Chrisante et Feraulas informent Artamene du sort de Mandane en lui communiquant les
nouvelles apportées par Martesie. Celle-ci se rend ensuite auprès du roi pour lui
donner des informations au sujet de la détention de sa fille. Ciaxare hésite à
libérer Artamene, car il attend le retour d'un ambassadeur qui doit confirmer ou
infirmer les bonnes intentions du roi d'Armenie, censé avoir donné asile au roi de
Pont, ravisseur de Mandane. Pendant ce temps, le prince Artibie vient, de la part de
Philoxipe, ami d'Artamene, offrir une troupe de dix mille hommes à Ciaxare. Son
étonnement est grand, lorsqu'il apprend que le héros est en prison. Il obtient la
permission de le voir, accompagné de Leontidas. Ce dernier transmet à Artamene une
lettre de Philoxipe et revient le lendemain raconter au captif les aventures de son
ami.
Depuis que le roi a donné l'autorisation à ses amis de rendre visite à Artamene,
il est très difficile de voir l'illustre prisonnier seul. Chrisante et Feraulas
parviennent cependant à lui rapporter le récit de Martesie, omettant toutefois
l'épisode de l'oracle. Artamene ne sait que penser de la situation. Il redoute la
vertu du roi de Pont, capable selon lui d'attendrir Mandane. D'un autre côté,
sachant sa bien-aimée en Armenie, il est rassuré par la présence de son ami, le
prince Tigrane. Par contre, le tempérament du roi son père l'inquiète.
Ces deux fidelles Serviteurs d'un illustre Maistre,
ne peurent pourtant satisfaire l'envie qu'ils avoient, que le lendemain au matin :
n'estant presque pas possible de pouvoir trouver Artamene seul, depuis que Ciaxare avoit
donné la liberté de le voir, à moins que de prendre l'heure de son lever. Tout le
monde vouloit joüir de ce privilege avec empressement : et tout le monde pour le
faire durer davantage et pour gagner temps ; disoit à Ciaxare qu'Artamene
commençoit de se laisser vaincre : et descouvriroit à la fin ce qu'il vouloit
sçavoir. Ce genereux Prisonnier de son costé, mouroit d'impatience d'estre delivré,
afin de pouvoir delivrer Mandane : Mais quoy que son amour occupast toute son ame,
il n'oublia pas qu'Araspe estoit dans les fers aussi bien que luy : et il envoya plusieurs fois sçavoir de ses nouvelles ; et luy
tesmoigner que sa prison augmentoit la rigueur de la sienne. Il fut pourtant
extraordinairement soulagé, lors que Chrisante et Feraulas estant allez le
trouver qu'il estoit encore au lict, luy eurent apris que Martesie estoit à Sinope. Je Nom de
Martesie luy fit faire un cry de joye, s'imaginant que peut estre le
Princesse n'en estoit elle pas fore soing : et le recit qu'ils luy firent en suite,
des avantures de Mandane, et de sa fidelité pour luy ; fit un renversement si grand dans
son ame, qu'il n'estoit pas capable de sentir avec tranquilité, le transport et le
plaisir qu'une si aimable nouvelle luy donnoit. Car afin de ne le troubler point, et
de le luy laisser gouster tout pur, Chrisante et Feraulas ne luy dirent pas
l'Oracle que le Roy d'Assirie avoit reçeu à Babilone : bien est il vray qu'il trouva
une autre voye de le moderer, par l'inquietude qu'il eut de sçavoir que la Princesse
estoit en la puissance du Roy de Pont, de qui le rare merite luy estoit assez connu,
N'admirez vous point Chrisante, disoit il en le regardant, le caprice de ma
fortune, qui fait que j'ay pour Rivaux, les plus honnestes Gens du monde, et les
plus raisonnables dans leur amour ? Car enfin si Mandane estoit aimée par de ces Princes
de qui la passion est brutale jusques à la fureur ; et qui ne parlent que de
violences, de fer, de feu, et de sang : qui se veulent faire aimer, par les mesmes
voyes que l'on se peut faire haïr : qui n'ont que des sentimens coupables ; qui ne pretendent qu'à des faveurs criminelles : et
qui ne les demandent que le poignard à la main, et la fureur dans les yeux : je ne
devrois pas craindre que l'illustre Mandane les preferast à Artamene.
Mais Chrisante, ce que vous venez de me dire, m'espouvante aveque raison : et
de la façon dont vous m'avez raconté la chose, les Ravisseurs de Mandane me
sont cent mille fois plus redoutables qu'ils ne me le seroient s'ils estoient moins
raisonnables et moins soumis. Mais Seigneur, interrompit Feraulas, le Roy d'Assirie
n'est pas aupres de Mandane : l'on vous a assuré que le Prince Mazare n'est
plus : et elle est entre les mains d'un Roy sans Royaume. Il est vray, reprit il,
mais ce Roy sans Couronne en merite cent : et c'est ce qui fait mon inquietude.
Neantmoins il y avoit des momens, où il estoit bien aise de sçavoir que la Princesse
estoit en Armenie : et d'autres aussi, où il en estoit bien fâché. Car si la vertu
de Tigrane luy donnoit quelque consolation : l'humeur violente et
ambitieuse du Roy d'Armenie son Pere, luy donnoit de la crainte et du chagrin.
Feraulas s'aquita alors de la commission que Martesie luy avoit donnée,
de faire ses compliments à Artamene, qui les reçeut si agreablement ; qu'il renvoya
Feraulas à l'heure mesme vers elle, pour luy tesmoigner le regret qu'il
avoit de n'estre pas en estat de luy aller dire luy mesme tout ce qu'il pensoit : et
combien il se tenoit son obligé, de luy avoir fait
sçavoir par luy, tous les sentimens de la Princesse. Il envoya aussi Chrisante
vers les Princes qui s'interessoient en sa liberté, a fin de consulter avec eux, sur
le retour de Martesie.
Martesie se rend auprès de Ciaxare, feignant d'être arrivée la veille à Sinope.
Elle lui rapporte en détails les nouvelles de Mandane, sans mentionner toutefois
l'oracle, ainsi que tout ce qui a trait à Artamene. Le roi reste dubitatif : il
est heureux que le ravisseur de sa fille soit un roi dépossédé de son royaume et
par conséquent très faible, mais il craint aussi que le roi d'Armenie ne saisisse
cette occasion pour lui faire la guerre. Ciaxare pressent qu'il aura besoin
d'Artamene. Il attend donc le retour de Megabise, envoyé en Armenie, pour décider
du sort de son prisonnier. Si Mandane est détenue captive, il libérera son chef de
guerre ; par contre, si elle est libérée, il aura moins d'indulgence envers
Artamene.
Ils trouverent tous, que le plustost qu'elle pourroit voir le Roy seroit le
meilleur : parce que la certitude qu'il auroit de la fortune de la Princesse ; et
l'apparence presque infaillible d'une nouvelle guerre ; le seroient peut-estre plus
facilement resoudre à delivrer Artamene. Chrisante donc n'ayant pas manqué
d'advertir Martesie, elle parut dés le mesme soir : et feignit de ne faire que
d'arriver à Sinope Le Roy la reçeut avec une joye extréme : et il en jetta des
larmes de tendresse : car il n'ignoroit pas combien la Princesse sa Fille l'aimoit.
Elle luy aprit les divers enlevemens de Mandane : et luy raconta toutes choses,
à la reserve de ce qui regardoit Artamene, qu'elle cacha avec beaucoup de soing : ne le
nommant pas seulement un fois en tout son recit. Elle ne luy par la pas non plus, de
l'Oracle rendu à Babilone, de peur d'embarrasser son esprit, et de desplaire à
Artamene : et comme le sien estoit adroit, elle passa delicatement sur
toutes les choses qui pouvoient servir ou nuire. Ciaxare fut en quelque sorte consolé de
sçavoir que c'estoit le Roy de Pont qui tenoit la Princesse en son pouvoir :
s'imaginant qu'un Prince despoüillé de ses Estats, ne trouveroit pas tant de
protection qu'un autre. Il creut bien pourtant, que le Roy d'Armenie seroit bien
aise d'avoir un nouveau pretexte de guerre : et
dans cette pensée il soupira : et ne pût s'empescher de souhaiter en secret,
qu'Artamene le mist bientost en estat de le delivrer, en luy advoüant ce
qu'il vouloit absolument aprendre de luy. Apres donc que ce Prince eut fort
entretenu Martesie, il la voulut faire loger au Chasteau : mais elle le supplia de
souffrir qu'elle s'en retournast chez son Parent, où en effet elle s'en alla : et où
elle fut visitée de toutes les Dames de la Ville ; et de tout ce qu'il y avoit de
Princes, et de personnes de qualité à Sinope. Cependant tous les Amis d'Artamene parloient
continuellement au Roy en sa faveur : et le Roy tesmoignoit effectivement desirer de
pouvoir rompre ses chaisnes : mais en mesme temps il paroissoit estre opiniastrément
resolu, à vouloir sçavoir precisément, l'innocence ou le crime d'Artamene. Il
y avoit aussi dans son coeur un sentiment confus, qui faisoit qu'il ne sçavoit pas
luy mesme ce qu'il vouloit : car enfin si par le retour de Megabise qu'il avoit envoyé
en Armenie, il aprenoit qu'on luy rendist sa Fille, il sentoit bien qu'il auroit
moins d'indulgence pour Artamene : mais si au contraire on la luy refusoit, et
qu'il falust recommencer une nouvelle guerre ; il connoissoit bien aussi, que la
liberté d'Artamene, seroit necessaire pour celle de Mandane. Ainsi demeurant
toujours irresolu, les Rois de Phrigie et d'Hircanie, et tous ces Princes qui luy
parloient peut Artamene : ne pouvoient tirer de Ciaxare, une parole decisive.
Un jour, une armée étrangère, comptant dix mille hommes, arrive à Sinope. Le
prince Philoxipe, favori du roi de Chypre et ami d'Artamene, a acquis ces troupes
ciliciennes en mariant sa sœur Agariste au prince de Cilicie. Il tient à les
offrir à Ciaxare afin de contribuer à la gloire d'Artamene. A la tête de ces
troupes se trouve un jeune prince appelé Artibie, frère du prince de Cilicie, qui
est étonné d'apprendre qu'Artamene est prisonnier de Ciaxare. Bien que le roi
essaie de détourner la conversation, le jeune chef militaire parvient toujours à
placer le nom d'Artamene.
Comme ils estoient un jour à l'entour de luy, on vint luy dire qu'il paroissoit des
Troupes Estrangeres dans la Plaine, qui s'aprochoient de Sinope : et un moment apres,
Thimocrate et Philocles entrerent ; et dirent au Roy que le Prince
Philoxipe, Favory du Roy de Chipre leur Maistre et ancien Amy d'Artamene :
ayant marié la Princesse Agariste sa Soeur, au Prince de Cilicie ; l'avoit obligé en
l'espousant, d'envoyer dix mille hommes à Artamene, afin qu'il les presentast à
sa Majesté : et qu'il leur fist la grace de souffrir qu'ils eussent quelque part à
la gloire que toutes ses Troupes aquerroient, sous la conduite d'un si Grand Roy, et
par la valeur d'un homme aussi extraordinaire comme estoit Artamene. Ciaxare rougit
à ce discours : et eut quelque confusion de voir, que celuy qui luy devoit presenter
les Troupes de Cilicie, estoit luy mesme en estat d'avoir besoin de la faveur d'autruy.
Ce Prince reçeut pourtant tres civilement ce que Thimocrate et Philocles luy dirent ; et
leur accorda la permission qu'ils luy demandoient, de faire entrer celuy qui
commandoit ces Gens de guerre, qui estoit Frere du Prince de Cilicie. Ciaxare voulut mesme pour
luy faire plus d'honneur, aller sur les Ramparts de la Ville, afin de voir arriver
ces Troupes, qui se trouverent estre fort belles ; composées d'hommes bien faits,
bien armez, et bien aguerris ; et le Prince qui les conduisoit, jeune et de fort
bonne mine. Apres donc que le Roy eut veû passer les Troupes Ciliciennes au pied des Murailles, et qu'il eut ordonné qu'on les fist camper
aupres de celles de Chipre, comme estant en amitié particuliere ensemble : le jeune
Prince qui estoit leur Chef, apellé Artibie, fut conduit à Ciaxare par
Thimocrate et par Philocles : qui luy dirent qu'Artamene n'estoit pas en
estat de le presenter. Artibie en aprenant la cause, en fut un peu surpris : et
douta mesme s'il devoit continuer de s'offrir à Ciaxare : sçachant bien que Philoxipe
n'avoit obligé le Prince son Frere à envoyer ces Troupes, que pour favoriser Artamene.
Mais Thimocrate et Philocles qui jugeoient bien qu'en cas de besoing elles
pourroient estre utiles à Artamene ; luy dirent qu'il ne faloit pas laisser de les
offrir au Roy : mais qu'en luy parlant, il ne faloit pas aussi qu'il manquast de
s'aquiter de sa commission : et de luy tesmoigner que l'interest d'Artamene,
estoit ce qui faisoit agir Philoxipe. En effet, ce jeune Prince ne fut pas
plustost devant Ciaxare, qui l'avoit envoyé complimenter par Aglatidas et par Andramias,
qu'apres l'avoir salüé ; Seigneur, luy dit il, j'avois esperé de vous estre presenté
par une personne qui vous doit estre si chere, et qui s'est renduë si illustre par
toute la Terre ; que j'ay eu besoing que Thimocrate et Philocles ayent aporté
tous leurs soings à me consoler de la douleur que j'ay d'estre privé de cét
avantage. Car enfin, quoy que le Prince de Cilicie mon Frere et mon Seigneur, et le
Prince Philoxipe, m'ayent envoyé pour le service de vostre Majesté, et que je leur aye obei avec plaisir : je vous avouë
qu'en mon particulier, j'avois eu une joye extréme, de pouvoir esperer d'aprendre
sous l'illustre Artamene, un Mestier qu'il sçait si parfaitement. Vous trouverez tant
d'autres Maistres dans cette Armée, dit le Roy, en luy monstrant tous ceux qui
l'environnoient, que quand le bien de mes affaires ne me permettroit pas de delivrer
Artamene, vous n'auriez pas sujet de vous repentir d'estre venu parmy
nous. Seigneur, reprit le Roy de Phrigie, nous ne sommes tous que les Disciples
d'Artamene ; et ce Prince a raison de regretter comme il fait, la
privation d'un avantage infiniment grand. Comme ce discours ne plaisoit pas à
Ciaxare, il le changea adroitement : et s'informa avec grand soing, de
la santé du Roy de Chipre, de celle de Philoxipe, et du Prince de Cilicie. Mais quoy
qu'il peust dire, Artibie en revenoit tousjours à Artamene. S'il luy parloit du Roy de
Chipre, il luy disoit que ce Prince avoit toujours eu grande opinion de sa prudence,
depuis qu'il avoit sçeu qu'il avoit donné la conduite de ses Armées à Artamene :
S'il luy demandoit des nouvelles de Philoxipe, il luy disoit qu'il avoit
eu envie de venir luy mesme commander à la place de Thimocrate, afin de pouvoir revoir
Artamene : et s'il luy parloit du Prince de Cilicie, il luy disoit encore,
qu'à moins que d'estre amoureux comme il l'estoit, de la Princesse sa femme qu'il
venoit d'espouser ; il seroit venu luy mesme, pour
connoistre cet Artamene dont il avoit tant entendu parler. Enfin Ciaxare voyant qu'il n'y
avoit point de discours si esloigné, où le Nom d'Artamene ne trouvast sa place en la
bouche d'Artibie ; luy dit qu'il estoit juste qu'il s'allast reposer ; et ordonna
qu'on le logeast le mieux qu'on pourroit, et que l'on en eust tous les soings
possibles.
Artibie obtient la permission de rendre visite à Artamene. Il se rend dans la
prison du héros, accompagné par Leontidas, capitaine et ami de Philoxipe, qui
transmet de la part de ce dernier une lettre à Artamene. Celui-ci paraît fort
intrigué, car la lettre lui fait supposer que de grands changements sont survenus
dans la vie de Philoxipe, lequel n'avait jamais connu l'amour. Leontidas revient
le voir le lendemain afin de lui raconter la vie de Philoxipe.
Mais auparavant que de le quitter, Artibie luy demanda la permission
d'aller du moins voir dans les fers, celuy qu'il avoit creû trouver à la teste d'une
Armée ; ce que Ciaxare luy accorda. Il fut donc à l'heure mesme conduit par Aglatidas et
par Andramias, et accompagné par Thimocrate et par Philocles, à
la Prison d'Artamene : qui au seul Nom de Philoxipe, et de la Princesse Agariste sa
Soeur, carressa extraordinairement Artibie. Ce Prince luy presenta un de
ses Capitaines nommé Leontidas, qui estoit de Chipre, qu'Artamene
avoit connu chez Philoxipe, dont il estoit Amy particulier : et que ce
Prince avoit chargé en partant, de l'assurer de la continuation de son amitié, et de
luy rendre une Lettre de sa part. Artamene l'ayant reçeuë avec joye (car il estimoit
infiniment Philoxipe, quoy qu'il n'eust pas tardé fort long temps à l'Isle de
Chipre) demanda permission à Artibie de la lire : et ayant obtenuë, il vit que cette
Lettre estoit telle.
PHILOXIPE A ARTAMENE.
Je suis bien aise que la Fortune ait esté de mon advis : et qu'elle vous dit
donné ce que je jugeay que vous meritiez, dés le premier jour que j'eus l'honneur
de vous voir. Je souhaite que comme elle n'a pas esté aveugle en vous favorisant,
elle ne soit pas non plus inconstante : et que vous puissiez, joüir toute vostre
vie d'un bonheur que personne ne vaut sçaurait envier sans injustice. Au reste je
n'ay marié la Princesse Agariste ma Soeur, qu'à condition que le Prince de
Cilicie
son Mary vous envoyeroit des Troupes : j'espere qu'en ma consideration, le Prince
Artibie vous sera cher ; et qu'apres avoir aquis vostre estime par les
rares qualitez qu'il possede, vous luy accorderez encore vostre amitié. Mais pour
vous dire quelque chose d'agreable, afin de vous y obliger davantage ; sçachez que
cét homme illustre, que vous vintes chercher dans nostre Isle, par le seul desir
de connoistre sa vertu, est amoureux de la vostre : et que si le bien de sa Patrie
ne l'eust r'apellé à Athenes, Solon eust fait pour Artamene ; ce qu'Artamene
fit pour Solon. Si vous vous interessez encore en ma fortune, j'ay prié Leontidas
de vous l'aprendre : et de vous assurer que je n'ay guere eu plus de passion pour
la beauté de Policrite, que j'en ay pour la gloire d'Artamene.
PHILOXIPE.
Apres qu'Artamane eut achevé de lire, il renouvella
les civilitez à Artibie : et luy monstrant la Lettre de Philoxipe, Vous voyez, luy dit il,
que les souhaits de ce Prince n'ont pas esté exancez, et que la Fortune dont il
parle m'a abandonné : Mais, poursuivit il se tournant vers Leontidas, c'est de vous
qui je dois recevoir beaucoup de consolation à mes maux : en m'aprenant du moins, ce
qui regarde le Prince Philoxipe. Car enfin, si ma memoire ne me trompe, il
faut qu'il soit arrivé un grand changement en luy : s'il est vray qu'il ait aimé,
comme il le paroist par sa Lettre : puis que dans le temps que je l'ay connu, il
n'aimoit que les Livres, la Peinture, la Musique, et tous les autres beaux Arts : et
que s'il avoit une Maistresse, c'estoit sans doute la vertu de Solon, dont je luy entendois
parler continuellement. Ha ! Seigneur, reprit Leontidas, il est en effet arrivé
bien des changemens en la vie du Prince Philoxipe ; et qui vous surprendront
sans doute autant, qu'ils ont surpris non seulement toute la Cour, mais tout le
Royaume de Chipre : estant certain que je ne pense pas qu'il y ait une personne en
toutes les Villes de Paphos, d'Amathuse, de Salamis, et de Cithere, qui n'ait eu de
l'estonnement de cette avanture. Artamene ayant alors tesmoigné une extréme envie
d'aprendre la fortune d'un Prince si illustre : Leontidas luy promit de venir le
lendemain au matin satisfaire sa curiosité ; et en effet le reste du jour s'estant
passé en civilitez avec Artibie, ou à donner les
ordres necessaires à leurs Troupes, apres qu'ils surent sortis de la Prison
d'Artamene : le jour suivant Thimocrate et Philocles qui vouloient
aussi aprendre ce qui estoit arrivé dans la Cour de Chipre depuis leur départ ;
menerent Leontidas à Artamene : qui pour ne perdre point de temps, le fit
assoir au milieu d'eux ; et l'obligea de commencer son discours en cette sorte.
Sur l'île de Chypre, consacré à Venus, tous les citoyens connaissent l'amour et le
pratiquent dans tous les domaines avec raffinement. Seul Philoxipe n'a jamais été
ébranlé par la passion amoureuse. Un jour, le philosophe Solon fait halte à Chypre.
Philoxipe et lui deviennent amis et passent beaucoup de temps ensemble, au grand
désespoir des dames de la cour. Même si les réflexions de Solon l'y invitent,
Philoxipe ne peut pas se forcer à ressentir l'amour. Après le départ de son ami, le
jeune homme part en voyage. A son retour, il devient le confident du roi, amoureux
de la princesse Aretaphile.
Leontidas commence son récit par quelques considérations sur Chypre, la plus
fameuse île de la mer Egée. L'île entière est vouée au culte de Vénus, et l'amour
y tient lieu de religion. Or durant plusieurs siècles, un désordre s'était emparé
du cœur des habitants, car le culte de la libertine Venus Anadyomene – sortant de
l'écume de la mer – l'avait emporté sur celui de la pieuse Venus Uranie,
originaire du ciel. Un siècle auparavant, une grande reine avait fait abattre les
temples de Venus Anadyomene et restauré le culte de Venus Uranie. Depuis, tous les
citoyens chypriotes apprennent à aimer convenablement toutes choses : la beauté,
les sciences, les arts, les lois, la patrie, et bien entendu les personnes. Mais
la passion amoureuse est pure et détachée des sens. L'amour a donc atteint à
Chypre un grand degré de perfection, tandis que l'insensibilité est perçue comme
un crime.
HISTOIRE DE PHILOXIPE ET DE POLICRITE.
Comme vous n'avez pas fait un long sejour en nostre Isle, je pense, Seigneur,
qu'il ne sera pas hors de propos, de vous dire quelque chose de ses coustumes, pour
l'intelligence de cette Histoire : et que vous ne trouverez pas mauvais que je vous
die en peu de paroles, ce que je trouveray necessaire de vous aprendre, afin de vous
rendre la suite de mon discours plus agreable. Vous sçaurez donc, Seigneur, que
cette belle Isle, qui pour sa grandeur, sa scituation, sa fertilité, ses belles et
grandes Villes, et ses magnifiques Temples, passe pour la plus celebre et pour la plus considerable, de toutes celles de la
Mer Egée : quoy que comme vous ne l'ignorez pas, cette Mer en soit toute couverte ;
a toujours esté consacrée à Venus : et que l'amour qui par tout ailleurs est une
passion comme les autres, qui n'a nuls privileges particuliers ; est en cette Isle
un acte de Religion. Il semble que tous ceux qui y naissent, soient obligez d'aimer
presque en naissant : Tous les Temples y sont dédiez à Venus sous divers Noms : tous
les Tableaux et toutes les Statuës n'y representent que cette Deesse, et que ce qui
dépend de sa Domination. Les Amours et les Graces se trouvent representez par tout :
et ceux qui nous instruisent à la vertu en nostre jeunesse, en nous donnant des
preceptes pour vaincre l'ambition, la colere, la haine, l'envie, et toutes les
autres passions : nous en donnent au contraire, pour nous persuader d'aimer
innocemment. Mais Seigneur, comme il n'y a rien de si pur, qui ne se change et qui
ne se corrompe enfin, il s'estoit insensiblement glissé un estrange desordre parmy
nous durant plusieurs Siecles. Car vous sçaurez que le premier Temple qui fut
consacré à Venus, fut celuy de VENVS URANIE, que nous disons estre Fille du Ciel :
et que nous appelions ainsi par cette raison, selon la signification de la Langue
Greque. Cette Venus, à ce que nous croyons, n'inspire que des sentimens
raisonnables, et que des partions vertueuses : ou au contraire il y a encore
quelques Temples à l'extremité de l'Isle qui
regarde le Midy, qui ont esté long temps depuis, dediez à VENUS ANADIOMENE
,
c'est à dire à Venus sortant de l'escume de la Mer. Or Seigneur, ces Temples sont
bien differents : et les sentimens de ceux qui y sacrifient bien dissemblables.
Cependant comme les Religions, où le libertinage passe pour une vertu,
s'establissent facilement : la Religion de Venus Anadiomene durant tres long temps
la emporté sur celle de Venus Uranie : et nostre Isle a veû des choses qui sont
encore rougir de confusion, ceux qui se souviennent de les avoir entenduës raconter
à leurs Peres. Mais graces au Ciel, la vertu d'une Grande Reine qui vivoit il y a
prés d'un Siecle, restablit tous les Temples de Venus Uranie ; fit abatre presque
tous ceux de Venus Anadiomene ; abolit toutes les infames coustumes, qui s'estoient
introduises en Chipre ; et ne laissa parmy nous, que des sentimens tres purs de
cette passion qui est l'ame de l'Univers, et qui seule entretient parmy les hommes
la douceur de la societé Civile. L'on nous aprend donc qu'il faut aimer nostre
Deesse : qu'il faut aimer nos Princes : qu'il faut aimer nos Loix : qu'il faut aimer
nostre Patrie : qu'il faut aimer nos Citoyens : qu'il faut aimer nos Peres, nos
Freres, nos Femmes, et nos Enfans : et apres tout cela, qu'il faut nous aimer nous
mesmes : afin de ne rien faire qui nous soit honteux. L'on nous dit encore, qu'il
faut aimer la Gloire, les Sciences, et les beaux
Arts : qu'il faut aimer les plaisirs innocents : et qu'il faut aimer la Beauté et la
Vertu, preferablement à tout ce que je viens de dire. Enfin Seigneur, l'on nous fait
comprendre, que qui n'aime point, ne peut estre raisonnable : et que l'insensibilité
pour quelqu'une des choses que j'ay nommées, est un grand deffaut, et mesme presque
un grand crime. Vous pouvez donc bien juger Seigneur, que cette croyance estant
generale parmy nous, la vie de la Cour de Chipre ne doit pas estre desagreable :
puis que tout le monde y aime les belles choses et les Belles Personnes. Bien est il
vray que selon les preceptes de Venus Uranie, les amours permises, sont des amours
si pures ; si innocentes ; si détachées des sens ; et si esloignées du crime ; qu'il
semble qu'elle n'ait permis d'aimer les autres, que pour se rendre plus aimable soy
mesme, par le soing que l'on apporte à meriter la veritable gloire ; à acquérir la
politesse ; et à tascher d'avoir cét air galant et agreable dans la conversation,
que l'amour seulement peut inspirer. Voila donc Seigneur, quelle est presentement
nostre Isle : tous les plaisirs y sont, mais, ils y sont innocents : l'amour en est
la passion dominante et universelle : mais c'est une passion, qui n'est point
incompatible avec la vertu ny avec la modestie, et qui n'empesche pas qu'il n'y ait
plusieurs Amants qui se pleignent de la rigueur de leurs Maistresses. Les Festes
publiques y sont tres frequentes : les conversations assez libres, et fort spirituelles : les Jeux de prix fort
ordinaires : les Bals tres divertissans : la Musique fort charmante : et les femmes
en general infiniment belles, extrémement galantes. et parfaitement vertueuses. Mais
entre les autres, la Princesse de Salamis, Soeur de Philoxipe, estoit l'Astre de la Cour,
auparavant qu'elle s'en fust retirée : la Princesse Agariste qui est aujourd'huy Princesse
de Cilicie, et
aussi fort agreable : et l'illustre Aretaphile a sans doute un éclat
fort extraordinaire. Outre celles là, il y en a encore une appellée Thimoclée, et
cent autres un peu au déssous de cette condition, qui sont admirablement belles : et
je pense Seigneur, que vous en vistes une partie, quand vous vintes en nostre Isle ;
et que je vous importune, en vous disant des choses que vous n'ignorez pas.
Plusieurs belles dames, parmi lesquelles la princesse Agariste, Aretaphile et la
princesse Thimoclée, font l'ornement de la cour ; mais la princesse de Salamis,
sœur de Philoxipe, en constitue l'astre. Sa famille descend de la race de
Demophoon, fils de Thesée. Philoxipe, quant à lui, est un enfant qui n'a que des
vertus à une exception près ; à dix-huit ans, il n'a jamais ressenti l'amour, ce
qui est exceptionnel sur l'île de Venus. Bientôt, Solon, qui avait établi les lois
à Athenes, arrive à Chypre. Le jeune homme et le philosophe s'éprennent tout de
suite d'une profonde amitié. Au point que, quand Philoxipe voit l'emplacement
d'une ville qui lui appartient, dénommée Aepie, désapprouvé par Solon, il en fait
alors construire une autre à l'endroit qui plaît au philosophe et la nomme Soly,
en son honneur. Comme les dames se plaignent que Solon leur ôte le plus bel
ornement de leur cour, ce dernier tâche de convaincre Philoxipe qu'il n'y a nulle
honte à aimer. Philoxipe, dont l'amour est universel, avoue n'avoir jamais été
attaché par un objet en particulier. Solon continue ses pérégrinations vers
l'Egypte, effectuant l'éloge de son ami avant de partir.
Pour ne continuer donc point cette faute, je me hasteray de vous faire souvenir en
peu de mots, que le Roy qui regne aujourd'huy en Chipre, n'a pas plus de deux ans
plus que le Prince Philoxipe : que vous avez sçeu sans doute estre
descendu de la Race de Demophoon, fils de Thesée, qui est en grande veneration
parmy nous. L'enfance de Philoxipe, comme vous pouvez juger, a esté une des plus
aimables choses du monde : car quoy qu'il ait vint huit ans presentement, il est
encore si admirablement beau, et de si bonne mine, qu'il est aisé de s'imaginer, ce
qu'il devoit estre Enfant. Mais il n'est peut-estre pas tant, de penser qu'il a esté
sage dés le Berçeau, et sçavant dés qu'il a sçeu
parler : ç'a pourtant esté d'une maniere, qui ne l'a pas empesché d'avoir dans
l'humeur cét agreable enjoüement, que la jeunesse seule et l'air de la Cour peuvent
donner : et qui fait tout le charme de la conversation parmy les Dames. Enfin l'on
peut dire, qu'à la reserve d'un article, Philoxipe satisfaisoit admirablement
à tous les Preceptes de Venus Uranie. Il reveroit la Deesse ; il aimoit son Prince ;
il observoit les Loix ; il aimoit sa Patrie ; il aimoit ses Citoyens ; il aimoit ses
Parents ; il aimoit la gloire : et la fut chercher à quinze ans dans la guerre des
Milesiens, où il signala son courage. Il aimoit les Sciences et les beaux Arts ; il
aimoit les plaisirs innocents ; et la Vertu plus que toutes choses. Mais pour la
beauté, il n'avoit que de l'admiration pour elle en general : et n'avoit jamais
senty dans son coeur, nul attachement particulier, pour nulle belle Personne. Je
vous laisse à juger, Seigneur, combien cette insensibilité sembloit estrange dans
une Cour où elle n'avoit point d'exemple : et en un homme si propre à se faire
aimer. Il estoit pourtant si aimable, qu'il n'en estoit pas moine aimé : et il
estoit si liberal, si magnifique, si complaisant, et si civil, qu'il estoit
l'admiration de tout le monde. Aussi quand l'illustre Solon partit d'Athenes, apres
y avoir estably ses fameuses Loix ; et que pour n'y changer plus rien, il se fut
resolu de quitter son Païs pour dix ans ; ce Grand homme, dis-je, venant en nostre Cour ; Philoxipe qui n'estoit encore qu'eu
sa dixhuictisme année, fut sa passion, comme il fut celle de Philoxipe : qui tant que
Solon
fut en nostre Isle, abandonna tous ses plaisirs et toutes nos Dames, pour s'attacher
inseparablement à luy. Pour en joüir mesme avec plus de liberté, il le mena à une
Ville qui est à ce Prince, et qui s'appelle Aepie : que Demophoon avoit fait bastir en une
assiette infiniment forte, mais en une scituation scabreuse, et de difficile accés :
tout le Païs d'alentour estant aspre, sec, et extrémement sterile. Solon estant
donc arrivé en ce lieu là, luy fit remarquer que ceux qui avoient posé les fondemens
de cette Ville, eussent pû la rendre la plus agreable chose du monde : s'ils
l'eussent bastie au bord de la Riviere de Clarie, dans une belle et fertile Plaine, qui
est au pied de la Montagne sur laquelle l'on avoit scitué l'autre. Mais à peine
Solon
eut il dit sa pensée, que Philoxipe forma le dessein de l'exécuter : et commença
de donner les ordres necessaires pour cela. En effet Solon fut l'Architecte qui
conduisit cette grande entreprise : aussi Philoxipe voulut il luy en donner
toute la gloire : car il fit nommer cette nouvelle Ville Soly, afin de perpetuer la memoire de
l'Illustre Nom de Solon. Comme ce lieu là n'est pas esloigné de Paphos, qui est un des
sejours le plus ordinaire de nos Rois, ils estoient fort souvent à la Cour : où nos
Dames se plaignoient quelquefois de Solon, qui leur enlevant Philoxipe, en enlevoit le plus bel ornement. Et pour
vous tesmoigner mesme combien l'insensibilité de ce Prince estoit grande ; Solon de qui la
vertu n'est point austere, pour se justifier à celles qui se plaignoient de luy, en
fit la guerre à Philoxipe : et luy dit que l'amour estoit une passion, qui adoucissoit
toutes les autres : et qui mesme les surmontoit quelques fois. Que pour luy, il
advoüoit qu'il ne l'avoit jamais voulue combattre de toutes ses forces dans son
coeur : et qu'il ne pensoit pas qu'il fust honteux d'en estre vaincu une fois en sa
vie. Philoxipe pour se deffendre, disoit qu'il aimoit toutes les belles
choses ; que son ame avoit de la passion pour tous les beaux objets : et que
personne n'avoit jamais tant aimé que luy, Mais apres tout malgré ses amours
universelles, il n'y avoit pas une Belle en toute la Cour, qui peust se vanter en
son particulier, d'avoit embrazé son coeur : et peut-estre pas une aussi qui n'eust
consulté son Miroir plus d'une fois, pour sçavoir par quel innocent artifice, cét
illustre coeur pouvoit estre pris. Mais enfin apres un assez long sejour, Solon partit
charmé de la vertu de Philoxipe : il fit mesme des Vers à sa loüange,
auparavant que de s'embarquer pour aller en Egypte : et celuy qui estoit loüé de
toute la Grece, loüa hautement un Prince extrémement jeune : dit plusieurs fois que
la Nature avoit apris à Philoxipe en dixhuit ans, ce que l'Art ne pouvoit
enseigner en un Siecle : et que l'on voyoit en luy
par un prodige, tous les âges de l'homme s'assemblez : c'est à dire l'innocence de
l'Enfance ; les charmes de la Jeunesse ; la force d'un âge plus avancé ; et la
prudence de la Vieillesse.
Après le départ de Solon, une certaine mélancolie s'empare de Philoxipe. Il
décide de partir en voyage : il se rend en Grèce, à Carthage, en Afrique.
Lorsqu'il revient à Chypre, sa sagesse lui acquiert la faveur du roi. Celui-ci,
amoureux de la princesse Aretaphile, demande à Philoxipe de le servir auprès
d'elle. Or Aretaphile, ambitieuse, n'accepte de donner son cœur qu'à condition de
recevoir une couronne. Le temps passe, et le roi hésite à l'épouser, car une autre
princesse, Thimoclée, a également des prétentions au trône. Philoxipe doit donc
passer beaucoup de temps auprès d'Aretaphile. Cette tâche le désespère. Il se
retire souvent dans une maison que Solon a fait construire pour lui près du fleuve
Clarie, où il se plaint à Leontidas.
Philoxipe apres son départ, fut un peu melancolique : en suitte de quoy
ce leger chagrin s'estant dissipé, il donna quelque temps aux voyages : et fut voir
non seulement toute la Grece, mais encore la fameuse Carthage : qui estoit alors en
guere avec les Massiliens : qui habitent en un lieu qu'ils ont rendu fameux en peu
de temps, par une celebre Academie, où l'Eloquence et la Science Greque, sont
enseignées admirablement. Je ne vous diray point les belles choses qu'il fit en
Afrique, ny tout ce qu'il luy arriva pendant son voyage : qui dura jusques à
quelques mois auparavant que vous vinsiez en Chipre : où Solon fit de nouveau quelque
sejour, sans vouloir presque estre veû de personne : Mais je vous diray que Philoxipe à
son retour à la Cour, charma encore tout le monde : et que le Roy luy mesme vint à
l'aimer si tendrement, que jamais faveur n'a esté si grande que la sienne : et
pourtant si peu enviée, Aussi ne s'en servoit il que pour la gloire de son Maistre,
et pour faire du bien à tous ceux qui l'aprochoient : il ne recevoit nuls bienfaits,
que pour en enrichir ceux qui en avoient besoin : il ne donnoit que de bons conseils
; il ne rendoit que de bons offices ; et de cette sorte, il estoit en faveur aupres des Grands et aupres des Peuples
comme aupres du Prince : et il n'y avoit que nos Dames qui l'accusoient tousjours
d'insensibilité. Il vivoit donc de cette maniere parmy les plaisirs, et dans la plus
belle, et la plus galante Cour du monde, sans envie, sans amour, et sans chagrin.
Cependant le Roy ne fut pas si heureux que luy : car apres avoir eu diverses
passions passageres, qui n'avoient pas laissé de luy donner beaucoup de soings, et
mesme assez d'inquietude ; il devint fort amoureux de la Princesse Aretaphile
: qui certainement a une beauté éclatante, et cent bonnes qualitez : mais qui parmy
tout cela, avoit une ambition extréme : ce qui faisoit à mon avis, qu'elle n'avoit
peut-estre pas fait cette illustre conqueste, sans en avoir eu le dessein. Le Roy ne
s'aperçeut pas plus tost de la violence de sa passion, qu'il la descouvrit à Philoxipe :
et qu'il le pria de le vouloir servir aupres d'Arctaphile ; qui en ce temps là
voyoit tres souvent la Princesse Agariste, Soeur de Philoxipe. Vous pouvez juger que ce
Prince ne luy refusa pas son assistance, puis que son affection estoit honneste : Ce
n'est pas que quelquefois il ne demandast pardon au Roy, de ce qu'il ne le plaignoit
pas assez dans ses inquietudes : Car, luy disoit il, Seigneur, comme l'amour est un
mal que je ne connois point ; et que j'ay mesme peine à imaginer aussi grand qu'on
le represente : je vous advouë que je ne sens pas pour vostre Majesté, toute la compassion que je devrois peu estre sentir :
et que peut-estre aussi je n'exagere pas comme il faut toutes vos douleurs, lors que
je parle à la Princesse Aretaphile. Ne craignez pas Philoxipe, luy disoit le
Roy, que je me pleigne de vostre insensibilité : au contraire, si vous aviez l'ame
plus tendre, je ne vous aurois pas choisi pour le Confident de ma passion : et si se
croyois que vous pussiez devenir mon Rival, je ne vous donnerois pas la commission
de parler si souvent à la Princesse que j'ayme. Si j'avois dessein de vous raconter
les amours du Roy, je vous dirois de quelle façon il par la de sa passion à
Arctaphile la premiere fois : comment il en fut reçeu, et combien de Festes et de
galanteries l'amour de ce Prince causa dans toute la Cour. Mais comme je ne vous en
parle, que parce que cette amour est en quelque sorte inseparable de l'avanture de
Philoxipe ; je vous diray seulement, qu'encore qu'Aretaphile fust ravie de
l'amour du Roy : neantmoins comme elle songeoit à la Couronne de Chipre, elle creût
qu'il faloit un peu desguiser ses sentimens : et rendre sa conqueste plus malaisée
au Roy, que celle du Roy ne luy avoit esté difficile. De sorte que cette Princesse
agissoit avec beaucoup d'esprit et de retenuë : et méfiant tousjours la severité à
la douceur, le Roy eut tres long temps besoin de l'assistance de Philoxipe :
pour lequel Aretaphile qui sçavoit le credit qu'il avoit aupres de luy, avoit toute
la complaisance et toute la civilité possible. Il y
avoit pourtant des jours, où Philoxipe estoit en un chagrin estrange, de la longueur
de cette passion : et où pour s'en consoler, il s'en alloit a une admirablement
belle Maison, que le fameux Solon luy avoit fait bastir aupres de Soly ; et dans laquelle il avoit
ramassé tout ce que la Grece avoit de plus rare et de plus curieux, soit pour la
Peinture ou pour les Statuës. C'estoit donc en ce lieu là que l'on appelle Clarie, où
s'estonnant quelque fois de la passion du Roy, il me faisoit l'honneur de se
pleindre à moy assez souvent, de l'employ qu'on luy donnoit : et il me donnoit luy
mesme cent agreables marques de son insensibilité, par les plaisantes choses qu'il
me disoit contre l'amour. Cependant quoy que le Roy fust fort amoureux d'Aretaphile,
il avoit pourtant quelque peine à se resoudre de l'espouser : parce qu'en effet il y
avoit plus de raison d'espouser la Princesse Thimoclée ; à cause de quelques droits
qu'elle pretendoit avoir, à la Principauté d'Amathuse, Si bien que cette
irresolution estant dans l'esprit du Roy, il n'avoit point encore dit ny fait dire à
Aretaphile, qu'il ne l'aimoit, que pour la mettre sur le Throsne. Mais
seulement suivant la coustume de Chipre, il s'estoit assez assujety aupres d'elle :
et avoit fait pour gagner son estime, tout ce qu'un Prince bien fait et plein
d'esprit comme il est, pouvoit faire estant secondé de Philoxipe : qui quoy
qu'insensible, estoit pourtant infiniment galant. De sorte qu'Aretaphile qui s'estoit
absolument resoluë de ne donner jamais son coeur,
si on ne luy donnoit une Couronne ; traitoit quelquefois le Roy avec assez de
rigueur : et il y avoit certains temps où toute la Cour estoit en chagrin : et où
Philoxipe n'avoit point d'autre plaisir que la chasse, et sa belle
Maison de la Campagne. Il y en avoit d'autres aussi, où Aretaphile craignant
d'esteindre elle mesme, le feu qu'elle avoit allumé dans le coeur du Roy ; les
apelloit par quelque legere complaisance ; et remettoit la joye dans la Cour par
celle du Prince.
Philoxipe invite la cour à passer une journée dans sa maison de campagne. Tous les
invités se divertissent agréablement, parfois aux dépens du maître de maison : en
effet, tout le monde raille son insensibilité à l'amour. Philoxipe emmène ses hôtes
dans une superbe galerie, dont les tableaux représentent Venus Uranie, avant de leur
proposer une promenade, à travers les sublimes jardins qui entourent sa maison.
Après avoir raccompagné la troupe à Paphos, il décide de revenir dans sa maison, et
se promène dans les alentours.
Un jour, Philoxipe convie la cour à venir passer une journée dans sa maison de
campagne, près de Soly. La collation est exceptionnellement bien réussie et, le
sort ayant voulu que les fâcheux soient absents, les invités sont tous plus
galants les uns que les autres. Le roi, bientôt relayé par l'ensemble des invités,
dispute Philoxipe sur son insensibilité.
Ce fut donc en un de ces temps de plaisir, que Philoxipe pour favoriser le Roy
obligea la belle Princesse de Salamis sa soeur, et la Princesse Agariste, de faire les
honneurs de chez luy : Un jour qu'il convia le Roy et toute la Cour, d'aller de
Paphos à Claric, et de passer une journée entiere dans sa belle Solitude : qui en
effet meritoit bien de recevoir une illustre Compagnie. Jamais Assemblée ne fut si
galante que celle là : toutes les Personnes qui la composoient, estoient jeunes,
belles, magnifiques, de grande condition, et de beaucoup d'esprit : et l'on eust dit
mesme que le hazard avoit voulu favoriser Philoxipe : et faisant que tout ce
qu'il y avoit de personnes de qualité, fâcheuses et incommodes à la Cour, se fussent
trouvées mal, ou eussent eu quelque occupation importante ce jour là ; afin de les
empescher de troubler par leur presence importune, une Compagnie si agreable. De
quelque costé que l'on tournast les yeux, l'on ne voyoit que de beaux objets : et quelle que fust la personne aupres de qui
l'on se trouvoit, l'on estoit tousjours bien partagé ; et l'on ne devoit pas
craindre de s'ennuyer. Philoxipe avoit donné un si merveilleux ordre à toutes
choses, soit pour les superbes Meubles de sa Maison ; soit pour la magnificence du
Festin ; ou pour l'excellence de la Musique ; que le Roy pour le loüer autant qu'il
pouvoit, dit tout haut que quand Philoxipe eust esté amoureux, et que sa Maistresse eust
esté en cette Compagnie, il n'eust pû faire que ce qu'il faisoit. Au contraire,
Seigneur, luy dit Philoxipe, je pense que si je l'avois esté, toutes
choses auroient encore esté plus en desordre qu'elles ne font : ne me semblant pas
possible de perdre la raison, et de conserver assez de tranquilité pour de
semblables petits soings. Le Roy se mit alors à faire la guerre à Philoxipe ;
et à luy dire qu'il connoissoit peu les effets de cette passion. Mais il la luy fit
plus d'une fois : tant parce qu'en effet il eust esté difficile de trouver un sujet
d'entretien plus divertissant ; que parce qu'en reprochant à Philoxipe sonignorance en
amour, il trouvoit lieu de faire connoistre galamment à la Princesse Aretaphile
qui l'escoutoit, que la passion qu'il avoit pour elle, l'y avoit rendu très sçavant.
Philoxipe se deffendoit le mieux qu'il luy estoit possible : Tantost il
disoit que la crainte de n'estre point aimé l'empeschoit d'aimer : tantost qu'il
avoit une ame delicate, qui fuyoit les plaisirs que l'on ne pouvoit avoir sans
peine. En suitte que l'amour n'estant pas une chose
volontaire, il n'estoit pas coupable de ce qu'il n'aimoit point : et pour derniere
raison, il disoit que la difficulté du choix, faisoit qu'il ne se determinoit à
rien, et qu'il ne se pouvoit determiner. Car, Seigneur, dit il au Roy, le moyen
d'estre assez hardy, pour oser preferer quelqu'une de tant de belles Personnes que
je voy à toutes les autres ? Ha ! Philoxipe, luy respondit ce Prince, plus vous parlez
d'amour, plus vous me faites de pitié ; et plus (luy dit il en luy parlant bas) vous
me faites connoistre que mon Confident ne sera jamais mon Rival. Apres cela toutes
les Dames et tout ce qu'il y avoit d'honmes de qualité, se mirent à continuer de luy
faire la guerre : et il y eut des momens, où il les haïr presque tous, pour la
persecution qu'ils luy faisoient, de son insensibilité.
Après le dîner, Philoxipe conduit la troupe dans une galerie, dont les tableaux
sont de la main de l'illustre peintre Mandrocle, originaire de Samos. Toutes les
images représentent Venus Uranie dans des situations diverses. L'assemblée
plaisante le pauvre Philoxipe, en s'interrogeant sur la résolution de l'insensible
jeune homme, dans le cas où cette peinture viendrait à s'animer. Philoxipe,
embarrassé, propose alors une promenade.
Comme ils eurent disné, Philoxipe fit passer toute cette belle Troupe dans une
superbe Galerie, toute peinte de la main d'un excellent Peintre nommé Mandrocle, qui
est l'Isle de Samos : et qui apres avoir achevé cét Ouvrage quelques jours auparavant
cette belle Feste, s'en estoit retourné en son Païs. Le sujet de ces Peintures est
l'Histoire de Venus, mais de Venus Uranie ; en laquelle les yeux ne peuvent rien
voir que de modeste. Je Peintre mesme n'y a pas representé les Graces toutes nuës
suivant la coustume : et il les a habillées d'une Gaze transparente, qui donne
beaucoup d'agrément à ses Figures. En un de ces Tableaux, l'on voit Venus descendre
du Ciel dans un Char tout brillant d'or, et tiré
par des Cignes : mille Amours semblent voiler à l'entour d'elle, et descendre les
premiers dans l'Isle de Chipre, qui est representée en ce mesme Tableau ; afin d'y
preparer toutes choses à la recevoir. Dans une autre Peinture, tous ces petits
Amours luy eslevent un Autel de Gazon, et font des Festons de fleurs pour l'orner,
et pour le preparer à un Sacrifice. En un autre Tableau, cette Deesse aprend à
Cupidon à choisir les fléches d'Or dont il se doit servir. Et en un autre encore,
elle luy met un flambeau à la main ; et luy monstrant le Soleil qui est representé
au haut de cette Peinture, semble luy dire qu'elle veut que les flames dont il
embrazera les coeurs, soient plus pures que les rayons de ce bel Astre. Enfin,
Seigneur, cette Deesse est representée en plus de vingt endroits de cette Gallerie :
mais quoy que ce soit en des occupations differentes ; et que par consequent (pour
parler en termes de Peinture) les Attitudes ne soient pas semblables : c'est
pourtant tousjours le mesme visage. Et le Peintre s'y est tellement assujetty, qu'il
n'y a nulle difference entre toutes ces Figures qui representent Venus Uranie ; que
celle que les diverses scituations de son visage y doivent raisonnablement aporter.
Il est certain qu'encore que tout soit beau en cette Galerie, cette Figure est
incomparablement au dessus de tout le reste : toutes les autres sont des Figures,
mais celle là semble une personne effective, mais une personne Divine ; estant
certain que jamais l'on ne peut rien voir de plus
beau. Aussi vous puis-je assurer, que toutes les belles Dames que Philoxipe
fit entrer dans cette Galerie, en eurent de la confusion : et advoüerent toutes
malgré elles, que leurs Miroirs ne leur faisoient rien voir de semblable. Toute la
Compagnie attacha les yeux sur un si beau visage : et tomba d'accord en secret, que
l'imagination du Peintre avoit esté mille degrez au dessus de tout ce que la Nature
leur avoit jamais fait voir de plus beau et de plus accomply. Je dis en secret,
Seigneur, car vous jugez bien que le Roy et tant de jeunes Gens de qualité qui
l'accompagnoient, estoient trop galans pour dire une pareille chose, devant tant de
belles Personnes. Ils advoüoient pourtant tout haut, que l'on ne pouvoit rien voir
de plus charmant que cette Peinture : et se contentoient chacun en particulier, d'en
excepter avec adresse, la personne pour qui ils avoient de l'inclination. Apres que
l'on eut bien regardé cette Venus ; Pour moy, dit la Princesse Aretaphile, je voudrois
bien sçavoir si le coeur de Philoxipe pourroit resister à la beauté d'une personne
qui ressembleroit parfaitement cette Peinture : Puis que j'ay pû voir toutes les
Dames, qui font icy, respondit il, sans oser m'attacher à leur service, il est à
croire que je serois aussi insensible pour elle, ou pour mieux dire aussi
respectueux, que je l'ay esté pour les autres que j'ay veües, qui ne sont pas moins
belles que cette Venus. Ce n'est pas (dit il en sous-riant, et sans autre dessein que de dire une simple galanterie pour
continuer la conversation) que je ne sois bien aise que cette Peinture ne soit qu'un
effet de l'imagination du fameux Mandrocle : car je vous advoüe qu'il y a je ne sçay
quel air charmant, modester, et passionné tout ensemble, dans les yeux de cette
Deesse, qui me plairoit peut-estre trop, si c'estoit une Beauté vivante. Philoxipe
n'eut pas si tost achevé de dire cela, avec une grace particuliere : que toute la
Compagnie se mit à rire, de cette premiere marque de tendresse, que l'on n'avoit
jamais veüe dans son ame. Il n'y avoit là personne qui n'eust avec joye animé cette
Figure s'il eust esté possible : et qui ne l'eust destachée de quelqu'un de ces
Tableaux, pour en faire une Beauté effective ; afin de voir si Philoxipe eust esté
sensible pour elle : et si le coeur si rebelle à l'Amour, se seroit rendu à des
charmes si extraordinaires. Si cela pouvoit estre, disoit la Princesse Thimoclée, je
voudrois du moins que cette belle Personne eust autant de douceur dans l'ame qu'elle
en auroit dans les yeux : afin qu'il ne manquast rien au bonheur de Philoxipe.
Au contraire, respondit la belle Princesse de Salamis, il me semble que pour punir mon
Frere de son insensibilité, il seroit plus juste de desirer qu'elle fust aussi fiere
que belle : et je doute mesme, adjousta Aretaphile, si pour un plus grand
chastiment, il ne faudroit point la luy souhaiter stupide et orgueilleuse : ou
plustost, dit la Princesse Agariste, inconstante, volage, et changeant d'humeur tous les jours : et pour le punir mieux
encore, adjousta le Roy en riant, qu'elle eust ensemble, tout ce que vous venez de
dire. A ces mots, Philoxipe leur demanda grace : et les supplia tous de
le laisser du moins joüir du repos que la liberté donné à ceux qui la possedent :
Mais comme le Soleil s'estoit desja assez abaissé, il proposa la promenade à cette
belle Compagnie, qui l'accepta sans resistance.
Philoxipe conduit ses invités à travers un superbe jardin, agrémenté de rivières,
de canaux, d'orangers, de citronniers, de myrtes, jusqu'à une prairie émaillée de
fleurs aux couleurs chatoyantes. De jeunes bergers mènent leurs troupeaux, jouant
une musique champêtre fort agréable. La prairie est bornée d'une palissade
contenant des niches ornées de magnifiques statues de marbre. Après une superbe
collation, Philoxipe reconduit les convives à Paphos. Le jeune homme décide alors
de se retirer pendant deux jours dans la solitude de sa maison. Il se promène au
bord de la rivière dont le cours est fort inégal : elle prend sa source au milieu
de roches escarpées, serpente, ponctuée de cascades, avant de rejoindre
paisiblement le feuillage des saules.
Il la mena dans un grand Parterre qui est une Isle : parce qu'il a fait conduire un
bras de la Riviere de Clarie tout à l'entour. De là passant sur un petit Pont à Balustrade de
cuivre, il les conduisit dans une Allée d'Orangers de douze cens pas de long, que le
Soleil ne sçauroit jamais penetrer, tant ces beaux Arbres sont grands et couverts de
feuilles et de fleurs. Cette Allée est encore traversée par le milieu, d'un grand
Canal d'eau vive : et l'on se trouve enfin en un endroit où il y a onze Allées qui
se croisent, au bout desquelles l'on trouve par tout la Riviere : qui semble, pour
ainsi dire, se plaire si fort en ce lieu là, qu'elle ne le puisse abandonner. Toutes
ces Allées sont ou d'Orangers, ou de Citronniers, ou de Mirthes, ou de Lauriers, ou
de Grenadiers, ou de Palmiers : mais apres estre arrivez au bout d'une deces Allées
que Philoxipe leur fit prendre ; ils se trouverent dans une grande Prairie,
que la Riviere r'assemblée en ce lieu là, traverse toute droite comme un grand Canal
: et qui pour faire mieux voir la pureté de ses
ondes, et la beauté du gravier sur lequel elle coule ; n'a sur ses bords ny Canes ny
loncs, ny Roseaux, ny Arbustes : et a seulement ses rives bordées d'un Gazon fort
espais : et tout semé de Glaieuls de couleurs differentes ; de Narcisses ; de
Jonquilles, et de toutes les autres fleurs qui aiment la fraischeur et l'humidité.
Cette belle Riviere a aussi quantité de Cignes, qui nâgent si gravement, que l'on
diroit qu'ils ont peur de troubler la belle eau qui les soutient. Et pour faire
qu'il ne manquast rien à cette Feste, cette aimable Riviere par les ordres de
Philoxipe, se trouva toute couverte de petits Bateaux faits en forme de
Galeres, qui estoient peints de vives couleurs, et conduits par de jeunes Garçons en
habillement Maritime, mais pourtant tres propre : qui ramant doucement, avec des
Avirons peints de vert et d'incarnat, vinrent au bord recevoir cette illustre
Compagnie : à laquelle de jeunes Bergers fort galamment vestus, qui menoient des
Troupeaux le long de cette Prairie de l'autre costé de l'eau ; firent entendre une
Musique Champestre fort agreable. Leurs Houlettes estoient garnies de cuivre doré,
et semées de Chiffres : et leurs Flustes et leurs Musettes estoient aussi ornées que
leurs Moutons, qui avoient tous les Cornes chargées de fleurs. Cent agreables
Bergeres habillées de blanc, et couronnées de Chapeaux de roses, estoient en divers
endroits de cette Prairie : qui pour rendre encore
ce lieu là plus agréable, mesloient la douceur de leurs voix, à la Musique
Champestre dont je vous ay desja parlé. Un si beau lieu ne pouvant sans doute
inspirer que de la joye, et le plaisir n'estant pas une disposition à la cruauté ;
le Roy trouva un peu plus de douceur dans l'esprit d'Aretaphile : et tout ce
qu'il y avoit d'Amants en cette Compagnie les plus maltraitez ; eurent du moins
quelque trefue à leur suplice : et furent malgré eux enchantez d'un si aimable lieu
: que l'on voit borné tout à l'entour d'une Palissade fort haute, fort espaisse, et
fort brune : où dans des Niches que l'on a pratiquées de distance en distance, font
des Statües de Marbre blanc, les plus belles que la Grece ait jamais veû faire. Mais
Seigneur, il paroist bien que je suis moy mesme enchanté dans un lieu si plein de
charmes, puis que je m'y arreste si long temps. Il faut donc que je me haste d'en
faire partir une si belle Compagnie : que Philoxipe reconduisit luy mesme
jusques à Paphos, apres luy avoir encore fait offrir une Colation magnifique. A
quelques jours de là, estant revenu chez luy, avec intention d'y estre deux journées
entieres à s'entretenir luy mesme, il employa tout ce temps là fort agreablement.
Mais comme l'humeur de Philoxipe est de preferer les beautez universelles où
l'Art ne se mefie point, à celles où il entreprend de perfectionner la Nature : il
sortit de son Parc, et sans vouloir estre accompagné que d'un Escuyer, il fut au
bord de la riviere, avec intention de remonter
jusques à sa Source, qui n'est pas fort esloignée de là : et qui certainement est
une des plus belles choses du monde. Car Seigneur, cette merveilleuse Source qui
forme toute seule une riviere, est enfermée entres Rochers, d'une hauteur excessive
: au pied du plus grand, et du plus eslevé, est une Grotte profonde, qui s'estend à
perte de veüe à droit et à gauche, sous ces Rochers inaccessibles. Au fonds de cette
Grote est une Source tranquile : qui quelquefois s'esleve jusques à la voûte de
l'Antre qui la contient : et quelquefois s'abaisse aussi, jusques à n'avoir plus que
cinq ou fix pieds d'estendüe. Cette inegalité fait que la riviere de Clarie aussi bien que
toutes les autres de Chipre, parte plustost pour un beau Torrent que pour un beau
Fleuve : quoy que cela ne soit pas positivement ainsi, car elle ne tarit jamais tout
à fait, comme toutes les autres font. Depuis cette fameuse Source, jusques à cinq
cens pas de là, l'on voit des deux bords et du milieu de son lict, sortir mille
torrents d'eau, d'entre de gros cailloux que le temps, le Soleil, et l'humidité, ont
peints de couleurs differentes, comme le Marbre et le laspe. Quelques uns de ces
Torrents, roulent avec impetuosité : les autres jalissent avec violence : les uns
grondent ; les autres ne font presque que murmurer ; et tous ensemble faisant des
Montagnes d'escume, se loignent et se precipitent les uns sur les autres, pour aller
en diligence former à cent pas de là, l'aimable et
belle Riviere de Clarie, qui patte à la Maison de Philoxipe dont je vous ay desja
parlé. L'on diroit Seigneur, s'il est permis de parler ainsi, que ses eaux ont
quelque joye, d'avoir quitté cet endroit penchant, inegal, et pierreux, qui leur
fait faire de si belles Cascades naturelles ; et qu'apres cette agitation
tumultueuse, elles sont bien aises de couler plus lentement entre les Saules et les
Prairies qui bordent ses rives, au commencement de sa course. Vous jugez bien,
Seigneur, que Philoxipe ne choisit pas un lieu desagreable pour sa promenade : aussi à
chaque pas qu'il faisoit, il admiroit tousjours davantage la beauté de cette
merveilleuse Source : et sembloit avoir quelque impatience d'y estre arrivé, afin de
s'y reposer. Car j'avois oublié de vous dire, que dés qu'il avoit approché des
Rochers, il estoit descendu de cheval, et l'avoit laissé à son Escuyer, avec ordre
de l'attendre, et de ne le future point.
Un jour Philoxipe fait une promenade dans les alentours de Clarie et aperçoit une
jeune femme, qu'il reconnaît comme étant le modèle original des nombreux tableaux
représentant Venus Uranie dans sa galerie. Il suit la belle inconnue et découvre, à
son grand dam, qu'il s'agit d'une fille de village. Philoxipe est partagé entre sa
passion pour la jeune fille et un sentiment de honte, à l'idée d'être épris d'une
personne de basse condition. Il se contraint à plusieurs reprises à retourner à
Paphos, afin de se distraire de ses sentiments. En vain. Il revient dès que possible
à Clarie. Il décide de s'entretenir avec la belle inconnue, afin que la rudesse
supposée de son langage efface le pouvoir de sa beauté. Un jour, il la trouve seule
chez elle. Or la belle inconnue s'avère aussi spirituelle que belle. Originaire de
Crete, elle se nomme Policrite. Philoxipe multiplie les visites aux parents de la
jeune fille, Cleanthe et Megisto, qui ne tardent pas à découvrir ses véritables
motivations. Afin d'inciter Policrite à conserver une distance bienséante avec le
jeune homme, Cleanthe révèle à sa fille qu'elle est de naissance illustre, mais
refuse d'en dire davantage. Ces paroles produisent un effet contraire sur la jeune
fille, légitimant Policrite à aimer Philoxipe. Prudente, elle décide cependant de
lui témoigner de l'indifférence, afin d'éprouver ses sentiments.
Alors que Philoxipe, rêveur, se promène le long de la rivière, il aperçoit une
femme vêtue fort simplement, assise sur un rocher. Il reconnaît en elle la sublime
Venus représentée dans sa galerie. Troublé, il tente de s'approcher d'elle. En
vain. Elle rejoint une femme âgée et un vieillard. Philoxipe repense alors à la
conversation dans la galerie, songe que les dieux l'ont puni, car cette femme
idéale est une fille de village. Il se dit également qu'il serait bien vengé des
moqueries des dames de la cour, s'il parvenait à la leur présenter.
Il marchoit donc seul le long de ces beaux Torrents, de qui la veüe et le bruit le
faisoient refuser agreablement : lors que venant à lever les yeux, il vit à quinze
ou vingt pas devant luy, une femme fort propre, quoy qu'avec un habillement fort
simple ; qui estoit assise sur une Roche couverte d'une agréable Mousse : et qui
sembloit prendre plaisir à regarder attentivement ces chusses d'eau, qui venoient se
briser à ses pieds, comme pour luy rendre hommage. D'abord Philoxipe eut quelque
dessein de ne troubler pas le plaisir d'une
Personne qui avoit cette conformité aveque luy, d'aimer à refuser au bord de l'eau :
et de se destourner un peu, afin de ne l'interrompre pas. Mais s'estant aproché un
peu plus prés, et voyant que son habillement quoy que blanc et propre, n'estoit pas
celuy d'une Personne de qualité : il marcha droit vers le lieu où elle estoit, parce
que le chemin y estoit beaucoup plus aisé que partout ailleurs. Mais comme il fut
fort prés d'elle, le bruit qu'il faisoit en marchant, ayant fait tourner la teste à
cette femme, il fut estrangement surpris, de voir non seulement la plus belle
Personne du monde ; mais de connoistre encore parfaitement, que cette admirable
Venus, qu'il avoit dans sa Galerie ; et qu'il avoit tousjours creüe n'estre que
l'effet d'une belle imagination, estoit le veritable Portrait de cette belle
Personne. Philoxipe estonné et ravy de cette merveilleuse apparition, changea de
couleur : et salüant cette Fille avec plus de civilité que sa condition ne sembloit
en devoir exiger de luy, il s'avança encore vers elle : Mais s'estant levée en
diligence, et luy ayant rendu son salut en rougissant, comme ayant quelque confusion
d'estre veüe seule en ce lieu là ; elle se hasta de marcher, pour aller rejoindre un
Vieillard, et une femme assez avancée en âge, qui n'estoient qu'à vingt pas de là.
Cependant comme elle craignoit peutestre d'estre suivie, elle tourna deux fois la
teste vers Philoxipe, qui fut tousjours plus esbloüy de l'esclat de sa beauté, et plus confirmé en son opinion. Ce Prince
surpris de cette rencontre, eut une forte curiosité de sçavoir qui estoit cette
jeune et admirable Personne : et de sçavoir aussi par quelle voye Mandrocle avoit pû
faire son Portrait : et pourquoy Mandrocle luy avoit tousjours assuré, que la
Peinture qu'il avoit faite, n'estoit qu'un effet de son imagination. Cependant il la
suivit des yeux autant qu'il le pût, et marcha mesme sur ses pas. Mais comme il
s'estoit arresté d'abord assez long temps, sans sçavoir pourquoy il s'arrestoit, il
la perdit de veüe parmy les Rochers aussi tost qu'elle eut joint ceux qu'elle estoit
allé retrouver, et ne pût plus les descouvrir. Philoxipe ne s'y obstina pourtant pas
extrémement, quoy qu'il en eust une forte envie : et se r'aprochant du bord de
l'eau, au lieu de continuer de remonter vers la Source, il redescendit ; et soit par
hazard ou par dessein (car luy mesme dit qu'il n'en sçait rien) il fut s'assoir sur
cette mesme roche couverte de mousse, où il avoit veû cette belle Personne : qui
l'ayant choisie comme un bel endroit, faisoit qu'elle estoit fort remarquable.
Philoxipe estant en ce lieu là, ne pût jamais penser à autre chose, qu'à
cette belle Inconnüe, et qu'à l'agreable avanture qui luy venoit d'arriver. Il se
souvint alors de la guerre qu'on luy avoit faite dans sa Galerie, et de ce qu'il
avoit dit de cette Peinture que l'on avoit tant loüée : et prenant quelque plaisir à
s'entretenir sur ce sujet, que la Princesse Aretaphile,
disoit il en luy mesme, seroit aise si elle sçavoit ce qui m'est arrivée et quels
reproches me seroit le Roy, s'il en estoit advert ! Ils diroient sans doute que la
Deesse a fait un miracle pour me punir, en me faisant rencontrer une Fille de Vilage
pour l'objet de mon choix. Mais, disoit il un moment apres, cette Fille de Vilage
est plus belle, que tout ce qu'il y a de beau à la Cour : et je me vangeray fort
agreablement de toutes nos Dames, si je puis un jour la retrouver, et la leur faire
voir. Il prit donc la resolution de revenir de lendemain en cét endroit : et
cependant de n'en parler point qu'il ne l'eust retrouvée : parce que cela eust paru
un mensonge plustost qu'une verité, à moins que d'estre en pouvoir de faire voir
cette Merveille.
Philoxipe retourne à Clarie (sa maison porte le nom du fleuve). Il examine la
galerie : nul doute, il s'agit des portraits dont il vient de rencontrer
l'original, plus parfait encore. Il met alors tout en œuvre pour retrouver la
jeune femme. Il découvre une petite habitation entre les rochers. Bientôt il voit
la belle inconnue, accompagnée d'un vieillard et d'une femme. Tous trois se
dirigent vers un temple situé au bord de la mer. Philoxipe aborde le vieillard,
mais n'a de yeux que pour la fille. De retour chez lui, il est tourmenté et décide
de ne plus jamais la revoir. Il retourne à la cour, pour la plus grande joie du
roi. Mais toutes ses pensées sont occupées par la belle inconnue.
Il s'en retourna donc chez luy : mais il s'y en retourna assez refueur. Comme il y
fut arrivé, il fut droit à sa Galerie : et se confirma si puissamment en la croyance
qu'il avoit, que sa Venus Uranie estoit le veritable Portrait de cette belle
Inconnüe ; qu'il n'en douta plus du tout. Il comparoit tous les traits de cette
Peinture, avec l'image qu'il avoit dans l'esprit sans y trouver nulle difference :
sinon que l'Original estoit encore beaucoup au dessus de tout ce que Mandrocle avec
tout son Art, en avoit pû representer dans ses Tableaux. Il luy sembloit avoir
remarqué sur son visage, un air de jeunesse beaucoup plus agreable ; une modestie
beaucoup plus majestueuse ; et une douceur infiniment plus charmante. Enfin, le Prince Philoxipe qui avoit plus accoustumé
d'estre dans son Cabinet que dans sa Galerie : s'apercevant que malgré luy, la veüe
de cette Peinture l'y retenoit, en sortit avec quelque espece de chagrin : de voir
qu'une fois en sa vie, il n'avoit pas esté Maistre de ses sentimens. Il en sortit
donc, en se faisant quelque violence : et passa le reste du jour et toute la nuit,
sans pouvoir se deffaire de cét agreable Phantosme qui le suivit par tout le
lendemain il retourna au mesme lieu où il avoit veû cette belle Personne :
s'imaginant tousjours qu'il auroit un fort grand plaisir, de la faire voir au Roy et
à toute la Cour. Mais quoy qu'il remontast la Riviere jusques à sa Source, il ne la
trouva point : et il fut tres long temps à chercher inutilement. Cette avanture le
fâchant beaucoup, il chercha du moins s'il ne verroit point quelque petit sentier,
vers le lieu où il avoit veû aller la belle Inconnüe : mais comme c'estoit de la
roche toute descouverte, les pas n'y faisoient nulle impression : et l'on ne
descouvroit nulles traces de chemin parmy ces Rochers. Desesperé donc qu'il estoit,
d'avoir nulle connoissance de ce qu'il vouloit sçavoir, il s'en retourna chez luy :
resolu absolument de ne revenir plus en ce lieu là. Cependant il n'y fut pas si
tost, qu'il eust souhaité d'estre encore au bord de la riviere : il s'informa de
tous ses Officiers, si dans les lieux d'alentour, ils n'avoient jamais rencontré une
Personne qui ressemblast cette Venus ; et leur demanda fort soigneusement, en quels lieux et en quelles Maisons alloit Mandrocle,
quand il peignoit sa Galerie ? Ils luy respondirent qu'ils n'avoient jamais veû
celle dont il leur parloits et que Mandrocle estoit un Solitaire qui ne voyoit
personne ; qui passoit toute sa vie à aller dessigner parmy ces Rochers ; et qu'ils
luy voyoient presque toujours prendre le chemin de la Source de Clarie. Philoxipe
n'en pouvant sçavoir autre chose, fit ce qu'il pût pour ne songer plus à cette
rencontre : Mais quoy qu'il eust resolu de partir le lendemain, et des en retourner
à Paphos, il demeura à Clarie (car sa belle Maison porte le Nom de la Riviere qui y passe) et
quelque dessein qu'il eust fait de ne retourner plus chercher la belle Inconnüe ;
ses pas malgré qu'il en eust, le portoient tousjours vers le lieu où il l'avoit
rencontrée. Ils s'en revint plusieurs fois, sans sçavoir non plus pourquoy il eust
bien voulu n'y aller pas, que la raison pour laquelle il y alloit sans en avoir
l'intention : Mais enfin cedant à sa curiosité, il retourna parmy ses Rochers,
resolu de se laisser conduire au hazard : laissant tousjours son Escuyer et son
cheval au mesme lieu où il les avoit laissez la premiere fois. Il erra donc long
temps parmy ces Montagnes : et se trouvant un peu las il s'assit : mais à peine se
fut il mis sur une Roche, d'où il découvroit de fort loing ; qu'il vit une petite
Habitation entre des Rochers, en un lieu qui luy paru : fort sauvage. Si bien que se
relevant, peut- estre, dit il en luy mesme, est ce
en ce lieu là que les Dieux ont caché le Thresor que je viens chercher. En effet, il
n'eut pas marché trente pas, qu'il vit la belle Inconnuë, accompagnée de ce mesme
Vieillard, de cette mesme Femme qu'il avoit desja veüe une autre fois, et de trois
ou quatre autres, toutes habillées simplement : qui sembloient prendre un chemin
destourné, pour s'en aller à un petit Temple qui est vers le costé de la Mer ; et
que l'on a basty pour la commodité des Estrangers qui viennent trafiquer à l'Isle,
et qui abordent de ce costé là. Ce Temple n'estant pas à plus de six stades de cette
petite Habitation sauvage, ce n'estoit qu'une promenade d'y aller à pied : Philoxipe
ravy de cette rencontre, fut vers cette petite Troupe : et adressant la parole au
Vieillard, apres avoir salüé et et regardé la belle Inconuë, avec plus d'admiration
que la premiere fois qu'il l'avoit trouvée ; Mon Pere, luy dit il, sçavez vous qui
habite cette petite Maison que je voy parmy ces rochers ? Seigneur, luy respondit
cet homme, ce sont des personnes qui ne meritent pas l'honneur que vous leur faites
de leur parler : et je ne pensois pas que ma Cabane peust donner de la curiosité à
un homme de vostre condition. Pendant que ce Vieillard parloit, Philoxipe
avoit les yeux attachez sur la belle Inconnuë, avec une attention si extraordinaire
qu'il l'en fit rougir, et qu'il l'obligea à destourner ses regards. Il eust bien
voulu luy adresser la parole : Mais il m'a dit depuis qu'il eut peur de destruire luy mesme un si agreable Enchantement : et
de trouver autant de rudesse dans son esprit, qu'elle avoit de douceur dans les
yeux, Joint qu'il la voyait si modeste, qu'il s'imagina aisément, qu'en presence de
ses Parens (car il vit bien qu'elle agissoit comme estant Fille de celuy à qui il
parloit) elle ne luy seroit pas un long discours. Il demanda encore à ce bon
Vieillard, s'il alloit souvent à ce Temple ; s'il y avoit long temps qu'il demeuroit
là ; s'il estoit de Chipre ; si c'estoit là toute sa Famille ? et cent autres choses
pour faire durer la conversation. Mais quoy que cét homme luy respondist fort
exactement, Philoxipe n'en entendit presque rien : et ils le quiterent, apres qu'il
les eut congediez tout interdit ; sans qu'il sçeust autre chose, sinon qu'il avoit
reveû la belle Inconnüe ; qu'elle estoit encore beaucoup plus aimable qu'il n'avoit
pensé ; qu'il sçavoit sa demeure, et le Temple où elle alloit quelque fois.
Cependant il la suivit des yeux autant qu'il pût : il marcha mesme quelque temps
apres cette petite Troupe : mais enfin ayant honte de ce qu'il faisoit : et s'en
demandant la raison ; il s'en retourna sur ses pas, et s'en alla dans sa Galerie :
n'y ayant plus d'autre lieu en toute sa Maison qui luy fust agreable que celuy là.
Comme il y fut entré,, il se mit à se promener avec une inquietude qu'il n'avoit
jamais sentie : et bien loing de continuer d'avoir le dessein de faire voir la belle
Inconnüe à toute la Cour, pour la surprendre agreablement ; il fit ce qu'il pût pour
prendre celuy de ne la revoir jamais luy mesme,
tant cette seconde veüe avoit mis de trouble en son coeur. Pour cét effet, il sort
de sa Galerie avec precipitation ; monte à cheval ; et s'en retourne à Paphos. Le
Roy qui l'aimoit tendrement, et qui avoit autant d'amitié pour luy, que d'amour pour
la Princesse Aretaphile ; se pleint de son long sejour à la Campagne, et luy fait
toutes les carresses imaginables. Il le prie en suite de voir la Princesse Aretaphile,
parce qu'ils avoient eu quelque petit démeslé ensemble : il le luy raconte, et luy
en parle avec exageration : et enfin Philoxipe fait ce qu'il veut ; voit
la Princesse ; et les remet bien ensemble. Mais quoy qu'il face, et où qu'il aille,
la belle Inconnuë occupe toutes ses pensées : il la conpare à toutes les Belles
qu'il voit : et cependant soit qu'il regarde Aretaphile, Thimoclée, Agariste, ou
cent autres ; il ne voit que la belle Princesse de Salamis sa Soeur, qui peust en quelque façon
aprocher de sa beauté : et encore croit il luy faire une si grande grace de ne
mettre la belle Inconnuë que cent degrez au dessus d'elle, qu'il s'en repent un
moment apres : et soustient en secret dans son coeur, qu'elle est mille et mille
fois plus belle, que tout ce qu'il y a de beau au monde.
Philoxipe retourne à Clarie. Il retourne au temple dès le lendemain et observe la
belle inconnue. Le jeune homme est profondément troublé et révolté par ce
sentiment qu'il ne connaissait pas. Il ne peut supporter l'idée d'être amoureux
d'une bergère, et d'un autre côté, la beauté absolue de la jeune femme confère à
celle-ci une aura divine. Mais il craint également que son esprit soit indigne de
sa beauté. Le seul moyen de se guérir de ce sentiment est d'aller trouver la belle
inconnue et de lui parler, en espérant que la rudesse de son langage et les
défauts de son esprit effaceront les charmes de sa beauté.
A deux jours de là, il s'en retourne à Clarie : et dés le lendemain il s'en va à ce petit Temple
dont j'ay parlé, où ceux qui estoient de l'Isle n'alloient presque jamais, n'estant
simplement basty que pour les Estrangers : et c'est la raison pourquoy la beauté de
la belle Inconnuë n'avoit fait nul bruit, ny dans
Aepie qui n'en
est pas loing ; ny dans Soly qui en est assez proche ; ny dans Clarie qui en est tout contre. Philoxipe
donc malgré luy fut à ce petit Temple : où il ne fut pas si tost entré, qu'il
aperçeut cette belle Fille, tousjours accompagnée des mesmes Personnes : qui prioit
la Deesse qu'on y adoroit, avec beaucoup de devotion. Enfin, Seigneur, pour ne vous
desguiser pas plus long temps, ce que Philoxipe eut bien de la peine a
s'advoüer à luy mesme ; cette derniere veüe acheva de le vaincre. Car comme le
Sacrifice fut assez long, l'Amour eut autant de loisir qu'il en faloit, pour
l'attacher avec des chaines indissolubles. Vous pouvez bien juger, Seigneur, qu'il
eust esté fort aisé à Philoxipe de parler à cette Fille au sortir du Temple
s'il l'eust voulu, et de la suivre chez elle : mais quoy que l'Amour fust desja le
plus fort dans son coeur, il n'en avoit pas encore chassé la honte : et Philoxipe
m'a fait l'honneur de me dire depuis, qu'il avoit une telle confusion de sa
foiblesse ; et de la bassesse de la condition de cette Inconnüe, qu'il y avoit des
momens, où il eust voulu estre mort. Comme cette petite Troupe Champestre fut
partie, et qu'il fut retourné chez luy avec un chagrin estrange : Quoy, dit il en
luy mesme, Philoxipe cét insensible Philoxipe, que tout ce qu'il y a de
belles Princesses en Chipre n'a pû toucher du moindre sentiment d'amour, sera
amoureux d'une Personne née sous une Cabane ; nourrie parmy des Rochers ; et eslevée sans doute parmy des Sauvages ! Ha !
non non, cela ne sçauroit arriver : et je m'arracherois plustost le coeur, que de
souffrir qu'il conservast plus long temps un sentiment si bas, et si indigne de luy.
Mais, disoit il un moment apres, la supréme beauté est quelque chose de divin, où
l'on ne sçauroit resister : et si cette Inconüue est plus belle, que tout ce qu'il y
a de Princesses au monde ; elle merite mieux qu'elles, l'amour de l'insensibie
Philoxipe. Toutefois, disoit il encore, je suis bien assuré que lors que
le sage Solon me dit, Que l'on pouvoit se laisser vaincre sans honte une fois
en sa vie à l'amour,
il n'entendoit pas que ce fust à l'amour d'une Bergere,
comme est sans doute celle que. A ces mots, n'ayant pas la force d'achever, et de
dire que j'aime ; la honte luy ferma la bouche, et il fut quelque temps sans parler.
Puis tout d'un coup reprenant la parole ; Non non, disoit il, Solon n'aprouveroit pas la
folie qui me possede : car enfin aimer une Personne tant au dessous de soy ; une
Personne de qui l'on n'ose demander le Nom ; une Personne à qui je n'ay jamais parlé
; et à laquelle je n'oserois parler, de peur de trouver son esprit indigne de sa
beauté ; une Personne, dis-je, qui peut-estre n'entendra pas mon langage ; qui
peut-estre n'a ny bonté, ny vertu ; et que les Dieux n'ont fait naistre
admirablement belle ; que pour ma confusion, et pour me desesperer. Non non encore
une fois, il faut se vaincre en cette occasion : il faut remedier de bonne heure à un mal si redoutable : et comme il est des
venins de qui l'effet ne s'empesche que par eux mesmes ; il faut que la belle
Inconnuë me guerisse elle mesme du mal qu'elle m'a fait : il faut que je la revoye
et que je luy parle ; que je l'entretienne ; et que les deffauts de son esprit, et
la rudesse de sa conversation, chassent de mon ame l'amour quelles charmes de sa
beauté, et la douceur de ses yeux y ont fait regner. Mais Dieux, reprenoit il, est
il possible qu'une si belle Personne puisse avoir quelques deffauts ? Songe Philoxipe,
disoit il, à ce que tu veux entreprendre : et crains qu'en cherchant un remede à ton
mal, tu ne le rendes incurable. C'estoit de cette sorte que Philoxipe raisonnoit : qui
en effet prit la resolution d'aller le lendemain à la petite Maison où il sçavoit
que demeuroit la belle Inconnuë : afin de luy parler, et de se guerir : s'imaginant
que la honte qu'il auroit de se voir dans cette Cabane, et la grossiere conversation
de cette Fille le gueriroient infailliblement de sa passion. Mais il ne sçavoit pas
encore, que c'est un effet ordinaire de l'amour, de faire que ceux qui sont
amoureux, se servent de toutes sortes de pretextes, pour s'aprocher de ce qu'ils
aiment : sans sçavoir eux mesmes qu'ils n'y vont pas, pour ce qu'ils y pensent
aller.
Philoxipe découvre la belle inconnue dans une petite habitation champêtre.
Occupée à confectionner des festons pour orner le temple en vue du prochain
sacrifice, la jeune fille lâche toutes ses fleurs, surprise par la visite de
Philoxipe. Ce dernier l'aide à les ramasser et engage la conversation. Au grand
étonnement du jeune homme, la belle inconnue lui répond par un langage poli et
emprunt de pureté attique, témoignant par là du raffinement de son esprit. La
jeune fille, née en Crete, se nomme Policrite, son père Cléanthe et sa mère
Megisto. Lorsque Philoxipe lui révèle son nom, elle paraît admirative, car elle a
souvent entendu parler de lui en termes élogieux.
Philoxipe donc ne manqua pas le jour suivant, de prendre le chemin des Rochers, au
pied desquels selon sa coustume il laissa ses Gens : mais en allant il se trouvoit
en une inquietude estrange. Tantost il souhaitoit
qu'effectivement cette jeune Personne n'euss ny esprit ny douceur : et tantost aussi
il desiroit de n'y rencontrer rien, qui destruisist ce que faisoit sa beauté. Enfin
ne sçachant s'il vouloit estre guery ou estre malade ; s'il vouloit estre libre ou
estre captif ; et ne sçachant pas mesme encore, quel pretexte donner à cette bizarre
visite ; il marcha, et arriva en un petit Vallon, scitué entre des pointes de
rochers ; desrobé à la veuë du monde ; et tout propre en effet à cacher un Thresor
infiniment precieux. Il y a au fond de ce petit Vallon, une Prairie fort agreable :
et sur le panchant de ces Rochers, un petit Bois de Mirthes et de Grenadiers
Sauvages, meslez de quelques Orangers. Au pied de ce petit Bois est une Maison fort
basse, mais assez bien entretenuë : Philoxipe en s'en aprochant, sentit
un redoublement d'inquietude estrange ; et fut presque tenté de s'en retourner, tant
il avoit de confusion de sa foiblesse. Mais enfin l'Amour le poussant par force, il
entra dans la court de cette Maison, qui est fermée d'une petite Palissade de
Lauriers à hauteur d'apuy, qui sont fort communs en nostre Isle. En suitte ayant veû
une Porte ouverte, il entra dans une petite Chambre, aussi propre que simplement
meublée : dans laquelle il trouva la belle Inconnuë et deux femmes, qui faisoient
des Festons de fleurs, avec intention de les porter le lendemain au Temple, afin de
les donner au Sacrificateur qui y demeuroit, pour en orner les Victimes d'un Sacrifice que l'on y devoit faire. Je vous laisse à
juger combien cette jeune Perdonne deût estre estonnée, de voir entrer dans sa
Cabane un homme comme Philoxipe, qui est tousjours admirablement bien vestu,
et qui, comme vous sçavez, a la mine extrémement haute. Elle ne le vit pas plustost,
que se levant avec precipitation, elle fit tomber toutes les fleurs qu'elle tenoit :
de sorte que par ce petit accident, elle donna lieu à Philoxipe de commencer sa
conversation par un petit service qu'il luy rendit : ne luy estant pas possible de
ne luy aider point à ramasser ses fleurs. Seigneur, luy dit elle en l'en voulant
empescher, ne vous donnez pas cette peine : car nos Bois et nostre Prairie en
produisent tant d'autres semblables, qu'il me seroit bien aisé de reparer cette
perte quand elles seroient gastées. Celles de vos Bois et de vos Prairies, luy
respondit Philoxipe, ne sont pas si precieuses que celles que je vous rends : puis
qu'elles n'ont pas esté cueillies par une belle Fille comme vous. Seigneur, luy dit
elle en rougissant, la Deesse à qui j'ay dessein de les offrir, regardera bien plus
l'intention de mon coeur que mon visage : qui n'a rien sans doute qui puisse vous
avoir obligé à parler comme vous venez de faire. Mais, Seigneur (poursuivit elle
adroitement, sans luy donner loisir de l'interrompre, afin de changer de discours)
vous avez peut estre quelque chose à commander à mon Pere : qui sera bien faché de
ne s'estre pas trouvé icy, pour avoir la gloire de
vous obeïr : mais il est allé avec ma Mere en un lieu d'où il ne reviendra que ce
soir. Philoxipe entendant parler cette jeune Personne avec tant de jugement ;
tant d'adresse ; et tant de civilité ; luy qui n'avoit attendu tout au plus, que de
trouver beaucoup d'innocence et de naïfueté en sa conversation ; n'avoit presque pas
la force de luy respondre. Il la regardoit avec admiration, et l'escoutoit avec
estonnement : il voyoit en son habit une negligence si propre ; et il trouvoit un
charme si inexpliquable au son de sa voix, qu'il en estoit ravy. Son langage
n'estoit pas seulement Grec, mais il avoit encore toute la pureté Atique, et toute
la politesse de la Cour. Elle avoit de plus un agrément infiny en son action : qui
sans avoir rien d'affecté, n'avoit aussi rien de rustique. Il trouvoit en ses
regards, quelque chose de si modeste ; et en la netteté de son teint une fraicheur
si aimable ; qu'il n'eut presque pas assez de liberté d'esprit pour luy respondre.
Neantmoins apres avoir fait un effort sur luy mesme, il est vray, dit il, ma belle
Fille, que j'avois quelque chose à dire à vostre Pere : mais en attendant que je le
voye, vous voudrez bien que je vous demande, pourquoy il à choisi une demeure si
solitaire et si sauvage ? Seigneur, luy dit elle, j'ay tant de respect pour luy, que
je ne me suis pas informée de ce que vous me demandez : et je me suis mesme
imaginée, que cette demeure n'est pas de son choix, et qu'il n'a fait que soumettre son esprit à sa fortune : qui ne luy ayant
point donné de Palais, n empesche pas qu'il ne s'estime heureux dans sa Cabane. Mais
est il possible, luy dit il, que cette austere Solitude ne vous donne point de
melancolie ? Seigneur (luy respondit elle en sousriant, avec beaucoup de modestie)
vous m'allez sans doute trouver bien rustique et bien sauvage : d'oser vous dire que
la seule inquiétude que j'ay euë parmy ces Rochers depuis que j'y demeure, est celle
que j'ay presentement de vous voir en un lieu où je ne voy jamais personne : et où
sans doute je ne devrois pas vous voir, si j'estois en estat de vous en pouvoir
empescher : n'estant ce ne me semble pas trop de la bien-seance, qu'un homme de
vostre condition, s'amuse à parler si long temps à une personne de la mienne. Je
serois bien malheureux, luy dit il, si je vous avois despleû, et si je vous
importunois : Mais aimable Personne que vous estes, dittes moy vostre Nom, et celuy
de vos Parents : et me dittes encore quel Dieu ou quelle Deesse vient vous enseigner
dans ces Bois ? Seigneur, luy dit elle, l'on m'apelle Policrite : mon Pere se
nomme Cleanthe, et ma Mere Megisto : Mais pour ces Dieux que vous dittes qui
m'enseignent, poursuivit elle en sous-riant, ils m'ont encore apris si peu de
choses, que je ne sçay pas mesme la civilité : et pour vous le tesmoigner, je prens
la hardiesse de vous dire, que puis que les personnes de qui je dépends ne font point icy, je voudrais bien que vous ne
trouvasisez pas mauvais que je vous suppliasse de ne tarder pas davantage en un lieu
où vous auriez plus d'incommodité que de plaisir. Ce que vous me dittes, repliqua
Philoxipe, ne me fera pas changer d'avis : et il faut sans doute encore
une fois, que les Dieux vous ayent inspiré en un moment ; ce que les autres ont bien
de la peine à apprendre en toute leur vie. Car que vous soyez la plus belle Fille du
monde, et plus belle sous une Cabane, que les Reines ne font dans leurs Palais, quoy
que cela soit rare, il ne paroist pas impossible : Mais que vivant parmy des Bois et
des Rochers, vous agissiez et parliez comme vous faites, ha belle Policrite,
c'est ce que je ne puis comprendre : et je ne puis m'imaginer, que l'Isle de Chipre
vous ait veû naistre parmy ces Rochers sauvages. Il est certain Seigneur, reprit
cette Fille, que je ne suis pas née en cette Isle : mais je suis partie de celle de
Crete si jeune, que je ne m'en souviens presque point : Bien est il vray que la
conversation que j'ay icy, ne me peut pas avoir donné l'accent du Païs : car je ne
parle au ce personne, qu'avec ceux qui font dans cette Maison, qui ne font pas de
Chipre non plus que moy. Quoy Policrite, reprit Philoxipe, vous passez toute vostre
vie sans parler, et vous parlez comme vous faites ! encore une fois, cette Cabane
est indigne de vous : et il faut chercher les voyes de vous en tirer. J'y suis si.
contente, Seigneur, reprit elle, que ce seroit me rendre un mauvais office ; et je m'imagine que vous n'en avez pas le dessein :
c'est pourquoy je vous conjure de m'y laisser dans la solitude où j'estois, quand
vous y estes arrivé. Caraus si bien ne vous respondrois-je plus guere : n'y ayant
presque rien au monde dont je puisse parler par ma propre expérience. Philoxipe
qui remarqua en effet que cette jeune Personne avoit de l'inquiétude de le voir si
long temps aupres d'elle, quoy que ce ne fust pas d'une maniere desobligeante, ne
voulut pas la fâcher : de sorte que se faisant une violence extréme, il voulut s'en
aller apres l'avoir salüée avec autant de civilité, que si elle eust esté sur le
Throsne. Mais Seigneur, luy dit elle fort agreablement, vous sçavez que je me nomme
Policrite, et je ne pourray pas dire à mon Pere le Nom de celuy qui luy
a fait l'honneur de le demander. Vous luy direz, reprit ce Prince tout transporté
d'amour, que je m'apelle Philoxipe. Ha Seigneur, respondit Policrite, je vous demande
pardon, si je ne vous ay pas traité avec assez de respect : Quoy, repliquat'il, mon
Nom ne vous est il pas inconnu ? Nullement Seigneur, luy dit elle, et j'ay entendu
dire des choses de vous à mon Pere, quoy qu'il ne vous connoisse que sur le rapport
d'autruy, qui font que je ne doute point qu'il ne soit ravy de joye, quand il sçaura
que vous luy voulez faire la grace de luy commander quelque chose pour vostre
service. Philoxipe tout charmé d'entendre parler Policrite de cette sorte, luy dit encore cent choses obligeantes et
passionnécs, si elle eust voulu les entendre : mais elle y respondit tousjours avec
tant d'adresse et tant de modestie, que Philoxipe en fut encore beaucoup plus
amoureux, il la quitta donc, et s'éloigna de cette Cabane, avec une douleur
inconcevable.
Après un séjour bref et mélancolique à la cour, Philoxipe revient à Claire afin
de rendre visite à Policrite. Il s'entretient avec Cleanthe qui s'avère être un
parfait honnête homme. Il apprend que Policrite a également une sœur, Doride.
Cependant, il n'apprend rien sur les véritables origines de la famille. Philoxipe
multiplie ses visites et offre à la famille de Cleanthe de leur venir en aide. En
vain. Bientôt les parents de Policrite, se rendant compte que c'est la beauté de
leur fille qui motive les visites du jeune homme, mettent en garde la jeune
fille.
Comme il fut arrivé au mesme lieu d'où il l'avoit aperçeuë la premiere fois, il s'y
arresta : et regardant d'un costé sa belle et magnifique Maison de Clarie, et de l'autre
cette petite Habitation champestre ; ha Philoxipe, s'écria t'il, qui croiroit
qu'en l'estat qu'est ton ame, tu pusses preferer cette malheureuse Cabane à ce
Palais enchanté ? et que ton coeur si insensible à l'amour, et si remply du desir
d'une veritable gloire, pûst s'abaisser aux pieds de Policrite ? Mais aussi,
reprenoit il, seroit il possible, que si Philoxipe doit aimer quelque chose,
ce ne doive pas estre la plus belle chose du monde ? et si cela est, Policrite
doit estre l'objet de ses desirs et de son amour. Policrite, dis-je, de qui les regards
font sans artifice ; de qui les paroles font sinceres ;, de qui toutes les pensées
(ont innocentes, qui ne connoist pas mesme le crime ; de qui le coeur n'est
preoccupé d'aucune passion ; qui n'aime encore que les Bois, les Prez, les Fleurs,
et les Fontaines ; qui ne connoist qu'à peine sa propre beauté ; et qui sans doute a
toutes les inclinations vertueuses. Mais apres tout (reprenoit il, ayant esté
quelque temps sans parler) l'amour est une foiblesse, dont je me suis seulement
deffendu jusques icy, parce qu'en effet j'ay crû
qu'il estoit beau de n'en estre pas capable : mais l'amour d'une personne de
naissance si inégale, est une folie à laquelle je dois resister opiniastrément. Car
enfin de quel front oserois-je paroistre à la Cour ? de quelque beauté que
l'adorable Policrite soit pourveuë, je n'oserois montrer les chaisnes qu'elle me
fait porter : et il faut les rompre avec violence, ou les cacher du moins si bien
que personne ne les aperçoive jamais. Ce fut en cette resolution que Philoxipe
s'en retourna chez luy, et de là à Paphos : mais il y parût si mélancolique, qu'il
fut contraint de feindre qu'il se trouvoit un peu mal le Roy qui le vit le soir
mesme et chez luy et chez la Princesse Aretaphile, s'aperçeut de son
chagrin, et le pressa de luy en descouvrir la cause : mais Philoxipe luy dit, ce
qu'il avoit dit aux autres. La Compagnie estoit grande ce soir là : et tout ce qu'il
y à de beau à la Cour y estoit. Ce qui fut cause que Philoxipe dans ses
resveries, se demanda cent et cent fois à luy mesme, pourquoy puis qu'il devoit
aimer, ce n'estoit pas quelqu'une deces illustres Personnes ? Cependant bien qu'il
voulust se faire quelque violence, et tascher mesme d'aimer par raison et par force,
il n'en pût jamais venir à bout : et l'image de Policrite estoit si fortement
emprainte dans son coeur, que rien ne l'en pouvoit effacer. Il passa trois jours de
cette sorte, avec une inquietude extréme : et le quatriesme il retourna malgré luy à
Clarie, et
de Clarie chez Cleanthe, qu'il rencontra d'abord
appuyé sur cette petite Palissade de Lauriers qui fermoit sa court. Ce sage
Vieillard ne le vit pas plustost, qu'il fut au devant de luy : et le reçeut avec une
civilité, qui n'avoit rien de rustique. Seigneur, luy dit il, j'avois creû que ma
Fille s'estoit trompée, lors qu'elle m'avoit dit vostre Nom : et c'est ce qui m'a
empesché d'aller recevoir vos commandemens à Clarie. Joint qu'un homme de ma fortune et de
mon âge, a quelque peine à s imaginer, qu'il puisse servir de quelque chose, à un
Prince comme vous. La Vertu, luy respondit Philoxipe, se fait des Amis de tous
âges, et de toutes conditions : Mais Cleanthe, je ne demande plus qui a
apris à parler à Policrite, apres vous avoir entendu : mais je vous
demande à vous mesme, si c'est par necessité ou par choix, que vous habitez cette
petite Maison ? Car si c'est le premier, vous n'y demeurerez pas long temps : et si
c'est le dernier, je viendray quelque fois l'habiter aveque vous. Seigneur, luy
repliqua Cleanthe en sous riant, les petites Cabanes ne doivent point estre la
demeure des Grands Princes : Il est vray, reprit Philoxipe, mais les grandes Vertus ne
doivent pas non plus habiter dans les petites Cabanes, et seroient beaucoup mieux
dans de grands Palais : c'est pourquoy je vous offre ma Maison de Clarie : où vous et
toute vostre Famille ferez plus commodément qu'icy Seigneur, respondit Cleanthe, il
est beau à une Personne de vostre condition et de vostre vertu de vouloir secourir les malheureux : mais il ne seroit pas
juste, d'abuser de cette bonté ; qui peut-estre mieux employée en quelque autre
occasion. Car enfin, je ne souffre point dans cette Cabane : mon ame n'estant pas
plus grande qu'elle, y demeure en repos : et trouvant en ce petit coing de terre
tout ce qui est necessaire pour n'avoir besoin de personne ; j'y vy beaucoup plus
heureux, que ceux qui habitent des Palais, et qui portent encore leurs desirs plus
loing. Mais sage Cleanthe, luy dit Philoxipe, ne me direz vous point quelle fortune vous a
amené icy, et precisément de quelle condition vous estes ? Seigneur, reprit ce
Vieillard, je suis sorty de Peres gens de bien, et d'une fortune médiocre : pour la
mienne, vous voyez qu'elle est assez basse ; et je puis vous assurer, que ma vertu
est assez commune. Diverses raisons trop longues à dire, m'ont obligé à quitter mon
Païs ; et à chercher la solitude en cette Isle, où il y a desja long temps que je
demeure. Mais, reprit Philoxique, ne craignez vous point que Policrite, que l'on peut
apeller un Thresor, ne soit pas en assurance, en un lieu comme celuy cy ? Quand je
tomberois d'accord, respondit Cleanthe, que Policrite seroit ce que vous dites,
j'aurois encore à vous respondre, que puis que ce Thresor n'est sçeu que du Prince
Philoxipe, je le tiens en seureté. Vous avez raison mon Pere, luy dit
il, car je vous promets de vous proteger, contre tout ce qui voudroit vous nuire.
Apres cela, Cleanthe luy ayant offert de se
reposer, il le fit entrer dans sa Maison, où il trouva Megisto femme de Cleanthe qui
le reçeut avec une civilité qui luy fit bien connoistre que toute cette Famille
n'avoit rien de sauvage ny de rustique. Elle avoir aupres d'elle la jeune Policrite,
et encore une autre Fille assez agreable, que Policrite nommoit sa Soeur, et qui
s'apelle Doride. Mais Dieux, que Philoxipe retrouva Policrite
belle ce jour là, et qu'elle acheva puissamment de luy gagner le coeur ! Ses cheveux
qui luy pendoient negligeamment sur la gorge, qu'une Gaze assez transparente cachoit
à demy, estoient ratachez vers le derriere de la teste, par une Guirlande de fleurs
d'Orange et de Grenadiers mefiées ensemble : au dessous de laquelle pendoit un Voile
fort clair, qui luy servoit à se cacher le visage, quand elle alloit au Soleil, et
qui donnoit beaucoup d'agrément à sa Coëffure. Le reste de son habillement estoit
blanc, et d'une forme agreable : ses manches qui estoient fort larges, estoient
retroussées avec des rubans de belles couleurs : et quoy que cét habit n'eust rien
du tout de magnifique ; et qu'au lieu de Perles et de Diamans, Policrite ne fust parée
que de fleurs ; il y avoit pourtant quelque chose de si galant et de si propre en sa
parure, que Philoxipe ne l'avoit jamais veuë si belle. Plus il la voyoit, plus il
l'aimoit : et plus il l'entendoit, plus il l'admiroit : et soit qu'il entretinst
Cleanthe ; soit qu'il parlast à Megisto ; soit qu'il s'adressast à
Policrite ; ou que mesme il dist
quelque civilité à Doride ; il estoit tousjours plus surpris. Que ne fit il point alors,
pour les obliger à luy dire quelque chose de plus que ce que Cleanthe luy avoit dit, et
pour les persuader de souffrir qu'il les logeast mieux qu'ils n'estoient ! Il voulut
mesme offrir des Pierreries à Cleanthe, pour en faire ce qu'il luy plairoit : mais
quoy qu'il pend faire, il ne pût ny rien aprendre, ny rien obtenir, que la seule
permission d'aller quelquefois chez eux : encore ne la luy donnerent ils, que parce
qu'ils ne la luy pouvoient refusèr. Je ne m'arresteray point à vous dire, avec
quelle assiduité Philoxipe retourna en ce lieu là, pendant douze jours
qu'il fut à Clarie, sans retourner à Paphos : mais je vous diray qu'enfin Cleanthe qui
avoit de l'esprit, et Megisto qui n'en manquoit pas, s'aperçevant aisément que
la beauté de Policrite estoit la cause des visites de ce Prince, luy firent une
grande leçon, et luy dirent qu'elle songeast bien à elle : et qu'elle conciderast,
que l'amour de Philoxipe ne luy pouvoit estre que dommageable : et qu'ainsi elle
vescust aveque luy comme avec une Personne qu'elle ne devoit jamais regarder qu'avec
respect : sans souffrir qu'il voulust l'engager à nulle affection particuliere.
Philoxipe parvient un jour à s'entretenir en particulier avec Policrite et lui
déclare son amour. La jeune fille répond avec prudence et modestie : d'une part
Philoxipe ne doit pas aimer quelqu'un de sa condition, et d'autre part elle-même
est trop vertueuse pour souhaiter entendre parler d'amour. Leur conversation est
interrompue par les parents de la jeune fille. Par ailleurs, Philoxipe est
contraint de retourner à Paphos sur ordre du roi. Ce dernier lui donne le
commandement de Cithere et l'exhorte à intervenir en sa faveur auprès
d'Aretaphile, afin que celle-ci lui donne son cœur avant de recevoir la couronne.
Philoxipe s'exécute, mais avec une mélancolie manifeste. Le jeune homme retourne
aussi vite que possible à Clarie.
Cependant Philoxipe qui s'aperçeut que jamais il n'auroit la liberté de parler à
Policrite en particulier, si le hazard ne la faisoit naistre : fut tant
de fois en ce lieu là, qu'enfin il la rencontra sans autre compagnie que de la jeune
Doride. Cette occasion estant trop favorable pour
la perdre, il s'aprocha d'elle, et la regardant avec beaucoup d'amour, ne pensez pas
Policrite, luy dit il, que j'aye rien de criminel, à vous dire, encore
que j'aye cherché avec soin, à vous entretenir seule. Mais c'est que ne sçachant pas
comment vous devez recevoir mon affection, j'ay esté bien aise de n'avoir point de
tesmoins de mon infortune ou de mon bonheur. Seigneur, luy dit Policrite en rougissant,
auparavant que de me parler, considerez je vous prie en quel lieu vous estes :
regardez la Cabane que j'habite, et voyez l'habillement que je porte. Non Policrite,
luy repliqua l'amoureux Philoxipe, je ne voy rien que vos yeux : et quand vous
auriez une Couronne de Diamants sur la teste, je ne m'en apercevrois non plus, que
je m'aperçoy de ce que vous dites : tant il est vray que vostre beauté attache
fortement mes regards. Souffrez donc, Seigneur, luy dit alors cette sage et belle
Fille, que je vous aprenne une autre chose, que peut-estre vous ne sçavez pas, et
qui vous doit empescher de me dire rien qui soit injuste. C'est, Seigneur, que cette
mesme Policrite que vous voyez en une petite Maison Champestre ; qui ne porte
que deshabillemens tous simples ; qui ne connoist que ses Bois et ses Rochers ; a
pourtant dans l'esprit malgré sa bassesse et sa simplicité, un sentiment de gloire
si délicat ; qui pour peu que vous l'offenciez, elle sera capable de mourir de
douleur et de desplaisir. Songez donc, Seigneur, à
ne rien dire qui puisse faire croire à Policrite que vous ne la connoissez
pas : car enfin elle a une si forte passion pour la Vertu, qu'elle auroit bien de la
peine à ne haïr pas ceux qui luy diroient quelque chose qui luy seroit oppose. Ne
craignez pas adorable Policrite, luy dit il, que je vous die rien qui vous
fâche, ou du moins qui vous doive fâcher : car enfin je vous proteste en presence
des Dieux qui m'escoutent, que la passion que vous avez pour les Fleurs, pour les
Fontaines, et pour l'émail de vos Prairies ; n'est pas plus pure ny plus innocente,
que celle que j'ay pour Policrite. Et s'il y a de la difference, c'est que
celle que j'ay pour elle est si violente et si forte, qu'il n'est rien que je ne
sois capable de faire pour la luy tesmoigner. Vous ne le pouvez mieux faire,
Seigneur, reprit Policrite, qu'en me faisant la grace de ne me dire plus
de semblables choses, qui ne serviroient qu'à troubler le repos de ma vie : puis que
si je ne vous croy point, j'auray sans doute quelque chagrin de voir que vous aurez
voulu vous moquer de ma simplicité : et si je vous croy, je seray au desespoir
d'estre cause qu'un si Grand Prince ait reçeu une passion indigne de luy, et une
passion de laquelle il ne peut jamais tirer nul avantage. Car enfin Policrite se
connoissant, et vous connoissant aussi, ne voudrait pas faire une faute, ny vous
obliger non plus à en faire une pour l'amour d'elle. Ainsi, ne vous engagez pas,
Seigneur, en une au avanture si fâcheuse : Laissez moy dit elle en le regardant d'une maniere qui le retenoit plus qu'elle
ne le chassoit, quoy que ce fust fans artifice) laissez moy, dis-je, parmy nos bois
et nos rochers, et allez vous en dans vos Palais, où vous ferez mieux qu'icy.
Philoxipe surpris d'entendre parler Policrite de cette sorte, se jettant
à ses genoux. Non, luy dit il, adorable Policrite, vous n'estes point ce que
vous paroissez estre : et quand vous le feriez, vostre vertu vous mettroit encore au
dessus de toutes les Reines du monde. Seigneur, luy dit elle en le relevant, ne vous
imaginez pas que les flateries me puissent gagner : car si je ne connois pas le
monde par ma propre experience, je le connois par le raport de mes Parens. Ainsi je
sçay que l'amour est vie dangereuse passion : et sans sçavoir precisément ce que
c'est, je sçay qu'il la faut esviter : et que celle que vous dites avoir, me doit
estre plus redoutable qu'une autre. Et pourquoy Policrite, reprit il, la traitez vous
de cette sorte, cette innocente passion, que vous avez fait naistre dans mon coeur ?
C'est parce, dit elle, qu'elle ne peut estre qu'injurieuse au Prince Philoxipe,
ou à Policrite. Mais, luy dit il, du moins dites moy de grace, si Policrite
estoit Princesse, ou si Philoxipe estoit de la condition de Policrite,
ce qu'elle penseroit de luy ? le n'en sçay rien, Seigneur, luy respondit elle, mais
je sçay tousjours bien que quand je l'estimerois infiniment, et que mesme je
l'aimerois beaucoup, Cleanthe et Megisto disposeroient tousjours de moy
absolument. Aprenez moy donc, luy dit il, s'ils
m'estoient favorables, si vous leur obeïriez sans repugnance ? Seigneur, luy dit
elle en sous riant, l'on m'a tellement dit qu'il ne faut pas se fier legerement à
personne, que je ne juge pas à propos de vous reveler un si grand secret. Comme ils
en estoient là, Cleanthe et Megisto arriverent et interrompirent leur entretien :
D'abord Philoxipe remarqua aisement que ces deux Personnes avoient quelque
inquietude de ses visites : c'est pourquoy il se resolut de les faire un peu moins
frequentes, de peur de se priver pour toujours d'un bien dont il pouvoit jouir
quelquefois, Ainsi donc, Seigneur, Philoxipe apres une conversation
assez courte, partit et s'en retourna non seulement à Clarie, mais à Paphos ; où aussi
bien le Roy luy avoit envoyé ordonner de se rendre : ne pouvant plus souffrir qu'il
fust si long temps en solitude. Toutes les Dames et toute la Cour se plaignoient de
luy, et ne pouvoient comprendre ces longues retraites : Le Roy luy donna alors
encore de nouvelles marques de son effection, en luy donnant le Gouvernement de
Cithere, qui vint à vaquer par la mort de celuy qui le possedoit. Il luy raconta ce
qui luy estoit arrivé pendant son absence, avec la Princesse Aretaphile ; et le
conjura de luy parler toujours en sa faveur. Car, luy dit ce Prince, cette Personne
s'est mis dans l'esprit de vouloir estre assurée de la Couronne de Chipre, avant que
de me donner son coeur ; et je veux qu'elle me donne son coeur, auparavant que de luy donner une Couronne. Philoxipe promit au Roy de
parler à Aretaphile : mais ce fut avec tant de melancolie, que tout le monde s'en
aperçeut. Il resvoit presque tousjours : il disoit une chose pour une autre : il
fuyoit la conversation : et s'en retournoit à Clarie, aussitost qu'il le pouvoit.
Philoxipe est complètement épris de Policrite, malgré la bassesse de sa
condition. Il reste toutefois conscient que le seul moyen de l'épouser est de
quitter la cour. De son côté, Policrite s'entretient avec Doride : elle ne
comprend pas les changements qui se passent dans son cœur. Par contre elle est
persuadée que sa condition est un obstacle insurmontable à l'amour de
Philoxipe.
Cependant Philoxipe trouva plus de resistance qu'il n'avoit pensé, dans le coeur
de Policrite : Car comme cette jeune Personne craignoit tout, elle n'osoit
presque regarder ce Prince. La difference de sa condition, qui faisoit que dans son
ame elle luy estoit plus obligée ; estoit pourtant ce qui faisoit qu'elle le
traitoit plus mal. Philoxipe voulut faire des presents à toute cette
vertueuse Famille : mais ils les refuserent tous. Cependant il estoit tousjours plus
malheureux : car encore qu'il aimast Policrite passionnément, et qu'il
l'estimast plus que tout ce qu'il y avoit de Grand sur la Terre ; apres tout, il ne
pouvoit Ce resoudre à faire jamais sçavoir à personne, qu'il avoit une passion si
basse. Il eust sans doute esté capable, d'aller vivre dans une Isle deserte avec
Policrite : mais il ne pouvoit imaginer, qu'aux yeux de tout le Royaume,
il peust jamais espouser une Fille de cette condition. Cela n'empeschoit pourtant
pas, qu'il ne l'aimait d'une affection tres respectueuse : et de telle sorte, qu'il
n'eust pas voulu souffrir un desir criminel dans son coeur. Cette vertu toute pure
et sans artifice, qu'il voyoit dans celuy de cette Fille, luy inspiroit un respect plus grand pour elle, que si elle eust esté sur
le Throsne : il voyoit donc qu'il aimoit, et qu'il aimoit sans esperance de trouver
jamais de remede à son mal : à moins que de se resoudre d'abandonner et la Cour, et
la Royaume, et de demander Policrite à Cleanthe, avec une si fâcheuse
condition. Toutefois ce qui l'affligeoit le plus, c'estoit de ne sçavoir point
comment il estoit dans l'esprit de Policrite : il la trouvoit douce et
civile ; il ne voyoit nulles marques de haine sur son visage : mais il y voyoit
aussi une si grande retenüe, et une modestie si exacte, qu'il ne pouvoit connoistre
ses sentimens. Il luy sembla mesme, que Policrite estoit devenüe un peu plus
melancolique depuis quelque temps : et en effet il ne se trompoit pas : car comme la
beauté, la bonne mine, l'esprit, et la civilité de Philoxipe, n'estoient pas des choses
que l'on peust voir sans estime : la jeune Policrite ne pouvoit pas se voir
aimée d'un Prince comme celuy là, sans en avoir le coeur Un peu touché de
reconnoissance. Neantmoins, comme elle se voyoit en une condition si esloignée de la
sienne : et que par un sentiment de vertu, il faloit resister à cette affection
naissante : elle ne pouvoit s'empescher de s'affliger de la conqueste qu'elle avoit
faite : et de s'en pleindre avec sa chère Doride, qui a aussi beaucoup d'esprit.
Ma Soeur, luy disoit elle un jour, que vous estes heureuse en comparaison de moy, de
pouvoir encore prendre plaisir à la promenade ; à
cueillir des fleurs ; au chant des Oyseaux ; et au murmure des Fontaines : et de
n'estre pas reduite au point de vous pleindre de trop de bonne fortune. Car enfin
Doride,
je suis assurée que le coeur de Philoxipe est une conqueste, que de Grandes Princesses
voudroient avoir faite : cependant quoy qu'elles pussent s'en rejoüir innocemment,
il faut que je m'en afflige comme d'un grand mal. Je voudrois bien ne l'avoir jamais
veû : ou du moins je me l'imagine. Car apres tout, quoy que je souhaitasse
passionnément, ce me semble, qu'il ne m'aimast plus ; je suis pourtant bien aise de
le voir. Mais, luy disoit Doride, si l'amour est une chose aussi puissante que l'on
dit, que sçavez vous si Philoxipe ne vous aimera point assez pour vous espouser
? Ha ma Soeur, luy respondit elle, comme je ne voudrois pas faire une chose contre
mon devoir, je ne voudrois pas non plus que Philoxipe fist rien contre le sien.
Mais, luy repliqua Doride, vous aimez donc Philoxipe, puis que vous vous
interessez en sa gloire contre vous mesme. Policrite rougit à ce discours : et
regardant Doride toute confuse ; Si vous connoissiez mieux cette passion que moy,
luy dit elle, je vous descouvrirois tous les sentimens de mon ame, afin de sçavoir
ce que j'en dois croire : mais je ne pense pourtant pas que cette dangereuse maladie
soit dans mon coeur. Car s'il vous en souvient, nous avons entendu dire à Cleanthe, et
nous avons leû plus d'une fois, que l'Amour fait
perdre la raion ; qu'il donne cent peines et cent inquiétudes ; qu'il fait
quelquesfois commettre des crimes ; et graces au Ciel, je ne sens encore rien de
tout cela dans mon coeur. Il me semble que ma raison est assez libre ; et que la
melancolie qui me possede est assez douce : car enfin je resve bien souvent, il est
vray : mais je resve avec plaisir : et quoy que je ne veuille pas aimer Philoxipe,
il y a pourtant des momens, où je suis bien aise qu'il m'aime. Mais pour des crimes,
bien soing d'en vouloir commettre, je vous proteste ma Soeur, que quand il n'y
auroit nulle autre raison que celle de ne vouloir pas perdre l'estime de Philoxipe ;
je mourrois mille fois plustost que de faire rien d'injuste. Vous jugez donc bien
que craignant les Dieux ; qu'aimant la Vertu ; et voulant me rendre digne de
l'affection d'un si Grand Prince ; je ne seray jamais rien contre la gloire. Je le
crois ainsi, respondit Doride, Mais apres tout ma Soeur, vous vous abusez quand
vous ne croyez point aimer Philoxipe : car enfin vous n'aimez plus ce que vous
aimiez avant sa connoissance : Vous estes mesme un peu plus propre : Vous consultez
plus souvent le Cristal de nos Fontaines : et vous n'estes plus ce que vous estiez.
Ha ma Soeur, repliqua Policrite, si ce que vous dittes est vray, j'y donneray
bon ordre : et je ne verray plus Philoxipe que pour le mal traiter : afin que me
haissant, je ne puisse pas l'aimer davantage.
Craignant que Policrite ne cède aux avances de Philoxipe, le père de Policrite
lui avoue qu'elle est de naissance élevée, descendante d'une des plus illustres
familles de Grece. Il invoque toutefois un oracle pour justifier le fait qu'il n'a
pas le droit de lui donner des informations supplémentaires. Cleanthe exhorte sa
fille à se montrer indifférente envers Philoxipe. Une fois seule, la jeune fille
mesure l'effet de ces révélations : elle est désormais légitimée à aimer
Philoxipe. Elle décide toutefois de se montrer indifférente afin de mettre la
passion de son amant à l'épreuve.
Apres que ces deux jeunes Personncs se furent
entretenües de cette sorte au bord d'un petit Ruisseau, Cleanthe et Megisto qui
avoient changé de sentimens et de resolution y arriverent : et donnant une
commission à Doride pour l'esloigner, Megisto prenant la parole, Policrite,
luy dit elle, il y a quelques jours que je vous dis qu'à cause de vostre condition,
vous ne deviez jamais regarder Philoxipe qu'aveque respect : Mais craignant que par
l'inegalité que vous croyez estre entre vous et luy, vous ne luy soyez si obligée de
son affection, qu'enfin vous ne veniez à l'estimer un peu trop : Cleanthe et
moy avons resolu de vous dire, qu'à cause de vostre veritable condition, vous estes
obligée à ne regarder jamais Philoxipe qu'avec beaucoup d'indifference. Car en un
mot, poursuivit Cleanthe, pour ne vous déguiser plus la verité des choses, vous estes ce
que vous ne pensez pas estre : et nous femmes aussi ce que vous ne sçavez pas, et ce
que vous ne sçaviez mesme point encore, parce que les Dieux ne nous l'ont pas
permis. Mais pour vous apprendre combien vous estes plus obligée que vous ne pensez
à estre vertueuse, sçachez Policrite, que vous estes d'un Sang si noble, qu'il n'y
en a point de plus illustre en toute la Grece. Quoy mon Pere, luy dit Policrite en
l'interrompant, je ne suis ce que j'ay tousjours creû estre ? Non ma fille, luy dit
il, et conter des Rois parmy vos Ancestres, n'est pas la plus glorieuse marque
d'honneur dont vous puissiez vous vanter. Il y a quelque chose de plus Grand dans vostre Race que ce que je dis : c'est pourquoy
j'ay creû à propos pour vous eslever le coeur, de vous confier cét important secret,
que je vous dessends de réveler à personne : et pour vous faire mieux voir, combien
vous estes obligée de ne rien faire indigne de la vertu de vos Peres, et de la
condition en laquelle vous estes née. Policrite entendant parler Cleanthe de
cette sorte, en eut une joye extréme, quoy que ce ne fust pas une joye tranquile :
car la curiosité de sçavoir un peu plus precisément ce qu'on luy disoit, luy donna
beaucoup de peine. Mon Pere, luy dit elle, ne me laissez point dans une si cruelle
inquietude : dites moy je vous prie un peu plus clairement, une si agreable verité :
et ne me laissez plus ignorer ce que je suis. Les Dieux ma fille, respondit Megisto, nous
l'ayant dessendu par la bouche d'un de leurs Oracles, il faut que vous vous
contentiez de ce que nous vous avons dit. Mais servez vous en à dessendre l'entrée
de vostre coeur à l'amour de Philoxipe : et bien loing de le regarder comme un
Prince qui vous fait trop d'honneur : regardez le plustost comme un Prince à qui
vous feriez grace de le souffrir. Ce n'est pas, adjousta Cleanthe, que Philoxipe
n'ait toutes les vertus et toutes les qualitez necessaires à un Grand Prince : mais
c'est ma fille, qu'il y a une espece d'orgueil qui n'est pas inutile dans le coeur
d'une jeune Personne, pour la dessendre contre l'amour. Quand nous estimons ceux qui nous prient au dessus de nous, il est
difficile de les refuser : où au contraire quand nous croyons au dessous de nous
ceux qui nous demandent, ou du moins nos égaux, nous leur refusons les choses
injustes sans difficulté. Policrite assura alors Cleanthe et Megisto, que quand elle
n'auroit rien sçeu de ce qu'ils luy venoient de dire, elle n'auroit jamais rien fait
contre la bien-seance qu'ils luy avoient enseignée : en suitte de quoy ils la
quitterent. Mais Dieux, que leur dessein reüssit mal, s'ils vouloient empescher
Policrite d'aimer Philoxipe ! Elle fut quelque temps à n'avoir dans
l'esprit que la joye de sçavoir qu'elle estoit de naissance illustre : et apres cela
voulant se servir de cette connoissance, pour chasser de son coeur ce commencement
d'affection, que le merite de Philoxipe y avoit desja fait naistre ; elle trouva que
cette connoissance l'y fortissoit. Car enfin, disoit elle, la certitude de ce que je
suis, ne diminüe point l'obligation que je luy ay : puis qu'il ne sçait pas que je
sois rien au dessus de ce que je parois éstre. Mais pour moy qui connois aujour
d'huy ce que je suis, pourquoy ne puis-je pas esperer qu'un jour les Dieux
permettront que Philoxipe sçachant ma veritable condition, me mette en estat de le
pouvoir aimer sans crime, et d'estre aimée de luy avec innocence ? Non non Policrite,
adjoustoit elle, ne dessendons plus si opiniastrément nostre coeur : contentons nous
de cacher nos sentimens, et de ne rien faire de criminel : Mais ne rejettons pas aussi comme un grand mal, l'affection d'un
Prince, qui devroit estre choisi par le plus Grand et le plus sage Roy du monde,
quand mesme je serois sa fille. Mais, poursuivoit elle, peut estre que Philoxipe se
déguise : qu'il a des sentimens criminels pour toy : et que ta simplicité t'abuse.
Attends donc, disoit elle, à te déterminer : et esprouve sa confiance et sa
fidelité, par une indifference apparente, qui ne luy laisse nul espoir.
Lors d'une conversation entre Philoxipe et Policrite, il apparaît que la jeune
fille a effectivement servi de modèle au peintre Mandrocle : Cleanthe, d'abord
réticent à cette idée, avait dû céder, de crainte que l'artiste n'ébruite
l'existence d'une si belle jeune fille. Fort de cette confirmation, Philoxipe
demande à la jeune femme de le laisser prouver qu'il est le plus amoureux de tous
les hommes. Policrite reste inflexible et refuse d'en écouter davantage.
C'estoit en cét estat qu'estoient les choses dans le coeur de Policrite, lors que
Philoxipe arriva aupres d'elle : d'abord qu'elle le vit, elle voulut
reprendre le chemin de sa petite Cabane : mais s'estant avancé en diligence, il l'en
empescha. Neantmoins comme elle n'en estoit qu'à quinze ou vingt pas, et qu'il y
avoit deux femmes qui la servoient, qui travailloient dans un petit Pré assez
aproche d'eux, elle s'arresta : et Philoxipe prenant la parole ; Quoy
Policrite luy dit il, vous fuyez un Prince qui fuit tout le monde pour
l'amour de vous, et qui ne cherche que vous ? Seigneur (luy dit-elle, avec je ne
sçay quel air un peu plus imperieux qu'auparavant, bien qu'elle n'en eust pas le
dessein) je fais ce que vous devriez peut-estre faire : car enfin, quel avantage
pouvez vous esperer de vos visites et de vos soings ? Celuy d'entendre dire de
vostre belle bouche, reprit il, que je ne suis pas haï de vous. S'il ne faut que ce
la, repliqua t'elle, pour vous fatisfaire, il ne fera pas difficile d'en venir à
bout : Mais n'en de mandez pas davantage, si vous
ne voulez estre refusé. Quoy aimable Policrite, reprit Philoxipe,
vous ne m'aimerez jamais ; et tout ce que je fais pour meriter vostre affection,
fera fait inutilement ? Non, cela n'est pas possible : quand mesme vous feriez aussi
insensible que les Portraits que j'ay de vous. Les Portraits que vous avez de moy !
reprit Policrite, Ouy, adjousta Philoxipe, je ne suis pas si
malheureux que vous pensez : et sans vostre consentement, et malgré vous, j'ay tous
les jours le plaisir de vous voir. Ha, s'écria Policrite, je voy bien Seigneur, que
Mandrocle m'a trahie, et qu'il m'a manqué de parole. Philoxipe luy demanda
alors, comment elle avoit connu Mandrocle ? et elle luy aprit que ce fameux Peintre
passant toutes les heures de son loisir à errer parmy ces Montagnes, pour y designer
quelques Paisages, avoit un jour fortuitement esté à leur petite Habitation : où
l'ayant veüe, il avoit demandé à Cleanthe la permission de la peindre. Que Cleanthe la
luy avoit voulu refuser : mais que voyant son opiniâtreté, il avoit eu peur qu'il
n'allast luy parler d'elle à Clarie ; et que c'estoit pour quoy il le luy avoit permis
: à condition de ne se servir de ce Portrait dans ses Tableaux, que comme d'une
teste faite à plaisir, et par imagination : luy faisant jurer solemnellement, de ne
parler jamais à personne sans exception, de la connoissance qu'il avoit avec eux.
Que depuis cela, tant que Mandrocle avoit esté à Clarie, il luy estoit venu aprendre à dessigner ; et avoit fait son Portrait de vingt façons
differentes. Policrite demanda alors à Philoxipe si Mandrocle luy avoit
parlé d'elle ? et il luy aprit la verité de la chose. Mais, luy dit il, Policrite,
vous voyez bien que la Deesse que vous representez, n'a pas dessein que vous soyez
tousjours inhumaine : puis qu'elle a bien voulu paroistre sous vostre visage.
Seigneur, luy dit elle, comme je ne suis pas de vostre Isle, j'ay plus de devotion à
Diane qu'à Venus Uranie : et ainsi ce n'est pas par cette raison, que vous me pouvez
persuader. joint que cette Deesse n'aprouvant que les passions innocentes, ne me
conseilleroit sans doute jamais de souffrir la vostre. La vertu mesme, reprit
Philoxipe, vous l'ordonneroit : et vous vous le conseilleriez vous
mesme, si vous connoissïez bien mon coeur. Il faudroit, repliqua t'elle, un si long
temps pour me le faire connoistre, que je ne vous conseille pas de l'entreprendre.
Mais enfin, dit il, si je l'entreprends, et que je vous face voir, que jamais
personne n'a rien tant aimé que je vous aime, que penserez vous ? Je penseray, dit
elle, que vous ferez bien malheureux, d'avoir si fortement aimé une Personne qui
n'est pas digne de cét honneur. Mais, reprit il, m'en aurez vous quelque obligation
? Je vous en plaindray, luy dit elle, et souhaiteray vostre guerison, ou par
l'absence, ou par l'oubly. Ha ! cruelle Personne, s'escria t'il, souhaitez la plus
tost par vostre compassion et par vostre pitié : et promettez moy seulement, ment, que vous me donnerez le loisir de vous
persuader, que je suis le plus amoureux des hommes. Ce seroit desja estre un peu
persuadée, luy dit elle, que d'en user comme vous dites : c'est pourquoy (poursuivit
elle en marchant vers sa petite Cabane) je ne veux plus vous escouter.
Une profonde mélancolie s'empare de Philoxipe, qui ne peut s'empêcher de quitter la
cour pour rejoindre Clarie dès que possible. Le roi, très inquiet pour le jeune
homme, charge Leontidas de s'enquérir des raisons de sa mélancolie. Philoxipe finit
par avouer à son ami Leontidas, non sans honte, la passion qui le brûle pour une
jeune fille de basse condition. De son côté, le roi soupçonne Philoxipe d'être
amoureux d'Aretaphile et d'en garder le secret pour ne pas apparaître comme son
rival. Fort de cette conviction, il va trouver le jeune homme à la campagne. Pendant
ce temps, Philoxipe est au désespoir : Policrite se montre indifférente et ses
parents témoignent de plus en plus d'hostilité à ses visites. Sa situation paraît
sans issue. L'arrivée du roi lui cause un surcroît de confusion. Pourtant, le
souverain ne lui tient pas rigueur d'être amoureux de sa maîtresse ; au contraire,
il préfère tenter d'oublier Aretaphile plutôt que de perdre son ami. Il oblige ainsi
Philoxipe à retourner à la cour. Ce dernier tombe gravement malade, au point de voir
ses jours menacés. Le roi recourt alors à une solution extrême : il renonce à
Aretaphile en faveur de son ami, dont il espère ainsi la guérison. La jeune femme se
vexe, tandis que Philoxipe est confus. Il décide d'avouer toute la vérité au roi. Ce
dernier ne le croit pas, tant qu'il n'aura pas vu Policrite.
Philoxipe sombre de jour en jour davantage dans une profonde mélancolie. Toute la
cour s'étonne de le voir aller si souvent à Clarie, même durant l'hiver. Le roi
est véritablement inquiet pour son ami. Il charge Leontidas de l'interroger. Ce
dernier se rend à Clarie et questionne Philoxipe sur les raisons de sa mélancolie.
L'ambition, la vengeance ou encore la passion de Philoxipe pour les livres ne
peuvent pas avoir provoqué un tel mal-être. Leontidas suggère que son ami a
l'attitude d'un amant malheureux.
C'estoit de cette sorte que Philoxipe passoit sa vie : qui parmy beaucoup
d'inquiétudes, n'avoit que quelques momens de plaisir. Cependant il ne pouvoit durer
à Paphos : et quand il y alloit, tout ce qu'il pouvoit faire estoit de voir
seulement la Princesse Aretaphile, parce que le Roy l'y forçoit : mais il
paroissoit si melancolique et si changé, qu'il n'estoit pas connoissable. Le Roy qui
l'aimoit tendrement, en estoit en une peine extréme ; il cherchoit avec toute la
Cour, la cause de ce changement, et ne la pouvoit trouver : il la luy demandoit à
luy mesme, sans en pouvoir tirer aucune connoissance : Philoxipe luy disant
tousjours que c'estoit une melancolie qui venoit sans doute de son temperamment, et
de quelque legere indisposition. Mais, luy disoit le Roy, la solitude ne guerit pas
de semblables incommoditez et vous devriez n'aller plus tant à Clarie. Cependant cela continua
tousjours ainsi :et mesme quand l'Hyver fut venu, ce qui surprit encore davantage
toute la Cour. L'on sçavoit qu'il ne faisoit plus bastir à Clarie : que les Peintres et les
Sculpteurs qu'il y avoit eus si longtemps n'y estoient plus : que la Saison n'estoit
plus belle : que quand il y alloit, c'estoit avec
peu de Train, et qu'il s'y promenoit toujours seul : l'on voyoit sur son visage une
tristesse estrange, et un changement fort considerable ;et tout cela sans qu'il
parust aucune cause à son déplaisir. Le Roy l'avoit comblé de bien faits et
d'honneurs : il luy avoit demandé cent fois, ce qu'il desiroit de luy ? Toute la
Cour l'aimoit : il n'avoit pas un Ennemy : il estoit extraordinairement riche : il
ne paroissoit point avoir de mal que l'on peust nommer, et que les Médecins
connussent : Enfin, la melancolie et la retraite de Philoxipe estoient des choses
inconcevables. Toute la Cour ne parloit que de cela, et le Roy en estoit en une
affliction extréme ; ne sçachant donc plus par quelle voye s'esclaircir de ce que
Philoxipe avoit dans l'ame, il jetta les yeux sur moy : pour lequel il
sçavoit que ce Prince avoit assez d'amitié : et mesme plus de confiance, que pour
nulle autre personne. un jour donc que Philoxipe estoit allé à Clarie, le Roy
m'envoya querir : et apres l'avoir assuré, comme il estoit vray, que je ne sçavois
rien de particulier de la melancolie de ce Prince : il me fit l'honneur de me
commander de l'aller trouver ; et de tascher avec beaucoup d'adresse, de descouvrir
ce qu'il avoit dans l'esprit. Car, me dit il, Leontidas, j'aime Philoxipe à
tel point, que je ne puis vivre content qu'il ne le soit : et s'il faloit luy donner
la moitié de mon Royaume, je le serois sans doute plustost, que de ne le satisfaire
pas. Je partis donc avec intention en effet de tascher de contenter la curiosité du Roy : qui certainement avoit quelque
besoin de la presence de Philoxipe, pour le consoler de la maniere dont la
Princesse Aretaphile le traitoit : et je ne pense pas qu'il se soit jamais veû un
combat d'ambition et d'amour plus opiniastré. Je fus donc à Clarie, où je trouvay Philoxipe
dans son chagrin ordinaire ; que je redoublay encore, parce que je l'empeschay
d'aller chez Cleanthe ce jour là. D'abord qu'il me vit, il voulut pourtant se
contraindre, et me faire l'honneur de me tesmoigner quelque joye de me voir. Mais ce
fut d'une façon qui me fît bien connoistre que son coeur démentoit ses paroles : et
que quelque amitié qu'il eust pour moy, il eust souhaité que j'eusse encore esté à
Paphos. Leontidas, me dit il, je vous suis bien obligé de me venir visiter en
une Saison où la Campagne a perdu tous ses ornemens : et où la Cour est la plus
divertissante et la plus belle. Seigneur, luy dis-je, vous vous loüez de moy avec
bien moins de raison, que la Cour ne se plaint de vous : Car enfin quitter Paphos
pour Clarie
quand vous y estes ; c'est quitter la Cour pour la Cour, et mesme pour la plus
agreable partie de la Cour : Mais quitter Paphos comme vous faites, pour ne venir
chercher que la solitude à Clarie, ha ! Seigneur (luy dis-je, sans le soubçonner
pourtant d'aucune passion) c'est tout ce que pourroit faire un Prince amoureux, qui
seroit mal avec sa Maistresse. Philoxipe rougit à ce discours ; et me regardant avec
un sous-rire qui n'effaçoit pas toutefois la
melancolie de dessus son visage. Je voy bien Leontidas, me dit-il, que je ne vous
suis pas si obligé que je pensois : puis que sans doute vous venez plustost jcy pour
me declarer la guerre, que pour me visiter. J'y viens, Seigneur, luy dis-je, pour
tascher d'aprendre, si je ne pourrois rien pour vostre service, dans un temps où
tout le monde croit que quelque chose de grande importance que l'on ne comprend
point vous afflige. Leontidas, me dit il, je vous suis bien obligé ; mais
je vous le serois bien davantage, si vous pouviez empescher toute la Cour, de
vouloir penetrer si avant dans mon coeur : car je vous advouë, poursuivit-il, que je
trouve quelque chose de bien cruel, à ne pouvoir resuer quand on veut, et à n'estre
pas Maistre de ses propres sentimens. Seigneur, luy dis-je, si vous estiez moins
aimé vous ne souffririez pas cette persecution dont vous vous pleignez : cette
espece d'amitié, reprit il, produit pour moy une espece de suplice qui n'est pas
petit : car que veut on que je face de plus raisonnable, que de venir cacher ma
mélancolie dans la solitude, afin de ne troubler pas la joye de ceux qui en ont ?
Mais, Seigneur, luy dis-je, c'est la cause de cette melancolie que tout le monde
cherche, et que Personne ne trouve : et en mon particulier, je vous demande pardon
si je vous dis que je la cherche comme les autres, sans la pouvoir rencontrer. Car,
Seigneur, ce n'est pas l'ambition qui vous tourmente : Non Leontidas, me dit il, et
quand je serois malade de cette espece de maladie,
le Roy m'en gueriroit bientost. Ce n'est pas aussi la vangeance, repris-je, car
comme vous n'estes haï de personne, il est croyable que vous n'avez pas de haine.
Vous avez raison, repliqua t'il en soupirant, et je pense que je suis mon plus grand
ennemy. Ce n'est pas aussi la passion que vous avez pour les Livres, poursuivis-je,
car cette pallion fait des Solitaires, mais elle ne fait pas de melancoliques au
point que vous l'estes. Et puis, il y a long temps que vous l'avez, sans qu'elle ait
produit un si mauvais effet en vostre esprit. Les Livres, me repliqua t'il, ne sont
sans doute pas mon chagrin : et si j'estois raisonnable, ils m'en devroient plustost
soulager. Ce n'est pas aussi, luy dis-je, l'amour qui vous tourmente : car vous ne
voyez personne qui vous en puisse donner. Concluez donc, me dit il en m'embrassant,
qu'il n'y a rien à dire sinon que je me haï moy mesme ; que j'ay perdu la raison ;
et que si mes Amis sont bien sages, ils me laisseront en repos ; et attendront du
temps la connoissance ou la guerison de mon mal. Quoy, Seigneur, luy dis-je, Leontidas
qui a pour vous une affection extréme, sera traité comme les autres, et ne sçaura
rien davantage de vous, que ce qu'en sçauroient vos Ennemis si vous en aviez ? Ha !
Seigneur, luy dis-je encore, il faut s'il vous plaist que vous agissiez d'une autre
maniere : et pour vous tesmoigner que Leontidas le merite en quelque sorte
; sçachez, Seigneur, que jusques icy je vous ay
parlé comme un Espion, que le Roy qui veut sçavoir à quelque prix que ce soit, ce
que vous avez dans l'ame vous a envoyé : Mais apres m'estre aquité de ma commission
inutilement, ce n'est plus, Seigneur, comme un Envoyé du Roy que je vous parle ;
c'est comme un homme qui est resolu de vous servir de sa vie, si vous en avez besoin
: et de ne vous abandonner point absolument, qu'il n'ait sçeu la cause de la
melancolie qui vous possede. Car Seigneur, si cette melancolie n'en a pas, et que ce
ne soit qu'un déreglement d'humeurs, il faut que je demeure icy, pour tascher de
vous divertir malgré vous : et si au contraire elle en a une, il faut encore que
Leontidas vous y serve, quand mesme il ne vous en devroit reüssir autre
bien, que celuy de vous aider à la cacher, et au Roy, et à toute la Cour, si vous ne
voulez pas qu'ils la sçachent. Je ne pense pas, me dit il en soupirant, qu'il y ait
une meilleure joye de ne la descouvrir pas, que de ne la dire à personne. Mais,
Seigneur, luy dis-je, si vous me traitez avec cette indifference, quand je seray
retourné à Paphos, et que le Roy demandera ce que je crois de vostre chagrin, il
faudra bien que je luy die quelque chose. Et que luy direz vous ? reprit Philoxipe ;
Je pense, Seigneur, luy dis-je, que pour me vanger du peu de confiance que vous
aurez euë en moy, je luy diray ce que je ne croy point du tout ; qui est que vous
estes amoureux ; et que la honte de vostre ancienne insensibilité, ou de vostre
nouvelle foiblesse, vous empesche de l'advoüer. Je
luy diray mesme peut-estre, luy dis-je en riant, que cette Venus Uranie dont on vous
a tant fait la guerre, depuis la belle Feste que vous fistesicy, et qui preceda
quelques jours vostre humeur melancolique, vous a affectivement donné de l'amour.
Enfin, Seigneur, il n'est rien de si bizarre, que je ne sois capable de dire, pour
me vanger du tort que vous faites à la passion que j'ay pour vostre service.
Philoxipe finit par avouer à Leontidas la passion qui le tourmente. Il est
toutefois saisi d'un grand sentiment de honte à l'idée de révéler son amour pour
une fille de basse condition. Il mène Leontidas près de la cabane de Cleanthe,
mais refuse d'aller plus loin, afin de ne pas importuner les parents de
Policrite.
Philoxipe pendant ce discours, avoit changé vingt fois de couleur : et soit par
amitié, ou par l'importunité que je luy faisois, ou parce qu'en estet ceux qui sont
amoureux, aiment naturellement à parler de leur amour ; il me prit par la main ; me
fit entrer dans son Cabinet ; et apres m'avoir fait faire des sermens solemnels de
ne descouvrir jamais ce qu'il m'alloit dire : mais avec autant de ceremonie et
d'empressement, que s'il eust eu à me descouvrir qu'il avoit conspiré contre
l'Estat, ou attenté à la personne du Roy, il m'aprit qu'il estoit amoureux. Quoy,
Seigneur, luy dis-je en riant, ces retraites, ces melancolies, et ce secret
impenetrable que tout le monde cherche et que personne ne trouve, n'est autre chose
sinon que vous estes amoureux ? Ha Leontidas, me dit-il, ne vous joüez
point de mon malheur, car il est plus grand que vous ne pensez : mais Seigneur, luy
dis je. j'ay bien de la peine à comprendre, que vous puissiez estre aussi infortuné
que vous dittes : parce que je ne comprens point qu'il y ait une Princesse en tout le Royaume (si vous en exceptez l'ambitieuse
Aretaphile qui veut estre Reine) qui ne reçoive vostre affection
favorablement, si vous la luy faites connoistre. Helas, me dit il en soupirant,
l'Amour m'a bien traité plus cruellement que vous ne pensez : et puis qu'il faut
vous descouvrir le secret de mon ame, sçachez que j'ay trouvé une resistance
invincible, dans le coeur d'une Personne qui n'habite que parmy des Rochers, et qui
ne loge que sous une Cabane. Ouy Leontidas, j'ay trouvé une Fille, ou pour mieux dire,
j'ay trouvé la Vertu mesme toute pure, et sous le visage de Venus Uranie, qui m'a
resisté, et qui me resiste encore. Une Fille, dis-je, que l'ambition ne touche point
: à qui la beauté ne donne ny affetterie ny orgueil : qui a de la simplicité et de
l'esprit : de la galanterie et de la sincerité : et qui dans un lieu sauvage et
desert, que les Dieux seuls m'ont enseigne ; parle mieux que tout ce qu'il y a de
femmes d'esprit à la Cour. Mais apres tout cela, elle loge sous une Cabane : sa
condition me paroist fort basse, si je regarde tout ce qui l'environne : et elle me
paroist née sur le Throsne quand je ne regarde qu'elle, ou que je ne fais que
l'entendre parler. Ceux qui la conduisent ont de l'esprit et de la vertu : Mais
encore une fois Leontidas, ils logent dans une Cabane, et ne la veulent pas mesme
abandonner. Enfin, me dit il presque les larmes aux yeux, je suis le plus infortuné
des hommes : j'ay une passion que je ne sçaurois vaincre, et que je ne veux point que l'on sçache : je respecte trop la vertu
de Policrite (car cette Personne dont je vous parle s'apelle ainsi) pour
concevoir un desir criminel ; joint que je l'aurois inutilement : j'aime aussi trop
la gloire pour me resoudre à espouser une Fille de cette condition, sans une forte
repugnance : Cependant je ne puis vivre sans elle : je souffre par tout ailleurs, un
supplice que je ne puis dire : sans pouvoir prevoir de remede à mon mal, je le
suporte sans m'en pleindre, et sans nul espoir que la mort. Philoxipe me dit cela
d'une maniere si touchante, que j'en eus le coeur attendry : et alors il me conta
tout ce qui luy estoit advenu : comment il avoit rencontre Policrite : sa surprise de
voir que c'estoit la Personne d'apres laquelle Mandrocle avoit fait la Peinture de
sa Venus Uranie : et tout ce que je vous viens de dire. Quoy que je susse un peu
surpris de cette bizarre passion, principalement quand je me souvenois de
l'insensibilité de Philoxipe : je taschay pourtant de le consoler.
Seigneur, luy dis-je, la beauté, quand elle est comme celle que vous me representez,
et comme celle que j'ay veüe en la Venus de vostre Galerie, porte quelque excuse
avec elle, de quelque condition que soient les personnes qui la possedent :
principalement quand elle ne fait naistre que de ces passions passageres qui
troublent l'ame, mais qui ne la possedent pas long temps : comme je veux esperer que
fera celle dont vous vous pleignez. Non non, dit il, Leontidas, ne vous y trompez point : j'aimeray Policrite
jusques au Tombeau. Mais, Seigneur, pour n'abuser pas de vostre patience, je vous
diray que connoissant le mal de Philoxipe trop grand pour le pouvoir guerir, je le
flatay et l'adoucis autant qu'il me fut possible : en fuisse il me mena dans sa
Galerie, pour me monstrer son excuse, quoy que j'eusse veû ses Peintures beaucoup
d'autres fois. Apres nous allasmes nous promner : mais comme il ne pouvoit jamais
aller que d'un costé, nous fusmes parmy ces Rochers, jusques à un endroit d'où l'on
descouvroit la petite Maison de Policrite. Nous ne la vismes pas si tost, que
rougissant d'amour et de confusion tout ensemble ; c'est là, me dit il, mon cher
Leontidas, que demeure la Personne que j'adore : c'est sous ce petit
Toict : que je presere aux plus superbes Palais, que Philoxipe trouve quelques
momens de plaisir : et c'est là enfin qu'est renfermée toute ma joye, et toute ma
felicité. Seigneur, luy dis-je, il ne faut pas de meilleures marques de la grande
beauté de Policrite, que la petitesse de sa Cabane : et quiconque s'imaginera que
le Prince Philoxipe aime en ce lieu là, ne doutera mesme point qu'il n'ait disputé
son coeur autant qu'il a pû. Enfin Seigneur, apres que ce Prince m'eut bien exageré
toutes les beautez et tous les charmes de Policrite, sans vouloir souffrir que
je la visse, tant il avoit peur de la fâcher ; il falut songer à revoir Paphos : car
j'avois promis au Roy d'y retourner dés le soir
mesme. Je demanday donc à Philoxipe ce que je luy dirois : toutes choses, me
respondit-il, mon cher Leontidas, plustost que la verité de mon avanture : Car
aux termes où est mon esprit, je pense que je me desespererois, si le Roy la
sçavoit.
Le roi, désireux de connaître les causes de la mélancolie de Philoxipe, interroge
Leontidas. Ce dernier, réticent à révéler la vérité, reste évasif. Le roi vient
alors à penser que la mélancolie de Philoxipe ne peut provenir que d'une seule
cause : un amour contrarié. Ses soupçons le portent à croire que son ami est
amoureux de sa bien-aimée Aretaphile et que, par respect pour lui et par honte de
ses sentiments, il préfère s'isoler et dépérir. Le roi en conçoit à la fois
beaucoup de chagrin et de compassion.
Je le quittay donc, apres qu'il m'eut encore fait jurer cent et cent sois, de ne
descouvrir pas la moindre chose de son malheur : et je fus retrouver le Roy, qui
m'attendoit avec une impatience extréme : et qui s'estoit retiré exprés d'assez
bonne heure, afin que je pusse l'entretenir avec plus de liberté quand je
reviendrois, Et bien, me dit il, Leontidas, que fait nostre Solitaire ? Seigneur, luy
dis-je, en le nommant comme vous faites, vostre Majesté peut aisément deviner ses
occupations : il resue ; il se promene ; il lit ; il regarde ses Peintures et ses
Statües : ; il va d'un lieu en un autre ; et cherchant sans doute la santé par tout,
il ne la trouve en nulle part. Mais Leontidas, me dit il, vous me parlez
comme parle Philoxipe : et ce n'est pas là ce que j'ay attendu de vous, Seigneur,
luy repliquay-je, j'ay fait tout ce que j'ay pû pour satisfaire vostre Majesté :
mais je vous advoüe que mon voyage n'a pas esté si heureux que je le pensois. Car
enfin Philoxipe dit seulement qu'il se trouve un peu mal ; et qu'il a une
melancolie qu'il ne sçauroit vaincre. Luy avez vous demandé, me dit le Roy, si ce ne
seroit point qu'il souhaitast quelque chose que je ne m'aduisasse pas de luy donner,
parce que je ne sçay pas qu'il la desire ? Ha
Seigneur (luy dis-je, pensant bien faire) l'ambition ne tourmente point Philoxipe ;
et il est si satisfait de vostre Majesté, qu'il ne souhaite rien au de là de ce
qu'il possede. Avez vous donc descouvert, reprit il, qu'il ait quelque mescontement
secret contre quelqu'un de cette Cour ? Car si cela est, adjousta t'il, je feray mon
interest du sien : et ne vangeray pas moins une injure qu'il aura receüe, que si je
l'avois reçeüe moy mesme. Seigneur, luy dis-je, Philoxipe paroist si aimé de tout le
monde, qu'il est difficile de croire que quelqu'un l'ait pû fâcher. Je ne sçay plus
qu'imaginer, reprit le Roy, et puis que l'ambition de Philoxipe est satisfaite,
et que la haine et la vangeance ne troublent point son esprit, il faut donc qu'il
soit amoureux. Vostre Majesté, luy dis-je connoist trop l'insensibilité de Philoxipe,
pour le soubçonner d'une semblable chose : Non Leontidas, me dit il, l'insensibilité
passée de Philoxipe, n'est pas une raison assez forte, pour me persuader qu'il
soit encore insensible : et je ne doute presque point, que ce ne soit cette passion
qui me dérobe Philoxipe. Car enfin il a toutes les marques d'un homme amoureux : son
visage est changé, sans qu'il ait esté malade : il est chagrin sans sujet : il resue
presque tousjours : il ne peut durer en nulle part : il nous fait un grand secret de
sa melancolie : il ne peut souffrir qu'on luy en parle : il abandonne le soing de
ses affaires : il ne fait plus de visites que par contrainte : et excepté la Princesse Aretaphile qu'il a voüe par mon
commandement ; il n'a pas fait une visite de Dames, depuis que nous fusmes à Clarie. Seigneur, luy
dis-je, une partie de ce que vous dittes pour prouver que Philoxipe est amoureux,
est ce me semble ce qui fait voir qu'il ne l'est pas : car enfin s'il aimoit, il
chercheroit la personne aimée : on le verroit attaché aupres d'elle : au lieu
d'estre melancolique, il en seroit plus galant et plus sociable : et au lieu de
chercher la solitude comme il fait, il me semble qu'il augmemeroit plustost les
divertissemens de la Cour : et que la Musique, le Bal, la conversation et les
promenades, seroient ses occupations les plus frequentes. Ce que vous dittes,
respondit le Roy, est bien dit, pour les passions ordinaires, ou pour les Amants
heureux : Mais il est certaines passions bizarres, qui naissent parmy le chagrin ;
qui s'y entretiennent, et qui fuyent mesme les plaisirs. Ce qui m'embarrasse un peu,
poursuivit il, c'est qu'enfin je ne puis imaginer de qui Philoxipe peut-estre
amoureux, et en estre mal traité : car il n'y a sans doute pas une Dame en tout mon
Royaume, qui ne fut gloire d'avoir conquesté son coeur. Et puis, reprenoit il
encore, je n'ay point remarqué qu'il se soit attaché à la conversation de pas une en
particulier : cependant insailliblement Philoxipe est amoureux. Seigneur, luy
repliquay-je, attendez à en parler si determinément, que vous en ayez de plus fortes
prevues : et que vous ayez du moins de quoy
conjecturer qui luy peut avoir donne de l'amour. Le Roy se mit alors à repasser
toutes les femmes de la Cour l'une apres l'autre : et de toutes il trouva qu'il n'y
avoit point d'apparence de le soubçonner d'en estre amoureux. Il se mit donc à se
promener sans rien dire : quelque temps apres je le vy rougir : et un moment en
suitte il me parut fort inquiet. Leontidas, me dit il, vous sçavez plus que vous ne me
dites. Seigneur, luy repliquay-je, je n'ay rien dit à vostre Majesté qui ne soit
veritable : car enfin l'ambition de Philoxipe est satisfaite : il n'a
point d'ennemis que je sçache : et si je ne me trompe, les plus belles Dames de
vostre Cour, n'ont pas grand pouvoir sur son coeur. Ha Leontidas, me dit il, vous
me déguisez la verité : mais sans que vous me la disiez, je ne laisse pas de la
sçavoir. Ouy Leontidas, adjousta t'il, Philoxipe a de l'amour : et de
l'amour sans doute qui trouble son ame : et de l'amour qu'il veut combatre et qu'il
veut vaincre : et si ce que je pense n'estoit point, il ne seroit pas un si grand
secret de sa passion. Mais Dieux, reprenoit ce Prince, que je suis malheureux ! et à
quelle estrange extremité me voy-je reduit ? Car enfin Leontidas, me dit il,
advoüez la verité. Philoxipe est devenu mon Rival malgré luy : et le
déplaisir qu'il en a, est ce qui fait tout son chagrin. Ha Seigneur (m'écriay-je,
sans avoir loisir de raisonner sur ce que je disois) je ne sçay point la cause du
chagrin de Philoxipe : mais je sçay bien qu'il n'est point amoureux de la Princesse Aretaphile : et qu'il a trop de
respect pour vostre Majesté, pour en avoir souffert la pensée dans son coeur. Songez
bien Leontidas, reprit il, à ce que vous dites ; Vous m'assurez que vous ne
sçavez point le sujet de la melancolie de Philoxipe ; et vous sçavez pourtant
bien qu'il n'est point mon Rival : Encore une fois Leontidas, si vous sçavez la chose
dites la moy : ou si vous ne la sçavez pas, advoüez que mes soubçons sont bien
fondez : et ne craignez pas que pour cela j'en veüille mal à Philoxipe : au contraire,
je luy en auray plus d'obligation. Le discours du Roy me mit en une peine extréme :
car enfin à moins que de violer tout ce qu'il y a de plus Sacré parmy nous, je ne
pouvois reveler le secret de Philoxipe : qui m'avoit faitivrer plus de cent fois de
n'en parler jamais. De consentir aussi que le Roy le soubçonnast d'estre son Rival,
il me sembloit que cela luy estoit d'une trop grande importance, pour le laisser en
cette opinion : mais plus je luy voulois persuader que cela n'estoit pas, plus il le
croyoit. Non, me disoit il, je suis cause de mon malheur, et de celuy de Philoxipe :
c'est moy qui J'ay obligé de voir Aretaphile plus souvent qu'une autre : c'est de ma
propre main qu'il en est enchainé : et c'est moy qui fais tout son suplice. Car,
poursuivoit il, je comprends aisément qu'il ne cherche la solitude, que pour se
guerir de cette passion : j'ay mesme remarqué depuis quelque temps, qu'il areçeu
toutes les commissions que je luy ay données de
parler à Aretaphile avec peine : qu'il les a esvitées autant qu'il a pû et je ne
suis que trop persuadé, qu'il a disputé son coeur opinastrément ; et que je suis la
seule cause de son suplice. Dieux, disoit il, quelle infortune est la mienne ? il
n'y a pas un seul homme en tout mon Royaume que je ne haïsse s'il estoit mon Rival,
excepté Philoxipe : et il n'y a pas une femme en toute la Cour, qui ne l'eust
rendu heureux s'il l'eust aimée, à la reserve de la Princesse Aretaphile. Mais
Seigneur, luy disois-je encore, je vous proteste que Philoxipe n'en est point
amoureux : et je vous proteste, me respondoit ce Prince avec une douleur extréme,
que Philoxipe est mon Rival : car si cela n'estoit pas, il m'auroit
descouvert sa passion. Le respect qu'il a pour vous, luy repliquois-je, l'en auroit
deû empescher, quand il seroit vray qu'il auroit aimé : Non non, disoit il, vous ne
m'abuserez pas : et je suis esgalement persuadé, de l'amour de Philoxipe ; de son
innocence ; et de mon malheur. Car enfin quel homme du monde que j'aime le plus
cherement, soit devenu amoureux de la seule Personne que je puis aimer : et que je
me voye dans la cruelle necessité d'abandonner Aretaphile, ou de voir mourir
Philoxipe ; c'est une advanture insuportable. Seigneur, luy dis-je, je
supplie vostre Majesté d'attendre qu'elle ait veû encore une fois Philoxipe,
et qu'elle luy ait commandé absolument de luy d'escouvrir son coeur, auparavant que
de se determiner à rien : et si vous me le voulez
permettre, j'iray le faire venir demain au matin. Non non, me dit le Roy, vous ne
sortirez point du Palais d'aujourd'huy ; et vous ne verrez point Philoxipe
avant moy. En effet ce Prince me donna en garde à un des siens ; et me commanda de
me retirer, à une Chambre que l'on me donna dans le Palais. De vous representer,
Seigneur, mon embarras, et l'inquietude du Roy, ce seroit une chose assez difficile
: puis qu'à vous dire la verité, il avoit autant d'amitié pour Philoxipe, qu'il avoit
d'amour pour Aretaphile. Qui vit jamais disoit il (car il l'a luy mesme raconté
depuis) une avanture pareille à la mienne ? j'ay un Rival qu'il faut que j'aime
malgré moy : et qui me donne un plus grand sujet de l'aimer par l'amour qu'il a pour
ma Maistresse, que par tout ce qu'il a jamais fait pour mon service, et que par tous
les bons offices qu'il m'a mesme rendus aupres d'elle : estant certain que je n'ay
qu'à le regarder, pour connoistre ce qu'il souffre à ma consideration ; et que je
n'ay qu'à considerer la vie qu'il mene, pour voir combien je luy suis obligé. Je voy
dans ses yeux une melancolie qui me fait craindre sa mort : et je voy en toutes ses
actions, des marques visibles de son amour pour Aretaphile, et de son respect pour
moy. Que feray-je ? disoit il, feindray-je d'ignorer cette passion, et laisseray-je
mourir Philoxipe ? Mais il n'est plus temps de vouloir faire un secret de ce
que je pense, puis que Leontidas le sçait : Leontidas, dis-je, qui a tant de part en sa confidence et en son amitié.
Diray-je aussi à Philoxipe que je sçay son amour sans l'en pleindre ? et
quand je l'en pleindray, quel foible secours sera celuy là ? Je hasteray peut estre
l'heure de sa mort, par le desespoir que je luy donneray : Mais aussi pourrois-je
ceder Aretaphile, et l'amitié seroit elle plus forte que l'amour ? Philoxipe a
une passion injuste : mais les passions ne sont pas volontaires, adjoustoit il, et
il a fait tout ce qu'il a pû et deû faire : puis que ne pouvant s'empescher d'aimer,
il s'est empesché de le dire : et a mieux aimé exposer sa vie par son silence
respectueux, que de la conserver en parlant d'une passion qu'il sçait bien qui me
doit desplaire. Ce Prince passa la nuit de cette sorte, avec une agitation estrange
: quelquefois il sentoit de la colere et de la haine dans son coeur, sans sçavoir
pourtant ny de qui il devoit se vanger, ny qui il devoit haïr. Tantost il accusoit
un peu Philoxipe, de ne luy avoir pas dit d'abord ce qu'il sentoit : tantost il
s'en prenoit à la beauté d'Aretaphile : mais à la fin il s'en accusoit luy mesme.
Puis tout d'un coup venant à considerer le pitoyable estat où il voyoit Philoxipe
reduit, et la malheureuse vie qu'il menoit ; la compassion attendrissoit son coeur
de telle sorte, qu'il s'en faloit peu qu'il n'aimast plus son pretendu Rival que sa
Maistresse. Il se souvenoit alors, que toutes les faveurs qu'il en avoit reçeuës,
avoient esté mesnagées et obtenuës par le moyen de Philoxipe : et il comprenoit si parfaitement, la peine qu'auroit effectivement
souffert Philoxipe, si la chose eust esté comme il la croyoit ; qu'il en estoit
touché d'une pitié extréme.
Tandis que le roi décide d'aller trouver Philoxipe à Clarie, accompagné par
Leontidas, l'amant malheureux se trouve auprès de Policrite, qui se montre
indifférente et lui parle avec une malice qui bouleverse le jeune homme. Elle
insiste sur le fait qu'elle n'aimera jamais qu'une personne d'égale condition,
sachant que Philoxipe n'est pas en mesure de comprendre cet aveu. L'arrivée de
Cleanthe et Megisto achève la conversation. Le père de Policrite demande à
Philoxipe d'espacer ses visites, mais ce dernier, désespéré, s'emporte.
Le lendemain au matin se passa encore en de pareilles inquietudes, et en des
irresolutions estranges : Mais enfin apres avoir disné d'assez bonne heure, il
partit tres peu accompagné, pour aller coucher à Clarie ; sans qu'il m'eust esté possible de
trouver les moyens de faire donner nul advis à Philoxipe : parce que celuy a qui
l'on m'avoit baillé en garde, s'estant imaginé que c'estoit pour une affaire d'autre
nature, me traitoit de Prisonnier d'Estat, et ne m'en voulut jamais donner la
permission. Au contraire, pour faire valoir son zele et sa fidelité, il fut advertir
le Roy de ce que j'avois voulu faire, ce qui le confirma encore plus fortement en
son opinion. Ce Prince m'ayant fait commander de le suivre, j'arrivay à Clarie aveque luy,
sans qu'il eust parlé tant que le chemin avoit duré, n'ayant fait que resver sur son
avanture : mais comme nous y fusmes, les Gens de Philoxipe dirent au Roy qu'il n'y
estoit pas ; et que suivant sa coustume, il estoit allé se promener seul. Le Roy
s'informa tres soigneusement d'un Escuyer qu'il y avoit long temps qui estoit à luy,
s'il ne sçavoit rien du sujet de la melancolie de son Maistre ? et comme cét homme
aimoit tendrement Philoxipe ; voulant profiter de l'honneur que luy
faisoit le Roy de luy parler ; Seigneur, luy dit il, je ne sçay point ce qu'a mon
Maistre : mais je sçay bien que si vostre Majesté
n'a la bonté de trouver quelque remede au chagrin qui le possede, il mourra
infailliblement bientost. Car enfin il mange peu : il ne dort presque point : il
soupire continuellement : il ne peut souffrir qu'on luy parle de ses affaires : il
erre les journées entieres parmy ces Champs : et je l'ay mesme entendu lors qu'il ne
pensoit pas que je l'ouïsse, et lors mesme qu'il ne pensoit pas parler, tant sa
resverie estoit profonde ; s'escrier, Dieux, que penseroit le Roy, s'il voyait ma
melancolie telle qu'elle est ! et qu'il luy sera difficile de deviner la cause de
ma mort !
Enfin, Seigneur, poursuivit cét homme presque les larmes aux yeux,
je ne sçay que ce que je dis : mais je sçay bien que vostre Majesté perdra le plus
fidelle de ses Serviteurs, si elle perd le Prince mon Maistre. Pendant que cét
Escuyer parloit de cette sorte, je souffrois une peine estrange : car je voyois que
tout ce qu'il disoit, confirmoit le Roy en son opinion. J'avois beau vouloir luy
faire signe, il ne me regardoit point, tant il estoit attentif à ce qu'il disoit. Le
Roy de son costé soupiroit : et apres qu'il eut quitté cét Escuyer ; Et bien Leontidas,
me dit il, vous voulez que Philoxipe ne soit pas amoureux, et qu'il n'aime pas
Aretaphile ? Seigneur, luy dis-je, j'adjouë que je le crois encore ainsi
: et je voudrois bien que vostre Majesté peust se resoudre de le croire comme moy.
Ha ! malheureux Philoxipe, s'escria le Roy sans me respondre, quel pitoyable destin est
le tien ! et que je suis infortuné moy mesme, de ne
pouvoir te guerir absolument du mal qui te possede ! Je voulus alors aller chercher
Philoxipe, afin de pouvoir l'advertir des sentimens du Roy auparavant
qu'il le vist : mais il ne voulut pas me le permettre ; et s'estant fait monstrer le
chemin que Philoxipe tenoit le plus souvent, nous fusmes effectivement vers la
Source de Clarie. Cependant Philoxipe estoit allé chez Cleanthe, où les choses
avoient un peu changé de face : estant certain que depuis que Policrite avoit sçeu que
sa condition n'estoit pas telle qu'elle l'avoit tousjours crevé ; le merite de
Philoxipe avoit fait un plus grand progrés dans son coeur : et elle
n'avoit pû si bien cacher ses sentimens, que Cleanthe et Megisto ne s'en fussent
aperçeus avec beaucoup de chagrin. C'estoit toutefois une chose, qui ne rendoit pas
Philoxipe plus heureux : car cette jeune Personne s'estant mis dans la
fantaisie d'esprouver son affection, par une indifference aparente ; luy cachoit
avec beaucoup de soing, la tendresse qu'elle avoit pour luy. Et en effet, le jour
mesme que le Roy fut à Clarie, et que nous n'y trouvasmes point Philoxipe, elle luy donna
autant d'inquietude, qu'elle luy causa d'admiration. Car estant allé chez elle, et
l'ayant trouvée au pied d'un Arbre, où elle dessignoit sur des Tablettes de Palmier,
un petit coing de Païsage qui luy plaisoit ; il se mit à l'entretenir de sa passion
; et à luy protester, qu'elle estoit tousjours plus violente. Seigneur, luy dit elle, s'il est permis à Policrite de parler ainsi,
je vous diray que si vous avez dessein d'aquerir mon estime, vous ferez mieux de me
dire que vostre passion devient tous les jours plus sage et plus moderée : car à
vous dire la verité, je crains un peu ces passions furieuses dont j'ay entendu
parler, que l'on dit qui déreglent la raison ; qui font perdre le respect que l'on
doit à la Vertu, encore qu'elle n'habite que sous une Cabane ; et qui font faire
enfin cent estranges choses, qui donnent de l'horreur, à les entendre seulement
raconter. C'est pourquoy, Seigneur, si vous avez dessein de m'obliger, vous vous
contenterez de me dire que vous avez assez d'affection pour moy, pour souhaiter s'il
estoit possible, que la Fortune m'eust esté plus favorable ; que je fusse née d'une
condition plus relevée que je ne suis ; ou que du moins cela n'estant pas, je puisse
demeurer contente dans la mienne, sans envier celle d'autruy. Pour vous aimer avec
mediocrité (luy respondit Philoxipe, qui m'a raconté depuis toute cette
conversation) il faudroit que vostre beauté fust mediocre : il faudroit que vostre
esprit et vostre vertu le fussent de mesme : et il faudroit enfin que ce charme
inexpliquable que je trouve en la moindre de vos paroles et de vos actions, et aux
moins favorables de tous vos regards ; ne m'enchantast pas comme il fait. Mais
diuine Policrite, ne craignez rien de la violence de ma passion : puis que plus
elle sera forte, plus je seray respectueux, et sousmis à vos volontez. Seigneur, luy dit elle, si ce que vous dites est vray, ne
m'en parlez donc plus s'il vous plaist : puis que ne pouvant comprendre qu'il me
soit permis de vous donner nulle part à mon affection, il me semble que je vous dois
prier de ne m'entretenir plus de la vostre. Mais adorable Policrite, reprit il, pour
qui la reservez vous, cette glorieuse affection que vous dites cruellement que je ne
possederay jamais ? A ces mots Policrite rougit ; et baissant les yeux avec beaucoup
de modestie, Je la reserveray, luy dit elle, pour nos Bois, pour nos Prez, pour nos
Rochers, et pour nos Fontaines : dont je pense, Seigneur, poursuivit elle en
sous-riant, que vous ne serez pas jaloux. Je n'en seray pas jaloux, repliqua t'il,
mais j'en seray envieux : et je ne souffriray pas facilement que vous aimiez à mon
prejudice, des choses qui ne vous sçavroient aimer. Mais cruelle Personne, ne me
direz vous rien de plus obligeant ? et quittant la Cour comme je fais pour l'amour
de vous : et renonçant à tout ce qu'il y a au monde, excepté à Policrite : est il
possible que je ne puisse vous obliger à me traiter avec un peu moins de severité ?
Je ne demande pas que vous m'aimiez : mais dites seulement que vous n'estes pas
marrie que je vous aime : et adjoustez y si vous voulez, que si je ne suis point
aimé, c'est que vous ne voulez rien aimer, et que vous n'aimerez jamais rien.
L'advenir, respondit malicieusement Policrite, est une chose, Seigneur,
dont je ne dois pas respondre avec tant de
certitude : et comme vous n'eussiez pas preveû le jour auparavant que j'eusse
l'honneur d'estre connuë de vous, que vous quitteriez souvent vos Palais, pour venir
à la Cabane que j'habite : que sçay-je de mesme si la resolution que je fais de ne
recevoir nulle affection en mon coeur, y demeurera toujours ? Non Seigneur, il ne
faut pas se fier si absolument en soy mesme : et je ne puis respondre que des
sentimens presens de mon ame. Monstrez les moy donc, repliqua t'il, tels qu'ils sont
veritablement : afin que je sçache ce que je dois faire. Seigneur, luy respondit
Policrite, comme j'ay beaucoup d'estime et beaucoup de respect pour
vous, je vous advoüeray que je ne serois pas bien aise que vous aimassiez long temps
une personne qui ne fust pas d'une condition proportionnée à la vostre : et que je
ne pourrois guere recevoir un plus sensible déplaisir. Philoxipe qui n'entendoit
par le sens caché de ces paroles, luy respondit que la supréme Beauté estoit quelque
chose de Divin, qui ennoblissoit toutes celles qui la possedoient. Non, luy dit elle
encore avec plus de malice, ne vous y trompez pas : pour faire naistre l'amour, il
faut à mon advis de la proportion en toutes choses : et si j'avois un jour à aimer
quelqu'un, ce seroit infailliblement une personne de ma condition : et je ne me
resoudrois jamais, d'aimer un homme qui n'en seroit point. Quoy Policrite,
s'écria Philoxipe bien affligé, il y a de la verité en vos paroles ? Ouy
Seigneur, repliqua t'elle, et le temps vous le fera
connoistre. Mais Policrite, reprit il, vous ne songez pas que vous estes
un Miracle : et que l'on ne trouve pas parmy des Rochers, des hommes de vostre
condition, qui ayent assez de merite pour devoir seulement oser vous regarder. Je
n'aimeray donc rien Seigneur, respondit elle en se levant, parce qu'elle vit
paroistre Cleanthe et Megisto : qui ne pouvant plus souffrir les visites du
Prince sans impatience, veû ce qu'ils pensoient avoir remarque dans le coeur de
Policrite, le prierent avec beaucoup de civilité, de vouloir ne se
donner plus la peine de venir si souvent chez eux. Mais comme Philoxipe avoit l'esprit
un peu irrité des cruelles paroles qu'il pensoit avoir entendues de Policrite,
et qui luy estoient pourtant tres avantageuses : il ne pût recevoir le discours de
Cleanthe et de Megisto avec la moderation qu'il avoit accoustumé
d'avoir. Au contraire, il parut de la colere sur son visage, et beaucoup de douleur
dans ses yeux. Cleanthe, luy dit il comme je ne viens pas icy pour vous dérober le
Thresor que les Dieux vous ont donné, ne vous opposez pas à la satisfaction que je
trouve à admirer en Policrite, la vertu que vous luy avez aprise. Seigneur,
reprit Cleanthe, quoy que je connoisse bien la vostre, je ne laisse pas de
craindre que comme Policrite n'a pas encore assez vescu pour connoistre
precisément, jusques où doit aller le respect qu'elle vous doit : elle ne manque à
quelque chose, ou contre vous, ou contre elle
mesme. Non non, luy repliqua brusquement Philoxipe, ne craignez rien de ce que
vous dittes : et apprehendez plustost que sa seuerité ou la vostre ne me face perdre
la raison. Enfin cette conversation quoy que respectueuse pour Policrite, fut toutesois
si passionnèe, que Cleanthe et Megisto en furent fort affligez : et
Policrite mesme en eut assez d'inquietude, et se repentit d'avoir parlé
si malicieusement à Philoxipe.
Sur le chemin du retour à Clarie, Philoxipe rencontre le roi et Leontidas. Tous
trois, embarrassés, gardent un moment le silence. Puis le roi fait part à
Philoxipe, sans amertume, de la conviction qui est la sienne, que son ami est
amoureux de sa maîtresse, et qu'il semble préférer se laisser mourir plutôt que de
trahir le souverain. Philoxipe, stupéfait, tente de le désabuser, sans pouvoir
toutefois lui révéler la vérité. Le roi est décidé de rester à Clarie, pour
essayer d'oublier sa passion pour Aretaphile.
Mais enfin ce Prince se retira fort triste, et fort amoureux tout ensemble : comme
il s'en revenoit avec intention de remonter à cheval, à l'endroit où il avoit
accoustumé d'en laisser un avec un de ses Gens ; il rencontra le Roy, qui avoit mis
pied à terre, et que j'avois l'honneur d'accompagner. Je vous laisse à penser
combien cette veüe le surprit : je voulus d'abord tascher de luy faire connoistre
par quelque signe que j'estois au desespoir de ce que le Roy luy allait dire : Mais
ce que je pensois faire pour luy preparer l'esprit à quelque chose de fâcheux,
produisit un autre effet, et l'embarrassa davantage. Aussi tost qu'il eut aperçeu le
Roy, faisant effort sur luy mesme, pour cacher une partie de son chagrin, il
s'avança en diligence : et prenant la parole le premier, apres l'avoir salüé,
Segneur, luy dit il, vostre Majesté quitte ce me semble Paphos, en une Saison où
elle n'a guere accoustumé de chercher la promenade solitaire. Vous avez raison,
respondit il, mais il semble pourtant bien moins
estrange que je vienne chercher Philoxipe à Clarie, que de trouver Philoxipe parmy des
Rochers. Comme il faisoit assez beau ce jour là, quoy que ce fust en hyver, le Roy
ne pouvant differer davantage à dire à Philoxipe ce qu'il avoit sur le coeur
: s'arresta en un endroit assez agreable, apres avoir fait signe au peu de monde qui
l'avoit suivy, de se retirer, et m'avoir commandé que je demeurasse. Comme il n'y
eut donc plus que Philoxipe et moy aupres de ce Prince, il se fit un
silence qui dura assez long temps : et où sans doute nous pensions tous trois des
choses bien differentes. Le Roy voyant Philoxipe si changé, si melancolique,
et si inquiet, taschoit de faire que son amitié fust plus forte que son amour :
Philoxipe vouloit chercher dans les yeux du Roy et dans les miens, ce
qu'il avoit à luy dire, et le sujet de son voyage : caignant, veû les signes que je
luy faisois, qu'il ne sçeust sa passion : Et en mon particulier, j'estois au
desespoir de ne pouvoir advertir Philoxipe, et de n'oser dire au Roy ce que je sçavois
de l'amour de celuy qu'il croyoit estre son Rival. Mais enfin ce cruel silence où
nous nous disions tant de choses à nous mesmes cessa : et le Roy regardant ce Prince
d'une maniere tres oblibeante ; Mon cher Philoxipe, luy dit il en l'emrassant,
ne soyez point fâché que je sçache le secret de vostre ame : et de ce que je
n'ignore pas la passion qui vous tourmente. Philoxipe surpris du discours du Roy,
me regarda en rougissant : et le Roy s'imaginant,
comme il estoit vray, que c'estoit pour m'accuser de l'avoir trahi, me regarda aussi
bien que luy : et pour me punir, m'a t'il dit depuis, de ne luy avoir pas dit la
verité ; sans me donner loisir de parler, et sans desabuser Philoxipe de l'opinion
qu'il avoit de moy ; Encore une fois, luy dit il, mon cher Philoxipe, ne vous
affligez point de ce que je sçay vostre amour : et croyez que je ne vous en estime
pas moins. Seigneur, luy repliqua Philoxipe, il me semble que si vostre Majesté sçait mes
veritables sentimens, elle devoit avoir la bonté de m'en pleindre, sans m'en parler.
Non Philoxipe, reprit le Roy, ma bonté va encore plus loing que cela : et je
suis venu exprés icy, pour estre le compagnon de vostre solitude : car puis que je
ne vous puis rendre heureux, il faut du moins, que je sois malheureux aveque vous.
Ha Seigneur, s'écria Philoxipe, vous me couvrez de confusion ! Non Seigneur,
luy dit il, ne prenez pas un semblable dessein : laissez moy seul icy porter la
peine de ma foiblesse : et croyez que je me loüeray infiniment de vostre bonté, si
elle me laisse seulement mourir en repos, parmy mes Bois et mes Rochers. Le Roy
touché d'une compassion extréme, embrassa encore une fois Philoxipe estroitement :
et le regardant avec une melancolie estrange ; Je vous demande pardon Philoxipe,
luy dit il, de ne pouvoir encore vous ceder absolument Aretaphile : mais je
viens icy pour tascher de combatre pour l'amour de vous, la passion que j'ay pour elle : comme vous combatez depuis long
temps pour l'amour de moy, celle qu'elle a fait naistre en vostre ame. Philoxipe
surpris du discours de ce Prince, eut deux mouvemens bien contraires tout à la fois
: car il eut de la douleur de la bizarre opinion du Roy : et de la joye aussi, de ce
que ce Prince ne sçavoit pas la verité de son amour, comme il avoit pensé qu'il la
sçavoit. Et comme il creût qu'il luy seroit bien aisé de le desabuser d'une chose
aussi fausse qu'estoit celle là, il se resolut de continuer de cacher sa veritable
passion. Le Roy n'eut donc pas plustost dit ce que je viens de vous dire, que
Philoxipe se reculant d'un pas ; Quoy Seigneur, luy dit il, vostre
Majesté me soubçonne d'avoir eu l'audace d'estre son Rival ! Dittes, repliqua le
Roy, que je sçay que vous avez eu le malheur de ne pouvoir resister aux charmes
d'Aretaphile : Mais Philoxipe, je ne vous en accuse pas : je les ay
esprouvez le premier : je sçay combien ils sont ineuitables : Vous avez mesme fait
plus que je n'eusse fait moy mesme : et peut-estre si j'avois esté en vostre place,
aurois-je trahi mon Maistre, au lieu de me resoudre à mourir d'ennuy et de douleur,
comme vous avez fait pour l'amour de moy. Ainsi Philoxipe, je ne vous veux point de
mal, de ce que vous aimez Aretaphile. Seigneur, repliqua Philoxipe, pour tesmoigner
à vostre Majesté que je n'en suis pas amoureux ; je vous promets de ne la voir de ma
vie : de n'entrer pas mesme à Paphos : ou du moins
de ne parler plus du tout à cette Princesse. je sçay bien, luy respondit le Roy, que
vostre generosité vous porte à vous resoudre à la mort, plustost que de manquer à
vostre devoir : Mais Philoxipe, afin que vous ne puissiez pas me reprocher
que je n'ay rien fait pour me vaincre : je viens demeurer à Clarie aussi bien que vous : pour
tascher de me guerir de cette passion, et de vous ceder Aretaphile. De vostre
costé, vous ferez la mesme chose : et le premier gueri, la cedera à celuy qui ne le
sera pas. Mais mon cher Philoxipe, luy disoit il, vous estes encore plus
malheureux que vous ne pensez : car quand je n'aimerois plus Aretaphile, vous n'auriez
pas gagné son coeur. Vous sçavez que c'est une ambitieuse, qui n'a l'ame sensible
qu'à la Grandeur seulement : et quand je vous aurois cedé ma Maistresse, si je ne
vous cedois aussi ma Couronne, vous n'auriez guere de part en son inclination. Mais
enfin (poursuivoit ce Prince, sans donner loisir à Philoxipe de l'interrompre) si je
vous cede Aretaphile, il me sera apres aisé de vous ceder le Throsne. En un mot,
je ne veux pas que vostre mort me soit reprochée : je veux faire tout ce que je
pourray pour me guerir, afin de vous guerir vous mesme : et si nous ne le pouvons ny
l'un ny l'autre, nous mourrons du moins ensemble. Seigneur, luy dit alors Philoxipe,
je vous jure par tout ce qui m'est de plus Sainet et de plus Sacré, que je ne
pretens rien à la Princesse Aretaphile : Quelle est donc, reprit le Roy qui ne le croyoit pas, la cause de vostre retraite et
de vostre melancolie ? l'avoüe Seigneur, que je fus tenté cent et cent fois, de
manquer à la parole que j'avois donnée à Philoxipe : Mais voyant le trouble où
il estoit, et qu'enfin il ne pouvoit se resoudre de dire au Roy la verité de la
chose, je me retins : et j'entendis que Philoxipe luy respondit, que ce qu'il
luy demandoit, ne meritoit pas sa curiosité, et qu'il ne pouvoit le luy dire.
L'arrivée d'un ambassadeur du roi Amasis à Paphos contraint le roi à retourner à
la cour. Il demande à Philoxipe de le suivre, dans l'espoir de le guérir de sa
passion. En présence d'Aretaphile, le roi observe le comportement de son ami :
pour témoigner son indifférence à Aretaphile, Philoxipe ne lève pas une fois les
yeux sur elle, ce que le roi interprète au contraire comme une preuve de son
amour. Bientôt, Philoxipe tombe gravement malade. Il doit garder le lit et ses
jours sont menacés.
Comme il estoit desja tard, nous nous en retourvasmes à Clarie : où le Roy parla tousjours
de la mesme façon à Philoxipe, et où Philoxipe luy parla tousjours aussi
de la mesme sorte. Ayant trouvé un petit moment à entretenir Philoxipe en particulier,
je voulus luy persuader de dire la verité au Roy : mais il ne voulut jamais s'y
resoudre : me disant qu'il luy feroit assez connoistre qu'il n'estoit point amoureux
d'Aretaphile, en ne la voyant jamais. Cependant, plus le Roy voyoit
d'obstination et de douleur dans l'esprit de Philoxipe, plus il en avoit de
compassion, et plus il faisoit d'effort sur luy mesme pour vaincre son amour. Et
pour cét effet, il fut effectivement huit jours à Clarie : pendant lesquels Philoxipe
estoit desesperé, et de l'opinion qu'avoit le Roy, et plus encore de ne pouvoir
aller voir Policrite. Je pense mesme que le Roy n'auroit pas si tost quitté cette
Solitude, si l'on ne fust venu l'advertir qu'un Ambassadeur d'Amasis Roy d'Egypte estoit
arrivé à Paphos. Il fut donc contraint d'y retourner : mais quoy que peust faire Philoxipe, il falut qu'il y allast
aussi. Non, luy disoit le Roy, je ne veux point revoir Aretaphile, que je ne
vous voye en mesme temps : il faut que la melancolie que je verray dans vos yeux, me
soit un contrepoison, contre les charmes que je verray dans les siens. Nous fusmes
donc à Paphos : mais Dieux ! que la Cour fut peu agreable en ce temps là, et que
l'Ambassadeur d'Amasis trouva l'esprit du Roy peu tranquille ! Ce Prince fut trois jours
sans voir la Princesse Aretaphile chez elle : et comme Philoxipe souffroit une
peine qui n'est pas imaginable ; tant à cause de l'opinion que le Roy avoit de luy,
que de la privation de la veuë de Policrite, il paroissoit encore plus melancolique, et
le Roy en estoit aussi plus affligé. Cependant l'ambitieuse Aretaphile estoit en une
inquietude extréme, et du voyage du Roy à Clarie ; et de ce qu'il ne la visitoit pas ;
et de ce qu'on luy disoit que ce Prince estoit fort chagrin. Mais à la fin le Roy
ayant encore voulu se confirmer en sa croyance, mena Philoxipe malgré luy chez
la Princesse Aretaphile ; esperant pouvoir mieux observer les sentimens de son coeur
en ce lieu là qu'en tout autre. Philoxipe qui creut qu'il n'y avoit pas moyen de mieux
détromper le Roy, qu'en luy faisant voir qu'il ne prenoit nul plaisir à regarder
cette Princesse, en destourna tousjours les yeux avec grand soin : mais ce qu'il
faisoit pour desabuser ce Prince, le decevoit davantage. Car, disoit il en luy mesme, le malheureux Philoxipe ne peut souffrir
la veuë de ce qu'il aime, et de ce qu'il ne veut pas aimer. Il s'accusoit alors
d'estre trop inhumain, de l'exposer à un si grand suplice : et voyant les cruelles
inquietudes qui paroissoient sur le visage de Philoxipe, sa visite ne fut pas
longue. Cependant comme il avoit pour le moins ce jour là autant regardé son
pretendu Rival que sa Maistresse, et qu'il avoit eu l'esprit fort inquiet, cette
Princesse ne fut pas fort satisfaite de sa conversation ; et ne sçavoit à quoy
attribuer la cause du changement qu'elle voyoit en luy. Au sortir de là, il dit
encore cent choses obligeantes à Philoxipe : et Philoxipe luy fit encore cent
protestations son in-de sensibilité pour Aretaphile. Mais enfin, pour
accourcir mou discours autant que je le pourray, Philoxipe persecuté de l'imagination
du Roy ; en colere du discours de Cleanthe ; affligé de celuy de Policrite ; et bien plus
encore de ne la voir point, et de n'oser retourner à Clairie, tomba malade, et mesme
dangereusement malade. Tous les Medecins disoient que si l'on ne trouvoit quelque
remede à sa melancolie, il mourroit infailliblement. La fièvre luy dura sept jours
tres violente : pendant lesquels le Roy estoit inconsolable ; et pendant lesquels
j'estois allé faire un petit voyage à Amathuse, pour quelques affaires que j'y avois
: car je pense que si j'eusse esté à Paphos, j'eusse bien eu de la peine à ne
descouvrir pas au Roy le secret de Philoxipe. Toutes les fois que le Roy entroit dans sa Chambre, et qu'il le
voyoit en ce pitoyable estat, il faisoit une ferme resolution de ne songer plus à
Aretaphile : mais dés qu'il en estoit sorty, ou qu'il amandoit un peu à
Philoxipe, cette resolution devenoit moins forte ; et la chose estoit
encore douteuse dans son esprit. Mais enfin la fièvre ayant quitté cét illustre
Malade, et les Medecins ne laissant pas de dire apres cela qu'il mourroit
infailliblement, si on ne luy ostoit la cause du chagrin qui faisoit ses maux : le
Roy sembla avoir pris une resolution tres forte, de s'arracher de l'ame la passion
qui le possedoit. Il se resolut donc, de n'aller plus chez Aretaphile : qui ne
sçachant qu'imaginer du changement du Roy, creut que peut-estre n'avoit il pas
trouvé bon qu'elle n'eust point encore este voir Philoxipe qu'il aimoit si cherement :
et que presque toutes les femmes de la Cour avoient esté visiter. Car durant sa
maladie, la belle Princesse de Salamis, et la Princesse Agariste ses Soeurs, ne l'avoient
point abandonné, et ainsi les Dames y pouvoient aller avec bien-seance. Neantmoins
il se trouva que le jour qu'Aretaphile y fut, comme Philoxipe estoit beaucoup
mieux, elles estoient sorties : De sorte que la Princesse Aretaphile y allant
suivie de quatre ou cinq de ses femmes le trouva seul. Bien est il vray qu'elle n'y
fut pas long temps sans Compagnie : car le Roy arriva un moment apres. Comme Philoxipe le
vit entrer, il rougit, et parut aussi interdit de cette rencontre, que si effectivement il eust esté amoureux d'Aretaphile.
Le Roy qui remarqua ce changement de couleur, estant puissamment touché de voir
Philoxipe en danger pour l'amour de luy, faisant un grand effort sur luy
mesme, s'aprocha de la Princesse Aretaphile ; qui par respect luy avoit voulu quitter
sa place, et où il voulut pourtant qu'elle demeurast. Et apres l'avoir regardée
quelque temps sans parler. Madame, luy dit il en soupirant, ne voulez vous point
guerir Philoxipe ? Seigneur, luy repliqua t'elle, si sa santé dependoit de moy,
vostre Majesté seroit bien tost consolée de la douleur que sa maladie luy cause.
Philoxipe qui vit une grande alteration sur le visage du Roy, eut peur
qu'il ne dist encore quelque chose qui fist connoistre à Aretaphile l'opinion
qu'il avoit de luy : c'est pourquoy prenant la parole, sans donner loisir à ce
Prince de respondre ; Seigneur, luy dit il, quoy que je croye que la Princesse
Aretaphile soit capable de faire de grandes choses, et de charmer de
grandes douleurs : je pense pourtant pouvoir dire sans l'offencer, que la fin de
celles que je sens, ne dépend pas de sa volonté ; et qu'il n'y a que les Dieux
seuls, qui puissent me retirer du Tombeau.
Aretaphile perçoit un changement dans le comportement du roi à son égard.
Peut-être lui tient-il rigueur de n'avoir pas rendu visite à Philoxipe ? Elle se
décide donc d'aller au chevet du malade. Or le roi arrive peu après. Devant le
malaise de Philoxipe, il est saisi de compassion. Il décide de révéler ce qu'il
pense être la vérité à Aretaphile, afin qu'elle sauve son ami. Philoxipe n'en est
que plus affligé et Aretaphile est vexée, car un véritable amant ne cèderait à
personne sa maîtresse.
Philoxipe prononça ces paroles d'une façon si triste ; que le Roy
achevant de vaincre ce qui s'opposoit au dessein qu'il avoit de tascher de sauver
Philoxipe ; s'aprochant encore un peu plus prés de la Princesse Aretaphile,
de peur que ceux qui estoient dans la Charobre ne l'entendissent ; Madame (luy dit il, en faisant signe à Philoxipe
qu'il ne vouloit pas estre interrompu) je m'en vay vous dire une chose qui vous
surprendra : je vous conjure pourtant, de la recevoir favorablement ; et de me faire
la grace de croire, qu'à moins que de vouloir sauver la vie Philoxipe, je ne vous la
dirois pas ; non pas mesme quand il iroit de la mienne : Ha ! Seigneur, s'écria ce
Prince malade, si vostre Majesté acheve de dire ce qu'elle a commencé, elle hastera
ma mort, au lieu de la reculer : La Princesse Aretaphile surprise d'entendre ce
qu'elle entendoit, et ne sçachant ce que ce pouvoit estre ; regardoit tantost le
Roy, et tantost Philoxipe. Mais enfin le Roy achevant de se determiner, C'est vous
Madame, dit il à la Princesse Aretaphile, qui mettez Philoxipe dans le Tombeau
: vos charmes ont esté plus forts que sa raison, quoy que sa generosité ait esté
encore plus forte que son amour. Il vous aime divine Aretaphile, sans oser
vous le dire : il ne veut pas mesme encore l'adjoüer : cependant je sçay de
certitude, que si vous n'avez pitié de luy, il mourra infailliblement. je ne vous
demande donc plus rien pour moy, luy dit il avec une melancolie estrange, mais
traitez le moins rigoureusement que vous ne m'avez traité, puis qu'il le merite
mieux : et si vostre ambition ne peut estre satisfaite, sans une Souveraine
puissance : je vous promets divine Princesse, que si je ne puis mettre Philoxipe
sur le Throsne, il en sera tousjours si prés, qu'on ne pourra presque discerner sa
place ce de la mienne. Enfin, dit il encore, si
Philoxipe meurt je mourray ; et ainsi je vous perdray pour tousjours.
Mais si vous sauvez Philoxipe, du moins pourray-je esperer de languir
encore quelque temps ; et d'avoir quelque part en vostre estime, n'en pouvant plus
pretendre en vostre affection. Ne pensez pas, luy dit il, que ce que je fais soit
une marque de la soiblesse de mon amour : puis qu'au contraire s'en est une de sa
violence. Car enfin si je pouvois me resoudre à vous abandonner, et à suivre Philoxipe
dans le Tombeau, je ne luy cederois pas la part que je pretendois à vostre
affection, quoy qu'il en soit plus digne que moy : mais ne pouvant le voir mourir à
ma consideration sans en expirer de douleur, il faut que je vive pour le faire
vivre, et que je tasche de prolonger de quelque temps le plaisir que j'ay de vous
voir. Aretaphile estoit si estonnée d'entendre parler le Roy de cette sorte,
et Philoxipe en estoit si affligé ; que l'estonnement et la douleur
produisant un pareil effet en ces deux Personnes, elles demeurerent un assez long
temps sans pouvoir parler. Aretaphile avoit bien assez bonne opinion de sa
beauté, pour se laisser persuader facilement que Philoxipe fust amoureux d'elle ; et
elle l'avoit aussi assez bonne de sa generosité, pour croire qu'il n'auroit pas osé
descouvrir sa passion : Mais comme tout ce qui n'estoit point Roy ne pouvoit toucher
son coeur, elle avoit un chagrin estrange, d'entendre ce qu'elle entendoit : et il y
avoit des momens, où elle s'imaginoit que
c'estoit peut-estre un pretexte que le Roy cherchoit pour rompre avec elle. Philoxipe de
son costé, jugeant bien qu'à la fin il faudroit dire la verité au Roy pour le
desabuser, en avoit une confusion si grande, qu'il n'en pouvoit ouvrir la bouche. De
sorte que le Roy voyât ces deux Personnes si surprises ; et sentant bien que
peut-estre son amour le seroit dédire dans un moment, de tout ce que son amitié luy
avoit fait prononcer ; se leva : et sans attendre ce qu'Aretaphile respondroit,
Madame, luy dit il, le pitoyable estat où vous voyez Philoxipe, vous persuade
mieux que je ne sçaurois faire : et il me pardonnera bien sans doute, si je ne vous
parle pas aussi long temps pour luy, qu'il vous a parlé autrefois pour moy. En
disant cela ce Prince sortit, quoy que Philoxipe le suppliast de demeurer :
l'assurant qu'il alloit le desabuser entierement. Cependant quoy qu'Aretaphile
eust beaucoup d'envie de s'en aller, comme elle avoit l'esprit aigry, et qu'elle
vouloit sçavoir un peu plus precisément ce que c'estoit que cette bizarre avanture ;
elle demeura un moment apres le Roy : et regardant Philoxipe, qui luy paroissoit aussi
interdit, que s'il eust esté amoureux d'elle ; Est-ce vous, luy dit elle, Philoxipe,
qui avez perdu la raison, ou si c'est le Roy ? car je vous adjouë que j'en suis en
doute, et que je ne vous comprens ny l'un ny l'autre. je confesse, Madame, repliqua
Philoxipe, que je ne suis pas Maistre de ma raison : Mais, Madame, c'est un mal dont vous n'estes point coupable
; et dont je ne vous accuse pas. Avez vous donc eu dessein, luy dit elle, de me
faire perdre l'amitié du Roy ; ou est-ce que le Roy cherche un mauvais pretexte de
me l'oster ? Mais Philoxipe si cela est, il n'est point besoin d'une si
bizarre sainte : il ne faut que m'en donner le moindre soubçon, et je vous assure
que je ne regreteray pas long temps la perte d'un coeur aussi partagé que le sien.
Car enfin le Roy jusques à maintenant a tousjours plus aimé sa Couronne, que la
Princesse Aretaphile : et par son discours il me veut encore faire côprendre
aujourd'huy, qu'il vous aime mieux que moy. Madame, luy dit Philoxipe, je vous demande
en grace de ne condamner pas le Roy legerement : et de ne blasmer pas en luy, la
compassion qu'il veut avoir d'un mal dont il vous croit la cause. Je m'engage,
Madame, à le desabuser de l'opinion qu'il a : car enfin quoy que vos charmes soient
incomparables, le respect que j'ay tousjours eu pour vous, et celuy que j'auray
toute ma vie pour le Roy, m'ont certainement garanty d'un peril presque inevitable,
pour ceux qui n'auroient pas eu de si puissantes raisons de resister à vostre
beauté. Ainsi, Madame, ne vous inquietez pas ; et faites moy l'honneur de me
promettre de pardonner au Roy l'injustice qu'il a de vouloir que je partage aveque
vous, un coeur où vous devez regner seule. Mais, Madame, auparavant que le Roy vous
aimast, il m'avoit desja donné la place que j'y occupe aujourd'huy : c'est pourquoy vous n'en devez pas murmurer. Non non,
luy dit l'ambitieuse Aretaphile, il ne vous sera pas aisé de justifier le
Roy : il est genereux, je l'adjouë ; mais il est mauvais Amant : et quiconque peut
ceder la personne aimée, ne l'aime sans doute que fort mediocrement. En disant cela,
Aretaphile luy dit adieu : et laissa Philoxipe dans une douleur si grande,
que son mal en augmenta.
Après le départ du roi et d'Aretaphile, Philoxipe craint de mourir en emportant
dans la tombe son secret. Il fait appeler le souverain, à qui il fait dévoiler ses
véritables sentiments par Leontidas. Le roi a de la peine à croire une histoire si
extraordinaire. Il demande à voir la fameuse Policrite.
Craignant donc de mourir en laissant le Roy dans l'opinion où il estoit il l'envoya
suplier qu'il luy peust parler : et ce fut justement comme je revenois d'Amathuse.
Je me trouvay donc aupres de ce Prince, lors qu'il reçeut ce message : et à
l'instant mesme il partit, pour aller chez Philoxipe : mais avec tant de chagrin
qu'il m'en faisoit piti@©. Il s'estoit repenti plus d'une sois, de ce qu'il avoit
dit à Aretaphile : et ne sçachant si effectivement cette Princesse n'auroit
point dit quelque parole obligeante à Philoxipe, apres qu'il les eut
laissez ensemble ; il retournoit chez luy avec une inquietude extréme. Comme nous y
fusmes, il s'informa si la Princesse Aretaphile y avoit encore esté long
temps apres luy ? Et ayant sçeu que non, il entra dans la chambre de Philoxipe :
qui me voyant avec le Roy en fut fort aise. Seigneur, luy dit il, je voy bien qu'il
est temps de vous adjoüer ma foiblesse, et de vous desabuser : Le Roy qui ne pouvoit
concilier ces deux choses, ne luy respondit qu'en soupirant : et s'estant assis
aupres de son lict, Philoxipe reprenant la parole, luy demanda pardon de la peine qu'il luy avoit donnée : et me pria de
raconter au Roy ce que je sçavois de son avanture : le suppliant de ne trouver pas
mauvais que je ne luy eusse point dit la verité, puis qu'à moins que d'attirer sur
moy le courroux du Ciel et d'estre parjure, je n'eusse pû reveler son secret, apres
les sermens qu'il m'avoit fait faire. Je commençay donc de dire au Roy, tout ce que
je sçavois de l'amour de Philoxipe : Mais Seigneur, tout ce que je luy disois,
luy paroissoit tellement incroyable, et parce qu'en effet la chose n'estoit pas trop
dans la vray-semblance ; et parce qu'il craignoit qu'elle ne fust pas vraye ; qu'il
fut un assez long temps à ne pouvoir mesme concevoir qu'elle fust possible. Enfin il
dit à Philoxipe, qu'à moins que de voir Policrite, il n'adjousteroit point de
soy à mes paroles. Philoxipe voyant donc l'obstination de ce Prince, luy
dit qu'encore qu'il se trouvast fort mal, il ne laisseroit pas de se faire porter à
Clarie, pour
peu qu'il se trouvast mieux le lendemain : s'imaginant qu'il recouvreroit plustost
la santé, en s'aprochant de Policrite, qu'en demeurant à Paphos. Cependant quoy que
le Roy ne creust pas encore ce que je luy disois, il y avoit des momens, où l'on ne
laissoit pas de voir des sentimens de joye dans son coeur. Ha mon cher Philoxipe,
luy disoit il, seroit il bien possible que vous ne fussiez point mon Rival, et que
je me fusse trompé ? Si cela est, adjoustoit il encore, je pense que j'adoreray
cette Policrite dont vous me parlez, au lieu
de condamner l'amour que vous dittes avoir pour elle : puis que par là je ne seray
plus contraint de ceder, ce que j'aime plus que ma vie, et que mon Confident ne sera
point mon Rival. Mais admirez Seigneur, les effets extraordinaires de l'Amour !
Philoxipe estoit encore assez malade, lors qu'il avoit envoyé prier le
Roy de le venir revoir : mais des qu'il eut formé la resolution de retourner à
Clarie, il
luy amanda ; il dormit toute la nuit suivante, avec assez de tranquilité ; et le
lendemain il se fit porter en Litiere à Clarie, où le Roy alla coucher. Le jour d'apres, Philoxipe
quitta le lict : et celuy qui suivit malgré sa foiblesse, il monta à cheval avecque
le Roy, accompagné de peu de monde : et fut jusques au pied des Rochers où il faloit
descendre.
Au moment où Philoxipe arrive en compagnie du roi et de Leontidas, Policrite et ses
parents ont quitté la cabane. La jeune femme a toutefois laissé une lettre pour son
amant, dans laquelle elle lui avoue ses sentiments et sa naissance illustre.
Philoxipe, bouleversé, s'entretient avec le roi de leurs déboires amoureux. Il met
tout en œuvre pour retrouver Policrite. En vain. Il retourne à Paphos, pour aider le
roi à regagner l'affection d'Aretaphile. Celle-ci, froissée, se montre cependant
particulièrement froide. Philoxipe retourne alors à Clarie.
Alors que le roi, Philoxipe et Leontidas arrivent à la cabane de Cleanthe, ils
découvrent une maison vide. Seul un esclave est présent. Celui-ci leur apprend que
la famille est partie sans révéler aucune destination. Mais avant son départ,
Policrite a eu le temps de laisser une lettre à l'adresse de son soupirant :
ignorant sa destination, elle prétend que Philoxipe est à l'origine de cet exil.
Comme elle pense ne jamais le revoir, elle lui avoue la noblesse de sa naissance,
afin qu'il ne se sente pas indigne de son amour. Elle lui avoue également ses
sentiments. Philoxipe, bouleversé, montre cette lettre au roi.
Comme nous y fusmes, le Roy sans estre suivy que de Philoxipe et de moy, prit
le chemin de la Cabane de Cleanthe : comme nous la descouvrismes, Philoxipe
qui aussi bien avoit besoin de se reposer, s'arresta : et la monstrant au Roy,
Seigneur, luy dit il avec une confusion estrange, voila le lieu qui m'a fait quitter
Paphos : Voila l'endroit de toute la Terre qui me plaist le plus : et où vous allez
voir une personne, qui peut-estre vous fera plustost Rival de Philoxipe, que Philoxipe
n'est le vostre. Ce Prince dit cela avec un sousris qui marquoit visiblement que la
seule esperance de revoir Policrite, avoit remis la joye dans son coeur ; ce
n'est pas qu'il n'aprehendast de déplaire à cette
jeune Personne, et d'irriter encore Cleanthe, en menant le Roy chez luy :
mais la chose n'ayant point de remede, il s'y estoit resolu : et cette crainte
n'empeschoit pas que la joye n'eust place en son ame. Apres que le Roy eut assez
consideré la grandeur de l'amour de Philoxipe, par la petitesse de la
Cabane de Policrite : et qu'il eut pourtant adjoüé, que ce Desert avoit quelque
chose de sauvage qui ne déplaisoit pas : nous marchasmes, et nous arrivasmes enfin à
cette petite Palissade de Lauriers qui fermoit la court de Cleanthe. Nous y entrasmes
donc, et Philoxipe devançant alors le Roy, fut à la Maison, dont il trouva la
porte fermée. Il frapa sans que personne respondist : ce qui d'abord luy fit croire
que peut-estre toute la Famille de Cleanthe seroit allée à ce petit
Temple où il avoit veû une fois Policrite. Neantmoins comme il eust pû estre que
quelqu'un eust esté dans cette Maison qui ne l'eust pas entendu, il frapa encore :
et frapa si fort en effet, qu'un jeune Esclaue qui seruoit Cleanthe leur vint ouvrir :
qui connoissant bien Philoxipe, luy dit, apres qu'il luy eut demandé où
estoit son Maistre ? Seigneur, je ne puis vous rien dire de ce que vous voulez
sçavoir : et je sçay seulement que Cleanthe, Megisto, Policrite,
et Doride, ne sont plus icy, et n'y doivent plus revenir. Ils ont emmené avec
eux, les femmes qui estoient de leur païs : et mon Maistre m'a commandé d'attendre
icy de ses nouvelles : sans que je sçache ny
pourquoy il est party, ny pourquoy il m'a laissé. Philoxipe surpris et affligé de ce
discours, fut assez long temps sans parler : le Roy s'imagina d'abord, qu'il y avoit
de l'artifice : et que Philoxipe ne m'avoit fait dire ce que j'avois dit que
pour l'abuser. Mais enfin ce jeune Esclave estant rentré dans la Maison, et revenu
un moment apres ; Seigneur, dit il à Philoxipe, lors que Policrite
fut preste à partir d'icy, elle me tira à part, sans que personne le vist : et me
donna ce que je remets entre vos mains : avec ordre si vous veniez icy de vous le
bailler. Philoxipe prenant à l'instant mesme des Tablettes que cét Esclave luy
presenta, les ouvrit, pendant que le Roy me faisoit l'honneur de me parler, à huit
ou dix pas de là, et il y leût ces paroles.
POLICRITE A PHILOXIPE.
Je ne sçay Seigneur, où l'on mene Policrite : mais je sçay bien que
t'est le Prince Philoxipe qui fait son exil. Comme je n'auray
peut-estre jamais l'honneur de le voir, j'ay creû que je pouvois sans crime
apprendre par cette Lettre mes veritables sentimens, que je refusay de luy dire,
la derniere fois que je luy parlay. Il sçaura donc, que d'abord ne me croyant pas
digne de son affection par ma naissance, je luy
ay refusé la mienne autant que j'ay pû : mais qu'ayant apris en suitte, que je ne
suis pas de la condition dont il parois estres : et qu'il y a eu des Rois dans ma
Race : je luy adjoüe que j'ay eu de la joye de ne pouvoir moy mesme reprocher au
Prince Philoxipe, qu'il eust une inclination trop disproportionnée à sa
qualité : et que j'ay creû luy devoir aprendre ce que je suis, afin qu'il ne croye
pas faire rien indigne de luy, en se souvenant quelquefois de Policrite,
qui se souviendra tousjours agreablement de sa vertu : soit que la Fortune luy
fasse passer sa vie dans un Palais ou sous une Cabane.
POLICRITE.
Philoxipe n'eut pas plustost achevé de lire cette Lettre, qu'il vint
retrouver le Roy : Seigneur (luy dit il en la luy presentant avec une melancolie
estrange) vostre Majesté verra dans ces Tablettes mon innocence et mon malheur.
Apres cela le Roy se mit à lire ce que Policrite avoit escrit, et à le lire
tout haut : Mais Dieux que le malheureux Philoxipe eut de peine à
n'interrompre pas le Roy ! aussi n'eut il pas plustost achevé de lire, que regardant
ce Prince avec une douleur extréme ; Et bien Seigneur, luy dit il, suis-je amoureux
de la Princesse Aretaphile, et ne suis-je pas le plus malheureux homme
du monde ? Le Roy l'embrassant alors, luy demanda pardon de ses soubçons, et de
l'inquietude qu'il luy causoit. Mais mon cher Philoxipe, luy dit il, j'en feray
bien puni, et par vostre propre douleur, qui sera
tousjours la mienne : et par la Princesse Aretaphile, qui ne me pardonnera pas
aisèment. Mais, adjousta t'il, encore avez vous de quoy vous consoler : puis que
vous aprenez deux choses à la fois fort importantes et fort agreables. Car enfin
Policrite vous aime, et Policrite est de naissance illustre :
en eussiez vous pû demander davantage aux Dieux, quand ils vous enssent promis de
vous accorder tous vos souhaits ? Ha Seigneur, s'écria Philoxipe. ce que vous me
dittes pour me consoler, est ce qui fait toute la malignité de mon infortune : car
il est vray que j'aprens que Policrite ne me haït pas, et que Policrite est d'une
condition égale à la mienne : mais en mesme temps cette aimable et cruelle personne
me dit qu'elle ne me verra jamais, et qu'elle ne sçait où l'on la mene. Ha Seigneur,
je serois plus coupable si j'estois amoureux de la Princesse Aretaphile : mais je
serois moins miserable. J'aurois des raisons pour combattre ma passion : mais icy je
ne voy rien qui ne la fortifie, et qui ne l'augmente.
Le roi et Philoxipe s'entretiennent de leurs malheurs respectifs : le roi a
offensé sa maîtresse en tentant de conserver la vie de son ami. Philoxipe rétorque
que, sachant où Aretaphile se trouve, il peut tout mettre en œuvre pour se faire
pardonner. Sa situation à lui est pire que l'absence limitée dans le temps, la
jalousie ou encore la mort. Philoxipe fonde cependant de grands espoir sur
l'esclave laissé dans la cabane. Peut-être Cleanthe va-t-il revenir vers lui? Il
demande au roi de faire surveiller tous les ports de l'île. De son côté, le
souverain souhaite demander pardon à Aretaphile et implore Philoxipe de l'aider. A
contrecoeur, ce dernier retourne à Paphos.
Enfin apres que Philoxipe se fut bien pleint, il quitta le Roy : et fut
encore demander cent choses à ce jeune Esclave, sans qu'il peust tirer nul
esclaircissement, ny de la naissance de Policrite ; ny du lieu où Cleanthe et
Megisto estoient allez : et il sçeut seulement qu'il y avoit plus de
quinze jours qu'ils estoient partis. Ny prieres, ny promesses, ny menaces, ne purent
jamais rien faire dire davantage à ce jeune Esclave, de qui Philoxipe
tout desesperé qu'il estoit, ne laissa pas
d'estimer la fidelité. Mais enfin ne pouvant rien sçavoir de plus, il suivit le Roy
qui s'en retournoit à Clarie. Pour moy, je ne me trouvay de ma vie plus embarrassé : car le
Roy estoit si melancolique, et de sa propre douleur, et de celle de Philoxipe,
qu'il ne pouvoit se resoudre à parler, ny pour se pleindre, ny pour consoler ce
Prince affligé, qu'il aimoit si tendrement. Philoxipe de son costé estoit encore
plus inquiet : il abandonnoit cette Cabane à regret, quoy que ce qu'il aimoit n'y
fust plus. Tantost il tournoit les yeux pour la regarder encore : tantost il
regardoit la Lettre de Policroite, que le Roy luy avoit rendüe : En suitte il
regardoit vers le Ciel : apres il attachoit ses regards vers la terre : et marchant
quelquefois sans rien dire, et quelquefois aussi soupirant fort haut, il sembloit ne
sçavoir pas si le Roy estoit là, ou s'il estoit seul, tant sa resuerie estoit
profonde. Enfin nous arrivasmes à Clarie : Mais Dieux, que la conuersation fut triste le
reste du jour ! Du moins Philoxipe, luy disoit le Roy, vous avez cét avantage,
de sçavoir que Policrite vous a beaucoup d'obligation ; qu'elle n'a rien à vous
reprocher ; que vous estes innocent envers elle ; et qu'elle ne pense à vous, en
quelque lieu qu'elle soit, que pour regretter vostre absence. Où au contraire, j'ay
irrité Aretaphile : de qui l'ame superbe m'accuse sans doute de peu d'affection
: et qui trouvera fort mauvais que j'aye preferé vostre vie, à l'amour que j'ay pour elle. Mais Seigneur, reprit l'affligé
Philoxipe, vous sçavez où est la Princesse Aretaphile : vous pouvez
luy faire entendre vos raison : Vous pouvez luy demander pardon de ce crime, qu'un
excès de generosité vous a fait commettre : Vous pouvez soupirer aupres d'elle :
Vous pouvez vous plaindre, et vous pouvez appaisser sa colere. Mais pour moy
Seigneur, quand je me plaindray ; que je soupireray ; que je respandray des torrents
de pleurs parmy mes Rochers, tout cela me rendra t'il Policrite, et sçauray-je
où elle demeure ? Peut-estre que Cleanthe se sera embarqué : et peut-estre enfin que je
ne sçauray jamais, ny qui est Policrite ; ny où est Policrite. Ha ! Seigneur, s'écrioit
ce Prince amoureux et desolé, si vous sçaviez quelle cruelle avanture est la mienne,
vous connoistriez aisément que je suis de plus malheureux homme du monde : car si
j'aimois une personne qui me haïst, le despit me pourroit guerir : si j'en aimois
une inconstante, le mespris que je feroïs de sa foiblesse me consoleroit : si
j'estois jaloux, une partie de mon chagrin se passeroit, à chercher les voyes de
nuire à mes Rivaux : si l'absente de Policrite estoit bornée, l'esperance
de son retour, quelque esloigné qu'il me parust, adouciroit mes inquietudes : et si
la mort mesme avoit mis une personne que j'aimerois dans le Tombeau, je pense que je
souffrirois moins que je ne souffre. Car enfin ce mal est un si grand mal, qu'il
assoupit la raison, et presque l'ame insensible :
Mais icy, l'esloignement de Policrite a pour moy toute la rigueur de la mort, et
quelque chose de plus. Je ne la dois non plus voir, à ce qu'elle dit, que si elle
n'estoit plus vivante : et cependant je sçay qu'elle sera peut-estre en lieu où elle
sera veüe ; ou elle sera aimée :et où peut-estre elle aimera, sans se souvenir plus
de Philoxipe : et tout cela, sans que je puisse prevoir de fin à ma
souffrance ny à mes douleurs : et mesme sans que je puisse avoir recours à la mort.
Car apres tout, quoy que Policrite die que je ne la verray plus, je la pourrois
voir, et le hazard pourroit me la faire rencontrer. C'estoit de cette sorte que le
Roy et Philoxipe s'entretenoient : je taschois de les consoler tous deux, mais
à vous dire le vray, mes raisons estoient fort mal escoutées. Cepcndant pour Philoxipe,
il n'avoit point de remede à chercher à son mal : car comme il avoit sçeu par cét
Esclave qui luy avoit baillé la Lettre de Policrite, qu'il y avoit desja avez
longtemps qu'elle estoit partie : il ne pouvoit songer à aller apres, ny ne sçavoit
pas de quel costé faire chercher. Tout ce qu'il pût faire, fut d'ordonner à ses Gens
de veiller jour et nuit à l'entour de cette Cabane, avec ordre d'arrester tous ceux
qui y viendroient, pour tascher d'aprendre par eux ; ce que ce trop fidelle Esclave
n'avoit pas voulu dire : et de le suivre par tout où il iroit ; jugeant bien que
Cleanthe ne l'avoit pas laisse seul dans cette Maison sans quelque
raison secrette, et sans avoir dessein d'y revenir : ou du moins d'y renvoyer quelqu'un de sa part, ou que l'Esclave luy mesme l'allast
trouver où il seroit Pour le Roy il n'en estoit pas ainsi : et il n'ignoroit pas que
c'estoit aux pieds de la Princesse Aretaphile qu'il faloit aller
tascher d'obtenir son pardon. Il ne voulut pourtant pas obliger si tost son cher
Philoxipe à retourner à Paphos : et il tarda encore le jour suivant à
Clarie. Mais
quoy qu'il n'y eust nulle apparence de retrouver Policrite, Philoxipe supplia le Roy
de ne laisser pas d'envoyer à tous les Ports de l'Isle : afin de tascher de sçavoir
si Cleanthe se seroit embarqué en quelqu'un : estant assez aisé d'en estre
esclaircy, à cause de ce nombre de femmes qu'il menoit, qui le rendoient
remarquable. Le Roy luy dit qu'il feroit ce qu'il voudroit : mais qu'il le conjuroit
aussi, de ne luy refuser pas d'aller à Paphos : pour luy aider à obtenir sa grace de
la Princesse Aretaphile. Philoxipe eut un sensible desplasir d'estre forcé de
retourner à la Ville : Mais ayant tant d'obligation au Roy, et ce Prince n'estant
mal avec la personne qu'il aimoit que pour l'amour de luy, il crüt qu'il devoit y
aller, et en effet il y vint. Icy, Seigneur, admirez les caprices de l'amour :
l'excès de la douleur de Philoxipe occuppa si fort son esprit, qu'il ne se
pleignit plus des maux du corps ny de sa foiblesse : et. ce mesme Prince qui trois
jours auparavant estoit venu à Clarie en Lictiere, s'en retourna à cheval à Paphos.
De retour à Paphos, le roi demande à Philoxipe de l'accompagner chez Aretaphile,
pour l'aider à reconquérir sa bien-aimée. Mais la jeune femme est profondément
blessée par le fait que son amant a voulu la sacrifier pour sauver la vie d'un
ami. Ni les excuses du roi, ni les arguments de Philoxipe ne parviennent à la
faire fléchir. Ce dernier suggère alors au roi de la prendre pour épouse, afin
qu'elle obtienne enfin la couronne qu'elle convoite tant. Le roi hésite : il
considère la couronne comme une récompense et non comme une marchandise.
Comme nous y fusmes, le Roy alla le soir mesme chez la Princesse Aretaphile,
qu'il rencontra sans autre compagnie que celle de
ses femmes : elle le reçeut avec toute la civilité qu'elle devoit à sa condition :
mais aussi avec toute la froideur d'une personne irritée. Comme elle vit Philoxipe
avec le Roy, Seigneur, luy dit elle avec un sous-rire malicieux, je vous avois bien
dit que Philoxipe gueriroit sans que je m'en meslasse : Philoxipe, Madame,
respondit il, est beaucoup plus malade que je ne le croyois : mais graces au Ciel je
ne vous reprocheray point sa mort : puis que vous n'estes pas la cause de ses
inquietudes : Eh, veüillent les Dieux que vous ne mettiez pas Philoxipe en estat de vous
reprocher la mienne. Non non, Seigneur, luy dit elle, vostre vie n'est point en
danger ; et tant que Philoxipe vivra, vostre Majesté n'aura rien à craindre.
Ha ! Madame, s'escria le Roy, ne me traitez pas si cruellement : Ha ! Seigneur,
repliqua t'elle, n'entreprenez pas s'il vous plaist de me vouloir persuader des
choses si opposécs les unes aux autres en si peu de temps. Il n'y a que quatre ou
cinq jours, que vous me fistes l'honneur de me dire chez Philoxipe, Que vous ne
me demandiez plus rien pour vous : que mon affection estoit un bien où vous ne
vouliez, plus avoir de part :
Et vous me priastes encore, si j'ay bonne
memoire, de ne traiter pas Philoxipe si rigoureusement que je vous avois traité
:
Et peut-estre (adjousta t'elle, avec une malice extréme) que defferant
beaucoup à vos prieres en cette occasion, je vous eusse accordé ce que vous me
demandiez pour Philoxipe, si mon amitié eust esté
necessaire pour sauver sa vie. Mais grace au Ciel n'en ayant pas besoin, il se
contentera s'il luy plaist de mon estime : et vostre Majesté se satisfera aussi de
mon respect : qui est la seule chose que je luy puis et que je luy dois rendre. Car
enfin me vouloir faire croire que vous m'aimez, apres avoir pû souffrir qu'un autre
m'aimast, et avoir souhaité que je l'aimasse ; c'est ce qui n'est pas aisé
d'entendre sans quelque sentiment de colere. Croyez moy, Seigneur, adjousta t'elle,
qu'aimer son Rival plus que sa Maistresse, est une chose qui n'a guere d'exemples :
et qui me permet à mon aduis de faire connoistre à ceux qui sçauront la chose, que
c'est une excellente voye de se faire un Serviteur fidelle : et une fort mauvaise
invention d'obliger une Princesse à aimer celuy qui la traite de cette sorte. Quoy,
Madame, repliqua le Roy, la compassion que j'ay euë pour Philoxipe me destruira
dans vostre esprit ! Moy, dis-je, qui ay souffert un supplice effroyable, auparavant
que de me resoudre d'avoir de la pitié pour luy. Moy qui ne vous cedois, que parce
que je ne pouvois vous abandonner ; et qui sentois que la mort de Philoxipe
avançoit la mienne. Si vous eussiez plus aimé Aretaphile, repliqua cette
Princesse, que vous n'aimiez Philoxipe, vous vous fussiez pleint de son malheur et
du vostre : vous eussiez tasché de le guerir par l'absence, et par cent autres voyes
: et tout au plus, vous ne l'eussiez pas haï ; vous eussiez pleuré sa mort quand
elle fust arrivée ; et vous vous en seriez consolé,
par la seule veüe d'Aretaphile. Mais parce que vous aimez plus Philoxipe
qu'Aretaphile, vous vous resoluez aisément à sa perte. Cependant, Seigneur,
vous n'avez pû ceder à Philoxipe, que la part que vous aviez dans son ame :
qui n'estoit peut-estre pas telle que vous la croiyez. Ha ! inhumaine Princesse,
reprit le Roy, ne me desesperez pas : et sçachez qu'en vous cedant à Philoxipe,
je m'estois resolu à mourir. Peut-estre, Seigneur, repliqua t'elle, si j'avois la
foiblesse de vous escouter favorablement aujourd'huy ; qu'à la premiere occasion qui
s'en presenteroit ; et qu'au premier soubçon que vous auriez que quelqu'un ne me
haïst pas, vous viendriez encore me conjurer de guerir son mal. Non non, Seigneur,
adjousta t'elle avec un visage plus serieux, vous ne m'avez jamais aimée, et vous ne
sçavez point aimer : l'amour est quelque chose au dessus de la raison et de la
generosité, qui a ses reigles à part : l'on peut donner sa propre vie à un de ses
Amis : mais pour la Personne aimée, il seroit bien plus juste et plus ordinaire, de
donner tous ses Amis pour ses interests, que de la ceder à un de ses Amis. Enfin,
poursuivit elle encore, vous avez pû imaginer que vous pouviez vivre sans moy : car
si vous eussiez creû que vous enssiez deû mourir, il eust ce me semble esté aussi
beau de mourir sans ceder Aretaphile à Philoxipe, qu'apres la luy avoir
cedée. Mais, Seigneur, ayant mieux aimé donner une marque de generosité
extraordinaire, qu'une preuve d'amour assez commune
; je n'ay rien à dire : mais aussi n'ay-je rien à faire, qu'à conserver mon coeur
aussi libre qu'il l'a tousjours esté. Le Roy voyant qu'il ne pouvoit appaiser cét
esprit altier, apella Philoxipe à son secours : Venez, luy dit il, venez
reparer le mal que vous m'avez fait innocemment : et si vous voulez conserver ma
vie, comme j'ay voulu conserver la vostre, faites que l'on me remette en l'estat où
j'estois, auparavant que d'avoir eu pitié de vous. Madame, dit alors Philoxipe
parlant à cette Princesse, si vous jugez de l'amour du Roy pour vous, par son amitié
pour moy, que n'en devez vous point attendre ! puis que pour me sauver la vie, il a
pû durant quelques momens seulement, renoncer à la possession d'un thresor
inestimable : Et ne devez vous pas croire, qu'à la moindre occasion qui s'en
presenteroit, il sacrifieroit pour vostre service, non seulement Philoxipe,
mais tous ses Sujets ; et qu'il sa crifieroit mesme sa propre vie ? Non non,
respondit cette Princesse, vous n'estes pas si obligé au Roy que vous pensez ; et au
lieu que vous me priez de juger de l'amour qu'il a pour moy, par l'amitié qu'il a
pour vous : je vous conseille de ne juger de l'amitié qu'il a pour vous, que par
l'amour qu'il a pour moy : et de croire que puis qu'il a pû me ceder, il n'a jamais
eu une passion assez violente pour Aretaphile, pour meriter que Philoxipe
luy soit fort obligé de ce qu'il a fait pour luy, puis qu'il l'eust fait pour tout
autre. Mais cruelle Princesse, interrompit le Roy,
que voulez vous que je face ? je pense, respondit elle, que je ne vous demanderay
rien d'injuste, quand je vous supplieray tres-humblement, de ne vous souvenir plus
d'Aretaphile : et de jouir en repos, de la vie de Philoxipe qui vous a si
peu cousté. Ha ! s'escria le Roy, si la vie de Philoxipe me coustoit vostre
affection, je l'aurois achetée plus cher que si j'eusse donné ma Couronne. Adjoüez
la verité. Seigneur, luy dit cette malicieuse Princesse, il Philoxipe eust esté aussi
malade d'ambition, que vous le croiyez malade d'amour, il ne seroit pas encore guery
; et vous n'eussiez pas si tost cedé le Sceptre, que vous avez cedé Aretaphile.
Philoxipe qui comprit aisément le sens caché de ces paroles, où le Roy
ne respondoit pas, tant il estoit accablé de douleur : luy dit, Madame, quand le Roy
vous adjoüera qu'il a failly, et qu'il vous en demandera pardon, serez vous plus
inexorable que les Dieux, et luy refuserez vous sa grace ? Quand le Roy, luy dit
elle, aura fait pour me guerir de quelque maladie d'esprit s'il m'en arrive, une
chose aussi extraordinaire que ce qu'il a fait pour vous, je verray alors en quelle
disposition sera mon ame. Enfin, Seigneur, quoy que le Roy et Philoxipe pussent dire,
ils ne purent rien obtenir de cette imperieuse Personne. Comme ils furent sortis de
chez elle, et qu'ils furent retournez au Palais, Philoxipe qui connoissoit
admirablement Aretaphile, luy dit qu'il sçavoit une voye infaillible, de le remettre
bien avec elle : Helas ! luy dit le Roy, il est
peu de choses que je ne face pour cela : Parlez donc mon cher Philoxipe : faut il
soupirer longtemps ? faut il verser des larmes en abondance ? et faut il estre
eternellement à ses pieds ? Non Seigneur, reprit il, et il ne faut que luy mettre la
Couronne sur la teste. Mais, luy respondit ce Prince, j'eusse bien voulu ne devoir
point l'amour d'Aretaphile à son ambition : et au contraire, j'eusse
voulu que la Couronne de Chipre, eust esté la recompense de son affection pour moy.
Quelques jours plus tard, Philoxipe demande au roi la permission de retourner à
Clarie. Il y mène une vie solitaire, contemplant sa galerie et arpentant les lieux
où naguère il voyait Policrite. La présence de l'esclave constitue le seul lien
avec sa bien-aimée : le jour où ce dernier meurt, le désespoir de Philoxipe
redouble. Il passe ainsi tout l'hiver et le printemps.
Enfin, Seigneur, cinq ou fix jours s'estant passez de cette sorte, et Philoxipe ne
pouvant plus souffrir la Cour, supplia le Roy de luy permettre de s'en retourner à
Clarie. Tous
ceux que le Roy avoit envoyez à tous les Ports de Mer qui n'estoient pas fort
esoignez de Paphos, revindrent en ce mesme temps : et ne raporterent nulles
nouvelles de Policrite. De sorte que le malheureux Philoxipe s'en retourna à sa
solitude, avec un desespoir estrange. Il avoit pourtant obligé le Roy à ne dire
point quelle estoit la cause de son chagrin : et il n'y avoit que luy, la Princesse
Aretaphile, et moy, qui en sçeussions la verité. Encore cette Princesse
n'en sçavoit elle rien autre chose, sinon que Philoxipe estoit devenu amoureux
d'une personne qu'il ne connoissoit pas. De vous representer quelle estoit la vie
qu'il menoit ; cela seroit assez difficile. Dés qu'il faisoit beau, il s'en alloit
visiter la Cabane de Policrite, et tous les lieux où il l'avoit veuë, et où
il luy avoit parlé : il s'en alloit faire de
nouvelles questions à Esclave qui y estoit, et que l'on avoit tousjours observé,
sans voir venir personne parler à luy, ny sans qu'il eust esté parler à personne :
mais toute l'adresse de ce Prince fut une seconde fois inutile contre la genereuse
fidelité de cét Esclave si digne de ne l'estre point. Quand Philoxipe ne pouvoit se
promener, il demeuroit dans sa Galerie, à considerer la Peinture de sa belle Venus
Uranie : lors qu'il se souvenoit de la douce vie qu'il avoit menée auparavant que
d'estre amoureux, il souhaitoit presque de n'avoir jamais veû Policrite : mais dés qu'il
rapelloit en sa memoire les charmes de sa beauté et de son esprit, et les heureux
momens dont il avoit joüy aupres d'elle, quoy qu'elle luy eust tousjours caché les
sentimens d'estime qu'elle avoit pour luy ; il preferoit toutes les douleurs qu'il
souffroit depuis qu'il aimoit, à tous les plaisirs qu'il avoit eus pendant qu'il
estoit insensible. Helas (disoit il quelquefois en luy mesme en relisant la Lettre
de Policrite) que de douces, d'agreables, et de cruelles choses j'ay
aprises en un mesme jour ! Policrite est de Naissance illustre ; Policrite se
souviendra tousjours de moy, et Policrite ne me verra jamais. Ha s'il est ainsi,
pousuivoit il, que n'ay-je recours à la mort, et que fais-je d'une vie si
malheureuse ? Puis tout d'un coup venant à penser que Policrite vivoit, et que
Policrite ne le haïssoit pas ; un rayon d'esperance luy faisoit croire que peut-estre s'informant de luy, et aprenant
la miserable vie qu'il menoit, se resoudroit elle à luy aprendre enfin en quel lieu
de la Terre elle vivoit. Ce raisonnement ne luy donnoit pourtant qu'autant
d'esperance qu'il en faloit pour l'empescher de mourir : et ne luy en donnoit pas
assez pour le consoler de ses infortunes. Philoxipe vivant donc de cette sorte
tout le reste de l'Hyuer, alloit quelques fois voir le Roy, lors que le Roy ne le
pouvoit venir visiter : et sans nul espoir de remede à ses maux, il attendoit la
mort ou des nouvelles de Policrite : car l'une ou l'autre estoient l'objet de
toutes ses pensèes, et le terme de tous ses desirs. Le Printemps mesme, qui semble
inspirer la joye à toute la Nature, n'apporta point de changement à son humeur : et
il regarda rougir les Roses de ses Jardins, avec le mesme chagrin qu'il avoit veû
blâchir ses Parterres de neige durant l'Hyuer. Ceux qui observoient l'Esclave de
Cleanthe, luy aprirent un matin qu'il estoit mort subitement : cette
fâcheuse nouvelle redoubla encore ses déplaisirs : tant parce que tout ce qui
apartenoit à Policrite luy estoit fort considerable, et que cét Esclave luy avoit
paru digne d'un sort plus heureux ; que parce qu'il perdoit en le perdant, presque
toute l'esperance qu'il luy restoit de pouvoir découvrir où estoit Policrite.
Il ne laissa pas pourtant de faire continuer encore quelque temps de prendre garde
s'il ne viendroit personne à cette Cabane deserte : mais enfin se lassant de lasser ses Gens, il les dispensa d'une peine si inutile :
et abandonna absolument sa fortune à la conduitte des Dieux.
Solon est de retour à Chypre. A la surprise de Philoxipe, le législateur d'Athenes
paraît mélancolique. Il fait part de ses ennuis à son ami : sa fille, qu'à la suite
d'une prédiction d'Epimenides il a fait élever dans le secret à Chypre, a disparu.
Philoxipe fait d'emblée le rapprochement avec Policrite. Il raconte à Solon comment
il a connu sa fille, et lui montre la galerie de Mandrocle, ainsi que la lettre de
Policrite. Solon est rassuré quant à la vertu de sa fille. Peu de temps après, des
troubles survenus à Athenes l'obligent à rentrer. Il promet à Philoxipe de consentir
à son mariage avec Policrite, lorsqu'il l'aura retrouvée. Avant le départ du
philosophe, les deux amis se rendent dans un temple dédié à Venus Uranie, afin de
procéder à un sacrifice.
Un jour, Solon arrive à Chypre. Philoxipe se réjouit et appréhende tout à la fois
de le voir, car il sait qu'il est bien changé. Mais lorsqu'il se retrouve face à
lui, il remarque que le philosophe est également mélancolique. Il l'interroge
alors sur les raisons de son changement. Solon commence à raconter sa vie. Marié
avec une jeune femme fort élégante et spirituelle, il a eu plusieurs enfants, dont
seul un garçon a survécu. Un jour, se trouvant à Milet, il discute avec son ami
Thalès, lequel considère le mariage comme nuisible à la philosophie. Peu de temps
après, Thalès tend un piège à Solon : il lui fait croire que son fils est mort.
Solon en est profondément affligé, jusqu'à ce que Thalès lui révèle l'artifice. Il
lui prouve ainsi que la philosophie est impuissante devant les passions humaines,
d'où la nécessité d'éviter de s'exposer à ces dernières.
Un jour donc, comme il estoit en une humeur si sombre, Solon arriva à Clarie : un Nom qui
luy estoit si cher, luy donna d'abord beaucoup d'émotion de joye : Mais venant à
considerer combien il estoit changé depuis qu'il ne l'avoit veû ; et quelle
confusion il auroit s'il faloit luy adjoüer sa foiblesse ; quoy qu'il sçeust bien
que l'amour honneste n'estoit pas une passion dont Solon fust ennemi declaré, cette joye en
fut un peu moderée. Il fut pourtant au devant de luy, avec beaucoup d'empressement :
mais comme la tristesse s'estoit puissamment emparée de son coeur et de ses yeux, la
satisfaction qu'il avoit de revoir l'illustre Solon estoit tellement interieure, qu'à
peine en paroissoit il quelques marques sur son visage. Solon ne le vit donc pas
plustost, qu'il remarqua aisément sa melancolie : et Philoxipe de son costé
regardant Solon, vit qu'au lieu de cette phisionomie tranquile, et de cét air
ouvert et agreable qu'il avoit accoustumé d'avoir dans les yeux, il y paroissoit
beaucoup de douleur. Apres que les premiers complimens furent faits, et que Philoxipe
eut conduit Solon dans sa chambre. Seigneur, luy dit il, vous me donneriez une
grande consolation d'avoir l'honneur de vous voir, si je ne voyois pas quelques
signes de tristesse en vous, dont je ne puis m'empescher de vous demander la cause. Genereux Prince, repliqua Solon, je
devrois vous avoir prevenu : et vous avoir demandé le sujet de vostre melancolie,
auparavant que de vous avoir donné loisir de me parler de la mienne. Mais je vous
adjoüe que le Legislateur d'Athenes n'est pas presentement en estat de se donner des
loix à luy mesme, et que la douleur que je sens, est plus forte que ma raison.
Philoxipe l'embrassant alors estroitement, le conjura de luy en vouloir
dire la cause : et le pria de croire qu'il seroit toutes choses possibles pour le
soulager. Mais, luy dit il, Seigneur, je pensois que la Philosophie vous eust mis à
couvert de toutes les infortunes de la vie : et que la douleur fust un sentiment
inconnu à Solon, à qui toute la Grece donne le Nom de Sage. La Philosophie, reprit
ce fameux Athenien, est une imperieuse qui se vante de regner en des lieux où elle
n'a pas grand pouvoir : Elle peut sans doute, poursuivit il, enseigner la vertu aux
hommes : leur faire connaistre toute la Nature : leur faire aprendre l'Art de
raisonner : et leur donner des loix et des preceptes, pour la Y conduitte des
Republiques et des Estats. Elle peut mesme assez souvent nous faire vaincre nos
passions : Mais lors qu'il faut surmonter un sentiment equitable que la Nature nous
donne ; croyez moy Philoxipe, que cette mesme Philosophie qui nous aura
quelque fois fait perdre des Couronnes sans changer de visage ; ou qui nous en aura
fait refuser sans repugnance ; se trouve foible en des occasions moins éclatantes. Et en mon particulier, je puis dire que j'en ay
esté abandonné trois fois en ma vie : quoy que peut-estre j'en aye esté secouru en
cent autres rencontres assez difficiles. Mais encore, luy dit Philoxipe, ne sçauray-je
point ce qui vous affligé ? Il faut bien que je vous le die, luy repliqua Solon, puis que
ce n'est que de vous seul que je puis attendre quelque secours. je ne vous rediray
point, luy dit il, tant de particularitez qu'autrefois je vous ay racontées de ma
fortune ; car je veux croire que vous ne les avez pas oubliées : Mais pour vous
faire entendre parfaitement la cause de ma douleur ; il faut toutefois que je
reprenne les choses d'assez loin : et que je vous dis quelques circonstances de ma
vie, que vous avez ignorées. Vous avez bien sçeu que je n'ay jamais creû que le
mariage fust incompatible avec la Philosophie et la parfaite Sagesse, comme Thales cét
illustre Milesien se l'est imaginé : et vous n'avez pas ignoré non plus, que
j'espousay une Personne de grande vertu et de grand esprit, dont j'eus des Enfans,
qui moururent peu apres leur naissance : à la reserve d'un Fils qui me resta, et que
j'ay eslevé avec beaucoup de soin, en intention de le rendre digne de l'illustre
Sang dont il est descendu. Il pouvoit avoir quatorze ou quinze ans, lors que je fus
à Milet pour
quelques affaires : et comme le sage Thales estoit fort de mes amis je fus le
visiter : et suivant nostre coustume, il soustint ses opinions, et moy les miennes. Il me reprochoit agreablement ma foiblesse : et
me disoit que je tesmoignois assez l'indulgence que j'avois pour l'amour, par une
petite Image de Cupidon que je consacray un jour à cette Dimunité, et que je fis
placer au Parc de l'Academie, au lieu où ceux qui courent avec le flambeau Sacré ont
accustumé de s'assembler. Passant donc insensiblement d'une chose à une autre, nous
parlasmes des felicitez et des infortunes du mariage : et en suitte la conversation
s'esloignât toujours de son premier sujet, côme il arrive assez souvent, nous
parlasmes de nouvelles, et d'autres choses semblables. Un moment apres, Thales feignant
d'avoir quelque ordre à donner à un des siens pour ses affaires particulieres, se
leva pour luy parler bas, et se vint remettre à sa place. En suitte de quoy à
quelque temps de là, je vys arriver un Estranger que je ne connaissois pas, qui luy
dit qu'il venoit d'Athenes, et qu'il n'y avoit que dix jours qu'il en estoit parti.
A l'instant mesme, pressé par ce desir naturel de curiosité de sçavoir s'il n'y
avoit eu nulle nouveauté en ma Patrie, depuis que j'en estois esloigné, je luy
demanday s'il ne sçavoit rien de considerable de ce lieu là ? Non, me respondit il,
si non que le jour que je partise vy faire les funerailles d'un jeune Garçon de la
premiere qualité, où toutes les personnes de consideration qui sont à la Ville
estoient : et pleignoient extrémement la douleur que recevoit le Pere de cét Enfant,
qui n'estoit pas alors à Athenes. j'adjoûe Philoxipe,
qu'entendant parler cét homme de cette sorte, je changeay de couleur : et ne pus
m'empescher de craindre pour mon fils. Mais, luy dis-je, ne sçavez vous point le Nom
de ce malheureux pere ? je l'ay oublié, me repliqua t'il, mais se sçay que c'est un
homme d'une extréme probité, et dont la reputation est grande en ce lieu là. je
confesse Seigneur, que comme la Philosophie enseigne aussi bien la sincerité que la
modestie, je creus que je pouvois estre celuy dont parloit cét homme : de sorte que
voulant m'éclaircir, sans choquer la bien-seance ; il ne s'appelloit sans doute pas
Solon ?
(luy dis-je, attendant sa response avec beaucoup d'inquiétude) Pardonnez moy, me
respondit il, et ma memoire m'avoit desja redonné son Nom, quand vous l'avez
prononcé. Que serviroit il de le nier ? je ne pûs entendre une si funeste nouvelle
sans douleur : mais une douleur si violente, que Thales en eut pitié ; et se moquant de
ma faiblesse, me demanda en riant, s'il estoit avantageux au Sage de se marier, et
de se mettre en estat d'avoir estudié la Philosophie pour les autres, sans s'en
pouvoir servir pour soy mesme ? En suitte de quoy il m'aprit qu'il n'y avoit rien de
vray en tout ce que cét homme m'avoit dit ; qu'il n'avoit pas mesme esté à Athenes
depuis fort long temps, et qu'il n'avoit parlé ainsi que par ses ordres, qu'il luy
avoit fait donner, lors qu'il m'avoit quitté pour parler bas à un des siens.
Lorsque Solon rentre à Athenes, il trouve la cité troublée par les querelles
entre les descendants de Megacles et ceux de la conjuration Cylonienne. En outre,
le peuple est la proie de nombreuses superstitions. Les Sages sont d'avis qu'il
faut aller chercher Epimenides le Phaestien en Crète, homme d'une vertu
incomparable, devin et fils de la nymphe Balte. Epimenides parvient à rétablir la
paix dans l'esprit du peuple. Ami de Solon, il révèle à ce dernier une terrible
prédiction : sa femme est enceinte d'une fille qui lui causera d'infinies
douleurs, s'il ne suit pas les conseils du devin. Si Solon ne dissimule pas cette
grossesse, et qu'il ne fait pas élever sa fille en secret, celle-ci donnera de
l'amour au tyran d'Athenes. Elle préfèrera se donner la mort plutôt que de
l'épouser. Solon obéit en tous points à Epimenides et confie sa fille à une sœur
de Corinthe.
A mon retour à Athenes, je retrouvay effectivement
mon fils en vie, mais je trouvay toute la Ville en confusion : à cause de quelque
desordre qui estoit arrive entre les Descendans de Megacles, et les Descendants de ceux
qui avoient esté de la Conjuration Cylonienne. En suitte les Megariens surprirent le
Port de Nisacée, et reprirent l'Isle de Salamine qui m'avoit tant donné de peine : et pour
comble de malheur, tout le peuple se trouva saisi d'une crainte superstitieuse, qui
luy persuada qu'il revenoit des Esprits ; qu'il aparoissoit des Spectres et des
Fantosmes ; et cette imagination s'empara tellement de la plus grande partie du
monde, qu'il y eut une consternation universelle. Ceux qui avoient le soin des
choses Sacrées, disoient mesme qu'ils apercevoient dans les Victimes des lignes
infaillibles que la Ville avoit besoin de purifications, et que les Dieux estoient
irritez, par quelque crime secret. Pour cét effet, de l'advis des plus Sages, l'on
envoya en Crete vers Epimenides le Phaestien, qui estoit et qui est encore
sans doute un homme incomparable : un homme, dis-je, de qui la vie est toute pure,
toute simple, et toute sainte : qui ne mange à peine qu'autant qu'il faut pour vivre
: de qui l'ame est autant destachée des sens, qu'elle le peut estre en cette vie :
qui est tres sçavant en la connaissance des choses Celestes ; et qui passe en son
Païs non seulement pour avoir quelques revelations divines : mais mesme les Peuples
de Crete assurent, qu'il est Fils d'une Nimphe nommée Balte. Quoy qu'il en soit, Seigneur, c'est un homme extraordinaire
en sçavoir et en vertu : Epimenides donc ne refusant pas la priere qu'on luy
fit, vint à Athenes, et me fit la grace de me choisir entre tant de Gens illustres
dont cette celebre Ville est remplie, pour le plus particulier de ses Amis. Apres
qu'il eut par sa sagesse, et par la croyance que le Peuple avoit en luy, dissipé
toutes les fausses imaginations qu'il avoit : et qu'il l'eut guery de toutes ses
craintes, par des Sacrifices, par des prières, 8c par des ceremonies : il voulut
encore à ma consideration, tarder quelque temps à Athenes : où certainement il fit
des Predictions prodigieuses, à cent Personnes differentes. Un jour que venant à
parler ensemble de la foiblesse humaine, et combien peu il faloit se fier à ses
propres forces, ny mesme à celles de la Philosophie, je luy racontay ce qui m'estoit
arrivé chez Thales le Milesien ; et à quel point j'avois esté honteux, de n'estre
pas Maistre de mes premiers sentimens. Solon, me dit il, est aisé à vaincre de
ce costé là : et toutes les fois que la Fortune se servira des sentimens de la
Nature contre luy, elle le vaincra sans doute : car il a l'ame aussi tendre en ces
rencontres, qu'il l'a forte contre l'ambition. Mais Solon, dit il, que vous estes à pleindre,
si vous ne vous resoluez à me croire ! et que ce que vous avez souffert chez Thales vostre
illustre Amy est peu de chose, en comparaison de ce que vous souffrirez un jour en
la personne d'une Fille, dont Vostre Femme est
grosse presentement ! J'ay, me dit il encore, observé vostre Naissance et vostre vie
: et je trouve que cette Fille qui naistra bien-tost, doit estre un Prodige en
beauté et en vertu : et doit estre aussi une des plus heureuses personnes du monde,
si vous croyez mes conseils : mais aussi la plus infortunée. Il vous ne les suivez
pas. Enfin, me dit il, si vous ne faites ce que je vous diray, vous aurez le
desplaisir de voir, que la beauté de vostre Fille desolera vostre Patrie : et
qu'apres avoir refusé la Souveraine Puissance comme vous la refuserez un jour, elle
donnera de l'amour à un de vos Citoyens, qui deviendra le Tyran de la Republique ;
ce qui la fera resoudre à la mort, plustost que de l'espouser. J'advouë qu'en
rendant parler Epimenides de cette sorte, j'en fus sensiblement touché : car je luy
avois entendu predire des choses que j'avois veuës arriver si precisément en suite,
que mon ame en fut esbranlée. je le priay donc de me dire ce qu'il faloit faire,
pour empescher qu'un homme qui sacrifioit toute sa vie à la Gloire d'Athenes, n'eust
une Fille qui deust donner de l'amour à celuy qui en voudroit estre le Tyran. Il me
dit donc que comme l'on ne sçavoit pas encore dans Athenes que ma Femme estoit
grosse, il faloit cacher sa grossesse ; l'envoyer à la Campagne, et quand elle y
seroit accouchée, faire nourrir cette Fille secrettement, sans qu'elle sçeust de qui
elle estoit née : et sans que personne le sçeust aussi excepté ceux qui auroient
soin de son education. Que s'il arrivoit que je
fusse obligé de quitter ma Patrie, il faloit que je la laissasse pendant mon exil,
en quelque Isle de la Mer Egée : et que cela estant elle seroit infailliblement
heureuse, sans que je deusse craindre qu'elle fust aimée du Tyran d'Athenes. Enfin,
Seigneur, pour accourcir mon discours, je creus les conseils d'Epimenides : et j'envoyay
ma Femme aux Champs, où elle acoucha d'une Fille quand le temps en fut venu. Ce
commencement de Prediction acomplie me semblant estrange, je continuay d'agir selon
les conseils d'Epimenides : qui en s'en allant (apres avoir refusé tous les presens
qu'on luy offrit, n'ayant voulu pour sa recompense, qu'un rameau de l'Olive Sacrée)
me dit que ma Fille me donneroit un jour autant de satisfaction par sa vertu et par
son bonheur, qu'elle me donneroit d'inquietude par sa perte. Ces paroles obscures me
demeurerent dans l'esprit : et depuis cela je remis ma Fille entre les mains d'une
Soeur que j'aimois beaucoup, qui estoit mariée à Corinthe, et qui m'estoit venuë voir :
confiant à elle seule et à son Mary le secret qu'Epimenides m'avoit tant recommandé.
Solon abrège le récit de ses actions politiques pour raconter comment il a décidé
de mener sa fille à Chypre. Philoxipe l'interrompt soudain, révélant qu'il connaît
Policrite. Il montre à Solon la galerie de Mandrocle. Le légisalteur est très
étonné en voyant ces peintures ; il doute soudain de la vertu de sa fille. Le
jeune homme le rassure et l'exhorte à terminer son récit. Quatre ans auparavant,
Solon avait rendu visite un mois durant à sa fille, sans lui dévoiler son
identité. Ainsi, il avait pu s'assurer de sa vertu parfaite. Maintenant qu'il
rentre de voyage, Solon a voulu rendre une nouvelle visite à Policrite. Il est
affligé de constater la disparition mystérieuse de la famille.
je ne m'arresteray point à vous dire que je perdis bientost apres ma Femme, et que
j'en eus une douleur extréme : je ne vous entretiendray pas non plus des desordres
d'Athenes, qui sont trop connus pour estre ignorez de quelqu'un : ny des
solicitations que l'on me fit d'accepter la Souveraine Puissance ; en me faisant
souvenir qu'il y avoit eu des Rois dans ma Race :
et qu'un homme descendu de l'illustre Codrus, pouvoit accepter le Sceptre sans
scrupule. Ny avec quelle fermeté je rejettay ceux qui me faisoient une proportion
injuste, suivant les Predictions d'Epimenides. je ne vous rediray pas
non plus, quelles furent les Loix que j'establis : vous les sçavez, et n'ignorez pas
comment elles furent reçeuës : ny la resolution que je pris de quitter ma Patrie
pour dix ans, afin de n'y changer plus rien, et de laisser au Peuple le loisir de
s'y accoustumer. Mais je vous diray qu'estant prest à me bannir volontairement de la
Grece, et n'ayant pas oublié ce qu'Epimenides m'avoit dit, j'aborday à
Corinthe
sans estre connu : où je dis à ma Soeur que j'estois obligé de laisser ma Fille en
une Isle, tant que mon exil dureroit. Cette vertueuse Personne qui ne l'aimoit pas
moins qu'une Fille qu'elle avoit aussi ; avoit espousé un homme de qui la vertu
estoit extraordinaire, et qui depuis longtemps menoit une vie fort retirée ; de
sorte qu'elle luy persuada aisément de n'abandonner point ma Fille : qui
effectivement me parut la plus belle Enfant que je vy jamais. je consultay mesme les
Dieux sur le dessein que j'avois, qui m'y confirmerent : Ainsije pris dans mon
Vaisseau cette petite Famille : et voulant du moins que le lieu de l'exil de ces
Personnes qui m'estoient si cheres, fust agreable ; je choisis cette Isle pour les y
laisser. Pendant le discours de Solon, Philoxipe qu'il y avoit desja long temps temps qui avoit bien de la peine à ne l'interrompre
point, ne pût plus s'en empescher : Quoy, Seigneur, lny dit il, vous avez laissé une
Fille en cette Isle ? Ouy, reprit Solon en soupirant, et je l'y vy encore le voyage que je
fis icy il y a prés de quatre ans, sans vouloir estre veû que de vous. Mais,
Seigneur, si j'ose parler de cette sorte, je la vy telle qu'Epimenides me l'avoit
dépeinte ; c'est à dire belle, pleine d'esprit et de vertu. Lors queje quittay la
premiere fois ceux qui la conduisoient, je les obligeay de se dire de l'Isle de
Crete ; à ce mot, Philoxipe changea de couleur, se souvenant que c'estoit
le lieu d'où Cleanthe luy avoit dit qu'il estoit. Mais Seigneur, reprit il, comment
se nomme cette Fille que les Dieux vous ont donnée ? Policrite, respondit
Solon :
Policrite ! s'escria Philoxipe ; Quoy, Seigneur, Policrite est vostre Fille
? Solon
surpris du discours de Philoxipe, changea de couleur à son tour : et craignit
que ce Prince ne sçeust quelque chose de Policrite qui luy desplust davantage
que l'incertitude où il estoit de sa vie et de son sejour. Seigneur, luy dit il, qui
vous a fait connoistre ma Fille, que j'avois sans doute laissée assez prés de vous :
mais que j'avois aussi logée en un lieu assez sauvage, pour croire que vous ne la
deviez pas rencontrer : et que quand vous la rencontreriez, vous ne la connoistriez
pas pour ce qu'elle est ? Les Dieux, respondit Philoxipe, sont ceux qui me l'ont
fait connoistre : et les Dieux, adjousta t'il encore, sont ceux qui l'ont enlevée de
sa Cabane, pour me punir sans doute de n'avoir pas
connu plus precisément la Fille de l'illustre Solon. En suite il pria ce fameux
Legislateur de passer dans sa Galerie, qui avoit esté peinte depuis son dernier
voyage à Clarie
; et luy monstrant les Portraits de Policrite sous la Figure de Venus
Uranie ; Voila, Seigneur, luy dit il, la Deesse qui m'a fait connoistre Policrite.
Solon
surpris de cette veuë regarda Philoxipe : et ne pouvant comprendre qu'il peust avoir
ces Peintures sans le consentement de Policrite ; Seigneur, luy dit il,
Epimenides m'assura que Policrite seroit vertueuse : mais ces
Portraits me font craindre que pour avoir esté eslevée parmy des Rochers, elle ne
soit devenuë un peu trop indulgente. Ha ! Seigneur, s'escria Philoxipe, que Policrite
est esloignée de ce que vous me dittes ! Mais oseray-je vous aprendre ma hardiesse ?
et oseray-je vous demander, auparavant que de vous raconter mon malheur et le
vostre, pourquoy vous la laissastes en ce lieu là ? Solon qui connoissoit la vertu de Megisto et de
Cleante : qui sçavoit aussi côbien estoit grâde celle de Philoxipe, condamna ses
premiers sentimens : et se hasta de luy dire, comment lors qu'il arriva en nostre
Isle, il avoit fait débarquer Cleanthe et sa Famille comme des Passagers qui
n'estoient pas de sa connoissance. Qu'en suitte il les avoit logez au bord de la Mer
: Mais qu'estant apres à Clarie, et luy aidant à faire bastir la Ville à la quelle il avoit voulu
donner son Nom, s'estant allé promener seul, il avoit remarqué ce petit Desert, ou il avoit logé Policrite : ayant donné à Cleanthe
dequoy faire bastir sa Cabane, et dequoy y subsster tres commodément, aussi long
temps que devoit durer son exil. Que passant d'Affrique en Asie, pour s'en aller à
la Cour de Cresus, il avoit voulu auparavant revenir en Chipre, afin d'y voir sa
chere Policrite : et qu'il avoit esté un mois entier à cette Cabane, sans que
Policrite eust sçeu son Nom, ny qu'il estoit son Pere : et qu'en suitte
il l'estoit venu voir à Clarie : mais qu'il luy advoüoit qu'il avoit descouvert en ce voyage là
dans l'esprit de cette je une Personne, des lumieres extraordinaires, qui
l'obligeoient d'en regretter la perte sensiblement. Car dit il, je n'ay plus trouvé
personne dans cette Cabane : et n'ay pû sçavoir ny pourquoy ceux qui l'habitoient en
sont partis ; ny la route qu'ils ont prise ; ny depuis quand ils ne sont plus en
cette Solitude. Mais vous, adjousta t'il, Seigneur, hastez vous s'il vous plaist de
me dire tout ce que vous sçavez de ma Fille, et ne me desguisez rien : car je vous
advoüe que j'ay l'esprit un peu en peine.
Philoxipe raconte à Solon les circonstances exactes qui ont entouré sa rencontre
avec Policrite. Il lui montre ensuite la lettre de la jeune fille, qui convainc
parfaitement Solon de sa vertu. Connaissant les origines royales de Solon,
Philoxipe craint de ne pouvoir donner une couronne à Policrite. Or le philosophe
place la vertu au-dessus du sceptre. Solon promet donc à Philoxipe de lui donner
sa fille en mariage, s'ils parviennent à la retrouver.
Philoxipe apres avoir en effet remarque que Solon avoit une extréme impatience de
sçavoir comment il connoissoit Policrite, et comment il en avoit tant de Portraits,
luy raconta la chose avec beaucoup de sincerité. Il le fit ressouvenir de son humeur
insensible : et qu'il luy avoit dit il y avoit long temps. Que l'on pouvoit estre
vaincu par l'Amour une fois en sa vie sans bonté. En suite il luy dit la belle et
illustre Côpagnie qu'il avoit euë chez luy :
combien cette Venus avoit esté trouvée merveilleuse : la guerre qu'on luy en avoit
fait : la rencontre de Policrite aupres de la Source de Clarie : sa surprise de voir que la
Peinture de sa Venus, estoit le Portrait de cette Inconnue : son inquietude de ne
pouvoir la retrouver : l'heureuse rencontre qu'il avoit faite de Cleanthe,
comme il s'en alloit au Temple avec sa Famille : La troisiesme fois qu'il l'avoit
veuë, lors qu'il la trouva dans le Temple mesme : comment il avoit enfin descouvert
sa Cabane, et ses diverses pensées là dessus : la premiere visite qu'il avoit renduë
à Policrite, lors qu'il la trouva faisant des Festons de Fleurs : les
conversations qu'il avoit euës avec Cleanthe et avec Megisto : et enfin la
violente pavion dont il s'estoit trouvé surpris. Il luy dit encore combien je
l'avoit côbatuë, à cause de la bassesse qu'il croyoit en la condition de Policrite :
quel changement cette passion avoit causé en son esprit : quel bruit sa melancolie
avoit fait dans la Cour : la bizarre imagination que le Roy en avoit euë : ses
conversations aveque luy, et avec la Princesse Aretaphile : la colere de cette
Princesse, et l'embarras où il s'estoit trouvé : de quelle façon Mandrocle avoit
fait les Portraits de Policrite : et enfin tout ce qui luy estoit advenu.
Mais apres avoir finy son recit, sans donner loisir à Solon de luy parler ; ainsi
Seigneur, luy dit il, vous voyez que je ne suis plus cét insensible Philoxipe
que vous avez autrefois connu : mais du moins
puis-je vous protester, qui j'ay aimé Policrite dans une Cabane, avec le
mesme respect que si elle eust esté sur le Throsne : et je puis mesme vous assurer,
que la passion que j'ay eüe pour elle, a esté aussi pure, que si j'eusse sçeu
qu'elle eust esté vostre fille. Ne me condamnez donc pas je vous en conjure : puis
que je n'ay fait autre chose, qu'adorer la vertu de Solon, en la personne de Policrite.
Ouy Seigneur, poursuivit il, c'est plus de sa vertu que de sa beauté que je suis
amoureux : cependant je ne laisse pas de meriter chastiment : car sans doute mes
visites ont obligé Cleanthe à quitter son Desert. Il n'a pas connu Philoxipe :
et s'est imaginé qu'il abuseroit de sa condition. Mais pour vous prouver, dit il
encore, que j'ay vescu aveque respect aupres de Policrite, et que je n'en ay jamais
eu une parole favorable ; Voyez (luy dit il Seigneur, en luy monstrant la Lettre
qu'il en avoit reçeüe) l'innocente et cruelle marque de reconnoissance, que cette
adorable Personne m'a donnée ; puis qu'en mesme temps qu'elle me dit qu'elle se
souviendra de moy, elle me dit aussi qu'elle ne me verra jamais. Neantmoins
Seigneur, adjousta t'il, si ma passion vous déplaist, je vous proteste que je me
resoudray à mourir, aussi tost que vous m'en aurez donné la moindre connoissance :
puis que c'est la seule voye par laquelle je puis l'arracher de mon coeur. Mais
aussi, s'il est vray que vous ayez une veritable affection pour moy, vous me plaindrez au lieu de m'accuser : vous me promettrez
de ne m'estre pas contraire, si les Dieux vous redonnent Policrite : et que vous
souffrirez qu'elle possede la belle Ville que j'ay fait bastir par vos ordres. je
voudrois Seigneur, pouvoir luy offrir plusieurs Couronnes : mais je ne pense pas que
celuy qui les refuse, fasse difficulté de donner sa fille à un Prince qui s'estime
heureux de n'estre qu'aupres du Throsne : et d'aider à son Roy à soutenir la
pesanteur du Sceptre. Apres que l'illustre Philoxipe eut cessé de parler, et que
Solon
eut achevé de lire la Lettre de Policrite ; Ma fille, luy dit il, est encore plus sage
que je ne pensois : et puis qu'elle a pû resister aux charmes de la Grandeur, et à
la vertu de Philoxipe : je trouve qu'Epimenides avoit raison de parler de
celle de Policrite comme d'un miracle. Soyez donc assuré, luy dit il, Seigneur,
que si les Dieux me redonnent ma fille, je n'aporteray nul autre obstacle à vos
desseins, que la priere que je vous feray de considerer plus d'une fois, si elle est
digne de l'honneur que vous luy voulez faire : car si vous continuez en vostre
resolution, et qu'en effet je connoisse que sa vertu merite une partie des graces
que vous luy faites, je seray tout prest de luy commander de vous considerer comme
celuy que les Dieux ont choisi pour la rendre heureuse, et pour la combler de
gloire. Je ne vous dis point Philoxipe, que le fameux Excestides mon Pere, qui ne
m'a laissé pauvre, que par sa magnificence, estoit
descendu de l'illustre Race du Roy Codrus : car ce ne sont pas des choses dont je
trouve qu'il faille tirer grand advantage. Mais je vous assureray, que tous ceux de
ma Maison depuis qu'ils ont quitté là Couronne, ont esté aussi bons Citoyens, que
leurs Devanciers avoient esté bons Rois : et qu'en mon particulier, j'aimeray
tousjours beaucoup mieux m'opposer à la Tyrannie qu'estre le Tyran. Enfin, luy dit
il encore, comme ce ne sera point à vostre Grandeur que je donneray Policrite :
je pretens aussi que la vertu de Policrite luy tienne lieu d'une Couronne. Mais helas,
interrompit Philoxipe, comment me la donnerez vous, cette adorable Policrite,si
nous ne sçavons point où elle est ? Il faut la demander aux Dieux, luy repliqua
t'il, puis que c'est d'eux seuls que nous devons attendre tous les biens qui nous
peuvent arriver. Enfin Seigneur, Philoxipe eut une joye que l'on ne peut dire, de
trouver en l'esprit de Solon des dispositions si favorables pour luy. Mais aussi
eut il une douleur extréme, de voir que les bonnes intentions de Solon seroient
inutiles, si l'on ne retrouvoit point Policrite. Toutesfois la veüe d'un
homme si illustre, ne laissoit pas de le consoler en quelque sorte : et la
conversation d'une personne qui possedoit la Sagesse au souverain degré, fit que du
moins sa douleur parut plus moderée, quoy qu'effectivement elle fust tousjours tres
forte. Il m'a dit mesme, que quelque affligé qu'il fust, il ne laissoit pas de se souvenir de vous, et d'en entretenir
Solon
comme d'une personne fort extraordinaire.
Le roi de Chypre apprend l'arrivée de Solon et désire le voir. Mais Solon est
bientôt informé des désordres qui troublent Athenes. Trois partis s'affrontent :
celui Licurgue, chef des habitants de la Plaine, celui de Megacles, fils
d'Alcmeon, chef de la Marine et celui de Pisistrate, chef de la Montagne. Solon
décide de retourner de suite à Athenes. Il donne à Philoxipe la permission
d'épouser Policrite dès qu'il l'aura retrouvée. Avant de partir, les deux amis se
rendent ensemble dans un temple dédié à Venus Uranie, afin d'y procéder à un
sacrifice d'un type particulier, car il ne fait aucune victime. La prêtresse leur
affirme que leurs vœux ont été reçus très favorablement. En revenant du temple,
Solon et Philoxipe s'éloignent du chemin.
Cependant le Roy ayant appris l'arrivée de Solon, et comme quoy Policrite
estoit sa fille, en eut une extréme joye : et voulurent qu'ils allassent à la Cour
Philoxipe et luy : de sorte que l'amour de ce Prince ne fut plus un si
grand secret. Comme l'on s'imagina que Cleanthe ne seroit point sorty de
l'Isle, l'on envoya un nouveau commandement par toutes les Villes, par tous les
Bourgs, et par tous les Vilages, de rendre conte des Estrangers qui habitoient en
tous ces divers lieux : Mais quoy que l'on peust faire, il fut un possible d'en rien
aprendre. Cependant la Cour redevenoit fort melancolique : car la Princesse Aretaphile
ne pouvant se resoudre de pardonner au Roy, ce Prince aussi par un bizarre sentiment
d'amour, s'obstinoit à vouloir gagner le coeur de cette Princesse, auparavant que de
l'assurer d'estre Reine. Philoxipe de son costé, estoit desesperé de ne
retrouver point Policrite, et de l'avoir fait perdre à Solon : et Solon aussi estoit fort triste
de n'avoir point de nouvelles de sa fille : principalement en un temps où il faloit
qu'il s'en retournast à Athenes : où il aprit qu'il y avoit d'assez grands desordres
; et que toutes choses s'y preparoient à la sedition. Il sçeut qu'il y avoit trois
Partis differens : qu'un nomme Lieurgue estoit Chef des habitans de la Plaine :
qu'un appellé Megades fils d'Alemeon l'estoit de ceux de la Marine : et que Pisistrate, que vous connustes sans doute quand vous
passastes à Athenes, l'estoit de ceux de la Montagne. De sorte qu'encore
qu'effectivement tout ce grand Peuple eust gardé ses Loix depuis son départ, les
choses estoient pourtant en estat de changer bientost de face. Solon estant donc pressé de
partir en peu de jours, dit à Philoxipe que l'interest de la Patrie estoit preferable
à tout : et que celuy qui avoit bien voulu cacher sa fille, plustost que de
l'exposer à donner de l'amour à un Tyran, n'abandonneroit pas son païs, pour
attendre inutilement des nouvelles d'une Personne que les Dieux conserveroient sans
doute si elle s'en rendoit digne : Qu'ainsi il n'avoit plus qu'à luy laisser un
pouvoir absolu de l'espouser s'il la retrouvoit. Philoxipe fort affligé et fort
content tout ensemble, remercia Solon de l'honneur qu'il luy faisoit : Mais comme le vent
ne se trouva pas propre pour partir, et que son Vaisseau n'estoit pas prest, il
falut qu'il eust patience. Durant cét intervale Solon sçeut qu'il y avoit un Temple
celebre à cent cinquante stades de Paphos, dedié comme presque tous les autres de
l'Isle à Venus Uranie : où l'on disoit que cette Deesse se plaisoit plus d'estre
honnorée qu'en aucun autre : parce que c'estoit la coustume que toutes les
ceremonies en estoient faites par des Filles de condition, qui se voüoient au
service de la Deesse, et qui la servoient trois ans dans son Temple, avant que
d'estre mariées. Solon qui creût ne pouvoir mieux
employer le temps qui luy restoit à demeurer en Chipre malgré luy, parce que le vent
n'estoit pas propre, et que son Vaisseau comme je l'ay dit, n'estoit pas encore en
estat de faire voile. Croyant, dis-je, ne pouvoir mieux faire que de prier les
Dieux, proposa à Philoxipe d'y aller, qui y consentit aisement. De sorte
que montant à cheval dés le lendemain au matin, suivis de peu de monde ; ils furent
à ce Temple, qui est scitué en un lieu infiniment agreable. je sçay bien Seigneur,
que je ne devrois pas m'arrester à vous raconter toutes les ceremonies du Sacrifice
que l'on offrit pour Solon et pour Philoxipe en cette occasion :
neantmoins comme ce qui le suivit l'a rendu celebre parmy nous, je ne laisseray pas
de vous le dire. Joint que peut estre n'en avez vous point veû de semblable : car
c'est un Sacrifice qui ne couste point la vie aux Victimes que l'on y offre : et qui
au contraire, fait qu'elles recouvrent la liberté. Ce Temple est d'une structure
assez belle : l'Autel en est magnifique : au pied de cét Autel, et droist au milieu,
l'on mit pour la ceremonie du Sacrifice, un grand Chandelier d'Or à douze branches,
où pendoient des Lampes de Cristal, que l'on alluma. Aussi tost apres cinquante
Filles habillées de Gaze d'argent meslé de bleu, pour marquer l'origine de la
Celeste Venus qu'elles servent : ayant toutes des Couronnes de fleurs sur la teste,
et des branches de Mirthe à la main, se rangerent des deux costez du Temple : à la reserve de celle qui devoit faire la ceremonie,
qui demeura au milieu. Au pied de ce Chandelier d'or, estoit une grande Cassolette
de mesme metal, où il y avoit du feu, qu'ils appellent Sacré : parce qu'il n'est
allumé que par l'agitation de certaines pierres consacrées à la Deesse. Celle qui
offroit le Sacrifice au Nom de Solon et de Philoxipe, mit dans cette Cassolette,
de l'Ambre, du Thimianie, du Benioin, du Labdan, et de plusieurs autres Parfums. En
suitte dequoy, ayant formé sur l'Autel un petit Bûcher de rameaux de Mirthesée, elle
prit un flambeau composé de Cire parfumée, avec lequel elle l'alluma : et de ce
mesme flambeau elle en alluma cinquante autres, qui estoient en divers endroits du
Temple. Apres cela une de ces Filles apporta deux Tourterelles liées ensemble, avec
des filets d'or et de soye bleüe : et devant celle qui portoit ces Oyseaux,
marchoient quatre autres Filles chantant un Hymne à la Lydienne : qui comme vous
sçavez est la plus parfaite Musique du monde, si l'on en excepte celle de Phrigie.
Apres celles là en vint quatre autres, portant deux Cignes attachez ensemble avec un
cordon de soye bleüe meslée de l'or : et suivies de quatre autres encore chantant
comme les premieres. Ces Filles qui portoient les Victimes, se mirent à genoux au
pied de l'Autel : En suitte dequoy celle qui faisoit la ceremonie, afin de n'irriter
pas Venus Anadiomene (qui autrefois avoit esté adorée en ce Temple) par les honneurs
que l'on rendoit à Venus Uranie : prit des Roses et
des Coquilles qu'elle sema sur l'Autel : et prenant une grande Conque de Nacre,
pleine de l'eau de la Mer, puisée au Soleil levant, en arrosa les Victimes. L'on
prepara mesme le Couteau Sacre grani d'Agathe Orientale, comme pour les sacrifier.
Mais ces Filles qui chantoient tousjours, le deffendirent de la part de Venus Uranie
: de sorte que celle qui portoit les Touterelles, et les autres qui portoient les
Cignes, s'estant approchées de celle qui faisoit la ceremonie, elle les détacha : et
ouvrant une des fenestres du Temple, dans le mesme temps que l'on mit de nouveaux
Parfums dans la Cassolette ; ils se perdirent dans cette nüe parfumée qui s'en
esleva : et volant avec rapidité vers le Ciel, semblerent aller porter les Voeux de
Selon et de Philoxipe à la Deesse à laquelle ils estoient offerts. Apres cela,
toutes les Filles qui estoient dans ce Temple, commencerent un Cantique de joye, qui
fit retentir ses voûtes agreablement : et une d'entr'elles prenant un petit faisceau
de Mirthe lié avec des filets d'Or, en ramassa les cendres du petit Bûcher, afin de
voir si tout avoit esté parfaitement consumé : car c'est une des marques que le
Sacrifice a esté bien reçeu. L'on fut en suitte visiter le Jardin Sacré où l'on
nourrit les Tourterelles et les Cignes destinez au service de la Deesse, pour voir
si ceux qu'on luy avoit offerts n'y estoient pas retournez : car alors que cela
n'arrive point, c'est une marque infaillible, que
le Sacrifice n'a pas esté accepté ; et que la Deesse ne trouve plus ces Oyseaux
assez purs, pour luy estre presentez une autre fois. Mais pour le Sacrifice de
Solon,
il eut toutes les marques d'un Sacrifice heureux : Le Bûcher avoit esté entierement
consumé : les Parfums avoient monté droit vers la voûte du Temple : les Oyseaux
avoient volé du costé du Levant, et on les avoit retrouvez dans le Jardin Sacré. En
fin ces Filles assurerent à Solon et à Philoxipe, que leurs voeux avoient
esté agreables à la Deesse : et qu'il y avoit tres long temps qu'elles n'avoient
offert de Sacrifice qui eust esté si bien reçeu. Apres avoir donc rendu grace à la
divine Uranie, ces deux illustres Affligez partirent pour s'en retourner à Paphos :
Solon
entretenant Phitoxipe si agreablement, et luy disant de si belles choses ; que sans
y penser il quitta le chemin par lequel ils estoient venus. Ceux qui les
accompagnoient, crurent que Philoxipe qui sçavoit fort bien ce chemin là, avoit
dessein d'aller encore en quelque lieu qu'ils ne sçavoient pas : de sorte qu'ils ne
luy dirent rien. Ainsi continuant de marcher par ce chemin détourné, ils
s'esloignerent non seulement de la route qu'ils devoient suivre, mais mesme ils
arriverent enfin en un endroit, où il n'y avoit plus nulle trace de chemin.
Solon et Philoxipe entendent des cris de femmes : ils aperçoivent Doride et
Megisto, affolées devant le spectacle qu'offre Policrite, seule dans une barque à la
dérive. Philoxipe se jette à l'eau et sauve sa bien-aimée. La vérité sur les
origines de Policrite est alors dévoilée au grand jour. Solon en profite pour donner
la main de sa fille à Philoxipe. Tout le monde retourne à Paphos. Les noces du roi,
enfin décidé à épouser Aretaphile, et celles de Philoxipe et Policrite, se déroulent
lors d'une seule et même cérémonie. Solon regagne rapidement Athenes, tandis que
Philoxipe marie sa sœur Agariste au prince de Cilicie, lui demandant d'envoyer une
troupe de dix mille hommes à Artamene.
Solon et Philoxipe arrivent en un endroit fort sauvage en bord de mer. Ils
décident alors de longer le rivage jusqu'au prochain chemin. Soudain ils entendent
des pleurs de femmes : il s'agit de Megisto et Doride poussant des cris
désespérés, en observant, du rivage, Policrite emportée par le courant sur une
petite barque sans rames. Philoxipe se jette à l'eau. Non sans peine, il parvient
à rejoindre la barque et à ramener Policrite saine et sauve à terre. Epuisé, il
s'évanouit.
Se trouvant alors au bord de la Mer, parmy des Rochers sauvages et presque
inaccessibles, cette veüe remit encore plus fortement en la memoire de Philoxipe,
le Desert où il avoit trouve la demeure de Policrite :
Mais au mesme temps aussi, il s'aperçeut qu'ils s'estoit esgaré ; et tellement
esgaré, qu'il ne connoissoit point du tout le lieu où il estoit. Neantmoins comme il
luy parut assez agreable, quoy que fort sauvage, il dit à Solon qu'infalliblemêt
continuant d'aller le long de la Mer, ils trouveroient quelque sentier qui leur
feroit retrouver leur chemin. C'est pourquoy du lieu de retourner sur ses pas, il
continua d'aller, et se mit mesme à marcher devant, afin d'estre le Guide de ceux
qu'il avoit esgarez. comme Philoxipe fut assez avancé, il descouvrit cinq ou six
petites Cabanes de Pescheurs basties au bord de la Mer : il entendit mesme plusieurs
voix de Femmes qui crioyent, et qui se pleignoient de quelque malheur. Il avança
alors avec precipitation, sans sçavoir par quel sentiment les voix de ces Femmes luy
avoient donné tant d'esmotion, et estant arrivé aupres d'elles, il reconnut Megisto et
Doride,
et les vit le visage tout couvert de larmes, acconpagnées de plusieurs autres Fêmes
qui pleuroient aussi bi ? qu'elles, et qui sans le regarder, regardoient toutes vers
la Mer. Il jetta alors les yeux du mesme costé qu'elles regardoient : Mais helas !
il vit Policrite toute seule dans un petit Bateau sans Rames et sans Gouvernail
; qui ne sçachant que faire, s'estoit mise à genoux pour prier les Dieux. Car encore
que la Mer ne fust pas fort esmuë, elle l'estoit toutefois un peu : joint que comme
les Rochers repoussoient les vagues avec impetuosité en cét endroit, et qu'il
faisoit un peu de vent du costé de la Terre, ce
Bateau s'esloignoit toujours davantage. Philoxipe voyant donc Policrite en
si grand danger, et ne voyant point de Bateau pour s'en pouvoir servir, descendit de
cheval en diligence : et quittant tout ce qui eust pû rembarrasser, il se jetta à
l'eau pour aller droit à Policrite. De sorte, Seigneur, que lors que Solon qui venoit
un peu derriere arriva sur le bord de la Mer, il vous est aisé de juger que sa
surprise fut grande : de voir Megisto toute en larmes ; Policrite seule dans un
Bateau que les vagues portoient vers la pleine Mer ; et Philoxipe nageant vers
Policrite. Mais qui en estoit encore si esloigné, qu'il y avoit lieu de
croire, que le Bateau allant tousjours, la force luy manqueroit auparavant qu'il le
peust joindre ; et qu'il auroit le desplaisir de voir perir devant luy, et sa chere
Fille, et un Prince qu'il n'aimoit pas avec moins de tendresse qu'elle. De vous dire
aussi quel estonnement fut celuy de Megisto, de voir Philoxipe se jetter à
l'eau, et un moment apres Solon arriver où elle estoit, c'est ce qui n'est pas aisé à
faire. De vous dépaindre non plus ce que pensa Policrite, lors qu'elle reconnut
Philoxipe, et qu'elle le vit en un danger si grand pour l'amour d'elle
il ne seroit pas non plus bien facile de vous le faire comprendre. Cette illustre
Personne nous a pourtant dit depuis, qu'elle ne l'eut pas plustost reconnu, que ses
voeux changerent d'objet : et que cessant de songer à son propre salut, toutes les
prieres furent pour Philoxipe. Cependant
Solon
estoit sur le nuage avec Megisto, qui n'avoit pas assez de liberté d'esprit pour
luy dire alors comment ce malheur estoit arrivé : et qui ne pouvant destacher ses
yeux d'un objet si capable de toucher l'esprit le plus insensible, se contentoit de
luy dire que Policrite estoit perdue. Et certes à dire vray, je pense qu'en cette
rencontre, la sagesse de Solon sur mise à la plus rigoureuse espreuve où elle sera
jamais : et qu'il luy a bien esté plus aisé de refuser une Couronne, que de voir
Policrite et Philoxipe au danger où il les voyoit, sans donner
d'excessives marques de desespoir. Ce Grand Homme demeura pourtant dans les justes
bornes d'une douleur legitime : et sans faire rien indigne de sa vertu, il sentit
pourtant tout ce qu'une ame tendre et genereuse devoit sentir. Cependant quoy que
Philoxipe n'eust qu'un habillement fort leger, parce que le Printemps
est déja fort chaud en nostre Isle, il ne pouvoit pas nager avec mesme facilité que
s'il n'en eust point eu : de sorte que le Bateau de Policrite s'esloignant tousjours, il
ne pouvoit venir à bout de le joindre. L'on voyoit cette je une Personne faire
quelques legers et inutiles efforts pour tascher de retenir cette petite Barque,
mais il ne luy estoit pas possible : et elle faisoit des choses qu'elle connoissoit
bien elle mesme qui ne luy pouvoient servir, sans pouvoir pourtant s'en empescher.
L'on voyoit aussi Philoxipe faire de grands efforts : et quelquefois
apres il sembloit que la lassitude commençoit de le
prendre. Mais enfin comme il s'en fut un peu aproché, quelquefois l'on voyoit une
vague qui repoussoit ce Bateau assez prés de luy ; et une autre aussi tost apres qui
le r'emportoit avec elle : car selon le vent qu'il faisoit, il changeoit de place et
de route. Il estoit si proche de Philoxipe, qu'il entendoit la voix de Policrite
sans luy pouvoir respondre, tant la violence avec laquelle il nageoit l'avoit mis
hors d'haleine. Seigneur, luy disoit elle, laissez moy perir, retournez vous en au
rivage, et ne vous obstinez pas à me suivre inutilement. je vous laisse à penser si
un commandement si obligeant, n'obligeoit pas Philoxipe à redoubler ses efforts :
Enfin, Seigneur, apres que plus d'une fois Solon eut veû des vagues s'eslever assez
pour renverser ce Bateau, et pour engloutir Philoxipe, qui ne pouvoit presque
plus y resister : un gros d'eau ayant poussé cette petite Barque vers ce Prince, il
fut si heureux qu'il prit un bout de corde avec laquelle elle avoit esté attachée au
bord de la Mer. Considerez, Seigneur, quelle fut alors la joye de Philoxipe ;
celle de Policrite, de Solon ; de Megisto ; de Doride : et des autres Femmes
qui estoient sur le rivage. Ils en pousserent tous des cris d'allegresse : il
n'estoit pourtant pas encore temps de se resjouïr : car bi ? qu'il ne soit pas
difficile de conduire un Bateau qui flote ; neantmoins Philoxipe estoit si las,
qu'il y eut lieu de desesperer qu'il peust achever heureusemêt, ce qu'il avoit si
bien cômencé, et qu'il peust r'amener cét Esquif à bord. En effet, on le vit plonger deux fois malgré luy, sans abandonner pourtant
jamais la corde qu'il tenoit ! je vous laisse à juger Seigneur, quelle douleur
estoit celle de Policrite en ces fâcheux instans : et de combien de larmes elle paya la
peine qu'il avoit pour la vouloir sauver. L'on voyoit pourtant cét amoureux Prince,
vouloir faire deux choses toutes opposées : car il vouloit regarder la rivage, afin
d'y conduire plustost sa chere Policrite : Et il y avoit aussi des momens, où croyant
mourir sans la pouvoir sauver, il vouloit du moins la voir en mourant. Il regardoit
donc tantost vers la Terre, et tantost vers Policrite : et les choses estoient en
cét estat, lors que les Gens de Philoxipe et de Solon qui estoient demeurez fort loin
derriere, à cause de quelque petit accident advenu à un de leurs chevaux, arriverent
: entre lesquels s'estant trouvé un Escuyer de Philoxipe qui sçavoit nager, il se je
tta à l'eau en diligence : et fut aider à son cher Maistre à conduire Policrite au
bord : où ce Prince ne fut pas si tost, que la force luy manquant, il tomba
esvanoüy.
Solon, Megisto, Doride et Policrite se pressent autour de Philoxipe, qui reprend
bientôt conscience. Policrite apprend alors que Solon est son père. Megisto
informe le léglislateur de ce qui leur est arrivé depuis le départ de la cabane.
Elle et Cleanthe avaient remarqué la passion réciproque de Philoxipe et Policrite.
Sachant que le roi était venu à Clarie, ils ont décidé de fuir, avant que
Philoxipe ne parle de Policrite au roi. Ils se sont réfugiés dans un hameau de
pêcheurs, en attendant le retour de Solon. Policrite, dont le dessin est la seule
occupation, s'était installée ce jour-là dans une barque. Alors qu'elle était
plongée dans son ouvrage, l'embarcation s'est détachée.
De vous dire comment il fut secouru de Solon, de Megisto, et de tout ce qui
se trouva sur le rivage, je pense qu'il seroit superflu : estant aisé à s'imaginer
qu'apres une semblable action, il en fut bien assisté. Pour Policrite elle estoit si
surprise et si affligée de l'estat où elle voyoit Philoxipe, qu'elle ne sentoit point
la joye d'estre eschapée d'un si grand peril. Mais enfin, apres que l'on eut porte
Philoxipe dans une de ces Cabanes ; que par les remedes qu'on luy eut faits, il fut revenu de sa foiblesse ;
et qu'on luy eut seché ses habillemens ; il demanda où estoit Policrite ? que Solon fit venir
d'une petite Chambre où elle s'estoit retirée : quoy qu'elle ne fust pas encore bien
remise, et de la frayeur qu'elle avoit euë pour elle, et de celle qu'elle avoit euë
pour Philoxipe. Mais enfin, apres que tous ceux qui estoient dans cette
Cabane se furent retirez, à la reserve de Megisto, de Policrite, de Doride, de
Philoxipe, et de Solon : ce dernier pria Megisto de luy dire pourquoy elle avoit
quitté la Cabane qu'il luy avoit fait bastir ; pourquoy elle estoit en celle là ; en
quel lieu estoit Cleanthe ; pourquoy ils n'avoient pas laissé ordre de l'advertir du lieu
de leur retraite ; et comment ce dernier malheur estoit arrivé à Policrite ?
Mais, luy dit il, ma Soeur, parlez sans déguiser la verité : car le Prince Philoxipe
sçait que je suis vostre Frere, que Policrite est ma Fille ; et je sçay
aussi qu'il luy fait l'honneur de l'aimer ; c'est pourquoy ne déguisez plus rien
devant luy ; car il a presentement plus de part en Policrite que je n'y en ay, puis que
je la luy ay donnée : et qu'il vient d'y aquerir encore un nouveau droit en luy
sauvant la vie. je vous laisse à penser, Seigneur, quelle fut la surprise de Policrite,
d'aprendre qu'elle estoit Fille de Solon, qu'elle connoissoit bien pour un
Grand et excellent homme, mais qu'elle ne connoissoit pas pour son Pere : et
d'entendre en mesme temps, qu'elle estoit donnée à Philoxipe. Elle en rougit donc avec
beaucoup de modestie ; et regardant Megisto, comme pour luy demander s'il estoit vray qu'elle fust Fille de
Solon ?
elle la confirma en cette croyance : et luy donna lieu de confondre si bien la joye
qu'elle avoit de revoir Philoxipe ; avec celle qu'elle avoit aussi de voir
qu'elle estoit Fille d'un Homme si illustre ; qu'il n'en parut dans ses yeux que ce
que luy en devoit causer un si grand honneur. Philoxipe prenant alors la parole,
dit des choses à Solon aussi obligeantes pour Policrite que pour luy : et Megisto fut
quelque temps sans pouvoir contenter la curiosité de son Frere. Mais enfin elle luy
aprit, comment connoissant l'amour que le Prince Philoxipe avoit pour Policrite ;
elle avoit creû à propos de dire seulement à cette Fille qu'elle estoit plus que ce
qu'elle pensoit estre : afin qu'elle connust qu'elle estoit encore plus obligée de
traiter Philoxipe avec beaucoup d'indifference : et qu'elle luy eust moins
d'obligation des sentimens qu'il avoit pour elle. Que Cleanthe et elle ayant ce
leur sembloit remarqué que cela avoit produit un effet contraire en l'esprit de
Policrite : et le Prince Philoxipe ayant paru
extraordinairement passionné en la derniere visite qu'il avoit faite chez eux : elle
advoüoit que le merite de Philoxipe et la jeunesse de Policrite, luy avoient
donne quelque apprehension. Qu'en suite ayant sçeu que le Roy estoit à Clarie, et ayant
craint que Philoxipe ne luy parlast de la beauté de Policrite : elle avoit
conseillé à Cleanthe de quitter leur Cabane. Qu'en effet ils l'avoient abandonnée ;
et esloient venus en ce petit Hameau maritime, où
Cleanthe connoissoit un vieux Pescheur qui leur avoit presté la sienne :
estant allé loger avec un Fils qu'il avoit. Qu'ils avoient laissé chez eux un je une
Esclave, aux ordre si Solon venoit, de luy dire seulement qu'il se trouvast le
premier jour de la Lune ensuivant, à un Temple qu'ils luy nommerent : où Cleanthe ne
devoit pas manquer de se trouver en pareils jours, afin de l'y rencontrer quand il
reviendroit. Que depuis quelque temps Cleanthe avoit sçeu par le
Sacrificateur de ce petit Temple qui est aupres de leur premiere Cabane, que cét
Esclave estoit mort : si bien que sçachant que le terme du retour de Solon aprochoit,
Cleanthe avoit pris la resolution d'aller demeurer fsul à Paphos :
sçachant bien que lors qu'il reviendroit en Chipre, il verroit infailliblement le
Roy, et qu'ainsi il ne pouvoit manquer de le trouver, de sorte qu'il estoit party ce
matin là. Que Policrite qui n'avoit de plus grand divertissement, principalement
depuis qu'ils avoient quitté leur premiere demeure, que de dessigner tousjours
quelque chose sur ses Tablettes : ayant veû partir tous les Pescheurs de leur petit
Hameau, sans qu'il restast nul Bateau que celuy dans lequel on l'avoit veüe, et qui
n'avoit ny Timon ny Rames : elle y estoit entrée, s'y estoit assise ; et sans
prendre garde s'il estoit bien attaché, s'estoit mise à faire un Dessein de cette
petite Flotte rustique qui s'esloignoit d'elle. Que cependant elle avoit esté si
attentive à son ouvrage, qu'a ce qu'elle disoit, elle ne s'estoit point aperçeüe que le Bateau dans lequel elle estoit, s'estoit
destaché ; avoit abandonné le rivage, et flotoit au gré du vent. De sorte, dit
Megisto, que sortant de nostre Cabane pour regarder où estoit Policrite,
je l'ay veüe comme je vous l'ay dit : et j'ay fait un si grand cry, que je l'ay fait
apercevoir du danger où elle estoit, sans que j'y pusse aporter aucun remede : n'y
ayant pas un homme en ce Hameau : et tous les Bateaux de Pescheurs ayant desja
doublé un Cap qui les déroboit à nostre veüe.
Philoxipe emmène toute la famille de Solon à Clarie, puis à Paphos. Pendant ce
temps, le roi demande la main d'Aretaphile. Les mariages de Philoxipe et
Policrite, ainsi que celui du roi et Aretaphile, sont célébrés en même temps. Les
troubles qui sévissent à Athenes obligent Solon à rentrer rapidement. Peu de temps
après, le prince de Cilicie demande la main d'Agariste. Philoxipe la lui accorde,
à condition que ce dernier envoie dix mille hommes à Artamene. Leontidas est ainsi
chargé d'accompagner la princesse Agariste en Cilicie, puis de mener les troupes à
Artamene.
Megisto
ayant fini son recit, Solon admira la Providence des Dieux, en la conduitte des
choses du monde : car venant à considerer que s'il ne se fussent égarer Philoxipe et
luy, Policrite selon les apparences auroit peri : il ne pouvoit assez
remercier la Deesse, à laquelle il avoit offert un Sacrifice, qui paroissoit avoir
esté si bien reçeu. En effet, cette Advanture amis ce Temple de Venus Uranie en
grande reputation : Mais Seigneur, pour n'abuser pas plus longtemps de vostre
patience, je vous diray seulement qu'au lieu d'aller à Paphos, Philoxipe et Solon furent le
lendemain à Clarie : où ils menerent Megisto, Policrite ; Doride ; et
toutes les femmes qui les servoient : apres que Philoxipe eut recompensé liberalement
les femmes de ces Pescheurs de l'hospitalité et de la courtoisie dont Policrite
leur estoit redevable. De vous dire maintenant la joye de Philoxipe et celle de
Policrite,il ne seroit pas aisé : et de vous redire en quels termes cét
heureux Amant exprima sa satisfaction à Policrite,
et avec quelle obligeante modestie, elle reçeut les tesmoignages de son affection,
et luy donna des marques de la sienne ; ce seroit entreprendre un discours trop
difficile. Car enfin aprendre en un mesme jour, qu'elle estoit Fille de l'illustre
Solon,
et qu'elle alloit estre Femme de Philoxipe, estoient deux choses qui partageoient bien
son ame, et qui mettoit un agreable trouble dans son coeur. Philoxipe ne manqua pas de
faire voir à Policrite ses Portraits dans sa Galeries qui certainement quoy que tres
beaux, l'estoient infiniment moins qu'elle. Le jour d'apres, Solon envoya chercher Cleanthe à
Paphos, que l'on y trouva, et que l'on amena à Clarie : En suitte ayant donné les ordres
necessaires pour cela, Cleanthe, Megisto, Policrite, et Doride, eurent
des habillemens proportionnez à leur condition. Le lendemain la Princesse de Salamis, et la
Princesse Agariste, ayant esté adverties par Philoxipe leur Frere, de la verité de
son Advanture : ces deux belles Princesses, dis-je, qui l'aimoient cherement, qui
par cét advis avoient apris l'illustre Naissance de Policrite, et qui reveroient Solon comme un
Dieu : furent prendre cette belle Personne à Clarie, pour la mener à Paphos. Mais Dieux
qu'elles furent surprises de son extréme beauté ! et la comparant avec ses
Portraits, qu'elles trouverent qu'elle estoit au dessus d'eux ! Mais si elle leur
parut belle et charmante, elle leur sembla encore plus spirituelle ; elle avoit je
ne sçay quelle aimable modestie, qui sans avoir
rien de sauvage, la rendoit encore plus agreable. Elle avoit sans doute dans l'ame
toute l'innocence qu'elle avoit conservé parmy ses Rochers : mais elle avoit
pourtant dans l'humeur et dans l'esprit tous les charmes que la Cour peut donner.
Car comme Megisto estoit une digne Soeur de l'illustre Solon, elle sçavoit aussi bien
toutes les choses de bien seance necessaire à celles de son Sexe, que personne les
peust sçavoir ; et les avoit aussi parfaitement aprises à Policrite. La je une
Doride
parut aussi fort belle et fort aimable à la Cour : où le Roy reçeut Solon, Cleanthe,
Megisto, Philoxipe, et Policrite, avec des honneurs et des
joyes que l'on ne sçauroit exprimer. Et d'autant plus encore, que s'estant enfin
resolu de contenter l'ambition de la Princesse Aretaphile, afin de satisfaire son
amour : il luy avoit fait dire le jour auparavant, qu'il ne tiendroit plus qu'à elle
d'estre Reine. Mais Seigneur, si Aretaphile fut Reine de Chipre, Policrite fut Reine de la
Beauté : et la seule Princesse de Salamis eust pu luy disputer un peu ce glorieux Empire.
Enfin Seigneur, ce ne furent plus que Festes et resjoüissances : Comme Solon estoit
pressé de partir, l'on hasta ces illustres Nopces : le Roy voulut qu'il n'y eust
qu'une seule ceremonie pour ces deux Grands Mariages ; et Chipre n'a rien veû de
plus superbe que le fut cette belle Feste, quoy qu'elle fust faite avec
precipitation. Solon ne manqua pas de se souvenir alors des Predictions d'Epimenides : et d'advoüer qu'il y avoit quelque chose
de Divin en ce rare Homme. Cependant comme l'interest de la Patrie estoit plus fort
en luy que tout autre interest, il partit pour s'en retourner à Athenes : de sorte
qu'il y eut quelques larmes de tristesse qui interrompirent un peu la joye de
Policrite. Mais pour luy laisser quelque consolation, la je une Doride demeura
aupres d'elle pour quelque temps : et Cleanthe et Megisto s'embarquerent avec
l'illustre Solon. Voila Seigneur, l'estat où ce Grand Homme laissa la Cour de
Chipre : c'est à dire le Roy tres content, la Reine Aretaphile tres satisfaite ; et
Philoxipe et Policrite si heureux, que l'on ne peut pas l'estre
davantage. Peu de jours apres le Prince de Cicilie ayant envoyé demander la
Princesse Agariste Soeur de Philoxipe, il la luy accorda : et mit dans les
conditions de son Mariage, qu'il vous envoyeroit des Troupes, comme le Roy de Chipre
vous en avoit desja envoyé. Et comme ce fut moy qui eus l'honneur de conduire la
Princesse Agariste en Cilicie, je me resolus d'accepter l'employ que l'on m'offrit pour venir
icy ; et estant retourné en Chipre pour faire mon equipage, le Prince Philoxipe me
chargea de vous aprendre son Advanture : et de vous supplier de sa part, de ne
troubler pas son bonheur, en le privant de vostre amitié, qui luy est infiniment
chere, et infiniment precieuse.
Le roi est sur le point de libérer Artamene. Tous les amis du héros sont en liesse.
Megabise rentre peu après d'Armenie, confirmant les intentions belliqueuses du roi
et la nécessité de délivrer le héros prisonnier. Pendant ce temps, Metrobate, ennemi
secret d'Artamene, découvre les sentiments de ce dernier pour la princesse et s'en
sert pour lui nuire : il convainc Ciaxare, indigné par l'ambition d'Artamene, de
confisquer la cassette de ce dernier, laquelle contient entre autres un portrait de
Mandane.
Après avoir terminé son récit, Leontidas émet des doutes sur la justice de
Ciaxare. Artamene l'enjoint de ne pas critiquer le roi de Medie. Ce dernier, du
reste, est sollicité de toutes parts afin que l'illustre prisonnier soit libéré.
Hésitant, il attend le retour de Megabise.
Leontidas ayant cessé de parler, Artamene l'assura, que si la felicité
de Philoxipe n'estoit jamais troublée que
par la perte de son affection, il estoit assuré d'estre tousjours fort heureux :
Thimocrate et Philocles tesmoignerent en suitte avoir une sensible
joye, de la satisfaction d'un Prince qu'ils aimoient infiniment ; et Artamene en
reçeut sans doute tout le plaisir que l'estat present de sa vie luy pouvoit
permettre d'avoir. Il estoit pourtant en termes de ne pouvoir apprendre d'Advantures
ny bonnes ny mauvaises sans quelque douleur : car lors qu'on luy parloit de la
felicité de quelqu'un, la comparant à son infortune, il en soupiroit : et si on luy
disoit quelque chose de funeste, il en soupiroit encore : tant il est vray que
l'experience des malheurs, rend l'ame sensible à la compassion : Il se resjoüit donc
du bonheur de Philoxipe, mais en soupirant : et il tesmoigna à Leontidas qu'il estoit
bien fâché de n'estre pas en estat de pouvoir faire voir à Philoxipe en la personne
du Prince Artibie et en la sienne, combien tout ce qu'il luy recommandoit luy
estoit cher. Mais, luy dit il, Leontidas, vous venez servir un si Grand Roy et si
equitable, que vostre vertu ne laissera pas d'estre aussi bien recompensée, que si
j'estois encore en liberté. Seigneur, luy respondit Leontidas, il seroit bien difficile
de persuader à toute l'Asie que le Roy des Medes fust equitable en toutes choses,
tant que vous serez prisonnier : Les Rois (reprit Artamene avec une sagesse extréme)
font quelquefois des injustices innocement : parce qu'ils sont persuadez qu'ils ont raison d'agir comme ils agissent : et ceux qui
souffrent ces especes d'injustices dont je parle, seroient eux mesmes bien injustes,
s'ils ne les enduroient passans les en accuser et sans s'en pleindre. Thimocrate,
Philocles ; et Leontidas ravis de la prudence d'Artamene ; et de voir qu'il
ne sçavoit pas moins bien user de la mauvaise fortune que de la bonne, le quitterent
apres luy avoir fait de nouvelles protestations d'une amitié inviolable. Mais durant
qu'il souffroit avec tant de patience une prison si cruelle, tous ses illustres Amis
n'avoient autre pensée que celle de songer à l'en tirer. Ariobante que Ciaxare avoit
lassé Regent du Royaume, vint de Themiscire à Sinope : tant pour luy rendre conte de son
administration, que pour l'advertir que tous les Habitans de Themiscire, d'Amasie, et de
toute cette partie de la Capadoce, qui n'estoit pas revoltée, disoient hautement,
qu'il faloit envoyer des Deputez au Roy, pour le supplier de remettre Artamene en
liberté. Enfin Seigneur, dit Ariobante à Ciaxare, toute la Galatie dit la mesme chose : et
vos trois Royaumes tous entiers, ne peuvent foustrir qu'un homme qu'ils reverent
comme un Dieu toit dans les fers ; car ce que je vous dis de Galatie et de Capadoce, je l'ay
aussi entendu dire de toute la Medie. Ciaxare escouta Ariobante sans luy
respondre precisément : parce qu'il attendoit la response du Roy d'Armenie,
auparavant que de se determiner à rien. Cependant Chrisante et Feraulas agissoient
continuellement : et par leurs soins, et par
l'affection que tant de Rois et tant de Princes avoient pour Artamene, Ciaxare
n'estoit jamais sans qu'il y eust aupres de luy quelqu'un qui luy parlast pour cét
illustre prisonnier. Le Roy de Phrigie n'en estoit pas plustost sorti, que celuy
d'Hircanie y entroit ; A celuy là succedoit Persode ou Hidaspe : à ceux-cy Artibie ou
Adusius : Enfin, soit par Agiatidas, par Thimocrate, par Philocles,
par Gobrias, par Gadate, par Thrafibule, par Madate, ou par Artucas, le
Nom d'Artamene estoit continuellement prononce. Si Ciaxare alloit au Temple,
les Sacrificateurs luy en parloient : s'il alloit dans les rues de Sinope, les Habitans
je mettoient à genoux, pour luy demander sa liberté : s'il alloit quelquesfois se
promener au Camp, tous les Soldats demandoient leur general : et à la reserve de cét
ancien Amy d'Aribée, qui avoit tousjours intelligence avec Artaxe, il n'y avoit pas une
personne qui ne servist Artamene : si bien que cét homme qui se nommoit Metrobate,
estoit sans doute le seul qui avoit dessein de luy nuire. Martesie en son
particulier, qui estoit informée par Feraulas de tout ce qui se passoit,
avoit une joye extréme de voir que le rare merite d'Artamene estoit si universellement
connu : et de voir qu'il n'estoit pas comme ces Favoris que tout le monde quitte,
quand la Fortune les abandonne : puis qu'au contraire, l'amitié que l'on avoit pour
luy, estoit redoublée par son malheur. Elle recevoit aussi tous les jours par le
mesme Feraulas, des nouvelles d'Artamene, qui du moins vouloir luy rendre tesmoignage par la regularité des
complimens qu'il luy faisoit faire, qu'il n'estoit pas changé en prison : et que
puis qu'il avoit conservé la civilité, il avoit aussi conservé sa passion toute
entiere.
Megabise arrive à Sinope, porteur de mauvaises nouvelles. Le roi d'Armenie, qui
l'a reçu avec beaucoup de suspicion, nie que Mandane soit dans son royaume. Quand
bien même elle le serait, il refuserait de la rendre, sans que Ciaxare ne signe
auparavant un traité par lequel il renonce à tous ses droits sur l'Armenie. Il est
prêt à faire la guerre. Ciaxare songe sérieusement à libérer Artamene.
Les choses estant en cét estat, Megabise revint : et arriva chez le Roy qu'il y avoit
beaucoup de monde. A peine fut il entre, que chacun se pressa, afin d'entendre ce
qu'il aprendroit à Ciaxare : qui ne le vit pas plustost, que sans vouloir
faire un secret de sa response ; Et bien Megabise, luy dit il, sçavrons nous
comment l'on a reçeu ma Fille en Armenie, et le Roy d'Armenie me la rendra t'il
comme il y est obligé ? Seigneur, luy repondit Megabise, mon voyage n'a pas esté
heureux : je ne sçay point qui est le Roy dont la Princesse a parlé par son Billet :
le Roy d'Armenie ne veut point advoüer qu'elle soit dans ses Estats, quoy qu'il y
ait grande aparence que la chose soit ainsi : et je n'ay point trouve le Prince
Tigrane à la Cour du Roy son Pere. Mais encore, luy dit Ciaxare,
comment ce Prince vous a t'il reçeu ? Seigneur, reprit Megabise, quand je fus
arrivé à Artaxate, et que j'eus envoyé demander Audience au Roy, il me la fit
attendre trois jours : et durant cela, je fus tousjours soigneusement observé par
diverses personnes. En suite comme je me fus aquité du commandement que j'avois
reçeu de vostre. Majeste ; et que je luy eus dit qu'ayant sçeu que la Princesse
vostre Fille estoit dans ses estats, vous m'aviez envoyé la luy redemander : je
pensois, me dit il assez fierement, que vous vinssiez me soliciter encore de payer le Tribut que j'ay paye à Astiage, et
que je ne dois plus à Ciaxare, auquel je n'ay ri ? promis. Mais pour la
Princesse Mandane, elle n'est pas en ma puissance : et quand elle y seroit, je ne
la rendrois pas sans doute : et la garderois pour Ostage, jusques à ce que par un
Traité autentique, le Roy vostre Maistre eust advoüé, que les Rois d'Armenie ne
doivent plus estre des Rois Tributaires. Seigneur, luy dis-je, songez bien à ce que
vous dites, auparavant que de me donner mon congé : car le Roy mon Maistre sçait de
certitude que la Princesse est dans vos Estats. Je la feray chercher, me dit il, et
on la traitera en personne de sa condition : Mais si elle y est, je vous dis encore
une fois, que je ne la renvoyeray point au Roy des Medes, qu'il ne se soit départy
des pretentions qu'il a sur l'Armenie. Qu'il se contente, me dit il encore, que la
Fortune luy a donné un home qui luy fait assez de Conquestes, pour le consoler de la
perte qu'il fait d'un mediocre Tribut. Enfin, Seigneur, luy dis-je, si vous ne me
dites autre chose, j'ay ordre de vous dire que le Roy mon Maistre viendra luy mesme
vous redemander la Princesse sa Fille, avec une Armée de cent mille homes. Allez
donc en diligence, me dit il, luy dire qu'il Ce prepare à partir : et advertissez le
qu'il n'y a point de plus vaillans Soldats au monde, que ceux qui combattent pour
leur liberté : et que puis qu'Arramene est en prison, comme je l'ay sçeu, le Prince
Tigrane mon Fils, ne fera pas à mô aduis difficulté de le combatre : et
peut-estre ne trouvera t'il pas tousjours la Victoire disposée à suivre ses pas. Megabise sçavoit bien que ce n'estoit pas estre
judicieux, que de parler de cette sorte à Ciaxare devant tant de monde : et de
raconter si precisément, ce que le Roy d'Armenie avoit dit d'Artamene : mais croyant que
peut-estre cela ne luy seroit il pas inutile, il s'y estoit resolu. Il acheva son
recit, en disant encore que depuis qu'il avoit esté sorty de chez le Roy d'Armenie,
on luy avoit fait commandement de partir d'Anaxate dés le lendemain : et qu'on luy
avoit donné des Gardes, qui ne l'avoient point abandonné, qu'il n'eust esté à
l'extrémité des Frontieres d'Arménie. Ciaxare entendant la response de ce
Prince, en fut en une colere estrange : et se resolut à la guerre contre luy. Non
non, dit il, je ne doute point que Mandane ne soit en Armenie : elle l'a
escrit ; Martesie l'a confirmé, et la response de ce Prince audacieux me le dit
assez. Mais encore (dit le Roy de Phrigie parlant à Megabise) ne vous estes vous
point informé de quelqu'un, s'il estoit arrivé quelque Princesse estrangere en cette
Cour là ? Ouy, dit il, Seigneur, et j'ay effectivement apris, qu'il y quelque temps
qu'il y arriva des Femmes de qui l'on ne connoissoit point la condition : que l'on
envoya en un Chasteau qui est vers le Païs des Chaldées, et qui ne tarderent point à
Artaxate.
Non non, dit Ciaxare encore une fois, il ne faut point s'en informer davantage :
Mandane est en Armenie, et il y faut aller porter la guerre. Et par
consequent (dit le Roy de Phrigie avec autant de generosité que de bardiesse) il
faut aller tirer l'illustre Artamene
de prison ? Car, Seigneur, si vos Soldats ne le
voyent point à leur teste, et qu'ils le laissent à Sinope, ils marcheront lentement vers
l'Armenie : et ne combatront peut-estre pas comme ils ont accoustumé de combatre.
aussi bien, adjousta le Roy d'Hircanie, ne crois-je point qu'il y ait une meilleure
voye de se rendre les Dieux propices, que de proteger un homme qu'ils ont tant
favorise. Ces deux Princes ne furent pas les seuls qui parlerent de cette sorte :
tout ce qui se trouva alors dans la Chambre de Ciaxare fit la mesme chose : il sembla
mesme que la necessité presente, l'emportast enfin sur sa resolution passée ; et
qu'il n'eust plus dessein de vouloir si opiniastrément sçavoir quelle avoit esté
l'intelligence d'Artamene avec le Roy d'Assirie ; de sorte qu'il y avoit beaucoup
d'aparence qu'il seroit bien tost delivré. Le Roy des Medes souffrit qu'on le loüast
en sa presence, sans tesmoigner d'en estre fâché : il ne rejetta point les prieres
qu'on luy fit : et sans les accorder precisément, il agit comme un homme qui avoit
quelque confusion de changer si tost d'advis ; et comme un homme qui vouloit se
reserver l'avantage de faire la chose par luy mesme, sans y estre forcé par autruy :
Ses sentimens ayant esté facilement reconnus par toute cette illustre Compagnie, on
ne luy parla plus d'Artamene ; de peur de nuire à celuy que tout le monde
vouloit servir.
Les hésitations de Ciaxare à libérer Artamene provoquent une grande joie parmi le
peuple. La rumeur de la prochaine libération du héros se répand comme une traînée
de poudre. Artamene en est informé. Il est très heureux à l'idée de partir à la
recherche de Mandane. En attendant sa sortie de prison, il demande à Feraulas de
convaincre Martesie de lui prêter le portrait de la princesse qu'elle possède. De
son côté, Ciaxare se décide à délivrer son illustre prisonnier au premier jour de
la guerre.
Neantmoins ils sortirent de chez le Roy avec une si forte esperance de la liberté
d'Artamene : que comme la joye est une chose que beaucoup de personnes ne peuvent cacher, et qui fait bien
souvent reveler cent secrets qu'il faudroit faire : il s'espandit en un moment un
bruit general par toute la Ville et par tout le Camp y qu'Artamene alloit estre
delivré. Il en fut luy mesme adverty comme d'une chose certaine ; ses Gardes en
pleurerent de joye : Andramias ne pouvoit se lasser de luy tesmoigner la
satisfaction qu'il avoit d'esperer de le revoir bientost au mesme estat qu'il
l'avoit veû quelque temps auparavant. Martesie en estoit si transportée,
qu'elle ne pouvoit exprimer sa joye : et Chrisante et Feraulas en estoient si
aises, que l'illustre Artamene ne l'estoit guere davamage : bien que la
consideratron de la Princesse luy fist regarder la liberté comme le plus grand bien
qui luy peust jamais arriver, en l'estat où estoit sa fortune, Quoy, disoit il en
luy mesme, je pourrois encore esperer de servir l'illustre Mandane ! et je pourrois
croire de me retrouver en termes de delivrer ma Princesse, ou de mourir du moins
pour son service ! Quoy je pourrois encore me flatter de l'agreable pensée de la
revoir et d'en estre veû ! et je pourrois m'imaginer de me retrouver encore une fois
aupres d'elle, avec la liberté de l'entretenir de ma respectueuse passion ! Ha, s'il
est ainsi, s'escrioit il, que je dois peu me plaindre des maux que j'ay soufferts :
et que je seray pleinement recompente de tant de douleurs que j'ay endurées !
C'estoit de cette sorte que l'illustre Artamene s'entretenoit, pendant que
toute la Ville et tout le Campestoient en joye, par l'esperance de sa liberté ; Et
afin qu'il jouist encore d'un nouveau plaisir,
Feraulas entra dans sa Chambre, qui luy confirma que la nouvelle qu'on
luy avoit donnée n'estoit pas sans fondement. De là venant à parler de Mandane, il se
fit presque redire tout ce que Martesie avoit dit à Chrisante et a luy : et tout ce
qu'ils luy avoient dit à luy mesme. Puis tout d'un coup se souvenant qu'ils luy
avoient raconté que lors que Martesie estoit demeurée au bord de la Riviere d'Halis parmy des
Pescheurs, elle s'estoit servie d'une Boëte de Portrait pour avoir dequoy revenir à
Sinope, et
qu'elle en avoit retenu la Peinture, qui estoit celle de Mandane : Ha ! luy dit il,
Feraulas, n'y auroit il point moyen que par le credit que je sçay que
vous avez sur l'esprit de Martesie, vous pussiez l'obliger à me faire la grace de
m'envoyer ce Portrait, avec promesse de le luy rendre si elle veut, le jour que je
sortiray de prison ? Seigneur, luy dit il, je ne pense pas que Martesie vous le refuse
avec cette condition : mais pour vous le donner absolument, je pense que la crainte
de desplaire à la Princesse (qui comme vous sçavez a une vertu. delicate, qui fait
scrupule des moindres choses) l'empescheroit de le faire. Joint qu'elle a elle mesme
tant d'amour pour cette, Peinture, que difficilement se resoudroit elle à s'en
priyer pour tousjours. Mais pour me la confier durant quelque temps, adjousta t'il,
je ne pense pas qu'elle me le refuse. Artamene embrassa alors Feraulas avec
beaucoup de tendresse, pour l'obliger à faire ses derniers efforts, afin de le
satisfaire : Feraulas donc s'estant chargé de cette
commission, le quitta : et le laissa avec une joye qu'il y avoit long temps qui
n'avoit trouvé place dans son coeur. Ciaxare de son costé, sentoit quelque
secret plaisir de s'estre vaincu luy mesme : et d'estre en quelque façon contraint
de delivrer Artamene. Il avoit pourtant encore assez de chagrin de ne pouvoir
precisement sçavoir quelle avoit esté cette intelligence qu'il n'avoit pu descouvrir
: Mais apres tout, le rare merite d'Artamene ; les grandes choses qu'il
avoit faites ; les obligations qu'il luy avoit, et la necessité presente qu'il avoit
de sa valeur, l'emporterent sur son esprit : et il se resolut en effet à delivrer
Artamene, le jour mesme qu'il seroit marcher son Armée pour aller en
Armenie.
Seul Metrobate, ennemi secret d'Artamene et ancien ami d'Aribée, est contrarié
par la prochaine libération du héros. Il reçoit alors des nouvelles d'Artaxe,
commandant à Pterie, au sujet du voyage d'Ortalque, envoyé par Artamene auprès du
roi d'Assirie. Afin de répondre à Artaxe, Metrobate se rend dans la cabane de
pêcheurs où Mazare avait été transporté. Les pêcheurs lui racontent l'épisode de
l'écharpe et rapportent les propos de Mazare, assurant Artamene de l'amitié de
Mandane. Il n'en faut pas davantage pour que Metrobate ne devine l'amour du héros
pour la princesse, ainsi que la nature du secret qui le lie au roi Assirie. De
retour à Sinope, il voit Feraulas et Chrisante sortir de la maison d'Artucas. Un
domestique lui apprend alors que les deux amis d'Artamene rendent fréquemment
visite à Martesie, et que celle-ci a été trois jours cachée chez Artucas avant de
paraître à la cour.
Mais pendant qu'il estoit dans une resolution si avantageuse pour luy, si utile
pour la Princesse sa Fille ; si agreable pour cét illustre Prisonnier ; et si
capable de causer une alegresse publique en la plus belle et la plus grande partie
de l'Asie, qui s'interessoit alors en sa fortune : Metrobate seul, cét Ennemy caché
d'Artamene, et cét ancien Amy d'Aribée, en avoit une douleur extréme.
Comme cét homme avoit une ame ambitieuse, qui ne se soucioit pas par quelle voye il
parvinst à la Grandeur, pourveû qu'il y arrivast : il y avoit eu plusieurs choses en
sa vie qui avoient obligé Artamene à ne l'estimer point, durant qu'il estoit dans
sa plus grande fortune : et par consequent, à ne luy faire pas tout le bien qu'il
faisoit à d'autres. Car Artamene estoit persuadé ; que c'est faire une notable injustice aux Gens d'honneur malheureux ;
que d'accabler de biens ceux qui ne le meritent pas, et de laisser les autres dans
la misere. Metrobate de plus s'estant trouvé attaché à la fortune d'Aribée, avoit
suivy tous ses sentimens : et Artamene l'ayant fait perir precisément dans le temps
que Metrobate estoit sur le point de recevoir la recompense de tous les
services qu'il luy avoit rendus : cét homme en avoit l'esprit si irrité contre
Artamene, qu'il n'est rien qu'il n'eust fait pour le perdre. Chrisante et
Feraulas avoient bien esté advertis de ses mauvaises intentions ; mais
comme il n'agissoit pas ouvertement contre leur Maistre ; et que de plus ils
n'imaginoient point quel nouveau mauvais office il luy pouvoit rendre : ils
n'avoient pas eu recours à des voyes violentes pour s'en deffaire : tant parce
qu'ils estoient sages et vertueux, que parce que cela auroit pu nuire à Artamene. Ils
ne pouvoient plus mesme descouvrir ses desseins : car celuy qui les avoit advertis
de la mauvaise volonté de Metrobate, estoit mort de douleur quelque temps apres,
d'avoir cause la prison d'Artamene. De plus en l'estat qu'estoient les choses, il
n'y avoit pas lieu de penser que rien se peust opposer à sa liberté, qui estoit
demandée par une grande Armée et par trois Royaumes. Au contraire, il y avoit
presque une certitude infaillible que l'on delivreroit bientost un homme que les
Vaincus et les Vainqueurs aimoient esgalement : et que personne n'eust osé
tesmoigner haïr, non pas mesme Metrobate. aussi ne
fut-ce pas par cette voye qu'il nuisit à Artamene, apres que la Fortune qui
n'estoit pas lasse d'esprouver la vertu, luy en eut donné les moyens. Comme il
estoit donc dans ce chagrin secret que la joye universelle que tout le monde avoit
de la liberté d'Artamene causoit dans son coeur : il reçeut des nouvelles d'Artaxe qui
commandoit dans Pterie : et qui avoit sçeu qu'Ortalque avoit esté dire quelque chose
au Roy d'Assirie, comme il estoit prest d'en partir. Il n'avoit pas pû descouvrir
precisément ce qu'il avoit dit à ce Prince, qui luy en avoit fait un secret : mais
tousjours sçavoit il bien que selon les apparences Ortalque avoit esté envoyé par Artamene :
car il le connoissoit pour estre à luy : et pour luy avoir porté les ordres du Roy
lors qu'il estoit en Bithinie. Celuy qu'il envoya à Metrobate eut commandement de
n'entrer point dans Sinope de peur qu'il ne fust arresté : et d envoyer seulement quelqu'un
avec adresse, l'advertir de se rendre au Temple de Mars où il l'attendroit. Metrobate
ayant reçeu cét advis, ne manqua donc pas d'y aller ; mais à peine eut il apris
parce Confident d'Artaxe, le voyage d'Ortalque à Pterie, qu'il commença de concevoir quelque espoir de
troubler la joye publique. Car il sçavoit qu'Ortalque estoit à Sinope : et qu'ainsi
l'on pourroit s'assurer de luy. Mais comme il avoit plusieurs choses à dire à cét
homme, et qu'il craignoit d'estre veû en sa compagnie dans un lieu aussi frequenté
qu'est un Temple ; ils furent se promener au bord de la Mer : et justement au mesme lieu où Artamene avoit esté quelque temps
auparavant, lors qu'il avoit trouvé des marques du naufrage de la Princesse. Estant
arrivez vis à vis de la mesme Cabane où le Prince Mazare avoit esté porte, et où l'on
avoit dit depuis à Artamene qu'il estoit mort : il y fut avec intention de
chercher quelque pretexte pour s'y reposer, afin de pouvoir escrire à Artaxe en ce
lieu là, ayant des Tablettes dans sa poche destinées à cét usage. Mais comme le
hazard fait quelquefois des prodiges, les Pescheurs qui demeuroient dans cette
Cabane, et qui s'estoient affectionnez à Artamene, quoy qu'il n'eust esté qu'un
moment chez eux : voyant un homme comme Metrobate, prirent la liberté de luy
demander s'il estoit vray que l'on allast delivrer Artamene, comme on le leur avoit dit à
la Ville, et comme ils le souhaitoient ? Metrobate surpris d'entendre le Nom
d'Artamene en un lieu où un il ne croyoit pas qu'il deust y avoir personne
qui s'interessast en sa fortune : leur demanda s'ils connoissoient celuy qu'ils
tesmoignoient aimer ? et ils luy respondirent qu'ils avoient eu l'honneur de le voir
dans leur Cabane : et luy raconterent comment il avoit trouvé Mazare mourant. Mais pour
circonstantier mieux la chose, ils luy dirent encore en leur maniere, comment ce
Prince luy avoit parlé de la Princesse Mandane ; luy avoit baillé une
Escharpe, et luy avoit dit, Este ce vous que l'affection d'une Grande Princesse
rendoit le plus heureux des honmes et que j'ay rendu le plus infortuné, en vous
privant d'une Personne qui vous aimoit tant ?
Ainsi ils ne dirent pas precisément les mesmes paroles que Mazare avoit dittes à Artamene,
mais ils y en mirent d'autres plus obligeantes, qui rendoient encore la chose plus
forte : pensant en faire une tres avantageuse pour Artamene, que de bien exagerer qu'il
faloit sans doute que leur princesse l'aimast beaucoup, veû ce que ce Prince mourant
luy avoit dit. Mais, disoient ils encore, il faut aussi qu'Artamene l'aime bien : car
il demanda cent choses à celuy qui luy parloit : et apres qu'il luy eut dit que
selon les aparences elle estoit morte : il sortit de cette Cabane tout furieux et
tout desesperé : emportant l'Escharpe que l'autre luy avoit donnée, et s'en allant
vers le bord de la Mer, comme s'il eust voulu se jetter dedans. Metrobate
qui avoit de l'esprit, fit sur le raport de ces bonnes Gens toutes les reflexions
qu'il y faloit faire : et soupçonna, en effet qu'Artamene estoit amoureux de Mandane : et
que le secret qui estoit entre le Roy d'Affirié et luy, estoit un secret d'amour et
de jalousie tout ensemble. Ainsi seignant d'estre bien aise de l'affection que le
Peuple avoit pour Artamene ; et disant à ces Pescheurs qu'il seroit bien
tost delivré ; il sortit de cette Cabane aussi tost apres avoir escrit : et
congediant l'amy d'Artane, il s'en retourna à Sinope, bien satisfait de son voyage. Comme il passa
devant la maison d'Artucas, il en vit sortir fortuitement Feraulas et
Chrisante qui venoient de visiter Martesie : et pour achever de luy
donner les moyens de nuire à Artamene, il se trouva
qu'un des Domestiques de Metrobate estoit Frere d'un jeune Garçon qui servoit
chez Artucas. De sorte qu'ayant veû sortir Feraulas et Chrisante de cette maison,
il voulut sçavoir s'ils y alloient souvent : et pour cét effet il employa l'adresse
de celuy qui le servoit, pour descouvrir par le moyen de son Frere s'ils y alloient
pour Artucas ou pour Martesie. Comme ce Garçon estoit jeune, et que son Frere
employa la ruse, les presens, et les menaces pour luy faire descouvrir la verité :
encore qu'on luy eust deffendu chez son Maistre de dire que Martesie avoit este deux ou
trois jours à Sinope auparavant que tout le monde le sçeust : il le dit à son Frere,
quoy qu'on ne luy demandast pas cela : et promit de dire tousjours tout ce qu'il
sçavroit des visites de Feraulas et de Chrisante. Il apprit donc à son
Frere, que pendant que Martesie avoit esté cachée chez Artucas, ils n'avoient pas
laissé de la voir : et que depuis qu'elle estoit arrivée, Feraulas l'avoit visitée
tous les jours, et Chrisante tres souvent. Il n'en faloit pas davantage,
pour esclairer un esprit deffiant comme celuy de Metrobate : et se ressouvenant de
cent choses où il n'avoit point pris garde auparavant, il ne douta plus du tout
qu'Artamene ne fust amoureux de la Princesse : et que du moins la Princesse
ne le sçeust et ne le souffrist. Ayant donc des armes si puissantes pour nuire à
Artamene, il fut au coucher du Roy, que le traitoit fort bien : car ce
Prince qui sçavoit de quelle sorte Aribée l'avoit aimé, croyoit que puis
que Metrobate ne s'estoit pas engage dans son
Parti, c'estoit une marque infaillible de sa fidélité : ne sçaçhant pas que cét
homme n'estoit demeure aupres de luy, que comme un Espion d'Aribée.
Metrobate s'empresse d'aller trouver Ciaxare. Il mène habilement la discussion de
façon à lui révéler l'amour d'Artamene pour Mandane et les sentiments de la
princesse. Pour achever de semer le trouble dans l'esprit du roi, qui ne sait plus
quelle résolution prendre, il lui parle du voyage d'Ortalque à Pterie et du séjour
de Martesie chez Artucas ainsi que de sa correspondance secrète avec Artamene.
Ciaxare se demande si sa fille a perdu sa dignité, en s'abaissant à aimer une
personne de condition inférieure, ou alors si Artamene est d'intelligence avec le
roi d'Assirie dans l'enlèvement de Mandane. Metrobate suggère au roi de faire
arrêter Ortalque, d'examiner la cassette d'Artamene et enfin de forcer les amis de
ce dernier à révéler sa véritable identité qu'il croit fort basse.
Metrobate donc estant le soir aupres du Roy, à une heure où il n'y avoit
plus personne qui peust l'empescher de parler avec liberté, pensa faire reüssir son
dessein. Neantmoins comme il eust bien voulu ne commencer pas à parler d'Artamene, il
attendit quelque temps pour voir si ce Prince qui n'avoit l'esprit rempli que de la
guere d'Armenie, de la captivité de la Princesse Mandane ; et de la liberté d'Artamene, ne
diroit point quelque chose qui luy donnait lieu d'executer son entreprise, sans
qu'il parust nulle affectation en son discours. En effect Ciaxare ne manqua pas de luy
en donner l'occasion telle qu'il la souhaitoit. Metrobate, luy dit il, estes vous de
l'opinion de ceux qui m'assurent qu'Artamene me servira avec autant
d'ardeur et autant de fidelité qu'il a fait autrefois ? et ne craignez vous point
que cette Grande Ame que l'on a tousjours remarquée en luy, ne luy permette pas de
pouvoir oublier sa prison, et ne puisse souffrir qu'il se ressouvienne de mes
anciens bienfaits ? Je croy Seigneur, repliqua Metrobate, qu'Artamene oubliera tout, et
se souviendra de tout, pour delivrer la Princesse Mandane : Mais encore, luy dit le Roy,
n'y a t'il point moyen de pouvoir deviner quel est le secret que je ne dois plus
demander, puis que je suis resolu de delivrer celuy qui ne me le veut pas dire ?
Seigneur, reprit Metrobate, si j'osois
dire à vostre Majesté une chose que je pense, elle acheveroit peut-estre de se
détromper absolument de l'opinion qu'elle a eüe qu'Artamene ne la servira pas à
l'advenir, aussi bien qu'il a fait par le passé. Joint Seigneur, adjousta-t'il, que
comme c'est moy qui suis cause de sa prison, puisque ce fut de ma main que vous
eustes le Billet qu'il escrivit au Roy d'Assirie : il me semble que je suis en quel
que façon obligé de vous dire aussi bien ce que je sçay à son avantage, que ce que
j'ay sçeu à son prejudice. Le Roy l'entendant parler ainsi, Je pressa alors
extrémement de s'expliquer : et Metrobate faisant l'ingenu et le sincere, luy raconta
comment le hazard l'avoit fait aller dans une Cabane de Pescheurs pour escrire un
Billet en faveur d'un de ses amis qu'il avoit rencontré : et déguisant encore un peu
la chose, il dit seulement au Roy, que ces Gens luy avoient dit qu'Artamene
aimoit passionnement leur Princesse : et il exagera tellement le desespoir d'Artamene,
lors qu'il avoit d'eu Mandane mortes qu'il porta l'esprit du Roy intensiblement
à la connoissance de ce qu'il vouloit qu'il sceust. Quoy, luy dit il, Metrobate,
de la maniere dont vous parlez, il semble que vous croiyez qu'Artamene soit amoureux de
ma fille ? Seigneur, luy dit il, j'advoüe que c'est par là que je pretens servir
Artamene : et que j'ose assurer vostre Majesté, qu'ayant une si noble
passion dans le coeur, il oubliera sa prison, et sera plus vaillant et plus fidele
qu'il n'a jamais esté. Car Seigneur (luy dit il d'une façon à faire croite qu'il n'avoit nulle mauvaise intention) l'amour
d'Artamene ne fait point de tort à la vertu de la Princesse : la beauté
sur le Throsne, est comme le Soleil dans le Ciel : tout le monde a la liberté de la
regarder : et comme cét Astre ne prophane pas ses rayons, quoy qu'il ne les porte
pas tousjours sur des fleurs : de mesme la beauté de la Princesse n'enchainant pas
tousjours des Rois, ne fait rien qui luy puisse estre reproché. Cependant ce poison
subtil que Metrobate avoit mis dans l'esprit du Roy, operoit de là dans son coeur :
et y j 'appelloit quelques legers soubçons qu'il avoit eus de l'amour d'Artamene,
quand il l'avoit fait mettre prisonnier. Il fit alors redire encore à Metrobate ce
que ces Pescheurs luy avoient dit : mais l'autre seignant de ne l'avoir pas allez
bien retenu, ny mesme allez bien escouté, pour oser assurer que ce qu'il avoit dit
fust positivement vray, offrit d'aller le lendemain de grand matin s'en informer
plus exactement. Le Roy qui avoit l'esprit fort troublé, luy commanda de n'y manquer
pas : et de tascher de descouvrir tout ce qu'il pourroit d'une chose aussi
importante que celle là. Metrobate seignit d'estre bien marri de l'inquietude
qu'il avoit mise dans son esprit : et luy dit qu'il seroit tout ce qu'il pourroit
pour apprendre quelque chose qui luy peust mettre l'ame en repos. Cependant Ciaxare n'y
estoit guere : car ce Prince se souvenant alors que depuis qu'Artamene estoit prisonnier
il ne luy avoit jamais fait rien dire pour demander sa liberté, jusques à ce qu'il eust sçeu que la Princesse estoit vivante,
trouvoit que c'estoit avoir lieu de le soubçonner d'estre amoureux d'elle. De plus,
il se ressouvenoit encore de la violente douleur qu'il avoit tesmoignée avoir à son
retour à Themiscire, lors qu'il luy avoit raconte comment il avoit secouru le Roy
d'Assirie, et facilité l'enlevement de Mandane. Il rapelloit encore en sa
memoire, l'excessive affliction qu'il avoit veüe dans ses yeux lors qu'il estoit
arrivé à Sinope
et qu'il avoit voulu luy apprendre le naufrage de la Princesse. Enfin il soubçonnoit
et craignoit que ses soubçons ne fussent veritables. Il passa la nuit en cette
inquietude, attendant Metrobate avec beaucoup d'impatience : qui ayant fait
semblant d'aller s'informer tout de nouveau de ce que le Roy vouloit sçavoir :
revint le trouver le matin dans son Cabinet où il estoit entre aussi tost qu'il
avoit esté achevé d habiller. D'abord que le Roy le vit, il s'avança vers luy ; et
bien, luy dit il, Metrobate ; que m'aprendrez vous ? Artamene
sortira t'il de prison, ou redoubleray-je ses chaines ? Metrobate paroissant alors
fort triste, et faisant comme un homme qui sçait plusieurs choses qu'il n'ose dire :
Seigneur, luy dit il, je vous demande pardon, de ce qu'il semble que je sois destiné
à n'aporter jamais que de fâcheuses nouvelles à vostre Majesté. Cette espece de
crime, repliqua Ciaxare, merite plustost recompense, que chastiment ny pardon : car pour
l'ordinaire, les Rois n'apprennent que de leurs fidelles Serviteurs les choses qui
ne leur doivent pas plaire. Metrobate devenu encore
plus hardy par ce que le Roy luy disoit, luy conta alors comment il paroissoit par
le discours que Mazare avoit fait à Artamene, que non seulement il aimoit, mais que mesme il
n'estoit pas haï. Et il luy redit parole pour parole, tout ce que les Pescheurs luy
avoient dit. Quoy, s'escria Ciaxare, ma Fille sçauroit la folle passion d'Artamene et
la souffriroit ? Ha ! Metrobate si cela est, il la faut laisser entre les
mains du Roy d'Armenie : car si elle a dans le coeur la bassesse d'une Esclave, elle
ne peut estre mieux que dans les sers de mon Ennemy. Seigneur, luy dit-il, je
supplie vostre Majesté de ne s'emporter pas si fort : cette affection n'est
peut-estre pas si criminelle : Artamene a de si grandes qualitez, qu'encore que sa
condition soit aparemment fort basse, puis qu'il ne la veut point dire : la
Princesse ne laisseroit pas d'estre excusable, quand elle auroit eu quelque legere
indulgence pour luy. Non Metrobate, adjousta le Roy, vous ne croyez pas ce que
vous dites : les personnes de la condition de ma Fille, ne doivent recevoir de ceux
qui sont de celle d'Artamene, que des tesmoignages de respect : et le
moindre soubçon d'amour, les doit faire bannir pour jamais. Ce qui m'embarrasse le
plus, disoit encore ce Prince, c'est que j'ay fait mettre Artamene et Araspe
prisonniers, parce que voyant une intelligence secrette entre le Roy d'Assirié et
Artamene, j'ay creû que ce dernier avoit sans doute fait sauver l'autre
; Mais si Artamene est amoureux, est il croyable qu'il ait voulu delivrer son Rival ? Et quand ce ne sera point luy en effet
qui l'aura delivré, quelle peutestre cette intelligence qu'il a aveque luy, et qui
l'oblige à luy escrire comme il luy a escrit ? Enfin Metrobate, je perdray la
raison, si vous ne me trouvez les moyens de développer cét Enigme. Si je regarde le
Billet du Roy d'Assirie, Artamene est un ambitieux qui traite avec mon Ennemy ;
Si j'escoute le discours de Mazare, Artamene est un temeraire, et ma Fille a perdu le sens.
Que dois-je donc croire, et que dois-je faire ? Mandane est captive en Armenie, et
Artamene est dans les fers à Sinope : je parle de delivrer celuy-cy, et je
parle encore de faire marcher mon Armée pour aller delivrer l'autre : Cependant si
Artamene est amoureux, et que Mandane le sçache et le souffre ; je
dois faire perir Artamene, et je dois abandonner Mandane. Mais pour faire l'un et
l'autre, il faut deshonnorer ma Fille aux yeux de toute l'Asie : et il faut me
deshonnorer moy mesme. Seigneur, reprit alors le meschant Metrobate, j'espere que
vôtre Majesté n'en viendra pas là : mais quand il seroit vray (ce que je ne pense
pourtant pas) qu'Artamene fust assez criminel pour vous obliger à le faire perir : vous
ne manqueriez pas d'autres pretextes, sans y mesler la Princesse. Mais, Seigneur,
adjousta t'il, il me semble tousjours que vostre Majesté ne sera pas mal, de ne
delivrer pas si tost Artamene : de tascher de s'esclaircir un peu mieux des
choses : de le refferrer un peu plus qu'il n'est presentement : car il me semble que
ces Troupes de Cilicie qui sont arrivées comme on ne les
attendoit pas, et que Philoxipe envoye à Artamene pour vous les presenter, vous
doivent estre un peu suspectes : y en ayant desja de Chipre dans vostre Armée y qui
n'y sont aussi que par son moyen. Et en effet, s'il vous en souvient, le Prince
Artibie parla à votre Majesté d'une maniere assez estrange : et Megabise
mesme à son retour d Armenie vous a dit des choses, qui me sont conjecturer qu'il y
a quelque dessein cache, qui ne doit peut-estre esclater que lors que l'on aura
delivrée Artamene. Que sçait on, Seigneur, adjousta Metrobate, si tout ce que
l'on dit de la Princesse est vray ? Les Amis d'Anamene la retiennent peut-estre par
force en quelque lieu : et il y a enfin quelque chose en tout cela, qui merite qu'on
s'en esclaircisse : et si vostre Majeste me l'ordonne, je seray tous mes efforts,
pour tascher de descouvrir ce que c'est. Le Roy qui avoit l'ame en une inquietude
estrange, le luy commanda : et pour ne donner nulle marque de son chagrin ; par les
conseils de Metrobate, qui craignoit que l'on n'empeschast ses desseins : il ne
voulut voir personne de tout le jour : et il fit dire qu'il se trouvoit un peu mal.
Cependant Metrobate avoit resolu de revenir le soir dire au Roy ce qu'il sçavoit
du voyage d'Ortalque à Pterie ; que Martesie avoit este trois jours cache chez Artucas avant
que de paroistre à la Cour ; et les frequentes visites qu'y faisoient Feraulas et
Chrisante. Mais il fut bien plus heureux qu'il ne pensoit : car ce jeune
Garçon qui servoit chez Artucas, fut advertir
son Frere chez Metrobate, qu'il n'y avoit pas deux heures que Feraulas avoit encore esté
voir Martesie : et que s'estant caché dans un Cabinet de la Chambre où elle
estoit, qui avoit une Porte degagée : il avoit veû qu'apres une assez longue
conversation qu'ils avoient euë ensemble, où il avoit entre-oüy plusieurs fois le
Nom d'Artamene et celuy de Mandane : elle avoit ouvert une Cassette, et luy avoit
donné quelque chose, qu'il croyoit estre une Lettre. Que Feraulas apres cela estoit
sorty, et luy avoit dit qu'il alloit à l'instant mesme porter ce qu'elle luy avoit
baille, à la personne qui l'attendoit avec impatience. Ce Garçon disoit encore qu'il
estoit sorty apres Feraulas, et l'avoit suivy jusques au Chasteau, et
jusques à l'Apartement où Artamene estoit retenu. Metrobate ayant encore sçeu cela,
s'en retourna chez le Roy, avec autant de melancolie sur le visage, qu'il avoit de
joye dans le coeur. Comme il fut aupres de luy où il n'y avoit personne : Seigneur,
luy dit il, je suis au desespoir d'estre forcé de vous aprendre qu'infailliblement
il y a quelque chose de considerable qu'il faut descouvrir. Car enfin, dit il, j'ay
sçeu de certitude par un Amy que j'ay dans Pterie, que depuis qu'Anamene est prisonnier,
Ortalque qui vous a aporté la nouvelle de la vie de la Princesse, a esté
de la part d'Artamene vers le Roy d'Affirié, qui est party de ce lieu là ; sans que
l'on sçache où il est presentement : Et je sçay de plus par un Domestique d'Artucas, que
Martesie a este trois jours cachée chez luy, auparavant que de voit
vostre Majesté : elle qui avoit à vous aprendre que
la Princesse Mandane n'estoit pas morte. Je sçay mesme encore, qu'elle a envoyé
aujourd'huy une Lettre à Artamene : et qu'il n'y a point de jour que Feraulas ne
la voye : qui comme vôtre Majesté sçait est fort aimé d'Artamene. l'ay de plus
remarque, adjousta t'il, que Chrisante et luy vont eternellement d'un lieu â l'autre
: tantost chez le Roy de Phrigie ; tantost chez le Roy d'Hircanie ; tantost chez
Hidaspe ; chez Thimocrate ; chez Gadate ; chez Gobrias ; et chez tous les
autres. Ortous ces Princes, Seigneur, ne se croyent vos Sujets que par ce qu'ils
sont persuadez que la seule valeur d'Artamene vous les a assujetis : et
comme il s'est adroitement servy de la bonté de vostre Majesté pour les faire bien
traiterais luy en ont l'obligation toute entiere : et tant par reconnoissance que
par leur propre interest, je les tiens capables de tout entreprendre pour luy. Mais,
dit alors Ciaxare, que dois-le et que puis-je faire pour m'esclaircir encore un
peu davantage d'une chose dont je ne doute pourtant presque plus ? Seigneur,
respondit Metrobate, je pense que vostre Majesté s'instruiroit infailliblement de
bien des choses, si elle faisoit arrester Ortalque, pour luy faire rendre compte
de son voyage vers le Roy d'Assirie : si elle faisoit chercher dans la Cassette
d'Artamene, qui dans la croyance où il est d'estre delivré, n'aura pas
fait de difficulté de conserver la Lettre que Martesie luy a envoyée aujourd'huy :
Et si outre cela, elle s'assuroit encore d'Artucas, de Martesie, de Feraulas, et
de Chrisante. De plus, adjousta t'il, comme
assurément la naissance d'Artamene est fort basse, je voudrois contraindre ses
Gens à me la dire precisement : parce que la chose estant connue telle, cette
connoissance seroit trois effets : car cela rendroit son crime plus grand envers la
Princesse ; son ingratitude plus noire envers vous ; et pourroit mesme guerir
l'esprit de Mandane, s'il est vray, comme il y a aparence, qu'elle ait reçeu dans
son coeur quelque affection pour Artamene. Ciaxare qui avoit l'esprit fort aigry,
ne considera pas combien ce dessein estoit dangereux à entreprendre : au contraire,
il creut que s'il faisoit effectivement voir aux yeux de tous ces Rois et de tous
ces Princes, qu'Artamene estoit un traistre ; qu'Artamene estoit un homme de tres basse
naissance ; et qui avoit absolument perdu le respect qu'il devoit à la Princesse sa
Fille ; ils abandonneroient sa protection, et seroient les premiers à luy conseiller
de le perdre. Ce n'est pas qu'il ne se trouvast un peu embarrassé à choisir ceux
qu'il employeroit pour executer ses ordres : Mais comme Metrobate estoit aussi
hardy que meschant-il s'offrit, pourveû que sa Majesté luy en donnast le pouvoir, de
faire luy mesme tout ce qu'il luy avoit conseille.
Après quelques hésitations, Ciaxare charge Metrobate de saisir la cassette
d'Artamene. Le fourbe s'exécute. La cassette contient de nombreux objets précieux
: des pierreries, des livres, des cartes de géographie. Metrobate finit par y
découvrir un portrait de Mandane avec la devise : « Je suis dans votre cœur ». En
réalité, Mandane avait fait faire ce portrait pour une princesse de Cappadoce qui
lui était très chère. Mais celle-ci étant morte avant de recevoir le portrait,
Martesie avait demandé le portrait à Mandane.
Cixare fut pourtant encore long temps à resoudre : mais enfin il creut que la
premiere chose qu'il faloit faire, estoit de voir la Cassette d'Artamene. Et
pour cét effet, il envoya ordre à Andramias par Metrobate de la luy donner : Metrobate
fut donc demander Andramias, qui ne se trouva point aupres d'Artamene : mais comme il y avoit alors grande liberté de
voir cét illustre Prisonnier, Arbace Lieutenant des Gardes sous Andramias, le laissa
entrer, avec douze des Gardes du Roy qui le suivoient : car ce Prince luy avoit
commandé de joindre la force, ou le simple commandement seroit inutile. Comme il
entra dans la Chambre, il vit Artamene qui resermoit sa Cadette en diligence, à cause
du bruit qu'il avoit entendu : Seigneur, luy dit il en s'avançant, le Roy m'a
commandé de luy porter cette Cassette que vous venez de refermer, et vous me
permettrez s'il vous plaist de luy obeïr. Metrobate (luy dit Artamene en
se mettant entre la Table et luy) ne me persuadera pas aisement que le Roy luy aye
donné cette commission : c'en pourquoy ne croyant pas qu'il agisse par ses ordres,
je tascheray de l'empescher de satisfaire sa curiosité particuliere. Seigneur (luy
dit Metrobate, en appellant les Gardes qui l'avoient suivy, et qui estoient
demeurez dans l'Antichambre) je suis en estat de faire obeïr le Roy : c'est pourquoy
ne me forcez pas à vous faire quelque violence. Artamene desesperé de cette avanture,
ne sçavoit ce qu'il devoit faire : d'entreprendre de resister, il n'y avoit point
d'aparence : de laisser emporter une Cassette ou il y avoit une chose importante, il
ne s'y pouvoit resoudre ; c'est pourquoy se tournant vers la Table où elle estoit
pour l'ouvrir, vous souffrirez du moins, dit il, que j'en oste quelque chose qui
n'est pas à moy, auparavant que de vous la donner. Mais au mesme temps Metrobate
ayant saisi la Cassette, commandant aux Gardes
retenir Artamene, ils penserent n'obeïr pas. Toutefois Metrobate leur ayant dit
que le Roy les seroit punir, s'ils n'empeschoient Artamene d'arracher cette Cassette de
ses mains, ils obeïrent ; et Metrobate sortit et l'emporta, ces Gardes le suivant un
moment apres. Il fut donc en diligence à la Chambre du Roy : deffendant à Arbace de
laisser plus entrer personne dans la Chambre d'Artamene jusques à nouvel ordre. Il ne
fut pourtant pas retrouver Ciaxare sans quelque aprehension : car enfin il ne
sçavoit pas precisément ce que Martesie avoit envoyé à Artamene : et il craignoit un peu que
ce ne fust quelque chose qui ne le rendist pas assez criminel. Neantmoins comme il
ne pouvoit imaginer qu'il peust y avoir une intelligence innocente entre Artamene et
la Princesse Mandane, il fut retrouver Ciaxare avec beaucoup de hardiesse, et
mesme à la fin avec beaucoup d'esperance : luy semblant que la resistance d'Artamene
marquoit infailliblement, qu'il y avoit quelque chose contre luy dans cette
Cassette. Il exagera donc fort à Ciaxare, le desespoir de cét illustre Prisonnier : et
rompant la Cassette qui n'estoit pas pleine, parce que l'Escharpe de Mandane estoit
demeurée sur la Table, lors qu'Artamene l'avoit refermée à l'arrivée de Metrobate ;
ils commencerent de visiter diverses choses qui estoient dedans. Quelques Pierreries
: des Parfums : une Iliade d'Homere dans des Tablettes de Philire : les Loix de
Licurgue et de Solon dans d'autres : une Comedie de Thespis : quelques Vers de Sapho et d'Erinna : quelques Enigmes de la
Princesse Cleobuline ; quelques petites Cartes Geographiques : le Plan de Babilone
: la Circonvalation et le Campement de l'Armée de Ciaxare devant cette Ville : quelques
Chansons du fameux Arion : et plusieurs autres semblables choses. Pendant cette curieuse
recherche, Metrobate estoit desesperé de ne trouver rien contre Artamene, et
Ciaxare en estoit bien aise : mais tout d'un coup ayant ouvert un petit
Coffre d'or esmaillé, Ciaxare qui le prit des mains de Metrobate, vit que le
Portrait de Mandane estoit de dedans : à l'entour duquel il y avoit un Devise en
Capadocien, qui disoit JE SUIS MIEUX DANS VOSTRE COEUR
. Car ce Portrait avoit
esté fait pour une Princesse de Capadoce, que Mandane aimoit beaucoup, et de laquelle
elle estoit tendrement aimée : de sorte que cette Princesse estant morte sans avoir
eu ce Portrait, elle l'avoit donne à Martesie, qui le luy avoit demandé.
Mais helas, quelle surprise fut celle de Ciaxare de trouver cette Peinture ! et
quelle joye fut celle de Metrobate, devoir qu'il estoit bien plus heureux qu'il
ne pensoit l'estre.
Malgré les interventions des amis d'Artamene, Ciaxare est persuadé que ce dernier a
séduit Mandane et qu'il complote contre lui avec le roi d'Assirie. Le roi des Medes
fait arrêter les plus proches amis d'Artamene et charge Metrobate de les interroger.
Celui-ci n'obtient cependant aucun résultat. Ciaxare demande à voir en personne
Martesie, laquelle continue à soutenir qu'Artamene est fidèle et Mandane vertueuse.
Hors de lui, Ciaxare pose un ultimatum aux amis du prisonnier : si dans deux jours
il ignore encore l'identité d'Artamene, il le fera exécuter sans aucun scrupule. Les
amis du prisonnier décident alors de révéler au roi que le héros est en réalité
Cyrus, fils du roi de Perse. Cette nouvelle ne fait qu'attiser les craintes et la
colère de Ciaxare, plus résolu que jamais à faire disparaître celui qu'il considère
tout à la fois comme un ennemi personnel, comme le séducteur de sa fille et comme le
tyran de toute l'Asie.
A la vue du portrait de Mandane et de la devise, Ciaxare s'emporte : comment
Artamene, un simple chevalier et peut-être moins que cela, a-t-il osé levé les
yeux sur la princesse ? Et comment Mandane a-t-elle pu s'abaisser à se laisser
séduire ? Ciaxare imagine sa fille, cachée chez Artucas, attendant la libération
d'Artamene, désireux de dérober sa couronne ! La fureur du roi est grande. Il fait
arrêter les amis proches d'Artamene – Chrisante, Araspe, Martesie, Andramias,
Artucas et Ortalque –, afin d'isoler complètement le prisonnier. Feraulas parvient
à se cacher.
Si le Roy eust eu l'esprit tranquile, il s'en fust aisément aperçeu : mais ce
Prince avoit l'ame si troublée, qu'il ne sçavoit ce qu'il faisoit ny ce qu'il
voyoit. Il leut pourtant cette innocente Devise, qu'il croyoit si criminelle : puis il s'écria tout d'un coup, Quoy Mandane a pû
dire une pareille chose à Artamene ! Quoy cette vertu si severe en apparence, a pû
se resoudre à imaginer une pareille galanterie en faveur d'un simple Chevalier, qui
erre parmi le monde sans estre connu ! Ha si cela est, comme il n'est que trop vray,
Mandane a bien pu concevoir d'autres desseins : elle est peut-estre :
disoit il, cachée chez Artucas, où elle attend qu'Artamene soit delivré :
afin que remettant à la teste de toutes les Troupes qui sont de son intelligence, il
m'oste la Couronne et me renverse du Throsne. Non non (dit il a Metrobate en
rejettant ce Portrait dans la Canette d'où il l'avoit tiré) il n'y a point de temps
à perdre : il faut changer les Gardes d'Artamene : il faut s'assurer de
Chrisante, de Feraulas, d'Artucas, d'Ortalque,de Martesie,et
mesme d'Andramias, car il m'est devenu suspect. Seigneur, dit Metrobate,
je sçay bien que cela est un peu dangereux à executer, mais je ne laisse pas de m'y
offrir : et pourveu que ce soient des Gardes de vostre Majesté qui me suivent, je
croy que le respect empeschera tout le monde de s'opposer à vos volontez. Joint qu'à
la reserve d'Andramias et d'Artucas qui sont Gens de qualité, et de Martesie qui
est Fille de condition, les trois autres ne sont pas considerables : car Chrisante et
Feraulas font Estrangers, et ne sont sans doute pas plus que leur
Maistre : et Ortalque n'est pas un honme à devoir craindre de s'en assurer. Le Roy
repassant alors encore dans son esprit le discours de Mazare à Artamene ;
le voyage d'Ortalque vers le Roy d'Assirie, le
sejour secret de Martesie chez Artucas ; les frequentes visites de Feraulas et de Chrisante ;
le Portrait de Mandane entre les mains d'Artamene ; et un Portrait encore où il
y avoit une Devise passionnée et trop galante pour une personne qui faisoit
profession d'une vertu si exacte : Il croyoit qu'il y avoit sans doute quelque grand
crime à descouvrir : et ne doutoit point du moins qu'Artamene ne fust amoureux,
et que Mandane ne le souffrist agreablement. Enfin emporté de colere, il fit
prendre cinquante de ses Gardes à Metrobate, pour executer ses volontez, auparavant que
ce qui c'estoit passé à la chambre d'Artamene fust sçeu de tout le monde.
Andramias revenant au Chasteau comme Metrobate en alloit sortir, en fut
aisément arresté, aussi bien qu'Ortalque qui l'accompagnoit. De là s'en allant prendre
Artucas qu'il trouva chez luy, il y rencontra Chrisante qui estoit avec
Martesie, et les arresta tous trois : faisant conduire Martesie et
une Femme pour la servir, dans un Chariot jusques au Chasteau ; et faisant mener
Chrisante et Artucas à pied. En suitte il fut chercher Feraulas,
mais il ne le trouva point : car par bonheur ayant esté adverti que Metrobate
avoit esté à la chambre de son Maistre acconpagné de Gardes, il estoit allé chez
Hidaspe pour le luy aprendre, ou il trouva le Roy de phrigie. Un moment
apres qu'il y fut arrive, ils sçeurent qu'Andramias estoit arresté : qu'Ortalque
l'estoit aussi : que Martesie, Chrisante, et Artuças, estoient
retenus dans le Chasteau : et qu'Artamene
estoit gardé plus estroitement qu'il n'avoit jamais esté. De sorte qu'aprenant
toutes ces choses en mesme temps ; et sçachant que Metrobate avoit esté chercher Feraulas chez
luy, le Roy de Phrigie ne voulant point qu'il sortist de chez Hidaspe, luy fit comprendre
qu'il seroit beaucoup plus utile à son Maistre en liberté, que s'il estoit en
prison.
Les autres amis d'Artamene se pressent à la porte du roi pour comprendre ses
actes. Ciaxare refuse de les voir, à l'exception des rois de Phrigie et
d'Hircanie. Il leur annonce qu'il est prêt à condamner Artamene, dès qu'il aura
réuni les preuves de sa vile condition. Les rois de Phrigie et Hircanie le
supplient de ne pas juger le prisonnier sur des apparences, mais Ciaxare ne veut
rien entendre.
Ce Prince ayant envoyé en diligence advertir tous les illustres Amis d'Artamene, ils
surent chez le Roy avec une precipitation extréme : pour sçavoir par quelle voye un
changement si subit estoit arrivé. Le Roy de Phrigie, celuy d'Hircanie, Persode,
Thrasibule, le Prince de Paphiagonie, celuy de Licaonie, Ariobante, Gadate, Artibie,
Hidaspe, Adusius, Agiatidas, Gobrias, Madate, Artabase, Leontidas,
Megabise, Thimocrate, Philocles, et beaucoup d'autres s'y
rendirent, mais on leur dit qu'on ne voyoit pas le Roy. Toutefois comme ils
craignoient quelque resolution violente, ils presserent tant, qu'enfin il commanda
que l'on fist seulement entrer le Roy de Phrigie et le Roy d'Hircanie dans son
Cabinet, où ils le trouverent avec un chagrin extréme. Seigneur (luy dit le Roy de
Phrigie qui ne le vouloir pas irriter davantage) nous venons icy pour sçavoir si
vostre Majesté a besoin de nous : Ouy, respondit ce Prince en colere, et je ne pense
pas que vous soyes plus long temps les protecteurs d'un ingrat, d'un temeraire, et
d'un ambitieux comme Artamene : qui n'est venu dans ma Cour, que pour me
deshonnorer : et qui a eu l'audace de lever les
yeux jusques à ma Fille. Tous ses Ravisseurs, poursuivit il, sont moins dignes de ma
haine que luy, qu'enfin en l'enlevant ils ne luy ont rien fait faire indigne d'elle
: mais cét insolent en luy ravissant le coeur, luy a fait un tort irréparable, et
m'a mortellement offensé. Le Roy d'Assirie, poursuivit il, tout estranger qu'il
estoit pour elle, et tout Ennemy des Medes qu'il est encore, est pourtant tousjours
un Grand Roy. Le Roy de Pont quoy qu'il ait perdu deux Royaumes, n'a pas perdu sa
qualité : le Prince Mazare estoit aussi de naissance Royale, et devoit porter
une Couronne : mais pour Artamene, il est sans doute nay dans les fers : ses
Peres ont tous esté Esclaves : car si cela n'estoit pas, il n'auroit pas caché sa
condition comme il a fait. Seigneur, reprit le Roy de Phrigie, Artamene à fait des actions
à la guerre, qui marquent ce me semble assez qu'il est autre chose que ce que vous
dites : Artamene, reprit il, a fait une action si criminelle, en songeant à
gagner le coeur de ma Fille, que je ne la luy pardonneray jamais, Car enfin il voit
que je la refuse au Roy de Pont qui porte deux Couronnes : il voit que j'arme plus
de cent mille hommes, pour la retirer d'entre les mains du plus puissant Roy de
l'Asie : et il ne laisse pas de concevoir une affection pour elle, qui ne peut estre
innocente. Car s'il ne la veut point espouser, il veut donc qu'elle soit infame : et
s'il songe à estre son Mary, il songe à mettre un Esclave dans le Throsne de Medie ;
à m'en renverser sans doute ; et à me priver du
jour : n'estant pas possible qu'il ait esperé que je consentisse à son dessein : Et
il pense enfin à des choses si injustes, si estranges, et si criminelles, que la
mort est un trop petit supplice pour luy. Mais encore Seigneur, reprit le Roy
d'Hircanie, qu'avez vous de nouveau contre Artamene, vous qui songiez à le
delivrer ? Cent choses, respondit Ciaxare, qui sont que je ne songe plus qu'à le perdre.
Seigneur, repliqua le Roy de Phrigie, ce n'est pas une resolution que vous deviez
prendre en tumulte : et quand Artamene seroit aussi criminel, que je le croy encore
innocent, il a de telle sorte gagné le coeur des Soldats, qu'il seroit à craindre
que l'on ne vist une estrange confusion dans vostre Camp, si vous le vouliez faire
perir. Point du tout, repartit le Roy, et quand j'auray sçeu precisément la basse
Naissance d'Artamene, comme je la sçavray sans doute, aujourd'huy que je tiens
Chrisante en mon pouvoir : et que par un Manifeste je seray sçavoir à
tout le monde, qu'un simple Soldat de fortune, et peut-estre quelque chose de moins
: a eu l'audace d'oser lever les yeux à la Fille d'un Roy qui l'avoit comblé de
biens et d'honneurs, et de songer à luy oster la Couronne ; le ne pense pas qu'il y
ait quelqu'un assez injuste, pour s'opposer au chastiment que j'en veux faire ; car
enfin c'est une chose inouïe, qu'un homme comme Artamene ait eu l'insolence d'oser
seulement regarder ma Fille. Ma Fille, dis-je, qui jusques icy m'avoit paru une
Personne aussi sage et aussi prudente qu'il y en
ait eu au monde : mais Martesie m'aprendra par quels charmes elle a perdu la
raison : et par quel enchantement Artamene luy a fait oublier ce qu'elle se devoit à elle
mesme, et ce qu'elle me devoit aussi. Mais Seigneur, repliqua le Roy de Phrigie,
vous accusiez Artamene d'avoir une intelligence avec le Roy d'Assirie, Amant de la
Princesse Mandant : et vous l'accusez aujourd'huy d'en avoir avec la Princesse mesme
: comment accordez vous ces deux choses, qui paroissent si directement opposées ? Je
n'en sçay rien, reprit Ciaxare, mais la rigueur des supplices, et la crainte de
la mort, feront sans doute confesser à Chrisante, à Ortalque, et a Artamene luy
mesme, tout ce que je ne sçay pas encore. Mais Seigneur, interrompit le Roy
d'Hircanie, que sçavez vous de si convainquant ? Je sçay cent choses, vous dis-je,
repliqua Ciaxare, qui me sont toutes voir clairement, qu'Artamene a intelligence
avec mon Ennemi, et avec ma Fille, et que ma Fille ne hait pas Artamene. Il n'en faut pas
davantage pour me faire prononcer un Arrest de mort contre un homme que j'ay tant
aime, quoy qu'il fust d'une condition si basse. Mais Seigneur, reprit le Roy de
Phrigie, s'il estoit fils d'un Grand Roy ? Il l'auroit dit il y a long temps,
repliqua Ciaxare, et il n'est affeurément qu'un temeraire ambitieux que la
Fortune a favorisé :et que la foiblesse de ma Fille a rendu heureux et criminel tout
ensemble. Enfin, leur dit il, quand je sçray pleinement informé de toutes les circonstances de son crime, par sa propre
bouche ; par celle de Martesie ; de Chrisante : et d'Andramias,
que je soupçonne d'estre trop de ses amis : Que je sçavray, dis-je, par Artucas ; par
Ortalque ; par Araspe ; et par Feraulas si je le puis faire arrester
; tout ce que l'amour et l'ambition jointes ensemble, ont pu faire entreprendre à
cét Ennemy caché ; je vous appelleray tous, pour estre les tesmoins de sa
condamnation. Seigneur, luy dit le Roy de Phrigie, je supplie tres humblement vostre
Majesté, de ne condamner pas Artamene sur des apparences : il est peut-estre ce que
vous ne pensez pas qu'il soit ; et l'affection qu'il a pour la Princesse et
l'intelligence qu'il a eüe avec le Roy d'Assirié, ne sont peut-estre pas criminelles
comme vous les croyes. Et puis, adjousta le Roy d'Hircanie, j'ose dire à vostre
Majesté, que les services qu'Artamene luy a rendus, meritent le pardon de beaucoup de
crimes : Vous avez raison, reprit Ciaxare, aussi estois-je enfin resolu de luy pardonner
l'intelligence qu'il avoit eüe avec mon Ennemy : mais pour celle qu'un homme comme
luy a eüe avec ma Fille, je ne la luy pardoneray jamais. Ces Princes voyant Ciaxare si
irrité, ne voulurent pas s'opiniastrer davantage pour cette lois : et le supplierent
seulement de bien examiner les choses : et de ne le condamner que sur des preuves
convainquantes, qu'il eust eu une intelligence criminelle avec le Roy d'Assirie ;
qu'il eust concerté quel que chose d'injuste, avec la Princesse Mandane, et
qu'il fust comme il le croyoit un vil Esclave, ou
du moins un simple Chevalier.
Tandis que les amis d'Artamene sont réunis chez Hidaspe, afin de s'accorder sur
l'attitude à adopter pour venir en aide au valeureux prisonnier, Ciaxare fait
entrer dans la ville des troupes étrangères. Metrobate continue par ailleurs
l'interrogatoire des amis d'Artamene qui ont été arrêtés : il veut connaître la
véritable identité du prisonnier, les motifs de son intelligence avec le roi
d'Assirie et enfin la nature des liens qui l'unissent à Mandane. Or les
prisonniers, résolus à ne compromettre ni Artamene, ni Mandane, gardent le
silence. De son côté, Artamene est en proie au désespoir.
Ils le quitterent en suitte, afin d'aller adviser tous ensemble, à ce qu'ils
avoient à faire : au sortir du Cabinet du Roy, tous ceux qui estoient dans la
Chambre les environnerent aussi tost, pour sçavoir ce qu'ils avoient apris : faisant
assez entendre par leurs discours et par leurs actions, qu'ils estoient prests de
tout entreprendre pour Artamene. Mais ces Rois ne voulant pas les instruire en
ce lieu là de ce qu'ils avoient sçeu, s'en allerent chez Hidaspe : où ils Rirent
suivis de toute cette multitude de Gens de qualité, que ce grand changement avoit
amenez chez le Roy. Ils n'y furent pas plustost, que Feraulas qui les y
attendoit, ayant supplié le Roy de Phrigie qu'il luy peust dire un mot en
particulier, luy aprit que depuis qu'il estoit sorty, il avoit sçeu que Metrobate
avoit pris la Cassette d'Artamene, et l'avoit portée au Roy : il luy dit en
suite, comme infailliblement il y auroit trouvé un Portrait de la Princesse, qui
n'avoit pas esté fait pour luy : que Mandane ne luy avoit pas donné, comme
il seroit aisé de le prouver : et que Martesie n'avoit mesme fait que luy
prester ce jour là. Mais qu'apres tout, quoy qu'il fust fort facile de justifier la
Princesse de ce Portrait, il ne l'estoit pas de trouver un pretexte au Roy, autre
que l'amour d'Artamene pour Mandane : qui luy fist voir pour quel sujet il avoit
desiré avoir ce Portrait dans sa Prison. Enfin comme tous ceux qui estoient alors
chez Hidaspe, estoient tous amis d'Artamene ; ce Prince dit à ceux qui ne sçavoient pas son histoire, qu'il leur
engageoit sa parole, qu'Artamene estoit le plus fidelle Serviteur qu'eust
Ciaxare : qu'ainsi c'estoit servir le Roy des Medes, que de l'empescher
de faire une injustice : que de plus l'on voyoit que Metrobate ancien Amy
d'Aribée, avoit esté employé en cette derniere occasion : et qu'il estoit
à craindre que cét homme vindicatif, n'imposast beaucoup de choses au Roy, Que
cependant il faloit songer à maintenir les Soldats en l'opinion qu'ils avoient de
l'innocence d'Artamene : et que pour cela, il faloit aller donner promptement tous les
ordres necessaires au Camp. Quelques uns d'eux s'y en allerent donc en diligence,
semer le bruit de la nouvelle injustice que l'on faisoit à cét illustre Prisonnier :
et n'estant enfin demeuré que ceux qui sçavoient toute la vie d'Artamene,
c'est à dire le Roy de Phrigie, celuy d'Hircanie, Persode, Thrasibule, Hidaspe,
Adusius, et Feraulas : ils delibererent sur ce qu'il estoit à propos
de faire en une rencontre si facheuse. Ils jugeoient bien que Chrisante ne diroit jamais
rien, ny de l'amour de son Maistre, ny de sa naissance, quelque tourment qu'on luy
peust faire souffrir : mais ils jugeoient bien aussi, que plus il refuseroit de dire
qui estoit Artamene, plus le Roy croiroit que sa condition estoit basse, et plus il
le croiroit criminel. Ils craignoient aussi un peu qu'Ortalque ne s'estonnast, et
ne dist quelque chose qui peust nuire : car Feraulas avoit sçeu d'Artamene ce
que cét honme avoit esté faire à Ptcrie. Ils aprehendoient encore, que Martesie par la frayeur de la mort ne descouvrist plus
qu'il ne faloit de l'innocente affection d'Artamene pour la Princesse : et qu'en
voulant justifier Mandane, elle ne dist ce qu'estoit effectivement Artamene : Enfin ils
voyoient beaucoup d'apparence de craindre, et ne voyoient guere d'esperance qu'en la
force. Ils ne jugeoient pas mesme qu'elle fust une voye assurée de sauver la vie à
ce Prince : puis qu'enfin Ciaxare le tenoit dans le Chasteau, et le pouvoit faire
mourir auparavant qu'on fust en estat de le pouvoir delivrer. Ils resolurent donc de
voir encore le lendemain comment iroient les choses : et cependant de se tenir
tousjours tous prests à employer la violence s'il en estoit besoin. Feraulas
passa la nuit suivante en une agitation continuelle : il sortit travesty de la Ville
? et fut au Camp de Tente en Tente, et de Hute en Hute, inspirer à tous les
Capitaines, et à tous les Soldats, un nouveau desir de sauver Artamene : et revenant à la
premiere pointe du jour à Sinope, il passa encore en quatre ou cinq lieux differens
; auparavant que de se renfermer chez Hidaspe. Enfin jamais il ne s'est veû
un pareil desordre : tous les Habitans de Sinope disoient qu'il ne faloit point souffrir
que l'on fist perir un homme comme celuy là : Les Soldats et du Camp et de la Ville
disoient aussi tout haut qu'ils ne l'endureroient pas : les propres Gardes du Roy
n'obeïssoient qu'à regret : et si Metrobate n'eust eu une prevoyance extréme, il se
seroit trouvé bien embarrassé. Mais il n'avoit pas eu plustost les ordres du Roy pour arrester tous ceux qu'il avoit mis
prisonniers, qu'il avoit envoyé en diligence vers Artaxe, afin qu'à l'entrée de la nuit il
peust avoir mille hommes aux Portes de Sinope : se en mesme temps il avoit dit au Roy qu'il
faisoit venir une Partie de la Garnison d'une Ville dont il estoit Gouverneur. De
sorte que de la façon dont Metrobate en usa, il fit entrer cette nuit là dans la
Ville et dans le Chasteau des Troupes rebelles : si bien que le lendemain au matin
les Amis d'Artamene furent bien estonnez de voir dans l'une et dans l'autre des
Soldats qu'ils ne connoissoient point. Cependant Chrisante, Ortalque, Artucas,
Andramias, Araspe, et Martesie, estoient bien empeschez à
respondre aux questions que leur faisoit Metrobate, sur trois choses qu'il
leur demandoit : l'une, qui estoit Artamene ? l'autre, quelle estoit
l'intelligence qu'il avoit avec le Roy d'Assirie ? et la derniere, quand avoit
commencé celle qu'il avoit avec Mandane ? Chrisante qui craignoit de nuire à
son Maistre en disant qu'il estoit Cyrus, et qui aprehendoit en mesme temps
de luy nuire encore s'il laissoit croire qu'il fust d'une naissance obscure, prenoit
un milieu entre ces deux extremitez : et disoit qu'il estoit d'une naissance tres
illustre, mais qu'il ne luy estoit pas permis d'en dire autre chose. Que quant à ce
qui estoit de l'intelligence du Roy d'Assirie avec Artamene, elle estoit avantageuse à
Ciaxare, au lieu de luy estre dommageable, mais qu'il n'en diroit rien
de plus particulier que cela. Que pour la Princesse Mandane elle estoit assez obligée à
Artamene, puis qu'elle luy devoit la
vie du Roy son Pere, et tant de victoires qu'il avoit remportées pour luy, pour ne
devoir pas trouver estrange qu'elle l'estimast : mais qu'il n'en sçavoit pas
davantage. Ortalque de son costé, disoit ne sçavoir nulles particularitez de ce
qu'Artamene avoit mandé au Roy d'Assirie, sinon qu'il sçavoit bien qu'il ne
traitoit rien aveque luy qui fust contre le service du Roy : et qu'enfin ils
n'estoient nullement Amis. Andramias ne pouvoit respondre que non, à tout ce qu'on
luy demandoit, non plus qu'Artucas et Araspe : car il estoit vray qu'ils ne
sçavoient rien du tout. Et pour Martesie, elle dit à Metrobate, avec autant de prudence
que de hardiesse, que quand sa Maistresse auroit un secret, elle ne le luy diroit
pas :et que comme elle avoit esté mise aupres d'elle de la main du Roy, ce n'estoit
aussi qu'au Roy à qui elle en devoit rendre compte. Cependant Artamene estoit en une
inquietude inconcevable : Quoy, disoit il en luy mesme, je seray cause que le Roy
accusera ma Princesse ! et toute sa vertu et toute sa severité, ne pourront
empescher qu'il ne la soubçonne ; qu'il ne la blasme ; et que peut-estre il ne la
condamne injustement ! Ha imprudent que se suis, s'escrioit il, desois-je me fier à
l'esperance que l'on m'avoit donnée ? Se ne devois-je pas tout craindre du caprice
de ma fortune, qui ne m'a jamais eslevé, que pour me precipiter ? Quoy, Mandane, le
Roy croira que vous m'avez donné le Portrait qu'il aura veû ! et par cette fausse
imagination, il pensera cent autres choses aussi peu veritables que celle là. Il y avoit alors des momens, où Artamene craignant la
fureur de Ciaxare pour la Princesse, aimoit presque mieux qu'elle fust entre les
mains d'un Rival respectueux comme estoit le Roy de Pont : que d'estre entre celles
d'un Pere violent et irrité, comme l'estoit Ciaxare. Ces momens ne duroient
pourtant pas long temps : il se repentoit de ses propres souhaits : et venant à
considerer que l'esperance de sa liberté estoit perdue, que celle de la Princesse
estoit bien esloignée ; qu'il estoit cause du malheur de tant de personnes
innocentes ; et le peu d'aparence qu'il y avoit de sortir de tant d'infortunes,
autrement que par la mort, il estoit dans un desespoir extréme. Cette Grande Ame
toutefois faisoit effort pour resister à la douleur : et si Artamene n'eust esté
attaqué qu'en sa personne, il n'auroit pas eu besoin de toute sa confiance. Tous ses
Gardes estoient changez : et l'on avoit mis aupres de luy de ces Soldats qu'Artaxe avoit
envoyez : de sorte qu'il estoit alors sans consolation aucune. Comme le Roy
connoissoit sa fermeté, quoy qu'il eust eu dessein de luy faire faire plusieurs
questions à luy mesme, et sur sa naissance ; et sur l'intelligence qu'il avoit avec
le Roy d'Assirié ; et sur son amour ; il changea d'advis : et se resolut de tirer la
verité par les autres personnes qu'il tenoit en son pouvoir. Pour cét effet on leur
promit des recompenses ; on les menaça de chastimens tres rudes ; on commença mesme
de les mal traiter : Mais quoy que Metrobate pust faire, il ne pût
jamais faire changer de discours, ny à Chrisante, ny à tesie à Ortalque : car pour les trois autres, ils n'avoient rien
du tout à dire. Artucas advoüoir bien que sa Parente avoit este trois jours chez luy,
auparavant que de se monstrer : mais il disoit que c'estoit parce qu'elle n'estoit
pas en estat d'estre veuë : que du moins ne luy en avoit elle donne autre raison. Et
quoy qu'en effet Martesie luy eust demandé à voir Chrisante et Feraulas, il n'en parla
point du tout. Metrobate ne disoit pourtant pas au Roy la chose comme elle estoit ; au
contraire, il l'assuroit qu'ils commençoient de s'esbranler, qu'ils se
contredisoient souvent, et qu'ils diroient bien-tost toutes choses.
Metrobate promet des récompenses et brandit des menaces, mais rien n'y fait. Les
amis d'Artamene lui restent fidèles. Ciaxare fait venir Martesie et l'interroge
comme la confidente d'Artamene et de Mandane tout à la fois. La jeune femme reste
ferme : rien selon elle ne peut nuire à l'intégrité de l'illustre prisonnier, ni à
l'incomparable vertu de Mandane. Ciaxare est furieux : si dans deux jours
l'identité d'Artamene n'est pas dévoilée au grand jour, il le fera exécuter.
Cependant le Roy voulut voir Martesie, quoy que Metrobate s'y opposast de toute sa
puissance : de sorte que cette courageuse Fille fut conduite devant luy par ses
Gardes. Apres qu'elle eut salüé ce Prince avec tout le respect qu'elle luy devoit,
mais aussi avec toute la hardiesse d'une personne innocente : Et bien Martesie, luy
dit il, vous avez esté la Confidente de Mandane et d'Artamene ? et c'est de
vostre bouche que je dois entendre la verité, quoy que je la sçache par d'autres
voyes. Seigneur, luy dit elle, comme je ne sçay rien qui puisse nuire aux deux
illustres Personnés que vous nommez, je n'auray pas grand peine à me resoudre de
vous la dire. Quoy Martesie, reprit le Roy en colere, vous croyez que ce
soit une chose advantageuse à Mandane, que d'aimer Artamene, comme il faut qu'elle l'aime
infalliblement ? Je croy. Seigneur, reprit elle, que la Princesse seroit une des
plus déraisonnables personnes du monde, n'elle ne
l'estimoit pas : et une des plus ingrattes, si le croyant aussi innocent qu'il est,
elle n'avoit pas beaucoup de reconnoissance des services qu'il a rendus à vostre
Majeste. Mais, Seigneur, tous les sentimens de la Princesse pour Artamene,
sont renfermez en ces deux choses, elle l'estime, et elle se croit son obligée. Mais
Martesie, reprit le Roy, les Princesses vertueuses qui n'ont que de
l'estime et de la reconnoissance pour un simple Chevalier comme Artamene, ne
leur donnent point de Portraits : Ha ! Seigneur, s'escria Martesie, la Princesse n'a
jamais donné de Portrait à Artamene : et s'il s'en est trouvé un entre ses mains,
il faut que Feraulas qui est fort de mes Amis, et a qui je lay baillé comme une tres
belle chose, le luy ait monstré par un pareil sentiment. Ce Portrait la Seigneur,
n'a pas mesme este fait pour moy, bien loin d'avoir esté fait pour Artamene : et
si nous estions à Themiscire, il me seroit bien aisé de vous prouver qu'il fut fait
autrefois pour la Princesse de Pterie, qui mourut sans l'avoir reçeu. Enfin Martesie
reprit le Roy, ce Portrait se trouve dans la Cassette d'Artamene : et Mandane le luy
a sans doute envoyé par vous, afin de le consoler de son absence. Non Seigneur,
interrompit cette Fille, je ne sçaurois souffrir la calomnie des méchans qui vous
ont donné cette croyance : et l'appelle tous les Dieux que j'adore à tesmoings, que
la Princesse ne sçait point qu'Artamene ait son Portrait : et que vous serez le plus
injuste Prince de la Terre, si vous accusez d'une pareille chose, la plus innocente et la plus vertueuse Princesse du monde.
Mais qu'allez vous fait, reprit il trois jours chez Artucas, auparavant que de me voir ?
Martesie ne pouvant pas bien respondre à cette demande changea de
couleur : neantmoins s'estant bien tost r'assurée, Seigneur, luy dit elle, n'estant
pas alors en estat de paroistre à la Cour, je ne pus souffrir de vous faire aprendre
par un autre ce que j'avois à vous dire : principalement sçachant que vous
n'ignoriez pas que la Princesse estoit vivante. Mais durant ce temps là, reprit le
Roy vous avez tousjours veû Chrisante et Feraulas : II est vray Seigneur, dit
elle, et j'ay tasché de les consoler de leur douleur : et de leur faire esperer que
vous connoistriez enfin l'innocence de leur Maistre. Contentez vous, dit ce Prince
violent, de cacher la foiblesse de vostre Maistresse : et ne vous meslez pas de
vouloir justifier un temeraire et un ingrat, qui ne se souvenant plus de la bassesse
de sa naissance, a osé lever les yeux jusques à ma Fille. Seigneur, reprit Martesie,
quand le Roy d'Assure estoit dans vostre Cour sous le Nom de Philidaspe, vous ne le
croiyez pas de plus grande condition qu'Artamene. Il est vray, repliqua ce
Prince, Mais ce beau raisonnement ne suffit pas à me persuader qu'Artamene soit
autre chose que ce que je dis. Encore une fois Seigneur, reprit Martesie, je
croirois plustost Artamene fils de Roy que fils d'un Esclave : Et de quel
Roy, adjousta Ciaxare en colere, de celuy de Phrigie qui n'en a point ? Du Roy
d'Hircanie qui n'est pas marié ? De celuy d'Armenie
qui en : deux que tout le monde connoist ? De celuy d'Arrabie qui n'en eut jamais ?
De celuy des Saces dont le fils unique a este noyé ? Ou de celuy de Perte qui n'a
pas retrouvé le lien comme on le disoit, et qui regrette encore la mort de Cyrus ? Seigneur
(interrompit Martesie que le Nom de Cyrus surprit et fit rougir) je ne vous
diray point de qui Artamene est fils : mais je vous diray bien encore que
je suis persuadée que vostre Majesté ne le connoist pas pour ce qu'il est. Le Roy
s'emportant alors de colere, voyant que Martesie ne pouvoit s'empescher de
prendre le Party de cét illustre Prisonnier, luy parla avec beaucoup d'aigreur, et
pour la Princesse, et pour Artucas, et pour elle mesme. Non non, luy dit il, Artamene
n'est pas comme Philidaspe : et je sçavray bien faire la difference
d'un Grand Roy à un simple Soldat : mais je n'en seray point du tout, de Mandane à la
fille d'un Esclave, ny de Martesie à Mandane. Les Dieux Seigneur, reprit
elle, changeront vostre coeur malgré vous : et vous vous repentirez infailliblement
un jour, de ce que vous dittes maintenant. Enfin le Roy ne pouvant tirer nul
esclaircissement par Martesie, la renvoya, et demeura dans une inquietude
estrange. Il connoissoit par les responses de cette Fille, quoy qu'elle eust tout
nié, qu'il y avoit un secret dans cette affaire qu'elle ne vouloir pas dire : les
paroles de Mazare, et de Mazare mourant, estoient trop intelligibles : ce Portrait
de Mandane luy sembloit une chose convainquante : le sejour caché de Martesie chez Artucas ces frequentes
visites de Feraulas et de Chrisante ; le voyage d'Ortalque à Pterie ; et cent
autres choses dont il se souvenoit, luy persuadoient tousjours plus fortement
qu'Artamene estoit tres coupable : et l'impossibilité qu'il trouvoit a
sçavoir sa veritable condition, le confirmoit tousjours d'avantage dans la croyance
qu'il avoit qu'il estoit d'une Naissance tres basse. Ce n'est pas que le considerant
quelquefois malgré luy, comme cét homme illustre et extraordinaire à qui il devoit
la vie ; qui avoit tant gagné de Batailles ; qui avoit sousmis tant de Rois ; et qui
venoit de renverser un si grand Empire ; il ne s'estonnast un peu de l'obscurité de
sa Naissance : mais enfin ne pouvant comprendre le secret qu'Artamene en faisoit luy
mesme ; il concluoit tousjours qu'il falloit infailliblement qu'il fust si peu de
chose qu'il n'eust pas la hardiesse de l'advoüer. De sorte que passant de cette
pensée en une autre, Quoy, disoit il, Mandane sortie de tant d'illustres
Rois, et qui doit elle mesme regner un jour sur tant de Peuples et sur tant de
Royaumes, a pû se resoudre de souffrir qu'un Inconnu eust l'audace de l'entretenir
d'une passion criminelle ! Ha non non, il faut punir Artamene, et de sa
temerité, et de la foiblesse de Mandane tout ensemble : en attendant que je la puisse
tenir en mes mains, pour la punir a son tour de son propre crime, et de celuy
d'Artamene. De plus, voyant que Feraulas ne s'estoit pas laissé
prendre, il croyoit encore que s'estoit une marque
infaillible, qu'il sçavoit beaucoup de choses : car il n'ignoroit pas que Feraulas
estoit assez courageux pour ne fuir point par un sentiment de crainte pour sa, vie.
Enfin faisant du venin de tout, il avoit l'esprit tellement irrité, qu'il ne pût
plus souffrir que le Roy de Phrigie continuait de luy parler pour Artamene. Le
Roy d'Hircanie ne fut pas moins rudement rejetté que luy : et voyant à l'entour de
soy ces deux Rois accompagnez de tant de Princes, et de tant de Personnes de qualité
comme il y en avoit alors à Sinope : est il possible, leur dit il que vous ne vous
lassiez point de me presser pour un homme que vous ne connoissez pas ? S'il se
disoit seulement Sujet de quelqu'un de vous autres, j'aurois patience de voir que
vous interesseriez en sa fortune : mais Artamene est sans doute de quelque
Païs si peu considerable, que sa Nation mesme est honteuse à advoüer. Cependant vous
me parlez tous de luy, comme si c'estoit le fils d'un Grand Roy, et comme si je
devois irriter tous les Rois du monde en le punissant. Non, leur dit il fort en
colere, ne m'en parlez plus : ou faites moy connoistre du moins pourquoy vous m'en
parlez. Car enfin je vous le dis pour la derniere fois, si dans deux jours Artamene ne
se resoud à m'advoüer tous ces crimes, la fin de sa vie me mettra en repos de ce
costé la : et je n'auray plus qu'à punir en suitte tout à loisir les complices de
ses fautes. Apres avoir dit cela, Cixare entra dans son Cabinet : et laissa tous ces
Rois et tous ces Princes fort surpris et fort affligez.
Les amis d'Artamene se résolvent finalement à révéler la vérité à Ciaxare. Dès le
lendemain matin, ils se précipitent chez lui. Feraulas apprend au souverain
qu'Artamene est en réalité Cyrus. Le bruit de son naufrage n'est qu'une fausse
rumeur et le héros n'a risqué la mort que pour la gloire de Ciaxare. Cette
nouvelle, incroyable aux yeux du roi, le met dans une colère immense : croyant
fermement aux prédictions des mages, il est persuadé que Cyrus n'a pénétré sa cour
que pour accomplir l'oracle et renverser toute l'Asie. Il pense que ce dernier a
séduit Mandane et lui a fait connaître l'ambition, au point qu'elle verrait
peut-être sans scrupule son père détrôné. Tous les princes et rois présents
défendent Cyrus, faisant l'apologie de ses innombrables qualités. Furieux que le
héros soit parvenu à gagner l'estime de tous ses amis et sujets, Ciaxare est
décidé à le faire périr. Peu après, les amis de Cyrus apprennent que le roi a fait
bloquer les portes de la ville. Ils craignent déjà pour la vie de l'illustre
prisonnier, d'autant plus qu'ils ont appris que Metrobate s'est depuis entretenu
avec Ciaxare dans la plus grande confidentialité.
ils s'en allerent donc chez Hidaspe, comme estant le
plus intereste en la chose, et parce que là ils estoient en plus grande liberté
qu'ailleurs. Comme ils y furent, le Roy de Phrigie ayant consulté, avec celuy
d'Hircanie, avec Hidaspe, Adusius, Artabase, Thrasibule, Madate, et
apellé mesme Feraulas : ils considererent que Ciaxare faisant consister le plus grand
crime d'Artamene, à la bassesse de la condition, il faloit la luy aprendre telle
qu'elle estoit, afin de le retenir par cette voye, et l'empescher de se porter à
quelque extréme resolution. Ils penserent enfin qu'Astiage estant mort, peut-estre Ciaxare ne
seroit il pas aussi troublé des presages des Astres,et des predictions des Mages,
que le Roy son Pere l'avoit esté. Qu'apres tout, sçachant qu'Artamene estoit fils d'un
Roy ; estoit son Parent ; et avoit dans son Armée trente mille Persans ; songeroit
il plus d'une fois auparavant que de le perdre : et qu'en cas qu'il falust en venir
à la force ouverte, les Soldats mesme se porteroient encore à combattre avec plus
d'ardeur, pour le fils d'un Roy que pour un Inconnu. Cette resolution ne fut
pourtant pas prise sans estre fort contestée : Mais enfin apres l'avoir examinée à
fonds, ils la prirent : et resolurent qu'apres avoir donné tous les ordres
necessaires à leurs Troupes, ils agiroient le lendemain au matin, selon qu'ils
l'avoient imaginé : et que cependant il faloit faire en sorte qu'il y eust le plus
de Gens que l'on pourroit aupres de Ciaxare : afin que tout d'un coup le
bruit de la chose s'épandist, et dans la Ville et dans le Camp. Apres cette petite conference, le Roy de Phrigie se
raprochant de tous ceux qui ne sçavoient pas encore la condition d'Artamene, et
qui n'estoient attachez à luy que par sa seule vertu : leur dit qu'il les prioit de
se trouver le lendemain au lever de Cixare : d'y amener le plus de leurs amis qu'ils
pourroient ; et qu'il s'agissoit du salut d'Artamene. Il n'en faloit pas
davantage, pour les obliger à n'y manquer pas : et en effet l'on peut dire que
jamais la Cour n'avoit esté si grosse, qu'elle fut ce jour là chez Ciaxare. Les
Rois de Phrigie et d'Hircanie, le Prince des Cadusiens, celuy de Licaonie, celuy de
Paphlagonie, Gobrias, Gadate, Thrasibule, Arribie, Thimocrate,
Philocles, Leontidas, Megabise, Ariobante, Hidaspe,
Adusius, Madate, Artabase, Agladitas, et cent autres s'y trouverent. Leur
diligence fut toutefois inutile : et quoy qu'ils peussent faire, il leur fit
impossible de pouvoir voir le Roy de tout le matin. Il voulut mesme disner en
particulier : afin de n'estre pas obligé de souffrir la veüe de tant de personnes
qui ne luy disoient que des choses contraires à ses desseins. Mais enfin sçachant
qu'ils s'opiniastroient à luy vouloir parler ; et qu'ils estoient tous dans sa
Chambre, il sortit de son Cabinet tout en fureur, absolument determiné à la perte
d'Artamene. Un moment apres, Feraulas suivant ce qui avoit esté
resolu le jour auparavant, entra dans cette Chambre : et sendant la presse pour
arriver jusques aupres du Roy, il se presenta devant luy avec autant de hardiesse
que de respect. Ciaxare surpris de le voir, Quoy
Feraulas, luy dit il, vous craignez si peu la mort, que vous venez vous
remettre dans les mains d'un Prince qui vous fait chercher comme un criminel ! Il
est vray Seigneur, luy respondit il, que la mort n'est pas ce que je crains : et que
presentement j'ay beaucoup plus de peur que vostre Majesté ne face une injustice en
la personne de mon Maistre. C'est pourquoy je viens luy apprendre qu'Artamene bien
loin d'estre une obscure Naissance, est fils d'un Grand Roy. Et de quelle Terre
inconnüe est Roy ce Pere d'Artamene ? reprit Ciaxare. Ha mon amy, poursuivit il,
cette seinte est un peu grossiere : et à moins qu'il se trouve un Prince, et mesme
plusieurs Princes, qui m'assurent ce que tu dis, je ne le croiray pas facilement.
S'il ne faut que cela Seigneur, repliqua Feraulas, vous croirez bien tost
qu'Artamene est Fils d'un Grand Roy : puis qu'enfin vous avez dans vostre
Armée plus de trente mille Sujets du Roy son Pere : et que tous ces Rois et tous ces
Princes qui m'escoutent, vous attesteront que je dis vray. Enfin Seigneur,
poursuivit Feraulas, Artamene est Cyrus, Fils du Roy de Perse : et Hidaspe,
Adusius, et tant d'autres illustres Persans que vostre Majesté voit à
l'entour d'elle, doivent estre un jour ses Sujets. Artamene est Cyrus ! reprit le Roy des
Medes, Ha non non, cela n'est pas possible. Seigneur, interrompit Hidaspe, la
chose est si veritable, que rien ne le peut-estre davantage : Ouy Seigneur,
poursuivit Adusius, et nous sommes en pouvoir de vous en éclaircir pleinement. Le bruit de son naufrage a esté faux : et
Cyrus
n'a presque jamais esté en danger de mourir, que pour le service de vostre Majesté.
Vous sçavez, dit le Roy de Phrigie, que ce ne seroit pas une chose à inventer : et
que si cela n'estoit vray, Hidaspe ne le diroit pas. Je sçay en effet (repliqua
Ciaxare fort inquiet et fort trouble) qu'à moins que de vouloir encore
haster sa perte, c'est une chose qu'il ne me faloit pas descouvrir. Car enfin (dit
il apres avoir esté un moment sans parler) Artamene comme Artamene n'est qu'un
temeraire ; un ingrat ; et un Ennemy particulier de Ciaxare : auquel selon sa clemence ou
sa justice, il peut remettre sa faute, ou faire donner chastiment. Mais s'il est
vray qu'il toit Cyrus, c'est un ennemy public de toute l'Asie, qu'il faut exterminer :
c'est un interest commun que vous avez tous aveque moy (dit il en regardant tous
ceux qui l'environnoient, à la reserve des Persans) c'est enfin vostre Tyran qui est
dans les fers : c'est cét homme que les Mages ont dit qui doit renverser toute
l'Asie, et en estre Maistre : Et si quelque chose me peut persuader qu'Artamene soit
Cyrus,
c'est en effet les prodigieux advantages qu'il a remportez. Mais Seigneur,
interrompit le Roy d'Hircanie, ces advantages qu'il a remportez sont à vostre
Majesté : de tant de combats, de tant de Victoires, et de tant de Conquestes qu'il a
faites, il n'en possede aucune chose, et n'a que ses fers en partage. Non, repliqua
Ciaxare, parce que graces aux Dieux je l'en ay empesché. Mais,
poursuivit il en regardant Feraulas, Mandane sçait
elle la Naissance de Cyrus ? Seigneur, repliqua t'il, je ne sçay rien de la
Princesse, sinon qu'il n'y a nulle intelligence criminelle entre elle et mon Maistre
: et que la passion qu'il a eüe pour elle, ne luy a jamais fait perdre le respect ny
envers elle, ny envers vous. La passion qu'à eu vostre Maistre, reprit brusquement
Ciaxare, n'a este qu'une ambition démesurée, et qu'un sentiment de
vangeance effroyable ; il a voulu punir Ciaxare, de ce qu'Astiage avoit entrepris
contre luy dans le Berçeau pour le salut de toute l'Asie. Mais j'acheveray sans
scrupule, ce qu'il ne commença sans doute pas sans peine : car enfin j'ay bien de
plus puissantes raisons à m'y porter : et bien de plus puissantes raisons aussi,
interrompit le Roy de Phrigie, qui vous endoivent empescher. Cyrus, reprit Ciaxare,
n'estoit alors qu'un Enfant, qui n'estoit pas encore en estat de nuire : et le
Cyrus
dont je parle est un criminel heureux, capable de tout entreprendre, et de tout
executer. Il est vray, repliqua le Roy d'Hircanie, Mais c'est aussi un homme qui a
tout entrepris et tout execute pour vostre gloire : et qui vouloit tout entreprendre
et tout executer, interrompit Ciaxare, pour ma honte et pour ma perte, si je ne l'en
eusse empesché. De plus, adjousta t'il, le Cyrus qu'Astiage vouloit faire perir, ne luy
avoit encore fait aucun mal : Il est vray, reprit Hidaspe, Mais le Cyrus dont nous vous parlons
vous a servy, et servy utilement. Dittes plustost, repliqua le Roy en colere, qu'il m'a trahi avec une lascheté extréme : II est
venu dans ma Cour, il y est demeure déguisé ; il a seduit l'esprit de ma Fille, il
s'est sans doute descouvert à elle, il luy a mis l'ambition dans l'ame ; elle l'a
regardé comme le Vainqueur de toute l'Asie : et sans considerer qu'il ne pouvoit
s'en rendre le Maistre, à moins que de renverser son Pere du Throsne ; elle l'a
escouté favorablement ; elle l'a souffert, elle l'a aimé. Mais graces au Ciel je
suis en pouvoir de les punir tous deux à la fois : puisque si elle aime Artamene,
comme je n'en doute point, elle souffrira la mort en la personne de ce temeraire, en
attendant qu'elle soit en lieu où je puisse la luy faire souffrir en la sienne. Ha
Seigneur (s'escrierent tout d'une voix tout ce qu'il y avoit de Gens dans cette
Chambre) nous vous demandons la vie de Cyrus, ou nous vous demandons la mort.
Quoy, reprit ce Prince fort estonné, mes Sujets, mes Vassaux, et mes Alliez, me
demandent de la vie de leur Tyran, ou du moins de celuy qui le devoit estre un jour
? Nous vous demandons la vie, dirent ils tous, d'un homme que les Dieux ont fait
naistre pour estre en effet le Maistre legitime de tous les hommes, tant ils ont
donné de vertus : et qui pouvant tour entreprendre pour sortir de prison, adjousta
Hidaspe, ne l'a jamais voulu faire. un homme dis-je, poursuivit Gobrias, qui
n'a vescu que pour vous : Dittes encore, adjousta Gadate, un homme qui n'a vaincu que pour
luy, et qui a tousjours vaincu. un Prince, Poursuivit Trasibule, qui s'est fait des adorateurs les plus sages de toute la
Grece : Et qui s'est fait les Amis, adjousta le Roy d'Hircanie, de tous eux mesme
dont il a esté vainqueur. Dittes encore, poursuivit Persode, qui s'est fait admirer par ses
plus mortels ennemis : Et adjoustez, dit Aglatidas, à qui ses plus mortels
ennemis doivent aux mesmes la vie, tant il est vray que le destin d'Artamene est
glorieux et extraordinaire. Dites encore, interrompit Artibie, que ceux qui à
peine le connoissent, ne laissent pas d'estre chargez de sa vertu, et d'estre prests
à mourir pour luy : Pour moy, adjousta Thimocrate, je tiendrois ma vie bien
employée, si elle pouvoit sauver celle d'un Prince si illustre : En effet, reprit
Philocles, vostre fort seroit digne d'envie si vous obteniez cette grace
: car quelle loüange ne meriteroit pas un homme qui auroit conservé un Prince si
vertueux ? un Prince, reprit Megabise, qui possede la valeur au dernier point : Qui
est aussi liberal que vaillant, poursuivit Arabase : Qui n'est pas moins prudent que
courageux, adjousta le Prince de Licaonie : Qui est aussi doux apres la victoire que
furieux dans les combats, repliqua Madate : De qui la reputation est connue
par tout le monde ; dit Leontidas : Qui possede toutes les vertus ; adjousta le
Prince de Paphiagonie : Et pour tout dire en peu de paroles, poursuivit Ariobante ;
qui n'a jamais fait aucun mal qu'on luy puisse reprocher. Quoy, interrompit alors
Ciaxare tout serieux, Cyrus n'a jamais
fait aucun mal ! et. quand il ne m'en auroit point fait d'auroit, adjousta t'il, que
celuy de se rendre si puissant dans l'esprit de mes Amis, de mes Ennemis, de mes
Alliez, de mes Voisins, et de mes Sujets, que mesme il me semble que je n'oserois le
punir, n'en seroit-ce pas un assez grand pour le perdre, afin d'apprendre aux autres
à avoir plus de respect pour moy ? Mais est il possible, adjousta t'il, qu'il n'y
ait personne d'entre vous, qui aime la liberté, et qui haisse un homme que tant de
Predictions vous doivent faire regarder comme un Tyran ? Cependant, puis que vous ne
regardez ny mon interest, ny le vostre, ny celuy de toute l'Asie ? je ne regarderay
aussi que le mien : et je puniray seulement ce pretendu Cyrus comme un homme qui n'est
venu dans ma Cour que pour me trahir : comme ayant conjuré avec ma Fille contre ma
vie : comme ayant laissé échaper le Roy d'Assirie volontairement : comme ayant une
intelligence criminelle aveque luy : et comme un homme enfin qui m'a voulu perdre.
Prenez garde Seigneur, dit Hidaspe, à ce que vous dittes : car apres tout, Cyrus n'est pas
vostre Sujet : et le Roy mon Maistre sçavra bien trouver les moyens de se vanger
d'une pareille injustice si vous la luy faites. Au nom des Dieux, dit le Roy de
Phrigie, ne prenez nulle resolution dans les premiers mouvemens de vostre colere :
Au nom des Dieux, reprit Ciaxare, ne me parlez plus jamais ny d'Artamene, ny
de Cyrus :
et soyez tous assurez, que tenant en une mesme personne, mon Ennemy particulier, le Seducteur de ma Fille, et le Tyran de
toute l'Asie, rien ne le sçavroit sauver : et qu'ainsi sa perte estant indubitable,
vous n'avez qu'a vous preparer à entendre bientost la nouvelle de sa mort. En disant
cela, ce Prince les quitta tout hors de luy mesme, et fit emmener Feraulas, par
ses Gardes : un moment apres, le Roy de Phrigie fut adverty que Metrobate
avoit donné ordre aux Portes de la Ville de n'en laisser plus forcir personne pour
aller au Camp : ny entrer aussi personne du Camp dans la Ville. De sorte que le
faisant sçavoir au Roy d'Hircanie, et à tous ces Princes et à tous ces Capitaines
qui l'environnoient : ils douterent mesme s'ils auroient la liberté de sortir du
Chasteau, et : si Artamene n'estoit point desja mort : car Metrobate
avoit parlé une lois bas au Roy depuis qu'ils estoient entrez dans sa Chambre, et
qu'il avoit sçeu qu'Artamene estoit CYRUS.