mais elle lui attire également la rancœur de Telesile qui en a été informée. Heureusement un entretien permet une clarification et un rétablissement de la relation. Toutefois le sort s'acharne sur les amants : les occasions d'absence sont multiples et créent un sentiment de frustration.
Mais pour acourcir mon discours, je vous diray en peu de paroles, que cent mille soins que je rendis, toucherent enfin le coeur de Telesile, qui sçavoit bien que son Pere approuvoit mon affection :
et elle trouva quelque chose de si obligeant en mon procedé aupres d'elle, qu'elle eut peut-estre autant de reconnoissance pour ma respectueuse passion, qu'elle avoit de mépris pour ceux qui l'avoient abandonnée. En un mot, j'en vins au point avec elle, qu'elle croyoit que je l'aimois, et qu'elle souffroit que je le luy disse. Cependant Androclide ne pouvant plus endurer ny la veuë de Telesile ny la mienne, s'en alla aux champs : une partie de ses autres Amants firent la mesme chose : et j'estois presques heureux. Car je voyois tous les jours Telesile ; et elle avoit la bonté de me tesmoigner qu'elle me voyoit agreablement. Elle ne m'avoit pourtant jamais dit precisément qu'elle ne me haissoit pas : mais un jour que j'allay chez elle, et que je trouvay l'occasion de luy parler ; elle me dit qu'il venoit d'arriver une nouvelle, qui feroit qu'Androclide la haïroit encore davantage, qui estoit qu'Atalie estoit en estat de donner bien tost un successeur à Crantor. Elle dit cela comme il estoit : mais elle le dit en me regardant avec assez d'attention ; afin de voir sur mon visage les mouvemens de mon esprit. Non non, luy dis-je, malicieuse Telesile, vous ne trouverez rien dans mes yeux, qui n'exprime les sentimens de mon coeur : et vous ne pouvez rien trouver dans mon coeur, qui soit indigne de la possession du vostre. Je le souhaite, me dit elle avec precipitation : A peine eut elle prononcé cette derniere parole, qu'elle en rougit comme d'un crime : et qu'elle voulut en affoiblir le sens obligeant
que j'y pouvois donner : Mais ce fut avec une si agreable confusion, que je mets ce moment là au nombre des plus heureux de toute ma vie. Bien est il vray qu'il fut suivi d'un assez grand malheur : puis que je ne fus pas plustost au logis, que mon Pere me fit apeller, et me dit qu'il avoit besoin de moy, en un voyage qu'il commenceroit le lendemain ; et que je me preparasse à partir. Je taschay inutilement de m'en excuser, sans comprendre la raison pourquoy on me refusoit : mais je sçeus un moment apres par Melesandre, que mon Pere s'estoit pleine à un de ses Amis, de l'amour que je continuels d'avoir pour Telesile ; luy disant qu'il l'avoit soufferte quand elle devoit estre riche : mais qu'il ne la vouloit plus souffrir, aujourd'huy qu'elle ne l'estoit pas. Ainsi quand l'eus vaincu la rigueur de Telesile, et que je fus presques assuré du contentement de Diophante, auquel j'avois fait parler par Melesandre, je vy naistre un obstacle nouveau ; et il falut recommencer d'esprouver toute la rigueur de l'absence. Car enfin quitter ce que l'on aime, est sans doute un grand suplice : mais quitter ce que l'on aime et dont l'on est aimé, en est un incomparablement plus grand. Il falut toutesfois s'y resoudre. et m'en aller avec mon Pere, à l'extremité de la Phocide du costé de Megare. Je ne sçay si je dois dire que l'eus le bonheur de prendre congé de Telesile ; puis que c'est un instant si rigoureux, que celuy qui suit le moment où l'on se separe de la personne aimée ; que je ne puis pas bien déterminer
comment on doit parler d'une semblable chose. J'eus mesme le malheur pendant ce voyage que la Republique donna un employ à mon Pere, qui augmentoit de beaucoup le bien de sa Maison : de sorte que je voyois naistre obstacle sur obstacle : et j'estois si affligé de ma bonne fortune, qu'on ne peut guere l'estre davantage de la mauvaise. Durant ce temps là, mon Pere me parla plusieurs fois, pour me détourner de cette amour : et plusieurs fois aussi, je fis ce que je pûs, afin de luy persuader qu'il devoit preferer la vertu de Telesile à toute chose. Mais venant à m'apercevoir que plus je tesmoignois de fermeté, plus je reculois mon retour à Delphes : je taschay de déguiser mes sentimens : et de luy faire croire que l'absence m'avoit guery. Mais helas, qu'il fut trompé en son opinion car je ne fus de ma vie si amoureux que je l'estois alors. Je sçavois que Telesile ne me haïssoit pas : j'aprenois par Melesandre, que mon absence la touchoit : et je m'imaginois un si grand plaisir à la revoir, que je ne pensois â autre chose. Cependant je sçeus de certitude que mon Pere ne retourneroit de tres long temps à Delphes, s'il ne croyoit absolument que je fusse guery de ma passion : je me fis donc violence ; et commençant de faire plus de visites qu'à l'ordinaire (car nous estions dans une Ville où la Compagnie est assez grande et assez belle, ) je m'attachay à voir plus souvent que les autres, une Personne assez aimable ; mais pour laquelle je n'avois pourtant pas un sentiment qui peust affoiblir la passion que j'avois
pour Telesile. Cette Fille avoit de l'esprit ; mais c'estoit un esprit melancolique et doux qui parloit peu ; qui resvoit souvent ; et qui par consequent me donnoit lieu de pouvoir plus commodément penser à Telesile, lors que j'estois aupres d'elle, que si j'eusse esté avec une Personne plus enjoüée et plus brillante. Les visites que je luy rendis firent sans doute l'effet que j'en attendois dans l'esprit de mon Pere ; puis qu'il creut que je n'aimerois plus Telesile, et que j'aimois Pheretime, c'est ainsi que cette Fille se nommoit. Mais comme il n'eust guere plus approuvé cette seconde passion que la premiere, parce que Pheretime quoy que noble, n'estoit pourtant pas des plus illustres Races de son Païs ; il resolut de retourner à Delphes. Cependant si cette innocente fourbe me reüssit bien avec mon Pere, elle me reüssit mal avec Telesile : à laquelle Androclide, comme je l'ay sçeu depuis, fit sçavoir avec adresse, sans qu'elle sçeust que ce fust par luy, que j'estois fort attaché à Pheretime. De sorte que lors que je retournay à Delphes, je trouvay son esprit changé : et j'apris par Melesandre qu'il y avoit : plus de quinze jours qu'elle n'avoit voulu souffrir qu'il luy parlast de moy comme à l'ordinaire. Diophante mesme me parut changé aussi bien qu'elle : car ayant sçeu que mon Pere avoit tesmoigné une si forte aversion pour son alliance, il en avoit l'esprit aigry : et je fus quelques jours aussi malheureux qu'on le peut estre, en la presence de ce que l'on aime. Mais enfin ayant trouvé
Telesile un jour chez elle, avec assez de liberté pour luy pouvoir parler bas : qu'ay-je fait Madame ? luy dis-je, l'absence m'a t'elle détruit dans vostre coeur ? et seriez vous capable de la foiblesse que je vous ay tant entenduë condamner ? Thimocrate, me dit elle, ne me chargez point de vostre crime ; et contentez vous que Telesile ne se pleigne pas sans vous pleindre. Ce n'est pas qu'elle n'en eust sujet : mais c'est qu'elle est trop glorieuse pour le faire. Ainsi, dit elle avec un sous-rire un peu forcé, vous ne devez pas craindre que mes reproches troublent le plaisir que vous avez à vous souvenir de Pheretime. Pheretime ! (luy dis-je tout surpris, et comprenant alors le sujet de son changement pour moy) ha Madame, vous ne me connoissez pas ; vous ne la connoissez point ; et vous ne vous connoissez pas vous mesme : si vous pouvez croire que je puisse penser à elle en vous voyant. J'ay tousjours pensé à vous Madame ? lors que j'ay esté aupres de Pheretime : mais je ne me suis point souvenu de Pheretime depuis que je suis à Delphes. Ha injuste Personne que vous estes, luy dis-je encore, quel est cet ennemy caché, qui a fait un crime d'une chose dont je pouvois demander recompense, puis que je n'ay veû Pheretime, qu'afin de venir plustost revoir Telesile ? Je luy contay alors sincerement comme la chose s'estoit passée : je la supliay en suitte de me dire qui luy avoit apris cette fausse nouvelle : et apres avoir bien prié, pressé, conjuré, et importuné Telesile ;
elle me nomma la personne qui luy avoit dit la chose, qui estoit une Amie particuliere d'Androclide. Cependant comme mon coeur estoit fidelle, et que toutes mes paroles estoient veritables, je fis ma paix avec Telesile, à laquelle il ne demeura plus nul soubçon de ma confiance. Elle avoit toutesfois un secret dépit contre elle mesme, de m'avoir donné quelques legeres marques de jalousie : ce qui fut cause qu'il me falut quelque temps, auparavant que de retrouver dans son ame la franchise et la quietude avec laquelle elle avoit accoustumé de vivre aveque moy. Mais enfin je me retrouvay heureux ; et je fis mesme comprendre à Diophante, que je ne devois pas estre puny de l'obstacle que mon Pere aportoit à mon dessein. Je n'avois donc plus rien qui me faschast ; sinon qu'il faloit malgré moy, ne visiter pas si souvent Telesile : de peur que mon Pere ne m'exilast de nouveau, comme il avoit desja fait. Mais si je ne la voyois pas chez elle, je la rencontrois ailleurs ; et je la voyois tous les jours. le voulus alors diverses fois obtenir d'elle la permission de l'épouser sans le contentement de mon Pere : mais comme elle estoit sage et glorieuse, elle ne le voulut jamais ; et me dit tousjours qu'elle sçavoit bien que Diophante n'y consentiroit non plus qu'elle : et qu'ainsi il faloit attendre en repos que le coeur de mon Pere fust, changé. Je ne joüis pourtant pas long temps de ce calme, pendant lequel j'avois de si doux moments : et par un caprice de la Fortune, nous fusmes presques
toujours separez. Tantost il y avoit un de mes Amis qui avoit querelle, à qui par un sentiment d'honneur il falloit que je m'attachasse, et que je le suivisse hors de Delphes : une autrefois Diophante demeura malade aux champs, où Telesile le fut trouver : en suitte, une Feste publique l'y retint : et il y eut mesme des absences sans sujet, et où il sembloit que la Fortune n'eust autre dessein que de nous persecuter. Il y en eut de longues, de courtes, d'impreveuës, de premeditées : je ne revenois pas plustost à Delphes qu'elle en partoit : Elle n'y revenoit pas aussi plustost que j'en partois : et je puis dire de plus, que je n'ay jamais quitté Telesile, qu'il ne me soit arrivé quelque malheur. Nous avions tousjours quelque petite querelle, que la seule absence nous causoit : et je me souviens mesme qu'un jour je fus assez bizarre pour me pleindre de ce que je la trouvois trop belle à mon retour. Car, luy disois-je, adorable Telesile, si mon absence vous avoit touchée, comme la vostre m'a affligé, je verrois que la fraicheur de vostre teint seroit un peu ternie : et je verrois encore dans vos yeux quelque impression de melancolie, qui me donneroit une joye estrange. Où au contraire j'y voy une joye qui m'inquiete : par la crainte que j'ay qu'elle n'y ait tousjours esté, pendant que je n'estois pas aupres de vous : et que ce ne soit pas mon retour seul qui la cause. En un mot, j'esprouvay l'absence de toutes les façons dont on la peut esprouver ; et je souffris sans doute tout ce qu'un
Amant peut souffrir. Mais soit que je m'esloignasse par une raison qui me fust avantageuse, ou par quelque cause qui me deust fascher ; je puis dire n'avoir jamais eu l'ame sensible, ny à la douleur, ny à la joye, que ces divers sujets me devoient donner : et n'avoir jamais senti en ces fascheuses separations, nul autre mouvement dan mon coeur, que celuy que mon amour y causoit.
Un jour, on apprend la mort de l'épouse de Crantor, ce qui fait revenir à Telesile l'intégralité de l'héritage. Peu à peu, ses anciens amants, parmi lesquels Androclide, recommencent à la courtiser. Mais Telesile n'est pas dupe : elle éconduit même fermement Androclide. Thimocrate ne peut pour autant profiter de cet avantage : après avoir tué Androclide dans un duel, il est condamné au bannissement pour une durée de trois ans. Telesile est bouleversée par les événements. Elle n'en exhorte pas moins son amant à quitter la Grèce pour des raisons de sécurité. Thimocrate obtient une dernière entrevue ; Telesile l'assure qu'elle fera tout ce que la bienséance autorise pour refuser les prétendants que son père lui proposera, mais elle avoue aussi qu'elle n'ira pas jusqu'à désobéir à l'autorité paternelle. Thimocrate quitte Delphes la mort dans l'âme. Le récit est terminé. Thimocrate rappelle tous les maux que cause l'absence de l'être aimé et prétend au titre du plus malheureux des amants. Après quelques considérations, on donne la parole à Philoclès.
Atalie, femme de Crantor, meurt en couches. Telesile retrouve dès lors son statut de future riche héritière. De son côté, Thimocrate a obtenu l'accord de son père pour le mariage avec la jeune fille. En rendant visite à Telesile, il s'aperçoit que tous les soupirants ont repris leurs assiduités. Androclide est de nouveau sur les rangs et semble privilégié par le père de Telesile. Mais Thimocrate surprend une conversation au cours de laquelle la jeune fille éconduit fermement ce prétendant intéressé. Il s'interpose et en profite pour humilier son rival.
Apres donc cent mille douleurs, et une absence d'un mois je revins à Delphes : ou j'apris qu'Atalie Soeur d'Androclide, et Femme de Crantor, estoit morte en accouchant d'un fils, et que ce fils estoit mort luy mesme, peu de jours apres sa Mere : de sorte que Telesile se retrouva avec plus d'apparence que jamais, de devoir estre une des plus riches Personnes de toute la Grece : car on sçavoit que Crantor s'estoit repenti de s'estre marié, et n'avoit pas esté satisfait d'Atalie : si bien que mon Pere n'ayant plus à me reprocher le peu de bien de Telesile, il y avoit lieu de croire que je serois bien tost heureux. Pour moy je ne soubçonnay jamais cette admirable Fille de changer de sentimens en changeant de fortune : mais j'eus un peu de peur que Diophante ne se servist pour me nuire, du pretexte que Mon Pere luy avoit donné. De sorte que pour haster la chose, apres avoir veû Telesile, je fus en diligence à une Terre que mon Pere avoit à deux journées de Delphes, et où il estoit alors ; pour le suplier tres humblement de se souvenir, qu'il avoit autrefois aprouvé ma passion pour Telesile : mais
par malheur je ne l'y trouvay plus : et il falut que j'attendisse huit jours auparavant qu'il revinst : car les gens qu'il avoit laissez chez luy, sçavoient seulement qu'il y reviendroit, et ne sçavoient pas où il estoit allé. A son retour, je luy dis ce que j'avois resolu de luy dire, et il me respondit ce que j'avois esperé : si bien que je m'en retournay à Delphes le plus satisfait de tous les hommes. Je sçeus mesme en y arrivant, que Crantor estoit mort subitement depuis un jour : de sorte qu'apres avoir esté chez moy, me mettre en estat de paroistre devant Telesile, je fus chez elle pour luy faire une visite de ceremonie. Mais je fus un peu surpris d'y trouver toute la Ville : et d'y revoir principalement tous mes anciens Rivaux, et mesme Androclide. Neantmoins comme la bien-seance vouloit que l'on rendist cette civilité à la condition de Diophante, en une occasion de deüil ; je fis ce que je pûs pour croire, que la chose en demeureroit là : et que tous ces Amans avares qui avoient abandonné Telesile quand elle n'estoit plus riche ; n'auroient pas la hardiesse d'oser jamais luy parler de leur passion, apres une semblable lascheté. Mais je fus bien trompé en mes conjectures : car aussi tost que les premiers jours du deüil furent passez, Telesile se vit environnée et de tous ceux qui l'avoient quittée auparavant, et tous ceux qui mesme n'avoient pas encore pensé à elle. J'obligeay alors Melesandre à parler à Diophante, pour luy dire qu'il devoit faire quelque distinction de moy aux autres pretendans de
Telesile : mais soit que se voyant en estat de choisir, il ne voulust pas Se haster, ou qu'il voulust se vanger de mon Pere ; il respondit biaisant sans rien conclurre, et me mit au desespoir. J'avois pourtant la consolation, de ne remarquer nul changement en l'esprit de Telesile : et de voir avec quel mépris elle traitoit tous ceux que sa richesse plustost que sa beauté, avoit rapellez. Mais pour mon mal heur, il revint en ce temps là à Delphes, un homme de grande qualité apellé Menecrate, qui en estoit ; qui avoit esté tres long temps à voyager ; qui devint amoureux de Telesile et qui n'ayant point de part au crime des autres, me donna aussi plus d'inquietude. Car comme il est bien fait ; que sa naissance est illustre ; et sa Maison tres puissante en biens, je trouvois lieu de m'en affliger. Neantmoins Telesile agissoit si sagement, que sa seule veuë dissipoit toutes mes frayeurs, et me laissoit quelquesfois assez de liberté d'esprit, pour rire des actions contraintes de tous ces lasches Amants : qui n'osoient presques parler, tant la honte les possedoit, et abatoit leur esprit. Toutefois ils suivoient tousjours Telesile, et la voyoient malgré elle : Pour Androclide il fut plus prudent ; car il ne songea pas moins à gagner Diophante, qu'à pouvoir appaiser sa fille : et je ne sçay de quels moyens se il servit ; mais je fus adverti qu'il avoit assez de part dans son esprit ; et que peut-estre seroit il bientost choisi par Diophante pour estre le Mari de Telesile. Je fus à l'instant mesme chez elle, afin de luy aprendre
ma crainte, et de luy demander quelque nouveau tesmoignage d'affection pour me rassurer : mais j'y trouvay Androclide, qui devenu plus hardi par l'esperance que Diophante luy avoit donnée, luy avoit parlé de sa passion plus ouvertement qu'il n'avoit fait, depuis la mort de Crantor. Comme je sçeus en bas qu'Androclide estoit seul avec elle, je montay avec precipitation : et arrivant à la porte de la chambre, je m'arrestay ; ne sçachant si je devois escouter ce qu'ils disoient, ou entrer sans les escouter. Mais comme la porte estoit ouverte, et que la Tapisserie qui me cachoit, n'empeschoit pas que je n'entendisse ce que l'on disoit dans la chambre ; j'oüis que Telesile luy disoit avec un ton de voix assez fier : Non Androclide, ne vous y trompez pas : ce n'est point à moy à vous recompenser des soins que vous me rendez, ni de ceux que vous m'avez rendus : car comme ce n'est point Telesile que vous avez aimée, ni que vous aimez, ce n'est point aussi à elle à vous en avoir obligation. J'avoüe qu'entendant un discours qui m'estoit si agreable, je me resolus de n'entrer pas si tost : et c'est la seule fois que j'ay pu comprendre que l'on peust preferer quelque chose, à la veuë de la personne aimée. J'entendis donc qu'Androclide reprenant la parole, luy dit qu'il n'avoit consideré les thresors de Crantor que pour l'amour d'elle : dittes plustost pour l'amour de vous, luy repliqua Telesile ; et sçachez que quand vous employeriez toute vostre vie à me vouloir persuader
que vous m'aimez, je ne le croirois pas. Non non, luy dit elle, Androclide, je ne m'estime pas si peu, que je veüille un coeur partagé : et partagé encore pour une chose indigne d'estre balancée avec Telesile, et qui est l'objet de toutes les ames basses. Enfin je pardonnerois bien plustost à un inconstant qui m'auroit quittée pour une plus belle que moy : qu'à un avare qui m'a abandonnée des que je n'ay plus esté riche. Car avoüez la verité, luy dit elle, si j'avois assez de folie pour vous espouser, et que par malheur je vinsse à perdre tout ce qui cause vostre passion : qu'il ne me restast ny grandes Terres ; ny Pierreries ; ny mangifiques Meubles ; ny superbes Maisons : et que Telesile demurast seulement avec tous les charmes que vous trouvez en elle depuis qu'elle est riche ; avoüez la verité Androclide, l'aimeriez vous encore, et la trouveriez vous belle en ce temps là ? Je n'en doute nullement, luy respondit il tout confondu : et je ne le crois point du tout, repliqua t'elle. Mais Androclide, adjousta Telesile, je veux vous faire voir que je ne suis pas coupable du crime que je vous reproche : et que ce n'est pas l'estat present de ma fortune, qui me fait vous parler si fortement. Sçachez donc. . . . . . . je confesse que lors que Telesile en fut là, l'eus un battement de coeur estrange : je m'aprochay davantage de la Tapisserie : et je fis mesme assez de bruyt pour estre entendu : si ce n'eust esté que Telesile estoit en colere, et qu'Androclide estoit fort interdit. Mais apres m'estre un peu remis,
j'entendis que poursuivant son discours, sçachez donc, luy dit elle encore une fois, que ce n'est point du tout par le changement avantageux qui est arrivé à mes affaires, que je vous traitte comme je fais : et que quand je ne serois que ce que j'estois il y a un mois, je ne vous pardonnerois pas ce que vous avez fait. Car en fin je ne puis jamais espouser qu'un homme que j'estimeray : et je ne puis jamais estimer celuy qui ne m'estime que par des choses que je crois beaucoup au dessous de moy. A peine Telesile eut elle achevé de parler, que craignant qu'Androclide ne l'adoucist par des soumissions, j'entray promptement dans la chambre : et surpris si fort mon Rival, qu'il ne se remit pas aisément. Comme j'avois la joye dans le coeur, à cause de ce que j'avois entendu, ma conversation fut, si je l'ose dire, plus agreable que celle d'Androclide : ce n'est pas qu'il sentist avec delicatesse les mépris de Telesile, puis que ne l'aimant presques que par consideration, ses sentimens estoient sans doute plus greffiers, et sa douleur estoit moins vive. Joint qu'il esperoit tousjours en Diophante : mais aussi la honte de sa mauvaise action l'interdisoit, et faisoit qu'il n'avoit pas la liberté de son esprit. Pour moy il me sembloit que je le menois en Triomphe ce jour là. Un moment apres il vint beaucoup de Dames ; et la conversation generale ne se passa pas, sans que je disse plusieurs choses piquantes pour Androclide. Il m'en respondit aussi quelques unes qu'il avoit dessein qui le fussent : mais il ne sçavoit
par où s'y prendre ; parce qu'il ne me pouvoit rien reprocher : et que j'avois cent choses veritables à luy faire entendre, qui ne luy plaisoient nullement. Telesile prenoit sans doute quelque plaisir à le voir mal traité : neantmoins comme elle est fort prudente, elle destourna la conversation à diverses fois, de peur qu'elle ne devinst trop aigre. Ce n'est pas que je perdisse le respect que je luy devois, et que je voulusse quereller Androclide chez elle : mais c'est qu'il estoit si aisé de le toucher sensiblement, à cause qu'il sçavoit bien qu'il estoit coupable ; que la raillerie la plus fine et la plus delicate, l'irritoit jusqu'à la fureur : et que de plus j'esprouvay ce jour là, qu'il est fort difficile de n'insulter pas sur un Rival malheureux, quand on en trouve l'occasion, quelque generosité que l'on puisse avoir.
Le père de Telesile persiste à préférer Androclide comme époux pour sa fille. Thimocrate rencontre par hasard son rival, se bat en duel avec lui et lui ôte la vie. Il est condamné au bannissement de Delphes pour la durée de trois ans. Pendant un mois, il reste encore sur place en se cachant. A la fin, Telesile lui écrit de ne pas mettre sa vie en danger en prenant le risque d'une arrestation. Il s'efforce alors d'obtenir un rendez-vous secret avec elle. Ils se retrouvent donc chez une parente de la jeune fille. Thimocrate déclare qu'il est prêt à rester au prix de tous les risques. Elle s'y oppose. Il lui demande de l'assurer que l'absence ne détruira pas leur amour et qu'elle n'accèdera aux désirs d'aucun des rivaux. Elle doit reconnaître qu'elle obéira à son père. Il refuse de s'en aller dans ces conditions. Elle doit user de toute sa persuasion pour le faire partir.
Au sortir de chez Telesile, il fut trouver Diophante, qui se promenoir vers la Fontaine Castalie ; si bien que lors que j'en sortis à mon tour, j'apris fortuitement par Melesandre que mon Rival estoit avec le Pere de ma Maistresse : et le lendemain je sçeû que Diophante considerant plus le grand bien d'Androclide que le mépris qu'il avoit fait de Telesile ; et l'excusant peut-estre par une inclination pareille à la sienne, avoit effectivement commande à sa Fille, de mieux vivre qu'elle ne faisoit avec Androclide ; parce qu'enfin il avoit à l'advertir, qu'il estoit absolument resolu qu'elle espousast ou luy, ou Menecrate. Je sçeus cela par une femme qui estoit à elle, que Melesandre m'avoit
aquise, et qui avoit ouï le discours que Diophante avoit fait à sa Fille : de sorte que desesperé de mon malheur, je n'avois plus pour ma consolation que la seule Telesile : que je sçavois bien qui méprisoit Androclide ; qui n'aimoit pas Menecrate ; et qui ne me haïssoit point. Mais son extréme vertu me faisoit pourtant craindre qu'elle ne fust pas capable de resister au commandement absolu de son Pere : car cette mesme Femme qui m'avoit adverti de ce que Diophante avoit dit, ne m'avoit point raporté la response de Telesile : disant qu'on ne luy avoit pas donné loisir d'en faire. Me trouvant donc en cét estat, je fus un soir chez Melesandre, afin de refondre aveque luy, quel remede je pourrois trouver à un si grand mal : ses gens me dirent qu'il se promenoit derriere le Temple des Muses, à une grande Place qui y est. Je m'y en allay donc aussi tost : mais au lieu d'y rencontrer mon amy comme je l'esperois, j'y trouvay Androclide qui s'y promenoit seul. Les gens de Melesandre m'avoient dit si fortement que leur Maistre y estoit, que comme il estoit desja tard, et que j'avois l'esprit preoccupé, je creus que c'estoit luy. De sorte que m'en aprochant, et bien, luy dis-je, Telesile sera tousjours persecutée par l'avare Androclide : Androclide (me respondit il, m'ayant reconnu à la voix) persecutera tousjours Telesile, quand ce ne seroit que pour persecuter Thimocrate. Et Thimocrate (luy repliquay-je fort surpris et fort en colere de voir que je m'estois trompé (se défera
aisément quand il luy plaira, des persecuteurs de Telesile, et des siens. En disant cela, je portay la main sur la garde de mon Espée : et Androclide sans perdre temps, ayant tiré la sienne et moy la mienne apres luy, il vint fondre sur moy en prononçant quelques paroles peu distinctes, dont je n'entendis pas le sens. Je ne m'arresteray point à vous particulariser un combat qui se passa presques tout entier sans tesmoins ; et ce sera par l'evenement que vous jugerez de ce que j'y fis. Androclide estoit sans doute brave et adroit ; de sorte que si je n'eusse esté plus heureux que luy en cette occasion, je ne l'eusse pas vaincu sans peine. Cependant nostre combat ne fut pas long : et apres luy avoir donné quatre coups d'Espée, qui entroient tous dans le corps ; il lascha le pied, et fut en parant tousjours, tomber contre une petite porte du Temple, qui ne servoit que les jours des Sacrifices à certaine ceremonie. Je fus aussi tost à luy, pensant qu'il n'estoit que blessé, et voulant luy faire avoüer mon avantage : mais je trouvay qu'il n'avoit plus de mouvement, ni d'aparence de vie. Pendant que par un sentiment de generosité je voulois effectivement m'éclaircir c'il n'estoit plus en estat d'estre secouru, Menecrate passa, suivy de quelques uns de siens : et comme la Lune s'estoit dégagée des quelques nuës qui l'obscurcissoient auparavant, il vit briller mon Espée aupres de la porte de ce Temple. De sorte que sçachant bien que ce n'estoit pas un lieu où l'on deust voir une pareille chose, il vint droit
à moy : mais ayant aperçeu des gens, je me retiray en diligence ; et mesme sans pouvoir estre reconnu, quoy que Menecrate me fist suivre par quelques uns des siens, qui me perdirent bien tost de veuë. Pour luy il estoit occupé aupres d'Androclide, qu'il reconnut : mais quoy qu'il fust son Rival, il ne laissa pas d'en prendre soin. Quelques Sacrificateurs qui logeoient assez prés de là, ayant ouï du bruit y accoururent, et furent estrangement surpris de cette prophanation. Car le lieu où nous nous estions battus, estoit de l'enceinte du Temple, quoy qu'il ne fust fermé que par une Balustrade : et la porte du Temple mesme estoit toute couverte de sang ; parce qu'en tombant Androclide avoit glissé tout du long. On porta ce blesse à la maison la plus proche, où il ne fut pas plustost, qu'il donna quelques signes de vie : de sorte qu'à force de remedes, il recouvra la parole, et alloüa la verité de la chose à Menecrate ; et par consequent mon action fut sçeuë telle qu'elle estoit par mes deux Rivaux : c'est à dire par deux tesmoins irreprochables. Androclide sentant bien qu'il n'avoit plus de part à Telesile, ne voulut pas se noircir par un mensonge : et Menecrate m'ayant l'obligation de luy avoir osté un Rival, que Diophante preferoit à beaucoup d'autres : voulut aussi m'en recompenser par sa sincerité. Mais cela n'empescha pas que ce combat ne fist un grand bruit : Androclide avoit beaucoup de parens : le lieu où il avoit esté blessé augmentoit le crime : la Pithie se plaignoit hautement
le Peuple de Delphes disoit que cela estoit de mauvais presage : et dés qu'Androclide fut mort (ce qui arriva le lendemain au soir) je sçeus qu'il n'y avoit plus de seureté pour moy dans la Ville. Aussi tost apres le combat, je m'estois retiré chez Melesandre : et la mesme nuit il m'avoit conduit chez un de ses Amis, qui n'estoit pas un homme chez lequel aparemment on me deust chercher. De vous dire quelle fut ma douleur, quand je pus raisonner sans preoccupation sur mon avanture, il ne me seroit pas aisé : car quand je vins à connoistre qu'il faudroit m'esloigner, et abandonner Telesile, en un temps où Diophante la voudroit infailliblement marier bien tost, et en un temps où elle avoit cent mille Amants ; j'eusse voulu pouvoir ressusciter Androclide, tout mon Rival qu'il estoit : et quand j'eusse tué le plus cher de mes Amis, je n'aurois pas paru plus affligé que je l'estois, d'avoir tué mon Rival. Telesile de son costé, en eut une douleur extréme ; et par sa bonté naturelle, et pour les dangereuses suittes que ce funeste accident pouvoit avoir. Cependant on me poursuivit ; on me chercha : et ce fut en vain que mon Pere employa tous ses soings et tous ses Amis pour pouvoir calmer cét orage. Tout ce qu'il pût faire, fut de tirer les choses en longueur, et d'empescher que l'on ne me condamnast pas si promptement. Comme le Conseil des Amphictions estoit fini, j'avois moins de protection que s'il eust encore duré : j'en eus neantmoins assez, pour faire que l'on ne me condamnast
pas à la mort ; et mon Arrest portoit que j'estois banni pour trois ans de toute la Phocide : à peine de perdre la vie, si durant ce temps là j'estois trouvé en lieu deffendu. Cét Arrest de grace, fut pour moy un Arrest de mort : car quand je venois à penser à la joye qu'en auroient mes Rivaux ; combien j'avois travaillé pour eux ; et comment je m'estois destruit ; ma raison se troubloit, et je n'estois pas Maistre de mes sentimens. Je disois hardiment à Melesandre, que je ne sortirois point de Delphes ; que j'y voulois demeurer caché : et effectivement j'y fus encore plus d'un mois apres ma condamnation. Je sçavois durant ce temps là, que mes Rivaux voyoient tous les jours Telesile, sans que j'eusse sujet de me pleindre d'elle, parce qu'elle ne le pouvoit pas esviter : et quoy que je sçeusse par Melesandre qu'elle estoit fort touchée de mon malheur, que par bonté elle nommoit le sien ; je ne pouvois souffrir la privation de sa veuë. Cependant je pensay estre pris trois ou quatre fois : et il falut changer le lieu de ma retraite plus de six ; parce que nous estions advertis Melesandre et moy, que l'on avoit descouvert où j'estois. Et certes il n'estoit pas fort estrange ni fort difficile : car à mon advis tous mes Rivaux estoient les Espions de ceux qui me poursuivoient. De sorte que Telesile ne pouvant plus endurer que je m'exposasse inutilement pour elle : m'écrivit un Billet, par lequel elle me commandoit absolument de sortir non seulement de Delphes et de la Phocide, mais
de m'éloigner mesme le plus qu'il me seroit possible de toute la Grece. Depuis que j'estois caché, j'avois escrit tres souvent à Telesile, sans qu'elle eust voulu me respondre : toutesfois aprenant par Melesandre que je m'obstinois à ne vouloir point sortir de la Ville, quoy que mon Pere y fist tous ses efforts : elle se resolut de le faire, comme je viens de le dire. Apres avoir leû son Billet, je luy respondis que si elle vouloit que je partisse, il faloit du moins qu'elle me permist de la voir et de luy dire adieu. Melesandre fit tout ce qu'il pût, pour m'empescher de luy demander une grace qui m'exposeroit beaucoup, et que peut-estre Telesile ne m'accorderoit pas : mais je luy dis que je n'en ferois autre chose, et qu'absolument je ne partirois point de Delphes, que je n'eusse parlé à Telesile. Ce fidelle Amy fut donc la trouver, et luy dire ma derniere resolution : elle s'en fascha ; elle m'en dit presques des injures, en parlant à Melesandre : elle luy dit que mon affection estoit inconsiderée : que sa gloire ne m'estoit pas chere : que je n'avois point de raison : que je luy demandois une chose qu'elle ne devoit pas m'accorder : et pour conclusion elle protesta, qu'elle ne s'y pouvoit resoudre. Mais, luy dit Melesandre, si on trouve Thimocrate, et qu'on le face mourir, le soufrirez vous mieux ? Ha Melesandre, luy dit elle, vous n'estes gueres moins fascheux que vostre Amy, de me presser d'une chose que je ne veux pas faire : et de me contraindre presques à la vouloir malgré moy. Enfin apres
une assez longue contestation, elle luy dit, que pourveû qu'il trouvast une voye qui ne m'exposast pas, et qui ne luy fist rien faire contre la bien-seance, elle se resoudroit à me voir : quand ce ne seroit, disoit elle, que pour me gronder de mon opiniastreté. Melesandre songeant alors à ce qu'il avoir à luy dire, luy proposa de faire une visite chez une de ses Parentes, qu'elle voyoit quelquesfois, qui estoit une Personne de merite et de vertu, chez laquelle il me meneroit la nuit auparavant qu'elle y deust aller. Mais, luy dit elle, que penseroit de moy vostre Parente ; qu'en penseriez vous vous mesme ; et qu'en penseroit Thimocrate ? Non non, Melesandre, je ne sçaurois me resoudre à cette innocente assignation : et en effet il ne gagna rien sur son esprit de tout ce jour là. Mais le lendemain ayant encore pensé estre pris, et ayant esté contraint de changer de nouveau le lieu de mon Azyle ; la crainte d'estre cause de ma mort l'y fit resoudre : et elle consentit à me voir chez la Parente de Melesandre ; pourveû qu'elle et luy fussent presens à nostre conversation. De vous representer ma joye, lors que je sçeus que je verrois Telesile, il ne me seroit pas aisé : elle fut si grande que je ne songeay pas seulement que je ne la verrois que pour luy dire adieu. Mais pour achever promptement de vous apprendre mon malheur, je fus donc mené la nuit chez cette Parente de Melesandre, où l'adorable Telesile devoit venir le lendemain, suivie seulement de cette mesme Femme qui estoit de mes
Amies, et de nostre confidence ; car c'estoit dans son voisinage. De vous dépeindre combien cette scrupuleuse vertu dont elle faisoit profession, luy donna de repugnance à cette visite, il ne seroit pas facile : Elle entra dans la chambre où j'estois seul avec Melesandre et sa Parente, comme si elle eust fait un crime effroyable ; et ne voulant pas en faire une finesse à cette Personne : que direz vous de moy, luy dit elle, de venir chez vous avec intention d'y quereller un de vos Amis ? Je diray (luy respondit elle, car nous luy avions dit la verité) que vous estes bien inhumaine, d'avoir voulu exposer une vie qui vous doit estre aussi chere que celle de Thimocrate. Madame (dis-je alors à Telesile, sans luy donner loisir de respondre) pardonnez s'il vous plaist à la violence que je vous ay faite : croyez que si j'eusse pû faire autrement, je n'aurois pas voulu forcer vostre inclination. Apres cela nous nous assismes, et parlasmes assez long temps du malheur qui m'estoit arrivé, et de l'opiniastreté de mes ennemis à me poursuivre, sans que Telesile me donnast lieu de l'entretenir en particulier. Mais quelqu'un ayant voulu parler à la Parente de Melesandre, pour quelque affaire assez importante : elle pria Telesile de luy donner la permission d'aller trouver ceux qui la demandoient dans une autre chambre. Si bien que sans perdre temps, Madame (dis-je à Telesile, pendant que Melesandre fut vers les fenestres entretenir la Fille qui l'acompagnoit) vous avez donc resolu que je parte ; que je m'esloigne
de vous ; et que je m'en esloigne mesme sans sçavoir s'il demeurera dans vostre memoire quelque leger souvenir de Thimocrate ? Mais Madame, poursuivis-je, Thimocrate ne partira pas de cette sorte : l'affection qu'il a pour vous est trop violente, pour souffrir qu'il en use ainsi : et si vous n'avez la bonté de luy dire quelque chose d'assez obligeant pour le consoler des maux qu'il endurera en ne vous voyant pas, il ne partira point du tout. Je vous diray pour vous satisfaire, me repliqua Telesile, que je pleins vostre malheur ; que je suis au desespoir d'en estre cause ; que vostre absence me sera tres fâcheuse ; et que je souhaiteray ardemment vostre retour. C'est beaucoup Madame (luy dis-je avec une action tres respectueuse) mais ce n'est pourtant pas assez pour conserver la vie d'un homme qui doit estre un Siecle esloigne de vous. Je ne sçay pas, dit elle, si ce que je vous dis d'obligeant n'est pas assez pour vous : mais je suis persuadée Thimocrate, que c'est un peu trop pour moy. Neantmoins je ne veux pas me repentir de ce que j'ay dit, reprit elle en sous-riant : et je vous le rediray mesme encore si vous voulez. Pour ne vous donner pas la peine, luy dis-je, Madame, de faire deux fois un mesme discours, accordez moy la grace de dire quelque chose de plus, que ce que vous avez desja dit : et que voudriez vous dit elle, que je disse ? Je voudrois, luy repliquay-je, que l'adorable Telesile, m'assurast, que l'absence ne me destruira point dans son coeur : et que Menecrate,
ni pas un de mes Rivaux, n'y occuperont jamais nulle place. Je vous promets le premier sans scrupule, repliqua t'elle, et je vous permets d'esperer l'autre, sans crainte d'estre trompé. Car Thimocrate, j'ay si mauvaise opinion de tous les Hommes, que je ne sçay pas comment vous estes si bien avecque moy. Vous me comblez de gloire et de plaisir, luy dis-je, en ne me refusant pas ce que je vous ay demandé : Mais Madame, malgré une grace si douce et si glorieuse que celle que vous venez de m'accorder, vostre vertu m'épouvante : et je crains que si Diophante veut vous obliger à espouser Menecrate ; je crains, dis-je, que Thimocrate absent ne soit pas assez puissant dans vostre coeur, pour vous empescher de luy obeïr. Thimocrate, me dit elle alors, il me semble que vous deviez vous contenter de ce que je vous avois dit, sans me forcer comme vous faites à ne vous respondre pas agreablement. Ha Madame (luy dis-je tout transporté de douleur) je vous entens bien : vous ne choisirez pas Menecrate, mais vous le recevrez il Diophante le veut. S'il le veut absolument, reprit elle, il faudra bien s'y resoudre : cela estant, luy dis-je, il ne faut plus songer à me faire partir de Delphes : j'y demeureray Madame, j'y demeureray : et quoy que vous me puissiez dire, je ne m'éloigneray jamais de vous dans une si cruelle incertitude. Mais Thimocrate, dit elle, vous avez perdu la raison, de parler comme vous faites : Mais inhumaine Telesile, luy repliquay-je
vous avez perdu la bonté, de me respondre comme vous me respondez. Car enfin que voulez vous que devienne un homme qui vous adore ; et qui s'en allât vous laissera dans la disposition d'espouser sans repugnance celuy de tous ses Rivaux qu'il plaira à Diophante de vous proposer ? De quoy voulez vous, cruelle Personne, que je tire quelque consolation, pendant une si rigoureuse absence ? Me souviendray-je agreablement de vostre beauté, dans la pensée qu'elle fera peut-estre la felicité de Menecrate ? Me souviendray-je avec plaisir de la douceur que vous avez eue pour moy en diverses occasions, dans la crainte que j'auray que vous ne soyez obligée de m'estre eternellement rigoureuse ? Me souviendray-je avec satisfaction des favorables paroles que je viens d'entendre, dans la pensée de ne les entendre peut-estre plus ? Enfin Madame, pourray-je vivre éloigné de vous, dans une incertitude si estrange ? Non, je ne le pourrois pas : et j'aime mieux mourit devant vos yeux, et par les mains de mes ennemis, que de m'en aller de cette sorte. Mais encore, dit elle, Thimocrate, que pretendez vous ? Je ne demande pas, Madame, luy dis-je, que vous promettiez au malheureux Thimocrate de l'espouser : mais je demande que vous luy assuriez que tant que son exil durera, vous n'espouserez ny Menecrate, ny pas un de ceux qui vous adorent, ou qui vous peuvent adorer. Vous voulez tellement prendre vos seuretez (dit elle en sousriant, malgré la melancolie qui paroissoit dans
ses yeux) que quand ceux avec qui vous traittez vous auroient trompé en quelque chose, vous ne pourriez pas faire autrement. Mais apres tout Thimocrate (dit elle prenant un visage fort serieux) tout ce que je puis est de vous dire, que je feray tout ce que la bien-seance me permettra de faire pour rompre tous les desseins que mon Pere pourroit avoir de me marier : Mais de vouloir que je vous promette de me des-honnorer, en desobeïssant ouvertement à mon Pere, c'est ce que je ne feray pas. Et peut-estre (me dit elle presques contre son intention) que si vous vous en rendez digne par une obeïssance aveugle, je feray plus que je ne vous promettray. Mais enfin Thimocrate, adjousta cette vertueuse Personne, il ne faut pas meriter nostre infortune par une foiblesse : et il ne faut jamais se fier tant en sa prudence, que l'on ne laisse quel que chose à la conduitte des Dieux : qui aussi bien malgré toutes nos resistances, nous menent où ils veulent que nous allions. J'avouë que de la façon dont Telesile me fit ce discours, j'avois quelque sujet d'en estre content, cependant je ne le fus pas : et je la pressay encore si opiniastrément, qu'elle pensa s'en mettre en colere : voyant que je ne voulois point partir, si elle ne me promettoit tout ce que je voulois. Elle appella alors Melesandre à son secours et sa Parente aussi qui revint où nous estions : et quoy que je peusse faire je n'en pus jamais obtenir autre chose. Elle me commanda donc si absolument de partir, et de m'esloigner
le plus que je pourrois, qu'il falut enfin s'y resoudre : Melesandre me voulut faire esperer, qu'aussi tost que j'aurois obeï, on travailleroit à faire revoquer mon Arrest : mais un homme desesperé de s'en aller, n'estoit pas capable de recevoir nulle consolation. Cependant Telesile me quitta, sans que je pusse prononcer une seule parole, car dés que j'eus remarqué par son action qu'elle avoit dessein de se retirer, la raison m'abandonna ; et je ne sçay plus ny ce qu'elle me dit, ny ce que je fis. Je sçay seulement qu'elle me tendit la main, que je luy baisay aveque respect, et qu'elle disparut à mes yeux un moment apres : de sorte que n'esperant plus de revoir Telesile, je ne songeay plus qu'à partir. J'eusse pourtant bien voulu me battre contre Menecrate : mais Melesandre me fit comprendre que Telesile ayant cent Amants, ce seroit une bizarre chose, si j'entreprenois de les vouloir tous tuer.
Thimocrate achève son récit en disant que la situation ne s'est pas améliorée pour lui : il est encore en exil et ses rivaux tentent d'en tirer avantage. Il défend ensuite la cause de l'amant absent comme le plus malheureux en avançant divers arguments et en comparant sa souffrance à celle des autres amants infortunés.
Les « devisants » émettent quelques commentaires sur le malheur de Thimocrate, puis décident du prochain narrateur : c'est à Philocles qu'il incombe de raconter son infortune amoureuse.
Enfin je partis deux jours apres cette entre-veuë, avec Leontidas que vous voyez icy present : que le Roy de Chipre avoit envoyé à Delphes, et qui s'en retournoit en ce temps là. Comme toute Terre m'estoit égale où n'estoit pas Telesile, je suivis Leontidas, qui avoit fait amitié avec Melesandre : et je me resolus d'aller errer par toutes les Isles de la Mer Egée, comme j'ay fait tousjours depuis, jusques à ce que le Roy de Chipre et le Prince Philoxipe m'ayent fait l'honneur de me donner le commandement de leurs Troupes avec Philocles. Vous jugez donc bien que cette derniere absence, a
pour moy tout ce que l'absence peut avoir de rigoureux ; car elle doit estre encore longue, Menecrate, comme je l'ay sçeu, et cent autres qui sont venus depuis que je suis parti de Delphes, sont toujours aupres de Telesile : Diophante la presse continuellement de se resoudre, et de choisir un Mary : Menecrate est un fort honneste homme : mes ennemis sont tousjours plus animez contre moy : et tous mes Rivaux sollicitent secretement, de peur que l'on n'accourcisse mon exil, en revoquant mon Arrest : car il s'est espandu quelque bruit, que je suis la cause de la resistance de Telesile ; et je ne voy enfin rien qui m'assure. Bien que Telesile jusques icy ne soit pas mariée, que sçay-je ce qui doit arriver ; elle ne m'a donné que de l'esperance : et par consequent elle m'a donné sujet de craindre, que soit par vertu ou par foiblesse, elle ne me rende malheureux : ou en obeïssant à son Pere, ou en se laissant gagner à Menecrate. Voila, ô mon equitable Juge, par quelle experience j'ay connu toute la rigueur qu'il y a d'estre esloigné de ce que l'on aime : et il ne me sera pas difficile de faire voir par raison, aussi bien que par exemple, que c'est un mal qui comprend tous les autres maux. En effet comme l'amour prend naissance par la veuë, et qu'elle s'entretient par elle, il s'ensuit sans doute que l'absence est ce qui luy est le plus opposé : et que comme il n'est rien de plus doux, que de voir ce que l'on aime ; il n'est aussi rien de plus cruel que de ne le voir pas. Les absences quand elles sont
courtes augmentent l'amour : quand elles sont longues elles la changent en fureur et en desespoir : quand elles ont un terme limité, l'impatience fait que l'on n'a point de repos : et quand leur durée est incertaine, le chagrin trouble toute la douceur de l'esperance. Enfin soit qu'elles soient longues, courtes, sans terme, ou limitées, premeditées, ou impreveües, je soustiens qu'à quiconque sçait aimer, elles sont insuportables : et bref, que l'absence comprend tous les autres maux, et est la plus sensible de toutes les douleurs. En effet, celuy qui soustient que n'estre point aimé, est le plus grand suplice de l'amour ; n'a t'il pas tort, de mettre sa souffrance en comparaison de la mienne ? puis qu'à parler de ces choses en general, celuy qui voit ses services mesprisez, durant un temps considerable, doit trouver le remede de son mal dans son propre mal : et par un genereux ressentiment, se guerit d'une passion si mal reconnuë. Mais à un Amant absent et aimé, que luy reste t'il à faire qu'à souffrir ? car de s'imaginer que le souvenir des plaisirs passez soit doux, c'est une erreur en amour quand on est absent : puis qu'au contraire la juste mesure des douleurs en ces rencontres, est celle des felicitez dont on a joüy, et dont on ne joüit plus. Celuy qui regrette une Maistresse morte, est sans doute digne de compassion : Mais apres tout, il y a encore une notable difference de luy à un Amant absent, de la façon dont je l'imagine. J'avouë toutefois qu'à ne considerer que les premiers jours de cette absence
eternelle, que la mort cause entre les Amants qu'elle separe, c'est la plus grande douleur de toutes les douleurs : mais il faut aussi que l'on m'accorde, que le plus grand mal de la mort en ces funestes rencontres, est l'absence de l'objet aimé. Apres cela je ne craindray point de dire, qu'aussi tost que ce grand coup qui estourdit la raison a fait son premier effet, l'ame se trouvant en estat de ne plus rien craindre, et de ne plus rien esperer : vient peu à peu malgré elle, dans un certain calme, qui appaise insensiblement le tumulte de ses passions, et qui affoiblit insensiblement aussi la douleur de celuy qui la souffre. De sorte que tous les momens de sa vie les uns apres les autres, emportent, ou du moins diminuënt quelque chose de son déplaisir. Mais l'absence où l'esperance et la crainte, et toutes les autres passions agisent, est un suplice qui augmente tous les jours ; et qui n'a point de remede que sa propre fin, ou celle de celuy qui la souffre. Mais, me dira t'on, la jalousie l'emportera du moins sur l'absence : Mais (respondray-je à ceux qui le diront) qui est ce qui a esté long temps absent sans estre jaloux ? et quels effets peut causer la jalousie, que l'absence ne cause aussi bien qu'elle ? Il y a toutesfois cette distinction à faire, qu'un jaloux qui voit sa Maistresse a d'heureux momens ; et qu'un Amant qui ne la voit point n'en sçauroit avoir. Et puis il y a une si grande difference entre une douleur qui quelquesfois n'est fondée que sur un caprice, et une que la raison appuye et authorise ; qu'il ne
faut que considerer la chose pour la connoistre. Un jaloux, quand il est aupres de sa Maistresse, quoy que malheureux, a des instants où il a sans doute quelque plaisir : soit à traverser les desseins de son Rival ; soit à premediter sa vangeance ; et soit mesme à découvrir quelque intrigue qu'il a voulu sçavoir. Car encore que ces plaisirs ne soient pas plaisirs tranquiles, ils sont pourtant tousjours plaisirs. Mais un Amant absent est en un estat si malheureux, qu'il ne trouve plaisir à rien : ainsi je demande du moins, ô mon equitable Juge, que comme j'ay éprouvé l'absence, de toutes les façons dont on la peut esprouver ; et que je suis le plus malheureux de tous les Amant ; j'aye aussi le plus de part en vostre compassion,Thimocrate ayant cessé de parler, Martesie se tourna vers Cyrus, comme pour luy demander ce qu'il luy sembloit de son recit et de ses raisons : et Cyrus respondant à son intention. En verité, luy dit il en soupirant, vous seriez injuste si vous refusiez à Thimocrate la compassion qu'il vous demande : car son discours m'a si sensiblement touché, que je ne sçaurois l'exprimer. Seigneur, luy respondit elle, Thimocrate a obtenu ce qu'il souhaite de moy, dés le premier de ses malheurs qui est venu à ma connoissance : c'estant pas possible de connoistre un aussi honneste homme affligé, sans s'interesser dans son déplaisir. Ne prenez pas tant de part à sa douleur, interrompit Philocles, que vous ne reserviez quelque sentiment de pitié pour la mienne. Pour moy, poursuivit le
Prince Artibie, je n'ay que faire de demander que l'on me pleigne, puis que mon mal est si grand, qu'il ne faut que le sçavoir pour m'en pleindre. Je ne sçay, adjousta Leontidas, si je seray pleint ; mais je sçay bien qu'il n'y a point de comparaison des maux que j'ay soufferts, à ceux qu'endure Thimocrate. Vous me permettrez d'en douter, repliqua cet Amant absent : pour en juger, interrompit Erenice, il faut entendre vos malheurs, et pour les entendre, dit Aglatidas, il faut ne parler plus et les escouter. Il est vray, reprit Martesie, mais comme Thimocrate par ses raisons, poursuivit elle, a ce me semble parlé le premier de Philocles qui soustient que n'estre point aime, est le plus grand mal de l'amour : qu'en suitte il a respondu â ce que pourroit dire le Prince Artibie, qui croit que le plus rigoureux suplice de cette passion, est de voir mourir ce que l'on aime : et qu'ainsi Leontidas qui met la jalousie pour le tourment le plus cruel de tous, a esté nommé le dernier : il me semble Seigneur, dit elle regardant Cyrus, qu'il faudroit suivre cét ordre ; et que Philocles devroit parler le premier des trois qui restent. Cyrus ayant aprouvé son opinion, et Philocles s'estant placé vis à vis de luy et de Martesie qui le devoit juger, il commença son discours en ces termes.
Philocles, au bénéfice d'une grande réputation d'honnête homme, se rend à Ialisse, précédé d'une recommandation flatteuse de la princesse Cleobuline. Eumetis, la fille du souverain, lui fait bon accueil, mais peine à le distinguer de son ami Antigene, qui l'accompagne. On met à l'épreuve Philiste, suivante de la princesse : lequel des deux jeunes gens est le fameux Philocles ? Philiste penche pour Antigene. Le véritable Philocles, qui avait été ébloui par Philiste, en est fort chagriné.
Philocles commence son récit en faisant l'éloge de Corinthe, ville dans laquelle il se rend vers l'âge de dix ans. Formé au contact du célèbre chanteur Arion et du poète Thespis, il acquiert une réputation de fort honnête homme. Quand il est envoyé à Ialisse auprès d'Eumetis, princesse des Lindes, la reine de Corinthe, Cleobuline, le recommande vivement dans une lettre. Philocles est gêné de ces louanges excessives.
L'AMANT NON-AIME.
SECONDE HISTOIRE.
Comme vous sçavez la fin de mon avanture, auparavant que d'en avoir apris le commencement ny la suitte : et que par consequent cette agreable suspension, qui fait que l'on escoute mesme quelquesfois les choses fascheuses avec plaisir, ne se peut trouver dans mon recit ; je pense qu'il est à propos de n'abuser pas de vostre patience, par une narration extrémement estenduë. Je vous diray donc seulement, qu'encore que je sois né Sujet du Roy de Chipre, ma Maison ne laisse pas d'estre originaire de Corinthe : et que j'ay l'honneur d'estre allié du sage Periandre qui en est aujourd'huy Souverain. A peine eus-je donc atteint ma dixiéme année, que mon Pere m'envoya en cette Cour là, chez un Oncle que j'y avois, et sous la conduitte d'un Gouverneur qu'il me donna en partant, avec intention que j'y demeurasse : car comme il avoit alors plusieurs Enfans, il fut bien aise que son Nom ne s'esteignist pas en son ancienne Patrie comme il alloit faire : n'y ayant plus que mon Oncle qui le portast, et qui estoit desja assez vieux. Je ne m'amuseray point à vous dire ce qu'est la fameuse Corinthe : car je parle devant des Personnes si intelligentes, et si bien instruites de tout ce qu'il y a au monde digne d'estre sçeu, que ce seroit faire une chose absolument inutile,
que de les entretenir de la beauté de la magnificence, et de la splendeur de Corinthe. Il n'y a donc personne icy qui n'aye sans doute ouï parler de cet Isthme celebre si connu par toute la Mer Egée : de ce superbe Chasteau qui commande cette belle Ville, et qui la deffend : de ce Port si grand et si bon qui l'embellit infiniment : de ce grand commerce qui la rend si peuplée ; qui cause sa richesse ; qui y met l'abondance et les plaisirs ; et qui ne sçache en effet que tout ce qui peut rendre une Ville agreable, se trouve sans doute en celle là. Le Prince qui la gouverne, est un homme de grand esprit : la Reine sa femme qui s'appelle Melisse, est encore une tres belle Princesse, quoy qu'elle ait un fille qui est sans contredit des plus belles et des plus accomplies Personnes du monde. Voila donc l'estat où estoit la Maison Royale lors que j'arrivay à Corinthe : ce n'est pas que Periandre n'eust un fils : mais il demeuroit à Epidaure, aupres de son Ayeul maternel qui en estoit Prince : ainsi tout le divertissement de la Cour estoit attaché à Melisse, et à la Princesse Cleobuline sa fille. Et certes je suis obligé de dire, que si je fusse né avec beaucoup de disposition au bien, j'estois en lieu pour profiter extrémement. Car la Cour de Periandre estoit tousjours remplie des plus Grands hommes de toute la Grece : et il aime tellement à faire honneur aux Estrangers, que son Palais estoit tousjours plein de gens de Nations differentes. Mais comme je n'estois pas alors en un âge qui me permist de chercher la conversation
des Sages et des Sçavants ; je m'arrestay bien plus à aprendre ce qui me pouvoit divertir, que ce qui me pouvoit instruire. Le fameux Arion, de qui l'admirable voix, soutenuë par les accords ravissans de sa merveilleuse Lire l'a rendu celebre par tout le monde, fut mon, Maistre et mon Amy tout ensemble : et j'eus une si forte passion pour la Musique, qu'au lieu d'estre mon divertissement, elle devint presques mon occupation. En effet mon Gouverneur me reprit quelquesfois d'une chose tres loüable de foy ; parce que par l'attachement extraordinaire que l'y avois, je la pouvois rendre blasmable. Je commençay donc de partager un peu mon coeur : et le celebre Thespis estant venu à Corinthe, je fus charmé de sa Poësie, et de ses belles Comedies. De sorte que comme j'avois un peu apris à chanter avec Arion ; je devins Poëte avec Thespis : y ayant, sans doute, je ne sçay quelle facilité dans mon naturel, qui faut que je me change aisément en ce que l'aime. La Peinture ayant en suitte touché mon inclination, j'apris aussi à dessigner : et sans estre excellent en pas une de ces choses, je puis dire que j'en sçavois un peu de toutes. Ce fut donc de cette sorte que je me divertis, jusques à ce qu'il pleust à l'Amour de troubler mes plaisirs, par les mesmes choses qui les avoient faits durant si long temps : et voicy comme ce malheur m'arriva. Cleobule, un de ces fameux Sages de Grece, et Prince des Lindes, avoit envoyé vers Periandre, pour une affaire assez importante :
Mais son Agent estant mort à Corinthe, je fus choisi pour aller vers Cleobule (car j'avois desja plus de vingt ans) et comme ce Prince a une fille nommée Eumetis, que le Peuple apelle quelquesfois Cleobuline à cause de son Pere, quoy que ce Nom ne soit pas le sien, et que ce soit celuy de l'illustre Fille de Periandre : J'avouë que ce voyage me donna quelque plaisir ; parce que j'avois une si forte envie de connoistre la Princesse des Lindes, que l'on n'en peut pas avoit davantage : ayant tant entendu dire de choses de son esprit et de sa vertu, que comme je n'avois encore nul attachement à Corinthe, je fus bien aise d'en partir. Comme la Princesse Cleobuline me faisoit l'honneur de m'estimer plus que je ne meritois ; et qu'elle avoit un commerce tres particulier avec cette excellente Personne, à cause de la conformité qui se trouvoit en leur esprit et en leur humeur : elle me fit la grace de luy escrire une Lettre, avec intention de me la donner, afin que l'en fusse mieux reçeu. Et comme cette flateuse et Obligeante Lettre a esté la cause de mon amour ; je l'ay si bien retenuë, que je ne pense pas y changer une parole en vous la recitant. Ce n'est pas que je ne rougisse de confusion, d'estre obligé de vous la dire, pour vous faire mieux comprendre la naissance de ma passion : Mais puis qu'elle est le commencement de mon avanture, il faut que je vous la die. Voicy donc comme elle estoit.
LA PRINCESSE CLEOBULINE A LA PRINCESSE EUMETIS.
Quelque part que je prenne à la joye que va recevoir Philocles en vous voyant, et à celle que sa connoissance vous donnera ; je connois bien que je ne suis ny assez bonne Amie, ny assez bonne Parente, pour preferer les interests d'autruy aux miens : puis que je ne me resjoüis pas assez, ce me semble, de ce que vous aurez le plaisir de connoistre en la personne de Philocles, ce que Corinthe a de meilleur : et de ce qu'il verra en la vostre, ce que la Grece a de plus illustre. Ce petit sentiment jaloux, ne m'empeschera pourtant pas de vous dire, ce que sa modestie luy fera sans doute cacher : c'est qu'outre toutes les qualitez essentielles qui ont accoustumé de faire toutes seules un honneste homme ; il possede encore celle de Disciple d'Apollon, et de Favory des Muses. Mais j'entens principalement de ces Muses galantes, qui sont tant de vos Amies : Obligez, le donc à vous faire confidence, de ce qu'il cache aveque soin à toutes les personnes qui ne vous ressemblent pas : et faites qu'il vous montre des Vers, des Crayons, et des Airs de sa composition. Je l'ay chargé de m'apporter le Portrait de vostre visage et de vostre esprit : ne le forcez pas s'il vous plaist, à vous le dérober malgré vous : et donnez luy tout le temps qui luy sera necessaire, pour s'acquitter dignement d'une si agreable commission. Faites de plus un échange de ses Vers, avec ces admirables Enigmes que vous faites, et qui causent une si grande inquietude à ceux qui les veulent deviner. Mais
apres tout, souvenez vous, que je ne fais que vous confier le Thresor que je vous envoye : et que je ne pretens pas vous le donner. Renvoyez le moy donc genereusement ; et ne détruisez pas Corinthe, en retenant Philocles aupres de vous. Comme je vous ay descouvert ce qu'il vous auroit peut-estre caché, aprenez moy aussi à son retour, quel progrés il aura fait dans vostre esprit : quelles belles choses il aura escrites aupres de vous : et quelles conquestes il aura faites parmy vos Dames. Car il est trop modeste, pour croire que je puisse rien apprendre de luy qui luy soit avantageux : et trop judicieux aussi, pour me parler d'autre chose que de vous quand il remendra. Je vous en dirois davantage ; mais je veux vous laisser encore quelques vertus à descouvrir en son ame, dont je ne vous parle point : quoy qu'elle soit plus belle que son esprit. Apres cela vous vous souviendrez s'il vous plaist, qu'il est mon Parent, que vous m'avez promis d'estimer tout ce qui m'est cher ; et que je suis tousjours
CLEOBULINE.
Cette flateuse Lettre estant escrite, la Princesse comme je fus prendre congé d'elle, me dit avec autant de galanterie que de civilité, qu'elle m'engageoit à bien des choses, par la Lettre qu'elle escrivoit à l'illustre Eumetis : mais qu'elle n'en estoit pourtant pas en peine ; sçachant bien que je ne la ferois pas passer pour personne preoccupée. Madame, luy dis-je, ce que vous me dittes me fait peur ; et j'aprehende bien que voulant m'estre favorable ; vous ne me détruisiez. Voyez (me dit elle, en me donnant sa Lettre
ouverte) si vous ne soustiendrez pas dignement ce que je dis de vous. Je voulus alors m'excuser de la voir : toutesfois me l'ayant commandé, je me mis en estat de luy obeïr. Mais à peine eu- je leû la premiere page, que rougissant de honte, et n'osant plus continuer de lire : Ha, Madame luy dis-je, que faites vous ! et que vous ay-je fait, que vous veüilliez me rendre un mauvais office, d'une maniere si ingenieuse ? Non Madame (luy dis-je encore en la luy voulant rendre) je ne sçaurois me resoudre de porter moy mesme ce qui me doit deshonnorer. Vous le verrez du moins, me dit elle en riant, quand ce ne seroit que pour vous aprendre comme vous devez estre, si vous ne voulez pas tomber d'acord que vous soyez ce que je dis : et comme je m'en deffendis encore, elle reprit la Lettre et la leût tout haut. J'avouë que j'en estois si confondu, que je ne pouvois m'empescher de l'interrompre : et quoy que la loüange soit une douce chose, principalement aux jeunes gens ; j'eus pourtant peur effectivement que je ne pusse soustenir par ma presence, le bien que la Princesse Cleobuline disoit de moy. Voyant donc ma resistance, elle se servit de son pouvoir absolu pour me la faire prendre, ainsi apres m'avoir commandé de la fermer, il falut que je la prisse, et que je luy promisse de la rendre. Je ne pûs toutefois m'y resoudre, quoy que je ne pusse non plus la suprimer : Ce n'est pas que je ne sçeusse bien qu'elle me pouvoit nuire ; estant certain que c'est une assez dangereuse chose que les louanges excessives
dans les nouvelles connoissances, mesme aux personnes les plus accomplies : mais c'est enfin qu'il n'est pas aisé de resister à la flaterie.
Pour ce voyage, Philocles est accompagné de son ami Antigene, dont la venue n'a pas été signalée dans la lettre. A leur arrivée à Ialisse, on fait transmettre la lettre à Eumetis, momentanément absente. Eumetis partage l'excellente nouvelle avec une fille de son entourage dénommée Philiste. Toutes deux sont impatientes de faire la connaissance de Philocles. Mais, au moment des présentations, une confusion empêche, l'espace d'un moment, l'identification claire des deux amis. Eumetis s'amuse de ce malentendu et propose de mettre à son tour Philiste à l'épreuve de l'identification de Philocles et d'Antigene.
De sorte que sans sçavoir bien precisément ce que je ferois de cette Lettre, je la portay : et je partis avec un homme de qualité appellé Antigene, de mesme âge que moy, qui venoit faire le mesme voyage : et qui est assurément un aussi agreable homme qu'il y en ait jamais eu à Corinthe. Nous estions Amis fort particuliers en ce temps là : nous estions de mesme taille : à peu prés de mesme air et de mesme mine : nous aimions les mesmes choses : et il se mesloit aussi bien que moy de Vers, de Peinture, et de Musique. Si la Princesse Cleobuline eust sçeu qu'il eust deû faire ce voyage, elle auroit sans douté parlé de luy dans il lettre, car elle l'estimoit assez, mais il s'en cacha à tout le monde ; ne voulant pas que son Pere sçeust où il alloit, à cause de quelque interest de famille, qui seroit opposé à sa curiosité. Nous nous embarquasmes donc Antigene et moy : et nous arrivasmes à Ialisse, qui est la Ville où le Prince Cleobule fait ordinairement son sejour. Je luy donnay le Paquet que je luy aportois de la part de Periandre : je luy rendis conte de l'affaire qui estoit entre eux : et je luy presentay Antigene, qu'il reçeut tres bien, et dont il connoissoit le Nom. Mais il se trouva que la Princesse sa fille estoit aux champs, à deux journées du lieu où nous estions, accompagnée de beaucoup de Dames de la Ville, avec intention de s'y divertir quelques
jours. Trouvant donc cette occasion, je m'en voulus servir : et faisant connoistre à Cleobule que j'avois une Lettre pour la Princesse Eumetis : et que estois bien fasché de n'oser partir d'aupres de luy pour la luy aller porter : il me respondit selon mon intention, qu'il n'estoit pas juste de priver si long temps sa Fille du plaisir qu'elle auroit, de recevoir des nouvelles d'une Princesse qu'elle honoroit beaucoup : mais qu'aussi ne seroit il pas à propos, me dit il fort civilement, qu'il se privast du plaisir qu'il avoit de me voir, en me donnant la permission de l'aller porter moy mesme. Qu'ainsi il donneroit ordre à un des siens, de la venir prendre de mes mains afin de la luy rendre : et que par cette mesme voye, il ordonneroit à la Princesse sa fille de revenir ; voulant que je visse sa Cour avec tout son ornement : car il estoit veuf depuis quelques années. La chose se passa donc de cette sorte : on vint prendre la Lettre que j'avois pour cette Princesse : je la donnay, et elle la reçeut par une autre main que la mienne ; obligeant celuy qui la luy rendit, de luy faire sçavoir que l'en usois ainsi, par le commandement du Prince son Pere. Cependant il faut que vous sçachiez, qu'il y avoit une Famille de Corinthe, de gens de la premiere qualité, habituée en ce lieu là : dont le Chef se nommoit Alasis, qui avoit une fille appellée Philiste, que la Princesse des Lindes avoit menée avec elle. Cette Personne a sans doute une beauté fort éclatante : Ce n'est pas que ce soit un visage dont tous les traits
soient regulierement beaux : mais elle est jeune blonde, blanche, de belle taille, de bonne mine : et comme je l'ay desja dit, d'un fort grand esclat, et d'un abord surprenant. Cette Personne a aussi beaucoup d'esprit, et de l'esprit agreable en conversation : estant donc aupres d'Eumetis, lors que celuy qui portoit la Lettre de la Princesse Cleobuline la luy rendit : apres qu'elle l'eut veuë, elle se tourna vers Philiste ; et la luy monstrant, voyez, luy dit elle, ce que la Princesse de Corinthe me mande d'un de ses Parens. Philiste ayant leû cette Lettre, en verité, dit elle, Madame, si Philocles est fait comme il est dépeint, la Princesse Cleobuline a raison de l'appeller un Thresor : et vous le redemander bientost. Ouy, repliqua t'elle en sousriant : mais pour le luy pouvoir rendre, il faudra que la belle Philiste ne le retienne pas par ses charmes, comme il y a apparence qu'elle fera, s'il est vray que la ressemblance face naistre l'Amour. Ce discours est bien obligeant et bien flateur, respondit Philiste : mais, adjousta t'elle. Madame, il n'est pourtant pas tout à fait mal fondé : car si Philocles avoit autant d'envie de me voir, que j'en ay de le connoistre, ce seroit desja un assez grand commencement d'amitié. Je vous assure, adjousta t'elle, que je prevoy que si vous ne retournez bientost à ialisse, cette curiosité me donnera de l'inquietude. Enfin (dit elle en riant, car c'est une personne assez gaye) si Philocles ressemble son Portrait, il a sans doute tout ce que je luy pourrois souhaitter ;
si je voulois choisir un Amy agreable ; un Galant accompli ; ou un Mary tres parfait. Et Philiste, reprit la Princesse, a sans doute aussi tout ce qu'il faut, pour conquerir le coeur d'un aussi honneste homme que Philocles paroist l'estre, par ce que m'en dit la Princesse de Corinthe. Mais, luy dit elle, Philiste, il ne seroit pas juste, qu'estant venu libre, il s'en retournast Esclave : c'est pourquoy j'ay presque envie de n'obeïr point au Prince mon Pere, qui m'ordonne de m'en retourner demain. Ha Madame, luy dit alors Philiste, ne me desesperez pas s'il vous plaist : car je vous assure que je ne sçay pas trop bien si je pourrois demeurer aupres de vous, si vous ne vous en retourniez point ; j'ay une forte impatience de connoistre un homme comme on vous represente celuy là. Ce fut de cette sorte que ces deux Personnes se divertirent en parlant de moy : car la Princesse des Lindes me l'a raconté depuis. Mais pour demeurer dans les termes que je me suis prescrit au commencement de mon discours : je vous diray donc que le reste de ce jour là, et celuy qui le suivit, je fus le sujet de l'enjouëment de Philiste, qui ne parla que de moy : et tant que le chemin dura, mon Nom entretint toute la Compagnie. Les Filles de la Princesse faisoient la guerre à Philiste : et tesmoignoient toutes une si forte envie de me connoistre, que je pense que si j'eusse sçeu ce qui se passoit, je m'en serois retourné à Corinthe, sans voir la Princesse des Lindes. Enfin elle arriva à Jalisse : il est vray que ce fut si extraordinairement
tard, à cause de quelque accident qui estoit arrivé à ses Chariots ; que passant devant le logis de Philiste elle l'y laissa, quelque resistance que par respect elle luy peust faire. Et pour continuer de luy faire encore la guerre, Philiste, luy dit elle en la quittant, souvenez vous que je vous ay priée de cacher demain la moitié de vos charmes, quand vous viendrez au Palais : alors sans donner loisir à Philiste de respondre, le Chariot marcha ; et Eumetis fut trouver le Prince Cleobule dans son Cabinet, où il estoit retiré il y avoit desja long temps. De sorte que je n'estois plus aupres de luy : et ce ne fut que le lendemain qu'Antigene et moy eusmes l'honneur de la salüer. Mais ce qu'il y eut d'admirable, fut que lors que le Prince Cleobule nous fit la grace de nous presenter à elle, le matin comme elle alloit au Temple, et qu'elle traversa un Jardin où nous estions apres du Prince son Pere ; elle trouva tant de conformité entre Antigene et moy, que n'ayant pas entendu nos Noms bien distinctement, elle douta lequel des deux estoit celuy dont la Princesse Cleobuline luy avoit parlé dans sa Lettre. De sorte que nous en faisant un compliment qui nous obligeoit tous deux ; elle me mit dans la necessité de me faire connoistre, en luy disant que j'estois celuy pour qui la Princesse Cleobuline luy avoit parlé, comme en ayant seul besoin. Joint, luy dis-je, Madame, qu'elle n'a pas sçeu qu'Antigene deust venir icy : elle redoubla alors sa civilité : et Antigene ayant fait connoistre parce
qu'il luy dit, qu'il n'estoit pas une personne ordinaire ; nous l'accompagnasmes au Temple : et l'apresdisnée nous fusmes chez elle, où elle me parla tres long temps de la Princesse Cleobuline, avec tous les tesmoignages d'estime et d'amitié qu'il est possible de rendre. Elle me demanda si elle n'estoit pas tousjours la plus belle chose du monde ? Elle s'informa de ses plasirs, et de ses occupations : et passant d'un discours à l'autre, elle eut la civilité de me dire, durant qu'Antigene parloit à d'autres Dames, qu'elle commençoit de me reconnoistre : et qu'elle se vouloit un grand mal de ce qu'elle avoit pû douter un moment lequel d'Antigene et de moy estoit Philocles. Mais, me dit elle, pour me punir de cette faute, je veux voir si une belle Corinthienne que nous avons icy, et qui se pique aveque raison d'avoir l'esprit fort esclairé, vous connoistra sans qu'on le luy die. Car si cela arrivé, je seray punie de mon erreur. et s'il n'arrive pas, j'en seray du moins consolée. Je respondis à cela comme je devois : mais elle sans m'escouter, envoya sçavoir de la santé de Philiste : et luy demander pourquoy elle ne la voyoit pas ce jour là. Celuy qui eut ordre d'aller faire ce message s'en estant aquité, revint luy dire à demy bas, mais non pas tant que je ne l'entendisse bien : que Philiste la remercioit tres humblement de la grace qu'elle luy faisoit : que si elle ne se fust pas trouvée un peu mal, elle auroit eu l'honneur de la voir : mais que son Miroir ne luy ayant pas persuadé le matin qu'elle fust en
estat de faire des conquestes, elle ne la verroit point qu'elle n'eust mieux dormi. Cette Princesse se mit à rire de ce message : certainement (dit elle en parlant à une Dame, nommée Stesilée, qui estoit alors aupres d'elle) Philiste est admirable : et abaissant la voix, elle luy dit en peu de mots le message qu'on luy venoit de faire de sa part, et ce qui l'avoit causé. Il faudroit Madame, luy dit Stesilée, que vous luy fissiez l'honneur de l'aller visiter : et que pour la surprendre, vous y menassiez ces deux Estrangers. La Princesse qui ne cherchoit qu'à se divertir, et qui ne sçavoit pas qu'il y avoit un sentiment d'envie entre Stesilée et Philiste, qui faisoit qu'elle souhaittoit qu'elle fust veuë negligée, y consentit ; et nous mena Antigene et moy, chez cette belle Corinthienne. Mais auparavant elle nous dit beaucoup de bien de cette Personne : et nous n'eusmes alors gueres moins d'envie de la connoistre, qu'elle en avoit de me voir. Pour Antigene, elle n'avoit point oüy parler qu'il fust à Jalisse, et ne l'avoit mesme jamais veû : car comme je l'ay dit, elle n'estoit pas née à Corinthe quoy que son Pere en fust ; et elle estoit née à Jalisse.
La question des deux Philocles est soumise à Philiste. La situation donne lieu à des pointes de part et d'autre. Philiste prononce finalement son jugement en faveur d'Antigene, ce qui crée une grande confusion. D'autant que le vrai Philocles s'aperçoit qu'il est amoureux de la jeune fille. Philiste n'en assume pas moins l'inclination qu'elle a laissé transparaître pour Antigene. Les deux amis sont devenus rivaux ; leurs rapports se refroidissent.
Nous suivismes donc le Chariot de la Princesse dans un autre : et comme nous fusmes arrivez à la porte de Philiste, elle se fit malicieusement donner la main par Antigene, afin de la mieux tromper ; et m'obligeant d'aider à marcher à Stesilée, et de la suivre de bien prés ; nous trouvasmes que Philiste estoit effectivement en habit de personne qui
se trouvoit mal, quoy qu'elle n'en eust ny le taint ny les yeux ; et qu'elle fust aussi propre que si elle eust esté en santé parfaite. Cette belle Personne estoit seule dans sa chambre, fort occupée à accommoder des Pierreries, comme si elle eust eu dessein de se parer le soir, ou le lendemain pour aller au Bal. Quoy Philiste, luy dit la Princesse, le croyois vous trouver au lit, et je vous trouve sans doute preste d'aller à quelque Feste publique ! Pardonnez moy Madame (luy dit elle en riant aussi bien qu'elle) mais vous me trouvez avec le dessein de me preparer à la guerre ; car vous sçavez bien que c'est avec de pareilles armes (dit elle en abaissant la voix, et en montrant les Perles et les Diamans qui estoient sur sa table) que celles qui ne se fient pas à la beauté de leurs yeux ont recours aux occasions importances. En voicy une qui l'est beaucoup (luy dit la Princesse respondant tout haut) car je vous amene deux Philocles au lieu d'un. En disant cela, elle nous fit avancer Antigene et moy également : mais Philiste faisant l'estonnée ; deux Philocles Madame ! luy dit elle, ha cela n'est pas possible : et j'ay bien peine à croire qu'il y en ait seulement un en toute la Terre. Non non (luy dit la Princesse, qui nous avoit deffendu de rien dire qui peust apprendre à Philiste lequel estoit veritablement Philocles) vous n'en serez pas quitte à si bon marché : car il faut que je voye si vous qui aimez tant la Peinture, vous connoissez effectivement en Portraits. C'est pourquoy, dit elle, je vous
donne deux heures à connoistre lequel de ces deux illustres Estrangers, ressemble au Portrait que je vous ay fait voir dans la Lettre de la Princesse Cleobuline. Vous sçavez qu'il est de bonne main, adjousta t'elle, et qu'ainsi il ne peut manquer de ressembler parfaitement : Mais Madame, luy respondit Philiste, l'avez vous connu, vous qui voulez que je le connoisse ? Vous le sçaurez apres, repliqua t'elle ; et s'estant alors assise à la ruelle de Philiste, elle voulut que cette belle Personne fust entre Antigene et moy. Je vous avouë que cette fille me charma d'abord, et par le grand éclat de sa beauté, et par la maniere dont elle parloit : Je sçavois mesme desja qu'elle souhaitoit de me voir : et le message que j'avois entendu me flatta, et disposa mon coeur à desirer ardemment qu'elle ne prist pas Antigene pour moy. Il me sembla mesme qu'Antigene desiroit au contraire, d'estre pris pour ce qu'il n'estoit pas : et nous estions tous deux si interdits, qu'à parler sincerement, nous fusmes quelques momens, que luy ny moy ne ressemblions gueres le Philocles de la Lettre de Cleobuline. Mais encore, dit alors la Princesse, qu'en croyes vous Philiste ? et lequel des deux pensez vous estre cét homme si accompli, qui est universellement sçavant en toutes les choies agreables : et pour lequel vostre curiosité vous a déja donné tant d'inquietude ? Comment voulez vous Madame, reprit elle, que j'ose le nommer apres ce que vous dites ? et pourquoy voulez vous que je me face un
ennemy de celuy que je ne nommeroy pas ? Vous ne songez pas bien à ce que vous dites, luy repliqua la Princesse ; car si vous ne dittes rien, vous les desobligerez tous deux : et de l'autre façon, vous en obligerez du moins un. Pour moy, luy dit Antigene l'esprit tout esmeu, je suis fort assuré que quoy que vous disiez, je ne seray jamais vostre ennemi : car si je suis Philocles, je sçay bien que je ne suis pas celuy de la Lettre de la Princesse de Corinthe : et si je ne le suis pas, repris-je, je sçay bien aussi que j'aurois tort de me pleindre de n'estre pas pris pour un autre. Non non, dit la Princesse, je ne sçaurois souffrir que vous parliez davantage : je ne veux point que vous aidiez à Philiste à vous connoistre : elle de qui l'esprit penetrant se vante quelquesfois de descouvrir les sentimens du coeur les plus cachez. Elle vous voit ; elle vous a entendu parler ; il n'en faut pas davantage. Respondez donc precisément Philiste, luy dit elle en nous montrant de le main, lequel est Philocles, de ces deux pretendus Philocles. Je ne sçay Madame (luy dit Philiste, avec le plus agreable chagrin du monde) lequel est veritablement Philocles : Mais je sçay bien (adjousta t'elle en se tournant cruellement pour moy vers Antigene) que je souhaite que ce soit celuy cy. Vous faites bien de le souhaitter (luy dit la Princesse, ravie qu'elle n'eust pas deviné) car vous ne pouvez pas faire qu'il le soit effectivement : et tout ce qu'il peut pour vostre satisfaction, est qu'en effet il est digne
de l'estre. Pleust aux Dieux Madame, reprit Antigene avec beaucoup de joye, que ce que vous ditte fust vray : et pleust aux Dieux, repris-je tout confus, n'estre point Philocles, et estre à la place d'Antigene. Jamais il ne s'est veû de sentimens plus meslez que je furent ceux de toutes les personnes de cette compagnie : la Princesse des Lindes estoit bien aise que Philiste n'eust pas deviné ; et elle estoit pourtant marrie et voir qu'il avoit paru quelque leger chagrin dans mes yeux. Philiste de son costé estoit faschée qu'Antigene ne se nommast pas Philocles : et qu'on luy peust reprocher de s'estre trompée. Stesilée estoit fort satisfaite de ce que Philiste n'avoit pas bien deviné : Antigene estoit ravy de joye, quoy qu'à ma consideration il n'osast le tesmoigner : mais pour moy je n'avois que de la confusion et du despit. Cependant ces deux sentimens qui ont accoustumé de n'estre pas fort propres à contribuer quelque chose à faire naistre et à entretenir l'amour, servirent pourtant à ma passion : et je creus d'abord que je ne me determinois à faire connoistre à Philiste que je n'estois pas tout à fait indigne d'estre Philocles, que par un sentiment de gloire : mais en effet ce fut par un sentiment fort tendre et fort passionné. Belle Philiste (luy dis-je avec un serieux qui paroissoit malgré moy sur mon visage) vous ne vous estes trompée qu'au Nom : estant certain qu'Antigene a toutes les qualitez du Philocles de la Princesse de Corinthe. Antigene (reprit mon Amy, qui estoit desja
devenu mon Rival) n'a pas tant d'obligation que vous pensez, à cette belle Personne : et comment l'entendez vous ? reprit la Princesse ; c'est Madame, repliqua t'il qu'elle n'a pas dit positivement qu'elle croyoit que je fusse Philocles : et qu'elle s'est contentée de souhaiter que je le fusse. Cela est ce me semble encore plus obligeant, interrompit Stesilée ; car si elle avoit dit simplement quelle croyoit que vous l'estiez, ce n'auroit esté qu'une marque de son estime : mais ayant fait un souhait qui vous est si avantageux, c'en est une de son inclination. Il n'est pas necessaire, interrompit Philiste en sous-riant, que vous preniez la peine d'expliquer mes sentimens en ma presence : car si quelqu'un en doute, je les luy expliqueray moy mesme. Non Madame, luy dis-je, ne vous expliquez pas davantage, s'il vous plaist : puis que je craindrois qu'Antigene ne mourust de joye et moy de douleur, si vous luy donniez plus de marques de vostre inclination : et si j'en recevois davantage de vostre aversion pour le veritable Philocles. Philiste m'entendant parler ainsi, voulut me dire quelque chose de civil, pour se racommoder aveque moy : mais plus elle vouloit parler, et plus elle s'embarrassoit. Car voyant l'obligation que luy avoit Antigene, elle ne vouloit pas la diminuer : si bien que ne pouvant trouver precisément à s'exprimer, dans cette juste mediocrité qu'elle cherchoit, la Princesse en rioit avec Stesilée : et prenoit un fort grand plaisir de remarquer son inquietude. De sorte
que s'en apercevant, je voy bien Madame, luy dit elle, que vous vous moquez de moy, de ce que je voudrois en obliger deux au lieu d'un : Mais sçachez, poursuivit elle toute en colere, que puis qu'Antigene n'est pas Philocles pour tout le reste du monde, il le sera pour Philiste : et je suis bien trompée, dit elle, si quand il n'auroit pas toutes les qualitez que la Princesse de Corinthe attribuë au veritable Philocles, ma conversation ne les luy donne en peu de temps. J'en ay grand besoin, luy dit Antigene, et ce n'est que par là que je puis pretendre à quelque gloire : Vous en estes desja si couvert, luy dis-je, que je ne vous connois plus : mais enfin pour n'abuser pas de vostre patience, le reste du jour se passa de cette sorte : et apres avoir accompagné la Princesse jusques à sa chambre, nous nous retirasmes ensemble Antigene et moy, car nos Apartemens se touchoient. Mais nous nous retirasmes tous deux sans nous parler : et apres avoir esté ainsi quelque temps dans ma chambre où il estoit entré : Vous resvez sans doute à vostre gloire, luy dis-je Antigene : je pense, me dit il, comment je pourray faire, pour soutenir le grand Nom que la belle Philiste m'a donné : Mais vous, poursuivit il en riant, ne me plaignez vous pas de me voir si chargé ? et ne voulez vous point m'inspirer pour quelques jours seulement toutes vos bonnes qualitez, afin de sauver l'honneur de Philiste ? Philiste, luy dis-je, a tant de gloire d'avoir connu vostre merite comme elle a fait, et d'avoir peut estre encore
conquesté vostre coeur, que je ne la trouve pas fort à pleindre : et Philocles auroit plus de besoin du secours d'Antigene, qu'Antigene n'a, besoin du sien. Je voulois par ce discours obliger mon Amy à me descouvrir ses sentimens ; mais il ne le voulut pas : si bien qu'agissant à son exemple, je ne luy parlay plus de Philiste.
Philiste éprouve une véritable aversion pour Philocles, qui n'a d'égal que l'inclination qu'elle ressent envers Antigene. Philocles prend toutefois l'initiative de lui avouer ses sentiments et se voit rebuté. Toutes ses tentatives de fléchir la jeune fille sont vaines. Désespéré, Philocles se confie à une autre jeune fille, Stesilée, qui tombe amoureuse de lui. Il met un terme à cette relation, dans la crainte d'indisposer Philiste.
L'inclination de Philiste pour Antigene se double bientôt d'une véritable aversion pour Philocles. Cette aversion apparaît comme une fatalité à ce dernier, qui, enchaîné par l'amour, s'obstine toutefois à essayer de conquérir Philiste. La différence de traitement entre les deux galants est à tel point manifeste que la jeune fille doit bientôt rectifier son comportement. Philocles en profite pour lui faire une déclaration. Philiste est très claire : elle ne l'aimera jamais.
Cependant admirez un peu je vous prie, le caprice de ma fortune : comme Philiste estoit une personne fort glorieuse et un peu bizarre, elle eut un si sensible despit de s'estre trompée qu'elle en eut effectivement de l'aversion pour moy : et se resolut tellement de faire valoir les bonnes qualitez d'Antigene, que quand il eust esté de ses plus anciens Amis, elle ne se fust pas plus interessée à sa gloire qu'elle faisoit : Joint aussi qu'à mon advis, son inclination pancha de ce costé là. Ce qui causoit son plus grand despit, estoit que lors qu'elle avoit nommé Antigene, elle avoit d'eu effectivement avoir connu par finesse qu'il estoit Philocles : et c'est pourquoy elle s'estoit hasardée à prononcer si hardiment. Car comme elle avoit entendu dire que je ne chantois pas mal, elle avoit pris soin d'obscurcir le son de sa voix et celuy de la mienne en parlant : et ayant trouvé plus de douceur en celle d'Antigene, elle avoit creû qu'il estoit Philocles : car pour les choses que nous avions dittes l'un et l'autre, il y avoit assez d'égalité. Cependant je remis cette belle Personne plusieurs fois : et comme toute la Cour sçeut cette petite avanture, tout le monde luy en faisoit la guerre :
ce qui augmenta tellement sa bizarre resolution, qu'elle ne pouvoit plus souffrir qu'on luy dist du bien de moy. Ce n'est pas qu'elle ne fist semblant qu'elle n'agissoit ainsi que par galanterie : mais en effet je suis persuadé qu'elle eut de l'aversion pour ma personne, et de l'inclination pour Antigene, dés le premier moment qu'elle nous vit. Nous voila donc tous deux bien occupez : luy, à faire voir qu'il ressembloit mieux que moy, au Philocles de la Lettre de la Princesse de Corinthe : et moy aussi à montrer que je n'estois pas tout à fait indigne de ses loüanges. Or il est certain, que soit à la consideration de la Princesse Cleobuline, ou par mon propre bonheur, la Princesse des Lindes me fit la grace de prendre mon parti : et que toute la Cour à son exemple, fit quelque difference de Philocles à Antigene. Mais en recompense aussi, la belle Philiste en fit natablement d'Antigeno à Philocles. Car soit en conversation, en promenade, ou en bol, je voyois tous les jours faite mille choses qui me déplaisoient, à la personne du monde qui plaisoit le plus, malgré moy. Je dis malgré moy ; parce qu'il est certain que je fis tout ce que je pûs pour ne l'aimer pas, mais il me fut impossible : et il y avoit je ne sçay quel air galant et enjoüé dans son esprit, qui faisoit que je ne luy pouvois resister. De sorte que je me trouvay tres malheureux, dés les premiers jours de ma passion : et plus malheureux que ceux qui le sont par cent mille accidens qui peuvent arriver en amour ; estant certain que l'aversion
toute simple est une chose que l'on ne sçauroit presque jamais vaincre par adresse. La cruauté se laisse fléchir par des larmes : la fierté, par des soumissions : une humeur imperieuse se gagne par une obeïssance aveugle : une personne inconstante revient quelquesfois de sa foiblesse par une fermeté sans égale : et l'on sçait au moins ce qu'il faut faire pour se soulager. Mais lors qu'il s'agit de vaincre une aversion sans sujet, toute la prudence humaine n'y sçauroit rien faire : puis qu'il est vray que c'est une chose qui change tous les objets, aussi bien que la jalousie. Cependant je ne trouvois pas mesme que je pusse avoir la consolation de me pleindre de Philiste. Car, disois-je, que veux-je qu'elle face ? elle a un sentiment qui est né dans son coeur sans son consentement, et où sa raison n'a rien contribué : et puis qu'il y a des gens qui haïssant les roses, que tant d'autres personnes aiment ; comment puis-je vouloir mal à Philiste de la haine secrette qu'elle a pour moy ? Aussi fut-ce par ce raisonnement, que je m'obstinay à l'aimer : la chose en vint pourtant aux termes, que quoy que Philiste ne fust pas incivile, elle ne pût toutesfois estre dissimulée : et l'on s'aperçeut en mesme temps, et de quelque legere inclination qu'elle avoit pour Antigene, et d'une assez forte aversion qu'elle avoit pour moy. Pour peu qu'il dist quelque chose d'agreable, elle le loüoit avec excés : et quand j'eusse dit les plus belles choses du monde, elle n'en auroit jamais fait apercevoir les autres, ny fait semblant de s'en apercevoir
elle mesme. Si elle dançoit dans quelque Assemblée avec Antigene, c'estoit d'un air qui faisoit aisément connoistre qu'elle estoit menée par une main qui luy plaisoit : elle en avoit meilleure grace ; ses yeux en estoient plus brillans et plus guais ; elle en dançoit plus légerement et plus agreablement : elle attiroit les regards de toute la Compagnie, et leur donnoit autant de plaisir, qu'elle me causoit de chagrin et d'admiration tout ensemble. Mais au contraire lors que je l'allois prendre, quelque contrainte qu'elle se fist, ce n'estoit plus la mesme personne : et je pense que si elle n'eust eu peur qu'Antigene l'eust veuë mal dancer, elle n'eust pas mesme esté en cadence ; tant elle avoit une action languissante et negligée : et la chose en fut a tel excés, que la Princesse luy en parla un jour. Philiste, luy dit elle, je vous avois priée de cacher la moitié de vos charmes à Philocles ; mais je n'avois pas entendu que vous luy montrassiez coure vostre incivilité. et il me semble vous ne feriez pas mal de partager un peu plus également les graces que vous faites à quelques autres. Mais Madame, luy respondit elle en riant, ne m'avez vous pas dit qu'il ne faloit point que Philocles s'en retournast Esclave à Corinthe ? Ouy, repliqua la Princesse ; mais je ne veux pas qu'il s'en aille mal satisfait de Jalisse : c'est pourquoy si vous me voulez obliger, encore une fois Philiste, soyez un peu plus égale en vos civilitez. Philiste rougit à ce discours : car elle comprit bien que la Princesse l'accusoit adroitement
de quelque complaisance pour Antigene : neantmoins faisant semblant de ne s'en apercevoir pas, elle luy dit simplement qu'elle apporteroit soing à se corriger : et en effet je fus quelques tours que je la trouvay un peu plus civile. Et comme je ne sçavois pas encore le discours que la Princesse luy avoit fait, j'eus une joye extréme de ce changement : et Antigene qui n'estoit pas moins amoureux de Philiste que moy, en eut un desplaisir fort sensible. Comme il avoit eu plusieurs occasions de luy parler, il avoit desja eu quelques conversations particuliers avec elle : où à mon advis il luy avoit fait comprendre une partie de ses sentimens : mais pour moy il ne m'avoit pas esté possible d'en faire autant. Pendant cét heureux intervale où elle fut un peu plus complaisante, ayant trouvé moyen de l'entretenir à une promenade, je me resolus de ne perdre pas un temps si precieux : de sorte qu'à la premiere occasion qu'elle me donna, de pouvoir changer la conversation indifferente, en une un peu plus particuliere ; Est il possible, luy dis je, belle Philiste, que vous ne vous soyez pas opposée au bonheur dont je joüis presentement ; Et avez vous pû vous resoudre enfin à connoistre Philocles pour ce qu'il est ? c'est à dire (poursuivis-je, sans luy donner loisir de m'interrompre) pour le plus fidele, et le plus passionné de vos Serviteurs : Ha Philocles, dit elle, je vous connois encore bien mieux dans la Lettre de la Princesse de Corinthe, que par le discours que vous me faites. Le Portrait
dont vous me parlez, luy dis-je, est un Portrait flaté : et je n'ay pas deû trouver estrange que vous n'ayez pas creû qu'il fust fait pour moy. Mais le discours que je vous fais est un discours sincere : j'en serois bien faschée, interrompit elle assez fierement, et pour vostre interest, et pour le mien. Vous n'avez donc qu'a vous en affliger, luy dis-je, car il n'est pas plus vray que vous estes la plus belle Personne du monde, qu'il est certain que je suis. . . . . . . . . N'achevez pas dit elle, Philocles, de peur de me forcer à vous respondre aigrement : et soyez persuadé, que puis que je ne vous ay pû connoistre quand je le voulois, je ne vous connoistray pas non plus quand vous le voudrez. Vous me connoistrez, luy dis-je, malgré vous en vous connoissant : n'estant pas possible que vous puissiez ignorer l'inevitable force des charmes de vostre beauté, et de vostre esprit : et de quelle sorte ils m'ont attaché à vostre service. Non Philocles, me dit elle, ne vous y trompez pas : je ne sçay jamais que ce que je veux sçavoir : mes yeux ne me montrent que ce qui me plaist : et ma raison mesme s'accommode quelquesfois à mes desirs, parce qu'ils ne sont pas injustes : et code aussi quelque chose à ma volonté. Il me seroit peut-estre plus avantageux, luy dis-je froidement, que vostre volonté cedast quelquesfois à vostre raison : que voulez vous que j'y face ? dit elle en riant, et que ne prenez vous le conseil que vous me donnez, s'il est vray que vous en ayez besoin ? Si ma raison
me disoit, luy repliquay-je, que ce fust un crime de vous aimer, je pense que je tascherois de ne le commettre point, quoy que ce fust sans doute inutilement : et quand la mienne me voudroit persuader, reprit elle, que Philocles seroit le plus aimable de tous les hommes, Philiste ne l'aimeroit pourtant pas. Par quel chemin peut on donc aller à vostre coeur ? luy dis-je : je n'en sçay rien moy mesme, respondit elle ; et s'il est vray qu'il y ait quelque sentier destourné, qui puisse un jour y conduire quelqu'un, il faudra que le hazard le luy fasse peut-estre trouver. Puis que cela est, luy respondis-je, je me resous à le chercher toute ma vie : Vous ne le trouverez pas en le cherchant, dit elle ; c'est pourquoy Philocles ne vous y obstinez pas plus long temps. Je luy en eusse dit davantage, mais diverses personnes nous ayant joints, il falut changer de conversation : et depuis cela elle m'osta avec soin toutes les occasions de luy parler en particulier.
Philocles et Antigene abordent le sujet de l'amour de Philiste et de leur rivalité. Cette discussion ouverte aboutit à une clarification de leurs rapports. Philocles recourt à toutes les ressources possibles pour tenter de vaincre la froideur de Philiste. En vain. Celle-ci confie à une de ses amies qu'elle assume parfaitement son attitude.
Cependant nous vivions Antigene et moy avec assez de contrainte : car nous ne parlons jamais ensemble que de choses indifferentes : et le nom de Philiste qui nous estoit si cher à tous deux, n'estoit jamais prononcé par nous quand nous estions seuls. Antigene remarquant aisément que la civilité de Philiste pour moy n'eut pas de suitte, son déplaisir te dissipa bientost ; de sorte que voyant qu'il n'avoit rien à craindre de mon costé, au lieu de me haïr comme son Rival, il me pleignit comme son Amy ; et resolut de me parler un jour sans
déguisement. En effet estant venu un matin dans ma chambre, il me dit qu'il s'estimoit le plus malheureux homme du monde, de ce qu'il s'imaginoit que j'estois amoureux de Philiste aussi bien que luy : qu'il me protestoit que s'il eust eu quelque disposition à souffrir mon amour, il se seroit resolu à la mort, plustost que de faire obstacle à ma felicité. Mais qu'ayant veû son esprit si esloigné de tout ce qui me pouvoit estre avantageux ; il n'avoit pas creû me faire un outrage, de ne cesser pas d'aimer une personne que je ne pouvois avoir aimée plustost que luy, puis que nous l'avions veüe ensemble la premiere fois : et que le premier moment de sa veuë, avoit esté le premier de sa passion. Enfin il me parla avec toute la generosité qu'un Amant qui ne veut point quitter sa Maistresse peut avoir : et je luy respondis aussi, avec toute la retenuë dont un honme desesperé, et qui a quelque vertu peut estre capable, en parlant à un Rival plus heureux que luy, et pour lequel il avoit eu beaucoup d'amitié. Je luy avoüay donc ingenûment, que je n'avois pas un sujet legitime de me pleindre de luy : Mais je luy dis en fuite, qu'encore que cela fust de cette sorte, il ne m'estoit pas possible de n'estre pas infiniment fasché de son bonheur. Que c'estoit une raillerie, de penser que deux Rivaux pussent jamais estre veritables Amis : et que tout ce que la generosité et la prudence pouvoient faire en ces rencontres, estoit de les empescher d'estre mortels ennemis. Qu'au reste, comme j'estois assez equitable pour
ne luy demander pas qu'il abandonnait son dessein : je le supliois aussi, de ne trouver pas mauvais que je continuasse le mien. Qu'il pouvoit m'accorder d'autant plustost cette liberté, qu'il y avoit peu d'apparence que cela me servist à rien : Enfin apres une assez longue conversation, nous demeurasmes d'accord de ne nous plus parler de Philiste : de faire de part et d'autre tout ce que nous pourrions pour en estre aimez : et que celuy de nous deux qui pourroit obtenir cét honneur, obligeroit cette belle Personne à prononcer un arrest de mort, à celuy qu'elle n'aimeroit pas. Depuis cela nous vescusmes un peu mieux ensemble Antigene et moy ; parce que nous ne nous cachions plus l'un de l'autre : et nous vivions avec assez de civilité, pour des gens qui faisoient toutes choses possibles pour s'entre-destruire. Comme le Prince Cleobule me retint assez long temps aupres de luy, et que de plus je reçeus de nouveaux ordres de Periandre, qui m'y arresterent encore davantage ; j'eus le loisir d'essayer une partie des choses qui ont accoustumé d'estre utiles en amour. Je suivois Philiste en tous lieux : je parlois d'elle eternellement, à toutes les personnes de sa connoissance : je ne loüois jamais nulle autre beauté devant elle : et loüois incessamment la sienne, quand je le pouvois faire à propos. Je fis des vers pour sa gloire, qui furent trouvez plus supportables de toute la Cour, que ceux qu'Antigene, fit quoy que peut-estre ils fussent plus beaux : j'adjoustay la Musique à la Poësie, je fis des
airs comme des paroles, et je les chantay moy mesme avec tout l'art dont j'estois cupable. Ainsi joignant les charmes de l'harmonie à mes expressions, je soupiray en chantant : et je taschay d'enchanter son coeur par les oreilles. Je fis une despense prodigieuse en Habillemens, en Bals, en Colations, et en liberalitez : j'aquis l'amitié de tous ses Amis, et de toutes ses Amies : Alasis son Pere m'aimoit beaucoup : un Frere qu'elle avoit ne me haïssoit pas : ses Femmes et tous ses Domestiques furent gagnez par des presens que je leur fis : je luy parlay presques tousjours avec un respect qui aprochoit de celuy que l'on rend aux Dieux : je l'entretins de ma passion en vers et en prose : mes larmes luy parlerent aussi fort souvent pour moy : la violence de mon amour me mit quelques fois malgré que j'en eusse, quelques marques de fureur dans les yeux, et de desespoir dans mes discours, Elle me vit inquiet ; jaloux ; le visage changé ; et pour tout dire en peu de paroles, le plus malheureux homme du monde, sans que je pusse vaincre dans son coeur cette puissante aversion qu'elle avoit pour moy. Je me souviens mesme qu'une de ses plus particulieres Amies, qui fut depuis assez des miennes, luy demanda un jour s'il estoit possible qu'elle ne m'estimast point, puis que j'avois le bonheur d'avoir quelque part en l'estime de tout le monde ? Elle luy avoüa lors, qu'elle connoissoit bien que je ne meritois pas le mauvais traittement qu'elle me faisoit : mais qu'apres tout, elle ne pouvoit faire
autrement. Que comme il y avoit des gens qui devenoient amoureux, sans sçavoir presques par quelle raison ils l'estoient ; il ne faloit pas trouver estrange, s'il y en avoit aussi quelquesfois, qui haïssoient sans sujet. Mais, luy disoit cette Personne, ceux qui aiment comme vous dittes, combattent pour l'ordinaire leur passion : il est vray, repliqua t'elle ; mais c'est parce qu'elle pouvoit les obliger à faire des choses honteuses. Et n'en faites vous pas d'injustes ? reprit son Amie ; nullement, respondit Philiste, car je ne suis pas obligée d'aimer tous les honnestes gens qui sont au monde : et je m'estime tres heureuse, d'avoir un si puissant secours à opposer à un ennemy si redoutable. Mais, luy dit encore cette charitable Confidente, que ne vous deffendez vous avec les mesmes armes contre Antigene que contre Philocles, si vous ne combatez que pour vostre liberté ? Cruelle Amie, luy dit elle, ne me pressez pas tant je vous en conjure : et ne me forcez pas de vous dire ce que je n'oserois penser sans rougir. Contentez vous que je vous assure seulement, que l'amour et la haine sont deux passions tiranniques, qui se moquent souvent de la raison et de la prudence : et tout ce que je puis vous dire, c'est que je ne combatray point l'aversion que j'ay pour Philocles, parce qu'elle ne me peut causer aucun malheur, et que je combatray l'inclination que j'ay pour Antigene, parce qu'elle pourroit m'estre nuisible. Voila comme cette conversation se passa, que je ne
sçeus que long temps depuis :
Philocles se lie avec Stesilée, ennemie de Philiste, qui devient sa confidente. Cette relation le dessert encore plus auprès de Philiste. De plus, Stesilée tombe amoureuse de lui. Et Antigene l'informe qu'un bruit s'est répandu selon lequel il est amoureux de Stesilée. Philocles décide alors de mettre un terme à leur relation. Il se rend, dans cette idée, auprès de la jeune fille. Elle tente d'abord d'avancer divers arguments fallacieux pour tenter de le retenir, avant de laisser entrevoir ses véritables sentiments. Philocles maintient sa résolution. Son inflexibilité est sans grand effet sur Philiste, qui ne semble pas changer d'attitude à son égard. Après quelque temps, Antigene et Philocles sont rappelés à Corinthe. Les adieux de Philiste confirment la faveur pour l'un et l'aversion pour l'autre. Le retour dans la patrie est empreint de tristesse.
cependant nous estions tous les jours chez la Princesse, où toutes les Dames se rendoient : mais entre les autres, Stesilée qui estoit sans doute une fort belle Personne, y estoit tres assiduë. Cette fille avoit de l'esprit, mais un esprit jaloux et envieux, qui eust voulu qu'elle eust esté seule belle en toute la Terre. Neantmoins j'avois le coeur si remply de Philiste, que je ne m'apercevois pas des choses les plus visibles ; de sorte que sans sçavoir que cette fille ne pouvoit souffrir la gloire de sa Rivale en beauté, je luy parlois quelquesfois. Comme elle est adroite et spirituelle, voulant m'oster à Philiste, ou du moins faire croire au monde qu'elle m'avoit effectivement assujetti ; elle commença à me faire la guerre de ma passion. En suitte à me pleindre ; à blasmer l'incivilité de Philiste pour moy, et son indulgence pour Antigene. Enfin elle conduisit la chose avec tant d'art, que sa conversation me devint agreable, et necessaire pour me consoler. Je luy découvris alors le fonds de mon coeur : je luy montray toutes mes foiblesses : je la conjuray de me donner part à son amitié : je luy demanday des conseils ; et l'obligeay de souffrir que je luy racontasse mes malheurs ; la priant d'avoir du moins pour moy quelques sentimens de pitié, puis que Philiste n'en pouvoit pas avoir. Elle reçeut cela comme une bonne personne) qui se laissoit toucher à mon mal : et me fit valoir avec tant d'art l'obligation que je luy devoit avoir, d'endurer
que je luy fisse confidence d'une pareille chose, que l'en fus abusé ; et que l'eus effectivement pour elle une amitié tres sincere. Apres cela je n'avois pas un sentiment jaloux que je ne luy disse : à peine Philiste m'avoit elle regardé avec indifference ou avec rudesse, que je m'en allois pleindre à Stesilée. De sorte que comme Philiste m'ostoit autant qu'elle pouvoit les occasions de luy parler : et que Stesilée au contraire, m'en donnoit toute la liberté possible : en peu de jours toute la Cour remarqua l'attachement que j'avois à parler en secret avec cette fille. Et comme on sçavoit qu'il y avoit une haine cachée entre ces deux Personnes, l'on ne s'imagina pas que j'eusse fait ma Confidente de l'ennemie de Philiste : et on creut que j'avois change de sentimens : et que les soins que je continuois de rendre à Philiste, n'estoient plus que pour cacher la nouvelle passion que j'avois pour Stesilée. Antigene en eut une joye extréme : et toute la Cour estoit bien aise que je me fusse guery d'une passion par une autre. Stesilée à qui on en faisoit la guerre quand je n'estois pas aupres d'elle, se resjoüissoit fort, de voir que son dessein eust un si heureux evenement : et Philiste seule par un sentiment glorieux où je n'avois point de part, et qui ne regardoit que Stesilée, en eut un despit fort sensible. Ce fier et inflexible esprit ne se porta pourtant pas à s'adoucir pour moy : et elle forma seulement le dessein de me faire haïr de Stesilée si elle pouvoit, par quelque voye destournée qu'elle se resolut de
chercher. Mais afin qu'il ne manquast rien à mon malheur, et que n'estant pas aimé de la seule personne que je pouvois aimer, je le fusse encore d'une autre pour laquelle je ne pouvois avoir que de l'amitié : il faut que je vous die malgré moy, que Stesilée trouva quelque chose de si beau, de si pur de si grand, et de si vertueux dans la passion que je luy disois avoir pour Philiste ; qu'insensiblement elle vint à desirer que j'eusse en effet pour elle, ce que je ne pouvois avoir que pour l'autre. De sorte qu'agissant en personne interessée, elle me donna cent conseils malicieux et adroits, que je suivis, parce qu'ils paroissoient bons : et qui me détruisoient pourtant encore davantage aupres de Philiste. Comme les choses en estoient donc là, Antigene vint un matin dans ma chambre ; et venant à moy les bras ouverts, mon cher Philocles, me dit il, quel plaisir prenez vous à me cacher vostre bonne fortune et la mienne ? Antigene (luy dis-je, sans respondre que froidement aux marques de tendresse qu'il me donnoit) s'il estoit vray que je fusse heureux, vous n'en seriez pas si aise. Je vous proteste, me dit il, que vostre contentement m'est aussi cher que le mien : et que je n'auray guere plus de joye s'il arrive jamais que la belle Philiste m'aime, que j'en ay de ce que vous ne l'aimez plus : et de ce que vous estes aimé de Stesilée que vous adorez. Je n'aime plus Philiste ! luy dis-je tout estonné ; ha Antigene ne vous y trompez pas : car c'est un sentiment que je n'abandonneray qu'avec la vie. Mais (me repliqua
t'il, encore plus estonné que moy) toute la Cour, et Philiste mesme, vous croyent amoureux de Stesilée : Philiste, luy repliquay-je tout surpris, me croit amoureux de Stesilée ! Ouy, respondit il ; et je l'ay creû comme tout le reste du monde. Ce discours m'estonna de telle sorte, que je ne fus jamais gueres plus affligé que je l'estois, par la crainte que l'eus que cela ne m'eust encore mis plus mal avec Philiste, et par la douleur que j'avois d'estre obligé de me priver de la consolation que je trouvois dans la conversation de Stesilée. Si bien que sans faire un plus long discours à Antigene, je me separay de luy ; en luy protestant toutesfois, que je n'avois jamais esté plus amoureux de Philiste que je l'estois : et que je donnerois bon ordre à desabuser tout le monde de l'opinion qu'il avoit, que je fusse amoureux de Stesilée. Cependant comme j'avois de l'amitié pour cette Personne ; que je croyois luy avoir de l'obligation ; et que l'en avois esté consolé : je crus que je ne devois pas changer ma forme de vivre avec elle sans l'en advertir. Estant donc allé chez elle par un chemin destourné, et apportant soing que l'on ne m'y vist pas entrer ; je la trouvay seule dans sa chambre avec deux de ses femmes. D'abord qu'elle me vit, elle remarqua aisément que j'avois quelque nouveau déplaisir : qu'allez vous Philocles ? me dit elle ; Philiste vous a t'elle fait quelque nouvelle injustice ? Philiste, luy dis-je, n'a pas beaucoup contribué au mal qui me fait pleindre presentement : et la belle
Stesilée sans y penser, y a plus de part que Philiste. Elle rougit à ce discours ; n'osant pas y donner un sens aussi obligeant, que la tendresse qu'elle avoit pour moy luy eust peut-estre fait desirer. Il ne m'est pas aisé, dit elle, de deviner quel mal je vous puis avoir fait ; et je n'en sçache qu'un, que je fusse capable de souhaitter de vous avoir causé ; qui est d'oster de vostre coeur la passion qui vous tourmente : car je ne doute pas que vous n'appellassiez ainsi, le remede qui vous gueriroit. Mais Philocles, poursuivit elle, ne me laissez pas plus long temps en peine ; et dittes moy s'il vous plaist, comment je puis avoir contribué à la douleur que je voy dans vos yeux. Vostre beauté, luy dis-je, est la veritable cause de ce que je soufre : Philocles, dit elle en sous-riant, souvenez vous que vous parlez à Stesilée : je m'en souviens aussi, luy dis-je ; et si elle n'estoit pas si belle qu'elle est, toute la Cour ne se seroit pas imaginé comme elle a fait, que l'en suis amoureux : Philiste qui est assez glorieuse ne l'auroit pas pensé : et Antigene ne l'auroit pas creû. Mais parce qu'en effet sa beauté est extréme ; et qu'il est difficile de comprendre qu'on la puisse voir souvent sans luy donner son coeur tout entier : on a creû que je l'aimois, et on le croit encore. Toute la Cour m'estime heureux d'avoir changé de chaines : Antigene s'en resjoüit, et Philiste en est en colere : car je l'avois en effet apris en allant chez Stesilée. Enfin, luy dis-je, la chose en est venuë au point, que je suis forcé de me priver de
la seule consolation que j'avois, qui estoit sans doute de vous entretenir souvent. Quoy Philocles, reprit elle toute surprise, parce que l'on dit que vous m'aimez, vous me voulez haïr ! Je n'ay garde, luy dis-je, d'estre capable d'un sentiment si injuste : car je vous estimeray toute ma vie : et mon amitié pour vous ne sera pas moins ferme que mon amour le sera pour Philiste. Mais aimable Stesilée, comme vous n'avez eu la bonté de souffrir ma confidence que pour mon interest ; il faut encore que vous enduriez que je me prive de vostre veuë par la mesme cause, afin de desabuser Philiste. Les Dieux sçavent, luy dis-je, quelle peine j'ay à m'y resoudre : Et les Dieux sçavent (respondit elle en soupirant à demy) si vous avez raison de prendre cette resolution. Mais que pourrois-je faire ? luy dis-je ; car enfin si Philiste continuë de croire que je vous aime, ne m'aimera jamais : et vostre beauté est si grande, que je ne pourrois pas la détromper, si j'attendois plus long temps à le faire. Joint aussi, luy dis-je encore, aimable Stesilée, que quand l'interest de ma passion n'y seroit pas, le vostre me devroit tousjours obliger à me priver de vostre veuë. Car puis qu'il n'a pas pleû au Destin que mon coeur peust estre à vous ; je n'ay garde de contribuer rien à cette croyance que le monde a prise : et j'ay une amitié trop veritable pour vous, pour me servir d'une feinte passion qui vous pourroit nuire. De sorte que je suis l'homme de toute la Terre le plus affligé : de voir que de peur de déplaire à une personne
qui ne m'aime pas : je suis forcé d'en quitter une autre, qui m'a donné cent tesmoignages de bonté ; et qui a sans doute encore celle de me pleindre de ce dernier malheur. Je vous en pleins veritablement, repliqua telle en rougissant, et peut-estre plus que je ne devrois : Mais je m'en pleins aussi bien que vous, poursuivit elle ; car enfin s'il est vray que la Cour croye que vous estes amoureux de moy, quels contes n'y fera t'on pas à mon desavantage, si vous cessez de me voir ainsi tout d'un coup ? Ne pensera t'on pas que vous avez voulu vous moquer de Stesilée, ou que nous en usons de cette sorte par finesse ? Non non Philocles, il ne faut pas que la chose change si promptement : ou si vous voulez qu'elle aille ainsi, il faut que du moins pour ma gloire il paroisse que je vous aye mal-traitté. Si cela alloit de cette sorte, disois-je, je ne me justifierois pas dans l'esprit de Philiste : puis qu'elle auroit lieu de croire que je ne vous quiterois que parce que vous m'auriez chassé : et en effet c'estoit l'intention de Stesilée, que Philiste le creust ainsi. Mais, reprit elle Philocles, croyez vous que la jalousie soit un mauvais moyen pour se faire aimer ? Pour moy, adjousta t'elle, je le croy si bon, que je suis persuadée que si vous aimiez veritablement quelque autre personne que Philiste, elle vous en aimeroit plustost. Ouy, luy dis-je, mais vous ne songez pas que son affection me seroit alors indifferente si je ne l'aimois plus. Il est vray, repliqua t'elle toute interditte ; mais
si cette autre estoit moins injuste que Philiste, vous seriez tousjours heureux. Stesilée prononça ces paroles d'une certaine façon, qui me fit connoistre que la tendresse de son amitié, estoit d'une nature differente de la mienne : et j'en eus une inquietude si grande, que le reste de la conversation se passa avec une ambiguité de paroles de part et d'autre, qui nous persuada pourtant à mon avis, que nous nous entendions bien tous deux. Mais comme je ne pouvois changer mon coeur, et que je ne voulois pas aussi tromper une personne pour qui j'avois une veritable amitié : je me separay d'elle en me pleignant, et en luy donnant sans doute selon ses sentimens beaucoup de sujet de se pleindre ; par la cruelle resolution que je prenois, de ne luy parler plus en particulier, et de ne luy parler mesme que rarement. Cependant comme cette visite fut sçeuë d'Antigene, et qu'elle fut fort longue, le changement que j'apportay à ma forme de vivre avec Stesilée, ne fit pas l'effet que j'en attendois : et il courut un bruit que cét esloignement estoit une chose concertée entre elle et moy. De sorte que Philiste n'en estoit pas desabusée, et Stesilée se pleignoit aigrement, quand elle en trouvoit l'occasion ; disant que c'estoit une estrange chose, que j'eusse eu si peu de soing de sa reputation, que je l'eusse voulu sacrifier pour une personne qui ne m'aimoit pas. Pendant ce temps la Philiste d'autre costé faisoit tout ce qu'elle pouvoit pour me faire haïr Stesilée, bien qu'elle ne me voulust pas aimer : mais
quoy qu'elle peust faire, je conservay toujours beaucoup d'amitié pour elle. Il est vray que cela ne servit qu'aine persecuter davantage : car j'estois desesperé de voir que je luy causois quelque inquietude. Les choses estoient en ces termes, lors que je reçeus un ordre exprés de m'en retourner à Corinthe : je vous laisse donc à juger en quel estat estoit mon ame. Je laissois une personne que j'aimois, et qui ne m'aimoit point : j'en abandonnois une autre qui m'aimoit un peu trop, et que je ne doutois pas qui n'achevast de me détruire dans l'esprit de Philiste pendant mon absence. Mais par bonheur pour moy, le Pere d'Antigene ayant sçeu où il estoit, luy commanda si absolument par une Lettre de s'en retourner, qu'il fut contraint de revenir à Corinthe, ce qui ne me fut pas une petite consolation : non plus que la nouvelle que j'apris du retour d'Alasis à sa Patrie, qui devoit estre dans peu de temps : et j'en fis un grand secret à Antigene, car je l'avois sçeu par une voye assez détournée. Le Prince Cleobule me caressa fort en partant : et la Princesse sa fille qui est sans doute une admirable Personne, me donna une Lettre pour la Princesse de Corinthe, qui ne m'estoit pas moins advantageuse, que celle que je luy avois portée. Mais lors qu'il falut dire adieu à Philiste, ce fut une estrange chose ; et Antigene et moy nous donnasmes bien de la peine : car nous nous y trouvasmes ensemble ; et je le contraignis par mon opiniastreté, à en partir en mesme temps que moy. J'eus
donc la satisfaction de l'empescher de dire rien de particulier à Philiste : mais l'eus aussi le déplaisir de voir une notable difference dans les adieux de cette belle Personne. Toutes les fois qu'elle rencontroit les yeux d'Antigene en cette derniere conversation, je voyois dans les siens malgré elle, je ne sçay quel nuage melancolique, qui sans en diminuer l'éclat, en augmentoit la douceur : et quand par hasard elle rencontroit les miens, je n'y voyois que de l'indifference, ou du chagrin. Elle me dit adieu presques sans me regarder : et suivit ce me sembla des yeux le trop heureux Antigene, le plus loin qu'il luy fut possible : car je me retournay deux fois apres l'avoir quittée. De vous dire de quelle façon nous vescusmes durant nostre navigation Antigene et moy, il seroit superflu, estant aisé de vous l'imaginer. Nous resvions presques tousjours, et ne parlions jamais de la chose du monde à quoy nous pensions le plus. J'avois pourtant une sensible consolation, de ce que j'emmenois mon Rival ; pour Stesilée, je ne pûs prendre congé d'elle, quoy que j'en cherchasse les occasions ; et le dépit, la douleur y et la gloire, firent qu'elle ne voulut pas me donner de nouvelles marques de foiblesse. Enfin nous arrivasmes à Corinthe, où Periandre et la Princesse Cleobuline me reçeurent avecque joye : mais il n'y avoit plus de plaisirs pour moy ; et je fuyois autant la conversation, que j'avois accoustumé de la chercher. Le seul Arion estoit ce qui me consoloit un peu : car comme
me il a beaucoup d'esprit, et qu'il a l'ame tres passionnée ; je trouvois dans son entretien et dans ses chansons je ne sçay quel charme puissant, qui suspendoit mes douleurs, et qui m'empeschoit de mourir.
Philiste vient vivre quelque temps à Corinthe, où elle retrouve Antigene et Philocles. Ce dernier s'aperçoit qu'elle n'a pas changé de sentiments à son égard. Au contraire, il prend la mesure de son indifférence, pire encore que l'aversion. Un projet de mariage, rendu possible par les bonnes relations de Philocles avec le frère de Philiste, est bientôt abandonné : Philocles renonce à rendre malheureuse Philiste. Il impose toutefois la condition qu'elle s'engage à ne jamais épouser Antigene. Philiste se résout donc à écrire à son amant une lettre de séparation. Or Antigene, qui entre temps s'est rendu à Thèbes, y entretient désormais une autre relation. Philocles n'en tire cependant aucun profit : Philiste refuse toujours de l'aimer.
Philiste et Stesilée viennent à Corinthe. La première n'a pas changé de sentiments à l'égard de Philocles. La seconde, qui entre temps s'est mariée, est devenue mélancolique. Elle s'efforce néanmoins encore d'empêcher toute évolution favorable de la relation entre son ennemie et Philocles. Dans un entretien avec Philiste, Philocles s'aperçoit que celle-ci a beaucoup oublié des péripéties de leur relation. Il se rend compte même de sa totale indifférence, pire encore que le mépris qu'elle manifestait jusqu'alors.
Cependant j'estois desesperé de ce qu'Antigene ne s'engageoit point à quelque nouvelle passion ; je vescus donc pres d'un an de cette sorte : mais à la fin on sçeut qu'Alasis Pere de Philiste venoit avec sa fille (car il n'avoit plus de femme) habiter à son ancienne Patrie. Dieux, que cette nouvelle me causa de joye ! il est vray qu'elle fut temperée, parce que j'apris en mesme temps, qu'un Frere aisné de Philiste avoit espousé Stesilée, quelques jours auparavant que de partir de Jalisse, et qu'elle venoit aussi. J'eus sans doute quelque douleur de ce mariage : neantmoins j'esperay que comme Stesilée avoit de la vertu, le changement de sa condition en auroit aporté à son ame : et qu'au contraire il me seroit avantageux d'avoir une Amie si proche parente de Philiste. Antigene de son costé estoit si aise, que sa joye paroissoit en toutes ses actions, ce qui ne troubla pas peu la mienne : mais enfin cette belle Compagnie arriva. Je vous laisse à penser si j'avois preparé l'esprit de Periandre, celuy de l'illustre Melisse, et celuy de la Princesse Cleobuline, à bien recevoir une Personne qui m'estoit si chere : et je fus mesme assez heureux pour n'ignorer pas que Philiste sçeust que je luy avois rendu cent bons offices. Mais quoy qu'elle avoüast m'en estre obligée, elle ne m'en
aima pas davantage : et elle arriva à Corinthe, la mesme personne que je l'avois laissée à Jalisse : c'est à dire belle, tres fiere pour moy, et assez douce pour Antigene. Quant à Stesilée, j'y vy un notable changement : car sa beauté estoit un peu diminuée ; et elle avoit une melancolie si profonde sur le visage, que je n'osay jamais luy en demander la cause. Joint aussi que comme je ne cherchay pas à luy parler en particulier, elle de mesme l'evita de son costé. Cependant il n'est rien que je ne fisse pour divertir Philiste : car elle n'osoit pas refuser ouvertement mes civilitez, parce que son Pere m'ayant quelque obligation, l'auroit trouvé fort mauvais. Je luy fis donc voir tout ce qu'il y a de beau à Corinthe : et le pauvre Arion chanta si souvent aupres d'elle pour l'amour de moy ; que je suis estonné qu'une Voix et qu'une Lire qui ont trouvé de la compassion parmi les Dauphins et parmi les flots, ne purent m'adoucir la fierté de son ame insensible. Cependant elle demeura inébranlable ; Stesilée de son costé, quoy que resoluë de ne me donner jamais nulle marque d'affection particuliere, ne laissoit pas d'estre determinée à entretenir l'aversion de Philiste pour moy : et en effet cette injuste Personne depuis leur alliance, luy avoit persuadé que j'avois effectivement esté amoureux d'elle. De sorte que Philiste qui estoit glorieuse, me mal-traittoit encore un peu plus à Corinthe, qu'elle n'avoit fait à Jalisse. Je ne pouvois donc jamais aller chez Philiste, que je ne trouvasse que
Stesilée estoit dans sa chambre : ou que Philiste ne fust dans celle de Stesilée, ce qui me donnoit bien du chagrin. Car je ne pense pas qu'il y ait rien de plus incommode, que de voir tousjours ensemble une personne que l'on aimé, et de qui l'on n'est point aimé ; et une autre de qui l'on n'est aimé, et que l'on ne peut aimer : et de laquelle encore la personne que l'on aime croit que l'on est amoureux. Cependant j'esprouvay ce suplice tres long temps, sans trouver consolation en nulle part, et sans pouvoir obtenir une favorable parole de Philiste : il me souvient qu'un jour comme j'estois aupres de cette cruelle Fille, et que quelqu'un fut venu demander Stesilée ; je voulus profiter de cette occasion, et la supplier de me dire s'il estoit possible qu'elle peust se souvenir de toutes les peines qu'elle m'avoit fait souffrir à Jalisse, sans en avoir quelque leger sentiment de repentir ? et je me mis alors à repasser la naissance de ma passion ; et cent mil le petites choses qui avoient fait une si forte impression dans mon coeur, que je les sentois comme si elles fussent venuës d'arriver. Mais Philiste sans presques m'escouter, me respondoit hors de propos : et d'une façon assez desobligeante, pour faire perdre patience à tout autre qu'à moy. Comme je voulus m'en pleindre aveque respect, en verité Philocles (me dit elle, avec un sous-rire malicieux) vous me devez pardonner : car je ne me souviens point de ce que vous me dittes. Je sçay bien, adjousta t'elle, que
j'ay eu l'honneur de vous voir à Jalisse : mais de s'imaginer que je me souvienne icy ny de ce que vous m'y distes ; ny de ce qui s'y passa quand vous y estiez, ce seroit s'abuser : car je charge ma memoire de fort peu de choses : et le passé à l'advenir sont deux temps où mon esprit ne s'occupe guere à penser. Quoy, luy dis-je, injuste Personne, il ne vous souvient point que je vous ay dit aussi souvent que je l'ay pû, que je vous aimois passionnément ? Vous en devez estre bien aise, reprit elle, car quand je m'en souviendrois, vous n'en seriez pas mieux aveque moy. Et venant alors à luy repasser les endroits où je l'avois entretenuë de ma passion ; tantost dans un Jardin ; une autrefois chez la Princesse des Lindes ; et diverses fois chez elle : je vy qu'en effet elle ne se souvenoit pas de la moitié des choses que je luy disois : ce qui m'affligea plus que si elle m'eust dit cent paroles fascheuses ; n'y ayant rien de si offençant, ny qui marque davantage le mépris ou l'indifference, que l'oubli. Quoy, luy dis-je, fort touché et fort affligé, je me souviendray de toutes les actions de Philiste ; de toutes ses paroles ; et mesmes jusques à ses regards : et Philiste ne se souviendra pas de cent mille tourments qu'elle m'a fait endurer, et de cent mille preuves de passion que je luy ay données ! ha cruelle Personne : m'écriay-je, je suis bien encore plus malheureux que je ne pensois l'estre ! Et que pensiez vous ? (dit elle, en riant de ma colere et de mes pleintes) je pensois du moins n'estre que haï, luy dis-je,
mais par ce cruel oubli où vous estes de tout ce qui me regarde, je voy bien que je suis encore en un estat plus deplorable que je ne croyois, puis qu'assurément je suis mesprisé : Ouy, luy dis-je encore, vous avez une ame, non seulement insensible pour moy, mais une ame morte, s'il m'est permis de parler ainsi. Vous me regardez sans doute sans me voir ; vous m'escoutez sans m'entendre ; et je ne sçay seulement si vous m'oyez à l'heure que je parle. Ouy, me respondit elle, et je comprens fort bien que vous me dittes la plus bizarre chose du monde : mais je ne vous promets pas de m'en souvenir quand je ne vous verray plus. Au nom des Dieux, luy dis-je, ne me traittez pas de cette sorte : haïssez moy si vous ne me pouvez aimer, et n'oubliez pas si cruellement tout ce que je fais pour vous, ny tout ce que je dis. Quoy Philocles, me dit elle, vous aimeriez mieux estre haï qu'oublié ? N'en doutez nullement, luy respondis-je. Mais cependant, repliqua t'elle, rien n'est plus esloigné de l'amour que la haine : Pardonnez moy, luy dis-je, car tous les extrémes se touchent : et ce cruel oubly dont je me pleins, l'est infiniment davantage. Il y a du moins quelque sentiment dans une ame qui haït : et il n'est pas absolument impossible que l'amour naisse parmi le feu de la colere. Mais d'un esprit froid et insensible, qui ne conserve nul souvenir de tout ce que l'on a fait pour l'obliger : le moyen d'en esperer de la tendresse et de la reconnoissance ? Et le moyen enfin que vous
puissiez aimer ceux à qui vous ne penserez jamais ? Apres tout, interrompit elle, je ne puis comprendre qu'il ne vaille mieux estre oublié, que d'estre haï : c'est belle Philiste, luy dis-je, que vous n'avez jamais esté ny haïe, ny oubliée ; mais pour moy à qui vous avez fait connoistre ces deux sentimens par experience : je vous declare que j'aime encore mieux que vous vous souveniez de moy en me haïssant, que de ne vous en souvenir point du tout. La haine est pourtant, à mon advis, un grand obstacle à l'amour, dit elle : et l'oubly, repliquay-je, en est encore un bien plus grand puis qu'enfin il est absolument impossible que l'amour naisse dans l'oubly : et qu'elle peut naistre parmy la colere et malgré la haine. En un mot, je trouve quelque chose de si inhumain, poursuivis-je, à chasser mesme de son souvenir un Amant malheureux : que je ne trouverois pas si cruel de le faire mourir effectivement. Chassez moy donc de vostre coeur, si vous ne m'y pouvez souffrir : mais laissez moy du moins occuper quelque place en vostre memoire. Ne vous souvenez de moy, si vous voulez, que pour en dire du mal ; que pour vous pleindre de mon opiniastreté à vous aimer malgré vous : cherchez mesme les voyes de vous vanger, et vangez vous en effet : Mais de grace, ne m'oubliez pas jusques au point de ne vous souvenir mesme plus que mon amour vous importune. Est-ce trop Philiste, luy dis-je, que ce que je vous demande ? Ouy, me repliqua t'elle, car la haine est une
passion inquiette, qui trouble tout le repos de ceux qu'elle possede : où l'oubly au contraire, est un certain endormissement d'esprit qui n'a rien de fascheux : et qui fait que l'on passe sa vie fort doucement. Au moins (luy dis-je tout irrité, et n'estant plus Maistre de mon ressentiment) oubliez les plaisirs que vous donne la conversation d'Antigene, aussi bien que les chagrins que vous cause celle de Philocles : mon secret est bien encore meilleur que cela, reprit elle avec une raillerie piquante, car je me souviens tousjours de ce qui me plaist, et ne me souviens jamais de ce qui me fasche. Comme je luy allois respondre la Princesse Cleobuline arriva, et je sortis bien tost apres, m'estant impossible de pouvoir demeurer davantage aupres d'une personne qui me refusoit toutes choses jusques à sa haine : et qui n'avoit que de l'indifference pour moy, sans que j'en pusse comprendre la raison. Il sembloit, à cela prés, que la Fortune me voulust favoriser autant qu'elle pouvoit : mais en effet c'estoit pour me faire mieux connoistre l'opiniastreté de mon malheur, comme vous le sçaures bien tost.
Mais l'espoir de Philocles renaît. Le frère de Philiste lui apporte son soutien, au point que le mariage est envisagé. Philiste fait tout ce qu'elle peut pour tenter de s'opposer à cette union, au point même de tomber malade. Mais Philocles reste inflexible dans sa poursuite.
Il arriva donc qu'Antigene fut obligé d'aller à Thebes, pour quelque affaire importante : de sorte que pendant son absence j'avois du moins la consolation de ne voir point de Rival favorisé aupres de Philiste : et de pouvoir luy parler avec plus de liberté. Mais plus je l'intretenois, plus j'augmentois son aversion : et la chose alla à tel excés, qu'elle ne me pouvoit plus souffrir. Cependant je
ne laissois pas d'agir comme si je n'eusse point perdu l'esperance : je cultivois l'amitié de son frere ; et celle d'Alasis fort soigneusement : et je l'aquis de telle sorte, qu'ils tesmoignoient l'un et l'autre ouvertement, qu'ils eussent esté bi ? aises que l'eusse espousé Philiste. Mon Oncle qui souhaittoit cette alliance, et qui sçavoit que j'estois fort amoureux de cette Personne, leur en fit parler, apres en avoir escrit à mon Pere : et ne m'en parla à moy, qu'apres qu'ils eurent respondu favorablement. Ainsi je ne voyois nul obstacle à mon bonheur que la seule Philiste : mais il estoit si grand, qu'il en estoit invincible. En effet, son Pere ne luy eut pas plustost commandé de me regarder comme celuy qui devoit estre son Mary : et ne luy eut pas plus tost tesmoigné qu'il vouloit estre obeï sans resistance, qu'elle entra en un desespoir extréme. Elle employa Stesilée aupres de son frere, mais ce fut inutilement : et elle sçeut enfin que ses larmes, ses pleintes, et ses prieres seroient inutiles. Cependant comme il s'épandit un assez grand bruit de ce Mariage dans la Cour, tout le monde s'en resjoüissoit pour l'amour de moy : et tout le monde fut chez elle pour luy en faire compliment. Mais pour éviter une semblable persecution, elle feignit de se trouver mal durant quelques jours : et par cét artifice malicieux, elle me priva de sa veuë aussi bien que les autres. Stesilée pendant cela, estoit tousjours aupres d'elle : où par un sentiment que l'on ne sçauroit exprimer, elle me nuisoit autant qu'elle pouvoit, et servoit Antigene
à mon prejudice. Comme le chagrin de Philiste fut tres violent, elle devint malade effectivement en feignant de l'estre : et elle la fut de telle sorte, que les Medecins crûrent qu'elle en mourroit. Neantmoins estant enfin eschapée malgré elle, s'il faut ainsi dire, elle revint en estat de pouvoir souffrir la conversation. Mais quoy qu'on pût pourtant faire, elle demeura avec une santé languissante : et une melancolie si grande, que son humeur n'estoit pas connoissable. Je la voyois alors comme les autres ; car elle n'osoit pas m'en empescher : mais je la voyois presques sans plaisir, par l'opinion que j'avois que j'estoit cause de son mal. Durant ce temps là, diverses personnes luy parlerent en ma faveur : et la Princesse Cleobuline entr'autres voulut sçavoir au vray par quel mouvement elle agissoit aveque moy comme elle faisoit : mais il luy fut impossible d'en sçavoir autre chose, sinon qu'elle mesme n'en sçavoit rien. Elle tomboit d'accord avec la Princesse, que j'estois d'une Maison qui honnoroit la sienne par nostre alliance : que j'avois plus de bien qu'elle n'en pouvoit esperer : que j'avois acquis quelque estime dans le Monde : que mesme je la meritois : et que j'avois sans doute pour elle une affection tres forte, puis qu'elle avoit pû resister à tous ses mépris. Mais apres tout cela, elle disoit tousjours, qu'il luy estoit impossible de m'aimer jamais : qu'il y avoit quelque chose dans son coeur qu'elle ne pouvoit vaincre, qui s'opposoit à tout ce qui pouvoit m'estre
avantageux, et qui le destruisoit mesme entierement. Mais, luy disoit la Princesse, n'est-ce point que le choix secret que vous avez fait d'Antigene, est la seule chose qui deffend l'entrée de vostre coeur à Philocles ? nullement, luy disoit elle : et quand je n'aurois aucune complaisance pour Antigene, et que mon coeur seroit absolument libre, j'aurois tousjours la mesme aversion pour Philocles. Car enfin comme je ne haïs point par raison, et que c'est un sentiment dont moy mesme ne comprens point la cause, il n'y en faut point chercher. La Princesse qui me faisoit l'honneur de m'aimer, voyant le caprice de Philiste, fit ce qu'elle pût pour me destacher de son affection : mais mon ame estant aussi fortement portée à l'aimer, que la sienne l'estoit à me haïr, elle n'en pût venir about. J'avoüois malgré moy à la Princesse, qu'il y avoit à Corinthe d'aussi belles Personnes que Philiste ; d'aussi spirituelles, et d'aussi nobles : mais je luy disois en mesme temps, qu'il n'y en avoit point que je pusse aimer. Ainsi trouvant autant d'impossibilité à me la faire oublier, qu'il y en avoit à l'obliger de ne me haïr plus ; nous estions tous deux malheureux : et la seule Stesilée dans le fonds de son coeur, trouvoit quelque maligne satisfaction à nostre infortune : prenant sans doute quelque plaisir à voir un homme qu'elle avoit aimé, ne l'estre point de ce qu'il aimoit : et à voir aussi celle, qui selon mon opinion l'avoit empeschée d'estre aimée, estre malheureuse par ma passion, aussi bien que par la
sienne. Cependant Alasis estoit si irrité contre Philiste, qu'il luy fit dire qu'il ne la verroit plus, qu'il n'est sçeu qu'elle estoit resoluë de m'espouser, et de bien vivre aveques moy. Son frere ne luy estoit pas plus favorable : et tout enfin l'affligeant, et ne luy laissant nulle esperance ; elle menoit une vie si melancolique, que l'on ne parloit plus d'autre chose dans toute la Cour. Il est vray qu'elle ne souffroit pas seule, et que je partageois ses maux d'une façon bien cruelle : quelquesfois je me resolvois à ne l'aimer plus, et je m'imaginois presques que je le pourrois faire : Mais helas à peine avois-je pris la resolution de n'aller plus chez elle, que mes pas m'y conduisoient malgré moy. Antigene estoit cependant tousjours absent : et je n'avois que la seule Philiste pour cause de mes inquietudes.
Un jour que je fus chez elle, et que contre sa coustume Stesilée n'y estoit pas : apres que quelques Dames que j'y trouvay s'en furent allées, nous fusmes l'un et l'autre quelque temps sans parler : Philiste révant tres profondément sans me regarder, et moy la regardant tousjours, sans oser presques commencer de l'entretenir. Je voyois sur son visage une alteration si grande, que j'en estois tout esmeu : Mais lors qu'elle vint à lever les yeux, et que je les vy tous couverts de larmes, qu'elle ne pouvoit qu'à peine retenir, quoy qu'elle fist tout ce qui luy estoit possible pour cela ; j'en fus si sensiblement touché, que l'on ne peut l'estre davantage. Madame, luy dis-je tout hors de moy ; oserois-je prendre la liberté
da vous demander, si ces larmes que je voy, ont une cause que je puisse sçavoir ? Vous pouvez mesme encore plus, dit elle avec une action languissante ? car vous les pouvez faire tarir. Moy Madame ! luy dis-je ; ouy, reprit elle, et si vous estiez aussi genereux que vous devriez l'estre, je serois bien-tost en repos, et vous aussi. Car enfin, poursuivit elle, pourquoy ne me haïssez vous pas ? Mais Madame, luy repliquay-je, pourquoy m'aimez vous point ? c'est parce que je ne le puis, dit elle ; et c'est par cette mesme raison, luy dis-je, que je ne sçaurois non plus cesser de vous aimer, que vous cesser de me haïr. Connoissez du moins, dit elle, par cette impossibilité, que je ne suis pas coupable : connoissez aussi par la mesme raison, luy respondis-je, que je suis bien malheureux, puis que je ne puis vivre sans vous, et que vous ne pouvez vivre aveque moy. Je comprens pourtant beaucoup mieux ; luy dis-je encore, par quelle cause je vous aime, que je ne comprens par quelle cause vous ne pouvez souffrir ma passion : ne cherchez ni raison ni excuse à ce que je fais, dit elle, car je n'y en cherche pas moy mesme. Peut estre, luy dis-je, que le temps et mes services vous changeront : non Philocles, repliqua t'elle, ne vous y trompez pas : jusques icy j'ay conservé encore quelque bien-seance : j'ay inventé des pretextes pour differer le mariage que mon Pere a resolu de faire de vous et de moy : j'ay faint d'estre malade ; et je la suis devenuë en effet : Mais apres tout, s'il ne change, et si
vous ne changez, je me resous à luy desobeïr ouvertement : et par consequent à estre blasmée de tout le monde : cependant je ne sçaurois faire autre chose. Quoy Madame, luy dis-je, vous estes absolument déterminée de vous opposer à mon bonheur ? n'appellez point ainsi, dit elle, un Mariage qui vous seroit desavantageux aussi bien qu'à moy : car quelle douceur trouveriez vous à me voir dans une melancolie continuelle, et à recevoir cent marques d'indifference ? Non Philocles, vous ne seriez point heureux : et si vous estiez sage, vous en useriez autrement. Je suis mesme assez genereuse, dit elle, pour ne vouloir pas punir cruellement, un homme qui m'aime comme vous m'aimes ; et vostre interest ne se trouve pas moins que le mien en cette rencontre. Je sçay bien adjousta t'elle, que je ne vous espouseray jamais, quand toute la Terre entreprendroit de m'y faire consentir : Mais je sçay bien aussi, qu'aimant la gloire comme je l'aime, je vous aurois beaucoup d'obligation, si vous ne me reduisiez pas dans la faucheuse necessité de faire une resistance ouverte à mon Pere : et que de vous mesme vous prissiez la resolution de m'abandonner. De vous abandonner Madame ! (luy dis-je avec une douleur extréme) eh Dieux ! comment vous pourrois-je obeïr ? Mais aimerez vous mieux, dit elle, que je vous regarde comme mon persecuteur ? que de l'indifference où je suis pour vous, je passe à la fureur contre vous, et au desespoir contre moy mesme ? et qu'enfin vous
me rendiez aussi malheureuse, que vous estes infortuné ? Vous pouvez bien juger, me dit elle, que si je vous pouvois aimer, j'obeïrois à mon Pere ; car si cela estoit, que manqueroit il à mon bonheur ? mais ne le pouvant pas, quelle justice y a t'il à vouloir de moy des choses qui n'en dépendent point ? y a t'il jamais eu de domination si tirannique, que celle que l'on pretend avoir sur mon ame ? Pensez à vous Philocles, pensez à vous : et s'il vous reste quelque raison, servez vous en pour adoucir vos malheurs, et pour faire cesser les miens. Quoy Madame, luy dis-je, vous pretendriez que je vous laissasse dans la liberté d'espouser Antigene ! Ha ! non non, je vous aime trop pour y consentir. Si j'estois persuadé, poursuivis-je, que le mespris que vous avez pour moy, fust causé par une simple aversion naturelle que vous ne pourriez vaincre : j'ay une passion si respectueuse pour vous, que je serois capable de me resoudre à mourir, en me resolvant de ne vous donner plus jamais aucune marque de mon amour et de ne vous persecuter plus. Mais injuste Personne que vous estes, cette aversion que vous avez pour moy, est fortifiée par l'inclination que vous avez pour Antigene : et vous ne voulez bannir Philocles, que pour luy donner la place qu'on luy destine. Cependant sçachez que c'est ce qui n'arrivera jamais : Antigene a este mon Amy, il est vray ; mais dés qu'il a esté mon Rival, il a deû se preparer à voir rompre tous les noeuds de cette amitié. J'ay retenu jusques icy mon ressentiment :
je l'ay veû favorisé, je l'ay veû aimé : mais je ne le verray point Mary de Philiste. C'est pourquoy si ce n'est que pour vous donner à Antigene, que vous voulez vous oster à Philocles, changez de dessein Philiste : et pour obliger Philocles à n'attaquer pas Antigene, rendez-le heureux. Il faudroit que les Dieux changeassent mon coeur, respondit elle ; et comme je ne pense pas qu'ils le fassent, tout ce que je puis est de vous dire, que quand Antigene ne seroit plus au monde, et que je ne l'aurois jamais connu, je serois pour vous ce que je suis. Mais avoüez du moins la verité, luy dis-je, Antigene auroit la gloire d'estre choisi par la belle Philiste, si Alasis y consentoit : je suis trop sincere, repliqua t'elle, pour vous nier ce que vous dittes. Ha cruelle Personne, luy dis-je, voulez vous me desesperer ? Mais vous mesme Philocles, dit elle, voulez vous me faire perdre la raison ? Quel droit avez vous sur mes volontez ? vous ay-je donné quelque esperance, depuis le temps que je vous connois ? Non, luy dis-je, mais vous m'avez donné beaucoup d'amour. En suis-je coupable ? reprit elle ; et ne vous ay-je pas prié mille fois, de n'en avoir plus pour moy ? Enfin dit elle encore, tout ce que vous me pourriez dire seroit inutile : car je ne seray jamais à Philocles. Et je jure par les Dieux, interrompis-je, qu'Antigene ne sera jamais possesseur de Philiste, tant que Philocles sera vivant. J'aimeray encore mieux ce malheur là que l'autre, repliqua t'elle ; le voulez vous ainsi ? (luy
dis-je, l'esprit remply de colere, de jalousie et d'amour tout ensemble) je vous l'ay desja dit, respondit elle : puis que cela est, poursuivis-je, sçachez que vous pouvez vous delivrer du malheureux Philocles. Il ne vous persecutera plus ; et ne vous verra mesme plus si vous voulez : et par quelle voye, dit elle, puis-je obtenir un si grand bonheur ? en rompant avec Antigene, luy dis-je, et en me promettant solemnellement de ne le voir jamais non plus que moy. Car de s'imaginer que je vous quitte, et que je vous laisse en estat de passer cent heureux jours avec mon Rival, c'est ce qui n'arrivera jamais. Je sçay bien, Madame, que je sors en quelque façon du respect que je vous dois : Mais quiconque n'a plus de raison, n'est plus assubjetti à aucune bien-seance. Parlez donc Madame : voulez vous que Philocles ne vous voye plus ? vous le pouvez presentement. Quand vous seriez mon Mary, reprit elle, que pourriez vous faire davantage que ce que vous faites ? Si je possedois cét honneur, luy dis-je, je me confierois à vostre vertu : Mais n'estant que l'objet de vostre aversion, je ne me dois fier qu'à moy mesme. Ainsi Madame, si vous voulez que je n'oblige pas Alasis à vous forcer d'accomplir la parole qu'il m'a donnée : escrivez une lettre à Antigene, qui luy deffende absolument de vous voir à son retour, et je vous laisseray en paix. A condition toutefois, que la promesse que vous me ferez sera sincere : et que vous n'espouserez jamais Antigene. Vous me dittes
de si estranges choses, me respondit elle, qui je ne sçay comment je les puis endurer : Vous m'en respondez de si cruelles, repliquay-je, que je m'estonne comment je les puis entendre sans mourir. Quoy qu'il en soit, luy dis-je, Antigene ne profitera point de ma disgrace : Mais puis que je ne puis estre à vous, reprit elle, que vous importe à qui je sois ? Que m'importe ! luy dis-je, Madame ; Ha, que vous connoissez mal la passion qui me possede ! de croire qu'il n'y ait aucune difference entre un Rival aimé, et un autre qui ne l'est pas. Je sçay bien, poursuivis-je, que perdre la possession de ce que l'on aime, est un mal fort grand : mais en voir joür un Rival, et un Rival aimé, en est un incomparablement plus terrible. Ainsi ne pensez pas que je puisse jamais changer de sentimens : donnez moy du moins quelques jours, dit elle, à raisonner sur une proposition si bizarre : je vous les accorde Madame (luy dis-je en souspirant) puis revenant tout d'un coup de mon transport ; et veüillent les Dieux, poursuivis-je, que pendant ce temps là vous puissiez changer de sentimens pour moy.
Philocles et Philiste réfléchissent au marché. Elle décide d'accepter, convoque Philocles et lui remet une lettre dans laquelle elle annonce à Antigene qu'elle rompt leur relation. Philocles est satisfait et s'efforce d'annuler le projet de mariage.
Ce fut de cette sorte que je quittay Philiste, que je laissay dans une inquietude extréme : car elle voyoit que je luy avois donné un moyen de se delivrer de mes importunitez : mais pour l'accepter, il faloit quitter Antigene, qu'elle ne haïssoit pas. D'autre part, elle craignoit que si elle s'obstinoit davantage là dessus, il n'arrivast de deux choses l'une : ou que son Pere la forçast à m'espouser, comme
il y avoit grande aparence qu'il feroit : ou que je ne tuasse Antigene. De mon costé, je n'estois pas moins en peine qu'elle : car je voyois Philiste si malade, si changée, et si melancolique ; que je craignois d'estre enfin cause de sa mort. De plus, j'imaginois quelque chose de si fascheux, à violenter ses inclinations, en l'espousant malgré qu'elle en eust, par l'authorité de son Pere, que je ne m'y pouvois resoudre. Quelques fois un genereux dépit me faisoit avoir honte de ma lasche perseverance : mais un moment apres, l'amour reprenoit sa premiere place : et chassoit aussi tost de mon coeur tout autre sentiment. Il y avoit des instans, où la colere me transportoit de telle sorte, que je ne la voulois espouser que pour la mal traiter apres, et pour l'oster à Antigene : toute autre voye ne me semblant pas si seure que celle là. Il y en avoit d'autres aussi, où devenant un peu plus tranquile, je ne voulois agir que par de simples soumissions : mais quoy que je voulusse et que je pensasse, je voulois tousjours qu'Antigene n'espousast point Philiste. Cependant Alasis qui se faschoit du procedé de sa fille, commença de vouloir haster nostre mariage : et de luy faire dire par son frere, qu'il vouloit absolument qu'elle y consentist. Se voyant donc alors au desespoir, elle m'envoya querir : et la trouvant toute en larmes, Philocles, me dit elle, vous avez vaincu : Ha Madame, luy dis-je, seroit il bien possible ? ouy dit elle, et pourveu que vous rompiez avec mon Pere,
je vous promets de rompre avec Antigene. Eh Dieux Madame, luy dis-je, que cette victoire est funeste, et qu'elle me coustera de l'armes ! Mais Madame, adjoustay-je, vous voulez bien faire la moitié de ce qu'il faudroit pour me rendre heureux : que n'achevez vous ? et que ne dittes vous que vous romprez avec Antigene, pour ne rompre jamais avec Philocles ? Demeurez, dit elle, dans les termes de vostre proposition, si vous ne voulez que je me porte à quelque resolution desesperée. Philiste prononça ces paroles d'une maniere qui me donna de la pitié malgré ma colere : de sorte que faisant un grand effort sur moy mesme ; mais Madame, luy dis-je, qui m'assurera que vous romprez avec Antigene ? Cette Lettre, dit elle, que vous luy rendrez, ou que vous luy ferez rendre. Mais de grace, adjousta t'elle, comme je fais pour vous tout ce que je puis, faites pour moy tout ce que vous devez, et ne me voyez plus je vous en conjure. En disant cela, elle me quita, et rentra dans son Cabinet : mais si pasle, si changée, et avec tant de douleur dans les yeux, que je connus aisément malgré la mienne, qu'Antigene estoit encore mieux avec elle que je ne pensois. De vous dire en quel estat estoit alors mon ame, il ne seroit pas aisé ; je sortis de sa chambre, et m'en allay chez moy, où je ne fus pas si tost, qu'ouvrant la Lettre de Philiste, j'y l'eûs ces paroles.
PHILISTEA ANTIGENE.
Si Philocles cesse de me voir comme il me l'a promis, je vous conjure par le pouvoir que vous m'avez donné sur vous, de faire la mesme chose. C'est par cette seule voye, que je puis m'empescher d'estre à luy : et c'est seulement par sa volonté que la mienne n'est pas entierement tirannisée par mon Pere. Pour n'espouser pas celuy que je n'aime point, il faut me priver de celuy que j'eusse sans doute aimé, s'il m'eust esté permis de le faire. Mais qu'y ferois-je ? ma cruelle destinée le veut ainsi. Cependant souvenez vous que je pretens estre obeïe : et que je ne veux point du tout, ni que vous querelliez Philocles, ni qu'il vous querelle à ma consideration. Car comme il se prive de tout ce qu'il aime pour l'amour de moy, qui est moy mesme : il est juste que vous en fassiez autant que luy, pour le repos de
PHILISTE.
Dieux que cette Lettre me donna de divers sentimens ! tanstost j'avois quelque plaisir à penser qu'Antigene ne verroit plus Philiste : et un moment apres j'estois tres affligé, de voir combien j'estois mal dans son esprit. Je pensay cent et cent fois, changer de resolution : et cent et cent fois aussi je demeuray déterminé à suivre celle que j'avois prise. Et en effet, j'obligeay un de mes Amis d'aller trouver Alasis, et de le suplier tres humblement de ne vouloir pas forcer Philiste : et de luy donner du moins quelque temps à
se resoudre. Qu'aussi bien faloit il que je fisse un voyage, pour une affaire qui m'estoit survenuë, qui me forçoit à partir de Corinthe dans peu de jours. D'abord cét homme soubçonna quelque chose de la verité, et voulut absolument que sans s'arrester à l'aversion de sa fille je l'espousasse : mais à la fin il creût ce que je luy fis dire : et je partis sans dire adieu à personne, pour m'en aller où estoit Antigene.
Philocles fait un voyage à Thebes, où il retrouve Antigene. Il le surprend en galante situation. Antigene avoue qu'il est maintenant amoureux d'une autre jeune fille. Mais Philocles n'en retire aucun profit : Philiste conserve son aversion envers lui. Et elle se marie avec un autre prétendant.
Je fis ce voyage, comme vous pouvez penser, avec une douleur extréme : aussi tost que je fus à Thebes, je m'informay du lieu où logeoit Antigene, et je fus l'y chercher : mais on me dit qu'il estoit allé dans les Jardins qui sont au delà du Chasteau de la Cadmée. M'en estant donc fait montrer le chemin, j'y fus, et je le trouvay effectivement avec de fort belles Personnes, qui se promenoit dans de grandes Allées dont les Palissades estoient fort espaisses. Comme je le connus d'une Allée je passay dans une autre, ne voulant pas luy parler devant tant de monde : et arrivant vis à vis de l'endroit où il estoit, j'entendis à travers la Palissade, que la conversation de ces Dames et de luy, estoit fort galante et fort enjoüée : et il me sembla que pour un homme amoureux à Corinthe, il estoit un peu bien guay et bien galant à Thebes. Mais comme je ne l'estois pas tant que luy, je ne voulus pas me mesler dans une conversation de personnes où je ne connoissois que mon Rival : et je m'en retournay l'attendre à son logis. Comme il revint fort tard ce soir là, il s'en falut peu qu'il ne lassast ma patience :
j'avois pourtant une si forte envie de luy donner une mauvaise nouvelle, que je l'attendis. Il ne fut pas plustost venu, que montant à sa chambre où ses gens qui me connoissoient m'avoient mis, je m'avançay vers luy avec assez de froideur : mais je fus fort surpris de voir qu'il s'en vint à moy avec un visage presque aussi ouvert, du temps que nous n'estions pas Rivaux. Philocles, me dit il, est à Thebes ! Eh Dieux, est il bien possible ? Ouy, luy respondis-je, et il y est seulement pour Antigene, et par les ordres de Philiste. Estes vous presentement assez bien ensemble, me dit il, pour vous donner de semblables commissions ? Vous le verrez par sa Lettre, luy dis-je en la luy donnant, Antigene rougit en la prenant de ma main : et s'aprochant de la table où il y avoit des flambeaux ; j'avoüe, dit il, que je ne puis comprendre tout cecy : Mais apres avoir leû cette Lettre, sans une aussi grande esmotion que le m'estois imaginé qu'il la devoit avoir : Non non, Philocles (me dit il, repassant quelques paroles de la Lettre de Philiste) Antigene ne vous querellera point : et quand vous le voudriez quereller, vous n'en viendriez pas à bout. Je confesse que le discours d'Antigene me surprit : mais apres m'avoir embrassé, enfin, me dit il, les Dieux m'ont gueri : et quoy que je ne puisse l'avoüer sans quelque honte, il faut pourtant pour vostre repos que je vous avouë ma foiblesse : et que je vous die que je suis aussi amoureux à Thebes, que je l'estois à Corinthe. Quoy, luy dis-je,
Antigene aimé de Philiste est inconstant, et Philocles haï et mesprisé est fidelle ! Cela est ainsi, repliqua t'il, sans que je puisse en dire d'autre raison, sinon que sans doute les Dieux n'ont pas voulu que je fusse plus long temps Rival d'un de mes plus chers Amis. Je ne crûs pourtant pas d'abord aux paroles d'Antigene : et le lendemain il me fit voir la Personne qu'il aimoit alors, qui en effet estoit un miracle de beauté. Je m'en informay encore dans la Ville avec adresse : et je sçeus qu'effectivement depuis qu'il estoit à Thebes, il en avoit tousjours paru fort amoureux. Nous renoüasmes donc nostre ancienne amitié : et je m'en retournay à Corinthe, avec la permission de faire sçavoir son inconstance à Philiste : esperant que peut estre cela me pourroit servir. Mais helas cette esperance fut bien mat fondée ! car ne pouvant se vanger sur Antigene de son infidelité, elle s'en vangea sur moy : et me traitta plus cruellement, qu'elle n'avoit encore fait. En ce temps là son Pere mourut ; si bien que n'ayant plus nul espoir, et elle agissant avec plus d'authorité qu'elle ne faisoit pendant qu'Alasis estoit en vie, il falut ne la plus voir. Et pour achever mon malheur, cette cruelle Fille qui estoit revenuë en santé, et plus belle que jamais ; s'en retourna à Ialisse, chez une Tante qu'elle y avoit (car sa Mere estoit de ce païs là) et elle y fut mariée quelque temps apres : sans m'avoir jamais donné que des marques d'aversion, ou à tout le moins d'indifference.
Philocles clôt son récit et avance des arguments pour démontrer qu'il est le plus malheureux des amants. Après quelques commentaires, on donne la parole à Artibie.
Et par consequent je pais dire, que non
seulement j'ay esté privé de toutes les douceurs de l'amour : mais que l'en ay esprouvé tous les suplices : n'y en ayant point sans doute qui esgale celuy là. Aussi ne pûs-je plus souffrir le lieu où je l'avois si long temps enduré : et malgré tout ce que l'on me pût dire, je quittay Corinthe, et je m'en retournay en Chipre : où j'ay continue d'adorer comme je fais encore cette rigoureuse Personne. De sorte que sans pouvoir jamais esperer d'estre aimé, je voy bien que j'aimeray tousjours : et que par consequent je seray tousjours malheureux. L'absence est sans doute un mal tres sensible : mais estre absolument esloigné du coeur de la personne que l'on aime, est une chose bien plus cruelle, que de n'estre esloigné que de ses yeux. Ce mal a cent mille remedes qui le soulagent du moins, s'ils ne le guerissent pas : le souvenir des choses agreables, accompagné de l'esperance du retour, donne certainement d'assez douces heures, quoy que Thimocrate en veüille dire : et je ne sçay mesme si le plaisir de revoir ce que l'on aime, apres en avoir esté privé quelques jours ; n'est pas plus grand, que tous les maux que l'absence peut causer. Mais de s'imaginer que l'on n'est point aimé, et qu'on ne le sera jamais : c'est un suplice que l'on ne peut comprendre, à moins que de l'avoir esprouvé : et par lequel l'absence toute simple ne peut entrer en comparaison de cette grande absence dont je parle : elle qui comprend toute sorte d'absences : puis que mesme en la presence de ce que l'on aime,
me, on est esloigné de son coeur et de son esprit. Je confesse sans doute que la mort d'une Maistresse, est plus rigoureuse que l'absence : Mais je n'endureray pas que l'on die, que celuy qui n'est point aimé soit moins malheureux, que celuy qui pert ce qu'il aime. Ce dernier mal est certainement un mal violent : toutesfois suivant l'intention de la Nature, il perd quelque chose sa force, dés qu'il est arrivé à son terme. Mais celuy que je souffre, contre l'ordre de tout l'Univers, est violent et durable. Plus il dure, plus il s'augmente : où l'autre au contraire, deminuë en avançant. L'impossibilité de pouvoir ressusciter une personne morte, fait que l'ame se repose malgré elle dans sa propre douleur : Elle s'enferme, pour ainsi dire, dans le Tombeau de ce qu'elle aime : et s'assoupissant parmi l'espaisseur des Tenebres du Cercueil, elle y languit à la fin plus qu'elle n'y souffre, et il y a mesme quelque sorte de consolation, à arroser de ses larmes les cendres de sa Maistresse. Mais un Amant mesprisé, qui se voit mort dans le coeur de ce qu'il aime, ne joüit d'aucun repos ; car estant persuadé pour son malheur, qu'il n'est pas absolument impossible qu'il n'arrive quelque changement en ses affaires : il forme cent desseins differens, qui ne reüssissant point du tout, le desesperent tous les jours. Il espere autant qu'il faut pour estre inquiet, et non pas pour estre consolé. Ainsi faisant tout ce que les autres ont accoustumé de faire pour estre aimez, il le fait pourtant inutilement. Plus il aime plus
on le mesprise ; et sans pouvoir guerir, et sans mesme le pouvoir desirer, il endure un mal incroyable. La jalousie est encore un poison bien dangereux ; mais il n'a pourtant pas toute sa malignité dans le coeur d'un Amant qui a crû quelquefois estre aimé. Et si la jalousie peut tenir rang parmi les grands maux, c'est sans doute lors que celuy qui est jaloux est persuadé, que la personne qu'il aime n'a jamais eu de sentimens avantageux pour luy. Cependant tout rigoureux qu'est ce suplice, il n'aproche point encore de celuy que je sens : Car enfin je suis persuadé, que si j'avois crû seulement un jour avoir esté aimé de Philiste : le sentiment de cét heureux jour, adouciroit tous mes maux, et fortifieroit mon esperance pour toute ma vie. Un homme jaloux peut mesme tousjours s'imaginer, que peut-estre ce qu'il pense n'est pas : car cette passion pour l'ordinaire, n'inspire que des sentimens incertains et mal affermis. Mais quand par une longue experience, on sçait de certitude qu'il y a une aversion invincible, dans le coeur de la personne que l'on aime : que reste t'il à faire qu'à desirer la mort ? Car enfin les soins, les services, les soupirs, les larmes, et toutes les autres choses que font les Amants les plus fidelles, ne vont qu'à tascher d'obtenir le bien d'estre aimé ; c'est la seule recompense de l'amour : c'est le seul sentiment qui donne le prix à toutes les faneurs : sans celuy là tout le reste n'est rien : et c'est pour l'aquerir que l'on souffre des années entieres. Faut il donc s'estonner
si estant privé de ce qui est le terme et le souhait de tous les Amans qui ont aimé, qui aiment, et qui aimeront ; je soutiens que je souffre plus, que personne ne sçauroit souffrir ? et que par consequent, ce seroit me faire une injustice extréme, que de ne me pleindre pas plus que tous les autres malheureux. Ce fut de cette sorte que Philocles acheva de raconter son Histoire, et de dire ses raisons : qui semblerent si fortes à Martesie, qu'elle ne pût s'empescher de dire tant de choses contre Philiste, que Philocles fut contraint de prendre son parti, et de la vouloir encore excuser. Pour moy, dit Cyrus, quoy que je la blasme, je ne laisse pas de la pleindre aussi bien que Philocles : car il faut que les Dieux soient bien irritez contre elle, de luy avoir fait regarder comme un malheur, ce qui pouvoit la rendre tres heureuse. Mais puis qu'elle est elle mesme la cause de la perte de son bonheur, reprit Erenice, il me semble Seigneur, qu'elle a merité de le perdre. Ainsi Philocles, interrompit Aglatidas, en est sans doute plus à pleindre : car si la Fortune avoit toute seule traversé ses desseins, il se consoleroit plus aisément, que de voir que Philiste les a détruits. Ce mal est grand, reprit Thimocrate : mais quand je songe à celuy que je souffre, il me paroist bien petit. Je le trouve pourtant plus insupportable que le vostre, luy repliqua le Prince Artibie, et neantmoins mille degrez au dessous du mien : eh pleust aux Dieux que l'adorable Personne dont je regrette
la perte, fust en estat de me le faire endurer. Ce souhait est bien estrange, adjousta Leontidas ; je ne sçay toutefois si ceux que j'ay faits souvent dans mes jalousies, ne vous le paroistront point davantage. Ce n'est pas encore à vous à parler, intérrompit Martesie ; et si vous le trouvez bon Seigneur, dit elle en regardant Cyrus, le Prince Artibie suivant l'ordre que vous avez approuvé, parlera devant Leontidas. Vous estes leur Juge, repliqua Cyrus ; et ce n'est qu'a vous qu'ils doivent tous obeïr : aussi crois-je que le Prince Artibie s'y dispose : En effet, apres avoir r'apellé en son esprit toutes les funestes idées de la mort de sa Maistresse, le visage luy changea ; ses yeux devinrent encore plus melancoliques qu'auparavant : et apres avoir soupiré deux ou trois fois, il commença son recit de cette sorte.
Artibie tombe amoureux de Leontine après l'avoir vue malade et proche de la mort. La jeune fille par bonheur guérit. Artibie ne parvient pas pour autant à se faire aimer d'elle. Un jour, le bruit court que Leontine est morte noyée en passant une rivière. Il s'agit d'une fausse nouvelle, mais l'effet qu'elle a fait sur Artibie révèle avantageusement sa passion à Leontine. Une nouvelle fausse rumeur de la mort de Leontine révèle à Artibie à quel point, malgré une jalousie passagère à l'égard d'Antigene, il tient à elle. Bientôt le mariage est décidé. Mais le jour de la cérémonie, Léontine meurt subitement.
Après quelques précautions oratoires sur l'irréductibilité du deuil à toute autre forme de malheur, Artibie commence son récit. Cilicien d'origine, il se rend à Thèbes. Il y apprend la maladie grave de Leontine, la plus belle jeune fille de la ville. Le hasard le fait entrer chez elle alors qu'elle est mourante. Il en tombe éperdument amoureux.
L'AMANT EN DEUIL.
TROISIESME HISTOIRE.
Le souvenir des malheurs, est sans doute assez agreable, à ceux qui ne les souffrent plus : et qui comme des gens échapez du naufrage, racontent les perils qu'ils ont évitez, n'estant plus en lieu, ny en estat de les pouvoir craindre. Mais le mal que je souffre estant un mal eternel, ou qui du moins ne finira qu'avec ma vie : il ne me seroit pas aisé d'avoir l'esprit assez libre, pour vous pouvoir raconter exactement, la naissance et le progrés de ma passion. Joint que quand il seroit possible
de trouver quelque douceur à se pleindre de semblables maux : il n'y en auroit point à se souvenir des plaisirs passez et dont l'on ne peut plus jamais joüir. Dispensez moy donc, je vous en conjure, de m'estendre sur tout ce qui ne sera point funeste : et ne trouvez pas mauvais, que mon ame accoustumée à ne penser qu'à la mort, ne vous entretienne que de choses melancoliques : et ne remplisse vostre imagination, que d'Urnes, de Cendres et de Tombeaux. Je ne vous diray point par quelles raisons le Prince de Cilicie mon frere m'envoya à Thebes : car cela estant inutile à vous faire connoistre quelle a esté ma passion, il suffit que vous apreniez que j'y fus deux années entieres. Mais il sera peut-estre à propos que vous sçachiez seulement, que la Princesse ma Mere estoit de la Race de Cadmus fils d'Agenor, si illustre parmi les Thebains ; afin que vous ayez moins de peine à croire, qu'un Cilicien n'ait pas esté traité en Barbare parmi des Grecs. Je fus donc à Thebes avec un equipage digne de ma naissance : j'y fus reçeu avec beaucoup d'honneur : et en peu de jours je connus tout ce qu'il y avoit de Grand et de beau en ce lieu là. Celuy qui estoit alors Boeorarche, c'est à dire Capitaine General de la Boeoce, avoit un fils nommé Polimnis, à peu prés de mesme âge que moy, avec qui je fis une amitie tres particuliere : et qui me fit voir tout ce qu'il y avoit de Dames de qualité dans Thebes, parmi lesquelles j'en trouvay grand nombre d'admirablement belles. Mais dans toutes les
Compagnies où je me trouvois, je n'entendois parler que de la maladie d'une Fille de la Ville, que l'on disoit estre la plus belle chose du monde. Et comme je demanday à Polimnis s'il estoit vray que cette Personne que l'on disoit qui estoit en danger de mourir, fust plus belle que tout ce que j'avois veû à Thebes ? Il m'assura de nouveau, qu'elle avoit plus de beauté toute seule, que toutes les autres ensemble. J'apris en suitte qu'elle estoit sa parente : qu'elle estoit descenduë d'Eteocle Neueu de Creon, et fils d'Iocaste, qui avoient porté la Couronne avec tant d'infortunes : et que cette Personne avoit toutes les qualitez qui pouvoient la rendre accomplie. Je commençay donc de m'interesser à sa conservation sans la connoistre : et il n'y avoit point de jour, que je ne demandasse à Polimnis comment se portoit sa belle Malade ? Sans en avoir pourtant, comme vous pouvez penser, une plus grande inquietude, que celle que l'amour des belles choses en general peut causer : et que la compassion naturelle peut inspirer à un homme qui a l'ame tendre, et l'imagination assez vive. Cependant il estoit aisé de connoistre ses Amans ; car ils estoient tous si melancoliques, que les plus discrets faisoient voir leur passion par leurs larmes, ou à tout le moins par leurs soupirs. Un jour que Polimnis et moy passions devant la porte de Leontine (car cette belle Personne se nommoit ainsi ; et c'estoit la mesme qui avoit gueri Antigene de l'amour de Philiste) nous y vismes entrer beaucoup
de gens avec precipitation : et nous en vismes aussi sortir quelques autres, le visage tout couvert de pleurs. Polimnis arrestant une des Femmes de Leontine, qu'il vit estre fort affligée, elle luy dit que sa Maistresse se mouroit : et qu'elle alloit querir une de ses Amies qu'elle avoit demandée, auparavant qu'elle perdist la parole. Polimnis qui estoit parent de cette Personne, et qui l'aimoit fort, me demanda la permission d'entrer chez elle : mais bien loin de la luy refuser, je luy dis que j'irois aussi. En effet nous entrasmes dans cette Maison, où il n'y avoit plus aucune ceremonie à observer, tant le mal de Leontine y causoit de desordre. Toutes les portes estoient ouvertes : tous les Domestiques estoient en larmes : diverses chambres où nous entrasmes estoient pleines de monde : et apres avoir traversé plusieurs Apartemens, où nous trouvions tousjours des personnes affligées, nous arrivasmes enfin à son Antichambre. Mais Polimnis n'y ayant point encore trouvé de gens qui pussent luy dire bien precisément en quel estat estoit sa Parente : il m'y laissa, et entra dans sa chambre, dont la porte estoit ouverte, et qu'il vit toute pleine de gens qui n'y devoient pas plustost entrer que luy : car dans la douleur que le mal de Leontine causoit, tout estoit en confusion. Apres l'avoir veû entrer, je ne sçay par quel sentiment je fus poussé : mais je sçay bien que sans en avoir l'intention, je m'approchay de cette porte ; et que voyant encore entrer d'autres gens, j'entray comme
eux ; et me meslant parmi la presse, je vy d'abord un grand Pavillon de Drap d'or, retroussé tout à l'entour : et sur un lict qui estoit dessous, l'incomparable Leontine evanouïe. Mais Dieux que cét Objet me surprit et me toucha ! et que la veuë d'une si grande beauté en un si pitoyable estat, causa de trouble en mon ame ! Elle estoit couchée negligeamment sur le costé ; la teste un peu renversée ; ses cheveux à demi dénoüez ; la gorge un peu descouverte ; le bras droit pendant hors du lict ; le gauche nonchalamment estendu sur sa couverture ; les yeux fermez, et la bouche un peu entre-ouverte ; sans donner nul signe de vie, que par une respiration foible et precipitée, qu'à peine pouvoit on discerner. Cependant quoy que la pasleur de la mort fust sur le visage de Leontine, je puis pourtant dire que jusques alors je n'avois jamais rien veû de si beau : estant absolument impossible, de trouver une plus grande beauté que la sienne. Je vous laisse donc à juger si j'eus de la douleur, de la voir en cét estat : et de remarquer que tous les remedes qu'on luy faisoit ne servoient de rien. Je la vy durant une heure, à ce qu'il me sembloit, toute preste à expirer : Polimnis qui m'aperçeut s'estant aproché de moy, voulut me faire sortir à diverses fois, afin de s'oster devant les yeux un objet si triste : mais voyant qu'on ne prenoit pas garde à nous, et que nous y pouvions demeurer, je l'y retins sans sçavoir pourquoy ; car j'estois si touché de voir Leontine en cét estat, quoy que je ne l'eusse jamais
veue en un autre, que je m'en estonnois moy mesme. Mais enfin comme on perdoit presque tout à fait l'esperance, je vis en un moment je ne sçay quel lustre incarnat se mesler à la blancheur de son teint : et chasser cette pâleur mortelle, qui s'estoit espandue sur son visage. Un moment apres elle ouvrit les yeux : mais quoy qu'elle les refermast aussi tost, je vis pourtant briller quelque chose de si esclattant, que j'en fus esbloüy. En suitte elle soupira, et changeant de posture avec assez de vigueur, elle donna un signe evident d'un amendement notable. De sorte que les Medecins reprenant quelque esperance, firent sortir tout le monde de sa chambre, à la reserve de ceux qui la pouvoient servir : afin qu'elle eust plus d'air, et qu'ils peussent mieux l'assister. De vous dire comment Leontine à demy morte, fit naistre une passion immortelle dans mon coeur, ce me seroit une chose impossible : et il suffit, ô mon equitable Juge, que vous sçachiez que j'aimay Leontine toute mourante qu'elle estoit : et que la compassion attendrit tellement mon coeur, que l'Amour le blessa sans resistance. Depuis cela, je fus plus soigneux que Polimnis, d'envoyer sçavoir de ses nouvelles ; et mesme plus soigneux que tous ses anciens Amants.
Leontine guérit. Artibie s'efforce de la séduire. En vain. On apprend bientôt qu'elle s'est noyée au passage d'un fleuve. Effondré, Artibie va à la rencontre du convoi funéraire. Au moment où survient un chariot, il s'évanouit. Dans le véhicule se trouve Leontine, saine et sauve. Elle découvre ainsi la profondeur de l'amour d'Artibie.
Cependant il plût aux Dieux de la redonner à la Terre : elle vescut, elle guerit, et revint en santé parfaite : mais si belle, si charmante, et si merveilleuse en toutes choses, que je m'estimay heureux d'estre son esclave. Polimnis me mena chez elle, dés qu'elle
fut en estat d'estre veuë ; j'en fus reçeu avec beaucoup de civilité : et je trouvay des graces dans son esprit qui n'eussent pas eu mesme besoin de celles de sa beauté pour captiver le mien, s'il peust pas desja esté à elle. Je ne vous diray point, suivant ce que je me suis proposé, que je fis toutes les choses qu'une amour naissante a accoustumé de produire : et que je fis tout ce que je pûs pour luy plaire, pour la divertir, et pour en estre estimé. Mais je vous diray seulement, qu'encore que je ne reüsisse pas trop mal en ces trois choses : je fus pourtant tres long temps, sans recevoir nulles marques de complaisance pour la passion que l'avois dans j'ame. Leontine estoit tres civile : mais comme elle l'estoit pour tout le monde, mon amour n'estoit gueres satisfaite. Neantmoins, quoy que je creusse fortement, qu'elle ne m'aimoit point du tout, je ne laissois pas de l'aimer infiniment ; et en effet je m'en aperçeus quelque temps apres sa guerison : car estant allée à la compagne, avec quelques unes de ses Amies, il courut un bruit à Thebes qu'elles s'estoient noyées, au passage du Fleuve Ismene, leur Chariot s'estant renversé au milieu de cette riviere. L'on racontoit mesme toutes les circonstances de ce funeste accident. On disoit que Leontine avoit esté trouvée morte, à cinq ou six stades de l'endroit où le Chariot avoit esté rompu : et il n'y avoit presque point lieu de douter de cette tragique nouvelle. De vous dire comme je la reçeus, il ne me seroit pas facile : j'en perdis
la parole, et j'en pensay perdre la vie. Je ne sçaurois non plus vous raconter bien precisément ce que je dis et ce que je fis : car ma raison se troubla de telle sorte, que ma douleur aprit à tout le monde, ce que j'avois eu bien de la peine à cacher : parce que l'humeur de Leontine n'estoit pas d'aimer ces Adorateurs publics, qui font vanité de leur passion. Comme il y avoit deux journées de Thebes jusques au lieu où l'on disoit que ce malheur estoit arrivé, il falut quelque temps pour en avoir des nouvelles : Mais Dieux ! toutes les heures mesurent des Siecles, car je les passay sans esperance : et si Polimnis qui sçavoit mon amour, ne m'en eust empesché, j'aurois esté moy mesme au lieu où l'on disoit que Leontine s'estoit noyée. Mais enfin l'impatience m'ayant pris, je sortis à cheval de la Ville, ne sçachant ce que je voulois faire : si ce n'estoit que je voulois du moins aller le long du chemin par où l'on devoit raporter le corps de Leontine. Polimnis qui sçeut que j'estois sorty me suivit ; et me voulant consoler, il me disoit qu'apres tout j'estois heureux, de ce que sa Parente ne m'avoit pas esté plus favorable : puis que si elle m'eust aimé, j'en eusse esté encore plus infortuné que je n'estois. Ha injuste Amy, luy dis-je, vous ne sçavez pas aimer ! Quoy, poursuivis-je, vous croyez qu'il fust possible que je fusse plus affligé que je ne suis ! Non non, luy dis-je encore une fois, vous ne sçavez ce que c'est qu'amour. Helas (disois-je encore, sans plus songer que Polimnis estoit la) Leontine n'est
plus ! Leontine la plus belle chose du monde a peri miserablement ! elle ne m'aimoit pas, il est vray : mais elle m'auroit peut-estre aimé. Et puis, quand elle ne l'auroit pas fait, et que je pourrois en estre asseuré presentement, devrois-je cesser de la pleindre ; et ne suffit il pas que je l'aimois, pour la regretter eternellement ? Non non, (poursuivois-je en me retournant vers Polimnis) il ne faut pas d'autre raison, pour vous prouver que je dois estre inconsolable : j'aimois Leontine, et je l'ay perduë : que faut il davantage pour se desesperer ? Nous ne regrettons gueres ceux qui nous aiment, quand nous ne les aimons pas : et nous ne laissons pas de regretter ceux que nous aimons, encore qu'ils ne nous aiment point. Pleurons donc, pleurons eternellement l'incomparable Leontine. Comme j'en estois là, je vis que Polimnis sans m'escouter s'arrestoit, et jettoit les yeux dans une grande plaine où nous estions : car la Beoce est un païs extremement plat et fort descouvert. Je m'arrestay donc comme luy ; et regardant du mesme costé, je vy paroistre un Chariot, qui estoit escorté par quelques hommes à cheval. Apres que Polimnis et moy eusmes regardé quelque temps, pendant quoy ce Chariot approchoit tousjours : nous le reconnusmes pour estre celuy de la belle Personne dont je regrettois la perte. Ha Polimnis, luy dis-je tout hors de moy, voicy le corps de Leontine que l'on raporte ! En disant cela cette funeste idée s'empara si fort de mon esprit, que mon ame se trouva trop
foible pour pouvoir suporter une si grande douleur. Je voulus pourtant pousser mon cheval vers ce Chariot, qui s'approchoit tousjours : mais ne sçachant ce que je faisois, et perdant absolument la raison, je reculois au lieu d'avancer. Polimnis s'estant aproché de moy m'a dit depuis qu'il me vit le visage tout changé : les yeux égarez : et que luy tendant la main, je luy dis en paroles peu distinctes ; du moins Polimnis je la verray morte : et qu'apres cela il vit que j'abandonnois la bride de mon cheval : et que s'il ne m'eust soustenu je fusse tombé. Il me prit donc par le bras ; et un de mes gens qui m'avoit suivi luy ayant aidé, il me mit à terre fort doucement à deux pas du chemin, où je demeuray éuanoüi. Polimnis se trouva alors bien embarrassé, de voir son Amy mourant, et de voir arriver sa Parente morte : mais comme il estoit fort occupé aupres de moy, et que ce Chariot commença d'approcher ; il fut estrangement surpris d'y en tendre rire des Femmes, dont il y en avoit mesme une qui chantoit. Il se leva donc pour regarder ce que ce pouvoit estre : et il vit Leontine à la portiere du Chariot, qui l'ayant reconnu le fit arrester, pour luy demander ce qu'il faisoit là ? mais ayant en mesme temps jetté les yeux sur moy, Bons Dieux, dit elle, Polimnis, n'est-ce pas le Prince Artibie que je voy ? Ouy, luy repliqua t'il, c'est luy mesme, et qui a grand besoin de secours : Mais, luy dit il, comment estes vous ressuscitée, vous que l'on croit morte à Thebes ? Il n'est pas temps de vous le dire,
repliqua t'elle ; et il vaut mieux assister vostre amy. En disant cela, elle descendit du Chariot, comme firent aussi toutes ses Amies : et ordonnant à un de leurs gens d'aller en diligence à la premiere Maison querir de l'eau pour me faire revenir de mon evanoüissement : Leontine s'assit charitablement aupres de moy, et me porta mesme la main sur le bras, à ce que l'on m'a dit depuis, pour connoistre mieux en quel estat j'estois. Cependant celuy qui estoit allé querir de l'eau estant revenu, et m'en ayant jetté sur le visage, je revins à moy peu à peu. Mais Dieux que je fus surpris, de me voir en cét estat ! et de voir l'admirable Leontine vivante ; moy qui pendant ce long sincope n'avois eu l'imagnation remplie que de sa mort. Comme Polimnis vit que je revenois il s'approcha de Leontine ; qui se tournant vers luy se mit à luy demander ce qui pouvoit m'avoir causé cét accident : c'est vous inhumaine Parente, luy dit il, et alors il luy conta en peu de mots, la fausse nouvelle de sa mort, et ma veritable douleur. Mais quoy qu'elle fist semblant de ne le vouloir pas croire : elle m'a pourtant fait la grace de me dire depuis, qu'elle en avoit esté plainement persuadée ; principalement par la maniere dont je la regardy quand je fus revenu ; par la confusion que j'eus, de me voir en cét estat : et par cent choses que je fis ou dis en cette occasion. Mais enfin apres que je me fus bien assuré que Leontine estoit vivante, et que je l'eus remerciée du secours qu'elle m'avoit donné ; elle ne voulut
pas que je remontasse à cheval : et faisant presser toutes ses Amies, elle me donna une place dans son Chariot, que je fus contraint d'accepter : car je ne me remis pas aisément de ma foiblesse, et de la douleur que j'avois euë. En nous en retournant à Thebes, j'apris que ce qui avoit donné fondement au bruit qui avoit cour de sa mort, estoit qu'effectivement elle avoit trouvé le fleuve Ismene desbordé : et que l'ayant voulu guayer, elle avoit pensé y perir : mais que par bonne fortune n'ayant pas voulu s'obstiner de le passer, elle estoit revenuë sur ses pas ; et avoit esté si heureuse, que son Chariot n'avoit versé que fort prés du bord : de sorte qu'elle et ses Amies avoient esté promptement secouruës, et en avoient esté quittes pour la peur, et pour estre un peu moüillées. Que cependant elles avoient tardé un jour, pour se remettre de cette frayeur ; s'estant resoluës de n'achever point leur voyage, que le Fleuve ne fust abaissé. Qu'ainsi il estoit à croire, que quelqu'un ayant seulement veû le Chariot renversé, avoit semé ce funeste bruit. Cependant cét accident me fut favorable : et le silence de mon évanoüissement persuadent mieux Leontine que toutes mes paroles n'avoient pû faire ; je la trouvay, ce me sembla, un peu moins rigoureuse qu'à l'accoustumé : et s'il m estoit permis de me souvenir de choses agreables, je pourrois vous dire que je fus deux mois avec toute la douceur que l'esperance d'estre aimé peut donner
Leontine fréquente d'assez près Antigene, ce qui provoque la jalousie d'Artibie. Le jeune homme décide de prendre ses distances. Mais il apprend soudain que Leontine est morte d'une maladie foudroyante. Cette nouvelle enflamme à nouveau son amour. Par bonheur, l'information était fausse : le décès était celui d'une homonyme. Artibie est cette fois définitivement amoureux.
: Mais comme cela c'est pas, je vous diray seulement
qu'apres tant d'heureux jours. Antigene, comme vous l'avez sçeu par Philocles, arriva à Thebes, et y devint amoureux de Leontine aussi bien que beaucoup d'autres l'estoient. Comme il a un esprit agreable, adroit, et galant, il me donna de la jalousie, que je ne pûs jamais cacher, quelque soing que l'y apportasse : et je pense mesme que l'en tesmoignay un jour quelque chose à Leontine : de sorte que comme cette belle personne avoit une vertu delicatte, elle s'offença bien plus de ma jalousie, qu'elle ne s'estoit offencée de mon amour, lors que je l'en avois entretenuë. Si bien que pour m'en corriger, et pour m'en punir tout ensemble, elle traita encore Antigene plus civilement qu'à l'ordinaire. Enfin la chose en alla au point, que comme Leontine sçavoit bien qu'elle n'aimoit pas Antigene : elle croyoit que le monde ne le croiroit pas ; et ne se soucioit point pour se vanger de moy, de le traitter plus favorablement, qu'elle n'avoit jamais traitté personne. Mais comme on ne lisoit pas dans son coeur, on creut qu'elle preferoit Antigene à tous ses autres Amants : et tous les Amis que j'avois faits à Thebes venoient m'en consoler ; de sorte que j'en conçeus une douleur meslée de despit, qui me fit resoudre à vaincre ma passion. Je la combattis donc, et je la vainquis, ou du moins je creus que je j'avois vaincuë, car je ne pouvois plus voir Leontine sans colere : je la fuyois avec soing ; et effectivement je pense que je la haïssois, et que je passay d'une extremité à l'autre. Je priay donc
Polimnis que nous allassions à la chasse durant quelque temps, à une belle Terre qu'avoit son Pere a cent stades de Thebes, au delà du mont Helicon. Nous y fusmes donc, et mon ame estoit, ce me semble, assez tranquile, et assez destachée de Leontine : lors qu'il arriva un des Amis de Polimnis, un jour que nous estions en festin et en joye, avec diverses personnes de qualité du voisinage. J'avois mesme ce jour là, injuste que j'estois, raillé deux ou trois fois de la complaisance de Leontine pour Antigene ; sans avoir, ce me sembloit, senti dans mon coeur d'autre sentiment que le plaisir d'avoir dit une chose malicieuse, contre une personne que je haïssois, ou que je pensois haïr. Apres donc que cét homme fut arrivé, il s'en vint à moy, et pensant m'obliger (car mes sentimens estoient devenus assez publics depuis ma jalousie. ) Et bien, me dit il, enfin le Prince Artibie sera vangé, et Antigene ne possedera point Leontine : comment, luy dis-je, est-ce qu'elle l'a quitté pour un autre, comme elle m'avoit quitté pour luy ? Non dit il, mais c'est qu'elle est morte effectivement cette fois cy. Leontine est morte ! luy dis-je ; ouy, repliqua-t'il, elle est morte à Chalcis où son Pere l'avoit menée : En effet je sçavois qu'elle estoit en l'Isle d'Eubée pour quelques jours : car comme elle n'est se parée de la Beoce que par un tres petit bras de mer, toutes les Maisons de qualité ont des alliances d'un lieu à l'autre ; et Leontine avoit une Tante à Chalcis. Cét homme me dit donc
qu'il estoit venu nouvelle certaine à Thebes, que Leontine estoit morte : et qu'il y avoit mesme un de ses Amis qui luy avoit assuré dans le Temple d'Apollon Ismenien, qu'il avoit veû faire ses funerailles à Chalcis. Je le regarday alors sans luy rien dire : puis le quittant brusquemant, je m'esloignay de la Compagnie l'esprit fort troublé, et sans sçavoir moy mesme ce que je sentois. Je souffris pourtant beaucoup : et je fus me perdre dans un Bois qui estoit derriere la maison où j'estois, afin que Polimnis ne me peust trouver s'il me cherchoit. Je fus donc plus d'une heure en un estat que je ne vous sçaurois representer : Mon ame estoit affligée : mon coeur estoit sensiblement touché ; et ma raison mesme ne s'oposoit pas au trouble de mon esprit. Je voulus pourtant me persuader, que perdre celle qui m'avoit maltraitté et que je haissois, estoit plustost un bonheur qu'une infortune : Mais helas mon imagination ne me representa pas plustost cette admirable Personne dans le Tombeau, que ma haine finit, et que mon amour recommença. Je ne la consideray plus, ni comme inconstante, ni comme injuste : et je ne la regarday que comme la plus belle chose du monde : et que comme la Personne de toute la Terre que j'avois le plus aimée. Je voulus neantmoins faire encore quelques legers offerts, pour m'oposer à ma douleur : mais il me fut impossible de la vaincre : et l'Amour revint dans mon ame avec toute la rigueur dont il est capable, puis qu'il y revint sans l'esperance. Dés que
je m'imaginois que Leontine n'estoit plus, tout autre sentiment s'esloignoit de mon esprit : et le desespoir s'emparoit si fort, que je n'estois plus Maistre de mes actions. Je m'apercevois sans m'en pouvoir empescher, que je marchois tantost viste, tantost lentement ; je me taisois en m'arrestant : je parlois apres fort haut, quoy que je fusse seul : il y avoit des instans où je pleurois avec amertume et avec abondance : et il y en avoit d'autres où j'avois le coeur si serré, que je ne pouvois pleurer. Mais enfin Polimnis ayant sçeu la nouvelle de la mort de Leontine par le mesme homme qui me l'avoit aprise ; m'estant venu chercher, m'ayant trouvé, me vit en un estat si déplorable, qu'il m'a dit depuis qu'il n'avoit jamais veû un plus grand changement en sa vie, que celuy qu'il remarqua sur son visage. Quoy, me dit il en m'abordant ; le Prince Artibie pleure la mort d'une personne qu'il haïssoit, et est plus affligé que moy, qui ay plus de raison de l'estre que luy ! Ma haine, luy dis-je en soupirant, est morte avec Leontine : et mon amour est ressuscité, pour me punir de l'avoir haïe. Enfin la douleur fit un si prodigieux renversement dans mon ame, que je n'avois jamais esté plus amoureux que je l'estois : ni par consequent plus infortuné. Je fus deux jours de sette sorte, au bout desquels la fiévre me prit tres violente. Mais pour mon soulagement, je sçeu que la nouvelle de la mort de Leontine estoit encore fausse : qu'il estoit veritablement mort à Chalcis une fille admirablement belle, qui se
nommoit Leontine : mais qu'elle n'estoit que parente de celle de Thebes qui se portoit bi ? : et li'apris ainsi que la seule conformité du nom et de la beauté, avoit abusé ceux qui avoient semé la nouvelle de la mort de ma chere Leontine. Polimnis ne sçeut pas plustost la chose, que venant à moy les bras ouverts, courage (me dit il en m'embrassant et en sous-riant) il faut recommencer de haïr Leontine, puis qu'elle n'est pas morte : et alors il me conta le cause cette erreur ; ce qui me donna une si grande émotion, que passant en un moment de la douleur à la joye, la fiévre m'en redoubla, et je pensay mourir la nuit suivante. Toutesfois les Dieux qui n'estoient pas encore las de me persecuter, me redonnerent la santé : et ramenerent Leontine à Thebes où je retournay aussi. J'eusse bien voulu recommencer de la haïr, mais il me fut impossible : quoy, disois-je quelquesfois, pourquoy faut il qu'une fausse nouvelle qui n'a rien changé dans le coeur de Leontine, ait si fort changé le mien ? et pourquoy la haïssois-je il y a quelque temps, ou pourquoy ne la sçaurois-je plus haïr ? Cependant il falut ceder malgré moy, à cette passion ressuscitée, qui s'estoit renduë Maistresse de mon esprit : j'en avois quelquesfois de la honte, et j'en avois aussi quelquesfois de la joye : me semblant qu'estre au monde sans aimer Leontine, estoit la plus injuste chose de la Terre.
Leontine finit par répondre à l'amour d'Artibie ; le mariage est bientôt conclu. Au cours de la cérémonie, la mariée est prise d'un malaise et meurt bientôt. Artibie achève son récit par la description de ses souffrances et de l'expérience terrible que représente un deuil.
Cependant comme elle avoit sçeu par Polimnis que mon mal avoit esté causé pour l'amour d'elle : comme effectivement elle ne me
haïssoit pas, elle changea sa forme de vivre avec Antigene, et aveque moy : elle me donna ce qu'elle luy ostoit : et s'il n'eust esté obligé de partir de Thebes bien tost apres ; il eust esprouvé à son tour, quelle est la douleur d'en voir un autre plus aimé que soy. Je touchay donc le coeur de Leontine : elle souffrit que je luy parlasse de ma passion : et elle m'avoüa enfin que si ses Parents y consentoient, elle prefereroit le sejour de la Cilicie, à celuy de la Grece, quoy que ce soient des Païs bien differents en beauté. Je ne fus pourtant pas sans traverses : car le Pere de Leontine ne vouloir point marier sa fille hors de sa Patrie : et il n'est point de suplice que je n'aye esprouvé par cét obstacle, qui paroissoit invincible : puis que si le Pere de Leontine ne vouloit pas donner sa fille à un Estranger, le Prince de Cilicie mon Frere n'eust pas souffert non plus, que je fusse demeuré simple Citoyen de Thebes. J'eus donc le desplaisir de voir Leontine persecutée par ses Parens pour l'amour de moy : ayant enfin connu que la resistance qu'ils faisoient à mes desseins, l'affligeoit sensiblement. Cependant apres mille et mille traverses, Polimnis entreprit la chose si ardemment, qu'il surmonta cét obstacle : et fit resoudre les Parens de Leontine à me la donner, pourveû que le Prince de Cilicie consentist à mon Mariage. J'envoyay aussi tost vers luy : et par l'entremise de la Princesse ma Mere qui estoit de Thebes, l'obtins son consentement. Me voila donc le plus heureux de tous les hommes :
jamais Leontine n'avoit este si belle qu'elle estoit : et comme elle vivoit alors aveque moy avec plus de franchise qu'à l'ordinaire, elle me fit voir dans son ame des sentimens qui m'estoient si avantageux, que je ne pense pas qu'il y ait jamais eu de felicité égale à la mienne. On ne parloit donc que de Festes et de plaisirs : tous les preparatifs de nostre Mariage estoient faits, tant pour le festin qui devoit estre superbe, que pour les habillemens qui estoient magnifiques, pour les Jeux publics qui devoient estre solemnels, ou pour le Bal qui devoit estre general durant trois jours. Enfin ce jour que je croyois devoir estre si heureux pour moy arriva : et je vy le matin Leontine parée admirablement : qui toute modeste qu'elle estoit, eut pourtant la bonté de me faire voir durant un moment dans ses yeux, qu'elle prenoit quelque part à ma joye. Elle fut conduitte au Temple par son Pere, suivie de toutes les Dames de la Ville : et je l'y attendis, suivant la coustume, accompagné de tous mes Amis. Mais à peine fut elle arrivée au pied de l'Autel, qu'elle fut prise, à ce qu'elle dit, d'un battement de coeur effroyable : un moment apres elle s'assit, ne pouvant plus demeurer à genoux ; et se trouvant tres mal, elle fut contrainte de se plaindre à celles de ses parentes qui estoient les plus proches d'elle. Comme je la regardois tousjours, je la vy rougir tout d'un coup ; et je remarquay enfin qu'elle estoit malade : Mais helas, pourquoy m'arrester plus long temps à des circonstances inutiles !
Leontine ne pût achever la ceremonie : elle eut la bonté de m'en faire excuse : on la reporta chez elle dans une chaize : où un grand tremblement l'ayant prise, la fiévre suivit bien tost. Et malgré sa jeunesse, et tout l'art des Medecins ; et malgré tous mes voeux, le septiesme jour elle fut malade à l'extremité. Vous jugez bien qu'en l'estat qu'estoient les choses, j'eus la liberté de la voir durant son mal, à toutes les heures où la bien-seance le permettoit. Je la vy donc souffrir avec une patience admirable : et ne tesmoigner avoir autre regret à la vie, que celuy de m'abandonner. Elle me cachoit mesme une partie de son mal, de peur de m'affliger trop : et quoy qu'elle creust tousjours mourir dés le premier moment qu'elle tomba malade, elle ne me parla de sa mort, que le dernier jour de sa vie. Mais ô jour funeste et malheureux, que vous fustes long et terrible pour moy ! Je la vy donc souffrir presques sans se pleindre : et je reçeus de sa belle bouche cent assurances d'une affection toute pure et toute innocente. Elle me demanda la continuation de la mienne apres sa mort ; et apres avoir invoqué les Dieux, elle me parla autant qu'elle le pût ; m'ordonnant de leur part et de la sienne, de me conformer à leur volonté. Elle me regarda encore quand elle ne pût plus parler ; et ayant mesme perdu la veuë, elle tendit encore la main du costé qu'elle m'entendoit pleindre : et luy donnant la mienne tout desesperé, elle la serra foiblement ; puis un moment apres la laissant aller ; et
faisant un grand soupir, elle expira, sans avoir mesme perdu sa beauté, ny fait une action indecente. Ne me demandez point, ô mon equitable Juge ce que je sentis, et ce que je devins : vous estant aisé de vous imaginer qu'un homme qui l'avoit tant regrettée lors qu'il n'en estoit point aimé : qui l'avoit mesme tant pleurée, lors qu'il la pensoit haïr : se desespera lors qu'il la vit mourir de ses propres yeux, en un temps où il en estoit aimé, et tout prest de la posseder. Aussi en fus-je touché à tel point, que sans Polimnis je me serois sans doute tué dans les premiers momens de ma douleur : mais il prit un soing de moy si grand, que je puis presques l'appeller la cause de toutes les douleurs que j'ay souffertes depuis ce temps là, et de toutes celles que je souffriray encore à l'avenir. Il me sembla que tout l'Univers changeoit de face : je ne voyois plus rien comme j'avois accoustumé de le voir : ou pour mieux dire, je ne voyois plus que Leontine morte, ou mourante. Lors que l'on m'eut arraché par force d'aupres de ce beau Corps, son image me suivoit en tous lieux ; et tout éveillé que j'estois, elle m'aparoissoit en cent manieres differentes. Son Tombeau me fut plus sacré que nos Temples : son beau Nom presques aussi saint que celuy de nos Dieux ; et ma douleur me devint si chere, que je haïssois tous ceux qui vouloient entreprendre de me consoler. Quoy que la veuë des lieux où je l'avois entretenuë autresfois augmentast mon desplaisir, je les visitois pourtant tres souvent :
toutes les personnes qu'elle avoit tendrement aimées, estoient les seules que je pouvois endurer ; car excepté celles là, quand j'eusse esté seul en tout l'Univers, je n'eusse pas esté plus solitaire. Enfin quiconque n'a pas éprouvé ce que c'est que de voir mourir ce que l'on aime, ne connoist sans doute point du tout la supréme infortune. J'avoüe que l'absence est un grand mal : mais quelle absence peut entrer en comparaison avec cette terrible absence qui n'a jamais de retour ? et qui met la personne aimée en des lieux de tenebres et d'obscurité, que l'esprit humain ne peut penetrer : en des tristes lieux d'où l'on ne peut jamais recevoir aucunes nouvelles : et qui pour tout dire en peu de paroles, fait que la Personne aimée n'est plus en l'estre des choses. En verité c'est un sentiment si estrange que celuy que j'ay, toutes les fois que je pense que Leontine toute belle et toute parfaite, n'est plus qu'un peu de cendre : que je m'estonne qu'il y ait des gens qui osent me disputer le premier rang parmi les infortunez. Je sçay bien encore que n'estre point aimé est un fort grand malheur : mais perdre une personne qui nous aime, et la perdre pour toujours, en est un beaucoup plus sensible. Car enfin celuy qui n'est point aimé, souhaitte un bien qu'il n'a jamais esprouvé, et dont il ne connoist pas les douceurs : au lieu que voir mourir une personne qui nous a honnorez de son affection, c'est perdre un thresor que l'on possede, et dont on sçait toute la richesse. Apres tout, l'esperance peut encore
trouver place dans le coeur de l'Amant de toute la Terre le plus mal-traitté : mais dés qu'une Maistresse est dans le Tombeau, il n'y a plus rien à esperer ; et l'ame se trouvant abandonnée de tout secours, demeure dans un desespoir si horrible, qu'il est assurément inconcevable à quiconque ne l'a pas souffert. Je n'ignore pas non plus, que la jalousie est un suplice effroyable : cependant qui considerera bien ce qui fait le tourment d'un jaloux, verra que la seule crainte de perdre ce qu'il aime, est ce qui fait sa plus grande inquietude : car s'il estoit assuré de ne perdre point sa Maistresse, il seroit plus en repos ; et il ne se soucieroit pas tant d'avoir des Rivaux dans sa passion. Or est il que la mort va tout d'un coup, où la jalousie ne fait seulement que vous donner quelque crainte d'aller. De plus, un Amant jaloux a cent choses a faire, qui en l'occupant le soulagent : Mais voir ce que l'on aime dans le Cercueil, est un miserable estat qui vous laisse dans un funeste repos, pire cent mille fois que toutes les peines du monde. Vous ne sçavez où aller ny que faire : tout l'Univers vous est indifferent : plus le passé a esté agreable pour vous, plus il vous rend le present insupportable : et l'advenir en toute sa vaste estenduë, ne vous donne rien de plus doux à esperer que la mort. De plus, la jalousie estant de sa nature une passion chancelante et incertaine, fait craindre et esperer cent fois en un jour : et donne par consequent quelques momens de relasche à l'esprit.
Mais la mort de la personne aimée, est un mal tousjours également rigoureux, à qui le temps ne peut rien oster : car enfin Leontine seroit morte pour moy dans un Siecle si je vivois, comme elle l'est aujourd'huy. Au reste, que l'on ne s'imagine pas, que l'habitude adoucisse un pareil mal ; c'est aux mediocres douleurs, que l'accoustumance peut quelque chose : Mais dans les grandes et violentes afflictions, plus elles durent, plus elles sont insupportables, et plus elles redoublent. Apres cela je diray encore, que l'impossibilité de trouver du remede à une semblable douleur, n'est un sujet de consolation qu'en la bouche des Sages et des Philosophes : car en l'ame d'un Amant, c'est le plus effroyable suplice de tous les suplices. Ouy, la cruelle pensée de sçavoir que tous les Rois de la Terre ; que toute la valeur des Heros ; que toute la prudence humaine, ne sçauroit ressusciter une Amante morte ; est proprement ce que l'on peut appeller l'abregé de toutes les douleurs que peut causer l'amour. Declarez donc, ô mon equitable Juge, que je suis le plus digne de vos plaintes, par la grandeur de mes infortunes : et j'avoüeray aussi que les malheurs de Thimocrate, de Philocles, et de Leontidas, meritent plus vostre compassion que les miens, par la grandeur de leur merite. Ainsi rendant justice à l'infortune et aux infortunez tout ensemble ; j'auray autant de sujet de me loüer de vostre equité, que j'en ay me pleindre de mon destin.
Le Prince Artibie acheva son discours avec un saisissement de coeur si grand, qu'à peine pût il en prononcer les dernieres paroles dinstinctement, tant le souvenir de la mort de Leontine toucha fortement son esprit. Sa melancolie passa mesme de son ame, dans celle de toutes les illustres Personnes qui composoient cette Compagnie : et il fut pleint avec tendresse de ceux mesme qui luy disputoient le premier rang parmi les infortunez. Ils ne manquerent pas de prendre garde à cét ingenieux et passionné silence, par lequel il avoit suprimé le reste de ses avantures, depuis la mort de la belle Personne qu'il aimoit ; comme ayant voulu dire tacitement, qu'apres cette mort il n'avoit plus de part à la vie : et qu'il comptoit pour rien tout ce qu'il avoit vescu, ou plustost langui depuis, Ils ne se rendirent pourtant pas : et apres que cette humeur sombre qu'un recit si funeste avoit causé dans leur esprit se fut un peu dissipée, chacun soustint encore son opinion, et la soustint mesme avec chaleur. Mais Cyrus qui voyoit qu'il estoit desja assez tard, dit à Martesie qu'il estoit temps que Leontidas dist ses avantures et ses raisons, si elle les vouloit juger ce jour là : de sorte que leur imposant silence à tous, en qualité de leur Juge qu'elle estoit ; elle ordonna seulement à Leontidas de parler, ce qu'il fit de cette sorte.
Originaire de Chypre, Leontidas se met au service de Polycrate, souverain de l'île de Samos. Lors d'une promenade sur la jetée en compagnie de son ami Theanor, il trouve une boîte sertie de pierres précieuses contenant un portrait. Il y découvre l'effigie d'une femme splendide. Le lendemain, il se rend chez Theanor pour lui conter son aventure. A la vue du portrait, ce dernier change de couleur et révèle qu'il s'agit d'Alcidamie, la plus grande beauté de l'île. Theanor et Leontidas se rendent ensuite au lever de Polycrate, où ils rencontrent la jeune fille. Leontidas est subjugué. Il s'attache au portrait au point de refuser de le rendre, même quand Theanor prétend avoir retrouvé son propriétaire. Mais bientôt, Leontidas apprend que le portrait appartient à Theanor, qui l'a volé à Acaste, amie d'Alcidamie ! Feignant l'ignorance, il se rend chez son ami pour lui avouer sa passion. Une querelle s'en suit. Leontidas décide alors de se rendre auprès d'Alcidamie afin de sonder ses sentiments. Dans l'impossibilité d'y voir clair, il lui avoue son amour de manière galante. Un jour qu'il contemple le portrait dans un jardin, il se fait surprendre par Timesias, qui avait jadis été accusé d'avoir volé le portrait d'Alcidamie. Celui-ci le somme de révéler la provenance du portrait. Leontidas refuse. Tous deux se battent en duel. Arrive alors le roi qui exige d'être instruit de l'affaire. Leontidas défend si bien le portrait qu'il obtient la permission de le garder. Tout le monde se rend ensuite chez la princesse Hersilée où se trouve Alcidamie. Cette dernière exhorte Leontidas à lui rendre le portrait, mais il refuse galamment, soutenu par la princesse.
Après avoir annoncé que son propos serait long, Leontidas commence par raconter qu'il a quitté Chypre, sa patrie, pour s'enrôler dans l'armée de Polycrate, souverain de Samos en guerre avec ses voisins. Après un bref portrait de ce dernier, il narre sa visite des curiosités de la ville : l'aqueduc, puis la « levée ». En déambulant sur ce lieu de promenade à la nuit tombée, il ramasse une boîte tombée sur le sol.
L'AMANT JALOUX.
QUATRIESME HISTOIRE.
Comme la douleur agit differemment, selon les divers temperamens de ceux qu'elle possede ; qu'elle est tantost muette, et puis tantost eloquente : vous ne devez pas vous estonner si elle ne fait point en mon esprit, ce qu'elle a fait en celuy du prince Artibie, qui n'a pû s'estendre dans sa narration par l'excés de ses desplaisirs. Pour moy qui ne suis pas de ceux que la douleur fait taire, et qui au contraire ne parle jamais tant, que lors que j'ay sujet de me pleindre, je n'en sçaurois user de cette sorte : et je ne sçaurois ce me semble, vous persuader en peu de paroles, la grandeur de mes souffrances. Je ne vous diray pourtant rien d'inutile si je le puis : c'est pourquoy je vous aprendray en peu de mots que je suis de l'Isle de Chipre : et que j'ay l'honneur d'estre d'une Maison assez illustre. Je vous diray en suitte, que je partis si jeune de cette belle Isle, qui est consacrée à la Mere des Amours, que je n'eus pas le temps d'y rien aimer : car la guerre qui estoit alors entre ceux de Samos, de Prienne, et de Milet, m'ayant donné envie d'aller aprendre en ce lieu là, un mestier que la profonde paix dont on joûissoit en nostre Royaume, ne me pouvoit enseigner : je quittay ma Patrie, et dans le choix des trois Partis, la reputation du vaillant Polycrate qui s'estoit fait Souverain dans
l'Isle de Samos, m'attira dans le sien, quoy qu'il ne fust peut-estre pas le plus juste : si ce n'est que l'on veüille dire, que le droit des Conquerans, soit le plus ancien de tous. Ainsi ç'a donc esté dans cette Isle fameuse, et dans la Cour de cét illustre Prince, que mon amour a pris naissance, et que la jalousie m'a si cruellement traité. La reputation de l'heureux Polycrate est si grande, que je n'ay pas besoin de vous former l'idee de ce Prince, pour vous faire connoistre ce qu'il est, et quelle doit estre sa Cour : je diray toutesfois en peu de mots, que la Justice à, la place de la Fortune, auroit eu peine à trouver en toute la Grece un homme plus accompli que celuy là, pour distribuer ses faveurs equitablement : et pour le rendre parfaitement heureux, sans donner sujet d'en murmurer. Aussi l'est il de telle sorte, que jamais personne ne l'a tant esté : il estoit nai Citoyen de Samos, et il est devenu Souverain sans estre haï : il a toute l'authorité des Tyrans les plus absolus, et il possede pourtant l'amitié de ses Peuples, comme s'il en estoit le Pere : tous ses desseins de guerre luy ont reüssi : il s'est rendu redoutable, non seulement sur la Mer d'Ionie, mais sur route la Mer Egée : les plus Grands Rois font gloire d'estre ses Alliez, et tous les Voisins l'aiment ou le craignent : il est beau, de bonne mine, et de beaucoup d'esprit : et d'humeur aussi douce durant la paix, qu'il est fier durant la guerre. Vous jugez donc bien que la Cour de Polycrate doit estre agreable et galante ;
puis qu'il est certain que pour l'ordinaire, tel qu'on voit estre le Prince, telle est sa Cour. Quand j'arrivay à Samos, il estoit prest de s'embarquer, pour aller combattre le Prince des Milesiens : de sorte qu'apres luy avoir esté presenté par un homme de condition nommé Theanor, que j'avois connu a Paphos, je m'embarquay le lendemain aveque luy, sans avoir veû personne à Samos que les Officiers des Galeres : avec un desquels nommé Timesias, j'eus querelle en m'embarquant : et deux autres petits démeslez pendant le voyage. Cette Campagne ne fut pas longue, mais elle fut heureuse : et nous revinsmes apres avoir vaincu tous ceux que nous avions combattus. Polycrate fut reçeu à son retour à Samos, avec beaucoup de magnificence : et comme j'avois eu le bonheur d'en estre assez aimé pendant nostre navigation, j'eus ma part aux plaisirs qu'il vouloit prendre à son retour. Le soir mesme que j'arrivay à Samos, apres toute la magnificence de l'Entrée qu'on avoit faite à Polycrate ; Theanor pour lequel j'avois autant d'amitié, que d'aversion pour Timesias ; commença de me vouloir faire voir comme à un Estranger, toutes les belles choses de sa Ville. Il me mena dans le Temple de Iunon, à qui cette Isle est consacrée, qui est sans doute un des plus grands et des plus beaux du monde ; et qu'ils estiment d'autant plus à Samos, que l'Architecte qui l'a basti estoit Samien. De là nous fusmes nous promener vers un superbe Aqueduc, qui surpasse
tout ce que j'ay veû de grand au monde : car il a falu percer de part en part une Montagne, qui a cent toises de hauteur : au dessus de laquelle l'on a fait un chemin qui a plus de sept stades de long, huit pieds de large, et autant de haut : et aupres de ce chemin l'on a creusé un Canal de vingt coudées de profondeur, par lequel on conduit dans la Ville l'eau d'une des plus belles et des plus abondantes fontaines du monde. Apres avoir bien admiré le prodigieux travail d'Eupaline (car l'Entrepreneur de cét Aqueduc qui estoit de Megare se nommoit ainsi) nous rentrasmes dans la Ville, pour aller nous promener sur une levée, haute de vingt toises, et longue de deux stades et davantage, qui s'avance du Port dans la Mer, et qui est bordée des deux costez, de deux Balustrades de cuivre de Corinthe à hauteur d'appuy : ce qui fait le plus bel objet du monde, quand on aborde à Samos. Comme nous n'estions qu'au commencement de l'Automne, et que la Saison estoit encore fort belle grand nombre de Dames vinrent s'y promener vers le soir, suivant la coustume du païs ; il y en vint mesme plus qu'à l'ordinaire : car comme nous avions pris quatre Galeres aux Ennemis, c'estoit faire honneur à Polycrate, que de tesmoigner quelque curiosité de voir les marques de sa victoire. Tout ce qu'il y avoit presques de Dames à Samos, se vinrent donc promener où nous estions : et tout ce qu'il avoit d'hommes de condition, et de ceux qui venoient d'arriver, et de ceux qui n'avoient pas esté
au voyage, y vinrent aussi. Le Prince Polycrate voulut mesme y faire un tour ou deux : et certes je n'ay jamais rien veû de plus beau, que le fut cette promenade. La Mer estoit fort tranquile : et quoy que le Soleil fust couché, il y avoit pourtant encore assez de jour quand nous y arrivasmes Theanor et moy ; pour pouvoir discerner la beauté de toutes les Dames. Comme je n'en connoissois encore aucune, je les regardois toutes indifferemment : et je me divertissois à voir les unes s'appuyer sur cette superbe Balustrade, et regarder les Galeres gagnées sur les Ennemis : et les autres moins curieuses et plus solitaires, regarder seulement du costé de la pleine Mer. Quelques unes faisoient cent civilitez à quelques Capitaines qu'elles n'avoient point encore veûs depuis leur retour : quelques autres s'attachoient à une conversation plus particuliere : quelques unes encore sans avoir autre dessein que de voir et d'estre veuës, se promenoient par troupes : et toutes ensemble n'avoient autre intention que de se divertir, et de passer le soir agreablement. Theanor n'estoit pas peu occupé à me nommer toutes les belles : car pour les autres je luy espargnois cette peine, en ne m'informant pas qui elles estoient. Comme ce divertissement m'estoit nouveau, et qu'il y avoit long temps que je n'avois veu de Dames, je ne pouvois me resoudre à me retirer qu'il ne fust fort tard : cependant la nuit venant peu à peu, à peine se pouvoit on plus connoistre. Neantmoins il ne laissoit pas d'arriver encore des
gens ; parce que la Lune alloit commencer de se lever. Theanor m'ayant quitté pour parler à quelques Dames, je me promenay quelque temps seul : et apres divers tours marchant derriere deux hommes que je creus ne connoistre pas, je vy briller et tomber quelque chose de la poche d'un des deux. Mon premier sentiment fut de le luy dire : mais sans sçavoir la raison pourquoy, le second fut de relever ce que j'avois veu tomber, et puis de le luy rendre quand j'aurois veu ce que c'estoit. Je me baissay donc en diligence ; et trouvant à terre ce que j'y cherchois, je vy, autant que l'obscurité me le pouvoit permettre, que c'estoit une Boiste de Portrait.
Leontidas rentre chez lui sans avoir trouvé le propriétaire de la boîte. Il contemple sa découverte, l'ouvre et y découvre le portrait d'une jeune et belle personne. Il se rend le lendemain chez son ami Theanor et lui fait part de sa trouvaille. Celui-ci rougit et lui confie qu'il s'agit d'Alcidamie, beauté célèbre du lieu. Il l'invite à ne pas divulguer qu'il détient ce portrait et lui propose de se charger de le restituer. Leontidas refuse.
Le temps que je fus à la relever ; à regarder ce que c'estoit ; et à resoudre moy mesme si je verrois ce qui estoit dedans au clair de la Lune, auparavant que de la rendre, ou si je la rendrois sans la voir ; fit que celuy qui avoit perdu cette Boiste, se mesla parmi d'autres personnes : si bien qu'au lieu de voir encore deux hommes devant moy : j'y vy plusieurs Dames : et par consequent je me vy dans l'impossibilité de rendre ce que j'avois trouvé à celuy qui l'avoit perdu. Je cherchay apres cela Theanor, pour luy raconter mon avanture : mais l'obscurité nous separa si bien, que je ne pûs le rejoindre : et sans attendre, comme beaucoup d'autres firent, que la Lune qui se levoit esclairast encore davantage, je m'en allay en diligence à une Maison où j'avois loge en abordant à Samos : et où suivant mes ordres mes gens m'attendoient.
J'y fus donc fort promptement, et avec assez de curiosité de voir ce que j'avois trouvé : je ne fus pas plustost dans ma chambre, que m'apprachant de la Table et des flambeaux, je me mis à regarder cette Boiste, que j'avois tirée de ma poche dés le haut de l'Escalier, afin de ne perdre point de temps : et je vy qu'elle estoit d'or, avec un cercle de Rubis et de Diamants tout à l'entour que je ne m'arrestay gueres à regarder, quoy qu'ils fussent tres beaux. Mais l'ayant ouverte en diligence, je fus bien plus esbloüy de l'esclattante beauté que je trouvay dedans, que je ne j'avois esté des Pierreries qui ornoient cette Boiste. J'y vis donc un Portrait d'une jeune et belle Personne : mais un Portrait si vivant, que je jugeay bien qu'il estoit impossible que ce fust un Portrait flatté. Il estoit touché hardiment, quoy qu'il fust pourtant tres fin ; et l'on voyoit bien par l'excellence de l'Art, que le Peintre avoit pris plaisir à travailler d'apres un si beau Modelle. Aussi faut il avoüer, que rien au monde ne peut estre plus beau que ce Portrait : je le regarday donc avec admiration : et r'appellant les idées de tout ce que j'avois veû de belles à la promenade, je ne me souvins point d'y avoir veû personne qui ressemblast à cette Peinture : et en effet cela estoit ainsi. J'ouvris et fermay cette Boiste plusieurs fois, ne pouvant me lasser d'admirer une si belle chose : en suitte j'eus quelque compassion de celuy qui l'avoit perduë : et il y eut aussi quelques momens où je luy portay envie.
Car enfin je m'imaginay, que ce Portrait estoit un Portrait donné à ce luy qui l'avoit perdu : et je l'estimois si heureux d'estre aimé d'une si belle Personne, que l'en estois presques en chagrin. Neantmoins apres avoir bien encore des fois ouvert et fermé la Boiste, et m'estre bien representé quelle inquietude devoit estre celle de celuy qui avoit laissé tomber ce Portrait : je me couchay, et je dormis, quoy que ce ne fust pas sans songer à la Peinture que j'avois trouvée. Le lendemain au matin je me levay : mais avec une si forte curiosité de sçavoir qui estoit cette belle Personne qui estoit peinte, et qui estoit celuy qui avoit fait une perte si considerable ; que cela se pouvoit presque desja nommer une curiosité jalouse. Je m'habillay donc en diligence, et je fus chez Theanor, que je trouvay prest à sortir : il me fit alors excuse de ce qu'il m'avoit perdu le soir dans la presse : mais sans luy donner loisir de continuer son compliment, et sans prendre garde d'abord qu'il estoit fort melancolique : je luy dis que nostre separation m'avoit esté si heureuse ; que j'avois plustost sujet de l'en remercier que de m'en pleindre. Car (luy dis-je, en luy baillant la Boiste du Portrait ouverte) voyes ce que je trouvay hier au soir : et aidez moy, je vous en conjure, à descouvrir qui est l'heureux Amant qui a pourtant eu le malheur de perdre une chose si precieuse : et aprenez moy en suitte, le nom de cette belle Personne si vous le sçavez. Theanor rougit, à la veuë de ce Portrait : et apres l'avoir
pris, il fut aussi long temps à le regarder sans me respondre, que s'il n'eust pas connu de qui il estoit. Mais enfin l'ayant pressé de parler ; pour le nom de cette belle Personne, me dit il, si vous n'estiez Estranger à Samos, vous ne l'ignoreriez pas : car la belle Alcidamie l'a rendu trop celebre, pour faire qu'il ne soit pas connu de tout ce qu'il y a de gens raisonnables dans nostre Isle. Mais pour celuy de cét heureux Amant que vous dittes qui l'a perdu ; je ne le sçay point : et peut-estre, adjousta t'il, est-ce une Peinture qu'elle a donnée à quelqu'une de ses Amies. Mais, luy dis-je, c'est un homme qui l'a laissée tomber, et non pas une Dame : cela peut estre encore, me repliqua t'il, sans que pour cela ce soit une galanterie d'Alcidamie, car elle a des Parens qui pourroient avoir son Portrait sans choquer la bien-seance : et si vous m'en croyez, dit il, vous ne montrerez cette Peinture à personne, de peur de vous faire une ennemie d'une aussi belle Pille que celle là. Ce n'est pas mon dessein, luy dis-je, de la desobliger : mais j'aurois du moins bien envie de sçavoir à qui est veritablement ce Portrait. Je m'en informeray, me dit il, et je vous en rendray compte : mais cependant, encore une fois, n'en parlez pas si vous m'en croyez : et si vous vouliez mesme, dit il encore, me laisser ce Portrait, je pense qu'il seroit mieux en mes mains qu'aux vostres : car je vous voy une curiosité inquiete (adjousta t'il en sous-riant à demy) qui me fait craindre que vous ne puissiez vous empescher
de le montrer à quel qu'un. Pour n'en parler pas, luy dis-je, et pour ne le montrer point, je vous le promets : mais pour la Peinture je ne la rendray qu'à celuy qui l'a perduë : encore ne sera-ce pas sans peine, parce qu'elle me plaist infiniment. Theanor fit encore tout ce qu'il pût, pour ne me rendre point ce Portrait : mais je m'opiniastray de telle sorte à vouloir qu'il me le rendist, qu'il fut contraint de le faire : en suitte de quoy nous fusmes ensemble au lever de Polycrate, et de là au Temple avequez luy.
Lors d'une visite chez Polycrate, il rencontre Alcidamie. Il cherche à deviner qui est l'heureux propriétaire du portrait et devient jaloux, avant même d'être amoureux. Il apprend qu'Alcidamie n'a pas fait de choix parmi ses innombrables amants. Finalement Theanor lui annonce qu'il sait à qui appartient le portrait. Leontidas refuse à nouveau de le rendre.
L'apres-disnée ce Prince eut la bonté de me presenter à la Princesse Hersilée sa Soeur, qui est une Personne fort acconplie, chez laquelle il y avoit alors beaucoup de Dames : et entre les autres, une Personne appellée Meneclide, dont l'on disoit que Polycrate estoit amoureux. J'y vy de plus, la merveilleuse Alcidamie : mais si belle, que je n'ay jamais rien veû de si aimable. La Princesse Hersilée qui voulut me traitter en nouveau Favory du Prince son Frere, me fit mettre aupres de cette belle Personne : de qui l'esprit seconda si puissamment les charmes de sa beauté, que je ne pus conserver ma franchise. Theanor entrant dans la Compagnie, et me voyant aupres d'Alcidamie, comme je viens de le dire, m'en parut un peu interdit : neantmoins je ne fis pas alors une grande reflexion là dessus : car j'avois l'esprit si inquiet, qu'Alcidamie sans doute n'eut pas lieu de trouver ma conversation fort agreable. Quel est (difois-je en moy mesme, en regardant tous les hommes qui avoient
suivy Polycrate chez la Princesse sa Soeur) cét heureux et malheureux Amant, qui a perdu le Portrait que j'ay trouvé ? Apres je venois à penser combien cette Fille eust esté estonnée, si tout d'un coup je luy eusse montré sa Peinture que j'avois sur moy. En suitte je songeois combien un homme seroit infortuné d'aimer une aussi belle Personne que celle là, de qui le coeur seroit desja engage. Enfin je pensay cent mille choses differentes en fort peu de temps : et l'on peut presques dire, que la jalousie quia accoustumé de suivre l'amour, dans l'ame de tous ceux qui en sont capables, la preceda dans la mienne : estant certain du moins que je fis tout ce que les jaloux ont accoustumé de faire, auparavant que j'eusse donné nul tesmoignage d'amour par aucune autre voye. Je m'informay adroitement, qui estoient les Amants d'Alcidamie : esperant par là venir à la connoissance de celuy à qui apartenoit le Portrait. Mais ceux à qui je le demanday, me dirent qu'il n'y avoit pas un homme de qualité dans Samos qui ne l'eust aimée : de sorte que mes conjectures ne trouvant point où s'apuyer, mais, leur dis-je, n'en a t'elle choisi aucun ? C'est ce qui n'est pas aisé à descouvrir, me repliquerent ils ? car Alcidamie a un esprit adroit, capable de bien déguiser ses sentimens si elle veut : et tout ce que nous vous en pouvons dire, c'est que si elle a quelque Amant favorisé, il faut qu'il soit aussi discret qu'elle est habile, puis qu'il est certain qu'il n'y
en a aucun bruit dans la Cour. Deux ou trois jours se passerent de cette sorte, pendant lesquels je voyois tousjours Alcidamie, ou chez se Princesse, ou au Temple, ou à la promenade, ou chez elle : car je forçay Theanor à m'y mener. Je dis que je l'y forçay, estant certain qu'il s'en excusa autant qu'il pût : Cependant je le conjurois continuellement d'apprendre, s'il y avoit moyen, à qui apartenoit le Portrait d'Alcidamie : et il me respondoit tousjours, que cette curiosité inutile devoit du inoins estre bien intentionné : et que quand il le sçauroit il ne me le diroit jamais, si je ne luy promettois auparavant de bien user de cette connoissance, et ne desobliger point Alcidamie. Comme je ne pensois pas encore estre fort amoureux, je luy promettois tout ce qu'il vouloit : de sorte qu'à quelques jours de là, il vint un matin dans ma chambre ; et feignant d'estre bien aise, Leontidas, me dit il, j'ay enfin descouvert à qui appartient le Portrait que vous avez trouvé : et il est à une personne de si grande importance, que vous devez estre ravi de luy pouvoir donner la joye de le revoir. Je rougis au discours de Theanor, qui me voyant changer de couleur, en changea aussi : et me demanda pourquoy je ne le remerciois pas de s'estre mis en estat de pouvoir satisfaire ma curiosité ; C'est, luy respondis-je, Theanor, que j'ay changé de sentimens : et que je crains presentement autant de sçavoir à qui est cette Peinture, que je j'ay desiré, parce que je ne puis plus me resoudre à la rendre.
Je m'y suis pourtant engagé, respondit Theanor tout surpris : car je n'ay pas creû que vous voulussiez sçavoir a qui elle estoit, avec autre dessein que celuy de faire cette action de justice. Mais, luy dis-je, encore Theanor, à qui est cette Peinture ? Je ne suis plus en termes de vous le dire, repliqua-t'il, puis que vous ne la voulez point rendre : car la personne qui m'a permis de vous confier son secret, ne me l'a permis qu'à condition que vous luy rendissiez ce qui est à elle : autrement il n'est pas juste de vous aprendre une chose aussi secrette que celle là. Mais, luy dis-je, celuy à qui est cette Peinture, est il amoureux d'Alcidamie ? Esperdûment, me repliqua t'il : et ce Portrait, luy repliquay-je, luy a t'il esté donné par cette belle Fille ? Quand vous me l'aurez rendu, me dit il, vous le sçaurez : mais jusques alors je n'ay ordre de vous rien dire. Cruel amy, luy repliquay-je, j'aime encore mieux ce Portrait que vostre secret : et si j'ay à rendre cette Peinture, j'aime mieux aussi que ce soit à la personne qui l'a donnée, qu'à celle qui l'a perduë. Ha Leontidas, me dit Theanor, ne faites pas ce que vous dittes, si vous ne voulez me desobliger sensiblement.
Leontidas se rend compte qu'il est tombé amoureux d'Alcidamie. Il tente en vain de se raisonner. De son côté, Theanor est également inquiet. Car c'est lui qui a perdu le portrait. Et il s'aperçoit que son ami est devenu son rival. Leontidas est désespéré quand il apprend l'identité du propriétaire. Il se rend auprès de son ami, feignant d'ignorer leur rivalité et lui avoue sa passion. Theanor lui déconseille de persévérer dans cet amour, sans cependant lui avouer qu'ils sont rivaux. Leontidas craint que son ami soit favorisé d'Alcidamie. Il décide d'en parler directement à cette dernière.
Comme nous en estions là, on me vint dire que Polycrate me demandoit, de sorte que je fus contraint de quitter Theanor. Mais Dieux, que je passay tout le reste du jour avec chagrin ! car enfin je ne doutois plus apres ce que Theanor m'avoit dit, que toutes mes conjectures ne fussent bien fondées : et
que ce Portrait n'eust esté donné par Alcidamie, à celuy qui l'avoit perdu. Je commençois mesme de sentir que je n'estois plus Maistre de ma raison ; et qu'il faloit me resoudre d'aimer Alcidamie malgré moy. Ne suis-je pas bien inconsideré, disois-je, de ne m'opposer pas à une passion naissante, qui apparemment ne me peut causer que de la douleur ? Je sçay qu'Alcidamie aime ailleurs : que veux-je donc obtenir d'elle ? Leontidas souffrira t'il un Rival dans le coeur de cette belle Personne ; ou sera t'il assez fort pour l'en chasser ? Mais quel est ce Rival ? disois-je ; Helas poursuivois-je, je n'en sçay rien. Peut estre est-ce un homme indigne de cét honneur : peut estre est ce Theanor luy mesme : et quoy qu'il en soit, adjoustois-je, c'est un Amant peu passionné, puis qu'il ne s'est pas fait connoistre par sa mort, apres une telle perte. Cependant Theanor n'estoit pas moins en inquietude que moy : car pour vous descouvrir la verité, il estoit amoureux d'Alcidamie : et c'estoit veritablement luy qui avoit perdu ce Portrait, et qui n'avoit osé me l'advoüer. Car comme j'estois avez jeune, il n'avoit pû se resoudre à confier d'abord à ma discretion : et il avoit creu pouvoir tirer cette Peinture de mes mains par adresse, et sous le nom d'un autre. Mais remarquant enfin que je devenois son Rival, il ne sçavoit quelle resolution prendre, et nous estions tous deux bien embarrassez. Car Theanor sçavoit qu'Alcidamie le haïroit estrangement, si elle aprenoit que ce Portrait
trait fust à luy : et je craignois aussi extrémement que la chose ne fust de cette sorte. Je m'informay alors à diverses Personnes si Theanor avoit esté amoureux d'Alcidamie : et je sçeus pour mon malheur, qu'il l'avoit esté, et qu'il l'estoit encore, le vous laisse donc à juger, combien j'estois affligé : j'aimois Theanor par inclination, par raison, et par devoir : estant certain qu'il m'avoit rendu office de fort bonne grace aupres de Polycrate ; et qu'il avoit pris mon parti avec beaucoup de chaleur contre Timesias, dont je vous ay desja parle : de sorte que je connoissois bien que c'estoit choquer la generosité, que de ne combattre pas ma passion. Aussi fis-je tout ce que je pûs pour m'y resoudre, mais il ne fut pas en mon pouvoir : et l'amour s'emparant absolument de mon ame, affoiblit tellement l'amitié que j'avois pour Theanor, qu'il y avoit des momens où malgré moy j'en avois quelque confusion. Alcidamie pourtant estoit tousjours la plus forte dans mon coeur : et il m'estoit plus aisé de me resoudre à perdre mon Amy, que de quitter ce que j'aimois alors sans comparaison plus que luy. Je ne cherchay donc plus qu'à colorer cette infidelité : pour cét effet je creus que je devois luy dire le premier quelle estoit ma passion, feignant d'ignorer la sienne. Je fus donc le chercher, et je le trouvay seul dans sa chambre : mais si inquiet, que je ne l'estois pas plus que luy ; car il commençoit de soubçonner que j'estois son Rival. Theanor à ce que je voy, luy dis-je en l'abordant, est aussi melancolique
que Leontidas, quoy qu'il ne soit pas sans doute aussi amoureux : Comme nous avons presques tousjours esté à la guerre depuis que nous nous connoissons, me respondit il assez froidement, nous ne nous sommes gueres entretenus de choses galantes : et je ne sçay pas pourquoy vous presupposez que vous estes plus amoureux que moy, ou que je ne le puis estre autant que vous. C'est (luy dis-je un peu interdit, car je sentois bien que ce que je faisois n'estoit pas trop genereux) que s'il estoit vray que vous aimassiez aussi fortement quel que belle Personne, qu'il est certain que j'aime esperdûment l'incomparable Alcidamie, vous vous en seriez pleint à moy, comme je m'en viens pleindre à vous. J'avois bien creû (repliqua Theanor, avec une froideur qui me surprit) que vostre coeur n'échaperoit pas à cette Belle : Mais Leontidas (adjousta t'il apres avoir un peu resvé) vous n'aimez pas seul cette charmante Fille : et le Portrait que vous avez trouvé, devoit, ce me semble, vous avoir gueri de cette passion naissante. Au contraire, luy dis-je, c'est luy qui me fait plus malade : car quand je ne voy plus Alcidamie je le regarde : et il conserve si bien le souvenir de sa beauté dans mon ame, que je n'ay garde de l'oublier. Apres cela Theanor fut quelque temps sans parler : puis prenant un visage fort serieux, il me dit que m'aimant comme il faisoit, il estoit au desespoir de me voir engagé en une affection, qui ne pouvoit me donner que de la peine : et que s'il luy eust esté permis de me
nommer le Rival à qui estoit la Peinture que j'avois ; il m'auroit fait avoüer, que je ne devois point continuer d'aimer Alcidamie. Quand vous me l'auriez fait avoüer, luy dis-je, cela seroit inutile : parce que presentement nia passion ne dépend plus de ma volonté : et quand ce seroit vous, luy dis-je tout hors de moy, qui seriez cét heureux Rival dont vous parlez ; et quand ce seroit mesme Polycrate, il faudroit que je continuasse d'aimer Alcidamie. Aimez donc Alcidamie, me respondit il en rougissant, mais n'esperez pas d'en estre aimé si promptement : et ne vous persuadez point qu'elle vous donne si tost son Portrait : car je puis vous asseurer que celuy que avez, n'a pas esté obtenu sans peine, quoy qu'elle ne haist pas la Personne à qui elle le donna. Cruel Amy, luy dis-je, pourquoy voulez vous que j'aye autant de jalousie que d'amour ? c'est respondit il, que je voudrois vous guerir de vôtre amour par vostre jalousie. Non non, luy dis-je, ce n'est point à ce qui l'entretient à la destruire : et plus vous me ferez connoistre qu'Alcidamie a favorisé cét heureux Rival, plus j'auray d'envie de troubler sa felicité, et plus je m'opiniastreray à aimer Alcidamie. Encore une fois, aimez Alcidamie, me dit il ; mais encore une fois aussi souffrez que je vous die, que vous n'en serez pas aimé facilement. J'avouë que la froideur de Theanor me pensa desesperer : car apres avoir bien raisonné, je conclus en moy mesme que cette froideur estoit un effet de l'assurance qu'il avoit de l'affection d'Alcidamie.
De sorte que tout d'un coup ne regardant plus Theanor comme cét Amy officieux, avec qui j'avois du moins resolu de garder quelque bien-seance : je le regarday comme un Rival favorisé, c'est à dire comme un ennemy mortel. Si bien que changeant de dessein, de visage, et de ton de voix ; Au nom de Dieux Theanor, luy dis-je, nommez moy celuy à qui est le Portrait que j'ay trouvé, afin que je sçache bien precisément qui je dois haïr. Je ne le puis, repliqua t'il, que vous ne m'ayez rendu la Peinture d'Alcidamie : la Peinture d'Alcidamie ! (repris-je sans sçavoir presques ce que je disois, tant la jalousie m'avoit desja troublée le sens) non non, je ne le sçauray point à ce prix là, ce funeste secret que je veux aprendre ; car ne voulant sçavoir le nom de mon Rival, que pour luy oster le coeur d'Alcidamie, je n'ay garde de luy en rendre le Portrait. Du moins, dit Theanor, me promettrez vous une chose juste, qui est de ne montrer cette Peinture à personne : puis que vous feriez plus de tort à Alcidamie, qu'à vostre Rival : qui à mon avis, adjousta t'il, ne sera point vostre ennemy, qu'il ne sçache que vous soyez plus favorisé que luy. J'avoüe qu'alors je pensay perdre patience : et je ne sçay s'il ne fust arrivé du monde, ce que nous eussions fait Theanor et moy. Mais diverses personnes estant venuës, nous nous separasmes : et je sortis de chez Theanor le plus chagrin de tous les hommes. Infailliblement, disois-je, ce cruel amy est assuré du
coeur d'Alcidamie, qu'il ne craint point de le perdre : où il mesprise si fort Leontidas, qu'il ne se soucie pas qu'il soit son Rival. Mais peut-estre, adjoustois-je, est-ce que mes conjectures me trompent : et que ceux qui m'ont assuré que Theanor aime Alcidamie, se sont trompez eux mesmes. Enfin, concluois-je, ou Theanor n'aime point Alcidamie, ou il en est aimé : et veüillent les Dieux que ce soit le premier. Dans cette incertitude où j'estois, je pris la resolution, pour m'en esclaircir d'entretenir cette belle Personne ; et de luy parler de Theanor de diverses sortes, pour tascher de descouvrir ses veritables sentimens. Ainsi sans avoir encore pû trouver les voyez de luy faire connoistre ma passion, je cherchay seulement celles de luy parler de mon Rival.
Leontidas parvient à parler seul à seul à Alcidamie. Il lui confie que Theanor a quelque passion violente. Alcidamie est troublée. Cela ne retient pas Leontidas de lui faire une déclaration d'amour. Alcidamie le remet à sa place, mais lui pardonne en invoquant ses mœurs chypriotes.
Je fus donc chez la Princesse Hersilée, où je sçeus qu'elle estoit. D'abord je ne pûs estre aupres d'elle : mais apres que diverses personnes furent entrees et sorties, je fis enfin si bien que je me trouvay proche d'Alcidamie : qui me reçeut suivant sa coustume avec assez de civilité. Peu de temps apres Polycrate arriva, suivy presques de tout ce qu'il y avoit de gens de qualité à Samos : à la reserve de Theanor, de qui la melancolie l'avoit empesché d'y venir. Comme la conversation generale eut duré quel que temps, Polycrate qui avoit à entretenir la Princesse sa Soeur en particulier, la tira vers des fenestres qui donnent sur la pleine Mer, et s'y appuyant l'un et l'autre, ils me laisserent dans la liberté d'executer mon
dessein. Il sembla mesme qu'Alcidamie contribuast à le faire reüssir : bien est il vray que ce fut d'une façon qui redoubla mon inquietude. Comme il y avoit peu que j'estois à Samos, elle n'avoit lieu de me parler raisonnablement que de choses generales : et comme elle avoit remarqué que Theanor estoit plus de mes Amis qu'aucun autre, elle devoit aussi plustost m'en parler, que de ceux avec qui je n'avois nulle habitude particuliere. Apres avoir donc esté tous deux quelques moments sans rien dire : qu'avez vous fait de vostre Amy, me dit elle, et d'où vient que Theanor n'est point icy, aujourd'huy que toute la Cour y est ? Cette demande que je n'attendois pas me surprit : et je ne pûs oüir le nom de mon Rival, de la bouche d'Alcidamie, sans en changer de couleur : car enfin je m'estois bien preparé à luy parler de Theanor, mais je n'avois pas creû qu'elle m'en deust parler la premiere. Madame, luy dis-je, je l'ay laissé si melancolique dans sa chambre, que je ne pense pas qu'il soit presentement d'humeur à chercher la conversation. Vous estes donc un mauvais Amy, dit elle en sous-riant, de l'avoir quitté en cét estat. C'est que son humeur estoit si sombre, luy dis-je, que ma presence l'importunoit : et peut-estre mesme plus que celle de beaucoup d'autres n'eust pû faire. En verité Leontidas, vous me mettez en peine, repliqua t'elle, car Theanor est un fort honneste homme : et s'il luy estoit arrivé quelque grand malheur, l'en serois extrémement faschée. Madame (luy
dis-je, tousjours plus inquiet, plus curieux, et plus jaloux) comme il n'y a pas long temps que je suis à Samos, je n'y sçay pas encore bien les nouvelles du monde : mais pour vous qui les sçavez toutes, je m'imagine que vous n'ignorez pas le mal de Theanor, qui a mon advis, vient de quelque passion violente. Alcidamie qui creut lors que je luy voulois parler pour Theanor, changea de couleur ; et me regardant plus serieusement qu'auparavant, je n'ay point sçeu, dit elle, que vostre Amy fust amoureux, et je ne pense pas mesme qu'il le soit. Mais enfin Leontidas, s'il n'a point d'autre cause de sa melancolie que celle là, je ne le pleins plus tant que je faisois. C'est peut estre (luy dis-je en le regardant assez attentivement) que vous sçavez qu'il n'est pas à pleindre : et qu'il n'est pas haï de la personne qu'il aime. Je ne sçay, me respondit elle, s'il est haï ou s'il est aimé : car je ne suis ny sa Maistresse ny sa Confidente. Pleust aux Dieux que la moitié de ce que vous dittes fust vray (luy dis-je en l'interrompant assez brusquement) car Leontidas en seroit plus heureux qu'il n'est. Leontidas, dit elle en sous-riant, vous estes d'une Isle consacrée à la Mere des Amours, où la galanterie est une Loy ; où l'on ne parle que d'aimer ; où l'on n'entretient les Dames que de choses flateuses, douces, et obligeantes. Mais pour nous qui reverons une autre Divinité ; qui sommes un peu moins galantes qu'elles ; et mesme si vous lé voulez, un peu plus fieres : j'ay à vous apprendre
comme à un Estranger, qu'il ne faut pas dire de semblables choses à toutes nos Dames, qui s'en offenceroient peut-estre plus que moy ; parce qu'elles ne sçauroient pas excuser la coustume de vostre Païs comme je fais. A toutes vos Dames ! repris-je avec precipitation ; ha divine Alcidamie, vous ne connoissez pas Leontidas, si vous croyez qu'il die jamais à nulle autre personne qu'à vous, qu'il est esperdûment amoureux. Serieusement, me dit elle, Leontidas, corrigez vous de cette mauvaise habitude, ou je m'en pleindray à vostre Amy ; et le prieray de vous l'oster s'il est possible. Il ne le pourroit pas, luy respondis-je, quand il l'entreprendroit : J'éviteray donc vostre conversation, reprit elle, jusques à ce que vous ayez apris nos coustumes. C'est l'usage par tout, luy repliquay-je, d'adorer les Belles comme vous : et c'est aussi l'usage general, respondit elle, excepté en Chipre, que les Belles dont vous entendez parler, sont glorieuses et fieres : et ne souffrent pas qu'on leur die de semblables choses. Mais est il possible, luy reliquay-je, que toutes les Belles soient inexorables à Samos ? et n'y en a t'il jamais eu qui ayent souffert d'estre aimées ; qui ayent permis d'esperer qu'elles aimeroient un jour, qui ayent donné leurs Portraits ; et fait plusieurs autres choses tres agreables pour ceux qui les reçoivent ? Je n'en connois point (dit elle, ne sçachant pourquoy je luy faisois ce bizarre discours) et quand j'en connoistrois, leur exemple ne seroit pas suivi par Alcidamie.
Mais enfin encore une fois Leontidas, deffaites vous de cette mauvaise habitude, si vous voulez que je vous accorde ma conversation. Alcidamie dit cela d'une façon qui me fit craindre qu'elle ne me bannist : et quoy que ma jalousie me persuadast qu'elle n'estoit fiere envers moy, que pour estre fidelle à mon Rival, le dépit ne chassa pourtant pas l'amour de mon coeur : de sorte que prenant la parole, Si ce n'est qu'une mauvaise habitude, luy dis-je, vous seriez injuste de pretendre me l'oster si tost : c'est pourquoy je vous conjure de me donner quelques jours. Alcidamie qui estoit bien aise de tourner la chose en raillerie, dit qu'elle m'accordoit la reste du jour : mais je pressay tant, et dis tant de choses, que j'en obtins huit ; au delà desquels je ne devois plus luy rien dire de trop galant, ny de trop passionné : me disant tousjours en riant, qu'elle s'en pleindroit à Theanor, si je luy manquois de parole. Ce fut de cette sorte qu'au lieu de parler de mon Rival, Alcidamie m'en parla : et qu'au lieu de bien descouvrir ses sentimens pour luy, je déclaray mon amour à Alcidamie.
Leontidas est persuadé qu'Alcidamie aime Theanor. De son côté, Theanor est inquiet. Car il sait que cette dernière ne l'aime pas. Le portrait est d'ailleurs un portrait volé à Acaste, amie d'Alcidamie. C'est Timesias, un autre soupirant, qui a été injustement accusé du larcin. Theanor est fort embarrassé de la tournure des événements.
En sortant de chez la Princesse, je me trouvay assez heureux durant quelques momens, d'avoir pû faire sçavoir que j'aimois : mais venant à repasser tout ce qu'Alcidamie m'avoit dit, il me sembloit avoir remarqué, qu'elle n'avoit jamais nommé Theanor sans changer de visage : et qu'enfin je n'avois pas lieu de douter qu'elle ne l'aimast, ce qui me donnoit une inquietude estrange. Si je n'eusse point eu d'obligation
à Theanor, j'eusse cherché des voyes plus violentes de m'éclaircir avec que luy, que celle que je prenois : mais luy devant autant que je faisois, je ne sçavois quelle resolution prendre ; et j'estois tres malheureux. Que me sert, disois-je, d'avoir le Portrait d'Alcidamie, si Theanor possede son coeur ? Quittons donc, quittons un dessein qui nous fera faire cent laschetez inutilement Mais peut-estre, disois-je en suitte, ce Portrait est il dérobé : Mais s'il est dérobé, adjoustois-je, il l'est tousjours par un homme amoureux d'Alcidamie : et quoy que ce fust un grand bonheur pour moy, que la chose fust seulement ainsi ; ce m'est tousjours un grand malheur d'estre Rival d'un homme qui m'a obligé. Cependant Theanor n'avoit pas l'ame moins en peine que moy : car il faut que vous vous souveniez que je vous ay desja dit qu'il avoit aimé, et qu'il aimoit encore passionnément Alcidamie : de laquelle il n'avoit jamais pû obtenir la moindre chose, comme je l'ay sçeu depuis. Ce n'est pas que le Portrait que j'avois trouvé ne fust à luy : mais c'est qu'il ne luy avoit pas esté donné par Alcidamie ; qui ne sçavoit pas mesme qu'il l'eust. Car il faut que vous apreniez, que cette belle Personne avoit fait faire son Portrait, pour le donner à une de ses Amies nommée Acaste : et qu'elle l'avoit fait faire avec un fort grand soing. Et en effet, elle le luy avoit donné : mais à quelque temps de là, Polycrate devant s'embarquer pour s'en aller à la guerre, chacun allant dire adieu à ses connoissances, il fut
grand nombre de personnes de qualité chez Acaste, pour prendre congé d'elle : et entre les autres Theanor y fut, comme elle venoit de sortir, pour aller faire quelque visite. Et comme il ne trouva personne en bas, il monta dans sa chambre, et vit sur sa Table le Portrait d'Alcidamie qu'elle y avoit oublié : de sorte qu'aimant passionnément comme il faisoit, et estant prest de s'esloigner de Samos, il fit ce que je pense que j'eusse fait comme luy, si j'eusse esté à sa place : c'est à dire qu'il osta la Peinture de la Boiste où elle estoit, qui estoit trop riche pour la prendre : et sortit si heureusement, qu'il ne fut veû de personne. Un moment apres Timesias qui estoit Parent d'Acaste, et qui aimoit aussi Alcidamie, entra dans la mesme Maison, sans trouver personne non plus que luy : et fut à la chambre de sa Parente, qu'il trouva au mesme estat que Theanor l'avoit laissée : je veux dire ouverte, et sur la Table la Boiste de Portrait, qu'il avoit oublié de refermer. De sorte que Timesias qui l'avoit veuë plusieurs fois entre les mains de sa Parente, ne pût comprendre pourquoy la Peinture n'y estoit plus : si bien que faisant du bruit pour faire venir quelqu'un à luy ; des femmes qui estoient dans une Garde-robe proche de là sortirent : et il leur demanda d'où venoit que cette Boiste de Portrait estoit sur la Table, sans que la Peinture fust dedans ? Ces femmes toutes surprises, dirent qu'elles n'en sçavoient rien : qu'il n'y avoit pas un quart d'heure qu'elle y estoit ; et qu'elles l'avoient
mesme veuë depuis que leur Maistresse estoit sortie. En suitte elles accuserent Timesias comme Amant d'Alcidamie de l'avoir prise : et se mirent à le prier de la remettre dans sa Boiste. Luy s'en deffendit avec chagrin : et pendant cette contestation, Acaste revint chez elle, et aprit la chose. D'abord elle creut ce que ses Femmes luy dirent : et s'imagina que son Parent qu'elle sçavoit estre tres amoureux d'Alcidamie, l'avoit effectivement prise : et quoy qu'il luy peust dire, elle ne voulut jamais le croire : de sorte qu'elle s'en fascha extrémement contre luy. Neantmoins comme il luy jura fortement qu'il n'avoit pas pris ce Portrait, on s'informa qui estoit venu chez Acaste : Mais ses femmes qui vouloient s'excuser de leur negligence, jurerent et protesterent aussi bien que les autres Domestiques, qu'il n'y estoit venu que Timesias. Cependant Theanor pour ne laisser nul soubçon de luy, retourna chez Acaste, pour luy dire adieu : et sans luy tesmoigner qu'il y estoit desja venu auparavant, elle luy fit ses pleintes de la perte qu'elle avoit faite : et il luy respondit malicieusement au lieu de la consoler, que s'il en eust perdu autant, il en seroit mort de douleur. Enfin il partit avec ce thresor caché : et faisant servir à ce Portrait une Boiste qu'il avoit, qui s'y trouva assez juste ; parce que l'on fait presque tous les petits Portraits de mesme grandeur : il s'embarqua aussi satisfait, que Timesias estoit chagrin : Car il s'imaginoit bien que c'estoit quelqu'un de ses Rivaux qui avoit
dérobé cette Peinture. Cependant Alcidamie ayant sçeu la chose, soubçonna d'abord Acaste de l'avoir donné à son Parent : mais enfin elle luy fit bien connoistre que cela n'estoit pas : car estant tousjours persuadée qu'il l'avoit prise elle rompit avec luy à son retour. Alcidamie de son costé, qui est fort glorieuse, trouva tres mauvais qu'il eust eu la hardiesse de faire ce larcin : et le traitta fort mal, toutes les fois qu'il luy voulut parler, apres qu'il fut revenu. Comme elle vivoit tres civilement avec Theanor, quoy qu'elle ne le favorisast pas : elle s'en pleignit à luy comme aux autres, et luy tesmoigna se tenir tellement offencée de la hardiesse de Timesias, qu'il n'eut jamais celle de luy dire que c'estoit luy qui avoit fait ce precieux larcin, de peur de se charger de la haine qu'il voyoit qu'elle avoit pour son Rival : qui est le mesme qui devint mon ennemi dés le premier jour que j'arrivay à Samos. Voila donc de quelle façon Theanor sans estre favorisé, avoit eu le Portrait d'Alcidamie : car j'ay sçeu toutes ces choses bien precisément depuis ce temps là : et voila aussi la raison pourquoy il ne pouvoit se resoudre à me dire que ce Portrait fust à luy : parce qu'il sçavoit de certitude, qu'Alcidamie le haïroit, dés qu'elle sçauroit la chose. D'abord ma seule jeunesse l'en empescha : mais en suitte apprenant que j'estois amoureux d'Alcidamie, il creut qu'il estoit bon que je m'imaginasse qu'elle aimoit, et qu'elle avoit donné ce Portrait à quelqu'un : esperant que cela m'obligeroit
à me delivrer de cette passion. Il ne pouvoit pourtant se resoudre à me dire ce mensonge ouvertement : et il me le laissoit seulement croire sans m en desabuser. De plus, il jugeoit bien qu'encore qu'il m'eust advoüé qu'il aimoit Alcidamie, je n'eusse pas cessé de l'aimer, apres ce que je luy avois dit : si bien que ne voulant pas me donner des armes pour le combattre, et pour le destruire dans son esprit, en m'avoüant que ce Portrait estoit celuy qu'il avoit dérobé, ou en me disant avec mensonge qu'Alcidamie le luy avoit donné : il ne sçavoit quelle resolution prendre non plus que moy : et nous fusmes quelques jours à nous fuir avec autant de soing, que nous avions accoustumé de nous chercher. Durant ce temps là, je voyois Alcidamie autant qu'il m'estoit possible : et me servant du privilege qu'elle m'avoit donné, je luy parlois de ma passion : et elle feignoit tousjours de croire que ce n'estoit encore que par habitude : me priant de nouveau de me souvenir de conter bien les jours qu'elle m'avoit accordez.
Un jour, Timesias surprend Leontidas en train de contempler le portrait. Il lui demande des comptes. Leontidas refuse de révéler comment il a obtenu l'objet. Les deux hommes se battent. Par bonheur, Polycrate survient, interrompt le combat et demande des explications. Timesias rappelle qu'il a été accusé à tort du vol de ce portrait et Leontidas raconte comment il l'a découvert. Polycrate le contraint, pour punition de s'être battu, à montrer la peinture. Le souverain est admiratif et souligne la chance de Leontidas.
Cependant apres avoir esté un jour sans la voir, je sus me promener seul dans des Jardins publics qui sont à la Ville, et qui sont aussi beaux que ceux du Prince Polycrate : pour y resver avec plus de liberté, je pris une Allée fort couverte, où quelque temps apres ne pouvant m'empescher de regarder le Portrait d'Alcidamie, je le tiray de ma poche : et trouvant un siege de gazon contre une Palissade, je me mis à le considerer avec beaucoup de plaisir. Mais à quelques momens de
là, je le regarday avec beaucoup de chagrin : par la cruelle pensée que j'avois, qu'il eust esté donné à celuy qui l'avoit perdu : et je pense mesme que ma jalousie me fit prononcer quelques paroles, qui obligerent Timesias qui se promenoit sans que l'en sçeusse rien dans une Allée qui touchoit celle où j'estois, à regarder qui estoit celuy qui parloit : car comme je n'avois parlé qu'à demy haut ; et que je n'avois prononcé que trois ou quatre mots, il ne me connut pas à la voix. Il s'aprocha donc de la Palissade : et passant curieusement : les yeux à travers l'espaisseur de branchez et des feüilles, il vit d'abord que je tenois un Portrait : et un instant apres, il connut que c'estoit celuy d'Alcidamie : et le mesme qu'elle avoit autrefois donné à Acaste, et que l'on avoit creû qu'il avoit pris. Car il sçavoit bien qu'Alcidamie n'avoit jamais esté peinte que cette seule fois là : n'ayant plus voulu souffrir de l'estre, depuis la perte de cette Peinture, quoy que son Amie l'en eust pressée. Comme il n'y avoit pas fort long-temps que j'estois à Samos, et que je n'avois nulle conversation particuliere avec Timesias, depuis nos dernieres broüilleries, il ne s'estoit pas aperçeu que je fusse amoureux d'Alcidamie : de sorte qu'il fut estrangement surpris, de voir le Portrait de la Personne qu'il amoit, entre les mains de son Ennemy : et un Portrait encore qui l'avoit fait haïr d'Alcidamie, et que l'on avoit creû qu'il avoit pris. Ce qui l'embarrassoit le
plus, c'estoit qu'il sçavoit bien que je ne connoissois pas encore Acaste ni Alcidamie, lors qu'il avoit esté perdu puis qu'il le fut auparavant que je fusse à Samos ; de sorte qu'il ne pouvoit que penser de cette avanture. Neantmoins estant resolu de s'en esclaircir, il fit le tour de l'Allée en diligence : et passant dans celle où j'estois, il me trouva encore si attentif à regarder ce Portrait que je tenois à la main, que tout ce que je pûs faire, fut de refermer la Boiste, auparavant qu'il fust prés de moy. Comme nous estions en civilité, quoy que nous ne nous aimassions pas, je me levay lors qu'il approcha : et apres nous estre salüez assez froidement, je me preparois à continuer ma promenade, sans m'arrester aveques luy : lors que m'abordant, le visage assez esmeu ; Leontidas, nie dit il, quoy que vous ne soyez pas mon Amy particulier, comme vous estes homme d'honneur, j'espere que vous me direz une verité que je veux sçavoir de vous, et qui m'importe extrémement. Je ne sçay pas, luy repliquay-je, si je vous diray la verité que vous voulez sçavoir : Mais je sçay du moins que je ne vous diray pas un mensonge. Aprenez moy donc, respondit il, qui vous a donné un Portrait d'Alcidamie, que le hazard vient de me faire voir entre vos mains, en me promenant de l'autre costé de cette Palissade. Bien que la curiosité, luy dis-je, que vous avez de regarder ce que je fais, ne meritast peut-estre pas tant de sincerité : je vous diray toutesfois, que la Fortune toute
seule me l'a donné, et que je n'en ay obligation à personne. Timesias entendant cette responce, creût que je ne voulois pas luy dire ce qu'il vouloit sçavoir : de sorte que s'en faschant, je sçay bien, me respondit-il, que vous le devez tenir de la Fortune, plustost que de l'incomparable Alcidamie, qui sans doute ne vous l'a pas donné : Mais je demande par quelles mains cette aveugle Fortune l'a mis entre les vostres. Comme je ne me suis pas obligé (luy respondis-je l'esprit fort irrité, parce qu'il me vint un soubçon que Timesias estoit mon Rival) de vous dire toutes les veritez que je sçay : et qu'en qualité d'homme d'honneur, je ne suis seulement engagé qu'à ne vous dire pas un mensonge : je ne vous diray plus rien du tout ; et vous en penserez ce qu'il vous plaira. Vous me direz pourtant, repliqua t'il brusquement, de qui vous avez eu cette Peinture : Leontidas, respondis-je en le regardant fierement, n'est guere accoustumé de dire ce qu'il ne veut pas que l'on sçache : principalement à des gens qu'il ne met pas au nombre de ses Amis. Aussi est-ce comme vostre ennemy (me repliqua t'il en mettant l'Espée à la main) que je veux vous faire avoüer qui vous a donné ce Portrait, et mesme vous le faire rendre. A peine eut il achevé de parler, et eut il fait cette action, que sans luy respondre je mis aussi l'Espée à la main, et que nous commençasmes de nous battre : comme il est tres adroit, et que je fus fort heureux, nous fusmes quelque temps sans nous rien faire : mais
passant tout d'un coup sur luy, apres luy avoir fait une legere égratignure au bras gauche, nous disputasmes la victoire opiniastrément. Et lors que nous eusmes esté chacun à nostre tour, tantost dessus tantost dessous : à la fin comme j'estois prest d'avoir l'avantage tout entier, et que je taschois de racourcir mon Espée pour faire avoüer ma victoire à Timesias ; Policrate qui venoit se promener en ce mesme lieu arriva. , suivi de beaucoup de monde, et de Theanor mesme : qui ne sçachant du bout de l'Allée qui c'estoit, fut le premier de tous à nous venir separer. Dans la fureur où j'estois, de voir que l'on m'arrachoit d'entre les mains mon ancien ennemy et mon nouveau Rival, j'en voulus quereller Theanor : mais Polycrate arrivant un moment apres, il fallut changer de discours : et luy demander pardon de ce que contre ses ordres nous nous estions encore querellez Timesias et moy. Comme il m'aimoit alors plus que mon ennemy ; que j'estois Estranger ; et que l'autre estoit son Subjet ; ce fut à luy que s'adresserent ses reprochez : mais Timesias qui vouloit se justifier, et arriver à sa fin, luy dit, Seigneur, si vous sçaviez la cause de nostre querelle, vous m'excuseriez sans doute : et vous avoüeriez que je n'ay fait que ce que j'ay deu faire. J'ay peine à croire, repliqua Polycrate, que vous ayez raison de quereller Leontidas : et c'est pour cela, poursuivit il, que je veux aprendre toutes les particularitez de ce démeslé. Seigneur (luy dis-je tout desesperé de ce que l'on alloit
sçavoir que j'avois cette Peinture entre les mains ; et craignant que Policrate ne m'obligeast à la rendre) vous perdrez un temps que vous pouvez mieux employer à toute autre chose : et il suffira que vous soyez seulement persuadé que nous n'avons fait l'un et l'autre, que ce que des gens de coeur estoient obligez de faire. Mais quoy que je pusse dire, Polycrate sollicité par Timesias, qui souhaitoit d'estre justifié du larcin de ce Portrait, voulut estre esclaircy de la chose, et se fit dire ce que c'estoit. Alors Timesias le faisant souvenir de la perte du Portrait d'Alcidamie (car toute la Cour avoit sçeu qu'il avoit esté pris) le faisant, dis-je, souvenir qu'il avoit esté accusé comme Amant d'Alcidamie, d'avoir fait ce precieux larcin, et qu'Alcidamie l'en avoit mal traitté : il luy dit en suitte, qu'il m'avoit veu ce mesme Portrait entre les mains ; et qu'il avoit seulement voulu sçavoir de qui je le tenois, pour se justifier aupres d'elle : sçachant bien que ce n'estoit pas moy qui l'avoit pris qu'il n'ignoroit pas que je n'estois pas encore à Samos quand il fut dérobé à Acaste. Pendant le discours de Timesias, j'eus des sentimens bien differens : car j'eus une joye extréme de connoistre certainement par ce qu'il disoit, que ce Portrait n'avoit point esté donné à celuy qui l'avoit perdu : et je fus quelques moments, que ma jalousie diminua d'autant que mon amour augmenta. Mais voyant en suitte avec quelle ardeur parloit mon ennemy, et que j'allois servir à sa justification, et peut estre à le remettre
bien avec Alcidamie, l'en estois desesperé. Cependant apres qu'il eut cessé de parler, comme il sembloit avoir quelque raison, Polycrate qui a infiniment de l'esprit, n'imaginant pas la verité de la chose ; et croyant seulement que j'avois voulu cacher le nom de celuy qui m'avoit donné le Portrait : me dit qu'il ne vouloit pas m'obliger à dire devant tout le monde qui il estoit, mais seulement à luy en particulier : et que si mesme je ne voulois pas de luy dire, il suffiroit encore pour la justification de Timesias, que j'avoüasse publiquement que quelqu'un qui vray-semblablement pouvoit l'avoir pris chez Acaste, me l'avoit donné. Je vous laisse à penser quelle joye j'eus de ne pouvoir justifier mon Rival, et mon Ennemy tout ensemble ; de sorte que je commençay alors de conter avec toute l'ingenuité que la verité peut avoir, comment j'avois trouvé ce Portrait en me promenant : me gardant bien de faire connoistre les soubçons que j'avois que c'estoit Theanor qui l'avoit perdu : car outre qu'en effet ce n'estoient que des soubçons, je n'avois pas encore bien déterminé dans mon esprit, auquel de ces deux Rivaux j'eusse mieux aimé nuire. D'abord mon discours surprit un peu Polycrate : de sorte que pour l'apuyer mieux, je luy dis que Theanor qu'il voyoit aupres de luy, sçavoit bien que je ne mentois pas : puis que je l'estois allé trouver, pour luy dire l'avanture que j'avois euë le premier soir que nous estions arrivez à Samos : que je luy avois montré
ce Portrait, et l'avois mesme prié par un sentiment de curiosité, de s'informer qui pouvoit l'avoir perdu : et de me nommer mesme la personne pour qui il avoit esté fait. Ainsi Theanor fut contraint de me servir de tesmoin, et Polycrate ne douta point du tout que la chose ne fust comme je la disois : de sorte que ne pouvant pas trouver que j'eusse eu tort de ne dire point un mensonge à Timesias : et trouvant aussi que Timesias avoit ea sujet de croire que je ne parlois pas sincerement : il nous commanda de nous embrasser. Mais auparavant Timesias supplia Polycrate de vouloir que je rendisse à Alcidamie le Portrait que j'avois trouvé : Vous me ferez croire, dis-je alors en riant à Timesias, que c'est peut-estre vous mesme qui avez perdu ce Portrait en vous promenant : et que vous repentant d'un larcin qui ne noirciroit pourtant pas vostre reputation quand vous l'auriez fait, vous voulez qu'il soit restitué. Timesias rougit de colere à ce discours sans y respondre : et ce qu'il y eut d'admirable fut que quelques personnes creurent que la chose estoit ainsi, et le publierent : et à mon advis Theanor y contribua tout ce qu'il pût. Pour moy qui fus ravy de voir que Polycrate rioit de ce que le disois, je luy dis en luy adressant la parole, que ce seroit une estrange chose, si n'ayant rien pris à personne, on m'obligeoit à rendre ce que la Fortune toute seule m'avoit donné. En que n'ayant point fait de crime, je ne devois pas estre puni : ny estre traité de la mesme sorte que le pourroit
estre le veritable voleur du Portrait. s'il estoit connu. Timesias voulut encore dire quelque chose : mais Polycrate prenant la parole, et voulant tourner toute cette querelle en galanterie, me dit que pour toute punition de m'estre battu, il vouloit que du moins je monstrasse cette Peinture. Seigneur, luy dis-je, il est si glorieux à Alcidamie qu'elle soit veuë, que je n'en feray pas de difficulté : pourveû que vous me fassiez l'honneur de m'assurer de me la rendre : et comme il me l'eut promis je la luy monstray. mais à peine l'eut il veuë, que regardant la Boiste, Leontidas, me dit il, ne vous estonnnez pas du chagrin de Timesias : car par la magnificence des Pierreries dont cette Boiste est ornée, il s'est sans doute imaginé que vous estiez peut-estre son Rival ; quis qu'on ne fait gueres une telle despence pour une Personne indifferente. Seigneur, luy repliquay-je, j'ay trouvé ce Portrait dans la Boiste où vous le voyez : mais pour montrer que je ne suis pas avare, je suis prest de la rendre sans peinture à Timesias, si c'est luy qui l'a perduë. Polycrate craignant que ce discours n'aigrist la conversation, nous commanda alors absolument de nous embrasser : ce que nous fismes sans incivilité, quoy que ce fust assez froidement. En suitte de quoy me rendant le Portrait d'Alcidamie, apres avoir consideré avec autant d'attention que s'il n'eust jamais veû la Personne qu'il representoit : il me dit en riant qu'un Amant d'Alcidamie seroit bien heureux d'estre en ma place : et d'avoir
obtenu de la Fortune, ce qui ne seroit pas si aisé d'obtenir d'elle. En suitte il fut chez la Princesse sa Soeur où il voulut que j'allasse : mais pour Timesias, il se retira bien fasché que son combat n'eust pas esté plus heureux : et bien aise toutesfois de s'imaginer que ce qu'il avoit fait pourroit desabuser Alcidamie. La chose n'alla pourtant pas ainsi : car effectivement cette belle Personne s'imagina tousjours, que Timesias avoit autresfois pris ce Portrait, et l'avoit perdu depuis en se promenant : et que c'estoit seulement pour le recouvrer qu'il s'estoit battu contre moy.
Leontidas se rend chez Alcidamie, qui rougit à son arrivée. Il avoue publiquement sa passion pour celle-ci. On met cet aveu sur le compte de sa galanterie chypriote. Alcidamie lui demande de rendre le portrait, ce qu'il refuse en se justifiant galamment. La Princesse Hersilée le soutient.
Je vous laisse à juger quel bruit fit cette avanture dans la Cour : comme nous arrivasmes chez la Princesse où Theanor ne vint pas, on l'y sçavoit desja : parce que quelqu'un de la compagnie avoit devancé le Prince, et l'y avoit publiée. Alcidamie qui s'y trouva par hazard ne me vit pas plustost qu'elle rougit : comme si elle eust eu quelque confusion de sçavoir que j'avois sa Peinture. D'abord que Polycrate entra, il me fit appoecher de la Princesse Hersilée, aupres de laquelle estoit Alcidamie : et leur racontant ce qu'elles sçavoient desja ; il ne faudroit plus, dit il, pour achever cette avanture, sinon que Leontidas fust effectivement amoureux d'Alcidamie, aussi bien que Theanor et Timesias le sont : dont l'un est son Amy, et l'autre son ennemy, pourvoir un peu comment un homme nai en l'Isle de Chipre se démesleroit de toutes ces choses, Seigneur ; luy dis-je en
rougissant et en sous- riant, s'il ne faut que cela pour rendre cette avanture belle, vous pouvez n'y souhaitter plus rien. N'escoutez pas Leontidas, interrompit Alcidamie, comme s'il parloit serieusement : car Seigneur, comme vous le sçavez, c'est la coustume de son Païs, de traiter de cette sorte toutes les Dames. Il y a desja six jours, poursuivit elle, que je tasche de l'en corriger : et il m'a promis que dans deux au plus tard, il ne me parlera plus ainsi. Quoy, dit Polycrate parlant à Alcidamie, il y a six jours que Leontidas vous dit de semblables choses de vostre consentement ? Ouy, Seigneur, repliqua t'elle en rougissant, mais c'est à condition qu'il ne m'en dira plus jamais. Nous en croirons ce qu'il vous plaira, dit alors la Princesse Hersilée en sous-riant : Non feray pas moy (reprit Polycrate en regardant Alcidamie) car je suis persuadé, que puis que Leontidas vous a dit une fois qu'il vous aime, il vous le dira tousjours. Mais il me le dira inutilement, repliqua Alcidamie, puis que je ne l'escouteray point : Cependant Seigneur, luy dit elle encore, il n'est pas temps de railler, lors que j'ay à me pleindre d'une injustice que vous m'avez faite. Car enfin, adjousta t'elle, vous n'avez pas encore ordonné a Leontidas de me rendre men Portrait. Policrate qui imagina quelque plaisir, comme je j'ay sçeu depuis, à me voir en peine, luy respondit que c'estoit parce que ce ne devoit pas estre à la priere de Timesias, mais à la sienne, qu'il devoit accorder une chose de cette
nature. S'il ne faut que cela, dit elle, je vous supplie tres humblement de luy ordonner donc de me le rendre a l'heure mesme : je ne puis, dit alors Polycrate, que l'en prier ; car je ne suis pas son Maistre. Vous me pouvez commander toutes choses, luy dis-je, mais pour celle là, elle seroit si injuste, que je n'apprehende pas que vous me l'ordonniez. Et quelle injustice y a t'il, repliqua Alcidamie, à me rendre ce qui m'apartient ? En verité, dit la Princesse, vous y avez moins de part que Leontidas : car ne l'avez vous pas donné à Acaste ? Ouy Madame, reprit elle, mais puis que je l'ay donné à Acaste, il n'est pas à Leontidas. Pour moy, disoit Polycrate, je trouve qu'Alcidamie n'a pas tort : et je trouve, adjousta la Princesse Hersilée, qu'elle n'a pas grande raison. Car enfin Acaste a si mal conservé son Portrait, et Leontidas l'a si bien deffendu, qu'il me semble mieux entre ses mains qu'entre les siennes. Ha Madame, luy dis-je, que je vous suis obligé, et quelles graces ne vous dois-je point rendre ! Durant que je la remerciois, et que je luy exagerois mes raisons, pour me la rendre encore plus favorable je vy que Polycrate parloit bas à Alcidamie, et qu'il rioit avec elle. Il me sembla mesme que depuis cela, je les vy sous-rire une fois ou deux d'intelligence : et en effet Polycrate avoit fait la guerre à Alcidamie, de ce qu'elle avoit avoüé que je luy avois parlé d'amour : et luy avoit dit pour m'obliger, qu'il croyoit qu'effectivement je fusse amoureux d'elle. Mais pour
l'esprouver, luy dit il, obstinez vous tout aujourd'huy à vouloir qu'il vous rende vostre Portrait. Comment, luy dit elle. Seigneur, tout aujourd'huy ! (luy parlant tousjours bas) ce sera toute ma vie, ou du moins jusques à ce qu'il me l'ait rendu. Cependant comme je n'avois pas oüy ce qu'il avoit dit ; et que tant que dura encore la conversation, je vy Polycrate sous-rire à diverses fois, en attendant Alcidamie qui me pressoit de luy rendre sa Peinture, j'en eus quelque legere inquietude : Mais enfin comme la Princesse estoit de mon parti, et qu'elle estoit ravie que l'amitié que Polycrate me tesmoignoit, eust diminué celle qu'il avoit eue autresfois pour Timesias qu'elle n'aimoit point : elle dit qu'absolument elle ne permettroit pas que je rendisse cette Peinture. Car (dit elle obligeamment pour moy a Alcidamie) vous n'y avez plus de droit, puis que vous l'avez donnée à Acaste : elle n'y en a non plus que vous, puis qu'elle l'a perduë par sa negligence : et Leontidas y en a plus que vous deux, puis qu'il l'a trouvée par sa bonne fortune, qu'il l'a conquise par sa valeur ; qu'il empeschera bien que celuy qui l'a prise, quel qu'il soit, ne la possede jamais : et que de plus il la merite. Polycrate qui vouloit encore se divertir, dit alors à Hersilée qu'il seroit beaucoup plus juste que ce Portrait demeurast en ses mains : Mais sans luy donner loisir d'en dire les raisons, l'arrest de la Princesse fut suivi : Alcidamie declarant pourtant tousjours, sans perdre le respect qu'elle devoit à
Hersilée, qu'elle n'y consentoit pas. Enfin le Prince se retira, et je me retiray aussi, dés qu'il fut à son Apartement.
Leontidas est troublé par l'attitude galante de Polycrate envers Alcidamie. Il est jaloux également de Theanor et de Timesias. Il s'imagine mille choses et souffre mille maux tout à la fois. Le lendemain matin, il reçoit la visite de Theanor qui vient le conjurer de vaincre sa passion pour Alcidamie. Par un mensonge, ce dernier réussit à convaincre Leontidas que Polycrate est amoureux d'Alcidamie. La jalousie tourmente Leontidas qui n'est plus maître de sa passion.
En repassant dans sa mémoire les événements des derniers jours, Leontidas commence à suspecter Polycrate d'être amoureux d'Alcidamie. Il passe en revue également toutes les qualités de ses rivaux, dont l'un est son maître, et l'autre son ami. Theanor, venu le trouver dans l'espoir de le dissuader de courtiser Alcidamie, s'aperçoit que Leontidas sait la vérité sur leur rivalité. Il tente une diversion : il prétend avoir volé le portrait au profit de Polycrate, qui serait amoureux d'Alcidamie. Ses dires confirment les impressions de Leontidas qui, par l'effet de sa jalousie, a cru déceler cet amour chez le souverain.
Ce fut lors qu'apres avoir repassé en ma memoire, tout ce qui m'estoit arrivé ce jour là, je me trouvay plus de malheur que de bonne fortune, l'estois veritablement ravi, de ce que le Portrait que j'avois, n'estoit pas un Portrait donné : et de ce que je pouvois presques dire alors qu'il estoit à moy, et le regarder sans en faire plus un si grand secret. Mais aussi j'estois tres affligé, de ne pouvoir plus douter que mon meilleur Amy, et mon plus mortel ennemy ne fussent mes Rivaux. Car je connoissois bien que Theanor ne m'avoit voulu persuader que ce Portrait avoit esté donné à celuy qui l'avoit perdu, que pour me faire changer de dessein : et je ne pouvois pas ignorer, veû la façon dont Timesias avoit agi, qu'il ne fust encore tres amoureux d'Alcidamie. Apres, venant à me souvenir de l'attention avec laquelle Polycrate avoit regardé ce Portrait : comment au lieu de prendre mon parti, en parlant à Alcidamie il avoit pris le sien : et comment il luy avoit parlé bas, et ry diverses fois d'intelligence avec elle. Venant, dis-je, à me souvenir de toutes ces petites choses, je m'imaginay que peut-estre ce Prince en estoit il amoureux : de sorte que je trouvay, à parler sincerement, que je n'estois gueres moins jaloux de mon Maistre, que de mon Amy et de mon Ennemy. J'eusse pourtant eu cette consolation, si j'eusse sçeu la prendre en ce temps là, que je ne croyois
pas fortement qu'Alcidamie aimast ni Polycrate, ni Theanor, ni Timesias : mais je l'aprehendois de telle sorte, que l'on peut dire que la crainte que j'en avois me tourmentoit plus, que si j'eusse sçeu avec certitude qu'elle en eust aimé un tout seul. Car si la chose eust esté ainsi, toute ma jalousie n'eust eu au moins qu'un mesme objet : au lieu que par ma jalouse prevoyance, je souffrois presques tous les maux que j'eusse pû souffrir, si Alcidamie les eust aimez tous ensemble, ou les uns apres les autres. De quelque costé qu'elle ait l'ame sensible, disois-je, j'ay grand sujet de craindre que quelqu'un de ces trois redoutables Rivaux ne touche son coeur : Theanor est un fort honneste homme, sage, complaisant, discret, et capable par son esprit de faire toutes les choses que l'amour la plus passionnée peut inspirer : mais de les faire sans esclat, et de me destruire sans que presques je n'en aperçoive. De sorte que si Alcidamie se plaist à estre aimée de cette maniere, j'ay sujet de tout apprehender de ce costé là. Au contraire, poursuivois-je, si elle aime le bruit, la valeur, et la liberalité, Timesias est un enjoüé, un brave, et un magnifique, qui touchera son inclination aisément. Mais ô Dieux, adjoustois-je, si elle est ambitieuse, que ne trouvera t'elle point en Polycrate ? Si son ame aime la gloire, il en est tout couvert : si elle aime les richesses, comme il est le Roy de la Mer, il peut luy en acquerir de nouvelles, si les siennes ne suffisent pas à la contenter : et repassant alors
en mon esprit toutes les bonnes qualitez de Polycrate, je souffrois des maux qui ne sont pas imaginables. Principalement quand je venois à songer au prodigieux bonheur de ce Prince, qui ne l'avoit jamais abandonné, quoy qu'il eust pû entreprendre : Non non, disois-je, nous n'avons qu'à nous informer seulement si Polycrate aime Alcidamie : car si cela est, il en est aimé, ou le sera sans doute bientost, veû qu'elle est sa bonne fortune. Apres, quand je venois à penser, que de ses trois Rivaux, il n'y avoit que Timesias, contre lequel je peusse tesmoigner tout mon ressentiment : et que des deux autres, l'un estoit mon Amy, et l'autre mon Maistre, je perdois presques la raison : de sorte que je passay la nuit avec beaucoup d'inquietude. Neantmoins je n'avois pas absolument determiné en mon esprit, que Polycrate fust amoureux d'Alcidamie : ce n'est pas que je ne sois contraint d'avoüer, que du simple soubçon dans mes jalousies, je ne passe aisément à la croyance de la chose que je soubçonne : car je commence d'ordinaire à craindre ; puis à soubçonner ; et peu de temps apres à croire que ce que j'ay craint, et que ce que j'ay soubçonné, est effectivement arrivé, ou qu'au moins il arrivera bien tost. Ayant donc passé une nuit tres faucheuse, je vy entrer Theanor le matin dans ma Chambre : qui s'estant resolu de ne me dire jamais la verité, et de tascher tousjours de me guerir de la passion que j'avois pour Alcidamie ; me vint dire qu'il estoit bien aise de l'avantage
que j'avois remporté le jour auparavant sur mon Ennemy : mais qu'il estoit bien fasché de ce qu'il remarquoit que je m'attachois tousjours de plus en plus, à aimer Alcidamie. Que s'il luy eust esté permis de me dire les veritables raisons qui m'en devoient empescher, il estoit assuré que je n'y penserois plus. La plus forte de toutes, luy dis-je tout hors de moy, est que j'entendis hier dire au Prince Polycrate, que vous en estes amoureux, aussi bien que Timesias : Mais Theanor, je n'y sçaurois plus que faire ; il faut malgré moy, que je sois vostre Rival : et puis qu'il est bien permis à Timesias d'aimer Alcidamie, il me semble que vous devez souffrir que Leontidas fasse la mesme chose. Quand l'ay commencé de l'aimer, poursuivis-je, je ne sçavois pas que vous l'aimassiez : Mais aujourd'huy que l'Amour est Maistre de mon coeur, il n'est plus temps de le vouloir combattre. Theanor voyant que je sçavois sa passion, ne la voulut pas nier absolument : il me dit donc qu'il estoit vray qu'il avoit aimé Alcidamie, comme tout le reste de la Court l'avoit aimée : Mais qu'il estoit vray aussi, que par des raisons qu'il souhaittoit que je devinasse, il faisoit tout ce qu'il pouvoit pour vaincre sa passion. Enfin il sçeut si bien à travers l'obscurité de ses paroles ambiguës, me faire entendre clairement, que la raison pour laquelle il se retiroit de cette amour, estoit parce que le Prince Polycrate en avoit une secrette pour Alcidamie, que je ne l'entendis que trop. Ha mon cher Theanor
(luy dis-je en l'embrassant tout mon Rival qu'il estoit, parce que Polycrate m'estoit encore plus redoutable que luy) je sçay desja ce que vous dittes : et plusieurs choses me l'ont apris. Theanor qui pensoit avoir inventé ce qu'il venoit de me dire, afin de me destacher du service d'Alcidamie, fut bien surpris de m'entendre parler ainsi : et par un sentiment jaloux, craignant à son tour d'avoir dit une verité, en pensant dire un mensonge : il me pressa de luy aprendre ce que je sçavois de cette amour de Polycrate, qu'il pensoit estre si secrette, disoit il, que personne du monde ne la sçeust que luy. Mais moy qui n'estois pas moins curieux qu'il l'estoit, luy juray qu'il ne sçauroit pas ce que je sçavois, s'il ne me disoit le premier, comment il pouvoit expliquer tout ce qu'il m'avoit dit autresfois du Portrait d'Alcidamie, qu'il m'avoit assuré avoir esté donné à celuy qui l'avoit perdu. Theanor se voyant alors pressé, par l'extréme envie qu'il avoit d'estre esclaircy de ce que je luy avois dit sçavoir de l'amour de Polycrate pour Alcidamie : et par la honte aussi de m'avoüer qu'il m'eust dit un mensonge, se resolut d'en dire un autre, qui confirmast le premier, et qui servist à son dessein. Il dit me donc (apres avoit esté quelque temps sans parler, comme s'il eust eu peine à se resoudre de me faire cette confidence. et apres m'avoir fait jurer solemnellement que je n'en parlerois jamais) que Polycrate estoit amoureux d'Alcidamie, il y avoit tres long temps. Que cette amour estoit mesnagée par une Personne de
la Cour, qui se nommoit Meneclide, que tout le monde croyoit que Polycrate aimoit, mais qu'elle n'estoit que la Confidente de l'autre. Qu'Alcidamie, quoy que tres vertueuse, respondoit toutesfois à cette passion avec beaucoup de complaisance : et qu'en fin le Portrait dont il s'agissoit, estoit un Portrait donné, bien qu'il parust estre un Portrait dérobé. Et comment, dis-je en l'interrompant, cela est il possible ? c'est, me dit il, que Polycrate devant faire un voyage, supplia Alcidamie de luy donner sa Peinture, à quoy elle consentit neantmoins comme elle ne vouloit pas se faire peindre en secret, de peur que cela estant descouvert ne parust trop misterieux : elle fit semblant de vouloir donner son Portrait à Acaste : avec intention d'en faire faire deux à la fois. Mais le Peintre estant tombé malade comme il n'y avoit encore que celuy qui estoit pour Acaste qui fust achevé ; et le départ de Polycrate pressant, Alcidamie donna ce Portrait à Acaste, n'osant pas faire autrement apres le luy avoir promis. Mais le Prince estant allé chez Acaste pour luy dire adieu ; et ayant remarqué qu'elle oublioit ce Portrait sur la Table de sa Chambre, quoy qu'elle en sortist pour aller chez la Princesse Hersilée : il me commanda d'y aller, et de le luy dérober, ce que je fis : car en ce temps là nous estions fort mal Alcidamie et moy, et je ne me souciois pas que Polycrate l'aimast. Quoy Theanor, luy dis-je, vous estes le voleur du Portrait d'Alcidamie, et vous m'assurez qu'elle avoit promis de le donner
à Polycrate ? Ouy, me repliqua t'il : mais, luy dis-je encore, ce ne fut point Polycrate qui le perdit, le soir que je le trouvay : car il y avoit desja longtemps que ce Prince s'estoit retiré, quand cette avanture m'arriva. Theanor fut alors assez embarrassé à me respondre : toutesfois apres y avoir un peu songé ; non non, me dit il, ne vous y trompez pas : le Prince Polycrate est accoustumé quelquesfois quand il est nuit, et qu'il veut avoir quelque conversation particuliere avec quelqu'un, pour quelque intelligence de galanterie, de retourner peu accompagné à cette promenade : et ce fut infailliblement luy que vous ne connustes pas, qui laissa tomber ce Portrait ce soir là. Mais, luy dis-je, il me souvient que je vous trouvay si melancolique le lendemain au matin, qu'aviez vous donc dans l'esprit ? le desplaisir, repliqua t'il, de voir que l'absence n'avoit point changé le coeur de Polycrate : car dés l'instant qu'il fut descendu de sa Galere ; il envoya sçavoir des nouvelles d'Alcidamie. Et que vous importoit cela, adjoustai-je, puis que vous ne l'aimiez plus ; et pourquoy vous en affliger si elle vous estoit indifferente ? Je vous ay dit qu'elle me l'estoit quand je m'embarquay la premiere fois, me respondit il, mais je ne vous ay pas dit qu'elle me le fust encore à nostre second retour. Je ne m'estonne donc plus, dis-je à Theanor, si Polycrate vouloit que je rendisse le Portrait d'Alcidamie : et alors je luy contay, pour satisfaire sa curiosité à son tour, comment ce Prince c'estoit obstiné
à vouloir que je remisse cette Peinture entre les mains d'Alcidamie : comment il luy avoit parlé bas, et ry d'intelligence avec elle, durant qu'elle me la demandoit opiniastrément. Enfin je luy dis avec beaucoup d'exactitude, toutes les petites observations que j'avois faites, qui me paroissoient alors de si grandes preuves de l'amour de Polycrate, par la preocupation que j'avois dans l'esprit, que je n'en doutois point du tout. Pour Theanor qui n'estoit pas si susceptible de jalousie que moy, et qui sçavoit mieux les choses que je ne les sçavois : il fut ravi d'aprendre que je ne sçavois rien qui le peust inquieter. Mais, luy dis-je, Theanor, à quoy vous resolvez vous ? à vaincre ma passion (me dit il, croyant que je suivrois l'exemple qu'il me donnoit) car apres tout, poursuivit il, estre Rival de son Souverain, est une trop estrange chose. Je suis fort aise de vostre sagesse, luy dis-je, et je ne m'estimeray pas tout à fait malheureux, si mon Ami cesse an moins d'estre mon Rival. Estant Estranger comme vous estes, repliqua t'il, vous vous exposez à quelque fascheuse avanture, d'aimer en mesme lieu que Polycrate, à qui vous avez de l'obligation : estant son Rival comme vous estes, luy dis-je à demi en colere, vous prenez bien du soin à luy en vouloir oster un : et il me semble toutefois, poursuivis-je, que si vous aviez à servir un Amant d'Alcidamie, ce devoit plus tost estre moy qu'aucun autre : si ce n'est que l'ambition puisse plus sur vostre ame que l'amitié.
Theanor souffrit ce discours sans y respondre aigrement : tant parce qu'il vouloit ne rompre pas aveque moy, que parce qu'il sentoit bien qu'il avoit tort de me vouloir tromper comme il faisoit. Cependant nous nous separasmes de cette sorte : il me laissa un peu moins jaloux de luy, mais beaucoup plus de Polycrate : qui tout aimable qu'il estoit, me devint insuporable : tant il est vray que la jalousie change les objets.
Leontidas souffre de plus en plus de sa jalousie, d'autant qu'Alcidamie se comporte de manière obligeante à l'égard de tout le monde. Acceptant mal la complaisance de celle-ci, ne supportant plus la raillerie, il éprouve des difficultés à évoluer en société. Il déclare sa passion de manière insistante et inopportune. Il devient suspicieux à l'extrême, malgré des signes favorables de la part d'Alcidamie. Il en vient même à être jaloux d'Hiparche, plaisant de cour sans titre de noblesse.
Apres que Theanor fut sorty, je fus chez Alcidamie, où je trouvay Timesias, qu'Acaste y avoit mené pour tascher de luy persuader qu'elle l'avoit accusé à tort d'avoir dérobé sa Peinture : et quoy qu'Alcidamie ne le voulust point croire, neantmoins sa Parente la pressa tant de souffrir qu'il eust l'honneur de la voir à l'avenir, qu'enfin elle le luy permit. De sorte que lors que j'arrivay chez elle, Timesias qui estoit prest d'en sortir, la remercioit de la grace qu'elle luy accordoit : Comme j'oüis les dernieres paroles de son compliment, je compris aisément ce que c'estoit : et j'en eus un si grand chagrin, que toute la Compagnie s'en aperçeut. Apres qu'il fut sorti, Alcidamie se tournant vers moy, c'est vous, dit elle, que Timesias devroit remercier, de la permission que je luy accorde de me revoir : puis que sans vostre querelle j'aurois tousjours creû qu'il avoit pris mon Portrait, et ne la luy aurois jamais donnée. Si c'est l'intention, luy dis-je, qui donne le prix aux bons offices, Timesias ne doit point me rendre grace de celuy là ; car je n'ay pas eu dessein
de le servir. Un moment apres Polycrate arriva, suivi de Theanor, et de beaucoup d'autres, et mesme de Timesias, qui voulant promptement profiter de la permission qu'il avoit obtenuë, r'entra dans la Chambre d'Alcidamie avec le Prince Polycrate, presque aussi tost qu'il en fut sorti. Me voila donc selon ma pensée, au milieu de trois Rivaux, dont le moindre m'estoit tres redoutable : de quel que costé que je me tournasse, je ne voyois que des objets fascheux : car comme il estoit tres difficile qu'Alcidamie ne regardast pas souvent ou Polycrate, ou Theanor, ou Timesias, sans en avoir mesme le dessein : je souffrois ce que je ne sçaurois exprimer. J'eusse voulu fixer ses yeux, s'il m'est permis de parler ainsi, et les attacher si fort dans les miens, qu'ils n'eussent regarde que moy : Mais helas, je n'estois pas assez heureux pour cela. Car vous sçaurez qu'Alcidamie est une Personne de qui l'égalité d'humeur fait desesperer ceux qui la servent : elle a une certaine civilité sans choix, comme si elle ne faisoit nul discernement des gens qui la visitent, quoy que ce soit le plus delicat esprit du monde. Mais elle s'est mis dans la fantaisie, qu'il faut tout gagner et tout acquerir par cette innocente voye : de sorte que par consequent elle est et douce et civile pour tous ceux qui l'aprochent : et sans estre Coquette l'on ne peut pas avoir une complaisance plus universelle que celle qu'elle a. Il ne paroist jamais qu'elle s'ennuye, avec les personnes qui l'importunent le plus : et
elle est si fort Maistresse d'elle mesme, qu'elle se change comme il luy plaist : et sçait varier sa conversation comme bon luy semble. Je vous laisse donc à penser ce que je souffris ce jour là : quand Polycrate l'entretenoit, je ne pouvois l'endurer : et il me sembloit que la joye qu'elle en avoit, la faisoit paroistre plus belle. Si elle regardoit Timesias, je croyois que c'estoit pour le r'engager plus fort qu'auparavant : et si elle se tournoit vers Theanor, je craignois que ses regards ne l'empeschassent de guerir de son amour, comme il m'avoit dit en avoir le dessein. Quand Polycrate parloit à Meneclide, qui estoit chez Alcidamie, je croyois que c'estoit par finesse, et comme à la confidente de sa passion : et si Alcidamie me vouloit faire quelque civilité, et m'engager dans la conversation generale ; je la regardois comme une personne qui me vouloit tromper, et je luy respondois avec chagrin. Enfin, je vous le confesse, j'eusse voulu qu'Alcidamie n'eust paru belle qu'à mes yeux : ou qu'elle eust esté invisible à tout le reste de la Terre. Je voulois pourtant qu'on l'estimast, et sa gloire ne m'estoit pas indifferente : mais apres tout, je ne voulois point qu'on l'aimast : et je pense que j'eusse mesme plustost souffert qu'on l'eust haïe. La conversation fut tout ce jour la fort agreable pour toute la Compagnie, excepté pour moy : le Prince Polycrate me raillant de mon chagrin, dit que j'estois sans doute tres propre à estre un Amant discret, puis qu'il n'eust pas esté aisé de deviner à me voir
si melancolique, que j'avois le Portrait d'une des plus belles Personnes du monde. C'est Seigneur, luy dis je avec precipitation, que ce n'est pas estre fort heureux, que de ne tenir le Portrait de la belle Alcidamie, que des mains de la Fortune : et si je l'avois reçeu des siennes, cette Peinture me sembleroit plus achevée, et me seroit encore plus precieuse qu'elle n'est, quoy qu'elle me le soit beaucoup. Pour la pouvoir un jour recevoir de ses mains, dit Polycrate en sous-riant, il faudroit qu'elle sortist des vostres, et qu'elle rentrast dans les siennes : ainsi il eust falu la luy rendre hier comme je le disois : et vous pouvez encore me la rendre aujourd'huy, dit Alcidamie. Si j'estois assuré que vous me la donnassiez demain, luy repliquay-je, je vous la rendrois sans doute : mais je suis trop malheureux pour me priver d'un bien que je possede, par l'esperance d'un plus grand, que peut-estre vous ne m'accorderiez pas. En suitte Meneclide tesmoigna avoir de la jalousie, de ce que j'avois un Portrait d'Alcidamie, et de ce qu'elle n'en avoit point : et mesme de ce qu'elle n'en pouvoit pas avoir si tost : car le seul Peintre qui faisoit bien des Portraits à Samos, estoit allé à Ephese. Cette agreable contestation alla si avant entre ces deux belles Personnes, qu'Alcidamie, pour appaiser Meneclide luy donna un Cachet d'Emeraude admirablement beau, où le Chiffre de son Nom estoit gravé, qu'elle portoit ce jour là attaché au bras, avec un ruban de couleur de feu. Le present estoit si magnifique,
pour la beauté de l'Esmeraude, et pour celle du travail, qui estoit du fameux Theodore, que Meneclide ne le voulut point recevoir, qu'à condition qu'elle prendroit un Bracelet qu'elle portoit alors, dont les fermoirs estoient de Rubis, avec un tres beau Diamant au milieu. Ainsi cét eschange s'estant fait en ma presence, j'eus encore la hardiesse de dire, que je preferois la Peinture d'Alcidamie à l'un et à l'autre de ces presens magnifiques. Ce n'est pas que Theanor, pour continuer sa feinte, ne me fist signe que je ne devois pas me declarer si fort devant Polycrate : mais je n'estois pas Maistre de ma passion, et il faloit que du moins ma jalousie fust soulagée, par les marques d'amour que je donnois devant mes Rivaux. Cependant je vous diray, pour n'abuser pas de vostre patience, que le huictiesme jour estant arrivé, auquel Alcidamie ne devoit plus souffrir que je luy parlasse comme estant amoureux d'elle : je luy en parlay si long temps, et si serieusement, qu'elle connut bien qu'elle n'avoit qu'à se preparer à une longue persecution. Tout ce que je luy avois dit jusques là, pouvoit estre expliqué à simple galanterie : mais il n'en alla pas ainsi de cette conversation : car il me fut impossible de ne luy paroistre pas jaloux, dés que je luy parus amoureux : et je pense mesme que je songeay bien plus à la conjurer de n'aimer point mes Rivaux, qu'à la prier de souffrir que je l'aimasse. Depuis cela je vescus tousjours avec un chagrin qui avoit quelquesfois des redoublemens
estranges : ce n'est pas, si je l'ose dire, que je ne trouvasse quelque apparence de bonté pour moy dans le coeur d'Alcidamie, mais je ne m'y pouvois fier : et je pense qu'à moins que de demeurer seul avec elle dans une Isle inhabitée, et où n'abordast mesme jamais aucun Vaisseau, je n'aurois pas creû estre en seureté de mes Rivaux. J'estois dons tres malheureux : car il faloit malgré moy, que je visse Polycrate tous les jours ; que je souffrisse la veuë des visites de Theanor, qui ne pût à la fin si bien cacher ses sentimens, que je ne connusse qu'il estoit tousjours plus amoureux d'Alcidamie : et il faloit aussi que pour n'estre pas contraint de quitter Samos, je souffrisse encore Timesias, qui estoit mon ennemy mortel. A dire le vray, quiconque n'a pas esprouvé ces trois sortes de jalousies, ne connoist pas ce qu'est veritablement la jalousie : la mienne n'en demeura pourtant pas encore là : car vous sçaurez qu'il y avoit alors dans la Cour un homme d'assez basse condition, qui avoit mesme esté Esclave chez le Philosophe Xanthus, du temps que le fameux Esope l'estoit aussi : et qui fut affranchi le jour que cét illustre Autheur de ces belles Fables qui sont si celebres, le fut par leur commun Maistre. L'humeur agreable et divertissante de cét homme, l'avoit introduit dans la Cour, et luy avoit acquis la liberté de railler impunément de tout le monde : comme je vous ay dit qu'Alcidamie souffroit mesme ceux qui l'importunoient, il vous est aisé de penser qu'elle ne chassoit pas ceux qui la
divertissoient. De sorte que cét ancien Amy d'Esope, qui se nommoit Hiparche, estoit continuellement chez elle. Or comme il sçavoit les nouvelles de toute la Cour, et qu'il les contoit agreablement ; il avoit tousjours quelque chose à luy dire en secret, et elle avoit aussi tousjours quelque chose à luy demander en particulier : si bien qu'il n'y avoit point de jour que je ne les visse parler bas ensemble, et rire bien souvent, sans que je pusse jamais sçavoir de quoy c'estoit. Tant y a que je vis tant de fois ce que je dis, que malgré ma jalousie pour Theanor, pour Timesias, et pour Polycrate, je fus encore jaloux d'Hiparche : qui estoit autant au dessous de moy, que le Prince Polycrate estoit alors au dessus. Cette espece de jalousie m'incommoda mesme plus que les autres parce qu'elle me portoit quelquesfois jusques à avoir du mépris pour Alcidamie. Pour moy je sçay bien que depuis ce temps là, Hiparche ne me fit point rite, quelques plaisantes choses qu'il dit : et je connus certainement, qu'il n'est pas possible d'estre jamais bon Bouffon pour son Rival.
Polycrate organise, en l'honneur de Meneclide, une partie de pêche festive. Mais Leontidas ne voit dans toute cette magnificence qu'une volonté du souverain pour éblouir Alcidamie. Lors de cette pêche, Polycrate rattrape une première fois, puis laisse tomber à la mer un cachet qui appartient à Meneclide. On le retrouve finalement dans le ventre d'un poisson. Leontidas réussit à interpréter toutes ces péripéties comme autant d'indices de l'amour de Polycrate pour Alcidamie. S'apercevant de sa contrariété, le souverain l'interroge. Leontidas prend alors la mesure de sa méprise. Mais sa jalousie ne diminue pas, bien au contraire. Alcidamie ne le supporte plus et lui dit que jamais elle n'aimera un homme jaloux. Après avoir tenté en vain de se maîtriser, après avoir pris conseil auprès du philosophe Xanthus, Leontidas part sans prendre congé de personne et retourne à Chypre. Il clôt sa narration en soulignant combien la jalousie dérègle la raison et ne trouve nulle consolation dans le passé ni dans l'avenir.
Une partie de pêche est organisée par Polycrate. Leontidas propose un récit de cet événement, resté célèbre, dans une version qu'il prétend véridique. Après une description des fastes de la fête, il raconte comment Polycrate rattrape un cachet de Meneclide, cadeau d'Alcidamie, qui allait tomber à la mer. Le souverain le garde, en faisant référence au portrait d'Alcidamie détenu par Leontidas. Ce dernier interprète cet incident comme un stratagème ourdi par Alcidamie pour faire ce présent personnel à Polycrate.
Je vivois donc de cette sorte, lors que Polycrate (qui effectivement estoit amoureux de Meneclide, quoy qu'il ne le tesmoignast pas ouvertement, par quelque raison d'Estat, qui vouloit qu'il le dissimulast pour un temps) fit un dessein d'aller faire une promenade sur la Mer : ou plustost une belle Pesche, où toutes les Dames se devoient trouver. La Princesse Hersilée les en convia toutes : et quoy que la feste fust sans doute
faite pour la belle Meneclide ; je creus neantmoins qu'elle estoit pour Alcidamie : avec qui elle avoit une amitié tres particuliere en ce temps là. Car depuis l'avanture du Portrait, Acaste qui avoit esté autrefois sa principale Amie, ne l'estoit plus tant : et Meneclide avoit la premiere place dans son coeur. Toutes choses estant donc preparées pour cette Pesche, et le jour en estant pris, on fut contraint de la differer : parce qu'il arriva un ambassadeur d'Amasis Roy d'Egipte qui aimant fort Polycrate, luy envoyoit dire que sa bonne fortune luy donnoit de l'inquietude : et qu'un tres sçavant homme luy ayant assuré qu'il estoit impossible qu'il peust tousjours estre heureux : il luy conseilloit de se preparer au malheur, par quelque perte volontaire : afin que s'il luy devoit arriver quelque chose de fascheux, son ame n'en fust pas si surprise. Polycrate reçeut cét avis avec beaucoup de tesmoignages de reconnoissance, des soins qu'un si grand Roy prenoit de luy : je n'en usa pourtant pas comme on l'a publié en Asie : car j'ay sçeu que l'on a dit qu'il monta sur une Galere avec cét Ambassadeur d'Egipte : et qu'estant bien avant dans la Mer, il y jetta de dessein premedité un Cachet d'un prix inestimable : afin de se causer à luy mesme un sujet d'affliction. Mais la chose n'alla pas ainsi : et voicy positivement, ce qui a donné fondement à cette nouvelle, qui s'est espanduë, non seulement en Asie, mais par tout le Monde. Le lendemain que cét Ambassadeur fut arrivé, et qu'on
l'eut traité avec toute la magnificence possible : Polycrate voulut que la belle Pesche se fist pour luy donner sa part de ce divertissement. Comme c'estoit à la fin de l'Automne qui est ordinairement tres belle à Samos : la Mer estoit aussi calme qu'il le failoit pour s'y promener agreablement : mais non pas aussi de telle sorte, qu'il n'y eust lieu d'esperer que l'on ne jetteroit pas les filets inutilement dans la Mer : car le trop grand calme n'est pas fort bon à la pesche. Douze Galeottes peintes et dorées, furent destinées pour cette belle et grande Compagnie : elles avoient toutes des Tentes magnifiques sur la Poupe : et mille Banderoles ondoyantes de diverses couleurs les environnoient de toutes parts. Mais entre les autres, celle qui fut destinée à porter le Prince Polycrate, la Princesse Hersilée, l'Ambassadeur d'Egypte, la belle Meneclide, l'incomparable Alcidamie, et les principales Dames de la Cour, estoit la plus belle et la plus galante chose du monde. Pour moy qui croyois que toute cette magnificence estoit un effet de l'amour de Polycrate pour Alcidamie, je la remarquay mieux qu'aucun autre, mais elle ne me donna pas mesme plaisir : je fus pourtant dans la mesme Galeotte où estoit Alcidamie, plus belle ce jour là que l'on ne peint Galathée, Thetis, ny Venus. Tous les filets qui devoient servir à cette Pesche estoient de soye ; tous le Pescheurs estoient habillez en Tritons, et toutes les Dames en Nereïdes : et pour leur faire avoit le plaisir de pescher
de leur propre main ; comme nous fusmes à un endroit où la mer est extraordinairement poissonneuse : Polycrate leur fit presenter à toutes, des Lignes, dont le baston estoit d'Ebene, avec un fil de soye bleuë, et des hameçons d'or. Ce Prince qui est naturellement tres civil, mais qui de plus cachoit autant qu'il pouvoit, la passion qu'il avoit pour Meneclide : prit une de ces Lignes, et il donna à Alcidamie, auparavant que d'en donner à cette autre belle Personne : ce qui, comme vous pouvez penser, m'affligea extrémement : de sorte que pendant que tout le monde ne songeoit qu'à se divertir, j'estois tres inquiet et tres jaloux. Theanor et Timesias qui n'avoient pû estre dans cette mesme Galeotte, estoient dans une autre : mais si attachez à regarder celle où estoit Alcidamie, qu'ils ne sçeurent guere, à mon advis, si la Pesche avoit esté bonne dans la leur. Pour moy je n'avois qu'une occupation, qui estoit de regarder ce que faisoit Polycrate : et pour mon malheur je n'estois gueres moins inquiet quand il parloit à Meneclide, que quand il entretenoit Alcidamie : parce que je m'imaginois que c'estoit la Confidente de son amour. Je vy donc que pendant que l'Ambassadeur d'Egipte entretenoit la Princesse Hersilée sous la Tente, et que beaucoup de Dames par des divertissemens differents, estoient toutes occupées : les unes à regarder pescher ; les autres à pescher elles mesmes avec leurs Lignes ; et les autres à s'entretenir ou entre elles, ou aveque des gens de la Cour ; ou avec quelques
uns de ceux qui avoient accompagné l'Ambassadeur : Je vy, dis-je, que Polycrate apres avoir presenté une Ligne à Alcidamie, comme je l'ay desja dit, en donna une autre à Meneclide : et j'ay sçeu depuis qu'il luy avoit dit fort galamment en la luy donnant, que si elle estoit aussi heureuse à prendre des poissons, qu'elle estoit adroit à prendre des coeurs, la pesche ne pourroit manquer d'estre bonne. Or je ne sçay comment Meneclide prenant cette Ligne, l'embarrassa dans le ruban où elle portoit attaché au bras droit le Cachet que la belle Alcidamie luy avoit donné : mais je sçay bien que se dénoüant tout d'un coup, elle fit un grand cry : et que si Polycrate ne se fust baissé en diligence, et ne l'eust repris, il fust tombé dans la Mer. Comme il l'eut encre les mains, il en tesmoigna beaucoup de joye, aussi bien que Meneclide, qui l'aimoit infiniment, et pour sa beauté, et pour la main qui le luy avoit donné : mais pour luy qui le consideroit seulement, parce qu'il avoit esté attaché au bras de Meneclide : il luy dit, au lieu de le luy rendre, qu'il le luy conserveroit jusques à la fin de la pesche, de peur qu'elle ne le perdist. Et m'apellant alors, n'est il pas vray Leontidas, me dit il, que j'ay plus de droit à ce Cachet, que vous n'en avez au Portrait d'Alcidamie ? et que si je voulois, je pourrois ne le rendre point à la belle Meneclide ? car enfin vous avez trouvé cette Peinture en un lieu où elle n'eust pas esté perduë, quand vous ne l'eussiez pas prise ; mais si je n'eusse heureusement
pris ce Cachet, il estoit assurément perdu pour toujours : et toute ma bonne fortune qui fait tant de bruit à la Cour d'Egipte, ne l'auroit pas fait retrouver. Seigneur (luy dis-je tout irrité, parce que je croyois qu'il n'aimoit ce Cachet, qu'à cause qu'il avoit esté à Alcidamie) vous me fustes si contraire, lors qu'il s'agit du Portrait dont vous parlez : que j'aura y bien de la peine, malgré le respect que je vous dois, à vous estre favorable. Il faut donc, dit il, que ce soit la belle Alcidamie qui m'assiste : et qui persuade Meneclide de me laisser joüir de ce qu'elle a pensé perdre. Seigneur, reprit elle cruellement pour moy, je ne m'opposeray jamais à tout ce qui vous sera avantageux : et je trouve en effet que Meneclide a rendu le Cachet que je luy ay donné si precieux qu'elle l'a porté ; que vous avez raison de le vouloir conserver. Si le Prince interrompit Meneclide, est de mon advis, il ne le considerera que de la mesme façon que je le considere : c'est à dire, parce qu'il vient de vous. Enfin apres avoir bi ? contesté, Meneclide conf Stit à demy que Polycrate portast le reste du jour son Chachet : de sorte que se l'attachant au bras, il sembloit estre aussi glorieux que s'il eust fait une grande conqueste. En effet il en estoit aussi aise, que j'en estois affligé : car de la façon dont je croyois voir la chose, il me sembloit que ce Cachet n'avoit esté donné à Meneclide, qu'afin qu'il fust donné à Policrate. Je creus mesme que Meneclide l'avoit détaché, et laissé tomber exprés : et je m'imaginay
alors tout ce qui me pouvoit affliger.
La fête se poursuit dans la magnificence et l'allégresse. A la fin de la journée, en voulant rendre le cachet à Meneclide, Polycrate le fait tomber à la mer. Cet incident provoque une fois de plus les soupçons de Leontidas. Le cachet est finalement retrouvé dans le ventre d'un poisson. C'est Leontidas qui est chargé d'aller porter la nouvelle à Meneclide et Alcidamie. Il le fait de mauvaise grâce et devient ainsi l'objet de la raillerie d'Hiparche. Polycrate s'aperçoit que Leontidas est amoureux. La discussion qui s'ensuit apprend à ce dernier que le souverain aime Meneclide et non Alcidamie. Polycrate accepte d'aider Leontidas dans ses tentatives de séduction d'Alcidamie.
Apres que l'on eut pris tout le plaisir que la Pesche peut donner : que l'on eut veû à diverses fois, tirer les Filets si chargez de poissons bondissans qu'ils en rompoient, et redonné la liberté à ces beaux prisonniers, que l'on ne prenoit que pour le seul divertissement de les prendre, et pour voir leurs bonds, et leurs belles escailles d'argent : que l'on eut, dis-je, veû plusieurs Dorades se prendre aux Lignes que tenoient les Dames : il y eut en chaque Galeotte une Colation magnifique, et une Musique agreable. En suitte de quoy le Soleil ne pouvant plus incommoder les Dames on leva les Tentes : et cette illustre Compagnie joüit avec satisfaction du plus beau soir qui fut jamais. Toutes les Dames avoient levé leurs voiles : leur beauté estoit en son plus grand esclat : et la conversation succedant aux autres plaisirs, quoy que celuy de la Musique durast toujours ; chacun parloit par diverses Troupes : et j'estois sans doute le seul, qui ne m'entretenois avec personne qu'avec moy mesme. Je vis alors Polycrate, parlant tantost à l'une, tantost à l'autre, s'arrester enfin entre Alcidamie et Meneclide : qui voyant aprocher la fin du jour, luy redemanda son Cachet. Et comme il fit difficulté de le luy rendre, elle l'en pressa encore : mais ce Prince s'en deffendant tousjours, luy faisoit entendre qu'il avoit bien de la peine à resoudre de se deffaire si tost d'une chose qu'elle avoit portée. Seigneur (luy dit elle en sous-riant, à ce que j'ay sçeu depuis,
car je ne voyois alors que leurs actions, et n'entendois pas leurs paroles) ce Cachet est si beau, et d'un travail si admirable, qu'il n'y a que le Prince Polycrate au monde qui peust le demander comme une faveur, et que l'on ne soubçonnast d'une passion un peu moins galante que l'amour. Pour vous monstrer, dit il, que je ne suis pas avare, je vous rendray le Cachet, à condition que vous me donnerez seulement le ruban qui l'attache. En disant cela, il le desnoüa quoy qu'elle y resistast : et il voulut luy rendre le Cachet tout seul. Comme elle s'en deffendoit, et qu'elle disoit pour s'en excuser, qu'elle ne pourroit comment l'attacher, si elle n'avoit pas ce ruban : le Cachet échape des mains de Polycrate, et tombe en un instant dans la Mer, sans qu'il fust en son pouvoir de l'empescher : car ils estoient appuyez sur une petite Balustrade peinte et dorée, qui est tout à l'entour de la Poupe des Galeres et des Galeottes. Polycrate estoit desesperé de cét accident : Meneclide en estoit tres faschée : et quand il fut sçeu tout le monde prit part au déplaisir que le Prince avoit, d'avoir causé cette perte à Meneclide : ainsi je fus le seul qui m'en resjoüis, et qui fus ravi qu'il ne joüist pas d'une chose qui avoit esté à Alcidamie : car je n'avois point compris qu'il le voulust rendre, lors qu'il l'avoit laissé tomber. Voila, disoit il, cét heureux Polycrate, qui commence d'esprouver la mauvaise fortune d'une maniere assez estrange : puis qu'enfin, poursuivit il, le premier malheur qui m'arrive,
est un malheur sans remede. Mais plus il paroissoit affligé, plus il m'affligeoit : et plus la jalousie s'augmentoit dans mon ame. L'Ambassadeur d'Egipte pour le consoler, souhaitoit qu'il ne luy arrivast jamais de plus grandes infortunes : et tant que le reste du jour dura, soit dans la Galeotte, soit dans le Palais apres nostre retour, l'on ne parla d'autre chose. Le lendemain au matin je sçeus par Theanor, qui me le dit malicieusement pour m'affliger, que Polycrate, pour reparer la perte que Meneclide avoit faite, avoit envoyé dés le soir deux autres Cachets de Diamants à Alcidamie les plus beaux du monde : la suppliant d'en vouloir garder un, et de donner l'autre à Meneclide : afin que du moins elle peust avoir en celuy là, ce qu'elle estimoit le plus en celuy qu'il luy avoit perdu : c'est à dire quelque chose qui eust eu l'honneur d'estre à elle. Cette galanterie pensa encore me desesperer : et quoy que j'aprisse presques en mesme temps, par un autre que par Theanor, qu'Alcidamie avoit fait grande difficulté d'accepter ce qu'on luy avoit envoyé ; et qu'il avoit falu que Polycrate employast l'authorité de la Princesse sa Soeur pour le luy faire prendre ; je n'en estois pas moins jaloux. Car enfin je Voyois qu'Alcidamie avoit un Cachet qui venoit de Polycrate : et je croyois assurément, que celuy qu'elle devoit donner à Meneclide, n'estoit que pour cacher la verité de la chose : et pour la recompenser en quel que sorte, des services qu'elle leur rendoit. De plus, ce ruban qui estoit demeuré
entre les mains de Polycrate, et que je sçavois qu'il conservoit soigneusement, augmentoit encore mes soubçons : et je n'avois pas un moment de repos. Il arriva mesme encore le lendemain une chose qui m'affligea extraordinairement : et dont toute la Terre a entendu parler, comme du plus merveilleux cas fortuit, et de la plus grande marque de bonheur, que l'on ait jamais veû arriver à personne. Polycrate, deux jours apres cette belle feste, s'estant levé assez matin avec intention d'aller à la Chasse : estoit sur un grand Perron de Marbre qui est au milieu du Chasteau, tout prest de monter à cheval, lors qu'un vieux Pescheur s'aprochant de luy avec un profond respect, luy presenta un poisson qu'il avoit pris, d'une grandeur prodigieuse : que deux autres Pescheurs portoient, sur une claye de joncs marins. Comme ce poisson estoit admirablement beau, et extraordinairement grand, Polycrate le regarda avec plaisir : et faisant magnifiquement recompenser celuy qui le luy avoit offert, il monta à cheval, et fut à la Chasse, comme il en avoit eu le dessein. Mais à son retour, un de ses Officiers prenant la liberté de s'aprocher de luy, comme il vouloit rentrer dans le Chasteau, luy presenta le Cachet de Meneclide, qu'il avoit laissé tomber dans la Mer le jour de la Pesche : et quel on avoit retrouvé en accommodant ce merveilleux Poisson dont on luy avoit fait present : qui sans doute l'avoit englouty, à l'instant qu'il estoit tombé dans l'eau. J'estois alors assez prés de Polycrate : de sorte
que je pus remarquer aisément, quelle agreable surprise fut la sienne, d'apprendre une avanture si prodigieuse : et de revoir en sa puissance, une chose qu'il avoit cruë absolument perduë. En effet ce bonheur estoit si extraordinaire, que quand Polycrate n'eust point esté amoureux, il en auroit tousjours eu de la joye : mais comme il l'estoit infiniment de Meneclide, et qu'il fut ravy de luy pouvoir rendre une chose qui luy estoit tres chere : il tesmoigna la sienne avec tant d'excés, que j'en fus plus jaloux que je n'avois encore esté ; m'imaginant tousjours que tout ce que je luy voyois faire, estoit fait pour Alcidamie. Il fit donner à cét Officier qui luy avoit rendu le Cachet, de quoy l'enrichir pour toute sa vie : il redoubla encore sa liberalité au Pescheur qui luy avoit presenté le poisson : et me choisissant malheureusement pour moy entre les autres, croyant me faire grace : il m'ordonna d'aller porter cette agreable nouvelle à Alcidamie et à Meneclide, en attendant qu'il peust les voir. Cependant toute la Cour admiroit cette merveilleuse advanture, et ne pouvoit se lasser d'en parler : apres cela (disoit l'Ambassadeur d'Egipte parlant à Polycrate) vous pouvez deffier la Fortune : car enfin que vous ayez laissé tomber dans la Mer un Cachet, que le plus beau de ses Poissons ait pris : que ce mesme Poisson se soit laissé prendre à un Pescheur assez raisonnable pour vous en faire un present : et qu'en suitte il se soit trouvé un Officier assez fidelle pour vous rendre une chose si precieuse, est un
bonheur si grand, qu'il en est presque incroyable : et qu'il vous doit persuader, que vous serez tousjours heureux. Si cela est ainsi, respondit civilement Polycrate, vous devez vous en resjoüir, comme d'une chose qui vous marque la prosperité du Roy vostre Maistre, puis que je ne m'estimerois pas heureux s'il ne l'estoit point. Cependant je fus m'aquitter de ma commission malgré moy : mais ce fut d'une façon qui fit bien connoistre à Alcidamie et à Meneclide que je trouvay ensemble, que j'avois l'esprit fort troublé. Je trouvay encore pour m'affliger davantage, qu'Hiparche, qui n'avoit pas esté à la chasse, estoit avec elles : et que Timesias et Theanor, qui nous avoient quittez dés la porte de la Ville, y estoient desja. Je leur fis donc ce recit d'une maniere, qui donna un juste sujet à la raillerie d'Hiparche : car voyant avec quelle melancolie je leur aportois une nouvelle de joye et de plaisir : il leur dit cent choses malicieuses pour moy, et plaisantes pour elles : et si Meneclide n'eust adroitement destourné la conversation, mon chagrin auroit peut-estre esclatté, plus que je n'eusse voulu. Apres cela, il falut aller rendre conte à Polycrate, de ce que ces Dames m'avoient dit : mais quoy qu'elles m'eussent chargé l'une et l'autre de cent civilitez pour luy, je les passay toutes legerement : et je luy dis seulement en peu de mots, que Meneclide estoit fort aise de pouvoir esperer qu'elle auroit bientost son Cachet. Polycrate estoit alors entré dans son Cabinet sans y estre suivy de personne :
de sorte qu'y estant seul aveques luy, apres avoir esté quelque temps sans parler, il me demanda tout de nouvau, avec une curiosité extréme, ce qu'avoient precisément dit Meneclide et Alcidamie ? Et quoy que je ne luy répondisse pas trop à propos, il me faisoit tousjours demandes sur demandes, et mettoit mon ame tellement à la gehenne, que je fus tous prest de perdre le respect à diverses fois. Mais enfin ce Prince remarquant le trouble de mon esprit, me demanda ce que j'avois ? et comme je ne luy respondis qu'en biaisant, il se mit à réver : et en suitte me regardant attentivement, Leontidas, me dit il, vous estes amoureux, ou je suis le plus trompé de tous les hommes. Mais si cela est, poursuivit ce Prince, je voudrois bien pour vostre repos, que ce ne fust pas d'Alcidamie : car c'est une personne de qui l'humeur indifferente vous donnera bien de la peine. Pour moy, entendant parler Polycrate ainsi, je creus qu'il vouloit seulement sçavoit mes veritables sentimens : et je fus si interdit, que je ne pouvois luy respondre. Ce Prince voyant le desordre où j'estois, en sous-rit : et m'embrassant avec beaucoup de bonté, Leontidas, me dit il, ne craignez pas de me descouvrir vostre foiblesse, puis que je suis resolu de vous aprendre la mienne : et pour vous y obliger, adjousta t'il sçachez que ce Polycrate que l'on croit si heureux, a un tourment secret qui trouble bien souvent toute sa bonne fortune. Seigneur, luy dis-je alors tout transporté, il me semble qu'Alcidamie
ne vous est pas fort contraire : Alcidamie en effet, me dit il, m'espargne quelquesfois quelques rigueurs de Meneclide : mais apres tout, elle ne fait rien pour moy, que d'empescher que son Amie ne me mal-traite : et elle ne l'oblige pas à m'estre absolument favorable. J'avouë que lors que j'entendis parler Polycrate de cette sorte, je creus d'abord que c'estoit pour me tromper : toutefois ce Prince s'estant à la fin aperçeu de ma défiance ; et ayant mesme deviné une partie de mes sentimens : il eut la bonté de me commander de les luy dire, et j'eus la hardiesse de luy obeïr : apres avoir neantmoins en quelque façon connu malgré toute ma preocupation, que je m'estois abusé. Polycrate aprenant donc mon erreur, la dissipa de telle sorte, qu'il ne demeura nul soubçon dans mon ame : et je connus enfin que tout ce que Theanor m'avoit dit estoit faux : ce qui me mit en une colere si estrange contre luy, que je n'estois pas Maistre de mon ressentiment. Je ne dis pourtant pas à Polycrate tout ce que je sçavois : et je creus qu'il seroit plus noble de me vanger par moy mesme, que de le faire par l'authorité de ce Prince. Comme il m'aimoit veritablement, afin de me bien guerir de ma jalousie, il me fit le Confident de sa passion pour Meneclide : et pour achever de m'obliger, il m'offrit son credit aupres d'Alcidamie. En effet il luy parla pour moy si avantageusement, lors qu'il fut le lendemain reporter le Cachet de Meneclide, que cela obligea cette belle Personne à me considerer
davantage. Cependant estant allé chercher Theanor, afin de luy tesmoigner mon ressentiment, j'appris qu'il estoit allé aux champs pour quelques jours : et je sçeus mesme encore que Timesias s'estoit trouvé mal, aussi tost qu'il avoit esté chez luy, et qu'il ne sortoit point. Si bien que me voila sans jalousie pour Polycrate, et deffait de deux Rivaux pour quelques jours : pendant lesquels estant favorisé du Prince, je liay une amitié assez estroite avec Alcidamie, et je fus prés d'une semaine assez heureux.
La nouvelle situation, pourtant favorable, ne diminue pas la jalousie de Leontidas. Alcidamie ne fait rien pour entrer dans les vues de ce dernier : elle persévère dans sa complaisance universelle. Elle lui déclare même qu'elle refuse l'exclusivité à laquelle il prétend et elle considère qu'un jaloux est responsable de son malheur. Après avoir révélé qu'elle n'éprouve aucun amour pour les rivaux de Leontidas, elle s'engage à ne jamais aimer ce dernier aussi longtemps qu'il sera jaloux. Le mariage n'apporterait aucune solution, bien au contraire.
Mais helas, le commencement de ma bonne fortune, fut celuy de mon plus grand suplice : car tant que je n'avois point creû estre aimé d'Alcidamie, ma jalousie, quoy que grande, n'avoit pourtant rien esté, en comparaison de ce qu'elle devint, depuis qu'elle m'eut fait la grace de souffrir mon affection, et de me permettre d'esperer un jour quelques tesmoignages de la sienne. Car la regardant alors, comme une chose où j'avois quelque droit, j'estois beaucoup plus tourmenté. Il falut que j'augmentasse mon Train, afin d'avoir plus d'Espions à observer ce qu'elle faisoit, et ce que faisoient mes Rivaux. Quand Theanor fut revenu, je le querellay ; nous voulusmes nous battre ; et le Prince Polycrate nous accommoda, J'eus encore plusieurs démeslez avec Timesias, et plusieurs soubçons d'Hiparche : enfin j'en vins aux termes, que j'eusse voulu qu'Alcidamie n'eust veû personne. Je la suivois en tous lieux, ou la faisois suivre : j'estois tousjours chagrin et tousjours resveur :
car encore qu'Alcidamie eust eu la bonté de me donner quelque esperance, elle ne laissoit pas de conserver l'égalité de son humeur pour tout le monde : et d'avoir une civilité universelle, qui me faisoit desesperer, et qui faisoit aussi que je la persecutois estrangement. En effet il m'estoit absolument impossible, de ne luy donner pas eternellement des marques de mes soubçons, quand mesme je n'en avois pas le dessein : si elle eust eu l'indulgence de m'en vouloir guerir, peut-estre l'auroit elle fait : mais comme au contraire ma jalousie l'irrita, elle fit tout ce qu'il faloit faire pour la rendre incurable. C'est à dire qu'elle ne se priva pas un moment de la conversation de pas un de mes Rivaux : qu'elle ne perdit jamais nulle occasion de promenade ny de divertissement : et qu'elle vescut enfin comme bon luy sembla, et comme si je n'eusse point esté jaloux. Ce n'est pas que je ne connusse quelques fois, qu'elle ne faisoit rien de mal à propos, et que toutes les autres personnes de sa condition ne fissent : mais je pensois qu'elle devoit avoir pitié de ma foiblesse ; donner quelque chose à mon capricé ; et se contraindre un peu davantage. Cependant cette inhumaine Fille vint à me regarder comme son persecutur : et à me traitter si cruellement, que je sçeus qu'elle avoit raillé de mes soubçons et de mes soins avec Polycrate, et mesme avec Hiparche : ce qui renouvella toutes mes jalousies jusques à celle du Prince. De sorte que l'esprit tout aigri, je fus la visiter un jour que je la trouvay
seule : Neantmoins quand j'estois aupres d'elle, la moitié de ma feureur me quittoit : et je luy parlois presques tousjours avec beaucoup de respect. Cette conversation commença donc d'abord par des choses indifferentes, quoy que ce ne fust pas ma coustume de l'en entretenir quand j'estois seul avec elle : mais ne sçachant pas où commencer à me pleindre, de crainte de l'irriter trop ; je gagnois temps en parlant quelquesfois hors de propos, dont Alcidamie ne pût s'empescher de rire. Comme je le remarquay, j'en rougis de colere : et ne pouvant plus cacher mes sentimens, vous devriez, luy dis-je, Madame, m'estre bien obligée, de vous donner si souvent matiere de divertir le Prince Polycrate, et de railler avec Hiparche. Ces deux Personnes sont si differentes, dit elle, que j'ay peine à croire qu'une mesme chose les puisse divertir également : et j'ay bien plus de peine, luy dis-je, à comprendre, comment ils peuvent estre tous deux dans un mesme coeur. Ils y peuvent estre, respondit elle fierement, et mesme avec beaucoup d'autres encore : car enfin Leontidas, il y a quelquesfois dans un mesme coeur, de l'amour, de la haine, du mépris, de l'amitié de l'indifference, et de l'aversion. Je le sçay bien, luy dis-je, et je sçay aussi quelle part je dois pretendre à toutes ces choses : Comme vous n'ignorez pas sans doute (reprit elle avec un son de voix malicieux) le prix des services que vous rendez, il vous est aisé de le deviner. Je le devine bien mieux, repliquay-je, par le caprice d'autruy
que par moy mesme : et vous le devineriez encore plus precisément, repliqua t'elle par vostre propre caprice, que par nulle autre chose, s'il estoit possible que vous le pussiez connoistre. Appellez vous caprice, luy dis-je, Madame, de vous adorer seule en tout l'Univers ? de ne regarder que vous ; et de ne souhaiter rien que d'en estre aimé ? Je sçay bien, dit elle, que ne regardez que moy : et peut estre si vous me regardiez un peu moins, en seriez vous regardé plus favorablement. Quoy Madame, repliquay-je, vous croyez qu'il soit possible d'aimer parfaitement, et de ne chercher pas autant que l'on peut la veuë de la Personne aimée ? Je croy dit elle, que pour se faire aimer il faut plaire : et non pas s'occuper tousjours à destruire tous plaisirs de la Personne que l'on aime. Mais si la Personne que l'on aime, aimoit, respondis-je, elle ne trouveroit point de plaisir à persecuter celuy qu'elle auroit jugé digne de son affection : et elle en trouveroit beaucoup, à avoir pitié de sa foiblesse, et à la vouloir guerir. Pour moy, dit elle, je ne suis pas si bonne : car je ne sçaurois avoir compassion des maux que l'on se fait soy mesme volontairement. Ha Madame, luy dis-je, que vous connoissez peu celuy dont vous voulez parler si vous croyez qu'il soit volontaire : Non non, ne vous y trompez pas s'il vous plaist : la jalousie est une passion tirannique aussi bien que l'amour, qui naist malgré nous dans nostre coeur ; qui s'y augmente de la mesme sorte ; et qui nous destruit enfin, sans
que nous y puissions que faire. Puis que c'est un mal incurable, dit elle, et il ne faut penser qu'à le cacher si bien, que personne ne s'en aperçoive. Je voudrois le pouvoir faire, luy dis-je, mais le moyen de vous voir eternellement environnée de personnes qui vous sont agreables, sans en tesmoigner du chagrin ? Quoy, dit elle : vous voudriez que je ne visse jamais que des personnes incommodes ! Que je fusse toujours en des lieux fascheux et peu divertissans ; que je haïsse la Musique ; que je n'aimasse point la promenade ; que la conversation me dépleust ; et que je passasse enfin toute ma vie en solitude ! Je n'en souhaitterois pas tant, luy dis-je, mais je vous avoüe que je voudrois bien, s'il estoit possible, que le Prince Polycrate, Theanor, Timesias, et mesme Hiparche, ne fussent pas si bien aveques vous que Leontidas. Alcidamie rougit à ce discours : et apres avoir esté quelque temps sans parler, elle commença de me dire, qu'elle trouvoit qu'il estoit à propos de me faire voir quel rang toutes ces Personnes là tenoient dans son coeur : et alors elle me dit qu'elle estimoit Polycrate comme un Grand Prince, qui de plus aimoit passionnément Meneclide son Amie. Que pour Theanor, elle n'avoit pour luy ni haine ni amitié : que pour Timesias, elle avoit plus de disposition à le haïr qu'à l'aimer : et que pour Hiparche, elle aimeroit tousjours sa conversation, et n'aimeroit jamais sa personne. Quand j'entendis parler Alcidamie de cette sorte, j'en fus transporté de joye,
et je voulus l'en remercier : mais elle m'en empeschant, non non, me dit elle, ne vous hastez pas Leontidas : je ne vous dis pas cela pour vous satisfaire, mais pour me satisfaire moy mesme : C'est donc pour ma propre gloire, adjousta t'elle, que je vous asseure que toutes les personnes que vous m'avez nommées, n'ont nulle place particuliere dans mon coeur : mais c'est pour vostre repos, que je veux vous dire par bonté toute pure, afin que vous ne soyez pas abusé, que vous n'y en aurez jamais non plus qu'eux. Quoy Madame, luy dis-je, vous n'aimerez jamais Leontidas ? non pas du moins, repliqua t'elle, tant qu'il sera jaloux : et comme je ne pense pas qu'il puisse jamais cesser de l'estre, je ne pense pas aussi pouvoir jamais avoir nulle effection particuliere pour luy. Mais songez, luy dis-je, cruelle Personne, que cette jalousie n'est qu'un effet d'amour : si vous m'aimiez donc un peu moins, repartit elle, je vous aimerois davantage. Car enfin Leontidas, adjousta t'elle encore, je vous declare que j'aimerois incomparablement mieux espouser un homme qui me haïroit, qu'un autre qui m'aimeroit avec jalousie : C'est pourquoy ne vous obstinez pas plus longtemps à me servir, puis que ce seroit inutilement. Mais, luy dis-je, si vous m'aviez assuré que je serois choisi par vous, pour estre ce bien heureux dont vous parlez, ma jalousie cesseroit : nullement, dit elle, et je n'ay garde de m'exposer à un semblable peril. Il est plusieurs Amants qui ne sont point du tout jaloux,
qui le deviennent quand ils sont Maris : Mais je ne pense pas que ceux qui le sont, quand ils n'ont encore aucun droit à la Personne qu'ils aiment, cessent de l'estre quand ils l'espousent. Ainsi Leontidas, vous avez mis un obstacle invicible à vos pretensions pour moy, et quelque estime que je puisse avoir pour vous, je vous la dis encore une fois, je ne vous espouseray jamais. Entendant parler Alcidamie de cette sorte, je voulus luy protester que je ne serois plus jaloux mais en luy parlant ainsi, j'avoüe que malgré moy je voulois encore avoir certaines precautions qui faisoient aisément connoistre, que je n'estois pas encore en estat d'estre absolument gueri du mal qui me tourmentoit. Cependant je ne pûs faire changer de resolution à Alcidamie : et depuis cela, je n'en pûs tirer autre chose. Je voulus durant quelques ours faire effort sur moy mesme, pour ne paroistre point jaloux : je faisois semblant d'estre gay, autant que je le pouvois : je parlois à Theanor, je salüois Timesias plus civilement qu'à l'ordinaire ; je voulus mesme railler une fois ou deux avec Hiparche : mais à vous parler sincerement, ce fut d'une maniere qui fit effectivement plus rire Alcidamie, que si j'eusse dit de fort plaisantes choses. Cela me mit tellement en colere, que je luy en fis des reproches tout bas : que voulez vous que j'y face ? me respondit elle, vous estes si mal déguisé, qu'il n'est pas possible que je n'en rie. Cette façon d'agir m'offença extrémement : neantmoins elle vivoit tousjours
selon sa coustume ; c'est à dire qu'elle estoit douce, civile, et complaisante pour tout le monde : et je vescus aussi comme j'avois accoustumé, l'esprit fort inquiet, et tres malheureux.
Leontidas, incapable de maîtriser sa jalousie, consulte le philosophe Xanthus, qui lui conseille de renoncer à voir la personne aimée. Après un temps d'hésitation, il s'y résout et quitte Samos. Même à distance, il est toujours aussi malheureux. Il avance une série d'arguments démontrant que l'amant jaloux est plus à plaindre que l'amant absent ou que l'amant qui pleure sa maîtresse morte.
Ne sçachant donc plus que faire, et sçachant bien qu'effectivement Alcidamie avoit pris la resolution qu'elle m'avoit ditte, je fus consulter le Philosophe Xanthus, que je connoissois fort : et le conjurer de me dire, par quelle voye on pouvoit cesser d'estre jaloux. Que sçachant à quel point il connoissoit toutes choses, je me doutois pas qu'il ne peust m'enseigner ce que je voulois sçavoir : puis qu'il y avoit aparence qu'un homme qui passoit toute sa vie à connoistre la nature des passions, me pourroit donner les moyens de vaincre ma jalousie. Le mal dont vous vous plaignez, me respondit il, n'est pas si aisé à guerir que vous vous l'imaginez, et je ne sçache qu'un remede pour cela : bien est il vray qu'il est infaillible, pour ceux qui s'en peuvent servir. Hastez vous donc, luy dis-je, de me l'apprendre : car quelque difficile qu'il soit, je me resoudray à le faire. Vous n'avez qu'à cesser d'aimer, repliqua t'il ; puis que sans ce que je dis, ceux qui ont une fois l'ame fortement atteinte et faifie de cette dangereuse passion, ne s'en peuvent jamais absolument delivrer. Mais, luy repliquay-je tout en colere, il faudroit donc m'enseigner en mesme temps, comment on peut cesser d'aimer : en cessant de voir ce que l'on aime, respondit il. Vos remedes sont bien fascheux, luy dis-je. Les maux
que vous avez sont bien grands, reprit il ; et dans les maladies de l'esprit, aussi bien que dans les maladies du corps, quand elles sont extrémes il faut avoir recours aux extrémes remedes. Est il possible, luy dis-je, que la jalousie ne se puisse guerir par nulle autre voye ? Non pas quand elle est violente, reprit il, et qu'elle est plus forte que l'amour qui la fait naistre. Car enfin cette passion déregle tellement la raison, et l'affoiblit de telle sorte, qu'elle ne peut jamais juger de rien equitablement. Un homme jaloux avec excés, est comme un malade à qui la Nature ne preste plus nul secours, et à qui les remedes sont inutiles. Dans les autres passions, la raison reçoit quelquesfois les choses qu'on luy dit, comme il les faut recevoir : mais un jaloux ne trouve nul secours de ce costé là : parce que n'estant accoustumée qu'à le tromper, elle ne peut luy faire discerner la verité. Tant y a qu'apres une fort longue conversation, où Xanthus me dit tousjours que pour cesser d'estre jaloux, il faloit cesser d'aimer : et que pour cesser d'aimer, il faloit cesser de voir ce que l'on aimoit ; je le quittay, et je fus me promener seul, fort occupé à determiner ce que je voulois aire. Je n'en vins pourtant pas à bout ce jour là : et je pense que si l'impitoyable Alcidamie n'eust encore augmenté ma jalousie par son procedé, j'eusse encore esté long temps irresolu. Mais la grande feste de Iunon estant arrivée, où toute l'Isle de Samos est en resjouïssance : elle me donna tant de nouveaux sujets de
me pleindre, en toutes les Assemblées où je la vy : et elle me persuada si bien, que tant que je serois jaloux, je serois tousjours haï, que je me resolus enfin, ne pouvant cesser de l'estre, à cesser d'aimer si je le pouvois, et à m'esloigner de Samos. J'inventay donc un pretexte pour en sortir : et ne disant la verité qu'au Prince Polycrate, de qui j'estois le moins jaloux ; je quittay son Isle malgré toute la resistance qu'il y fit, et je la quittay mesme sans y dire adieu à personne. Mais afin qu'il ne manquast rien à mon malheur, en passant devant le logis d'Alcidamie, j'y vy entrer Timesias et Hiparche : et je connus par le Train de Theanor, qu'il y estoit desja devant les autres. Je m'imaginay alors si bien la joye qu'auroient mes Rivaux de mon absence, que je pensay ne partir pas : neantmoins faisant un grand effort sur mon esprit, je m'embarquay, et je m'en retournay en Chipre, un peu auparavant que le Prince Philoxipe fust amoureux de la belle Polycrite. Depuis cela j'ay mené une vie tres inquiette et tres malheureuse : car enfin l'absence ne m'a point gueri : et je suis toujours amoureux et tousjours jaloux, et par consequent le plus infortuné de tous les Amans. Depuis mesme que je suis esloigné d'Alcidamie, je ne suis pas seulement jaloux de mon Maistre, de mon Amy, de mon ennemy, et d'un autre homme de qui la condition est fort au dessous de la mienne : je le suis encore de tous ceux que je m'imagine qui la peuvent voir : et quand vous me voyez quelquefois resveur
et melancolique ; c'est que je les repasse tous les uns apres les autres dans ma memoire, et que je m'imagine qu'Alcidamie les traite mieux qu'elle ne m'a traitté. Que Thimocrate ne pretende donc pas, que l'absence toute seule aproche de la rigueur de la jalousie, puis qu'il n'y a nulle comparaison de l'une à l'autre : le souvenir du passé, et l'esperance de l'advenir (comme l'a fort bien remarqué le Prince Artibie) donnent cent consolations à un Amant absent quand il est aimé : mais un Amant jaloux ne trouve rien ny dans le passé, ny dans l'advenir, qui ne luy donne de l'inquietude. Un Amant absent ne souhaite jamais que des choses agreables, et dont l'esperance est douce : comme la veuë de sa Maistresse ; sa conversation ; et plusieurs semblables avantages : au lieu que la jalousie fait souvent desirer de ne la voir jamais, tant il est vray qu'elle déregle la raison. Je sçay bien encore, que n'estre point aimé est un grand mal : mais c'en est encore un plus grand, de croire non seulement n'estre point aimé : mais de s'imaginer que la personne que l'on aime en aime cent mille autres au lieu d'un. La mort mesme, toute effroyable qu'elle est en la personne aimée, ne tourmente pas tant que la jalousie : un Amant qui pleure sa Maistresse morte, a du moins la triste consolation d'estre pleint de tout le monde : il donne de la compassion, à ses plus mortels ennemis : où au contraire un Amant jaloux, ne donne pas le moindre sentiment de pitié à ses plus chers Amis. Tout ce que peuvent faire les
plus discrets, est de n'en parler pas : mais pour l'ordinaire tout le monde en raille ouvertement : cependant quoy qu'il s'en aperçoive, il ne sçauroit y remedier. De plus, cette espece de douleur, qui est causée par la mort, a des bornes : il n'arrive plus jamais rien de nouveau à celuy qui la ressent ; mais un Amant jaloux souffre tous les jours cent mille suplices qu'il n'a pas preveus, quoy que bien souvent il les invente luy mesme, et qu'il soit son propre Bourreau. Quand la mort a ravi ce que l'on a de plus cher, il y a du moins encore cét avantage : que toutes les passions d'une ame, à la reserve de l'amour, demeurent en paix : et que l'on pleure avec quelque espece de tranquilité. Mais dans un coeur que la jalousie possede, elles y sont eternellement en trouble et en confusion : la haine en dispute l'Empire à l'amour : la crainte chasse l'esperance : la fureur prend la place de la tendresse : le desespoir la suit bien souvent : on se reprent cent fois en un jour de ses propres souhaits : on desire la mort, non seulement à soy mesme, mais à sa Maistresse : on ne voit plus les choses comme elles sont : car au lieu que dans l'ordre de la Nature, les sens seduisent quelquefois l'imagination ; icy au contraire, l'imagination seduit les sens : et force bien souvent les oreilles et les yeux à criore (s'il faut ainsi dire) qu'elles entendent, et qu'ils voyent, ce qu'effectivement ils ne voyent ny n'entendent. Cependant la connoissance de ces erreurs, ne guerit pas l'esprit de ceux qui en sont capables : et
la jalousie enfin a quelque chose qui tient bien plus du Sortilege, de l'Enchantement, et de la Magie, que d'une simple passion. Prononcez donc en ma faveur, ô mon equitable Juge : et ne refusez pas vostre pitié au plus malheureux Amant du monde.