A la suite de la victoire de Cyrus, une nouvelle trêve de cinq jours est convenue entre les belligérants. C'est l'occasion de retrouvailles entre divers couples, dont Spitridate et Araminte. La conversation porte bientôt sur la célèbre Sapho. Un étranger de passage dénommé Democede consent à raconter l'histoire de la poétesse de Lesbos.
La satisfaction de Cyrus à la suite de sa victoire contraste avec le désespoir de Thomiris. D'autant que l'incendie, une fois éteint, a laissé une zone dévastée peu propice à la défense militaire. Mais Cyrus préfère attendre l'arrivée d'autres troupes avant de poursuivre les combats. Au moment où les deux camps sont prêts pour la bataille, Anacharsis vient le trouver et lui propose d'entreprendre des démarches pour obtenir une nouvelle trêve. Cyrus lui confie cette mission sans enthousiasme. Anacharsis se rend donc auprès de Thomiris et obtient cinq jours supplémentaires sans combats.
Comme on diroit que la Fortune se plaist esgallement à enchaisner les évenemens heureux, et à entasser malheur sur malheur selon son caprice, Cyrus n'eut pas seulement l'avantage d'avoir fait passer son Armée, il eut encore la joye de sçavoir que Ciaxare luy envoyoit un Corps fort considerable de Cavalerie et d'Infanterie qui estoit desja fort avancé : et il sçeut que Tigrane, et Spitridate, devoient arriver dans trois jours à la Ville où la Princesse Onesile, et la
Princesse Araminte estoient : et qu'ainsi il pouvoit esperer qu'il verroit bientost dans son Armée, deux des plus vaillans Princes du Monde. Mais pendant qu'il jouïssoit de quelque consolation, Thomiris qui estoit venuë en personne pour rassurer ses Troupes, qui n'estoient pas loin de l'Avant-garde de Cyrus, fut en un desespoir incroyable, lors qu'elle vit de ses propres yeux l'Armée d'un ennemy qu'elle aimoit, malgré qu'elle en eust : et qu'elle la vit avoir passé un Défilé qu'elle avoit esperé luy disputer du moins jusques à ce que toutes les Troupes qu'elle attendoit fussent arrivées. De sorte que ne s'agissant plus de deffendre ny de garder des passages, elle rapella les Troupes d'Aripithe : mais en les rapellant elle le mal-trait a horriblement, quoy qu'il n'eust fait aucune faute. Elle luy parla pourtant avec la mesme fierté, que s'il eust pû empescher que les Bois ne se fussent embrasez : et qu'il eust pû aller à travers les flammes secourir ceux que Cyrus avoit attaquez. Cependant l'embrasement des Bois continuoit tousjours ; et Thomiris vit de ses propres yeux, de dessus une petite eminence, ce grand et terrible Bûcher, dont les flammes paroissant au delà de cette grande Armée, sembloient borner l'Orison de ce costé là par une Ceinture de feu. En effet cét embrasement estoit si grand, que si le vent n'eust cessé tout d'un coup, il ne se fust pas esteint si tost : mais à la fin n'y ayant plus nulle agitation dans l'air, le feu ne
se communiqua plus ; et dés que les Arbres qui avoient commencé de brusler furent consumez, le feu s'esteignit de luy mesme. Si bien qu'apres cela, cét endroit des Bois qui avoit esté si beau, et si agreable, devint un des plus affreux objets du monde : car outre qu'on ne voyoit par tout que de grands monçeaux de Cendres, et de Charbons esteints, on voyoit encore quelques Arbres debout ; mais on les voyoit sans branches, et leur Tronc tout noircy aussi bien que celuy de tous les Arbres qui n'estoient pas fort loin de cét endroit, où le feu avoit esté mis. Si bien que ce mesme Bois qui un jour auparavant estoit si beau, et si charmant, faisoit horreur aux mesmes Oyseaux, à qui il avoit servy de retraite : et à qui il avoit presté les branches de ses Arbres et la fraischeur de son ombrage. Cyrus voyoit mesme du lieu où il estoit Campé, le Fort des Sauromates : et cét endroit estoit enfin si changé par cét embrasement, qu'il n'estoit plus le mesme qu'il avoit esté. Cependant quelque envie qu'eust Cyrus d'avancer vers Thomiris, il n'osa pourtant s'engager plus avant au delà des Bois, qu'il n'eust des Munitions pour son Armée : car encore qu'il y eust quelques Troupes de Thomiris, qui ne paroissoient pas fort loin, il sçavoit bien qu'il ne pourroit pas forcer si tost cette Reine à combatre, parce qu'il y avoit une petite Riviere, qui favoriseroit sa retraite. Et en effet Aryante qui ne jugeoit pas qu'il fust à propos de combatre,
que toutes les Troupes que Thomiris attendoit de jour en jour ne fussent jointes, laissa quelques Troupes à deffendre le Gué de la Riviere ; et se retira assez prés des Tentes Royales : se postant si avantageusement, qu'il n'eust pas esté aisé de l'attaquer sans s'exposer à estre vaincu : apres quoy ils tinrent Conseil de Guerre, où il fut resolu qu'il falloit absolument hazarder la Bataille, dés que les Troupes qu'ils attendoient seroient arrivées. D'autre part Thomiris et Aryante penserent se broüiller de nouveau : car comme cette Princesse sçavoit que celuy qui gardoit Mandane estoit plus affectionné à Aryante qu'à elle, elle eut dessein de le changer : afin que si elle perdoit la Bataille, elle pûst disposer de Mandane : et avoir cette Princesse en son pouvoir, pour s'en servir à sa vangeance, ou à sa seureté. Mais comme Aryante ne craignoit guere moins que Mandane pûst tomber sous l'entiere puissance de Thomiris, que sous celle de Cyrus, il s'opposa si fortement au dessein que cette Reine tesmoignoit avoir de changer celuy qui commandoit les Gardes de Mandane, qu'elle n'osa s'y opiniastrer, en un temps où la moindre division parmy les siens eust pû la faire vaincre facilement. Cependant comme elle envoya divers ordres pour faire haster les Troupes qui luy venoient, elles sirent une si grande diligence, qu'elles arriverent au Rendez-vous general, avant que Cyrus fust en estat d'avancer : et elles y arriverent mesme sans peril ; parce qu'elles venoient
toutes du costé qui estoit au delà des Tentes Royales : ainsi l'Armée d'Aryante les couvroit : et faisoit que Cyrus ne pouvoit empescher qu'elles ne le joignissent. D'ailleurs ce Grand Prince qui avoit une impatience estrange de combatre, n'eut pas plustost toutes les choses necessaires, pour la subsistance de son Armée, qu'il marcha droit aux Ennemis, qui luy disputerent quelque temps le passage de la Riviere : mais à la fin ils l'abandonnerent : et Cyrus faisant faire à l'instant divers Ponts, avec des Facines, et des Planches, pour faire passer son Infanterie ; il fit en effet passer toute son Armée en un jour et demy : apres quoy il la remit en Bataille. Mais comme il estoit prest de marcher, le sage et vertueux Anacharsis arriva aupres de luy : qui voyant les choses à la derniere extremité, se mit à conjurer Cyrus de luy permettre de voir encore une fois Thomiris ; car enfin Seigneur, luy dit-il, je trouve que Mandane sera plus en peril si Thomiris perd la Bataille, que si vous la perdez. Si vous m'aviez persuadé ce que vous dittes, reprit Cyrus, je pense que je me laisserois vaincre : quoy qu'il en soit, Seigneur, reprit Anacharsis, je trouve que pour vous rendre tout à fait les Dieux propices, il faut qu'on ne vous puisse accuser de tout le sang qui sera respandu à la Bataille que vous allez donner : c'est pourquoy je vous conjure de me donner trois jours pour faire un dernier effort. J'advouë sage Anacharsis, reprit Cyrus, que je ne puis assez m'estonner
que vous puissiez esperer que Thomiris change de sentimens : neantmoins comme je fais gloire de defferer à ceux d'un homme comme vous, je veux bien que vous voiyez encore Thomiris, quoy qu'à mon advis ce soit faire quelque chose contre ma gloire, que de demander à parler de Paix, apres l'avantage que j'ay remporté. Au contraire Seigneur, repliqua Anacharsis, c'est aux Vainqueurs qu'il appartient de faire des propositions de Paix avec honneur : et il n'y a que les vaincus qui puissent la demander avec honte : joint que je n'iray pas mesme vers cette Reine comme Envoyé de vous, mais comme simple Mediateur : et comme un homme qui confondant toutes les deux Scythies avec le Païs des Massagettes, considere le lieu où il est presentement comme sa Patrie, et s'interesse à la perte de tant de braves Gens qui periront en cette funeste Bataille si elle se donne. Ainsi ne passant tout au plus, comme je l'ay dit, que pour un simple Mediateur entre vous et Thomiris, vous me refuserez tous deux si bon vous semble, tout ce que je vous demanderay : mais du moins n'auray-je pas à me reprocher d'avoir negligé quelque chose, pour empescher la mort de tant de Personnes innocentes, qui meurent aux Guerres les plus justes. Apres cela Cyrus ne voulant pas s'opiniastrer à refuser une chose à Anacharsis, qui ne pouvoit tout au plus, à ce qu'il croyoit, retarder son dessein que de deux ou trois jours, il luy dit qu'il fist ce qu'il voudroit : ainsi
luy donnant un Heraut pour le conduire, ce sage Scythe fut vers Thomiris. Dés qu'il aprocha de ses premieres Troupes, il fut arresté : de sorte que cette Princesse ayant à l'heure mesme esté advertie de son arrivée, elle s'imagina que ce vertueux Scythe venoit plus par le mouvement de Cyrus, que par le sien : si bien que se flattant d'une esperance mal fondée : elle commanda qu'on le traitast civilement, et qu'on le luy amenast. Cependant comme Anacharsis sçavoit que les choses difficiles ne se font presques jamais tout d'un coup ; il resolut de faire en sorte que cette Reine s'imaginast qu'il ne luy disoit pas encore tout ce qu'il avoit ordre de luy dire : afin que conçevant quelque petit espoir, elle ne le renvoyast pas brusquement suivant sa coustume : et qu'elle luy donnast loisir de luy dire toutes ses raisons : et qu'il peust mesme aussi parler à Aryante. Et en effet, ce sage Scythe agit avec tant de prudence, que Thomiris l'escouta assez paisiblement : et il mesnagea si bien son esprit, qu'il s'en falut peu, qu'il ne luy persuadast que si elle eust pû se resoudre à mettre Mandane en liberté, elle eust pû esperer que Cyrus auroit changé de sentimens. Il ne luy disoit pourtant rien qui pûst positivement estre expliqué de cette sorte : mais luy disant en general qu'elle ne pouvoit jamais estre heureuse, tant qu'elle seroit injuste, son imagination preocupée la trompa si bien, qu'elle redemanda une seconde fois
qu'il y eust Tréve. De sorte qu'Anacharsis estant retourné vers Cyrus, et revenu vers Thomiris, on fit une Tréve de cinq jours, sans qu'on sçeust dans aucun des deux Partis, ny pourquoy on la faisoit, ny de quoy on devoit traiter. Cependant elle se fit : et tous les bien intentionnez qui estoient aupres de Thomiris, et aupres d'Aryante, agirent plus fortement que jamais, pour leur inspirer des sentimens plus equitables, que ceux que l'amour leur donnoit. Pour Cyrus il n'y avoit rien à faire aupres de luy : car il estoit tousjours disposé à faire la Paix avec Thomiris, pourveû qu'elle voulust rendre Mandane.
Onesile et Araminte, Spitridate et Tigrane se retrouvent lors de cette trêve. Les deux couples trouvent chacun l'occasion d'une conversation particulière. Spitridate et Araminte, réconciliés après que le premier a demandé pardon pour sa jalousie, se réjouissent du futur heureux qui leur est promis. On convient ensuite d'amener les deux dames au fort des Sauromates, désormais en possession de Cyrus. Les principaux protagonistes s'y retrouvent et échangent force compliments.
Mais pendant toutes ces negociations inutiles, Spitridate, et Tigrane, arriverent à la Ville où estoient Onesile, et la Reine de Pont : et la Fortune enfin, toute rigoureuse qu'elle estoit à Araminte et à Spitridate, permit qu'ils eussent la joye de se revoir. L'entre-veuë de ces quatre Personnes, eut pourtant quelque chose de triste parmy leur satisfaction : car il n'estoit pas possible qu'elle se reuissent sans se souvenir de la mort du Roy de Pont, et de celle de Phraarte : et sans s'en souvenir avec des sentimens proportionnez à la cruauté de cette avanture. La Princesse Onesile mesnagea pourtant si adroitement les choses, que la joye l'emporta sur la douleur : et elle sçeut mesme esviter si adroitement, tout ce qui eust pû engager Araminte et Tigrane en un esclaircissement estendu, sur les pertes qu'ils avoient faites, qu'ils s'en dirent seulement assez pour se faire
connoistre qu'ils se rendoient justice, en se pleignant sans s'accuser, et pour se promettre de ne s'en parler jamais. Cependant apres que la conversation eut duré quelque temps de cette sorte, dans la Chambre d'Onesile ; Araminte s'en allant à la sienne, Spitridate l'y accompagna, et eut une audience particuliere de cette Princesse : qu'il n'avoit point veuë depuis qu'apres l'avoir fait sortir de Cabira, où Artane l'avoit menée, et où il l'avoit assiegé, il l'avoit conduite en Armenie : où elle pensoit qu'estoit le Roy de Pont son Frere. De sorte que ne pouvant exprimer la joye qu'il avoit de revoir cette belle et charmante Princesse apres tant de disgraces, il s'en pleignit à elle d'une maniere tres passionnée. Je voy bien Madame, luy dit-il, que le malheur est inseparable de Spitridate : puis que mesme en ayant l'honneur de vous voir, que j'ay si longtemps et si ardemment souhaité ; et : de vous revoir mesme plus belle que je ne vous vy jamais ; j'ay la douleur de ne pouvoir vous tesmoigner jusques où va ma satisfaction. Car enfin je m'aperçoy bien que mes yeux ne vous disent point ce que mon coeur ressent : et que je ne trouve point de paroles qui puissent vous bien representer quelle est ma satisfaction. Je vous assure, repliqua obligeamment Araminte, que je n'ay qu'à juger de la vostre par la mienne, pour comprendre quelle doit estre grande. Ha Madame, s'escria Spitridate, quelque obligeant que soit ce que vous dittes, je suis assuré qu'il est injuste :
car il n'est pas possible que vous soyez aussi aise de me revoir, que je le suis d'estre aupres de vous : et d'y estre avec la liberté de vous pouvoir dire tous les tourmens que j'ay soufferts. Vous en avez eu d'une espece, respondit elle en soûriant à demy, dont je vous conseille de ne me faire pas souvenir : car je ne veux pas me pleindre de vous, apres avoir eu tant de raisons de m'en loüer. Je vous entens bien Madame, luy dit-il, et je comprens enfin que vous voulez bien sçavoir les tourmens du malheureux Spitridate, lors qu'il a esté errant, fugitif, prisonnier, blessé, et absent : mais que vous ne voulez pas aprendre ses suplices, lors qu'il a eu l'audace d'oser estre jaloux. Il a pourtant esté plus malheureux par sa jalousie, poursuivit-il, qu'il ne l'a esté pour toutes ses autres infortunes : mais enfin Madame, puis que vous le voulez, je ne m'excuseray mesme pas de cette foiblesse : et je vous en demanderay non seulement pardon, mais je me soûmettray encore à en estre puny. Apres cela ces deux illustres Personnes rapellant le souvenir de toutes leurs avantures, depuis leur enfance, jusques alors ; trouverent un si grand nombre de malheurs, qu'ils s'estonnerent eux mesmes comment ils les avoient pû suporter : et ils virent en leur vie un si grand exemple de l'inconstance et des caprices de la Fortune, qu'ils n'osoient presques s'assurer que le bonheur dont ils jouïssoient pûst estre de longue durée. Neantmoins par un second
sentiment, ils creurent que puis qu'ils estoient ensemble, il ne leur pouvoit plus rien arriver de funeste : si bien que reconfirmant l'innocente affection qu'ils s'estoient promise, on peut dire qu'ils la renouvellerent : et qu'ils la rendirent mesme plus forte qu'elle n'avoit jamais esté. Spitridate sans sçavoir que Cyrus avoit voulu qu'on traitast Araminte en Reine de Pont, depuis la mort du Roy son Frere, luy parla comme la reconnoissant pour Reine, quoy que son Pere possedast le Royaume qui luy donnoit ce rang là : et il agit enfin comme un Prince qui estoit digne de ressembler à Cyrus, et qui luy ressembloit en effet presques autant par les qualitez de l'ame, que par les traits du visage. D'autre part la conversation particuliere de Tigrane et d'Onesile, eut toute la tendresse qu'une affection solide et sincere pouvoit faire trouver en l'entretien de deux Personnes de Grand coeur, de Grand esprit, et qui s'estimoient et s'aimoient cherement. Car Tigrane en devenant Mary de l'admirable Onesile, n'avoit pas renoncé à toutes les civilitez, et à tous les respects d'un Amant : la belle Telagene avoit aussi sa part à la satisfaction de ces illustres Personnes : la sage Hesionide avoit tant de joye de revoir Spitridate, qu'Araminte n'en pouvoit guere avoir davantage. Cependant comme Spitridate et Tigrane, sçeurent qu'il y avoit une Tréve, ils ne songerent pas à se haster d'aller trouver Cyrus :
mais comme Onesile pensa que si l'Armée de ce Prince s'esloignoit encore, Araminte et elle auroient moins souvent des nouvelles des Personnes qui leur estoient cheres ; elle proposa à la Reine de Pont d'aller au Fort des Sauromates, dont Cyrus estoit Maistre, et d'y attendre le succés de la Guerre. De sorte qu'Araminte ayant aprouvé ce qu'elle proposa, elles le proposerent en suite à Tigrane, et à Spitridate : qui ne croyant pas qu'il y eust nul danger pour ces Princesses ; et y voyant beaucoup de commodité pour eux si la Guerre duroit, les remercierent du dessein qu'elles prenoient, et se disposerent à les conduire où elles vouloient aller ; ainsi elles partirent dés le lendemain. Mais afin qu'elles fussent reçeuës au Fort des Sauromates sans aucune difficulté, Tigrane envoya advertir Cyrus du dessein de la Reine de Pont, et de la Princesse Onesile : si bien que ce Prince estant fort agreablement surpris de cette nouvelle, donna tous les ordres necessaires pour les faire bien recevoir à ce Fort : se disposant d'aller luy mesme faire une visite à ces Princesses puis que la Tréve le luy permettoit : et qu'il n'y avoit que quatre heures de chemin de son Camp au Fort des Sauromates. Et en effet il executa ce dessein si subitement, que Tigrane et Spitridate qui avoient eu intention d'aller au Camp, n'estoient pas encore partis du Fort quand il y arriva. De sorte qu'ayant beaucoup de confusion d'avoir esté prevenus, il furent au devant de luy : et l'assurerent
que s'ils n'eussent pas sçeu qu'il y avoit Tréve, ils ne se fussent pas arrestez comme ils avoient fait. Je ne viens pas icy, respondit ce Prince, pour recevoir des excuses d'une chose qui n'en merite point : mais seulement pour prendre part à la joye que vous sentez, et à celle que vous avez donnée à deux des plus parfaites Princesses de la Terre. Apres cela Cyrus leur demanda ce qui les avoit retenus si longtemps au Port, où ils avoient abordé ? et ils luy dirent que d'abord ç'avoit esté pour se mettre en equipage de venir à l'Armée : et qu'en suitte ils y avoient encore sejourné quelque temps, pour sçavoir si un grand bruit qui couroit qu'il y avoit un soûlevement en Bithinie estoit vray : mais que n'en ayant pû avoir que des nouvelles incertaines, ils s'estoient enfin ennuyez d'attendre ; et estoient venus diligemment où l'amour et l'honneur les appelloient. En suite de quoy Cyrus et Spitridate repassant en peu de mots une partie de leurs malheurs ; Cyrus dit obligeamment à ce Prince, qu'il estoit bien aise de ce qu'il ne luy ressembloit plus en une chose. Il est si glorieux de vous ressembler en tout, repliqua Spitridate, que je ne sçay si vous avez raison de parler comme vous faites : vous en tomberez sans doute d'accord, repliqua Cyrus, dés que je vous auray dit que vous devez estre satisfait de n'estre pas esloigné de la Princesse que vous aimez, comme je le suis de celle que j'adore. Mais pour ne vous en esloigner pas davantage, luy
dit-il obligeamment, il faut que je vous remene aupres d'elle : et en effet Cyrus fut à la Chambre de cette Reine, aupres de qui estoit Onesile. La veuë de ce Prince surprit si fort Araminte, qu'elle ne pût s'empescher de rougir, en se souvenant de l'injuste jalousie dont Spitridate avoit esté capable. Neantmoins comme elle connoissoit bien qu'il en estoit entierement guery, elle se remit en un moment : et la conversation fut ce jour là infiniment agreable. Cyrus avoit esté suivy à ce petit voyage, du Prince Indathirse, d'Intapherne, d'Atergatis, de Silamis, de Mnesiphile, et de Chersias : de sorte qu'il n'estoit pas aisé que tant de Personnes d'esprit pussent estre ensemble, sans que leur entretien fust infiniment divertissant. Spitridate et Intapherne, s'embrasserent par les ordres de Cyrus, aussi bien qu'Atergatis et Spitridate, à qui ce Prince aprit que c'estoient eux qui avoient delivré Araminte : si bien que cela les faisant souvenir de tous les Grands evenemens de leur vie, ils se parlerent comme des Gens qui sçavoient toutes leurs avantures.
Au moment de se rendre auprès du vaillant Sauromate qu'il a blessé, puis sauvé, Cyrus reçoit la visite de Leontidas, qui lui avoue être toujours jaloux. Le visiteur est accompagné d'un dénommé Democede, parti à la recherche de Sapho. L'histoire de la célèbre Lesbienne intéresse également les deux couples présents. Democede s'engage à en faire le récit en moins de deux heures. On l'invite à commencer par le portrait de Sapho.
Mais comme Cyrus avoit eu dessein de disner à ce Fort, apres avoir fait cette premiere visite à ces Princesses, il voulut en aller faire une au Roy d'Hircanie, qui avoit esté conduit en ce lieu là, quelques jours apres les blessures qu'il avoit reçeuës à la Bataille : et il voulut en suitte voir aussi ce vaillant Sauromate, à qui il avoit sauvé la vie apres l'avoir vaincu, en le tirant du milieu des flammes où il auroit pery
s'il n'eust pas eu la generosité de le secourir. Mais en y allant, quelques uns des Gardes de la Porte du Fort, luy amenerent deux hommes qui disoient estre envoyez vers luy : et Cyrus fut bien agreablement surpris, de voir que l'un de ces deux estoit le jaloux Leontidas : aussi ne le vit il pas plustost, qu'il se prepara à l'embrasser avec plaisir. Eh de grace mon cher Leontidas, luy dit il apres la premiere civilité, aprenez moy si je dois la joye que j'ay de vous voir à vostre jalousie, ou à ma bonne fortune ? En verité Seigneur, repliqua-t'il, je ne sçay precisément à qui je dois l'honneur que j'ay d'estre aupres de vous : car j'y viens parce que le Prince Thrasibule m'y envoye ; parce que mon inclination m'y attire ; et parce que ma mauvaise fortune m'a chassé d'aupres d'Alcidamie, apres avoir eu peur d'esprouver une espece de jalousie qui est la plus fâcheuse de toutes. Il me semble pourtant, repliqua Cyrus, que vous aviez eu de la jalousie de toutes les manieres dont on en pouvoit avoir : car vous aviez esté jaloux de Policrate, qui estoit au dessus de vous, et d'Hiparche qui estoit beaucoup au dessous en toutes choses. Il me semble, dis-je, que vous l'aviez esté d'un homme qui estoit vostre Amy ; d'un autre qui estoit vostre ennemy ; et que vous aviez enfin esprouvé la jalousie de toutes les façons dont on la peut esprouver. Il n'en manquoit sans doute plus que d'une espece, reprit-il, mais comme elle est la plus terrible de toutes,
je ne m'y suis pas voulu exposer. Quand nous serons en un lieu plus commode, reprit Cyrus, et que j'auray plus de loisir, vous m'instruirez de la fin de vostre avanture : mais en attendant, dittes moy des nouvelles du Prince Thrasibule, et de la belle Alcionide. Ils sont tousjours si heureux, reprit Leontidas, que rien ne trouble leur felicité, que la pensée de vos infortunes : il est vray qu'ils en sont sensiblement touchez : aussi m'ont ils chargé l'un et l'autre de vous assurer de la part qu'ils y prennent : et le Prince Thrasibule en son particulier, m'a ordonné de vous offrir tout ce qui despend de luy : et je l'ay laissé dans la resolution de venir mesme vous servir en personne, s'il aprend par moy que cette Guerre doive durer : aussi est-ce principalement pour luy pouvoir mander l'estat des choses, qu'il m'a envoyé vers vous. Apres cela Cyrus luy ayant respondu obligeamment pour Thrasibule, acheva le dessein qu'il avoit eu d'aller voir ce vaillant Sauromate, à qui il avoit sauvé la vie : de sorte que Leontidas le suivant, aussi bien que celuy avec qui il estoit, qu'il avoit presente à Cyrus, comme un de ses amis qui se nommoit Democede, ils furent tesmoins de la conversation de ce genereux Vainqueur, et de ce brave Prisonnier : et ils en eurent d'autant plus de plaisir qu'elle se fit en Grec, qui estoit leur Langue naturelle. Pour Cyrus, ils n'estoient pas surpris de voir qu'il parloit leur Langue comme la sienne : mais ils l'estoient estrangement de voir un
Sauromate parler Grec : aussi ne purent ils s'empescher de se tesmoigner l'un à l'autre, l'admiration qu'ils en avoient. Si bien que Cyrus ayant à demy entendu, et à demy deviné ce qu'ils disoient ; dit à ce vaillant Prisonnier, qui gardoit encore le Lit, qu'il luy estoit bien glorieux d'estre loüé par des Grecs, et par des Grecs encore qui estoient les plus honnestes Gens de toute la Grece : car pour Leontidas, adjousta-t'il, je le connois pour tel, et pour Democede, puis qu'il est son Amy, il faut qu'il soit digne de l'estre. Si Democede n'avoit point de plus grand avantage, reprit Leontidas, que d'estre mon Amy, ce ne seroit pas assez pour donner une aussi grande opinion de son merite qu'on la doit avoir. Mais Seigneur, quand je vous auray dit qu'il est Amy particulier de Sapho ; et qu'il est Frere de la plus chere des Amies de cette fameuse Lesbienne ; je pense que vous conçevrez que les louanges qu'il donne, sont d'un prix plus considerable que les miennes. Quoy, s'escria Cyrus, Democede est Amy de Sapho, et Frere de la belle Cydnon, que je vy à Mytilene ; et qui estoit alors la plus particuliere Amie qu'elle eust ? Ouy Seigneur, repliqua Democede, je suis Frere de Cydnon, et Amy de Sapho, à qui j'ay entendu parler mille et mille fois de l'illustre Artamene : car comme vous le sçavez Seigneur, vous portiez encore ce nom là, lors que vous abordastes à Lesbos. Eh de grace, reprit Cyrus, dittes-moy en quel estat est cette illustre Personne ? Seigneur, repliqua
Democede, il ne me seroit pas aisé : car je viens en Scythie pour la voir, où pour tascher du moins d'en avoir des nouvelles. Si vous ne voulez que sçavoir comment elle se porte (repliqua ce Prisonnier, aupres de qui estoit Cyrus) j'accourciray vostre voyage : puis qu'il n'y a pas fort long temps que je l'ay veuë. Vous me surprenez tellement tous deux, reprit ce Prince, que je ne sçay ce que je dois penser : car Democede dit qu'il vient en Scythie pour voir Sapho ; et un Sauromate assure qu'il l'a veuë depuis peu de temps. Si cette derniere chose se trouve vraye, dit Democede, j'en seray bien agreablement surpris : et si celle que vous dittes est veritable, repliqua Cyrus, j'en seray bien espouventé : car comment peut il estre vray, que Sapho ait quitté sa Patrie, pour venir en un Païs il esloigné ? L'avanture de cette admirable Fille, reprit il, est si surprenante, et si extraordinaire, que rien ne l'est davantage : sa vie n'est toutesfois pas remplie de ces grands evenemens qui arrivent quelquefois aux Personnes qui sont d'une fortune plus eslevée que la sienne : mais il y a pourtant sans doute quelque chose de si particulier, qu'on peut dire que ce qui est arrivé à Sapho, n'est jamais arrivé à personne. Quoy qu'il en soit (reprit le vaillant Sauromate, qui se nommoit Mereonte) je puis vous en dire des choses que vous ne pouvez sçavoir que de moy. Cyrus eust bien eu la curiosité d'aprendre, et ce que Democede sçavoit, et ce que Mereonte avoit à luy dire
de Sapho ; mais comme il craignoit de faire attendre la Reine de Pont, et la Princesse Onesile, il laissa Democede aupres de Mereonte : le conjurant de se preparer à luy dire au premier loisir qu'il auroit de l'escouter, et tout ce qu'il sçavoit de Sapho, et tout ce qu'il en alloit aprendre : en suite de quoy il fut retrouver ces Princesses : qui sans sçavoir ce qui luy estoit arrivé, se mirent à parler de diverses choses, en attendant qu'on les advertist qu'on auroit servy. De sorte que comme Onesile porta un jugement fort delicat, sur une question qu'on agitoit ; la Princesse Araminte luy dit pour la loüer, qu'elle ne pensoit pas que la fameuse Sapho dont on parloit tant par toute la Terre, eust pû mieux juger de la beauté des vers, qu'elle jugeoit de toutes choses : si bien que cela donnant sujet à Cyrus de leur parler d'elle, il leur dit ce qu'il venoit d'aprendre de cette illustre Personne : et il la loüa avec tant de chaleur, qu'elles furent alors fortement persuadées qu'elle meritoit toute la reputation qu'elle avoit. De sorte qu'ayant beaucoup de curiosité de sçavoir ses avantures, elles prierent Cyrus d'obliger Democede à les leur raconter : si bien qu'estant venu avec Leontidas, et beaucoup d'autres, dans la Chambre d'Araminte aussi tost apres disner, Cyrus luy dit quelle estoit la curiosité de ces Princesses : et le conjura de la vouloir satisfaire. Cependant, adjousta-t'il, comme il faut que je retourne coucher au Camp, il faut que je vous demande si ce recit doit estre long, et si en vous
donnant deux heures je pourray avoir ma part de la satisfaction que vous leur donnerez, en leur aprenant la vie d'une des Personnes du monde qui a le plus de merite ? Seigneur, reprit Democede, comme je suis persuadé qu'il n'y a point de si grande Histoire qu'on ne puisse narrer en deux heures quand on le veut, je pense que je puis m'engager à vous dire celle de Sapho en ce temps là, quoy qu'il y ait beaucoup de longues conversations que je ne dois pas obmettre, si vous voulez que ces Princesses connoissent bien l'admirable Personne dont elles veulent sçavoir la vie. Puis que cela est, dit Araminte, il ne faut point perdre un temps si precieux : mais afin que ce recit soit mieux escouté, il faut passer dans mon Cabinet : et en effet Araminte, Onesile, Cyrus Telagene, Spitridate, et Indathyrse, entrerent dans une petite Tente qui luy en servoit : tous les autres demeurant avec Tigrane, qui parlant avec Intapherne et Atergatis, de cét embrasement qui avoit facilité le passage de l'Armée de Cyrus, ne songea point à les suivre. Cependant ces six Personnes ne furent pas plustost au lieu où elles devoient escouter Democede, que Cyrus le pria de vouloir commencer son recit : mais de grace, luy dit il, comme ces Princesses ne connoissent Sapho que par la Renommée, dittes leur bien precisément ce qu'elle est, avant que de leur dire ses avantures : car il n'y a sans doute rien qui attache davantage l'esprit de ceux qui doivent escouter une Histoire, que de leur faire
bien connoistre la Personne qui y a interest : et que de la leur representer si parfaitement, qu'ils puissent presques s'imaginer qu'ils la connoissent par eux mesmes. Pour pouvoir faire ce que vous dittes, repliqua Democede, il faudroit Seigneur, que je fusse ce que je ne suis point : car à mon advis il n'est pas aussi aisé de faire une Peinture fidelle, du coeur, de l'esprit, et de toutes les inclinations d'une Personne, que de son visage : puis qu'il est vray qu'à moins que d'avoir un certain esprit de discernement, qui sçait trouver de la difference entre les choses qui paroissent semblables, à ceux qui ne les examinent pas bien, il n'est pas aisé de faire une Peinture bien ressemblante. En effet il faut sçavoir distinguer tous les divers degrez de melancolie, et d'enjoüement : et ne se contenter pas de dire en general, c'estoit une Personne serieuse, ou une Personne enjoüée, comme il y beaucoup de Gens qui font : car il est certain qu'il y a mille petites observations à faire, qui mettent une notable difference, entre des temperammens qui ne semblent pas opposez. Cependant c'est cela principalement, qui fait la ressemblance juste, sans que ceux qui reconnoissent les Personnes qu'on peint de cette maniere, puissent dire precisément tout ce qui les fait ressembler : car comme toutes les Femmes qui ont les yeux grands, bleus, et doux, ne se ressemblent toutes-fois pas, il y a aussi mille Personnes de qui on peut presques dire les mesmes choses, qui ne se ressemblent pourtant
non plus d'esprit que de visage : c'est pourquoy il faut, comme je l'ay desja dit, sçavoir l'art de mettre de la difference entre la melancolique, et la serieuse ; entre la divertissante, et l'enjoüeé ; quand on veut faire une de ces Peintures, où les Pinceaux et les Couleurs n'ont aucune part. Apres ce que vous venez de dire, reprit Onesile, je suis assurée de connoistre mieux Sapho que moy mesme, dés que vous en aurez fait le Portrait. Quoy que j'aye l'avantage de connoistre cette admirable Fille, reprit Cyrus, je ne laisse pas d'estre persuadé, que je la connoistray encore mieux par Democede que par moy : mais pour ne perdre pas des momens si precieux à loüer le Peintre qui doit faire cette belle Peinture, dit alors Spitridate il faut l'obliger à commencer cét admirable Ouvrage. Araminte joignant alors ses prieres à ce que disoit ce Prince, Democede commença sa narration : en adressant la parole à la Reine de Pont.
Democede dépeint les nombreuses beautés de l'île de Lesbos où Sapho a vu le jour, avant de faire le portrait de cette illustre femme. Si sa beauté est charmante sans être remarquable, les qualités de son esprit et de sa conversation lui valent une excellente renommée. Sapho est entourée de quatre amies, Amithone, Erinne, Athys et Cydnon qui toutes possèdent également de nombreuses qualités d'esprit. Les réunions de la petite société attisent la jalousie d'une partie de la ville de Mytilene. La prétentieuse Damophile use de tous les artifices pour imiter Sapho, mais elle ne réussit qu'à se rendre ridicule et à passer pour une sotte savante. Malheureusement son attitude rejaillit sur l'image des femmes à la fois humbles et savantes qui forment la société de Sapho. Tisandre, fils de Pittacus roi de Lesbos, est amoureux de Sapho, mais, voyant qu'elle ne ressent pour lui que de l'estime, il décide de s'embarquer avec Thrasibule afin d'essayer de se guérir de cet amour.
Née à Lesbos, Sapho est issue d'une famille des plus illustres. Orpheline à l'âge de six ans, elle est élevée par une parente, Cynegire. Son frère Charaxe jouit injustement de la plus grande part de l'héritage. Sapho présente très vite de grandes dispositions pour l'apprentissage des savoirs les plus divers, et bien que sa beauté ne soit pas des plus remarquables, elle inspire de grandes passions. De taille moyenne, son teint est mat, mais éclatant, ses yeux noirs sont à la fois agréables et vifs, son port est modeste et il émane de sa personne « je ne sçay quoi de Grand et de relevé ». Les qualités de son esprit surpassent encore celles de son apparence : elle est douée pour la poésie et la prose, et toutes ses oeuvres sont touchantes. Elle excelle dans l'analyse et la description des passions humaines, et de surcroît elle joue de la lyre, chante et danse à merveille. Elle maîtrise l'art de la conversation à la perfection ; sachant revêtir son discours du voile de la bienséance, elle ne tombe jamais dans la pédanterie, mais énonce toujours en toute simplicité des propos qui charment et instruisent son auditoire. Enfin, Sapho est fidèle et généreuse en amitié. Son frère Charaxe, au contraire possède bien plus de défauts que de qualités.
HISTOIRE DE SAPHO.
Comme il est assez naturel d'aimer à loüer toutes les choses où l'on prend quelque interest, je ne sçay Madame, si en vous loüant l'admirable Sapho, je ne vous loüeray pas aussi sa Patrie, qui est la mienne : et si pour vous faire remarquer tous les avantages de sa naissance, je ne vous aprendray pas qu'elle est née en un des
plus aimables lieux de la Terre. En effet Madame, l'Isle de Lesbos est si agreable, et si fertile, que la Mer Egée n'en a presques point de plus belle : car enfin cette Isle est assez grande, pour faire qu'on puisse se persuader aisément en divers endroits, qu'on est en Terre ferme : mais elle n'est pas aussi de celles qui sont si montueuses, qu'elles semblent n'estre qu'un grand amas de Rochers au milieu de la Mer : et elle n'est pas non plus de ces autres Isles, qui n'ayant aucune eminence en toute leur estenduë, semblent estre tousjours exposées à estre englouties par les vagues qui les environnent. Au contraire l'Isle de Lesbos a en son Terroir, toutes les diversitez qu'on peut voir en de grands Royaumes qui ne sont point Isles : car du costé de l'Orient, elle a des Montagnes, et de grands Bois : et du costé opposé, elle a des Prairies, et des Plaines. L'air y est pur, et sain ; la bonté de la Terre y produit l'abondance ; le commerce y est grand ; et la Terre ferme en est si proche du costé de la Phrigie, qu'en deux heures on passe quand on le veut en une Cour estrangere. De plus, Mytilene qui en est la principale Ville, est si bien bastie, et elle a deux Ports si beaux, que tous les Estrangers qui y viennent l'admirent, et en trouvent le sejour fort agreable. Voila donc Madame, quel est le lieu de la naissance de Sapho : mais par où il est encore le plus agreable, c'est que le sage Pittacus en est Prince : et que cela y a attiré un nombre infiny d'honnestes Gens. Il avoit mesme aussi un Fils
apellé Tisandre, qui estoit un aussi honneste homme qu'il y en eust au Monde, qui contribuoit encore à rendre le sejour de Mytilene fort divertissant : neantmoins comme il y a desja assez long temps qu'il est mort, je ne m'arresteray pas beaucoup à parler de luy, quoy qu'il ait esté un des Amants de Sapho. Mais Madame, apres vous avoir dit le lieu de la naissance de cette merveilleuse Personne, il faut que je vous die quelque chose de sa condition : elle est donc Fille d'un homme de qualité apellé Scamandrogine, qui estoit d'un Sang si noble qu'il n'y avoit point de Famille à Mytilene où l'on pûst voir une plus longue suite d'Ayeuls, ny une Genealogie plus illustre, ny moins douteuse. De plus, Sapho a encore eu l'avantage que son Pere et sa Mere avoient tous deux beaucoup d'esprit, et beaucoup de vertu : mais elle eut le malheur de les perdre de si bonne heure, qu'elle ne pût recevoir d'eux que les premieres inclinations au bien : car elle n'avoit que six ans lors qu'ils moururent. Il est vray qu'ils la laisserent sous la conduite d'une Parente qu'elle avoit, apellée Cynegire, qui avoit toutes les qualitez necessaires pour bien eslever une jeune Personne : et ils la laisserent avec un bien beaucoup au dessous de son merite : mais pourtant assez considerable pour n'avoir non seulement besoin de personne, mais pour pouvoir mesme paroistre avec assez d'esclat dans le monde. Sapho a pourtant un Frere nommé Charaxe, qui estoit alors extrémement riche :
car Scamandrogine en mourant avoit partagé son Bien fort inesgalement : et en avoit beaucoup plus laissé à son Fils qu'à sa Fille, quoy qu'à dire la verité il ne le meritast pas, et qu'elle fust digne de porter une Couronne. En effet Madame, je ne pense pas que toute la Grece ait jamais une Personne qu'on puisse comparer à Sapho : je ne m'arresteray pourtant point Madame, à vous dire quelle fut son Enfance : car elle fut si peu Enfant, qu'à douze ans on commença de parler d'elle comme d'une Personne dont la beauté, l'esprit, et le jugement, estoient desja formez, et donnoient de l'admiration à tout le monde : mais je vous diray seulement qu'on n'a jamais remarqué en qui que ce soit, des inclinations plus nobles, ny une facilité plus grande à aprendre tout ce qu'elle a voulu sçavoir. Cependant quoy que Sapho ait esté charmante dés le Berçeau, je ne veux vous faire la Peinture de sa Personne, et de son esprit, qu'en l'estat qu'elle est presentement, afin que vous la connoissiez mieux. Je vous diray donc Madame, qu'encore que vous m'entendiez parler de Sapho comme de la plus merveilleuse, et de la plus charmante Personne de toute la Grece ; il ne faut pourtant pas vous imaginer que sa beauté soit une de ces grandes beautez, en qui l'Envie mesme ne sçauroit trouver aucun deffaut : mais il faut neantmoins que vous compreniez, qu'encore que la sienne ne soit pas de celles que je dis, elle est pourtant capable d'inspirer de plus grandes passions, que les plus
grandes beautez de la Terre.
Sapho jouit d'une excellente renommée à Mytilene et dans toute la Grèce : les plus grands hommes demandent ses vers. Ses meilleures amies se nomment Amithone, Erinne, Athys et Cydnon, soeur de Democede. Si Amithone est belle, grande et intelligente, Erinne témoigne moins d'esprit et d'imagination, mais à force d'application, sa conversation est devenue des plus agréables. Athys est également belle et possède infiniment d'esprit, comme l'atteste le portrait qu'en fait son frère Democede. Quant à Cydnon, c'est elle que Sapho préfère : en plus de sa beauté et de son esprit, elle est naturellement gaie, enjouée et tendre.
Mais enfin Madame, pour vous despeindre l'admirable Sapho, il faut que je vous die qu'encore qu'elle se dise petite, lors qu'elle veut médire d'elle mesme, elle est pourtant de taille mediocre : mais si noble, et si bien faite, qu'on ne peut y rien desirer. Pour le teint, elle ne l'a pas de la derniere blancheur : il a toutesfois un si bel esclat, qu'on peut dire qu'elle l'a beau : mais ce que Sapho a de souverainement agreable, c'est qu'elle a les yeux si beaux, si vifs, si amoureux, et si pleins d'esprit, qu'on ne peut ny en soustenir l'esclat, ny en détacher ses regards. En effet ils brillent d'un feu si penetrant, et ils ont pourtant une douceur si passionnée, que la vivacité, et la langueur, ne sont pas des choses incompatibles dans les beaux yeux de Sapho. Ce qui fait leur plus grand esclat, c'est que jamais il n'y a eu une opposition plus grande que celle du blanc et du noir de ses yeux : cependant cette grande opposition n'y cause nulle rudesse : et il y a un certain esprit amoureux, qui les adoucit d'une si charmante maniere, que je ne croy pas qu'il y ait jamais eu une Personne dont les regards ayent esté plus redoutables. De plus, elle a des choses qui ne se trouvent pas tousjours ensemble : car elle a la phisionomie fine et modeste, et elle ne laisse pas aussi d'avoir je ne sçay quoy de Grand et de relevé dans la mine. Sapho a de plus le visage ovale, la bouche petite, et incarnate, et les mains si admirables, que ce sont en effet des mains à prendre
des coeurs : on si on la veut considerer comme cette sçavante Fille qui est si cherement aimée des Muses, ce sont des mains dignes de cueillir les plus belles fleurs du Parnasse. Mais Madame, ce n'est pas encore par ce que je viens de dire, que Sapho est la plus aimable : car les charmes de son esprit, surpassent de beaucoup ceux de sa beauté : en effet elle l'a d'une si vaste estenduë, qu'on peut dire que ce qu'elle ne comprend pas, ne peut estre compris de personne : et elle a une telle disposition à aprendre facilement, tout ce qu'elle veut sçavoir, que sans que l'on ait presques jamais oüy dire que Sapho ait rien apris, elle sçait pourtant toutes choses. Premierement elle est née avec une inclination à faire, des Vers, qu'elle a si heureusement cultivée, qu'elle en fait mieux que qui que ce soit : et elle a mesme inventé des mesures particulieres pour en faire, qu'Hesiode et Homere ne connoissoient pas : et qui ont une telle aprobation, que cette sorte de Vers, portent le nom de celle qui les a inventez, et sont appeliez Saphiques. Elle escrit aussi tout à fait bien en Prose ; et il y a un carractere si amoureux dans tous les Ouvrages de cette admirable Fille, qu'elle esmeut, et qu'elle attendrit le coeur de tous ceux qui lisent ce qu'elle escrit. En effet je luy ay veû faire un jour une Chanson d'improviste, qui estoit mille fois plus touchante, que la plus plaintive Elegie ne le sçauroit estre : et il y a un certain tour amoureux à tout ce qui part de son esprit, que nulle autre qu'elle ne sçauroit avoir. Elle
exprime mesme si delicatement les sentimens les plus difficiles à exprimer ; et elle sçait si bien faire l'anatomie d'un coeur amoureux, s'il est permis de parler ainsi, qu'elle en sçait descrire exactement toutes les jalousies ; toutes les inquietudes ; toutes les impatiences ; toutes les joyes ; tous les dégousts ; tous les murmures ; tous les desespoirs ; toutes les esperances ; toutes les revoltes ; et tous ces sentimens tumultueux, qui ne sont jamais bien connus que de ceux qui les sentent, ou qui les ont sentis. Au reste, l'admirable Sapho ne connoist pas seulement tout ce qui dépend de l'amour : car elle ne connoist pas moins bien, tout ce qui appartient à la generosité : et elle sçait enfin si parfaitement escrire, et parler de toutes choses, qu'il n'est rien qui ne tombe sous sa connoissance. Il ne faut pourtant pas s'imaginer que ce soit une science infuse : car Sapho a veû tout ce qui est digne de l'estre : et elle s'est donné la peine de s'instruire de tout ce qui est digne de curiosité. Elle sçait de plus, joüer de la Lire, et chanter : elle dance aussi de fort bonne grace : et elle a mesme voulu sçavoir faire tous les Ouvrages où les Femmes qui n'ont pas l'esprit aussi eslevé qu'elle, s'occupent quelquesfois pour se divertir. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que cette Personne qui sçait tant de choses differentes, les sçait sans faire la sçavante : sans en avoir aucun orgueil ; et sans mespriser celles qui ne les sçavent pas. En effet sa conversation est si naturelle, si aisée, et si galante,
qu'on ne luy entend jamais dire en une conversation generale, que des choses qu'on peut croire qu'une Personne de grand esprit pourroit dire sans avoir apris tout ce qu'elle sçait. Ce n'est pas que les Gens qui sçavent les choses, ne connoissent bien que la Nature toute seule ne pourroit luy avoir ouvert l'esprit au point qu'elle l'a : mais c'est qu'elle songe tellement à demeurer dans la bien-seance de son Sexe, qu'elle ne parle presques jamais que de ce que les Dames doivent parler : et il faut estre de ses Amis tres particuliers, pour qu'elle advouë seulement qu'elle ait apris quelque chose. Il ne faut pourtant pas s'imaginer, que Sapho affecte une ignorance grossiere en sa conversation : au contraire elle sçait si bien l'Art de la rendre telle qu'elle veut, qu'on ne sort jamais de chez elle, sans y avoir oüy dire mille belles et agreables choses : mais c'est qu'elle a une adresse dans l'esprit, qui la rend Maistresse de celuy des autres : ainsi on peut assurer qu'elle fait presques dire tout ce qu'elle veut aux Gens qui sont avec elle, quoy qu'ils pensent ne dire que ce qui leur plaist. Au reste elle a un esprit d'accommodement admirable : et elle parle si également bien des choses serieuses, et des choses galantes, et enjoüées, qu'on ne peut conprendre qu'une mesme Personne puisse avoir des talents si opposez. Mais ce qu'il y a encore de plus digne de loüange en Sapho, c'est qu'il n'y a pas au monde une meilleure Personne qu'elle, ny plus genereuse, ny moins interessée.
ny plus officieuse. De plus, elle est fidelle dans ses amitiez ; et elle a l'ame si tendre, et le coeur si passionné, qu'on peut sans doute mettre la supreme felicité, à estre aimé de Sapho : car elle a un esprit si ingenieux, à trouver de nouveaux moyens d'obliger ceux qu'elle estime, et de leur faire connoistre son affection, que bien qu'il ne semble pas qu'elle face des choses fort extraordinaires, elle ne laisse pas toutesfois de persuader à ceux qu'elle aime, qu'elle les aime cherement. Ce qu'elle a encore d'admirable c'est qu'elle est incapable d'envie : et qu'elle rend justice au merite avec tant de generosité, qu'elle prend plus de plaisir à loüer les autres qu'à estre loüée. Outre tout ce que je viens de dire, elle a encore une complaisance qui sans avoir rien de lasche, est infiniment commode, et infiniment agreable : et si elle refuse quelquesfois quelque chose à ses Amies, elle le fait avec tant de civilité et tant de douceur, qu'elle les oblige mesme en les refusant : jugez apres cela ce qu'elle peut faire lors qu'elle leur accorde son amitié et sa confiance. Voila donc à peu prés Madame, quelle est la merveilleuse Sapho : de qui le Frere a sans doute les inclinations bien differentes de. celles de sa Soeur : ce n'est pas que Charaxe n'ait quelques bonnes qualitez, mais c'est qu'il en a beaucoup de mauvaises. En effet il a du courage : mais c'est de celuy qui rend les Taureaux plus vaillans que les Cerfs : et non pas de cette espece de courage que
l'on confond quelquesfois avec la generosité, et qui est si necessaire à un honneste homme. Mais enfin Madame, cette merveilleuse Fille estant telle que je viens de vous la dépeindre, fit un bruit si grand à Mytilene, malgré toute sa modestie, et tout le soin qu'elle aportoit à cacher ce qu'elle sçavoit, que la Renommée porta bien tost son nom par toute la Grece : et l'y porta si glorieusement, qu'on peut assurer que jusques alors, nulle Personne de son Sexe n'avoit eu une si grande reputation. Les plus Grands hommes du monde demandoient de ses Vers avec empressement, de toutes les parties de la Grece, et les conservoient avec autant de soin que d'admiration. Elle en faisoit pourtant un si grand mistere ; elle les donnoit si difficilement ; et elle tesmoignoit les estimer si peu ; que cela augmentoit encore sa gloire. De plus, on ne sçavoit quel temps elle prenoit pour les faire : car elle voyoit ses Amies fort assiduëment ; et on ne la voyoit presques jamais ny lire, ny escrire. Cependant elle prenoit le temps de faire tout ce qui luy plaisoit : et ses heures estoient si bien reglées, qu'elle avoit loisir d'estre à ses Amies, et à elle mesme. Au reste elle est si absolument Maistresse de son esprit, que quelque chagrin qu'elle puisse avoir dans l'ame, il ne paroist jamais dans ses yeux, si ce n'est qu'elle veüille qu'il y paroisse. Mais Madame, ce n'est pas assez de vous avoir dit ce qu'est l'admirable Sapho : car
il faut que je vous die encore quelles sont les Personnes qu'elle a honnorées de son amitié, afin que vous connoissiez mieux son jugement. Je vous diray donc qu'entre celles qui la voyoient, il y en avoit principalement quatre qui avoient le plus de part à tous ses divertissemens : la premiere se nomme Amithone : la seconde Erinne : la troisiesme Athys : et la quatriesme Cydnon, qui est ma Soeur. Cependant la bien-seance que l'usage a establie, ne souffrant pas qu'on louë les Personnes avec qui l'on a une alliance fort proche, avec la mesme sincerité que les autres ; je pense que je seray obligé pour la gloire de Sapho, de ne laisser pas d'en parler avantageusement : car comme elle a tousjours esté sa premiere Amie, il est juste de justifier son choix. Je vous diray donc, pour commencer de vous dépeindre ces quatre Personnes, qu'Amithone est une grande Femme de belle taille, et de bonne mine : et qui sans estre admirablement belle, ne laisse pas d'attirer les regards, et de plaire infiniment. Son humeur est douce, et commode ; elle parle agreablement, et juste ; et sans avoir jamais rien apris, que par la conversation de Sapho, et par celle de tous les honnestes Gens qu'elle a veûs, elle entend assez finement les choses les plus difficiles à bien entendre : et ce grand esprit naturel que les Dieux luy ont donné, et que la seule societé du monde a esclairé, luy fait parler de tout avec beaucoup de jugement. Pour Erinne, il n'en est pas de mesme : car elle a cultivé ce qu'elle
le a d'esprit fort soigneusement : si bien qu'encore qu'elle n'en ait pas naturellement un si grand qu'Amithone, l'Art a si bien suplée à la Nature, que sa conversation est infiniment charmante. Son imagination ne va pas tousjours si loin que celle d'Amithone, mais elle marche encore plus seurement : elle fait mesme de fort agreables Vers : et si l'on en vouloir croire la modestie de Sapho, on les mettroit au dessus des siens. Pour la belle Athys, on peut dire qu'elle a tout ce que les deux autres ont de bon : car elle a naturellement beaucoup d'esprit : et elle s'est donné la peine de l'orner par mille belles connoissances, et de le polir par la conversation de tout ce qu'il y a d'honnestes Gens à Mytilene. Sapho luy a mesme si bien inspiré cét air modeste qui la rend si charmante, qu'Athys ne peut souffrir qu'on luy die qu'elle sçait quelque chose que les autres Dames ne sçavent point : et elle ne veut rien advoüer, sinon qu'elle juge de tout sans autre Guide que le simple sens commun, et le seul usage du monde. Au reste sa Personne est infiniment charmante : car elle est de belle taille : elle a les cheveux d'un chastain cendré, si clair et si beau, qu'ils sont presques blonds : elle a le tour du visage agreable, la bouche merveilleuse, le nez bien fait, les yeux brillans, l'air fort modeste, et l'humeur fort douce. Cependant quoy que ces trois Personnes soient admirables, Cydnon a esté plus aimée de Sapho que toutes les trois, bien qu'elle les ait pourtant beaucoup aimées.
Apres cela Madame, je ne sçay comment faire le Portrait de ma Soeur, quoy que je m'y sois engagé : je pense pourtant qu'apres avoir advoüé que je ne luy ressemble point, il peut m'estre permis de la loüer comme une autre, pour justifier le choix de Sapho. Je vous diray donc que tous ceux à qui la bien-seance permet de parler de sa beauté, la trouvent belle et agreable, quoy qu'elle soit petite et brune : mais comme ce n'est pas par l'agréement de sa Personne qu'elle a aquis l'amitié de Sapho, il faut que je vous parle plus de son humeur, et de son esprit, que de sa beauté. Vous sçaurez donc que Cydnon est naturellement guaye, douce, flatteuse, et complaisante : et qu'elle a un certain esprit d'expedient, qui fait qu'elle ne trouve jamais difficulté à rien entreprendre pour ses Amies. De plus, elle connoist sans doute assez bien toutes les belles choses, et elle aime avec une tendresse si proportionnée à celle du coeur de Sapho, qu'elles n'ont jamais pû convenir laquelle des deux sçait le mieux aimer : ce n'est pas que ce soit l'ordinaire des Personnes enjoüées, d'estre capables d'un grand attachement : mais c'est que l'enjoüement de Cydnon n'est pas excessif, et qu'il n'a nul panchant à la raillerie, si elle n'est tout à fait innocente. Ces quatre Personnes estant donc toutes non seulement de Mytilene, mais du Quartier de Sapho, elles s'accoustumerent si bien à estre tousjours ensemble, qu'elles estoient inseparables. Ce n'est
pas qu'elles ne vissent aussi quelquesfois toutes les autres Dames de qualité : mais elles ne les voyoient pas avec la mesme assiduité qu'elles se voyoient : et cette union estoit si grande, qu'on n'osoit plus prier pas une d'elles d'aucune Feste, sans prier toutes les autres.
Tisandre, fils de Pittacus roi de Lesbos, est un homme généreux et accompli. A l'occasion du mariage d'Amithone, il rencontre Sapho et en tombe éperdument amoureux. Il profite de ce que la jeune fille semble en proie à une « aimable mélancolie » pour engager la conversation. Sapho avoue qu'elle ne peut se réjouir pour son amie, car elle considère le mariage comme « un long esclavage ». Tisandre répond en déplorant qu'une femme aussi admirable qu'elle soit opposée au mariage. Sapho n'en affirme pas moins sa détermination à conserver sa liberté. Tout le monde s'aperçoit bientôt que Tisandre est amoureux de Sapho. Malgré les injonctions de son frère, attiré par la fortune de Tisandre, Sapho refuse tout projet de mariage, d'autant qu'elle ne ressent pour ce soupirant que de l'estime, et non de l'amour.
Vous pouvez juger Madame, qu'il n'estoit pas aisé que cette belle Troupe ne fust pas cherchée et suivie de la plus grande partie des honnestes Gens, qui n'estoient pas en petit nombre : en effet je puis vous assurer qu'il y a peu de Villes en Grece, où il y en eust plus qu'il y en avoit à Mytilene : principalement du temps que le Prince Tisandre fils de Pittacus, devint amoureux de Sapho. Comme ce Prince fut sa premiere conqueste, je ne sçay si je pourray demeurer dans les bornes que je m estois prescrites, et si je ne seray pas obligé de vous en parler plus longtemps que je n'avois resolu. Je ne m'arresteray pourtant pas Madame, a vous dépeindre exactement son merite : car comme il n'est plus, cela ne serviroit qu'à vous donner compassion de son mauvais Destin : mais je vous diray seulement qu'il estoit si honneste homme, qu'il avoit merité l'estime de l'illustre Cyrus qui m'escoute, et qu'il merita d'estre pleint de luy apres sa mort. Tisandre estant donc un des hommes du monde le plus accomply, et estant dans cette premiere jeunesse, où l'amour est si sensible, il y eut une grande Assemblée à Mytilene, pour les Nopces d'Amithone qui espousoit un homme extrémement
riche : et qui pour certaines raisons d'Estat, estoit fort consideré de Pittacus. De sorte qu'ayant honnoré cette Feste de sa presence, et le Prince son Fils s'y estant trouvé, Tisandre parla à la belle Sapho pour la premiere fois : car comme il y avoit encore peu que Cynegire qui avoit soin de sa conduite, la laissoit aller aux Assemblées publiques, il ne l'avoit veuë qu'au Temple. Mais ce qui le surprit fort, fut de voir qu'elle paroissoit assez triste, quoy qu'elle fust à des Nopces, et que celle qui se marioit fust son Amie. De sorte que se servant de cette aimable melancolie, qui paroissoit dans ses yeux, pour commencer sa connoissance avec elle ; vous me trouverez peut-estre bien hardy, aimable Sapho, luy dit-il, de vouloir commencer ma conversation aveque vous par une confidence que je voudrois que vous m'eussiez faite : cependant je ne puis m'empescher de vous demander pourquoy vous estes aujourd'huy plus serieuse, que je n'ay accoustumé de vous voir au Temple, où j'ay quelquesfois le bonheur de vous rencontrer ? Car enfin, luy dit-il encore, comme il y a long temps que je souhaite de pouvoir avoir la satisfaction de vous parler, je seray bien aise de sçavoir si je dois vous pleindre de quelque petite disgrace : afin que dés le premier moment de nostre connoissance, je vous rende une preuve d'affection, par la part que je prendray à ce qui vous touchera. Ce que vous me dittes est si obligeant, repliqua Sapho, qu'il merite que je
vous aprenne la cause de ma tristesse : que vous trouverez peut-estre si mal fondée, que vous aurez bien de la peine à la partager. Car enfin Seigneur, luy dit elle en soûriant, il faut que je vous aprenne que je n'ay encore jamais esté à nulle Feste de Nopces, sans chagrin : et que j'ay l'esprit si irregulier, que je n'ay jamais pû me rejouïr de la satisfaction d'Amithone, quoy que ce soit une de mes plus cheres Amies : et quoy que je sois pourtant la plus sensible Personne du monde à toutes les joyes qui arrivent à celles que j'aime. Il faut donc sans doute, repliqua Tisandre, que vous ne regardiez pas le Mariage comme un bien : il est vray, repliqua Sapho, que je le regarde comme un long esclavage : vous regardez donc tous les hommes comme des Tirans ? reprit Tisandre : je les regarde du moins comme le pouvant devenir, repliqua t'elle, dés que je les regarde comme pouvant estre Maris. De sorte que comme cette fâcheuse idée ne manque jamais de me passer dans l'esprit, dés que je suis à des Nopces ; je suis assurée que la melancolie me prend, pour peu que je m'interesse au bonheur de la Personne qui se marie. Ce qui me fâche de ce que vous dittes, reprit Tisandre, est que je crains estrangement que la haine que vous avez pour le Mariage en particulier, ne vienne de celle que vous avez pour tous les hommes en general : cependant, adjousta-t'il, vous seriez injuste, si vous mettiez vostre Sexe tant au dessus du nostre. Veritablement, poursuivit
il, s'il y avoit beaucoup de Femmes comme vous, vous auriez raison de le faire : et s'il y en avoit seulement deux ou trois en toute la Terre, je consentirois encore que vous le fissiez : mais charmante Sapho, adjousta-t'il, puis que vous estes seule au Monde, qui ayez trouvé l'Art d'unir toutes les vertus, et toutes les bonnes qualitez des deux Sexes, en une seule Personne ; contentez vous d'estre estimée, ou enviée de toutes les Femme, et d'estre adorée de tous les hommes, sans vouloir les haïr en general, comme je croy que vous faites. Comme je ne suis pas injuste, repliqua-t'elle, je connois bien que je ne dois prendre aucune part à toute les loüanges que vous me donnez : et je connois bien en suite, qu'il y a des hommes fort honnestes gens, qui meritent toute mon estime, et qui pourroient mesme aquerir une partie de mon amitié : mais encore une fois, dés que je les regarde comme Maris, je les regarde comme des Maistres : et comme des Maistres si propres à devenir Tirans, qu'il n'est pas possible que je ne les haïsse dans cét instant là : et que je ne rende graces aux Dieux de m'avoir donné une inclination fort opposée au Mariage. Mais s'il y avoit quelqu'un assez heureux, et assez honneste homme, pour toucher vostre coeur, reprit Tisandre, peutestre changeriez vous de sentimens : je ne sçay si je changerois de sentimens, repliqua-t'elle, mais je sçay bien qu'à moins que d'aimer jusques à perdre la raison, je ne perdrois jamais la liberté :
et que je ne me resoudrois jamais à faire de mon Esclave mon Tiran. Je conçoy si peu, repliqua Tisandre, qu'il y eust quelqu'un au monde qui osast avoir l'audace de cesser de vous obeïr, que je n'ay garde de pouvoir comprendre qu'il y eust quelqu'un qui osast vous commander. En effet, adjousta-t'il, le moyen de penser que cette Fille admirable qui sçait toutes choses. . . . . . . . . . . Eh de grace Seigneur, interrompit modestement Sapho, ne me parlez point de cette sorte : car je sçay si peu toutes choses, que je ne sçay pas seulement si j'ay raison de parler comme je fais. Comme elle disoit cela, le Prince de Mytilene ayant fait apeller Tisandre pour luy dire quelque chose, il falut qu'il se separast de Sapho : il est vray qu'il ne s'en separa pas tout entier : car son coeur demeura dés ce moment la en la puissance de cette belle Personne. Cette amour ne fut pas mesme fort long temps cachée : car comme Tisandre estoit jeune, et d'une condition à ne se pouvoir cacher aisément, tout le monde s'aperçeut bien tost de sa passion pour Sapho. En effet il fut chez elle dés le lendemain des Nopces d'Amithone : et il luy rendit tant de devoirs, qu'on ne pût douter qu'il ne fust amoureux de cette admirable Fille. Ce fut alors que tous les plaisirs furent en leur plus grand esclat à Mytilene : car il n'y avoit point de jour qu'il n'y eust quelque divertissement nouveau. Cependant
comme Tisandre n'estoit pas destiné à estre aimé de l'admirable Sapho, et qu'il n'avoit pas pour elle ce qu'elle avoit pour luy, je veux dire ce je ne sçay quoy, qui fait plus aimer que le veritable merite, elle n'eut que de l'estime pour luy, et de la reconnoissance pour son affection : sans pouvoir se resoudre à suivre le conseil de son Frere, qui vouloit qu'elle sacrifiast sa liberté à sa fortune, en respondant à l'amour de ce Prince. Mais comme Sapho haïssoit naturellement le Mariage, et qu'elle n'aimoit point Tisandre ; quand elle auroit esté assurée d'espouser ce Prince du consentement de Pittacus, elle n'y auroit pas consenty. Cependant comme il esperoit toûsjours de la fléchir, il ne laissoit pas, comme je l'ay desja dit, de donner mille divertissemens à toute la Ville : et cette petite Cour estoit si galante, que nulle autre ne le pouvoit estre davantage.
Les réunions de la petite société de Sapho suscitent l'envie d'une partie de la ville. Le bruit court qu'il n'y est question que d'objets sérieux traités avec pédanterie. Les femmes coquettes fuient Sapho, estimant qu'elle s'intéresse à des domaines auxquels les personnes du sexe ne doivent pas toucher. La réputation de Sapho est menacée, lorsqu'une dame nommée Damophile se met en tête de l'imiter et se proclame « la Sapho de son quartier ». Cette épigone s'entoure de maîtres qui lui enseignent les matières les plus savantes. Elle ne paraît jamais en société sans un livre à la main et refuse de parler à des gens apparemment moins savants qu'elle. Mais Damophile n'est que sotte et ennuyeuse.
En effet l'admirable Sapho, avoit inspiré un certain esprit de politesse, à tous ceux qui la voyoient, qui se communiquoit mesme à une partie de ceux qui ne la voyoient point : et je suis estonné qu'il ne se respandoit non seulement dans toute la Ville de Mytilene, mais dans toute l'Isle de Lesbos. La chose n'estoit pourtant pas ainsi : car il y avoit presques la moitié de la Ville, que l'envie, l'ignorance, et la malignité, empeschoient de profiter de la conversation de Sapho, et de celle de ses Amies. Mais à dire vray, elle ne perdoit guere à ne voir pas ces sortes de Gens, à qui la Grandeur de son esprit faisoit
peur. Il n'en estoit pas ainsi des Estrangers qui venoient à Lesbos : car il n'y en abordoit aucun, qui ne fust à l'heure mesme chez l'admirable Sapho, et qui n'en sortist charmé de sa conversation : et certes à dire vray, ce n'estoit pas sans raison : car je ne croy pas possible de l'entretenir deux heures sans l'estimer infiniment, et sans avoir une grande disposition à l'aimer. Aussi estions nous cinq ou six hommes qui en estions inseparables ; qui suivions tousjours le Prince Tisandre quand il alloit chez elle, et qui ne laissions pas d'y aller sans luy, quand la rigueur de Sapho le rendoit si chagrin, qu'il n'y alloit pas. Cependant toute cette Cabale ignorante, ou envieuse, qui estoit opposée à la nostre, parloit de nous d'une si plaisante maniere, que je ne m'en puis souvenir sans estonnement : car ils se figuroient qu'on ne parloit jamais chez Sapho que des regles de la Poësie, que de questions curieuses ; et que de Philosophie : et je ne sçay mesme s'ils ne disoient point qu'on y enseignoit la Magie. Il est vray que ces ennemis declarez du bon sens, et de la vertu, estoient d'estranges Gens : car apres les avoir un jour repassez les uns apres les autres, je trouvay que les plus raisonnables de tous ceux qui fuyoient Sapho, et ses Amies, estoient de ces jeunes Gens guays, et estourdis, qui se vantent de ne sçavoir pas lire : et qui font vanité d'une espece d'ignorance guerriere, qui leur donne l'audace de juger de ce qu'ils ne connoissent pas : et qui leur persuade que les Gens
qui ont de l'esprit, ne disent que des choses qu'ils n'entendent point : de sorte que sans se donner seulement la peine de sçavoir par eux mesmes comment parlent ces Personnes qu'ils fuyent avec tant de soin, ils en font des contes extravagans, qui les rendent eux mesmes ridicules à ceux qui sont dans le bon sens. Mais outre ces sortes d'hommes, qui ne sont capables que d'un enjoüement evaporé et inquiet, qui les mene continuellement de visite en visite ; sans sçavoir ce qu'ils y cherchent, ny ce qu'ils y veulent faire ; il y avoit encore des Femmes, que je mets en mesme rang, qui fuyoient Sapho, et ses Amies : et qui en faisoient des railleries à leur mode. Il est vray que c'estoient de ces Femmes qui pensent qu'elles ne doivent jamais rien sçavoir, sinon qu'elles sont belles : et qu'elles ne doivent jamais rien aprendre, qu'à se bien coiffer : de ces Femmes, dis-je, qui ne peuvent jamais parler que d'habillemens : et qui font consister toute la galanterie, à bien manger les Colations que leurs Galans leur donnent : et à les manger mesme en ne disant que des sottises, et en se plaignant bien plus aigrement, si on ne les traite pas assez magnifiquement, que si on leur avoit manqué de respect, en une chose plus importante. Il y avoit encore aussi d'une autre espece de Femmes, qui pensant que la vertu scrupuleuse vouloit qu'une Dame ne sçeust rien faire autre chose qu'estre Femme de son Mary ; Mere de ses Enfans ; et Maistresse
de sa Famille, et de ses Esclaves ; trouvoient que Sapho et ses Amies, donnoient trop de temps à la conversation : et qu'elles s'amusoient à parler de trop de choses, qui n'estoient pas d'une necessité absoluë. Il y avoit aussi quelques uns de ces hommes qui ne regardent les Femmes que comme les premieres Esclaves de leurs Maisons, qui deffendoient à leurs Filles de lire jamais d'autres Livres que ceux qui leur servoient à prier les Dieux : et qui ne vouloient pas qu'elles chantassent mesme des Chansons de Sapho : et il y avoit enfin encore, et des hommes, et des Femmes qui nous fuyoient, qu'on pouvoit sans injustice confondre parmy le Peuple le plus grossier, quoy qu'il y eust des Personnes de qualité. Ce n'est pas qu'il n'y eust aussi quelques Gens d'esprit, preocupez d'une fausse imagination, qui avoient quelque disposition à croire que la societé où nous vivions, estoit presques telle que tant de sottes Gens la disoient : et qui sans s'en esclaircir, demeuroient dans cette erreur sans s'en desabuser. Il est vray qu'une des choses qui servoit à leur persuader, qu'en effet il estoit dangereux aux Femmes de vouloir mettre leur esprit au dessus des Rubans, des Boucles, et de toutes les bagatelles de la parure des Dames, fut une chose qui arriva, qui estoit sans doute assez estrange. Car imaginez vous Madame, qu'il y a une Femme à Mytilene, qui ayant veû Sapho dans le commencement de sa vie, parce qu'elle estoit
alors dans son voisinage, se mit en fantaisie de l'imiter : et elle creut en effet l'avoir si bien imitée, que changeant de Maison, elle pretendit estre la Sapho de son Quartier. Mais à vous dire la verité, elle l'imita si mal, que je ne crois pas qu'il y ait jamais rien eu de si opposé que ces deux Personnes. Je pense Madame, que vous vous souvenez bien que je vous ay dit qu'encore que Sapho sçache presques tout ce qu'on peut sçavoir, elle ne fait pourtant point la sçavante : et que sa conversation est naturelle, galante, et commode. Mais pour celle de cette Dame, qui s'apelle Damophile, il n'en est pas de mesme, quoy qu'elle ait pretendu imiter Sapho. Cependant pour vous la dépeindre, et pour vous faire voir l'oposition de ces deux Personnes ; il faut que je vous die que Damophile s'estant mis dans la teste d'imiter Sapho, n'entreprit pas de l'imiter en destail, mais seulement d'estre scavante comme elle : et croyant mesme avoir trouvé un grand secret pour aquerir encore plus de reputation qu'elle n'en avoit, elle fit tout ce que l'autre ne faisoit pas. Premierement elle avoit tousjours cinq ou six Maistres, dont le moins sçavant luy enseignoit je pense l'Astrologie : elle escrivoit continuellement à des hommes qui faisoient profession de science : elle ne pouvoit se resoudre à parler à des Gens qui ne sçeussent rien : on voyoit tousjours sur sa Table quinze ou vingt Livres, dont elle tenoit tousjours quelqu'un quand on arrivoit dans sa Chambre, et
qu'elle y estoit seule : et je suis assuré qu'on pouvoit dire sans mensonge, qu'on voyoit plus de Livres dans son Cabinet, qu'elle n'en avoit leû : et qu'on en voyoit bien moins chez Sapho, qu'elle n'en lisoit. De plus, Damophile ne disoit que de grands mots, qu'elle prononçoit d'un ton grave, et imperieux ; quoy qu'elle ne dist que de petites choses : et Sapho au contraire ne se servoit que de paroles ordinaires, pour en dire d'admirables. Au reste, Damophile ne croyant pas que le sçavoir pûst compatir avec les affaires de sa Famille, ne se mesloit d'aucuns soins domestiques : mais pour Sapho elle se donnoit la peine de s'informer de tout ce qui estoit necessaire pour sçavoir commander à propos, jusques aux moindres choses. De plus, Damophile non seulement parle en stile de Livre, mais elle parle mesme tousjours de Livres : et ne fait non plus de difficulté de citer les Autheurs les plus inconnus, en une conversation ordinaire, que si elle enseignoit publiquement dans quelque Accademie celebre. Mais ce qu'il y a eu de plus rare en la vie de cette Personne, est qu'elle a esté soubçonnée d'avoir promis à un homme à qui sa beauté avoit donné quelques sentimens tendres, de l'escouter favorablement, quoy qu'il fust tres desagreable : à condition qu'il feroit des Vers qu'elle diroit qu'elle auroit faits, afin de ressembler mieux à Sapho : jugez apres cela si la passion de passer pour sçavante, peut faire faire de plus bizarres choses que celle là. Ce qui rend
encore Damophile fort ennuyeuse, est qu'elle cherche mesme avec un soin estrange, à faire connoistre tout ce qu'elle sçait, ou tout ce qu'elle croit sçavoir, dés la premiere fois qu'on la voit : et il y a enfin tant de choses fâcheuses, incommodes, et desagreables en Damophile, qu'on peut assurer que comme il n'y a rien de plus aimable, ny de plus charmant qu'une Femme qui s'est donné la peine d'orner son esprit de mille agreables connoissances, quand elle en sçait bien user ; il n'y a rien aussi de si ridicule, ny de si ennuyeux, qu'une Femme sottement sçavante. Damophile estant donc telle que je vous la dépeins, estoit cause que ces sortes de Gens qui ne voyoient ny Sapho, ny ses Amies, s'imaginoient que nostre conversation estoit telle que celle de Damophile, qu'ils disoient avoir imité Sapho : de sorte qu'ils en disoient mille bizarres choses, dont nous nous divertissions quand on nous les racontoit : nous estimant bien heureux, de ce que l'opinion que ces sortes de Gens avoient de nostre societé, les empeschoit de nous importuner, et de la venir troubler par leur presence.
Tisandre défend Sapho et ses amies contre les calomnies. Puis, comprenant que son amour est sans issue, il décide de s'embarquer avec Thrasibule. Avant de partir, il demande à l'un de ses amis poètes, Alcé, de le rappeler souvent au souvenir de Sapho.
Pour Tisandre, comme il estoit amoureux, il eut bien de la peine à souffrir ces sots bruits : et il y eut deux ou trois de ces mauvais railleurs de beaux Esprits, qui ne s'en trouverent pas bien : car comme ce Prince estoit chagrin des rigueurs de Sapho, il les mal traita d'une telle sorte, qu'ils furent contraints de quitter la Cour. Mais Madame, pour ne m'arester pas
trop longtemps à l'amour de ce Prince ; je vous diray qu'apres avoir essayé toutes choses pour gagner le coeur de Sapho, comme il estoit dans un desespoir extréme de cette opiniastre rigueur, le Prince Thrasibule qui estoit son Amy, arriva à Mytilene, apres avoir perdu son Estat, et toute sa Flotte, et n'ayant plus que deux Vaisseaux pour toutes choses. Cependant comme ce Prince a le coeur Grand et ferme, il ne laissa pas quelque temps apres qu'il fut arrivé à Mytilene, d'avoir la curiosité de voir l'admirable Sapho, pour qui il eut beaucoup d'estime. Mais Madame, comme ce n'est pas l'amour de Tisandre, qui est le principal sujet de l'Histoire de Sapho, je ne m'y arresteray pas davantage : et je vous diray que quoy qu'il semblast qu'elle le deust aimer, elle ne l'aima point : et qu'il en fut si desesperé, qu'il se resolut de s'embarquer avec le Prince Thrasibule, lors qu'il partit de Lesbos, afin d'aller voir si l'absence ne le gueriroit point : et en effet Madame, Tisandre partit, mais il ne partit du moins pas sans se plaindre, et sans dire adieu à l'admirable Sapho. comme ma Soeur sçavoit tous ses secrets, et qu'elle m'a raconté depuis son despart de Lesbos, tout ce que je ne sçavois pas de sa vie, j'ay sçeu que cette conversation fut une des plus belles conversations du monde : car enfin Sapho agit avec tant d'art, qu'elle fit comprendre à Tisandre qu'elle n'estoit pas coupable de ce qu'elle ne respondoit point à son amour : et elle luy persuada presques qu'elle avoit apporté autant de soin à tascher
de forcer son coeur à avoir de l'affection pour luy, qu'il en avoit apporté luy mesme à se faire aimer d'elle : de sorte que de cette maniere il se separa de Sapho sans s'en pleindre, quoy qu'il fust le plus malheureux de tous les hommes. Lors qu'il partit de Mytilene, il donna commission à un homme apellé Alcé qui a infiniment de l'esprit, et qui fait aussi fort joliment des Vers, de parler de luy autant qu'il pourroit à l'admirable Sapho : et de tenir un conte exact de tout ce qui se passeroit durant son absence, afin de le luy redire à son retour. Mais à dire la verité, il ne pouvoit choisir un homme plus assidu que luy chez la belle Sapho : car comme il estoit amoureux de la charmante Athys, qui estoit eternellement en ce lieu là, il luy estoit aisé d'estre fidelle Espion de Tisandre : et il estoit d'autant plus propre à cela, qu'Alcé est un Garçon adroit, plein d'esprit et grand intrigueur.
Les jours s'écoulent au rythme des conversations, de la rédaction de poèmes ou des dissensions autour du sujet des femmes savantes.
Malgré le départ de Tisandre, la société de Sapho demeure toujours aussi divertissante, et les hommes qui participent à ces réunions ne peuvent s'empêcher d'éprouver de l'inclination pour son animatrice. Celle-ci n'aime pas donner ses vers à lire. Mais comme elle accepte de les montrer à Cydnon, celle-ci les soumet à son frère, qui reste stupéfait devant le talent et la modestie de Sapho.
Cependant comme Sapho n'avoit que de l'estime pour Tisandre, son absence ne troubla guere ses plaisirs : et nostre societé redevint en peu de jours aussi divertissante qu'elle l'avoit esté, et mesme davantage : car les chagrins de Tisandre la rendoient quelquesfois un peu melancolique. Nous estions donc tous les jours cinq ou six hommes ensemble, qui n'avions rien à faire qu'à voir Sapho : ce n'est pas que nous ne fissions quelques autres visites, mais à dire la verité nous les faisions courtes, et nous les faisions de fort bonne heure, chacun en nostre particulier, afin
de revenir diligemment chez Sapho : où Amithone, Erinne, Athys, et Cydnon, estoient tousjours. Quand il faisoit beau, toute cette belle Troupe s'alloit promener, ou sur la Mer, ou sur le Rivage : et quand le mauvais temps ne le permettoit point, nous demeurions chez l'admirable Sapho, dont le logement estoit le plus agreable du monde : car enfin elle avoit une Antichambre, une Chambre, et un Cabinet de plein pied qui regardoient sur la Mer. Cependant à dire les choses comme elles sont, peu d'hommes voyoient Sapho, sans avoir de l'amour pour elle : ou sans avoir du moins une amitie si tendre, qu'elle ne pouvoit estre mise au rang de celle qu'on avoit pour ses autres Amies. En effet quoy qu'Alcé fust amoureux de la belle Athys, je luy ay oüy advoüer, que l'amitié qu'il avoit pour Sapho, n'estoit nullement de la nature de celle qu'il avoit pour moy, quoy qu'il m'aimast fort : mais c'est assurément qu'il y a un certain feu subtil et penetrant dans les yeux de Sapho, qui donne du moins de la chaleur aux coeurs qu'elle n'embrase pas. Au reste, il ne faut pas s'imaginer que la conversation fust pleine de ceremonie en ce lieu là : car elle y estoit entierement libre et naturelle : et s'il y avoit quelque contrainte, c'est qu'on avoit une envie continuelle de loüer Sapho, sans l'oser faire, parce qu'elle ne le vouloit pas. On estoit aussi quelquesfois fort mutine contre elle, de ce qu'elle ne vouloit, ny montrer, ny donner de ses Vers : et de ce qu'on estoit
forcé d'avoir recours à mille sortes d'artifices pour en avoir. En mon particulier j'estois le moins malheureux : car comme elle se confioit absolument à ma Soeur, je voyois par elle tout ce qu'escrivoit l'admirable Sapho : et j'estois quelquesfois si espouvanté quand je voyois les belles choses qu'elle me montroit, et le peu de vanité qu'en faisoit son illustre Amie, que je ne croyois pas possible qu'on pûst jamais assez estimer Sapho. En effet Cydnon me monstroit des Elegies, des Chançons, des Epigrammes, et mille autres sortes de choses si merveilleuses, qu'à peine pouvois je conprendre qu'il fust possible qu'une Fille pûst les faire : car les Vers en estoient si beaux ; l'expression en estoit si juste ; les sentimens en estoient si nobles ; et les passions en estoient si tendres ; que rien ne leur pouvoit estre comparé. Au reste on voyoit qu'elle ne faisoit pas les choses par hazard et qu'elle n'estoit pas comme ces Dames qui ayant quelque inclination à la Poësie, se contentent de la suivre, sans se donner la peine d'y chercher la derniere perfection ; car elle n'escrivoit riê que de juste, et d'achevé.
Le hasard veut que lors d'un concert, Sapho se retrouve assise près de Damophile, accompagnée, comme il se doit, de quelques savants hommes. La pédante imitatrice s'empresse alors de l'interroger sur des points de grammaire et de versification. Sapho essaie d'esquiver ces questions, feignant de ne pas en connaître les réponses. Tout le monde l'importune afin qu'elle dévoile et commente sa production poétique, ce qui la gêne considérablement. Damophile s'arrange pour forcer Sapho à participer à une conversation, au cours de laquelle un homme parle fort bien de l'harmonie et de la nature de l'amour. Tandis que Damophile ne cesse d'interrompre le propos pour se mettre en valeur, les remarques parcimonieuses de Sapho témoignent de son esprit.
Cependant, cette Fille qui sçait tout, a plus de modestie que celles qui ne sçavent ri ? : et certes le hazard fit un jour une chose qui fit bien connoistre ce que je dis à tous ceux qui le trouverent en un lieu, où Sapho et Damophile se rencontrerent. Mais Madame, pour vous dire ce qui se passa en cette occasion, il faut que vous sçachiez qu'il y eut à Mytilene un Concert admirable, que toute la Ville alla entendre un jour
chez une Femme de qualité, où Sapho, et toute sa Troupe, furent comme les autres Dames : mais comme c'estoit une de ces Assemblées sans choix, où la Porte est ouverte à tout le monde, et où l'on voit quelquesfois cent Personnes qu'on ne vit jamais, et qu'on ne voudroit jamais voir ; et où l'on voit aussi, tout ce que l'on connoist de Gens fâcheux, et incommodes ; le hazard voulut que Sapho fut assise aupres de Damophile : de sorte qu'elle fut contrainte, en attendant que le Concert commençast, de faire conversation avec elle, et avec ceux qui l'environnoient. Si bien que comme Damophile n'alloit jamais sans qu'elle eust avec elle deux ou trois de ces demy sçavans, qui sont plus les habiles, que ceux qui le sont effectivement, Sapho se trouva terriblement embarrassée : car elle ne craignoit ri ? davantage que ces sortes de Gens : et certes ce n'estoit pas sans raison qu'elle les craignoit, principalement ce jour là. En effet, à peine fut elle assise, qu'un de ces Amis de Damophile se mit à luy faire une question sur la Grammaire, où Sapho respondit negligeamment, en tournant la teste de l'autre costé, que n'ayant apris à parler que par l'usage seulement, elle ne pouvoit luy respondre. Mais dés qu'elle eut dit cela, Damophile luy dit à demy bas, avec une suffisance insuportable, qu'elle vouloit la consulter sur un doute qu'elle avoit touchant un Vers d'Hesiode, qu'elle n'entendoit pas. Je vous jure, repliqua modestement Sapho en soûriant, que vous ferez bien de consulter quelque autre : car
pour moy qui ne consulte jamais que mon Miroir, pour sçavoir ce qui me sied le moins mal, je ne suis pas propre à estre consultée sur des questions difficiles. Comme elle achevoit ces paroles, un de ces hommes de qualité qui pensent que dés qu'une Personne se mesle d'escrire, il faut ne luy parler que de Livres, vint de l'autre bout de la Sale soit empressé, luy demander si elle n'avoit point fait quelqu'une des Chançons qu'on alloit chanter ? Je vous assure, luy respondit elle en rougissant de despit, que je n'ay rien fait d'aujourd'huy que m'ennuyer : car j'ay une telle impatience que le Concert commence, adjousta-t'elle en se reprenant, que je ne souhaitay jamais rien avec plus d'ardeur. Pour moy, luy dit alors un de ces Amis de Damophile, j'aimerois bien mieux que vous voulussiez nous reciter quelque belle Epigramme, que d'entendre la Musique. Comme Sapho estoit preste de respondre à celuy là, avec assez de chagrin, il en vint un autre avec des Tablettes à la main, qui la pria de vouloir lire une Elegie qu'il luy bailla, et de luy en dire son advis : de sorte que comme elle aimoit encore mieux lire les Vers des autres, que de souffrir qu'on luy parlast des siens d'une si bizarre maniere, elle se mit à lire bas : ou du moins à faire semblant de lire : car elle avoit tant de dépit d'estre si mal placée, qu'elle n'eust pas bien jugé des Vers qu'on luy montroit, si elle l'eust entrepris. Mais ce qui fit encore sa plus grande distraction, fut que pendant
qu'elle avoit les yeux attachez sur ces Vers, elle entendit et des hommes, et des femmes derriere elle, qui parloient de son esprit, de ses Vers, et de son sçavoir : la montrant à d'autres, et disant chacun ce qu'ils en pensoient selon leur fantaisie. En effet, les uns disoient qu'elle n'avoit pas la mine d'estre si sçavante : les autres au contraire, trouvoient qu'on voyoit bien à ses yeux qu'elle en sçavoit encore plus qu'on n'en disoit. Il y eut mesme un homme qui dit qu'il n'eust pas voulu que sa Femme en eust sçeu autant qu'elle : et il y eut une Femme qui souhaita d'en sçavoir seulement la moitié : si bien que chacun suivant son inclination, la loüa ou la blasma, pendant qu'elle faisoit semblant de lire bien attentivement. Cependant Damophile s'entretenoit avec ces deux ou trois demy sçavans qui estoient aupres d'elle : et leur disoit de si grandes paroles qui ne vouloient rien dire, qu'à la fin voulant avoir le plaisir d'ouïr parler quelque temps ensemble, deux Personnes aussi opposées que Sapho, et Damophile ; l'obligé la premiere malgré qu'elle en eust, à rendre l'Elegie à celuy qui la luy avoit baillée : afin de la forcer d'estre de cette conversation. Et en effet Sapho estant bien aise de me voir aupres d'elle, parce qu'elle esperoit qu'elle ne parleroit plus qu'à moy, rendit cette Elegie à celuy qui l'avoit faite : à qui elle dit qu'elle ne s'y connoissoit pas assez bien pour oser le loüer. Apres quoy se tournant de mon costé ; et bien Democede (me dit elle à demy bas) ne
suis-je pas bien malheureuse de m'estre trouvée si près de Damophile, et de ses Amis ? mais du moins, adjousta-t'elle, ay-je une grande consolation, que vous soyez venu à mon secours. Non non Madame, luy dis-je en riant, ce n'est pas ce qui m'amene presentement icy : car selon moy, il importe à vostre gloire, que vous parliez, afin qu'on sçache que vous ne parlez pas comme Damophile. Et en effet apres cela je me meslay dans la conversation de Damophile, et de ceux à qui elle parloit : adressant toûsjours la parole à Sapho, quelque despit qu'elle en eust. Cependant comme parmy ces hommes qui estoient aupres de Damophile, il y en avoit un qui parloit effectivement assez bien des choses qu'il sçavoit, il se mit à parler de l'Harmonie : et en suite de la nature de l'amour, avec beaucoup d'eloquence. Mais Madame, ce qu'il y eut d'admirable, fut de voir la difference de Sapho, et de Damophile : car la derniere ne cessoit d'interrompre celuy qui parloit, où pour luy faire des objections embroüillées, ou pour luy dire de nouvelles raisons qu'elle n'entendoit point, et qui ne pouvoient estre entenduës. Elle ne saissoit pourtant pas de dire toutes ces choses d'un ton suffisant, et avec un air de visage, qui faisoit voir la satisfaction qu'elle avoit d'elle : quoy que l'on connust clairement, que la moitié du temps, elle n'entendoit point du tout ce qu'elle disoit. Pour Sapho elle ne parloit, que lors que la bien-seance vouloit absolument qu'elle respondist, à ce que cét homme luy demandoit :
mais quoy qu'elle dist tousjours qu'elle n'entendoit rien aux choses dont il parloit, elle le disoit comme une Personne qui les entendoit mieux que celuy qui se mesloit de les vouloir enseigner : et toute sa modestie, et tout son chagrin, ne pouvoient empescher qu'on ne connust malgré la simplicité de ses paroles, qu'elle sçavoit tout, et que Damophile ne sçavoit ri ?. Ainsi cette derniere en parlant beaucoup, disoit peu de chose : et l'autre en ne disant presques rien, disoit pourtant tout ce qu'il faloit dire pour se faire admirer. Mais enfin, quand il plût aux Dieux, le Concert commença : et dés qu'il fut finy Sapho se leva diligemment, et feignant d'avoir une affaire pressée, elle s'osta d'aupres de Damophile : qui ne pouvant encore la laisser partir, sans luy donner quelque nouveau desgoust, luy dit que c'estoit sans doute qu'elle avoit laissé quelque Chanson imparfaite dans son Cabinet, qu'elle vouloit aller achever. Sapho entendit bien ce que luy dit Damophile, mais elle ne s'amusa pas à y respondre : au contraire, me tendant la main afin que je luy aidasse à marcher, elle fut de l'autre costé de la Sale, où Amithone, Athys, Erinne, et Cydnon, avoient esté placées. A peine les eut elles jointes, que les pressant de sortir avec une diligence extréme, elle les força en effet de s'en aller plustost qu'elles n'eussent fait. Mais encore (luy dit Cydnon, qui la vit toute rouge, et toute esmeuë) que vous est il arrivé, qui vous fait sortir si diligemment ? Quand nous serons
dans ma Chambre, luy dit elle, je vous le diray : car il me faut un peu de temps à me remettre de mon avanture : du moins, me disoit Amithone, dittes nous ce qu'a Sapho, vous qui avez esté aupres d'elle. Pour moy (dit Athys, sans me donner loisir de respondre) j'ay bien de la peine à le deviner. Peut-estre, reprit Erinne, que Democede ne le sçait non plus que nous : pardonnez moy, repliquay-je, je le sçay, mais je ne sçay pas si la belle Sapho veut que vous le sçachiez. Je ne veux pas seulement, reprit-elle, qu'Amithone, Athys, Erinne, et Cydnon le sçachent : mais voudrois encore s'il estoit possible, que toute la Terre sçeust combien je haïs Damophile, et tous ses Amis : et combien je suis lasse de trouver tant de sortes Gens par le monde. Sapho dit cela avec un chagrin si agreable, qu'elle m'en fit rire : et comme nous en estions là, Alcé, qui comme je vous l'ay ce me semble dit, estoit un homme qui passoit pour bel esprit à Mytilene, et qui en avoit en effet beaucoup ; nous joignit, aussi bien qu'un homme de qualité nomme Nicanor, justement comme nous arrivions à la Porte de Sapho : où nous trouvasmes une Dame apellée Phylire qui entra aussi. De sorte qu'entendant que toutes ces Dames faisoient la guerre à cette admirable Fille, d'une chose qu'ils n'entendoient pas, ils se mirent à me demander ce que c'estoit, dés que nous fusmes dans la Chambre de cette belle Personne, et que nous y fusmes assis.
Alcé, homme de qualité et poète, Nicanor et une dame du nom de Phylire arrivent bientôt chez Sapho. L'animatrice du salon est d'humeur chagrine : elle est lasse de la sottise du monde et de la persécution dont souffrent les femmes instruites ; elle aimerait oublier l'art de lire, d'écrire et de parler ; elle se plaint de la maladresse des gens qui l'abordernt de manière inappropriée. Phylire lui réplique que les honnêtes gens ne pensent à elle qu'avec admiration et ne songent qu'à la louer. Sapho s'explique : dès que l'on se mêle d'écrire, l'entourage se comporte différemment et considère la personne uniquement sous l'angle du divertissement. Elle ne supporte pas les questions et les remarques continuelles au sujet des ouvrages en cours de préparation. De même, elle déteste voir les gens prendre une contenance différente en sa présence, et l'identifier complètement à son activité littéraire. A son tour, Alcé se plaint que le public s'approprie directement ses poèmes, sans aucune considération pour l'auteur. Sapho demande qu'on attribue ses vers à Alcé afin qu'on la laisse tranquille. La conversation est interrompue par l'arrivée de plusieurs personnes.
Mais dés que Sapho eut entendu ce
qu'ils me demandoient, elle se tourna vers eux, et prenant la parole ; non non, leur dit elle, ce n'est point à Democede à dire quel est mon chagrin : car il n'y a que moy qui le sçache bien. Dittes le nous donc, afin que nous vous en pleignions, dit alors Nicanor, qui est un fort honneste homme, et qui n'a aucun des deffauts de tous les jeunes Gens de sa condition. Ce que vous me demandez n'est pas si aisé à dire que vous vous l'imaginez, repliqua Sapho : mais encore, adjousta Alcé, qu'avez vous, et que pouvez vous avoir ? vous, dis-je, pour qui toute la Terre a de l'admiration. Puis qu'il vous le faut dire, reprit elle, je suis si lasse d'estre bel Esprit, et de passer pour sçavante, qu'en l'humeur où je me trouve adjourd'huy, je mets la supréme felicité, à ne sçavoir ny lire, ny escrire, ny parler : et si c'estoit une chose possible, que de pouvoir oublier à lire, à escrire, et à parler, je vous proteste que je commencerois de me *aire tout à l'heure, pour ne parler de ma vie, tant je suis rebutée de la sotise du monde, et de la persecution qui est inseparablement attachée à celles qui comme moy, ont le malheur d'avoir la reputation de sçavoir quelque autre chose que faire des boucles, et choisir des rubans. Sapho dit cela avec un chagrin si aimable, et d'un air si spirituel, que cette agreable colere augmenta l'amour ou l'amitié qu'on avoit pour elle, dans l'ame de tous ceux qui l'entendirent. Mais encore, luy dit Cydnon, dittes nous precisément ce qui vous est arrivé :
mais comment est il possible, repliqua-t'elle, que vous m'ayez pû voir aupres de Damophile, environnée de tous ces Sçavans qui la suivent tousjours, sans me pleindre, et sans songer que je passois fort mal mon temps ? Si vous eussiez esté du costé où j'estois, repliqua Phylire en soûriant, vous n'eussiez pas esté importunée par des Dames trop sçavantes. Je vous assure, repliqua-t'elle, que je ne sçay où je ne l'eusse pas esté aujourd'huy : car vous aviez à l'entour de vous quatre ou cinq Femmes, qui font une profession si ouverte, de haïr toutes les Personnes qui ont de l'esprit ; et qui affectent une ignorance si grossiere ; qu'elles m'auroient encore dit quelque chose, qui m'auroit déplû, ou qui m'auroit ennuyée. Du moins, reprit Nicanor, si vous eussiez esté où j'estois, vous y eussiez trouvé plus de complaisance : car comme il n'y avoit que des hommes à l'entour de moy, vous n'eussiez pû manquer d'en estre loüée. Je l'aurois sans doute esté, repliqua-t'elle, car on s'est mis dans la fantaisie qu'il me faut tousjours loüer : mais ce qu'il y a de vray, c'est que je ne l'aurois pas esté à ma mode : car enfin Nicanor, la plus grande partie des Gens de vostre condition, sçavent si peu ce qu'il faut dire, à une Personne comme moy, que la moitié du temps, ils me mettent en colere, lors qu'ils pensent m'obliger : et à la reserve de ceux qui sont icy presentement, je ne sçache presques personne, qui ne m'ait dit quelque chose qui
m'ait desplû : encore ne sçay-je, adjousta-t'elle, s'il n'y a point quelqu'un icy qui m'ait fâchée quelquesfois : du moins sçay-je bien que j'ay sujet de me pleindre de ce que vous n'apprenez pas à tous les Gens que vous voyez, de quelle maniere je veux qu'on me traite. Pour Alcé, adjousta-t'elle ; je suis assurée qu'il entre mieux dans mes sentimens que tout le reste de la Compagnie : il est vray, dit-il en riant, que le Mestier de bel Esprit, dont on dit que je me mesle, est sans doute assez incommode. Mais encore, dit Phylire, quelle incommodité peut il avoir ? et quel mal peut faire à Sapho, cette grande reputation qu'elle a par tout le Monde ? En effet ne doit elle pas avoir bien de la joye, de penser que tout ce qu'il y a de Gens d'esprit à Athenes, à Corinthe, à Lacedemone, à Thebes, à Argos, à Delphe, et par toute la Grece, ne parlent d'elle qu'avec admiration ? Pour tous les Gens qui ne me connoissent point, repliqua Sapho, j'en suis fort contente : mais pour la plus grande partie de ceux que je voy, je n'en suis pas si satisfaite : et si vous voulez que je vous face toutes mes plaintes, je vous les feray : afin que Nicanor instruise les Gens de la Cour, comment il faut qu'ils vivent avec les Gens d'esprit : que Phylire aprenne aux Dames de son Quartier, à vivre bien avec celles du nostre : et qu'Amithone, Erinne, Athys, et Cydnon, ne m'accusent plus d'estre bizarre dans mes plaintes, et dans mes
chagrins. C'est pourquoy pour parler de la chose en general, je vous diray encore une fois, qu'il n'y a rien de plus incommode, que d'estre bel Esprit ; ou d'estre traité comme l'estant, quand on a le coeur noble, et qu'on a quelque naissance. Car enfin, je pose pour fondement indubitable, que dés qu'on se tire de la multitude, par les lumieres de son esprit, et qu'on aquiert la reputation d'en avoir plus qu'un autre, et d'escrire assez bien en Vers, ou en Prose, pour pouvoir faire des Livres, on pert la moitié de sa Noblesse, si l'on en a : et on n'est point ce qu'est un autre de la mesme Maison, et du mesme Sang, qui ne se meslera point d'escrire. En effet, on vous traite tout autrement ; et l'on diroit que vous n'estes plus destiné qu'à divertir les autres : et qu'il y a une Loy qui vous oblige à escrire tousjours des choses de plus belles en plus belles, et que dés que vous n'en voulez plus escrire, on ne vous doit plus regarder. Si vous estes riche, on a bien de la peine à le croire : si vous ne l'estes pas, c'est la derniere infortune : et pauvre pour pauvre, on est bien traité plus doucement, quand on n'est point bel Esprit, que quand on l'est. Je voy pourtant, repliqua Nicanor, que tous les hommes de la Cour carressent fort tous ceux qui se meslent d'escrire : je vous assure, repliqua Sapho, qu'ils les carressent d'une estrange maniere : car enfin presques tous les jeunes gens de la Cour, traitent ceux qui se meslent d'escrire, comme ils traitent des Artisans. En effet, ils
pensent leur avoir rendu tout ce qu'ils doivent à leur merite, quand ils leur ont loüé en passant, et bien souvent mal à propos, quelque chose qu'ils ont escrit : ou qu'ils leur ont demandé ce qu'ils font ; quel Ouvrage ils ont entrepris ; s'il sera bien tost fait ; et s'il ne sera point trop court ? car c'est ce qu'ils y sçavent de plus fin, que de dire tousjours que ce qu'on leur montre n'est pas assez long. Cependant il y a sans doute une grande distinction à faire, entre ceux qui escrivent : car il y a assurément des Gens dont il ne faut voir que les Ouvrages : mais il y en a d'autres aussi, dont la Personne doit encore estre preferée à leurs escrits. Cependant ces Gens qu'on apelle les Gens du Monde, les confondent avec les autres : et ne leur parlent point comme ils parlent à ceux qui ne se meslent point d'écrire, quoy que peut-estre ils en soient plus dignes. Je consens donc que ces sçavans qui ne sont point du tout propres à la conversation ordinaire, n'y soient point admis : quoy que je veüille qu'on les respecte, ou qu'on les excuse, s'ils ont effectivement du merite. Mais pour ceux qui sçavent parler aussi agreablement qu'ils sçavent escrire, je veux qu'on leur parle d'ordinaire, comme s'ils n'escrivoient pas : et qu'on ne les accable point de demandes continuelles de leurs Ouvrages. Je sçay bien qu'il y a de ces Gens là qui en importunent les autres, et qui ne cessent de persecuter ceux avec qui ils sont, des productions de leur esprit : mais à dire la verité,
je ne sçay qui est le plus importuné, ou de celuy qui trouve un de ces Autheurs qui accablent ceux qu'ils voyent de recits continuels ; ou de celuy qui se mesle d'escrire, et qui trouve de ces Gens de qualité, qui ne luy parlent jamais d'autre chose que de ce qu'il escrit : principalement lors qu'il a quelque naissance, et qu'il a le coeur bien placé. Pour moy, j'advouë qu'on ne me sçauroit faire un plus grand despit, que de me venir parler hors de propos, de Vers que je fais quelquesfois pour me divertir. Mais encore faut il estre equitable, dit Amithone, car le moyen de ne loüer jamais ce que vous escrivez ? mais le moyen que j'endure eternellement, reprit Sapho, que l'un me vienne demander si je fais une Elegie ? l'autre si j'ay fait une Chançon ? un autre encore si c'est moy qui ay fait une Epigramme ? et le moyen enfin d'endurer qu'on ne me parle point comme on parle aux autres ? moy qui ne veux estre que comme les autres sont, et qui ne puis souffrir qu'on m'en distingue, d'une si bizarre maniere. Cependant on ne me dit jamais rien comme on le dit à tout le reste du monde : car si on me fait excuse de ce qu'on ne m'est pas venu voir, on me dit qu'on a eu peur d'interrompre mes occupations. Si on m'accuse de resver, on me dit que c'est sans doute que je ne suis jamais mieux, que lors que je suis seule avec moy mesme : si je dis seulement que j'ay mal à la teste, je trouve tousjours quelqu'un qui aime assez les choses communes, et populaires,
pour me dire que c'est la maladie des beaux Esprits : et mon Medecin mesme, quand je me pleins de quelque legere incommodité, me dit que le mesme temperamment qui fait mon bel esprit, fait mes maux. Enfin je suis si importunée de Vers, de sçavoir, et de bel esprit, que je regarde la stupidité, et l'ignorance, comme le souverain bien. Il est vray, reprit Alcé, que la belle Sapho a raison de se pleindre comme elle fait : je ne sçay mesme si elle en dit encore assez : et à parler sincerement, si ce n'estoit qu'il faut chercher sa satisfaction en soy, quand on est capable d'escrire quelque chose de suportable, je vous assure qu'on seroit bien malheureux : car pour moy, j'ay esté en plusieurs Cours du Monde, et j'ay veû presques par tout une injustice effroyable, pour tous les Gens qui escrivent. En effet, presques tous les Grands, veulent bien qu'on les louë : mais ils reçoivent l'Encens qu'on leur offre, comme un Tribut qui leur est deû, sans regarder seulement la main qui le donne : et en mon particulier, je fis un jour un grand Poëme pour un Prince, qui ne demanda pas mesme à me voir, quoy qu'il dist, qu'il ne le trouvoit pas mauvais. Mais à dire la verité, je me consolay bien tost de cette disgrace : car veû comme il en usa, j'aymay mieux estre l'Autheur que le Prince : et j'eus l'esprit plus satisfait d'avoir le coeur mieux fait que luy, que si la Fortune m'eust mis autant au dessus de sa teste, qu'elle l'avoit mis au dessus de la
mienne. Ha mon cher Alcé, repliqua Sapho, que vous me donnez de joye de parler comme vous parlez ! car il est vray que rien ne me donne plus de satisfaction, que lors que je me puis dire à moy mesme, que j'ay l'ame plus noble, que ceux que le caprice de la Fortune a mis au dessus de moy : mais apres tout, cela n'empesche pas qu'il n'y ait tousjours quelques instans, où je sens tous les desgousts que la reputation que j'ay me donne : car enfin je voy des hommes et des femmes qui me parlent quelquesfois, qui sont dans un embarras estrange, parce qu'ils se sont mis dans la fantaisie qu'il ne me faut pas dire ce qu'on dit aux autres Gens. J'ay beau leur parler de la beauté de la saison ; des nouvelles qui courent ; et de toutes les choses qui font la conversation ordinaire ; ils en reviennent tousjours à leur point : et ils sont si persuadez que je me contraints pour leur parler ainsi, qu'ils se contraignent pour me parler d'autres choses qui m'accablent tellement, que je voudrois n'estre plus Sapho quand cette avanture m'arrive. Car enfin, je le dis comme si vous pouviez voir mon coeur, on ne sçauroit me faire un plus sensible despit, que de me traiter en Fille sçavante : c'est pourquoy je conjure toute la Compagnie de m'empescher de recevoir cette persecution, en disant plus tost à toute la Terre, que je ne suis point ce qu'on me dit ; que c'est Alcé qui fait les vers qu'on m'attribuë, et que je n'ay rien digne d'estre estimé ; afin qu'apres cela on me laisse en repos,
sans me chercher, ny sans me fuir : car je vous advouë que je n'aime guere, ny qu'on me cherche, ny qu'on me fuye comme sçavante. Dés qu'elle eut dit cela, il arriva beaucoup de monde, qui fit changer la conversation : mais pour Sapho elle parla peu le reste du jour, à ce que ma Soeur me dit : car pour moy je sortis dés que cette augmentation de compagnie arriva : parce qu'on m'avoit dit que deux de mes anciens Amis, qui estoient en voyage depuis longtemps, estoient arrivez : de sorte que ne voulant pas estre des derniers à les visiter, je fus bien aise de me desrober pour leur aller rendre ce devoir.
Deux jeunes hommes, amis de Democede, se joignent à la société. Il s'agit de Phaon et de Themistogene, dont les humeurs sont opposées : Phaon est beau et agréable, au contraire de Themistogene. Le premier ne supporte pas les femmes pédantes, tandis que le second n'accorde de l'importance qu'à la beauté. La vie sociale est toujours aussi animée. La situation de la femme est un sujet de prédilection des conversations : si les femmes pédantes sont de toutes les plus haïssables, la compagnie constate également le temps que les femmes en général perdent à ne rien faire, leur ignorance, leur mauvaise élocution, les fautes qu'elles font en écrivant… Sapho souhaite que les femmes sachent lire et qu'elles maîtrisent l'art de la conversation. Petit à petit Phaon tombe amoureux de Sapho, et elle-même éprouve pour lui une grande estime.
Deux jeunes hommes de Lesbos, Phaon et Themistogene, arrivent à Mytilene. Democede constate que ses deux amis ont changé. Phaon est devenu beau et spirituel. Il réunit toutes les qualités d'un honnête homme. Themistogene affiche au contraire un air affecté. Pendant leur voyage, les deux hommes ne se sont pas liés d'amitié, si bien qu'ils se sont séparés dès leur arrivée. Après avoir rencontré Damophile, Phaon refuse de faire la connaissance de Sapho. Selon lui, une femme savante se rend toujours ridicule, et comme il est inexpérimenté en amour, il préfère une belle sotte à une femme avec un grand esprit. Democede tente en vain de le convaincre de se rendre chez Sapho. Phaon avoue qu'il a aimé une belle stupide en Sicile, et qu'une femme telle que la décrit Democede troublerait son repos. D'un autre côté, Nicanor et Phylire ont dit tant de bien de Phaon à Sapho qu'elle désire faire sa connaissance. Democede parvient à convaincre Phaon de rendre visite à la spirituelle jeune femme. Pour ne pas contrarier Themistogene, Democede accepte de le présenter également. Les deux hommes, surpris par l'abord agréable de Sapho, commencent à faire ses louanges. Mais elle les arrête aussitôt par un reproche qu'elle fait à Democede.
Mais Madame, comme il y en a un apellé Phaon, qui a beaucoup de part à l'Histoire que je vous raconte, il faut que je vous en parle un peu plus particulierement que de l'autre, qui s'apelle Themistogene. Je vous diray pourtant qu'ils sont tous deux de Lesbos ; que nous avions apris tous nos exercices ensemble ; et que durant nos premieres années, je les aimois presques esgallement : cependant au retour de mes Amis, il arriva que je trouvay que j'en avois perdu un, quoy que je les reuisse tous deux. Mais Madame, pour vous expliquer cette Enigme, il faut que vous sçachiez que lors que Phaon et Themistogene partirent, j'aimois un peu plus le dernier que le premier, parce qu'en effet il avoit alors quelque chose de plus aimable dans l'humeur, et mesme en sa Personne. Mais à leur retour je trouvay un grand changement : car l'un estoit enlaidy, et
l'autre estoit beaucoup plus beau. De plus, l'esprit de Themistogene n'avoit fait nul progrés, et celuy de Phaon s'estoit tellement augmenté, qu'on peut assurer qu'il y en a peu au dessus du sien : et pour dire les choses comme elles sont, il est peu d'hommes plus aimables que luy. Pour sa Personne, on n'en voit guere qu'on luy puisse comparer : car il est sans doute extrémement beau, mais c'est d'une beauté qui ne ressemble pourtant pas à celle des Dames : et il conserve toute la bonne mine de son Sexe, avec toute la beauté du leur. Il a la taille belle et noble, quoy qu'il ne soit pas fort grand : les cheveux fort bruns, les yeux noirs et beaux, le tour du visage agreable, les dents belles, le nez bien fait, et la mine haute. De plus, il a les mains belles pour un homme ; l'air spirituel ; la phisionomie heureuse ; et il a je ne sçay quoy de passionné dans les yeux, quoy qu'il n'y ait nulle affectation, qui sert encore à le rendre tour propre à estre un fort agreable Galant. Enfin Madame, Phaon est si beau, et si bien fait, que le Peuple de Lesbos a fait une Fable de luy la plus bizarre du monde : car comme il est Fils d'un homme de condition de Mytilene, qui avoit commandé dans plusieurs Vaisseaux, à diverses Guerres ; ce Peuple greffier dit que comme il estoit encore assez jeune, et qu'il se joüoit dans un Esquif, aupres d'un des Vaisseaux de son Pere, Venus le pria de la faire passer dans cét Esquif, jusques à une Isle où elle vouloit aller : et que pour le recompenser
de cét office qu'il luy rendit, elle le fit devenir aussi beau qu'il est : ainsi sans qu'il y ait aucun fondement à cette Fable, sinon que Phaon contre l'ordinaire des hommes, n'estoit pas aussi beau quand il estoit Enfant, qu'il l'a esté depuis, tout le Peuple de Lesbos ne laisse pas de croire ce mensonge, comme une chose veritable. Mais Madame, si la Personne de Phaon est aimable, son esprit et son humeur ne le sont pas moins : car il est civil, doux, et complaisant : et sans estre ny enjoüé, ny melancolique, il a tout ce qu'il faut pour plaire. Outre ce que je viens de dire, il a l'air aisé, et agreable ; il parle juste, et fort à propos ; et il connoist si finement toutes les belles choses, que ceux qui les sont, ou qui les disent, ne les connoissent pas mieux que luy. Au reste il a l'inclination naturellement galante : et il y a enfin un tel raport entre sa Personne, son humeur, et son esprit, qu'on peut dire qu'ils sont veritablement faits l'un pour l'autre. Pour Themistogene, il ne luy ressemble point : ce n'est pas qu'il soit mal fait, mais c'est qu'il ne plaist pas et qu'il a l'air contraint. Ce n'est pas non plus qu'il soit absolument sans esprit : mais c'est encore que ce qu'il en a est mal tourné, et que Themistogene n'est presques jamais du Party de la raison, quand il ne suit que la sienne : et qu'il est si accoustumé à mal choisir, qu'on est presques assuré de choisir tousjours bien, en prenant seulement ce qu'il ne choisit pas.
Cependant il fait fort l'empressé à aimer les belles choses, et à chercher les honnestes Gens, quoy qu'il ne les sçache pas connoistre. Ces deux hommes estant donc tels que je vous les represente, avoient fait un long voyage, sans avoir fait beaucoup d'amitié, et sans avoir eu beaucoup de societé ensemble : car dés qu'ils estoient arrivez en une Ville, leur inclination les separoit : et ce qui plaisoit à l'un, ne plaisoit jamais à l'autre. Ainsi ils estoient ensemble par les chemins, et n'estoient presques jamais ensemble en nul autre lieu. Suivant donc cette coustume, dés qu'ils furent arrivez à Mytilene, ils se separerent : quoy qu'ils n'eussent alors ny l'un ny l'autre ny Pere ny Mere, chez qui aller loger : de sorte que je les fus chercher separément, mais je ne les trouvay pas : car durant que je les cherchois ils me cherchoient, et ce ne fut que le lendemain que je les vy. Mais comme je connus bientost là difference qu'il y avoit entre Themistogene et Phaon, je rendis justice au merite, et je changeay comme ils avoient change : car j'aimay plus Phaon, que Themistogene, pour qui je ne pouvois plus avoir la mesme estime que j'avois euë, en un âge où l'on ne sçait pas tousjours trop bien la raison de ce qu'on fait. Cependant comme je ne fus pas le premier qu'ils virent à Mytilene, je les trouvay desja instruits de la grande reputation de Sapho : neantmoins ils ne l'estoient pas par des Gens qui sçeussent la loüer comme elle meritoit de l'estre : car on leur avoit seulement
dit qu'elle avoit un Grand esprit, qu'elle estoit sçavante, et qu'elle faisoit admirablement des Vers. Mais ce qu'il y eut de rare, fut que quoy qu'on eust dit la mesme chose à Phaon, et à Themistogene, elle produisit des effets bien differens : car Themistogene par l'envie qu'il avoit de connoistre toutes les Personnes extraordinaires, eut une impatience estrange d'aller chez Sapho : et Phaon au contraire qui avoit veû le soir Damophile, en une Maison où elle avoit esté au sortir du Concert, n'eut nulle curiosité de connoistre Sapho. En effet, bien loin d'en avoir envie, lors que je luy en parlay, et que je luy offris de l'y mener, il s'en deffendit comme d'une visite qu'il aprehendoit, au lieu de la desirer. De sorte que la chose alla à tel point, que Themistogene me tourmentoit continuellement pour m'obliger de le mener chez Sapho, sans que je le voulusse faire, parce que je ne l'en trouvois pas digne : et que je tourmentois continuellement Phaon, pour l'obliger d'y aller, sans qu'il s'y pûst resoudre, par l'imagination qu'il avoit, qu'il estoit presques impossible, qu'une Femme pûst estre sçavante sans estre ridicule : ou du moins incommode, ou peu agreable. Joint que comme Phaon avoit encore peu d'experience de l'amour, il avoit une erreur dans l'esprit, dont il s'est bien guery depuis : car il s'imaginoit alors, qu'il estoit bien plus agreable d'aimer une belle stupide, que d'avoir de l'amour pour une Femme de Grand esprit. Si bien qu'un jour que je le pressois chez
moy, d'aller chez Sapho, et qu'il s'en deffendoit avec opiniastreté ; je me mis à le quereller estrangement, de ce qu'il ne vouloit pas adjouster foy à ce que je luy disois. Car enfin, luy dis-je, quelle raison avez vous à me dire, pour ne vouloir pas voir Sapho ? premierement, me dit-il, j'ay trouvé des Gens qui m'ont dit que Damophile est la coppie de Sapho : et je vous declare que si cela est, il est impossible que l'Original m'en puisse jamais plaire : car je la trouve si ridicule, et si incommode, que je fuirois de Province en Province, pour ne rencontrer pas celle qu'elle a imitée. Ha injuste Amy, luy dis-je, si vous sçaviez quel tort vous faites à l'admirable Sapho, vous auriez horreur de vostre injustice : et vous verriez si bien que Damophile ne luy ressemble point, que vous vous repentiriez de l'injure que vous me faites, en m'accusant de ne me connoistre point en merite. Je ne vous en accuse pas, me dit-il, mais comme vous le sçavez, chacun a son goust, et son caprice : et pour moy je vous le dis, comme je ne veux voir des Dames que pour me divertir, je les cherche belles, et galantes, et de conversation agreable, sans les chercher sçavantes : car je crains terriblement ces diseuses de grands mots, et de petites choses, qui sont tousjours sur le haut du Parnasse, et qui ne parlent aux hommes qu'avec le langage des Dieux. Joint que si vous voulez encore que je vous descouvre tout mon secret, je vous advoüeray que je
me suis si bien trouvé en Sicile, d'avoir aimé une belle stupide, que je ne veux pas m'exposer à pouvoir aimer une belle sçavante, qui me feroit peut-estre desesperer. C'est pourquoy ne me tourmentez donc plus je vous en conjure : car si Sapho est comme je me l'imagine, elle me desplairoit horriblement : et si elle est telle que vous le dittes, elle me plairoit peut-estre trop pour mon repos. Mais est il possible, luy dis-je, que vous ayez pû aimer la stupidité ? je n'ay pas aimé la stupidité, reprit-il en riant, mais j'advouë que je n'ay pas haï la belle stupide. Je comprens bien, luy dis-je alors, qu'on peut aimer à voir la beauté par tout où on la trouve : et je comprens bien mesme, qu'on peut avoir une espece d'amour passagere, pour une tres belle Femme sans esprit : mais je ne comprens point qu'on puisse avoir nul attachement considerable, pour une Personne qui n'en a pas, quelque belle qu'elle puisse estre : et vous ne connoissez point du tout la delicatesse des plaisirs de cette passion, si vous n'avez jamais aimé qu'une belle stupide. Je ne sçay si j'en connois tous les plaisirs, repliqua Phaon, mais du moins n'en connois-je pas les suplices : ha mon cher Amy, luy dis-je, vous n'estes encore guere sçavant en amour ! car on n'y sçauroit estre heureux, si on n'y a esté miserable. En effet, adjoustay-je, il faut avoir soûpiré douloureusement, pour sentir la joye ; il faut avoir desiré un bien avec inquittude, pour le posseder
avec plaisir ; et il faut enfin avoir aimë une Femme d'esprit, pour connoistre toutes les douceurs de l'amour. En mon particulier, adjoustay-je, d'abord que je voy une tres belle Femme, j'en conçois une si Grande idée, que je luy donne un esprit proportionné à sa beauté : de sorte que lors qu'il arrive que je ne trouve pas que le sien soit tel, j'en suis si estonné, et si rebuté tout ensemble, que je n'en puis jamais devenir amoureux : et j'aime beaucoup mieux une belle Peinture, qui ne peut dire de sotises, qu'une belle Femme qui peut faire et dire mille impertinences. Comme nous en estions là, Themistogene arriva : qui estant dans des sentimens bien opposez à ceux de Phaon, me venoit encore prier de le mener chez Sapho : me disant qu'il avoit une fort grande envie de la connoistre : adjoustant que selon toutes les apparences, il en deviendroit amoureux, si elle estoit telle que son imagination la luy representoit. Si cela est, luy dis-je pour m'en deffaire, il ne faut pas que je vous y mene : car vous seriez trop malheureux, si vous deveniez Amant d'une Personne qui en a tant d'autres. Ainsi sans avoir pû persuader Phaon, et sans que Themistogene m'eust persuadé, nous nous separasmes : mais ce qu'il y eut de rare, fut que l'apresdisnée estant allé chez Sapho, elle me dit que Nicanor et Phylire, qui avoient veû Phaon, luy en avoient dit tant de bien, que quoy qu'elle n'eust pas accoustumé de souhaiter de nouvelles connoissances, elle ne laissoit pas de
desirer celle-là. Il est vray Madame, luy repliquay-je, que Phaon a beaucoup de merite : comme il est vostre Amy particulier, reprit elle, je veux croire qu'il ne manquera pas de voir Cydnon : et qu'ainsi je pourray le rencontrer chez elle. Il luy seroit fort honteux de ne vous voir pas chez vous, repris-je, devant que de vous voir ailleurs, si ce n'estoit qu'il vous aprehende. Ha Democede, me dit elle, je ne veux point que vostre Amy me craigne : et si vous voulez que je vous die tout ce que je pense, je croiray que vous luy aurez donné mauvaise opinion de moy, s'il ne me vient voir. Vous pouvez juger Madame, combien ce que Sapho me disoit m'embarassoit, sçachant les sentimens où estoit Phaon : cependant je ne pûs jamais me resoudre à nuire à mon Amy : et j'aimay mieux m'engager de le mener à Sapho : me resolvant de faire une affaire serieuse de cette visite, et de prier Phaon de la donner à mon amitié, s'il ne la vouloit pas donner au merite de Sapho. Et en effet dés que je fus hors de chez elle, je fus le chercher, pour tascher de luy persuader ce que je souhaitois de luy : mais ce ne fut pas sans peine. Toutesfois comme il connut que je le desirois, et qu'il craignit de me fâscher, s'il s'opiniastroit davantage, il me dit qu'il falloit du moins que je luy tinsse conte de cette complaisance, comme d'une grande marque de son amitié : en suite de quoy il fut resolu que je le menerois le lendemain chez Sapho. Mais ce qui m'embarrassa, sut que je n'osay l'y mener sans y
mener aussi Themistogene, parce qu'il s'en seroit fâché : de sorte que pour mener un homme agreable, il en fallut mener un fâcheux. Comme j'avois adverty Sapho de cette visite, elle en avoit adverty ses cheres Amies : si bien qu'Amithone, Erinne, Athys, et Cydnon, estoient avec elle, lors que nous y arrivasmes Phaon, Themistogene, et moy. Comme Sapho est une des Personnes du monde qui a l'abord le plus agreable, et le plus obligeant quand elle le veut, elle nous reçeut admirablement : et d'une maniere si galante, que je vy bien que Phaon en fut surpris, et qu'il ne s'estoit pas attendu de trouver une Fille sçavante, qui eust un air si libre, si aimable, et si naturel. Pour Themistogene, je remarquay qu'il fut aussi estonné que Phaon, mais qu'il l'estoit d'une maniere differente : neantmoins comme ils estoient tous deux preocupez de l'opinion du sçavoir de Sapho, et qu'ils estoient persuadez qu'il ne luy falloit parler qu'en haut stile, ils commencerent la conversation d'un ton fort serieux. Ce n'est pas que je n'eusse dit à Phaon, qu'il ne le falloit pas faire, mais il ne m'avoit pas creu : de sorte que croyant qu'en effet il falloit du moins la loüer comme une Personne extraordinaire, et la loüer mesme avec de Grandes et belles paroles, il commença de le faire avec une exageration fort eloquente. Mais Sapho l'arrestant tout court, en se tournant vers moy ; sans mentir Democede, me dit elle, je me pleins estrangement de vous. De moy Madame ! repris-je avec estonnement ;
ouy, repliqua-t'elle, c'est de vous dont je me pleins : car comme Phaon ne me connoist pas, je serois injuste de me pleindre de luy : ainsi c'est positivement vous que j'accuse de toutes les loüanges qu'il me donne : puis que si vous l'aviez adverty que je n'aime point qu'on me louë de la maniere qu'il le fait, je le croy trop honneste homme, pour n'avoir pas eu assez de complaisance pour s'empescher de me dire des flatteries qui ne me peuvent jamais plaire. Je vous assure, luy repliquay-je, qu'il n'a pas tenu à l'advertir qu'il ne se soit accommodé à la modestie de vostre humeur : il faut donc qu'il ne me connoisse pas pour ce que je suis, reprit Sapho : mais Phaon, adjousta-t'elle en se tournant vers luy, comme je n'aime point à devoir rien à la Renommée, je vous demande pour grace singuliere, de ne juger de moy que par vous mesme : et de vouloir vous donner la peine et le temps de me connoistre : car à mon advis, vous me feriez injustice, si vous jugiez de moy sur le raport d'autruy. Je ne sçay Madame, repliqua Phaon en soûriant, s'il y a autant de modestie que vous le pensez à ce que vous dittes : car enfin advoüer que vous meritez plus de loüanges, que la Renommée ne vous en donne, c'est tomber d'accord que vous en meritez plus que Personne n'en a jamais merité. En effet (adjousta Themistogene, pensant qu'il alloit dire des merveilles) y a-t'il rien de plus beau, que d'entendre dire qu'une Fille fait mieux des Vers qu'Homere n'en a fait, et qu'elle est plus sçavante que tous les
sept Sages de Grece ? Quoy qu'il en soit, dit Sapho, je n'aime nullement qu'on parle de moy en ces termes : et le dernier outrage que je puisse recevoir de mes Amis, est de me soubçonner d'estre bien aise qu'on me loue de cette maniere : car enfin comme je ne suis point sçavante, je ne veux pas qu'on me die que je le suis : et quand je le serois, je ne le voudrois pas non plus. Je ne puis sans doute pas nier que je n'aye fait quelques Vers : mais puis que la Poësie est un effet d'une inclination naturelle, aussi bien que la Musique, il ne me faut non plus loüer de ce que je fais des Vers, que de ce que je chante.
L'après-midi est consacrée à des divertissements plutôt qu'à des conversations savantes. Sapho reproche à Alcé un caprice, qui consiste à éviter les femmes laides, et en particulier une amie de Sapho pourtant non dénuée d'esprit. Celle-ci s'est aperçue de son indélicatesse. Une conversation s'engage sur la perception de la laideur chez la femme et chez l'homme. Sapho reproche à Alcé ses contradictions : lui qui fuit les femmes laides entretient une forte amitié avec un homme à l'apparence hideuse. Puis Sapho demande à Phaon et à Themistogene leur avis sur la question. Le premier considère que la beauté est un atout, mais qu'elle ne constitue pas le seul attrait d'une femme ; il pense pouvoir aimer une femme agréable, à condition qu'elle ne soit pas extrêmement disgracieuse. Le second prétend se moquer de la beauté, pourvu que la dame ait beaucoup d'esprit. Sapho clôt la conversation par une pointe : n'étant ni belle, ni savante, elle ne pourra être aimée ni d'Alcé, ni de Themistogene, mais seulement peut-être de Nicanor, de Democede et de Phaon.
Apres cela Sapho destournant agreablement la conversation, apporta un soin estrange à ne parler de rien qui aprochast de l'esprit sçavant : au contraire toute l'apresdisnée se passa à faire une agreable guerre à ses Amies, de mille petites choses qui s'estoient passées dans leur Cabale : et qu'elle faisoit pourtant si bien entendre, que Phaon, et Themistogene, y prenoient aussi autant de plaisir, que celles qui les avoient veû arriver, et que moy qui les sçavois. En suite Alcé et Nicanor estant arrivez, Sapho reprocha au premier, une chose qu'il avoit faite chez elle, il y avoit quelques jours : et qu'il faisoit presques tousjours quand l'occasion s'en presentoit. En effet Madame, Alcé s'estoit si bien mis dans la fantaisie, qu'il faut qu'une Femme soit belle, qu'il ne pouvoit presques endurer celles qui ne l'estoient pas : et il ne manquoit guere de changer de place, quand le hazard le mettoit aupres d'une
Femme laide. De sorte qu'il estoit arrivé que comme il estoit chez Sapho, il y estoit venu une Femme qui estoit sans doute fort desagreable : si bi ? que suivant son humeur, il estoit sorti à l'heure mesme : et estoit sorti si brusquement, que cette Femme qui a de l'esprit, s'estoit aperçeuë qu'il la fuyoit. Ainsi Sapho qui estoit alors bien aise de tourner la conversation d'une maniere galante, se mit à luy reprocher sa delicatesse, et à blasmer en sa personne, la plus grande partie des jeunes Gens du monde, qui font presques tous la mesme chose. En verité Madame (luy dit il voyant la guerre qu'elle luy faisoit) pour ce jour que vous me reprochez, je ne sortis de chez vous que parce que je voulois aller chez la belle Athys : et je vous proteste que ce ne fut pas pour la raison que vous dittes. De grace Alcé, reprit Athys, ne vous excusez point sur la visite que vous me vouliez faire, car vous ne m'en fistes point ce jour là. Je fus donc chez Amithone, adjousta-t'il : nullement, repliqua cette belle Personne, et Erinne, Cydnon, et moy, vous vismes promener plus de deux heures des Fennestres de ma Chambre, avec un de vos Amis, qui est un des plus laids hommes du monde : et qui est sans doute plus laid, que la Dame que vous fuyez n'est laide. Sans mentir, reprit Sapho, il faut estre bien bizarre pour avoir des sentimens si irreguliers : car je voudrois bien sçavoir pourquoy vos yeux souffrent la laideur en un homme, et pourquoy ils ne l'endurent pas en une Femme ? Cependant il est
certain qu'il n'y a pas un de ces Galands delicats pour la beauté des Femmes, qui ne passe la plus grande partie de sa vie, avec des hommes qui sont fort laids, et qui n'ait mesme quelque Amy qui ne soit pas beau. Toutesfois par une bizarrerie injurieuse à nostre Sexe ; dés qu'une Femme n'est point belle, ils ne la peuvent endurer ; ils la fuyent comme si elle avoit la peste ; et on diroit que les Femmes ne sont au monde, que pour avoir le Destin des Couleurs, c'est à dire pour divertir les yeux seulement. Il faut pourtant advoüer, adjousta t'elle, que cela est tout à fait injuste : car si en general vous aimez ce qui est beau, et haïssez ce qui est laid, n'ayez donc que de beaux Amis, aussi bien que de belles Maistresses ; et fuyez aussi soigneusement les hommes qui sont laids, que vous fuyez les laides Femmes. Mais si au contraire, vos yeux peuvent s'accoustumer à la laideur de ceux de vostre Sexe, parce qu'ils ont d'ailleurs des qualitez estimables ; accoustumez les aussi au peu de beauté de quelques Femmes, qui peuvent avoir mille charmes dans l'esprit, et mille beautez dans l'ame. Veritablement si on vous obligeoit d'estre Amant de toutes les Dames que vous verriez, vous auriez raison d'estre aussi delicat que vous l'estes : mais ayant le coeur tout occupé de l'amour d'une des belles Personnes du monde, je ne voy pas qu'il faille avoir une si grande delicatesse, que vous ne puissiez parler un quart d'heure à une Femme si elle n'est pas
belle : et que vous sortiez mesme d'une visite, où il en arrivera quelqu'une qui sera laide. Cependant tous les jeunes gens ont presques cette sorte d'injustice : et il y en a mesme qui sont laids, de la derniere laideur, qui ne peuvent souffrir celle d'une Femme. En effet ils veulent que les plus beaux yeux du monde, les regardent favorablement : et ils veulent de plus quelquesfois ne regarder que de belles Femmes, avec les plus laids yeux de la Terre. J'en connois mesme un qui se regarde aussi souvent dans tous les Miroirs qu'il rencontre, que s'il estoit le plus beau de tous les hommes : et qui regardant sa propre laideur avec agréement, ne peut souffrir celle des autres avec patience. Ce que vous dittes est si agreablemant pensé, reprit Phaon, que je croy qu'Alcé avec tout son esprit, aura bien de la peine à vous respondre. Je vous assure, reprit Alcé, que j'aime mieux advoüer que j'ay tort, que d'entre prendre de me justifier : puis que je ne le pourrois faire sans dire beaucoup de choses contre les Dames en general. Ce que vous dittes à tant de malignité, reprit Amithone, que vous meriteriez pour vous punir de ce que vous fuyez les Femmes dés qu'elles ne sont point belles, que toutes les belles évitassent soigneusement vostre rencontre. Pourveû qu'il y en eust quelqu'une qui ne me fuyst pas, reprit il en regardant Athys, je me consolerois de ne voir pas les autres. Quand je serois belle, repliqua Erinne, je sçay bien que je ne serois pas de celles qui vous consoleroient : et comme je ne le suis point,
adjousta Athys en rougissant, je n'aurois rien à faire qu'à me consoler de n'estre pas du nombre de celles qui consoleroient Alcé. A mon advis (reprit Nicanor, en regardant cette belle Fille, dont Alcé estoit amoureux) vous sçavez bien la part que vous avez en cette avanture : et il n'y a personne à Mytilene qui ait veû qu'Alcé soit sorty d'une Compagnie où vous ayez esté. C'est assurément, reprit elle, qu'il n'est pas si delicat qu'il ne puisse endurer celles qui comme moy ne sont ny belles ny laides. Ce que vous dittes de vous est si injuste, repliqua Alcé, que je ne sçay comment la belle Sapho qui aime tant à rendre justice au merite l'endure. C'est que je ne pensois pas, repliqua-t'elle, qu'il m'apartinst de loüer la beauté d'Athys en vostre presence : car enfin comme vous avez les yeux si delicats, qu'ils ne peuvent souffrir la laideur aux Femmes, je suis persuadée que vous les avez aussi extrémement fins, à connoistre la veritable beauté : et que vous la sçavez mieux louer qu'un autre. Cependant, adjousta-t'elle, je voudrois bien sçavoir si Phaon, et Themistogene, ont la mesme delicatesse qu'Alcé : car pour Nicanor, et pour Democede, je sçay qu'ils ont des Amies qui ne sont point belles. Pour moy, reprit Phaon, quoy que je sois fortement touché de la beauté, je croirois faire un grand outrage aux Dames, si je la regardois comme le seul avantage de leur Sexe : aussi vous puis-je assurer, que bien loin d'estre dans les sentimens d'Alcé, qui ne peut avoir d'Amie si elle
n'est belle, je suis persuadé qu'il n'est mesme pas impossible d'estre fort amoureux d'une Femme qui ne l'est point, pourveû qu'elle ne soit pas horrible : car enfin les yeux s'accoustument aisément à tout, et il peut y avoir des Femmes qui ont des beautez si surprenantes dans l'esprit, et des graces si engageantes dans l'humeur. qu'elles ne laissent pas de plaire, et d'estre fort aimables, et fort aimées. Pour moy, dit alors Themistogene, comme je m'attache plus à l'esprit qu'à la beauté du visage, j'aimerois bien mieux une Femme qui sçauroit mille belles et Grandes choses, quand mesme elle seroit laide, qu'une belle qui ne sçauroit rien. A ce que je voy, reprit Sapho en riant, je ne puis donc jamais estre ny Amie d'Alcé, ny Amie de Themistogene : car je ne suis ny belle comme le premier en veut une, ny sçavante comme Themistogene desire la sienne : c'est pourquoy il faut que je cherche à faire mes Amis de Nicanor, de Phaon, et de Democede. Mais si en cherchant des Amis, reprit Cydnon en soûriant, vous trouviez quelque Amant, vous seriez bien espouvantée : je le serois sans doute comme le devroit estre une Personne qui n'en a jamais trouvé, repliqua t'elle, et qui ne souhaite pas trop d'en avoir. Comme Nicanor Phaon et moy allions luy respondre, Cynegire entra dans sa Chambre : de sorte que sa presence fit changer de conversation, et nous chassa bientost Nicanor, Phaon, Themistogene, et moy. Cependant Madame, comme il y avoit une assez
belle Place devant le Logis de Sapho, nous nous mismes à nous y promener :
Après la visite, Nicanor, Phaon, Themistogene et Democede vont se promener. Phaon se repent de ses préjugés vis-à-vis de Sapho et ne tarit plus d'éloges à son propos, craignant même d'en tomber amoureux. Themistogene, au contraire, se dit déçu de ce que Sapho n'ait pas abordé de sujet savants ; il émet des doutes sur son esprit. Réagissant à ces propos, Phaon prend la défense de Sapho, aussitôt appuyé par Democede et Nicanor. Alors que Phaon défend le naturel et la galanterie de la conversation de Sapho, Themistogene regrette qu'elle n'ait rien prononcé d'extraordinaire. Le différend tourne à la querelle et les amis sont obligés de séparer les deux adversaires. Le bruit de cette dispute se répand à Mytilene. Sapho est très reconnaissante envers Phaon et l'accueille chaleureusement lors de sa visite.
mais à peine y fusmes nous, que Phaon me parlant bas, parce qu'il ne vouloit pas que Nicanor sçeust l'opinion qu'il avoit euë de Sapho ; ha mon cher Amy, me dit-il, que j'estois injuste, et que j'estois ennemy de moy mesme, quand je ne voulois pas voir l'admirable Sapho. Et bien, luy dis-je, luy avez vous trouvé l'air trop sçavant ? ressemble t'elle a Damophile ? et luy faut il dire de ces Grandes choses dont vous vous estiez imaginé qu'il la falloit entretenir ? Pour moy, reprit-il, je suis si charmé de l'avoir veuë, que je ne pense pas qu'il y ait au Monde une Personne si aimable : car enfin quand je songe en voyant Sapho si douce, si sociable, et si galante, que c'est elle qui fait ces vers que toute la Terre admire ; et que je pense que cette mesme Fille qui se divertit des plus petites choses, en sçait tant de Grandes ; j'ay tant d'admiration pour son merite, que je commence de craindre d'en devenir amoureux, si je continuë de la voir ; cependant je ne croy pas qu'il soit possible de m'en empescher. Je vous avois bien dit, luy dis-je alors, que dés que vous auriez veû Sapho, vous changeriez de sentimens : mais encore, me dit il, voudrais-je bien sçavoir si on la voit tousjours aussi aimable que je l'ay veuë aujourd'huy ? et si on ne luy voit jamais nul sentiment de cette espece d'orgueil, qui est presques inseparable de tout ceux qui sçavent quelque chose d'extraordinaire ? Dites moy
donc mon cher Amy, ce que je m'en vay vous demander : parle t'elle tousjours avec aussi peu d'affectation, et avec autant d'agrément, qu'elle en a eu tantost ? Tout ce que je vous en puis dire, repris-je, c'est qu'elle est encore quelquesfois autant au dessus de ce que vous l'avez veuë, que vous l'avez trouvée au dessus de ce que vous vous l'estiez figurée. Ha Democede, repliqua t'il, ce que vous dittes n'est pas possible : et je défie la belle Sapho, de me paroistre plus aimable qu'elle me l'a paru aujourd'huy. Apres cela Nicanor s'estant mis à parler à Phaon, Themistogene s'aprocha de nous, avec assez de froideur : en suite de quoy m'adressant la parole ; je vous advoüe, me dit il, que j'ay esté bien estonné apres disner : et quoy, luy dis-je tout surpris, vous n'estes pas satisfait d'avoir veû Sapho ? je le suis si peu, reprit il, que si ce n'estoit que je suis persuadé que c'est qu'elle a voulu cacher son sçavoir, à cause qu'il y avoit trop de femmes, je serois tout à fait desabusé de la haute opinion que j'avois conçeuë d'elle. Car enfin je ne luy ay rien oüy dire d'aujourd'huy qu'une autre Dame qui n'auroit rien sçeu, n'eust pû dire : du moins m'advoüerez vous, repris-je froidement, que si elle a parlé comme une Dame, c'est comme une Dame qui parle bien. J'advouë, dit-il, qu'elle n'a pas dit de mots barbares : mais à vous dire la verité, je m'estois attendu à toute autre chose qu'à ce que j'ay oüy. Vous pensiez donc, luy dis je, qu'elle enseignast la Philosophie,
qu'elle fist des Argumens invincibles ; qu'elle resolust des questions difficiles ; et qu'elle expliquast des passages obscurs d'Hesiode, ou d'Homere ? Je pensois du moins, dit-il, qu'il ne devoit sortir de sa bouche que de belles et de Grandes choses, qui faisoient connoistre ce qu'elle sçavoit : et pour moy je vous dis ingenûment, que je suis persuadé qu'il faut qu'il y ait des jours, où elle montre son sçavoir : car il ne seroit pas possible qu'elle eust la reputation qu'elle a par toute la Grece, si elle ne disoit jamais que des bagatelles, comme celles que je luy ay entendu dire aujourd'huy. Vous pouvez juger Madame, combien j'estois espouventé, de voir la difference qu'il y avoit entre les sentimens de Phaon, et ceux de Themistogene : cependant comme il parloit assez haut, Phaon entendit confusément ce qu'il me disoit : de sorte que comme il estoit desja devenu un des plus zelez Partisans de Sapho, il se mesla à nostre conversation, et me demanda de quoy Themistogene me parloit ? Il me dit, repris-je en soûriant, qu'il n'a pas trouvé que Sapho merite les loüanges qu'on luy donne : et qu'il s'estoit imaginé qu'elle disoit mille belles choses qu'elle n'a pas dittes. A ce que je voy, repliqua froidement Phaon, la belle Sapho ne pouvoit aquerir l'estime de Themistogene et de moy : car je l'estime infiniment apres luy avoir entendu dire toutes les bagatelles qu'il luy reproche : mais je ne l'aurois guere estimée si elle avoit dit toutes ces Grandes choses qu'il s'imagine
qu'elle devoit dire : ainsi il s'enfuit de necessité, qu'elle ne nous pouvoit satisfaire tous deux. J'en tombe d'accord, reprit brusquement Themistogene, mais la difficulté est de sçavoir s'il n'eust pas esté plus avantageux à Sapho de me satisfaire que de vous contenter : si vous voulez bien que Nicanor et Democede soient nos Juges, reprit Phaon, j'y consens. Comme je suis tout à fait de vostre Party, repliqua Nicanor, je ne puis prendre cette qualité : et comme je suis directement opposé à celuy de Themistogene, adjoustay-je, il m'est plus aisé d'estre sa Partie que son Juge. Apres cela, dit Phaon à Themistogene, croirez vous encore que j'ay tort d'estimer plus Sapho de parler comme elle parle, sçachant ce qu'elle sçait, que je ne l'estimerois si elle estalloit continuellement toute sa science comme vous l'entendez ; et qu'elle passast les journées entieres à dire mille choses que ceux qui vont chez elle n'entendroient point, et que vous n'entendriez peut-estre guere mieux que moy ? Du moins sçay-je bien que quand je les entendrois, je ne les escouterois pas longtemps : car bien loin de pouvoir souffrir une Femme qui fait la sçavante, je n'endure mesme qu'aveque peine les hommes sçavans qui se piquent trop de leur sçavoir. Mais à dire la verité, adjousta-t'il en se tournant vers moy, je ne m'estonne pas trop de ce que pense Themistogene : car il y a plus de deux ans que nous n'avons esté de mesme advis : ainsi il m'a esté aisé de prevoir dés que
j'ay commencé d'admirer Sapho, qu'il ne l'admireroit pas, et qu'il luy preferoit Damophile : que je mets autant au dessous de toutes les autres Femmes, que je mets Sapho au dessus de toutes celles que j'ay connuës jusques icy : car enfin escrire comme elle escrit, et parler comme elle parle, sont deux qualitez si admirables, qu'elle merite l'estime de toute la Terre. Mais encore (reprit Themistogene avec un chagrin qui nous fit rire) qu'a t'elle dit de Grand, et de beau ? elle a parlé juste, et galamment, repliqua Phaon ; et elle a parlé avec modestie, et d'une maniere si naturelle, et si judicieuse, qu'elle a merité mon admiration. Il n'en est pas de mesme de moy, reprit il, car je n'admire que les choses extraordinaires. J'ay connu un homme à Athenes, repliqua Phaon, qui estoit de l'humeur de Themistogene : car il ne sçavoit point mettre de difference entre les choses qu'on admire, et les choses qui donnent de l'estonnement. Je ne sçay si je suis de ceux que vous dittes, repliqua fierement Themistogene, mais je sçay bien que je ne mets point de difference entre Sapho, et toutes les autres Femmes de Mytilene, si elle ne dit jamais que des choses pareilles à celles que je luy ay entendu dire : et dans les sentimens que j'ay d'elle, apres l'avoir oüy parler, je vous declare que si je ne luy entens rien dire de plus eslevé, que ce qu'elle a dit aujourd'huy, je croiray que quelqu'un luy fait les Vers que l'on publie
sous son nom. Phaon entendant ce que disoit Themistogene, se mit à en rire d'une maniere si injurieuse pour luy, qu'il s'en fâcha tout de bon : si bien que luy parlant fort aigrement, et l'autre luy respondant de mesme, ils se querellerent tout à fait : et Nicanor et moy, eussions bien eu de la peine à les separer, si Alcé et deux autres ne fussent fortuitement venus à nous. Cependant comme cette querelle ne pût estre accommodée sur le champ, et que ce ne fut que le lendemain que ces deux ennemis s'embrasserent, elle fit un grand bruit à Mytilene. Mais ce qu'il y eut d'avantageux pour Phaon, fut que comme je contay tout ce qui s'estoit passé à ma Soeur, elle le dit à Sapho : ainsi dés le premier jour qu'elle connut Phaon, elle sçeut qu'elle luy avoit de l'obligation. L'accommodement de ces deux ennemis eut mesme une circonstance remarquable : car Phaon ne voulut point s'accommoder, que Themistogene n'avoüast qu'il avoit eu tort de juger si legerement du merite de Sapho ; et de croire plustost sa propre opinion, que celle de toute la Terre. De sorte que cette admirable Fille sçachant la chose comme elle s'estoit passée, s'en tint sensiblement obligée a Phaon : aussi le reçeut-elle fort obligeamment, lors qu'il la retourna voir. En effet, à peine le vit elle entrer dans sa Chambre, qu'elle fut au devant, de luy de la meilleure grace du monde : et elle luy fit mesme un compliment si particulier, et si galant, qu'il
merite de vous estre raconté. Car enfin dés qu'elle fut aupres de Phaon, elle prit la parole la premiere : et le regardant avec un visage soûriant ; vous m'avez tellement loüée de ne dire point de Grandes choses, luy dit elle, que je n'ose presque vous faire un grand remerciment de l'obligation que je vous ay : de peur que contre ma coustume, il ne m'échapast quelqu'une de ces Grandes paroles, qui pourroient m'aquerir l'estime de Themistogene, et qui me feroient perdre la vostre. Ce que vous dittes est si plein d'esprit, et si galant, repliqua-t'il, que je me repens de m'estre accommodé avec Themistogene : car il est vray qu'un homme qui ne vous admire point, merite que tout ce qu'il y a de Gens raisonnables au Monde, luy declarent une Guerre immortelle. Quand vous me connoistrez bien, repliqua Sapho, vous verrez que je ne suis pas si jalouse de ma gloire : et que tant qu'on ne dira pas que je manque de vertu et de bonté, je ne me mettray guere en peine de ce qu'on dira de moy.
Sapho fait un compliment à Phaon pour le remercier de l'avoir défendue. Puis, une conversation s'engage au sujet des femmes savantes. Phaon souhaite qu'il y ait seulement cinq ou six Sapho sur Terre, afin de satisfaire aux besoins de toutes les grandes villes. L'oisiveté de nombreuses femmes, qui ne passent leur temps qu'à s'habiller, est unanimement dénoncée, tandis que l'intelligente gestion du temps de Sapho suscite l'admiration générale. On aimerait bien connaître son secret, afin que les femmes trouvent également le temps de s'instruire. Sur ce point, Sapho admet que si elle a horreur des femmes pédantes, il n'en est pas moins injurieux de considérer qu'une femme ne doive rien apprendre. Elle déplore l'éducation actuelle, qui amène les femmes à consacrer plus de temps à apprendre à danser qu'à raisonner. Par ailleurs, nombreuses sont celles qui passent toutes leurs journées dans l'oisiveté la plus totale. Sapho souhaiterait qu'elles cultivent également leur corps et leur esprit, afin de trouver un juste milieu entre l'ignorance et la pédanterie. Une femme doit être à la fois instruite et cacher son savoir, comprendre les sujets savants et être capable d'en parler de manière naturelle. Elle peut connaître quelques langues étrangères et avoir lu les grandes oeuvres de l'Antiquité. Elle doit avant tout soigner son écriture, car on s'étonne de ce qu'en général les femmes parlent bien, et écrivent mal. Sapho fait ensuite l'éloge de la lecture, qui bonifie l'esprit. Une femme doit donc parler à propos, et uniquement des sujets qu'elle entend. Sapho conclut en souhaitant mettre en oeuvre elle-même tous les préceptes qu'elle vient d'énoncer. La petite société loue alors son esprit et sa modestie. En quittant le salon de Sapho, la compagnie rencontre Themistogene au bras de Damophile et s'étonne de l'extravagance de celle-ci. Democede s'aperçoit par ailleurs que Phaon est en train de tomber amoureux de Sapho ; il apprend en outre par sa soeur que cette inclination est réciproque. Bientôt, tout le monde s'aperçoit des sentiments de Phaon.
Apres cela Sapho ayant fait assoir Phaon, la conversation fut tout à fait divertissante : car non seulement ses Amies particulieres estoient chez elle, mais Phylire, Nicanor, Alcé, et moy, y estions aussi : joint que la querelle de Phaon et de Themistogene, la tourna d'un costé qui fit dire mille belles et agreables choses à Sapho. En effet, apres avoir bien parlé de l'erreur de Themistogene, qui croyoit qu'on ne pouvoit rien sçavoir si on ne parloit continuellement de Science ; Phylire
dit qu'encore que l'ignorance grossiere fust un grand deffaut, elle pensoit pourtant qu'il y avoit moins d'inconvenient que la plus grande partie des femmes fussent ignorantes que d'estre sçavantes. Car imaginez vous, dit elle, quelle persecution ce seroit, s'il y avoir deux ou trois cens Damophiles à Mytilene : mais imaginez vous au contraire, repliqua precipitamment Phaon, quelle felicité il y auroit, s'il y avoit seulement cinq ou six Sapho en toute la Terre ? et qu'Athenes, Delphes, Thebes, et Argos, peussent se vanter d'avoir la leur, aussi bien que Mytilene. Eh de grace Phaon, reprit elle en rougissant, n'effacez point l'obligation que je vous ay, par des loüanges que je n'aime pas : et souvenez vous s'il vous plaist, que je ne veux point passer pour sçavante : car enfin je suis fortement persuadée, que si je sçay quelque chose que toutes les femmes ne sçavent pas, je ne sçay du moins rien que toutes les Dames ne deussent sçavoir. En verité, reprit Cydnon en riant, vous les engagez à bien des choses : car à parler sincerement, vous en sçavez tant, que je ne sçay comment vous pouvez faire pour les cacher, ny comment nous les pourrions aprendre. Je vous assure, repliqua Sapho, que j'en sçay si peu, que si toutes les femmes vouloient bien employer tout le temps qu'elles employent à rien, elles en sçauroient mille fois plus que moy. Ce que dit la belle Sapho, est si bien dit, quoy qu'il ne soit pas positivement vray pour ce qui la regarde, reprit
Phaon, que je ne puis m'empescher de l'en loüer : car il est certain qu'il y a lieu de reprocher presques à toutes les Dames, qu'elles perdent la plus precieuse chose du monde, en perdant beaucoup d'heures qu'elles pourroient plus agreablement employer qu'elles ne font. En mon particulier, dit Phylire, je ne sçay comment les Dames pourroient trouver le loisir d'aprendre quelque chose quand elles le voudroient : car pour moy je n'ay pas bien souvent celuy d'aller au Temple : et j'ay une Amie qui est tous les jours habillée si tard, qu'elle ne peut jamais sortir, que quand le Soleil se couche. J'avois tousjours crû, reprit Amithone, qu'il falloit que Sapho ne dormist point, pour avoir le temps de faire tout ce qu'elle fait, jusques à ce que j'aye eu fait un voyage à la Campagne avec elle : mais depuis cela je m'en suis desabusée : estant certain qu'elle regle si bien toutes ses heures, qu'elle a loisir de faire mille choses que je ne ferois point. Car enfin elle trouve le temps de dormir autant qu'il faut pour avoir le taint reposé, et les yeux tranquilles : elle trouve celuy de s'habiller aussi galamment qu'une autre : elle trouve, dis-je, celuy de lire, d'escrire, de resver, de se promener, de donner ordre à ses affaires, et de se donner à ses Amies : et tout cela sans estre empressée, et sans embarras. Je voudrois bien, dit la belle Athys, qu'elle m'eust enseigné son Secret : car si je le sçavois, je pense que je me resoudrois
à tascher d'aprendre plus que je ne sçay. Mais avant que de l'obliger à dire un si grand Secret, repliqua Erinne, je voudrois bien que toutes les Personnes qui sont icy, examinassent si en effet, il seroit bien que les Femmes en general sçeussent plus qu'elles ne sçavent. Ha pour cette question, reprit Sapho, je pense qu'elle est aisée à resoudre : car enfin il faut que j'avouë (aujourd'huy, que je ne suis plus en colere comme je l'estois il y a quelques jours) qu'encore que je sois ennemie declarée de toute Femmes qui font les sçavantes, je ne laisse pas, de trouver l'autre extremité fort condamnable : et d'estre souvent espouvantée de voir tant de Femmes de qualité avec une ignorance si grossiere, que selon moy elles deshonnorent nostre Sexe. En effet, adjousta-t'elle, la difficulté de sçavoir quelque chose avec bien-seance, ne vient pas tant à une Femme de ce qu'elle sçait, que de ce que les autres ne sçavent pas : et c'est sans doute la singularité, qui fait qu'il est tres difficile d'estre comme les autres ne sont point, sans estre exposée à estre blasmée : car à parler veritablement, je ne sçache rien de plus injurieux à nostre Sexe, que de dire qu'une Femme n'est point obligée de rien aprendre. Mais si cela est, adjousta Sapho, je voudrois donc en mesme temps qu'on luy deffendist de parler, et qu'on ne luy aprist point à escrire : car si elle doit escrire, et parler, il faut qu'on luy permette toutes les choses qui peuvent luy esclairer l'esprit ;
luy former le jugement ; et luy aprendre à bien parler, et à bien escrire. Serieusement, poursuivit elle, y a-t'il rien de plus bizarre, que de voir comment on agit pour l'ordinaire, en l'education des Femmes ? On ne veut point qu'elles soient coquettes, ny galantes ; et on leur permet pourtant d'aprendre soigneusement, tout ce qui est propre à la galanterie, sans leur permettre de sçavoir rien qui puisse fortifier leur vertu, ny occuper leur esprit. En effet toutes ces grandes reprimandes qu'on leur fait dans leur premiere jeunesse, de n'estre pas assez propres ; de ne s'habiller point d'assez bon air ; et de n'estudier pas assez les leçons que leurs Maistres à dancer et à chanter leur donnent ; ne prouvent elles pas ce que je dis ? et ce qu'il y a de rare, est qu'une Femme qui ne peut dançer avec bien-seance que cinq ou six ans de sa vie, en employe dix ou douze à aprendre continuellement, ce qu'elle ne doit faire que cinq ou six : et à cette mesme Personne qui est obligée d'avoir du jugement jusques à la mort, et de parler jusques à son dernier soûpir ; on ne luy aprend rien du tout qui puisse ny la faire parler plus agreablement, ny la faire agir avec plus de conduite : et veû la maniere dont il y a des Dames qui passent leur vie, on diroit qu'on leur a deffendu d'avoir de la raison, et du bon sens, et qu'elles ne sont au monde que pour dormir ; pour estre grasses ; pour estre belles ; pour ne rien faire ; et pour ne dire que des sottises : et je suis assurée qu'il n'y a personne dans la compagnie
qui n'en connoisse quelqu'une à qui ce que je dis convient. En mon particulier, adjousta-t'elle, l'en sçay une qui dort plus de douze heures tous les jours ; qui en employe trois ou quatre à s'habiller ; ou pour mieux dire à ne s'habiller point : car plus de la moitié de ce temps là se passe à ne rien faire, ou à deffaire ce qui avoit desja esté fait. En suite elle en employe bien encore deux ou trois à faire divers repas : et tout le reste à recevoir des Gens à qui elle ne sçait que dire ; ou à aller chez d'autres qui ne sçavent de quoy l'entretenir : jugez apres cela si la vie de cette Personne n'est pas bien employée, Il est vray, repliqua Alcé en riant, qu'il y a beaucoup de Dames qui font ce que vous dittes : pour moy, reprit Cydnon, je n'ay point de part à cette reprimande indirecte : car puis que je passe presques toute ma vie aupres de Sapho, on n'a rien à me reprocher. Ha Cydnon, reprit Amithone, que vous m'avez obligée de trouver une si agreable et si puissante raison pour rendre mon ignorance excusable ! comme j'y ay autant de droit que vous, adjousta la belle Athys, il ne me doit pas estre deffendu de m'en servir. Si je sçavois ce que vous sçavez, reprit Erinne, je ne croirois pas en avoir besoin comme j'en ay. Pour ce qui me regarde, adjousta Phylire, je n'ay rien qui me puisse deffendre : car je ne voy pas assez souvent Sapho, pour me pouvoir vanter d'employer bien une partie de mon temps : ainsi il faut que j'avou@« ingenûment, que je passe quelques-fois des
jours entiers où je nay pas un moment de loisir, sans que je puisse pourtant dire que j'aye eu nulle occupation considerable. Pour moy, dit Sapho, je suis persuadée que la raison de ce peu de temps qu'ont toutes les Femmes, à en parler en general, est sans doute que rien n'occupe davantage qu'une longue oisiveté : joint qu'elles se font presques toutes de grandes affaires de fort petites choses : et qu'une boucle de leurs cheveux mal tournée leur emporte plus de temps à la mieux tourner, que ne feroit une chose fort utile et fort agreable tout ensemble. Il ne faut pourtant pas qu'on s'imagine, adjousta-t'elle, que je veüille qu'une Femme ne soit point propre, et qu'elle ne sçache ny dancer, ny chanter : car au contraire je veux qu'elle sçache toutes les choses divertissantes : mais à dire la vérité je voudrois qu'on eust autant de soin d'orner son esprit que son corps : et qu'entre estre sçavante, ou ignorante, on prist un chemin entre ces deux extremitez, qui empeschast d'estre incommode, par une suffisance impertinente, ou par une stupidité ennuyeuse. Je vous assure, reprit Amithone, que ce chemin est bien difficile à trouver : si quelqu'un le peut enseigner, repliqua Phaon, ce ne peut estre que Sapho. En mon particulier, reprit Phylire, je luy serois fort obligée si elle me vouloit dire precisément ce qu'une Femme doit sçavoir. Il seroit sans doute assez difficile, repliqua Sapho, de donner une regle generale de ce que vous demandez : car il y a une si grande diversité
dans les esprits, qu'il ne peut y avoir de Loy universelle qui ne soit injuste. Mais ce que je pose pour fondement, est qu'encore que je voulusse que les Femmes sçeussent plus de choses qu'elles n'en sçavent pour l'ordinaire, je ne veux pourtant jamais qu'elles agissent ny qu'elles parlent en sçavantes. Je veux donc bien qu'on puisse dire d'une Personne de mon Sexe, qu'elle sçait cent choses dont elle ne se vante pas ; qu'elle a l'esprit fort esclairé ; qu'elle connoist finement les beaux Ouvrages ; qu'elle parle bien ; qu'elle escrit juste ; et qu'elle sçait le monde ; mais je ne veux pas qu'on puisse dire d'elle, c'est une Femme sçavante : car ces deux carracteres sont si differens, qu'ils ne se ressemblent point. Ce n'est pas que celle qu'on n'apellera point sçavante, ne puisse sçavoir autant et plus de choses que celle à qui on donnera ce terrible nom : mais c'est qu'elle se sçait mieux servir de son esprit, et qu'elle sçait cacher adroitement, ce que l'autre montre mal à propos. Ce que vous dittes est si bien démeslé, reprit Nicanor, qu'il est aisé de comprendre cette difference : mais à ce que je voy, dit alors Phylire, il y a donc des choses ou qu'il ne faut pas sçavoir, ou qu'il ne faut pas montrer quand on les sçait : il est constamment vray, repliqua Sapho, qu'il y a certaines Sciences que les Femmes ne doivent jamais aprendre : et qu'il y en a d'autres qu'elles peuvent sçavoir, mais qu'elles ne doivent pourtant jamais avoüer
qu'elles sçachent ; quoy qu'elles puissent souffrir qu'on le devine. Mais à quoy leur sert de sçavoir ce qu'elles n'oseroient montrer ? reprit Phylire ; il leur sert, repliqua Sapho, à entendre ce que de plus sçavans qu'elles disent, et à en parler mesme à propos, sans en parler pourtant comme les Livres en parlent : mais seulement comme si le simple sens naturel, leur faisoit comprendre les choses dont il s'agit. Joint qu'il y a mille agreables connoissances, dont il n'est pas necessaire de faire un si grand secret : en effet on peut sçavoir quelques Langues Estrangeres ; on peut avoüer qu'on a leû Homere, Hesiode, et les excellens Ouvrages de l'illustre Aristhée, sans faire trop la sçavante : on peut mesme en dire son advis d'une maniere si modeste, et si peu affirmative, que sans choquer la bien-seance de son Sexe, on ne laisse pas de faire voir qu'on a de l'esprit, de la connoissance, et du jugement. On peut, et on doit sçavoir tout ce qui peut servir à escrire juste : car selon moy, c'est une erreur insuportable à toutes les Femmes, de vouloir bien parler, et de vouloir mal escrire : et le Privilege qu'elles pretendent en avoir est si honteux à tout le Sexe en general, si elles l'entendoient bien, qu'elles en devroient rougir. Il est vray, dit Nicanor, que la plus part des Dames semblent escrire pour n'estre pas entendues, tant il y a peu de liaison en leurs paroles : et tant leur ortographe est bizarre. Cependant, adjousta Sapho en riant, ces mesmes Dames qui font si hardiment des fautes si
grossieres en escrivant, et qui perdent tout leur esprit dés qu'elles commencent d'escrire, se moqueront des journées entieres d'un pauvre Estranger qui aura dit un mot pour un autre. Il y a toutesfois bien plus de sujet de trouver estrange de voir une Femme de beaucoup d'esprit, faire mille fautes en escrivant en sa Langue naturelle, que de voir un Scythe qui ne parlera pas bien Grec. Helas, dit alors Phylire en riant, que j'ay de part à ce que vous dittes ! vous parlez pourtant si juste, repris-je, que je ne sçay comment il est possible que vous n'escriviez pas de mesme. Je veux croire, reprit Sapho, que Phylire escrit aussi bien qu'elle parle : mais apres tout, il est certain qu'il y a des Femmes qui parlent bien, qui escrivent mal : et qui escrivent mal purement par leur faute. Mais encore voudrois-je bien sçavoir d'où cela vient, dit la belle Athys ; cela vient sans doute, repliqua Sapho, de ce que la plus part des Femmes n'aiment point à lire, ou de ce qu'elles lisent sans aucune aplication : et sans faire mesme nulle reflection sur ce qu'elles ont leû : ainsi quoy qu'elles ayent leû mille et mille fois les mesmes paroles qu'elles escrivent, elles les escrivent pourtant tout de travers : et en mettant des lettres les unes pour les autres, elles font une confusion qu'on ne sçauroit desbroüiller, à moins que d'y estre fort accoustumé. Ce que vous dittes est tellement vray, reprit Erinne, que je fis hier une visite à une de mes Amies qui est revenue de la Campagne ; à qui je reportay toutes
les Lettres qu'elle m'a escrites, pendant qu'elle y estoit, afin qu'elle me les leûst : jugez donc, poursuivit Sapho, si j'ay tort de souhaiter que les Femmes aiment à lire, et qu'elles lisent avec quelque aplication. Cependant il s'en trouve qui ont naturellement beaucoup d'esprit, qui ne lisent presques jamais : et ce qu'il y a selon moy de plus estrange, c'est que ces Femmes qui ont infiniment de l'esprit, aiment mieux s'ennuyer quelques fois horriblement lors qu'elles sont seules, que de s'accoustumer à lire, et à se faire une Compagnie telle qu'elles la pourroient souhaiter, en choisissant une Lecture enjoüée, ou serieuse, selon leur humeur. Il est pourtant certain, que la lecture esclaire si fort l'esprit, et forme si bien le jugement, que la conversation toute seule ne peut le faire aussi tost, ny aussi parfaitement. En effet la conversation ne vous donne que les premieres pensées de ceux qui vous parlent : qui sont bien souvent des pensées tumultueuses, que ceux mesmes qui les ont euës condamnent un quart d'heure apres. Mais la lecture vous donne le dernier effort de l'esprit de ceux qui ont fait les Livres que vous lisez : de sorte que quand mesme on ne lit simplement que pour son plaisir, il en demeure toûjours quelque chose dans l'esprit de la Personne qui lit, qui le pare, et qui l'esclaire, et qui empesche cette Personne de tomber dans des ignorances grossieres, qui choquent terriblement tous ceux qui n'en sont pas
capables. Pour moy, dit Alcé, je connois une de ces ignorantes hardies, qui ne laissent pas de parler de tout, quoy qu'elles ne sçachent rien ; qui parlant l'autre jour à un Estranger qui estoit chez elle, et qui luy racontoit ses voyages, fit connoistre qu'elle croyoit que la Mer Caspie estoit plus grande que la Mer Egée ; que le Pont Euxin estoit au delà de la Mer Caspie ; et que la Mer Egée estoit moins grande que toutes les autres Mers. Ce que je voudrois principalement aprendre aux Femmes, reprit Sapho, seroit de ne parler point trop de ce qu'elles sçauroient bien : et de ne parler jamais de ce qu'elles ne sçavent point du tout : et à parler raisonnablement, je voudrois qu'elles ne fussent ny fort sçavantes, ny fort ignorantes, et qu'elles voulussent mesnager un peu mieux les avantages que la Nature leur a donnez. Je vroudrois, dis-je, qu'elles eussent autant de soin, comme je l'ay desja dit, de parer leur esprit, que leur personne : mais encore une fois ; dit Phylire, où trouver le temps de lire, et d'aprendre quelque chose ? Je ne demande pour cela, repliqua Sapho, que celuy que les Dames perdent à ne rien faire, ou à faire des choses inutiles, et il y en aura de reste pour en sçavoir assez, pour avoir besoin d'en cacher. De plus, il ne faut pas qu'on s'imagine que je veüille que cette Femme que j'introduis, soit une liseuse eternelle, qui ne parle jamais : au contraire je veux qu'elle ne lise que pour aprendre à bien parler :
et s'il estoit impossible de joindre la lecture, et la conversation, je conseillerois encore plustost la derniere que l'autre à une Dame. Mais comme cela n'est nullement incompatible, et qu'il y a mille agreables connoissances qu'une Femme peut avoir sans sortir de la modestie de son Sexe, pourveû qu'elle en use bien, je souhaiterois de tout mon coeur, que toutes les Femmes fussent moins paresseuses qu'elles ne le sont : et que j'eusse moy mesme profité des conseils que je donne aux autres. Ha Madame, s'escria Phaon, vous portez la modestie trop loin ! et vous devez vous contenter de ce qu'on n'ose vous dire ce que l'on pense de vous, sans vouloir dire de vous, ce que personne n'en pense ; et ce que vous n'en pensez pas vous mesme. Il est vray, adjousta Nicanor, que la belle Sapho est fort injuste pour son propre merite : elle est si equitable pour celuy des autres, reprit Athys, qu'il est fort estrange qu'elle ne le soit pas pour le sien. Ce qu'il y a d'avantageux pour elle, repliqua Cydnon, c'est qu'on luy rend la justice qu'elle se refuse : et qu'encore qu'elle se cache autant qu'elle peut, elle ne laisse pas d'estre connuë pour ce qu'elle est par toute la Grece. Vous donnez des Aisles trop foibles à la Renommée, reprit Phaon en soûriant, car je suis assuré que le nom de Sapho est celebre par toute la Terre. De grace (interrompit cette admirable Fille en rougissant) ne parlez jamais de moy en ma presence : car je ne puis souffrir qu'on me puisse soubçonner de prendre plaisir à des
loüanges si extraordinaires : puis qu'il est vray qu'à parler avec toute la sincerité de mon coeur, je suis fortement persuadée que je ne les merite pas. Si ce que vous dittes estoit vray, reprit Athys, vous seriez bien malheureuse de sçavoir tant de choses, et d'ignorer vostre propre merite. Serieusement (reprit Sapho, avec un fort agreable chagrin) si vous ne vous desacoustumez de me loüer, je pense que je ne vous verray plus : ha Madame (nous escriasmes nous tous à la fois, Phaon, Nicanor, Aicé, et moy) ne nous menacez pas d'un si grand malheur : apres cela Sapho continuant de parler avec sa modestie accoustumée, nous dit mille agreables choses : et sçeut si bien charmer toute la Compagnie, qu'elle ne se separa que le soir. Au sortir de chez Sapho, nous vismes Themistogene qui menoit Damophile : et nous sçeusmes le lendemain par un de ses Amis, qu'il la mettoit mille degrez au dessus de Sapho. De sorte que ne pouvant assez nous estonner de son extravagance, nous nous promismes tous deux de le fuir autant que Damophile. Cependant je commençay de m'apercevoir dés ce jour là, que Phaon selon toutes les apparences deviendroit amoureux de Sapho, s'il ne l'estoit desja. D'autre part, je sçeus pas ma Soeur, que Sapho l'estimoit infiniment, et qu'il luy plaisoit plus que tous les hommes qui la voyoient. Alcé qui estoit Espion du Prince Tisandre, s'aperçeut aussi bientost de l'amour naissante de Phaon, et de l'inclination de Sapho : car il en dit quelque
chose à la belle Athys, dont il estoit amoureux. Nicanor qui estoit Amant de Sapho, en eut aussi quelque leger soubçon : et Amithone, et Erinne, s'en aperçeurent comme les autres.
Tout le monde s'aperçoit des sentiments de Phaon à l'égard de Sapho. Mais celle-ci, se fondant sur une très haute conception de l'amour, est décidée à lutter contre d'éventuels sentiments. De son côté, Phaon se confie à Democede et, après lui avoir dépeint la force de sa passion, confie son dépit de ne parvenir à deviner les sentiments de Sapho. Un jour, lors d'une réunion chez cette dernière, une conversation s'engage au sujet des conversations ennuyeuses. Chacun fait part de son expérience, si bien qu'à la fin, toute conversation apparaît comme ridicule ! Cydnon s'interroge alors sur les sujets légitimes, et Sapho tranche le débat en décrétant que chaque sujet est digne d'intérêt, dans la mesure où il est conduit par le jugement et énoncé avec naturel. Bientôt la compagnie s'en va, à l'exception de Phaon qui déclare son amour à Sapho. Celle-ci feint de croire que cet amour n'est pas véritable. Elle lui donne trois mois pour y réfléchir. Phaon est satisfait, car il sent que Sapho ne le désapprouve pas complètement. De son côté, la jeune femme s'inquiète de l'emprise de ses propres sentiments.
Comme Sapho sait toujours exactement quel sentiment l'on éprouve pour elle, elle s'aperçoit bientôt de l'amour de Phaon, mais ne s'en irrite pas. Un soir, Cydnon évoque l'attitude de ce soupirant. Evoquant des vaisseaux qui paraissent à l'horizon, elle fait le voeu qu'il ne s'agisse pas de Tisandre : le malheureux serait encore plus désespéré que lors de son départ, en découvrant l'amour que Phaon porte à Sapho. Celle-ci tente de persuader son amie qu'elle n'entend pas répondre aux sentiments de Phaon. Dans l'absolu, elle rêve d'une affection pure, dans laquelle les sentiments éprouvés mutuellement demeurent sous le contrôle de la raison. Les femmes qui se laissent aimer sans aimer en retour sont, selon elle, uniquement motivées par la vanité ; seul l'amour partagé est digne. Sapho dissocie complètement l'amour et le mariage. Elle souhaite un amant qui ne devienne jamais un mari, mais qui se contente de la possession de son coeur, tout en l'aimants jusqu'à la mort. Comme elle doute qu'un tel amour soit possible, elle est résolue de combattre ses sentiments envers Phaon.
Pour Sapho elle n'attendit pas à sçavoir que Phaon estoit amoureux d'elle, qu'il le luy dist : car elle a un esprit de discernement pour ces sortes de choses, si fin, et si delicat, qu'elle connoist precisément tous les sentimens qu'on a pour elle : et elle les connoist mesme quelquesfois devant que ceux qui les ont les connoissent bien eux mesmes. Quelque ardente que soit l'amitié qu'on a pour cette charmante Personne, elle ne la prend jamais pour amour : et quelque foible que soit cette passion dans le coeur de certaines Gens qui n'en peuvent jamais avoir de force, à cause de la tiedeur de leur temperamment, elle ne la prend jamais aussi pour amitié. De sorte qu'on est assuré qu'elle sçait precisément de quelle maniere on l'aime : et il y a tant d'impossibilité de se cacher à elle, qu'il y auroit de la follie à l'entreprendre : car enfin elle sçait si bien discerner des regards d'amitié, d'avec des regards d'amour, qu'elle ne s'y trompe jamais. Au reste, elle ne connoist pas seulement de quelle nature est l'affection qu'on a pour elle : car elle connoist encore tous les sentimens que ceux qui vont chez elle ont les uns pour les autres : si bien que cette connoissance parfaite qu'elle a du coeur de tous ceux qui la voyent, fait qu'elle sçait les mesnager avec tant
d'adresse, qu'elle fait vivre les Rivaux en paix : et qu'elle augmente ou affoiblit l'affection qu'on a pour elle, presques comme bon luy semble. Cette derniere chose luy est pourtant plus difficile à faire que l'autre : car elle est si aimable, qu'il n'est pas aisé de l'aimer moins qu'on ne l'a aimée : mais tousjours fait elle en sorte qu'on ne luy dit guere souvent que ce qu'elle veut bien entendre. Sapho estant donc telle que je vous la represente, connut bien tost que Phaon estoit amoureux d'elle : mais elle le connut sans s'en irriter : et elle sentit dans son coeur une si douce agitation, qu'elle connut bien que si elle vouloit se deffendre contre Phaon, il falloit qu'elle commençast de bonne heure. Aussi prit elle la resolution de se vaincre : mais elle ne pût prendre celle de faire ce qu'elle pourroit pour empescher Phaon de continuer de l'aimer : et elle se contenta de se resoudre à ne reconnoistre jamais son affection par une semblable. Cependant comme elle vivoit dans une entiere confiance avec Cydnon, elles eurent une conversation ensemble sur ce sujet, qu'il faut que je vous redie : afin que vous connoissiez mieux l'assiette de l'ame de Sapho. Comme ma Soeur estoit donc un soir avec elle, et qu'elles estoient toutes deux appuyées sur un Balcon qui donnoit du costé de la pleine Mer, elle vit au clair de la Lune quelques Vaisseaux qui paroissoient, et qui venoient à Mytilene : si bien que prenant la parole en soûriant ; je ne voudrois pas,
luy dit elle, que ces Vaisseaux que je voy, fussent ceux du Prince Thrasibule qui nous ramenassent Tisandre : car comme ce Prince a beaucoup de merite, je dois souhaiter pour son repos, qu'il ne revienne pas en un lieu où il seroit encore plus malheureux, qu'il n'estoit quand il partit. Je ne voy pas, reprit alors Sapho, qu'il soit arrivé grand changement icy depuis son départ : car j'ay tousjours pour luy la mesme estime que j'avois : et il y a aussi tousjours dans mon coeur la mesme impossibilité de l'aimer. S'il n'y avoit que cela, repliqua Cydnon, il ne seroit qu'aussi malheureux qu'il estoit, et il ne le seroit pas davantage : cependant je sçay bien qu'il y a quelque chose de plus. Mais encore, reprit Sapho, qu'est-il arrivé qui puisse vous obliger à parler comme vous parlez ? puis que vous voulez que je vous le die, repliqua Cydnon en riant, Phaon est arrivé à Mytilene : vous estes si malicieuse, repliqua Sapho en rougissant, que je devrois n'estre jamais surprise de vos malices : toutesfois je ne m'en sçaurois deffendre : et je m'y trouve tousjours attrapée. Je vous assure, respondit Cydnon, qu'il n'y a malice aucune à ce que je viens de dire : car il est si visible que Phaon est amoureux de vous, qu'il n'est pas possible de le voir une heure sans s'en aperçevoir. En effet, quand il est au lieu où vous estes, il faudroit estre aveugle pour ne voir pas qu'il vous aime : et quand il est en lieu où vous n'estes pas, il faudroit estre sourd pour ne connoistre point par ses paroles qu'il est amoureux
de vous : car il en parle tousjours, et en parle avec tant d'empressement, qu'on ne peut douter de ses sentimens. Du moins, reprit Sapho, ne voit on pas que j'y responde avec la mesme ardeur : vous sçavez si bien regler toutes vos actions, repliqua Cydnon, qu'on ne connoist guere ce que vous pensez : mais pour moy qui vous connois mieux que les autres, je suis persuadée que vous né haïssez pas Phaon : et que si le Destin a resolu que vous aimiez quelque chose, ce sera luy que vous aimerez. A ce que je voy Cydnon, repliqua-t'elle en soûriant, vous pretendez m'avoir dérobé l'Art de connoistre les sentimens d'autruy par de simples conjectures, et de deviner l'advenir par le present : mais à mon advis vous vous tromperez en vostre prediction. Il est vray, adjousta-t'elle, que je connois bien que Phaon qui s'estoit imaginé de voir une Fille sçavante en me voyant, et de la voir telle qu'il se l'estoit figurée en voyant Damophile, a esté agreablement surpris de trouver que je ne luy ressemble pas : et si vous voulez que je vous die sincerement tout ce que je pense, je connois bien encore que s'il ne m'aime, il a du moins quelque disposition à m'aimer : mais apres tout je vous declare que je n'ay nulle intention de respondre à son amour. Car enfin, comme l'acte de bi ?-seance ne se contente pas de deffendre les amours criminelles, et qu'elle deffend mesme les plus innocentes, il faut la suivre, et ne s'exposer pas legerement à la médisance : quoy que je sois fortement
persuadée, qu'il seroit possible d'aimer fort innocemment. Je croy en effet, repliqua Cydnon, qu'il ne seroit pas impossible : mais à dire la verité, veû comme la plus part des hommes ont le coeur fait, il est un peu dangereux de s'engager avec eux : il est si dangereux, adjousta Sapho, que depuis que je suis au monde, je n'en ay pas connu deux que je puisse croire capables d'un attachement de la nature de celuy que l'imagine. Car enfin, à vous parler comme a une autre moy mesme, quoy que je trouve que la bien-seance qui veut que les Femmes n'aiment jamais rien, ait esté judicieusement establie, à cause des fâcheuses suites que l'amour peut avoir, quand elle est dans des esprits mal faits, et dans des coeurs qui n'ont que des sentimens greffiers, brutaux, et terrestres ; je ne laisse pas de dire, qu'à parler positivement, elle est injuste : et de croire en suite que sans s'esloigner des veritables sentimens d'une vertu solide, on peut faire quelque distinction entre les Gens qu'on voit, et lier une affection toute pure avec quelqu'un qu'on peut choisir. En effet, les Dieux qui n'ont jamais rien fait en vain, n'ont pas mis inutilement en nostre ame, une certaine disposition aimante, qui se trouve encore beaucoup plus forte dans les coeurs bien faits que dans les autres. Mais Cydnon, la difficulté est de regler cette affection ; de bien choisir celuy pour qui on la veut avoir ; et de la conduire si discretement, que la médisance ne la
trouble pas : mais à cela prés, il est certain que je conçoy bien qu'il n'y a rien de si doux que d'estre aimée par une Personne qu'on aime. Je condamne sans doute tous les déreglemens de l'amour, mais je ne condamne pourtant pas la passion qui les cause : joint qu'à parler veritablement, ils viennent plustost du temperamment de ceux qui sont amoureux, que de l'amour mesme : et il faut enfin avoüer que qui ne connoist point ce je ne sçay quoy qui redouble tous les plaisirs, et qui sçait mesme l'Art de donner quelque douceur à l'inquietude, ne connoist pas jusques où peut aller la joye. Car pour ces Dames qui trouvent du plaisir à estre aimées sans aimer ; elles n'ont point d'autre satisfaction que celle que la vanité leur donne : mais je comprens bien qu'il y a mille douceurs toutes pures, et toutes innocentes, dans une affection mutuelle. En effet, cét agreable eschange de pensées, et de pensées secrettes, qui se font entre deux Personnes qui s'aiment, est un plaisir inconcevable : et pour juger de l'amour par l'amitié, je vous assure ma chere Cydnon, que j'ay presentement plus de joye à vous dire sans desguisement ce que je pense, que je n'en ay lors que nous sommes ensemble aux Festes les plus magnifiques. Mais pour avoir ce plaisir là tout entier, repliqua Cydnon en riant, dittes moy donc, je vous en conjure, vos plus secrettes pensées : et avoüez moy sincerement, que si vous croiyez trouver en Phaon tout ce que vous
pourriez desirer pour lier une affection aveque luy de la nature que vous l'imaginez, vous auriez quelque peine à vous en deffendre : et pour porter la confiance aussi loin qu'elle peut aller, dittes moy bien precisément la nature de cette affection, et de quelle maniere vous la conçevez. Ha Cydnon, luy dit elle, vous m'engagez à bien des choses : neantmoins comme je ne vous puis jamais rien refuser, je veux bien vous dire les deux que vous me demandez. Mais pour commencer par la derniere, je vous diray que je ne suis nullement dans le sentiment de ceux qui parlent de l'amour, comme d'une chose qui ne peut estre innocente, si l'on n'a le dessein de s'espouser : car pour moy je vous avoüe, que dans la delicatesse que j'ay dans l'esprit, et dans l'imagination, et dans l'idée que j'ay conçeuë de cette passion, je ne trouve pas cette sorte d'amour assez pure, ny assez noble : et si je surprenois dans mon coeur, un simple desir d'espouser quelqu'un, j'en rougirois comme d'un crime ; je me le reprocherois comme une chose indigne de moy ; et j'en aurois plus de confusion, que les autres Femmes n'ont accoustumé d'en avoir d'une galanterie criminelle, Vous voulez donc, repliqua Cydnon, qu'on vous aime sans esperance ? je veux bien qu'on espere d'estre aimé, repliqua-t'elle, mais je ne veux pas qu'on espere rien davantage : car enfin, c'est selon moy la plus grande folie du monde, de s'engager à aimer quelqu'un, si ce n'est dans la pensée de l'aimer jusques à la mort.
Or est il que hors d'aimer de la maniere que je l'entens, c'est s'exposer à passer bientost de l'amour à l'indifference, et de l'indifference à la haine et au mespris. Mais encore, reprit Cydnon, dittes moy un peu plus precisément comment vous entendez qu'on vous aime, et comment vous entendez aimer ? l'entens, dit elle, qu'on m'aime ardemment ; qu'on n'aime que moy ; et qu'on m'aime aveque respect. Je veux mesme que cette amour soit une amour tendre, et sensible, qui se face de grands plaisirs de fort petites choses ; qui ait la solidité de l'amitié ; et qui soit fondée sur l'estime et sur l'inclination. Je veux de plus, que cét Amant soit fidelle et sincere : je veux encore qu'il n'ait ny Confident, ny Confidente de sa passion : et qu'il renferme si bien dans son coeur, tous les sentimens de son amour, que je puisse me vanter d'estre seule à les sçavoir. Je veux aussi qu'il me dise tous ses secrets ; qu'il partage toutes mes douleurs ; que ma conversation et ma veuë facent toute sa felicité ; que mon absence l'afflige sensiblement ; qu'il ne me dise jamais rien qui puisse me rendre son amour suspecte de foiblesse ; et qu'il me dise tousjours tout ce qu'il faut pour me persuader qu'elle est ardente, et qu'elle sera durable. Enfin, ma chere Cydnon, je veux un Amant, sans vouloir un Mary : et je veux un Amant, qui se contentant de la possession de mon coeur, m'aime jusques à la mort : car si je n'en trouve un de cette sorte, je n'en veux point. Mais apres m'avoir dit comment vous
voulez estre aimée, repliqua Cydnon, il faut me dire encore comment vous voulez aimer. En vous disant l'un, repliqua Sapho, je vous ay dit l'autre : car en matiere d'amour innocente, à parler sincerement, il ne doit y avoir autre difference dans les sentimens du coeur, que ceux que l'usage a estably : qui veut que l'Amant soit plus complaisant, plus soigneux, et plus soûmis : car pour la tendresse ; et la confiance, elles doivent sans doute estre égalles : et s'il y a quelque difference à faire, c'est que l'Amant doit tousjours tesmoigner toute son amour, et que l'Amante doit se contenter de luy permettre de deviner toute la sienne. Si Phaon est jamais assez heureux, repliqua Cydnon, pour vous en donner, et pour faire que vous luy permettiez de la deviner, il sera sans doute le plus digne d'envie d'entre les hommes. Je craindrois fort, repliqua Sapho, s'il estoit digne d'envie, que je ne fusse digne de pitié : car de la maniere dont j'ay le coeur, si j'aimois, j'aimerois si tendrement, et si fortement, qu'il seroit difficile qu'on me rendist l'amour avec usure. Cependant je suis persuadée, que pour estre heureuse en aimant, il faut croire qu'on est pour le moins autant aimée qu'on aime : car autrement on a de la honte de sa propre foiblesse, et du despit de la tiedeur d'autruy. C'est pourquoy Cydnon, bien que je sois persuadée qu'on peut aimer innocemment, et que je le sois aussi que Phaon est aimable, et qu'il a quelque disposition à m'aimer ; je ne laisse pas d'estre resoluë de
faire ce que je pourray pour ne l'aimer point.
De son côté, Phaon se confie à Democede. Un jour, alors qu'il est plongé dans une rêverie devant la mer, Democede le taquine en supposant qu'il songe à la « belle stupide » de Sicile. Phaon est honteux des sentiments qu'il a cru éprouver pour elle, en comparaison de la passion qu'il ressent désormais pour Sapho. Il essaie en vain de deviner les sentiments de cette dernière et ne sait comment déclarer les siens. Il passe son temps à imaginer que Sapho l'aime. Soudain, Phaon et Democede s'aperçoivent que la lune s'est éclipsée. En se rendant chez Sapho, ils croisent Themistogene qui amène des astrologues chez Damophile pour analyser ce phénomène. Cette anecdote sert ensuite de divertissement à la compagnie de Sapho.
Mais Madame, pendant que Sapho disoit toutes ces choses à ma Soeur, Phaon, m'en disoit d'autres, qui estoient aussi particulieres : car enfin comme nous estions alors inseparables, nous nous promenions ce soir là sur une Terrasse, au bout de laquelle il y avoit une Balustrade qui donnoit sur la Mer, du costé par où l'on pouvoit aller en Sicile. De sorte qu'apres nous estre promenez quelque temps, il s'y appuya : et se luit à resver si profondément, que je connus bien qu'il ne se souvenoit plus que je fusse là. Comme j'avois desja remarqué beaucoup de choses qui m'avoient fait connoistre qu'il estoit amoureux de Sapho, quoy que je ne luy en eusse rien dit, je connus bien qu'il pensoit plus à elle qu'à moy : mais pour luy en faire la guerre malicieusement ; je m'imagine (luy dis-je en m'apuyant aussi bien que luy sur cette Balustrade, sur quoy il estoit appuyé) qu'en regardant la Mer du costé par où l'on peut aller en Sicile, vous songez à cette belle stupide que vous y avez aimée. Ha cruel Amy, me dit-il, ne raillez point de mon malheur ! et contentez vous de l'avoir causé, sans insulter sur un miserable, qui a bien changé de sentimens. Quoy, luy dis-je, vous ne croyez plus qu'il vaille mieux aimer une belle stupide, qu'une belle qui ne l'est pas ? non Democede, me dit-il, je ne le crois plus du tout : et je suis si espouventé d'avoir esté capable d'aimer une Femme sans esprit, que je suis persuadé que je n'en avois point moy mesme ; et que ce que j'en ay ne
m'est venu que depuis que je suis party de Sicile. Mais mon cher Amy, adjousta-t'il, avant que je vous descouvre tout le secret de mon coeur, dittes moy precisément de quelle nature est l'affection que vous avez pour Sapho ? car si vous estes mon Rival, vous ne pouvez pas estre mon Confident. Je suis sans doute Admirateur de Sapho, repliquay-je, mais je n'ay jamais osé estre son Amant. Je suis donc bien plus hardy que vous, reprit-il, car j'ay une passion si forte pour cette admirable Personne, que je croy que j'en perdray la raison. Quand je vous y voulois mener, repris-je en soûriant, vous ne croiyez pas pouvoir devenir amoureux d'une Fille sçavante : ha Democede, me dit-il, je pensois qu'elle ne sçeust, que ce qu'elle ne devoit point sçavoir ; et qu'elle ne sçavoit pas l'art de charmer les coeurs. Mais helas, que j'estois abusé, et que vous aviez un jour raison de me dire que pour estre heureux en amour, il falloit avoir esté miserable ! car il est vray qu'en l'estat où je suis, je sens de plus grands plaisirs lors que je rencontre seulement les yeux de Sapho, que je n'en avois à estre aimé de ma belle stupide. Je ne trouvois veritablement nulle difficulté à obtenir son estime : mais elle me donnoit bien souvent son admiration si mal à propos, que je m'estonne aujourd'huy pourquoy je ne la mesprisois pas. Elle me regardoit sans doute favorablement : et elle me regardoit avec de fort beaux yeux : mais ils disoient si peu de chose, et ils entendoient si mal les miens, que je ne sçay comment je les pouvois
trouver beaux. Enfin Democede, je suis bien esloigné d'aimer encore la belle stupide, puis que j'aime la belle Sapho : mais helas, la difficulté est de luy dire que je l'aime, et que j'en veux estre aimé. Comme vous avez tout ce qu'il faut pour meriter son estime, repris-je, qui vous a dit que vous ne pourrez pas aquerir son affection ? il y a plus de huit jours, me dit-il, que je consulte ses yeux, pour tascher de deviner quel doit estre mon Destin : et si je suis assez bien avec elle pour luy descouvrir mon amour. Mais à dire la verité, je ne sçay ce que j'en dois croire : il y a des instans ou il me semble que ses yeux me disent je ne sçay quoy qui ne m'est pas desavantageux : il y en a d'autres où je pense au contraire, qu'ils ne me disent rien de bon : ainsi je suis un moment à croire qu'elle connoist mon amour, et j'en suis apres vingt autres à penser qu'elle ne la veut pas connoistre : ou qu'elle ne la connoist mesme point du tout. Mais malgré ce que je dis, il n'y a pas un de ses regards qui n'augmente ma passion : et je n'ay encore jamais pû rencontrer ses yeux, sans sentir une esmotion extraordinaire dans mon coeur : qui en le troublant ne laisse pas d'y inspirer je ne sçay quoy de doux et d'agreable, que je ne puis exprimer. Aussi ne fais-je autre chose que la regarder quand je suis aupres d'elle : et que me souvenir ; quand je n'y suis plus, que j'en ay esté regardé. Ne vous estonnez donc pas mon cher Democede, de ma resverie : car je resve mesme en parlant, si ce n'est quand je parle à Sapho : et
j'ay l'ame si occupée de cette admirable Fille, que je ne pense qu'à elle. En effet je ne fais autre chose que m'imaginer le plaisir qu'il y auroit d'estre aimé d'une Personne comme celle-là : et de pouvoir se vanter d'avoir mis quelque foiblesse dans un aussi Grand esprit que celuy de la merveilleuse Sapho : et d'avoir inspiré de l'amour à un coeur aussi tendre que le sien. J'imagine mesme tout ce que nous nous dirions, si nous nous aimions : je fais de longues conversations avec elle, quoy que je sois seul aveque moy : j'ay mesme l'audace de penser qu'elle feroit des Vers où ma passion seroit dépeinte : et je me forme enfin mille plaisirs dont je ne jouïray peut-estre jamais, et qui ne laissent pas de faire naistre en foule dans mon coeur cent mille desirs differens, qui l'agitent, et qui l'inquiettent estrangement. Car enfin je trouve sans doute la belle Sapho, civile, douce, et obligeante pour moy : mais apres tout, elle me fait encore secret de toutes choses : et je n'ay jamais pû l'obliger à me montrer rien de tout ce qu'elle a escrit. Cette admirable Fille est si modeste, repris-je, que vous ne devez pas vous estonner de ce qu'elle vous refuse : car il n'y a pas encore assez longtemps que vous la voyez, pour avoir un privilege si particulier. Mais en fin, luy dis-je, vous avez du moins cet avantage, que jusques à cette heure, elle n'a point esté soubçonnée de rien aimer, quoy qu'on connoisse bien qu'elle ait l'ame passionnée. Apres cela Madame, nous nous retirasmes, sans avoir pris garde que durant
que nous parlions, la Lune s'estoit éclipsée : mais en nous retirant, nous trouvasmes Themistogene avec cinq ou six sçavans en Astrologie, qu'il alloit mener chez Damophile : afin de raisonner en sa presence sur l'Eclipse qu'on voyoit ; et en effet nous sçeusmes qu'ils avoient presques passé toute la nuit chez elle à parler de l'interposition de la Terre, entre la Lune et le Soleil : et de beaucoup d'autres choses de semblable nature : si bien que toute la belle et galante Troupe qui avoit accoustumé de se trouver chez Sapho, s'y trouvant suivant sa coustume, on s'y divertit de cette avanture. Car comme Cynegire chez qui demeuroit Sapho, connoissoit alors admirablement sa sagesse, elle voyoit le monde dans sa Chambre quand Cynegire n'estoit pas en estat d'en voir : de sorte qu'Amithone, Erinne, Athys, Cydnon, Nicanor, Phaon, Alcé, et moy, estant aupres de Sapho, nous dismes cent agreables follies des conversations qu'on faisoit chez Damophile. Car encore que Sapho n'aime point qu'on raille en sa presence, elle n'avoit garde de s'opposer à cette espece de raillerie : au contraire elle railloit de Damophile la premiere : afin de faire mieux connoistre combien elle estoit esloignée de sa maniere d'agir. Si bien que faisant une plaisante Peinture d'une conversation sçavante, et embroüillée, elle en divertit extrémement la Compagnie : mais encore, dit alors Cydnon, tire-t'on cét avantage de la sotte conversation de Damophile, qu'elle sert à rendre la nostre
plus divertissante, par l'agreable Peinture que Sapho en vient de faire.
Une conversation s'engage sur les conversations ennuyeuses. Chacun fournit des exemples. La veille Erinne a passé l'après-midi dans sa famille, où les femmes n'ont cessé de s'entretenir de questions domestiques ou ayant trait à leur progéniture. Nicanor était en compagnie de personnes du sexe qui ne parlaient que de leur habillement. Athys se trouvait avec des dames uniquement occupées de complots de galanterie. Cydnon était avec un homme et une femme qui ne s'intéressaient qu'aux généalogies des grandes maisons de Mytilene. Alcé subissait la conversation d'un armateur, qui lui a détaillé des heures durant ses soucis économiques. Amithone a souffert d'une conversation sérieuse, qui excluait tout enjouement. Phaon évoque une conversation à Syracuse où les intervenants se forçaient à rire à chaque propos. Pour Sapho, la pire des conversations est celle d'une femme qui passe son temps à énumérer des tragédies arrivées aux autres. Erinne évoque un type de conversation où l'on passe en revue toutes les petites querelles de quartier. Nicanor renchérit en exposant une situation dans laquelle les intervenants cachent tous des secrets et murmurent au lieu de converser. Alcé déplore les conversations qui prennent nécessairement pour sujet de grandes questions de politique ou de guerre. Mais Cydnon, embarrassée, récapitule tous les exemples qui ont été évoqués, et interroge la compagnie afin de savoir quel sujet de conversation est légitime. Sapho répond que tous les sujets sont dignes d'intérêt, à condition d'être soumis à un bon jugement. Quand Amithone vient à souhaiter des règles de conversation, la maîtresse des lieux énonce quelques principes afin que les conversations soient toujours et avant tout naturelles. Il importe également de n'aborder que des sujets que l'on connaît, et de se taire dans les autres cas. Phaon donne la conversation de Sapho pour modèle. L'approbation et générale : tout le monde couvre la jeune fille d'éloges .
Je voudrois bien, repliqua Phaon, qu'elle voulust nous peindre aussi toutes les autres sortes de conversations bizarres, dont on trouve par le monde. Il est vray, adjousta Athys, qu'il y en a qui seroient plaisantes si elle se vouloit donner la peine d'en remarquer l'impertinence. Vous me donneriez trop d'employ, repliqua Sapho : et il seroit bien plus court, et bien plus agreable, que chacun se pleignist de celles dont il a esté ennuyé. Pour moy, dit Erinne, je suis toute preste d'accepter ce party là : car il est vray que je fis hier une visite de Famille dont je fus si accablée, que j'en pensay mourir d'ennuy. En effet, imaginez vous que je me trouvay au milieu de dix ou douze Femmes, qui ne parlerent jamais d'autre chose, que de tous leurs petits soins domestiques ; que des deffauts de leurs Esclaves ; que des bonnes qualitez, ou des vices de leurs Enfans : et il y eut une Femme entr'autres, qui employa plus d'une heure, à raconter silabe, pour silabe, les premiers begayemens d'un Fils qu'elle a qui n'a que trois ans : jugez apres cela si je ne passay pas mon temps d'une pitoyable maniere. Je vous assure, repliqua Nicanor, que je ne le passay guere mieux que vous : car je me trouvay engagé malgré moy, avec une Troupe de Femmes que vous pouvez aisément deviner : qui n'employerent le jour tout entier qu'à se dire du bien, ou du mal de leurs habillemens : et qu'à mentir continuellement sur le prix qu'ils leur avoient
cousté : car les unes par vanité disoient beaucoup plus qu'il ne falloit, a ce que me dit la moins folle de toutes : et les autres pour faire les habiles, disoient beaucoup moins : si bien que je passay tout le jour à n'entendre que des choses si basses, et de si peu d'esprit, que j'en suis encore un peu chagrin. En mon particulier, reprit la belle Athys, je me suis trouvée depuis quinze jours avec des Dames, qui quoy qu'elles ayent de l'esprit, m'importunerent estrangement : car enfin à dire les choses comme elles sont, ce sont de ces Femmes galantes de profession, qui ont du moins chacune une affaire : et une affaire qui les occupe tellement, qu'elles ne pensent à autre chose qu'à s'entre-oster leurs Galans par toutes sortes de voyes : si bien que quand on n'est point de leurs intrigues, et qu'on se trouve engagé avec elles, on s'y trouve fort embarrassé, et on les embarrasse fort. En effet tant que je fus avec celles dont je parle, je les entendis tousjours parler, sans entendre ce qu'elles disoient ; car il y en avoit une à ma droite, qui disoit à une autre qui la touchoit, qu'elle sçavoit de bonne part, qu'un tel avoit rompu avec celle-là : et que celle-cy, avoit renoüé avec un tel : et il y en avoit une autre à ma gauche, qui parlant avec esmotion, à une Dame qui estoit aupres d'elle, luy disoit les plus folles choses du monde. Car enfin, luy disoit elle avec chagrin, il ne faut pas que celle que vous sçavez, se vante de m'avoir osté un Galant : puis qu'elle n'a celuy qu'elle oroit m'avoir arraché,
que parce que je l'ay chassé : mais si la fantaisie m'en prend, je le rapelleray : et je feray si bien qu'elle n'en aura de sa vie. En un autre endroit, j'entendis qu'il y en avoit qui racontoient une Collation qu'on leur avoit donnée : affectant de dire avec autant d'empressement, qu'elle estoit mauvaise, que si elles eussent creû diminuer la beauté de la Dame à qui on l'avoit donnée, en disant que son Amant n'estoit pas assez magnifique. Enfin je vous avouë que de ma vie je n'eus tant d'impatience que j'en eus ce jour là. Pour moy, repliqua Cydnon, si j'avois esté à vostre place, j'aurois trouvé l'invention de me divertir aux despens de celles qui m'auroient ennuyée : mais je ne trouvay point celle de ne m'ennuyer pas il y a trois jours, avec un homme et une Femme qui ne font jamais leurs conversations que de deux sortes de choses : c'est a dire des Genealogies entieres des Maisons de Mytilene, et de tous les Biens des Familles. Car enfin, si ce n'est en certaines occasions particulieres, quel divertissement y a-t'il, d'ouïr dire durant tout un jour, Xenocrate estoit Fils de Tryphon : Clideme estoit sorty de Xenophane : Xenophane estoit issu de Tyrtée : et ainsi da reste ? et quel divertissement y a t'il encore, d'ouïr dire qu'une telle Maison, où vous n'avez nul interest ; ou vous ne fustes jamais ; et ou vous n'irez de vostre vie ; fut bastie par celuy-cy ; achetée par celuy-là ; eschangée par un autre ; et qu'elle est presentement possedée par un homme que vous ne connoissez pas ?
Cela n'est sans doute pas trop agreable, repliqua Alcé, mais cela n'est pas encore si incommode, que de trouver de ces Gens qui ont quelque fâcheuse affaire, et qui ne peuvent parler d autre chose : car en mon particulier, je trouvay il y a quelque temps un Capitaine de Mer, qui pretend que Pittacus doive le recompenser d'un Vaisseau qu'il a perdu, qui me tint trois heures, non seulement à me raconter les raisons qu'il pretendoit avoir d'estre recompensé ; mais encore ce qu'on luy pouvoit respondre, et ce qu'il pouvoit repliquer : et pour me faire mieux comprendre la perte qu'on luy vouloit causer, il se mit à me dire en détail, ce que luy avoit couté son Navire. Pour cét effet, il me dit les noms de ceux qui l'avoient basty : et il me nomma enfin toutes les parties de son Vaisseau, les unes apres les autres, sans qu'il en fust besoin, pour me faire entendre qu'il estoit des meilleurs, et des plus chers, et qu'on luy vouloit faire une grande injustice. Il est vray, dit Amithone, que c'est une grande persecution, que de trouver de ces sortes de Gens : mais à vous dire la verité, ces conversations graves et serieuses, où nul enjoüement n'est permis, ont quelque chose de si accablant, que je ne m'y trouve jamais que le mal de teste ne m'en prenne : car on y parle tousjours sur un mesme ton ; on n'y rit jamais ; et on y est aussi concerté qu'aux Temples. Ces conversations sont sans doute incommodes, reprit Phaon, mais il en est d'une espece opposée qui m'importune
encore estrangement. En effet je me trouvay un jour à Siracuse, avec cinq ou six Femmes, et deux ou trois hommes, qui se sont mis dans la teste, que pour faire que la conversation soit agreable il faut rire eternellement : de sorte que tant que ces Personnes sont ensemble, elles ne font que rire de tout ce qu'elles se disent les unes aux autres, quoy qu'il ne soit pas trop plaisant : et elles menent un si grand bruit, que bien souvent elles n'entendent plus ce qu'elles disent : et elles rient alors seulement, parce que les autres rient, sans en sçavoir la raison. Cependant elles le sont d'aussi bon coeur, que si elles en sçavoient le sujet : mais ce qu'il y a d'estrange, c'est qu'effectivement leur rire est quelquefois si contagieux, qu'on ne sçauroit s'empescher de prendre leur maladie : et je me suis trouvé un jour avec de ces rieuses eternelles, qui m'inspirerent si fort leur rire, que je ris presques jusques aux larmes, sans que je sçeusse pourquoy je riois : mais à dire la verité, j'en eus tant de honte un quart d'heure apres, que je passay en un moment de la joye au chagrin. Quoy qu'il y ait bien de la folie à rire sans sujet, reprit Sapho, encore ne serois-je pas si embarrassée de me trouver avec ces sortes de Gens, que de me rencontrer avec ces Personnes dont toute la conversation n'est que de longs recits pitoyables, et funestes, qui ennuyent terriblement : car enfin je connois une Femme qui sçait toutes les avantures tragiques qui sont jamais arrivées : et qui passe les journées entieres à
desplorer les malheurs de la vie : et à raconter des choses lamentables, avec une voix triste, et langoureuse, comme si elle estoit payée pour pleindre tous les malheurs du Monde. Je sçay encore une Maison où la conversation est bien importune, reprit Erinne, car on n'y raconte jamais que de petites nouvelles de Quartier, dont les Gens de la Cour que le hazard y pousse n'ont que faire, et où ils n'entendent rien. En mon particulier je sçay bien que j'y entendis un jour nommer vingt Personnes, que je ne connoissois pas : que j'y entendis raconter cent petits intrigues obscurs, dont je ne me souciois point du tout, et dont le bruit ne s'estendoit pas plus loin que la Ruë où ils estoient arrivez : et qui de plus estoient si peu divertissans par eux mesmes, que je m'ennuay fort. C'est encore un assez grand suplice, reprit Nicanor, de se trouver dans une grande Compagnie, où chacun a un secret : principalement quand on n'en a pas : et que l'on n'a rien à faire qu'à escouter ce petit murmure que font ceux qui s'entretiennent en parlant tout bas. Encore si c'estoient de veritables secrets, repliqua Sapho, j'aurois patience : mais il arrive bien souvent que ce qu'on dit avec tant de mistere, ne sont que des bagatelles. Je sçay encore d'autres Gens, adjousta Alcé, qui selon moy ont quelque chose de fâcheux, quoy qu'ils ayent aussi quelque chose d'agreable : car enfin ils ont tellement la fantaisie des grandes nouvelles dans la teste, qu'ils ne parlent jamais s'il ne se donne des Batailles ;
tailles ; s'il n'y a quelque Siege de Ville considerable ; ou s'il n'y a quelque grande revolution dans le Monde : et l'on diroit à les entendre, que les Dieux ne changent la face de l'Univers, que pour fournir à leur conversation : car excepté de ces grandes, et importantes choses, ils ne parlent point, et n'en peuvent souffrir de nulle autre sorte : si bien qu'a moins que de sçavoir raisonner à fonds de Politique, et de sçavoir l'Histoire fort exactement, on ne peut parler avec eux de quoy que ce soit. Il est vray, repris-je, que ce que vous dittes n'est pas tousjours agreable : mais ces autres Gens qui sans se soucier des affaires generales du Monde, ne veulent sçavoir que les nouvelles particulieres, ont encore quelque chose d'incommode : car vous les voyez tousjours aussi occupez que s'ils avoient mille affaires, quoy qu'ils n'en ayent point d'autre nature, que celle de sçavoir toutes celles des autres, pour les aller redire de Maison en Maison, comme des Espions publics qui ne sont pas plus à celuy-cy, qu'à celuy-là : car ils disent à celuy-là les nouvelles de celuy-cy, selon que l'occasion s'en presente, sans qu'ils en tirent aucun avantage : ainsi ils ne veulent pas mesme sçavoir les choses pour les sçavoir, mais seulement pour les redire. Pour moy, dit Cydnon, je suis bien embarrassée de vous entendre tous parler comme vous faites : car enfin s'il n'est pas bien de parler tousjours de science comme Damophile ; s'il est ennuyeux de s'entretenir de tous les petits soins d'une Famille ;
s'il n'est pas à propos de parler souvent d'habillemens ; s'il est peu judicieux de ne s'entretenir que d'intrigues de galanterie ; s'il est peu divertissant de ne parler que de Genealogies ; s'il est trop bas de s'entretenir de Terres, venduës, ou eschangées ; s'il est mesme deffendu de parler trop de ses propres affaires ; si la trop grande gravité n'est pas divertissante en conversation ; s'il y a de la follie à rire trop souvent, à rire sans sujet ; si les recits des choses funestes, et extraordinaires, ne plaisent pas ; si les petites nouvelles de Quartier ennuyent ceux qui n'en sont point ; si ces conversations de petites choses qu'on ne dit qu'à l'oreille sont importunes ; si ces Gens qui ne s entretiennent que de grandes nouvelles ont tort ; et si ces chercheurs eternels de nouvelles de Cabinet n'ont pas raison ; de quoy faut il donc parler ? et de quoy faut-il que la conversation soit formée pour estre belle, et raisonnable ? Il faut qu'elle le soit de tout ce que nous avons repris (repliqua agreablement Sapho en soûriant) mais il faut qu'elle soit conduite par le jugement : car enfin, quoy que tous les Gens dont nous avons parlé soient incommodes, je soutiens pourtant hardiment, qu'on ne peut parler que de ce qu'ils parlent : et qu'on en peut parler agreablement, quoy qu'ils n'en parlent pas ainsi. Je comprens bien que ce que la belle Sapho dit est vray, repliqua Phaon, bien qu'il ne le semble pas d'abord : car je suis tellement persuadé, que toutes sortes de choses peuvent tomber
à propos en conversation, que je n'en excepte aucune. En effet, adjousta Sapho, il ne faut nullement s'imaginer qu'il y ait des choses qui n'y peuvent jamais entrer : car il est vray qu'il y a certaines rencontres, où il est tres à propos d'en dire qui seroient ridicules en toute autre occasion. Pour moy, dit Amithone, j'avouë que je voudrois bien qu'il y eust des regles pour la conversation, comme il y en a pour beaucoup d'autres choses. La regle principale, reprit Sapho ; est de ne dire jamais rien qui choque le jugement : mais encore, adjousta Nicanor, voudrois-je bien sçavoir comment vous conçevez que doit estre la conversation. Je conçoy, reprit elle, qu'à en parler en general, elle doit estre plus souvent de choses ordinaires, et galantes, que de grandes choses : mais je conçoy pourtant qu'il n'est rien qui n'y puisse entrer : qu'elle doit estre libre, et diversifiée selon les temps, les lieux, et les Personnes avec qui l'on est : et que le grand secret est de parler tousjours noblement des choses basses ; assez simplement des choses eslevées ; et fort galamment des choses galantes, sans empressement et sans affectation. Ainsi quoy que la conversation doive tousjours estre esgallement naturelle et raisonnable, je ne laisse pas de dire qu'il y a des occasions, où les Sciences mesme peuvent y entrer de bonne grace : et où les follies agreables peuvent aussi trouver leur place, pourveû qu'elles soient adroites et galantes : de sorte qu'à parler raisonnablement, on peut assurer
sans mensonge, qu'il n'est rien qu'on ne puisse dire en conversation, pourveû qu'on ait de l'esprit et du jugement : et qu'on considere bien où l'on est ; à qui l'on parle ; et qui l'on est soy mesme. Cependant quoy que le jugement soit absolument necessaire pour ne dire jamais rien de mal à propos, il faut pourtant que la conversation paroisse si libre, qu'il semble qu'on ne rejette aucune de ses pensées, et qu'on die tout ce qui vient à la fantaisie, sans avoir nul dessein affecté de parler plustost d'une chose que d'une autre : car il n'y a rien de plus ridicule, que ces Gens qui ont certains sujets, où ils disent des merveilles, et qui hors de là ne disent que des sotises. Ainsi je veux qu'on ne sçache jamais ce que l'on doit dire ; et qu'on sçache pourtant tousjours bien ce que l'on dit : car si on agit de cette sorte, les femmes ne feront point les sçavantes mal à propos, ny les ignorantes avec excés ; et chacun ne dira que ce qu'il devra dire, pour rendre la conversation agreable. Mais ce qu'il y a de plus necessaire pour la rendre douce et divertissante, c'est qu'il faut qu'il y ait un certain esprit de politesse, qui en bannisse absolument toutes les railleries aigres, aussi bien que toutes celles qui peuvent tant soit peu offencer la pudeur : et je veux enfin qu'on sçache si bien l'art de destourner les choses, qu'on puisse dire une galanterie à la plus severe femme du monde ; qu'on puisse conter agreablement une bagatelle, à des Gens graves, et serieux ; qu'on puisse parler à propos de science, à
des ignorans, si l'on y est forcé, et qu'on puisse enfin changer son esprit selon les choses dont l'on parle, et selon les Gens qu'on entretient : mais outre tout ce que je viens de dire, je veux encore qu'il y ait un certain esprit de joye qui y regne, qui sans tenir rien de la follie de ces rieuses eternelles, qui menent un si grand bruit pour si peu de chose, inspire pourtant dans le coeur de tous ceux de la Compagnie, une disposition à se divertir de tout, et à ne s'ennuyer de rien : et je veux qu'on dise de grandes et de petites choses, pourveû qu'on les dise tousjours bien : et que sans y avoir nulle contrainte, on ne parle pourtant jamais que de ce qu'on doit parler. Enfin, adjousta Phaon, sans vous donner la peine de parler davantage de la conversation, pour en donner des Loix, il ne faut qu'admirer la vostre, et qu'agir comme vous agissez, pour meriter l'admiration de toute la Terre : car je vous assure que je ne seray repris de personne, quand je diray qu'on ne vous a jamais rien entendu dire que d'agreable, de galant, et de judicieux : et que qui que ce soit n'a sçeu si bien que vous, l'art de plaire, de charmer, et de divertir. Je voudrois bien, repliqua-t'elle en rougissant, que tout ce que vous dittes fust vray, et que je pusse vous croire plustost que moy : mais pour vous montrer que je ne le pins, et que je connois que j'ay souvent tort, je declare ingenûment, que je sens bien que je viens d'en trop dire : et qu'au lieu de dire tout ce que je conçoy de la conversation, il falloit me
contenter de dire de toute la Compagnie, ce que vous venez de dire de moy. Apres cela tout le monde s'opposant chacun à son tour à la modestie de Sapho, nous luy donnasmes tant de loüanges, que nous pensasmes la mettre en colere : et nous fismes en suite une conversation si galante, et si enjoüée, qu'elle dura presques jusques au soir, que cette belle Troupe se separa. Il est vray que Phaon qui estoit encore devenu plus amoureux ce jour là, qu'il ne l'estoit auparavant, demeura le dernier chez Sapho, pour l'entretenir encore une demie heure : et il se trouva si pressé de sa passion, qu'il se resolut de ne la quitter point qu'il ne luy en eust donné quelques marques.
Après le départ de la compagnie, Phaon demande à s'entretenir avec Sapho et lui avoue son amour. Refusant de le croire, elle prétend qu'il ignore ses véritables sentiments et lui donne trois mois pour les analyser. Phaon se retire satisfait, car il sent que sa passion ne déplaît pas à Sapho. Cette dernière, en revanche, est inquiète, troublée qu'elle est par l'inclination qu'elle ressent.
De sorte qu'apres que nous fusmes, tous sortis, il luy demanda pardon de l'importuner si long temps : mais en fin Madame, luy dit-il, quand je ne vous voy qu'en compagnie, je ne vous voy point assez. J'ay sans doute ma part à toutes les belles choses que vous dittes, adjousta-t'il, et je les entens, et les admire avec plus de plaisir que qui que ce soit : mais apres tout, je sens encore plus de joye lors que je suis seul à vous escouter : et trois ou quatre paroles qui ne seront entendues que de moy, me donneront plus de satisfaction et plus de transport, si vous me les voulez dire, que toutes les belles choses que vous avez dittes aujourd'huy ne m'en ont donné, quoy que j'en aye esté charmé. Si vous estiez amoureux de moy, repliqua t'elle en soûriant, ce que vous venez de
dire seroit obligeamment pensé, et fort galamment dit : mais comme je n'ay que des Amis, et que je ne veux point avoir d'Amans, il faut que je vous reproche de n'avoir pas bien profité de ce que j'ay eu l'audace de dire aujourd'huy touchant la conversation ; puis qu'enfin vous placez mal à propos, une chose qui seroit fort jolie si elle estoit ditte à quelque personne que vous aimassiez : et qui ne l'est point du tout, puis que vous ne la dites qu'à une Amie. Mais Madame, adjousta-t'il, m'assurez vous que ce que je viens de vous dire, seroit effectivement joly, s'il estoit dit à une Personne dont je serois amoureux ? Comme vous sçavez que je suis sincere, repliqua-t'elle, vous devez croire ce que je vous en ay dit : croyez donc, Madame, repliqua-t'il en la regardant, que ce que je viens de vous dire est la plus jolie chose que je dis jamais : puis que bien loin de la dire à une Amie, je la dis à une Personne de qui je suis esperdûment amoureux : mais amoureux d'une maniere si respectueuse, qu'elle ne s'en doit pas offencer. Si la bien-seance permettoit, repliqua Sapho en soûriant, qu'on ne s'offençast point d'une declaration d'amour, je pense que je pourrois effectivement ne m'offencer pas de celle que vous venez de me faire, tant elle est galamment faite ; mais Phaon cela n'est pas ainsi, et il n'y a autre chose à mon choix, que de me mettre en colere, ou de ne vous croire point. Ha Madame, s'escria Phaon, je ne balance pas entre ces deux choses : j'aime beaucoup
mieux estre mal traité, que de n'estre point creû. Comme vous ne m'avez jamais veuë en colere, repliqua-t'elle galamment, vous ne sçavez ce que vous demandez : c'est pourquoy comme je sçay mieux ce qui vous est propre, que vous ne le sçavez vous mesme, je ne me fâcheray pas, mais je ne vous croiray point. Eh de grace Madame, luy dit-il, fâchez vous et me croyez : s'il est vray que vous ne puissiez croire que je vous aime sans vous fâcher : car je vous le dis encore une fois, j'aime mieux vous voir en colere qu'incredule. Comme on n'est pas Maistre de sa croyance, repliqua-t'elle, on ne croit pas ce que l'on veut : ainsi lors que j'ay dit que j'avois en mon choix de vous croire, ou de me fâcher, je pense que j'ay parlé improprement : et que je feray mieux de vous dire, que m'estant impossible de vous croire, il m'est impossible de me mettre en colere. Mais Madame, luy dit-il, pourquoy ne croirez vous pas que je vous aime ? est-ce que vous n'estes point assez belle, et assez charmante, pour m'avoir donné de l'amour ? est-ce que je n'ay pas assez d'esprit, pour connoistre ce que vous valez ? est-ce que j'ay l'ame dure, et le coeur incapable d'estre possedé d'une tendre passion ? est-ce que mes yeux n'ont jamais rencontré les vostres, et ne vous ont jamais dit ce que ma bouche vient de vous dire ? et est-ce enfin que l'admirable Sapho, trouve le malheureux Phaon si indigne d'estre chargé de ses chaines, qu'elle aime mieux le croire insensible,
que de luy permettre de les porter ? Mais Madame, quoy que vous me puissiez dire, je ne croiray jamais qu'une Personne qui sçait tant de choses, ne sçache point que je l'adore. Je vous assure, repliqua galamment Sapho, que bien loin de le sçavoir, je suis persuadée que vous ne le sçavez pas vous mesme : c'est pourquoy pour vous faire toute la grace que je puis, je vous donne trois mois à bien examiner vos sentimens sans m'en rien dire ; et si apres cela vous croyez encore que vous m'aimez, j'aviseray si je devray vous croire, et me fâcher : cependant nous vivrons s'il vous plaist tous deux comme à l'ordinaire. Sapho dit cela avec tant d'adresse, et d'un air si galant, que Phaon ne pouvant douter qu'elle ne creûst qu'il l'aimoit, se tint bien heureux d'en avoir tant dit sans estré plus mal traite : et comme Sapho ne vouloit pas qu'il la forçast à se mettre en colere, elle le congedia : et elle garda un si juste temperamment en toutes ses paroles, que si ses beaux yeux n'eussent un peu trahy le secret de son coeur, Phaon n'eust pu en tirer nul avantage. Mais comme elle avoit sans doute pour luy une tres violente inclination, il y eut quelques uns de ses regards qui assurerent à Phaon que sa passion ne luy desplaisoit pas : de sorte qu'il se retira tres satisfait, et tres amoureux. Il n'en fut pas de mesme de Sapho, car ma Soeur m'a dit qu'elle fut fort inquiette : ce n'est pas qu'elle n'eust pour Phaon tous les sentimens avantageux qu'elle estoit capable
d'avoir : mais c'est que connoissant la tendresse de son coeur, elle craignoit de s'engager à aimer quelque chose : et elle le craignoit d'autant plus qu'elle sentoit dans son ame une disposition si favorable à cét Amant, qu'elle aprehendoit que sa raison ne fust plus foible que son inclination. Ce qui luy fit encore connoistre combien elle se devoit craindre, fut qu'elle remarqua que tout ce qu'Alcé luy disoit à l'avantage du Prince Tisandre, l'irritoit plus qu'il ne faisoit auparavant : et elle connut aussi qu'elle se divertissoit moins avec ses Amies quand Phaon n'y estoit pas, qu'elle ne faisoit avant sa connoissance. Elle ne pouvoit mesme s'empescher, quand la fantaisie luy prenoit de faire des Vers, de penser à Phaon, quoy qu'elle n'en fist pas alors pour luy : et il occupoit desja si fort sa memoire, son coeur, et son imagination, qu'elle disoit bien souvent son nom pour celuy d'un autre. De sorte que Cydnon luy en faisant la guerre, luy demandoit de temps en temps en riant, quel progrés elle faisoit dans le coeur de Phaon ? et quel progrés Phaon faisoit dans le sien ? Au commencement Sapho luy respondoit en riant aussi bien qu'elle : apres elle luy respondoit plus serieusement : en suite elle ne luy respondit plus : et à la fin elle luy respondit avec chagrin : si bien que Cydnon cessa de luy en parler durant quelque temps. Mais apres un silence d'un Mois sur ce sujet, cette mesme Personne qui n'avoit plus voulu respondre à ma Soeur, lors qu'elle luy avoit
parlé de Phaon, luy en parla la premiere. Il est vray que cette conversation ne fut qu'en suitte d'une avanture que je m'en vais vous dire.
Un jour, un excellent peintre nommé Leon arrive à Mytilene. Tous les amis et amants de Sapho souhaitent obtenir un portrait de la spirituelle jeune femme réalisé par cet artiste. Damophile désire également poser pour le peintre, vêtue en muse et parée de tous les attributs de la science. Sapho demande alors à être habillée en bergère, sans aucun attribut. Ses amis reçoivent son portrait, de même que Phaon, qui profite de cette occasion pour déclarer son amour. Par bienséance, Sapho le rejette, d'autant qu'elle est opposée au mariage. Elle a cependant bientôt du mal à dissimuler son amour naissant. De son côté, Phaon découvre certains poèmes de Sapho qui le persuadent qu'elle a déjà ressenti l'amour. Il en conçoit une profonde jalousie. Il décide de se retirer à la campagne, afin de se guérir de ce sentiment néfaste. Mais sa jalousie augmente encore avec le retour de Tisandre.
Leon, peintre illustre, arrive à Mytilene. Les amis de Sapho la conjurent de poser pour le peintre, afin que chacun de ses proches reçoive son portrait. Après quelques hésitations, Sapho accepte. A cette occasion, ses amants, Phaon et Nicanor, s'empressent de faire valoir leur amitié. Alcé, lui aussi, essaie d'obtenir un portrait, qu'il compte envoyer à Tisandre. Nicanor suggère que Phaon est indigne de cet honneur : en tant que nouveau venu, il est possible qu'il ait gardé une maîtresse en Sicile. Sapho taquine à son tour Phaon en supputant qu'il possède peut-être déjà vingt portraits de maîtresses ! Décidée à l'embarrasser, elle essaie de lui faire jurer qu'il n'est pas plus amoureux à Mytilene qu'en Sicile ! Finalement, il est convenu que chacun recevra un précieux portrait. Sapho est contente d'avoir trouvé un moyen innocent de faire parvenir un présent à Phaon, dont la compagnie lui devient vraiment agréable. D'ailleurs, pendant que l'artiste peint, elle se laisse aller à des rêveries dont Phaon est l'objet. Mais, alors qu'il ne reste plus que les retouches à faire, le peintre s'excuse d'être retardé, car il doit effectuer un grand portrait de Damophile, vêtue en muse et entourée de tous les attributs du savoir. Sapho demande alors à être habillée comme la bergère Oenone. Une fois terminée, la peinture de Sapho est remarquable. Tous ses amis en reçoivent une copie.
Vous sçaurez donc qu'estant arrivé un excellent Peintre à Mytilene, qui se nommoit Leon, toutes les Amies de Sapho la persecuterent tellement de souffrir qu'il la peignist, afin qu'elles pussent avoir son Portrait, qu'elle fut contrainte de s'y resoudre : elle s'y resolut mesme d'une façon particuliere : car vous sçaurez que non seulement il fut resolu que toutes ses Amies auroient chacune un Portrait d'elle, mais que ses Amis en auroient aussi : de sorte que ses Amans profitant de cette occasion, s'empresserent fort à ne vouloir passer que pour Amis en cette rencontre : et la chose se fit d'une maniere si galante, qu'elle ne la pût esviter. En effet, comme nous estions un jour chez elle, Nicanor, Phaon, Alcé, et moy ; et qu'Amithone. Erinne, Athys, et Cydnon, y estoient aussi, nous nous mismes à persecuter Cynegire, afin qu'elle obligeast Sapho à nous donner sa Peinture : chacun disant en cette occasion, les droits qu'il avoit pour y pretendre. Si bien que par là, Nicanor et Phaon, quoy qu'Amans de Sapho ne parloient pourtant que comme estant de ses Amis : et Alcé quoy que Confident de Tisandre, pour qui il vouloir principalement avoir cette Peinture, ne faisoit valoir que son amitié : ainsi il n'y avoit que moy qui disois effectivement ce que je pensois. Ce qu'il y avoit de rare, estoit qu'il
estoit aisé de remarquer, que Nicanor estoit bien fâché, de ne pouvoir avoir le Portrait de Sapho sans que Phaon l'eust aussi bien que luy : et que Phaon n'estoit pas trop satisfait, que Nicanor eust une Peinture qu'il pensoit seul meriter. On voyoit bien aussi qu'Alcé eust souhaité qu'ils ne l'eussent euë ny l'un ny l'autre : car il disoit en riant, que si Sapho le croyoit ; elle ne le donneroit qu'à luy. En effet, luy disoit-il, comme je suis bel Esprit, et qu'on sçait bien que mon coeur estoit engagé devant que j'eusse l'honneur de vous voir, vous pouvez me donner vostre Portrait sans en craindre nulle dangereuse consequence : car comme bel Esprit que je pretens estre en cette occasion, la bien-seance souffre que vous me le donniez : et comme Amant d'une belle Personne que tout le monde connoist, l'admirable Sapho peut me donner sa Peinture sans scrupule. Mais pour Nicanor, et pour Phaon, j'avouë que comme on ne sçait pas leurs secrets, il est un peu à craindre qu'en pensant ne donner son Portrait qu'à ses Amis, elle ne le donne à ses Amans. Dés qu'Alcé eut dit cela, Phaon et Nicanor se regarderent, comme s'ils eussent cherché chacun à deviner ce qu'ils alloient respondre à Alcé : ils n'en furent pourtant pas à la peine : car prenant la parole pour mon interest ; comme chacun n'est icy que pour soy, repris-je en parlant à Alcé, je ne parle ny pour Nicanor, ny pour Phaon : mais je soustiens hardiment, que quand je ne serois que Frere de
Cydnon, je pourrois demander la Peinture de la charmante Sapho : et je soustiens à mon tour, adjousta Phaon, qu'Alcé n'est pas en estat d'estre digne de l'avoir, quoy qu'il ait bien du merite. Car enfin puis qu'il est amoureux, le Portrait de Sapho seroit mis au dessous d'un autre, s'il est assez heureux pour en avoir un de sa Maistresse. Comme il n'en aura peut-estre jamais, reprit Athys en rougissant, je ne croy pas que cette raison doive obliger Sapho à refuser Alcé : qui à mon advis ne peut jamais avoir de Maistresse qu'il ne mette au dessous d'elle. Quoy qu'il en soit, dit Phaon, je trouve qu'il faut que la belle Sapho ne donne sa Peinture qu'à des Amis, qui ne soient point amoureux comme l'est Alcé : mais cela estant ainsi, adjousta Nicanor, qui assurera à la belle Sapho, que vous estes digne d'avoir son Portrait ? car enfin vous ne faites presques que d'arriver à Mytilene : et vous avez demeuré si long temps en Sicile, qu'il est croyable que vous y avez eu une Maistresse : mais pour moy il n'en est pas de mesme : car comme je n'ay point sorty de Lesbos depuis tres long temps, on sçait bien que je ne voy assidûment que la belle Sapho, et que je n'ay point de galanterie qui me rende indigne d'avoir sa Peinture. Puis que je suis revenu à Mytelene, reprit Phaon, sans avoir nulle raison pressante de le faire, il est croyable que je ne suis pas amoureux au lieu où vous dittes : mais sans chercher de nouvelles raisons pour me justifier, je consens que l'admirable
Sapho me refuse sa Peinture, si elle croit que je sois amoureux en Sicile. Pour moy, dit Amithone, si j'en estois creuë, j'aurois seule le Portrait de Sapho : et si l'on suivoit mon advis, dit Erinne, on l'envoyeroit par toute la Terre. Pourveû que je l'aye, reprit Athys, elle en fera comme il luy plaira : et pourveû que mon Frere en ait un, repliqua Cydnon, je consens qu'elle le refuse à Alcé, à Nicanor, et à Phaon. En verité, dit alors Sapho, je pense que pour agir raisonnablement, je ne le dois donner à personne : non non, luy dit alors Cynegire, vous n'en serez pas la Maistresse : et pour ne desobliger personne, vous le donnerez à toutes vos Amies, et à tous vos Amis sans exception : car si vous en exceptiez quelqu'un, vous luy feriez peut-estre plus de grace qu'en le luy donnant. Quoy que ce que disoit Cynegire, deust donner de la joye à toute la Troupe, Nicanor, et Phaon, disputerent encore quelque temps entr'eux : mais à la fin il fallut que pour avoir le Portrait de Sapho, ils s'apaisassent ; puis que l'un ne pouvoit l'avoir sans l'autre. comme Sapho sçavoit ce que Phaon luy avoit dit, elle jugea qu'il estoit à propos qu'elle ne se laissast pas vaincre si pronptement : et qu'elle devoit mesme faire quelque difficulté particuliere pour luy : si bien que se rangeant du sentiment de Nicanor, elle dit à Phaon que peutestre avoit il vingt Portraits qu'il mettroit au dessus du sien : et il se fit alors entre eux une conversation tout à fait galante. Car encore qu'il
ne semblast avoir autre dessein en luy protestant qu'il n'estoit point amoureux en Sicile, que d'obtenir son Portrait, il ne laissoit pas de luy faire mille protestations d'amour, qu'elle entendoit bien, quoy qu'elle ne le tesmoignast pas. Elle l'embarrassa pourtant malicieusement : et il se vit bien empesché lors qu'il voulut luy respondre : car enfin, luy dit-elle, vous croyez avoir assez dit, quand vous avez juré que vous n'estes point amoureux en Sicile : et cependant ce n'est pas assez : et il faut me jurer aussi que vous ne l'estes point à Mytilene. Mais Madame (luy dit-il, pour se tirer d'un si grand embarras) comme je n'y voy que vous ; il ne me semble pas qu'il soit necessaire de vous dire rien davantage, que ce que je vous ay dit : car vous devez aussi bien sçavoir ma vie que moy mesme, depuis que je suis icy. J'ay des Amies si aimables, repliqua t'elle en soûriant, qu'encore que vous n'alliez guere ailleurs, il ne seroit pas impossible que vous fussiez devenu amoureux dans ma Chambre : en mon particulier, reprit Amithone en riant, je n'empescheray pas que Phaon n'ait vostre Portrait : car je vous declare qu'il n'est point amoureux de moy : l'en puis dire autant pour ce qui me regarde, adjousta Erinne : et je dis encore davantage, poursuivit Athys, puis que je respons qu'il ne l'est non plus de Cydnon que de moy. Mais quand cela seroit, dit Alcé, ce n'est pas encore assez pour faire que Sapho donne son Portrait à Phaon : car il peut estre amoureux
d'elle : de sorte que comme elle ne veut donner son Portrait qu'à ses Amis, et qu'elle ne le veut pas donner à ses Amans, il faut qu'il jure qu'il ne l'aime point, s'il veut avoir sa Peinture. Ha pour cela, repliqua Sapho, je l'en dispense : car je suis persuadée qu'il n'a rien dans le coeur pour moy, qui doive m'empescher de luy donner mon Portrait. Puis que cela est (dit alors Cynegire, sans donner loisir à Phaon de respondre) il ne faut plus disputer sur une chose resoluë ; et il faut que le Peintre commence dés demain à travailler : et en effet Leon commença d'esbaucher le Portrait de Sapho le jour suivant. De sorte que de cette façon, les Amis, les Amans, les Rivaux, et les Amies, estoient esgallement favorisez. Phaon trouvoit pourtant quelque chose de doux à penser que Sapho sçavoit son amour, et qu'elle ne laissoit pas de souffrir qu'il eust sa Peinture : mais cette agreable pensée fut troublée par celle qui la suivit un moment apres : car il ne pût songer que Nicanor estoit aussi favorisé que luy, sans en avoir de la douleur : neantmoins comme il ne sçavoit pas si son Rival avoit descouvert sa passion à Sapho, il se flattoit de quelque esperance. Il sçavoit bien aussi qu'Alcé estoit Confident du Prince Tisandre : mais on luy avoit tellement assuré qu'il n'avoit rien à craindre de ce costé là, que le Portrait qu'il devoit avoir ne l'inquiettoit guere. D'autre part Sapho dans la violente inclination qu'elle avoit pour Phaon, n'estoit pas trop marrie que le hazard luy eust donné une innocente
voye de luy donner sa Peinture : car il vivoit avec elle d'une maniere si obligeante, qu'il n'estoit pas possible qu'elle ne fust pas bien aise de l'obliger. En effet il estoit demeuré dans les termes qu'elle luy avoit prescrits, puis qu'il ne luy parloit point de sa passion : mais il la luy faisoit pourtant connoistre par tant de choses differentes ; et il sçavoit si bien l'Art de parler d'amour sans en parler, que jamais personne ne l'a si bien sçeu : estant certain que quoy qu'il parust agir sans affectation, il ne faisoit pas une action aux lieux ou estoit Sapho, qu'il n'en tirast quelque avantage : car si le hazard le mettoit aupres d'elle, il luy faisoit voir si clairement la joye qu'il en avoit, que jugeant, de son amour par sa satisfaction, elle en jugeoit equitablement. Au contraire, si son malheur faisoit qu'il en fust esloigné, il luy montroit si adroitement la douleur qu'il en avoit ; que Sapho jugeant encore de son amour par son chagrin, ne la pouvoit croire que grande : enfin, s'il luy parloit sans estre entendu, il luy parloit d'un air si adroit, si galant, et si passionné tout ensemble, quoy qu'il ne luy parlast pas ouvertement de sa passion, qu'il ne laissoit pas d'en tirer beaucoup davantage. S'il la regardoit, ses yeux luy descouvroient toute la tendresse de son amour : et j'ay remarqué cent et cent fois, par une aimable rougeur qui paroissoit sur le visage de Sapho, qu'elle trouvoit que les regards de Phaon luy en disoient trop. Ce n'est pas, qu'en n'y voulant point respondre, ses beaux yeux n'y respondissent quelques fois malgré elle, sans y respondre
rigoureusement. En effet, pendant qu'on sit sa Peinture, et que nous regardions travailler le Peintre qui la faisoit ; l'admirable Sapho resvant assez profondément, arresta ses beaux yeux sur le visage de Phaon, qu'elle ne voyoit pourtant pas, parce que sa resverie l'occupoit : mais ce qu'il y eut d'estrange, fut qu'elle avoüa apres à ma Soeur, que lors qu'elle regardoit Phaon sans le voir, il estoit toutesfois l'objet de la resverie qui l'en empeschoit. Cependant comme ce qu'elle pensoit de luy ne luy estoit pas desavantageux, il y avoit un air si languissant et si amoureux dans ses yeux, quoy qu'il n'y eust nulle affectation, que Nicanor ne pouvant souffrir que son Rival fust si favorablement regardé, luy dit qu'elle ne regardoit pas assez le Peintre, pour qu'il pûst bien faire son Portrait : et que si elle continuoit de resver comme elle faisoit, il la peindroit trop melancolique. A peine Nicanor eut il dit cela, que Sapho en rougit : car elle s'aperçeut bien par quel sentiment il avoit parlé : elle sçeut pourtant luy respondre si à propos, qu'elle persuada à toute la Compagnie, qu'il estoit impossible de se faire Peindre sans estre surpris de ces sortes de resveries : qui venoient, disoit elle, de la contrainte où l'estoit de n'oser changer de place. Mais pour Phaon, il fut si irrité contre Nicanor, qu'il le contredit cent fois le reste du jour : en effet s'il disoit qu'il croyoit que ce Peintre rencontreroit heureusement à faire ressembler les yeux de Sapho, Phaon disoit que ce n'estoit
pas son advis : et qu'il luy sembloit qu'il avoit bien mieux attrapé l'air de sa bouche. Si Nicanor trouvoit que cette Peinture estoit trop pasle, Phaon disoit au contraire qu'elle estoit plustost un peu trop vive : et si le Peintre eust voulu s'arrester aux divers sentimens de ces deux Rivaux, ils eussent eu un mauvais Portrait de leur Maistresse. Mais ce qu'il y eut de plus plaisant dans l'humeur contredisante de Phaon, fut qu'apres que cette esbauche fut achevée, Nicanor dit qu'elle faisoit tort à Sapho, parce qu'elle estoit mille fois plus belle que son Portrait : de sorte que Phaon n'osant pas le contredire, puis qu'il ne l'eust pû sans dire que cette Peinture estoit plus belle que celle pour qui elle estoit faite, il ne le contredit pas : mais il fit du moins voir dans ses yeux, qu'il avoit dépit de ne le pouvoit contredire : et il voulut mesme flatter le Peintre que Nicanor blasmoit, afin de luy estre opposé en quelque chose. C'est pourquoy il dit qu'il ne falloit nullement s'estonner si on ne pouvoit avoir un Portrait tout à fait ressemblant de l'admirable Sapho, parce qu'elle avoit un feu dans les yeux, qui estoit inimitable : et qu'il estoit persuadé que Leon avoit fait ce que nul autre Peintre n'eust pû faire. Comme toute la Compagnie sçavoit par quel motif ces deux hommes se contredisoient, nous en eusmes bien du plaisir : car comme leur dispute n'estoit pas fort aigre, parce qu'ils respectoient tous deux trop Sapho, pour se quereller en sa presence, nous nous en divertismes
admirablement : et Sapho elle mesme n'estoit pas trop marrie de recevoir une nouvelle marque de l'amour de Phaon, par l'opiniastreté qu'il avoit à contredire Nicanor. Sur la fin de la conversation, nous eusmes encore un autre divertissement : car comme on voulut obliger le Peintre à dire precisément le jour qu'il retoucheroit ce Portrait, et le temps où il commenceroit celuy de toutes ces autres Dames, qui vouloient donner leur Peinture à Sapho, comme elle leur donnoit la sienne, il dit que ce ne pouvoit estre ny le lendemain, ny le jour suivant, parce qu'il estoit occupé à faire un grand Portrait de Damophile, ou il y avoit beaucoup de travail. Mais pourquoy, luy dit Sapho, y a-t'il plus à travailler à son Portrait qu'au mien ? c'est Madame, luy dit-il, qu'elle veut que je represente aupres d'elle, une grande Table où il y ait quantité de Livres ; des Pinçeaux ; une Lire ; des Instrumens de Mathematique ; et mille autres sortes de choses, qui puissent marquer son sçavoir. Je pense mesme qu'elle veut estre habillée comme on peint les Muses : si bien qu'il ne sera pas aise que l'esbauche de ce Portrait soit bien tost faite. Eh de grace Leon, s'escria Sapho en riant, habillez moy comme on habille la Bergere Oenone, afin que mon Portrait n'ait rien qui ressemble à celuy de Damophile : et en effet il falut que le Peintre qui avoit esbauché l'habillement, comme devant estre celuy d'une Nimphe, luy promist de l'habiller en Bergere pour la contenter :
apres quoy elle fit une si plaisante et si innocente raillerie du Portrait de Damophile, que nous achevasmes de passer le jour fort agreablement. Mais enfin Madame, pour accourcir mon recit autant que je le pourray, vous sçaurez que le Portrait de Sapho estant achevé, fut une des plus admirables choses du monde : l'Habit de Bergere estoit mesme si avantageux à l'air du visage de Sapho, qu'il n'y avoit rien de plus aimable que cette Peinture : si bien que toutes les Coppies qu'elle en devoit donner à ses Amies, et à ses Amis estant faites, et les Portraits d'Amithone, d'Athys, d'Erinne, et de Cydnon, estant achevez, la distribution de toutes ces Peintures se fit. Sapho donna la sienne à ses Amies, et elles luy donnerent les leurs : mais pour Nicanor, Phaon, Alcé, et moy, qui estions au rang des Amis, nous ne fismes que la remercier d'un present qui nous estoit si precieux. Il est vray que ce fut d'une maniere differente : car Nicanor qui n'osoit luy parler de sa passion, ne la remercia que comme un Amy qui n'osoit luy dire qu'il estoit son Amant : mais pour Phaon, il le fit avec des paroles si passionnées, qu'encore qu'il ne prononçast point le mot d'amour, Sapho ne pouvoit escouter son compliment comme un compliment d'amitié. Pour Alcé, comme il vouloit tousjours rendre office au Prince Tisandre, il luy dit à demy bas qu'il ne seroit pas seul à la remercier d'une si precieuse liberalité : et qu'elle le seroit un jour par une Personne qui valoit mieux que luy : de sorte
que je fus le seul qui luy rendis grace par un pur sentiment d'amitié et de reconnoissance ordinaire.
Phaon se rend chez Sapho pour la remercier. Il évoque son habit de bergère et l'assure qu'elle n'aura pas le même destin qu'Oenone. Il lui déclare une nouvelle fois passionnément son amour. Sapho ne lui défend pas de l'aimer, mais elle l'avertit que sa conception personnelle de la relation amoureuse est particulièrement exigeante. Après le départ de Phaon, Sapho confie ses sentiments à Cydnon. Elle craint d'être déçue. Cydnon la prévient que c'est beaucoup demander à l'amant, que d'aimer une maîtresse sans jamais concrétiser cet amour par le mariage.
Cependant comme Phaon estoit tousjours le plus opiniastre en ses visites, le jour qu'il la remercia de sa Peinture, il fut le dernier chez elle : si bien que regardant l'Original de ce Portrait qui estoit encore sur sa Table, il vint à parler de l'extravagance de Damophile, qui avoit voulu se faire peindre avec tout ce grand attirail de sçavante : et en suite de ce qu'avoit dit Sapho, lors qu'elle avoit prié le Peintre de l'habiller comme on peint la Bergere Oenone. Du moins Madame, luy dit-il, estes vous bien assurée que vous n'aurez jamais son Destin, comme vous avez son habillement : car il n'est pas possible que si vous aimez jamais quelqu'un, celuy que vous aimerez vous abandonne. Quand les Deesses auroient tous les jours une nouvelle contestation pour leur beauté, repliqua t'elle en soûriant, il pourroit estre que quand je serois d'humeur à aimer un Berger, aussi bien qu'Oenone, il ne seroit pas leur Juge : et que sa constance ne seroit pas mite à une aussi. difficile espreuve que celle de son Berger. Ha Madame, s'escria-t'il, pourveû que cét heureux Berger que vous choisiriez eust le coeur de Phaon, il ne seroit guere sensible aux promesses de la plus belle de ces trois Deesses ; quand elle luy montreroit la mesme beauté qui fit Pâris infidelle : car enfin Madame, vous estes pour moy l'unique beauté de toute la Terre. En effet, je n'y trouve rien d'aimable que vous : et
vous possedes si absolument mon coeur, que vous en deffendez l'entrée à tout ce qu'il y a d'autres Dames au Monde. Je pense mesme, adjousta-t'il, que vous en chasserez mes Amis : et qu'à force d'estre sensible pour vous, je deviendray insensible pour tout autre. De grace, luy dit alors Sapho en l'interrompant, pensez bien à ce que vous dittes : car si vous m'estes quelque chose au delà d'un Amy, il faut me rendre mon Portrait : puis que je ne pretens pas qu'on me puisse reprocher de l'avoir donné à un Amant. Non non Madame, luy dit-il, la chose n'est pas en termes que je puisse vous rendre vostre Peinture : et il faudroit m'oster la vie, pour me la pouvoir arracher d'entre les mains. Aussi ay-je voulu attendre que je l'eusse, à vous dire que je m'ennuye tellement de ne vous dire jamais ce que je pense, que je ne vous puis plus obeïr : de sorte que quand vous devriez vous irriter, me bannir, et me mal traiter horriblement, il faut que je vous die que je vous aime, toutes les fois que je vous le pourray dire sans tesmoins : et il faut mesme que je vous conjure de ne m'en haïr point. Car enfin je ne puis vivre sans vous aimer ; je ne puis vous aimer sans vous le dire ; et je ne puis vous le dire, sans vous conjurer de rendre justice à la grandeur, et à la fidellité de ma passion ; en la preferant à la qualité, et au merite de mes Rivaux. Je voy bien Madame, adjousta-t'il, que vous vous preparez à me dire beaucoup de choses fâcheuses : mais je suis resolu de les endurer
toutes avec un profond respect : et de ne vous obeïr pourtant point, quand vous me deffendrez de vous dire que je vous aime. C'en une chose assez nouvelle, repliqua Sapho, que de protester qu'on desobeïra, devant que d'avoir reçeu le commandement où l'on pretend desobeïr. Quoy qu'il en soit Madame, luy dit-il, la chose en est arrivée au point, que je ne puis plus vivre comme j'ay vescu : et il faut absolument que vous me permettiez de vous aimer, ou que vous me commandiez de mourir. Comme je ne pretens avoir aucun droit de regler vostre amour, ny vostre haine, repliqua-t'elle, je n'ay rien à vous deffendre, ny à vous commander : et comme vous estes un trop honneste homme pour en desirer la mort, je ne vous feray pas de commandement qui vous oblige à la chercher : mais je vous diray que quand je serois persuadée que sans offencer la bien-seance, je pourrois souffrir d'estre aimée de vous, je devrois par generosité vous advertir que je serois la plus difficile personne du monde à contenter. En effet, je voudrois tant de choses differentes en celuy dont je voudrois estre aimée, qu'il seroit assez difficile de les pouvoir rencontrer en une seule Personne : c'est pourquoy il vaut mieux ne s'engager pas mal à propos en une affection qui ne seroit peut-estre pas durable, quand mesme elle seroit presentement tres violente : car enfin il y a dans le coeur de tous les hommes une pente si naturelle à l'inconstance, que quand je serois mille fois plus aimable que je
ne le suis, il y auroit de l'imprudence à croire qu'il s'en pûst trouver un tout à fait fidelle. Cependant si je voulois un Amant, j'en voudrois un sur qui le Temps et l'absence n'eussent aucun pouvoir : et j'en voudrois un enfin comme on n'en trouve point au Monde : c'est pourquoy je vous conseille de vous contenter d'estre de mes Amis : car si j'avois souffert que vous m'aimassiez, vous seriez peut-estre très malheureux, ou vous ne seriez pas longtemps mon Amant. Ha Madame, luy dit-il, je le seray toute ma vie, quoy que vous puissiez faire : et il ne s'agit d'autre chose, que de sçavoir si vous souffrirez que je vous die que je vous aime, et si je pourray esperer d'estre aimé ? Comme il n'est pas deffendu d'estre curieuse, repliqua Sapho, je ne seray pas marrie de sçavoir de quelle maniere vous estes capable d'aimer : c'est pourquoy sans m'engager à rien, je consens seulement que vous me disiez quels sentimens cette passion vous peut donner : car jusques à cette heure, je n'ay point connu d'hommes qui n'eussent mille sentimens grossiers de cette passion, que je conçoy ce me semble d'une maniere plus pure et plus delicate. Tout ce que je vous puis dire Madame, luy dit-il, est que vous estes si absolument Maistresse de mon coeur, de mon esprit, et de ma volonté, que vous n'avez pas un sentiment que vous ne me puissiez inspirer : ouy Madame, vous n'avez qu'à me faire connoistre de quelle façon vous voulez qu'on vous aime, et vous trouverez en moy une obeïssance aveugle
pour toutes vos volontez : car dans les sentimens où je suis, je mets la perfection de l'amour, à vouloir tout ce que veut la Personne aimée. Mais enfin Madame, sans m'amuser à vous redire toute cette conversation, je vous diray en deux mots, que Sapho sans rien accorder à Phaon, ne le desespera pourtant point : et que Phaon sans avoir rien obtenu de Sapho, se separa toutesfois d'avec elle l'esprit remply de beaucoup d'esperance : car si sa bouche ne luy avoit rien dit de bien favorable, elle ne luy avoit rien dit de fâcheux : et ses yeux luy avoient mesme parlé si doucement, qu'il ne pouvoit pas s'estimer malheureux en la conjoncture où il se trouvoit. Il se seroit pourtant encore trouvé bien plus heureux, s'il eust pû sçavoir une conversation que Sapho eut le lendemain avec ma Soeur : car enfin, comme je l'ay desja dit, cette Personne qui avoit tesmoigné à Cydnon, ne trouver pas bon qu'elle luy fist la guerre de Phaon, luy en parla la premiere : et luy en parla avec une si grande confiance, qu'elle luy descouvrit tout ce qui se passoit dans son coeur. Ha Cydnon, luy dit elle, que je veux de mal à Democede, de m'avoir fait connoistre Phaon ! car enfin selon toutes les apparences, il s'opiniastrera à m'aimer : et je ne pourray peut-estre m'opiniastrer à refuser son affection. Je sens déjà que ma Raison ne deffend mon coeur que foiblement : et que mon coeur luy mesme est si peu à moy, que si celuy de Phaon n'y estoit pas davantage, je serois bien
malheureuse. Au reste je ne sçay quel dessein est le mien, en vous avoüant ma foiblesse : car il y a des instans où je croy que c'est afin que vous la condamniez, et que je m'en repente : et il y en a d'autres où je croy au contraire, que c'est afin que vous la flattiez. Cependant je ne laisse pas d'estre au desespoir, de sentir tout ce que je sens dans mon ame : ce n'est pas que je ne trouve quelque chose de doux dans mon inquietude : mais c'est que ma raison n'estant pas encore tout à fait preoccupée, je voy le peril où je suis exposée, en m'engageant à souffrir l'affection de Phaon. En effet, il est presques impossible qu'il m'aime comme je le veux estre : et il ne l'est guere moins, que je ne l'aime pas plus que je ne voudrois. Il est vray, reprit Cydnon, que si vous voulez qu'on vous aime sans songer jamais à vous espouser, qu'il sera difficile que Phaon vous obeïsse : il faudra pourtant qu'il le face s'il veut que je l'aime, repliqua-t'elle : et qu'il se contente de l'esperance de pouvoir estre aimé, sans pretendre rien davantage.
Sapho ne dissimule plus ses écrits. Un jour, elle accepte des les montrer à quelques amis proches. Or, en voulant exprimer la douceur de l'amitié, Sapho en vient à dépeindre les plus beaux effets de l'amour. Phaon est dès lors convaincu que la poétesse a déjà ressenti ce sentiment. Cette jalousie naissante l'empêche de la louer comme elle le mérite. Après la lecture du poème, il quitte l'assemblée pour se rendre au bord de la mer en compagnie de Democede. L'amant jaloux reproche vivement à son ami de ne l'avoir jamais informé du passé amoureux de Sapho. Democede reste convaincu que seule l'amitié a inspiré les vers à l'origine de cette jalousie. Il argumente en rappelant que Sapho décrit admirablement la guerre sans y avoir jamais participé. Mais Phaon établit une distinction : la description de la guerre peut avoir été informée par la lecture, mais celle de l'amour exige en revanche une expérience réelle. Les descriptions de certains accents délicats, tendres et passionnés ne laissent pour lui aucun doute. D'autant qu'il a justement découvert cette forme d'amour auprès de Sapho, alors que la belle stupide de Sicile ne lui inspirait que de grossiers sentiments. Malgré les tentatives de dissuasion de Democede, Phaon est décidé à découvrir l'identité de la personne qui a inspiré ce sentiment à Sapho. Democede s'informe dès lors auprès de sa soeur, qui confirme que Sapho n'a jamais aimé. Phaon, tourmenté par sa jalousie, soupçonneux, ne parvient plus à dissimuler son changement d'humeur. Il décide de se retirer quelques jours à la campagne pour tâcher de se guérir. Pendant son absence, Tisandre revient à Mytilene, toujours aussi amoureux de Sapho.
Voila donc Madame, en quels sentimens estoit Sapho : neantmoins quoy qu'elle eust une tres grande inclination pour Phaon, elle se deffendit encore quelque temps, sans souffrir qu'il luy dist qu'il l'aimoit : et sans luy permettre d'esperer d'estre aimé. Elle vivoit pourtant aveque luy fort civilement : et il en vint enfin au point, qu'elle ne luy faisoit plus de secret des choses qu'elle avoit escrites, ou de celles qu'elle escrivoit : de sorte que nous estant un jour
luy et moy trouvez seuls avec elle, nous la pressasmes tant d'avoir la bonté de nous vouloir montrer tous les Vers qu'elle avoit faits, qu'enfin elle se resolut de nous en faire voir une partie. Mais comme elle avoit une modestie qui ne pouvoit souffrir qu'elle nous les leust, elle nous les bailla : et s'en alla dans son Cabinet pour escrire deux ou trois Lettres pressées qu'elle avoit à faire, pour quelques unes de ses Parentes, à qui il falloit qu'elle respondist. Mais Madame, je suis au desespoir de n'estre pas en estat de vous faire voir ce que nous vismes : non seulement parce que vous auriez le plaisir de voir les plus belles choses du monde, mais encore parce que vous comprendriez mieux le bizarre et surprenant effet de cette agreable lecture, dans le coeur de Phaon. Cependant puis que je n'ay pas ces admirables Vers, il faut que je tasche pourtant de vous faire entendre la chose autrement. Imaginez vous donc Madame, qu'apres que Sapho nous eut remis entre les mains plusieurs magnifiques Tablettes, dans quoy les Vers qu'elle vouloit que nous vissions estoient escrits, et qu'elle fut entrée dans son Cabinet, Phaon se mit diligemment à en ouvrir une, et à lire une Elegie qu'elle avoit autrefois faite pour ma Soeur, pendant une absence. Mais Madame, il y trouva des choses si touchantes, si tendres, et si passionneés, qu'il en eut le coeur esmeu en les lisant : et il s'arresta cent et cent fois pour les admirer. Mais à la fin l'ayant forcé de lire d'autres Vers, il leût
une Chançon qu'elle avoit faite sur le retour de ma Soeur : où il y avoit en peu de paroles tous les transports de joye, que l'amour la plus ardente peut causer dans un coeur amoureux, lors qu'on revoit ce qu'on aime, apres en avoir esté esloigné. En suite Phaon leût un autre petit Ouvrage que Sapho avoit fait, pour exprimer la joye qu'on a de rencontrer d'improviste, une Personne qu'on aime. Mais Madame, cette joye estoit dépeinte avec des paroles si puissantes, qu'elle faisoit voir ce qu'elle décrivoit. Elle dépeignoit admirablement la douceur des regards ; le battement de coeur, qu'une agreale surprise donne ; l'esmotion du visage ; l'agitation de l'esprit ; et tous les mouvemens d'une ame passionnée. Mais Madame, apres que Phaon eut achevé de lire ces Vers tout haut, il les releut tout bas : et apres avoir achevé de les relire, il les regarda attentivement sans rien dire, et sans se mettre en estat d'en lire d'autres. De sorte que voulant satisfaire ma curiosité, je le fis revenir de la resverie que je croyois que la seule admiration luy causoit : et je le forçay de lire des Vers que Sapho avoit faits sur une jalousie d'amitié, qui avoit esté entre Athys, et Amithone. Mais Madame, cette jalousie avoit le veritable carractere de l'amour : et tout ce que cette tirannique passion peut inspirer de plus violent dans un coeur amoureux, y estoit exprimé si merveilleusement, qu'il estoit impossible de le faire mieux. Pour moy je ne fis autre chose que faire des exclamations
continuelles à la loüange de Sapho, tant que Phaon leùt cet Ouvrage : mais pour luy il le lisoit avec une attention pleine de chagrin, qui commença de me surprendre : neantmoins pour ne perdre point de temps à luy en demander la cause, je me mis à lire certains Vers que Sapho avoit faits à la Campagne, durant un petit voyage de huit jours, où elles avoient esté seules elle et ma Soeur, à une fort agreable Maison qui est à Sapho. De sorte que par ces Vers elle representoit la felicité de deux Personnes qui s'aiment : et prouvoit par là qu'elles n'avoient besoin que d'elles mesmes, pour vivre heureuses : descrivant en suite la tendresse de leur affection ; leur sincerité l'une pour l'autre ; leurs plaisirs ; leurs Promenades ; leurs entretiens sur la douceur de l'amitié ; et mille autres choses semblables. Mais Madame, tout ce que l'amour la plus delicate peut inventer de delicieux, estoit descrit dans ces Vers, quoy qu'il ne s'agist que d'exagerer la douceur de l'amitié : et je ne vy de ma vie rien de si beau, de si galant, et de si passionné. Cependant quelques beaux que fussent ces Vers, je ne pûs achever de les lire : car Phaon qui les avoit escoutez avec une attention extraordinaire, m'interrompit brusquement par ces paroles ; ha Democede, me dit-il, Sapho est la plus admirable Personne du monde, mais je suis le plus malheureux Amant de la Terre : et vous estes le moins fin de tous les hommes. Pour la premiere chose que vous dittes, repliquay-je j'en
tombe d'accord : mais je n'entens point ny la seconde, ny la troisiesme : car pourquoy estes vous le plus malheureux Amant de la Terre, et pourquoy suis-je le moins fin de tous les hommes ? Je suis le plus malheureux Amant de la Terre, repliqua-t'il, parce que Sapho aime infailliblement quelqu'un : et vous estes le moins fin de tous les hommes, puis que vous m'avez assuré qu'elle n'aimoit rien. Mais encore, luy dis-je, sur quoy fondez vous l'opinion où vous semblez estre, qu'elle aime quelque chose ? je la fonde, reprit-il, sur ce que je viens de lire : car enfin Democede, il est absolument impossible d'escrire des choses si tendres, et si passionnées, sans les avoir senties. Comme Phaon disoit cela avec une agitation d'esprit estrange, Sapho revint où nous estions : et elle y revint dans la pensée d'aller reçevoir mille loüanges de Phaon. Mais Madame, si je ne l'eusse loüée, elle ne l'eust pas esté autant qu'elle le meritoit : car Phaon avoit l'esprit si agité de cette jalousie sans objet qui commençoit de naistre dans son coeur, qu'à peine pouvoit il parler. Neantmoins apres que je luy eus donné le temps de se remettre pendant que je loüois Sapho, cette mesme jalousie qui avoit causé son silence le luy fit rompre : afin de tascher de descouvrir dans les yeux de cette admirable Fille, il les soubçons estoient bien fondez. Ce que je viens de voir Madame, luy dit-il, est si surprenant, que vous ne devez pas trouver estrange que je ne puisse vous tesmoigner mon admiration :
comme il y a desja assez long temps que vous me connoissez, respondit-elle, pour sçavoir que je n'aime pas trop qu'on me loue en ma presence, vous me feriez plaisir si vous vouliez bien ne me dire rien davantage de ce que vous venez de voir. Ha Madame, luy dit-il avec precipitation, il faut que je vous en dise encore quelque chose : et que je vous demande hardiment ce que vous faites de toute la tendresse dont vostre coeur est remply ? car enfin il y a des choses si touchantes dans ce que j'ay leû, qu'il faut du moins qu'il soit capable de pouvoir estre touché. Il l'est aussi du merite de mes Amies, repliqua-t'elle en rougissant ; et l'amitié que j'ay pour elles a quelque chose de si tendre, que si j'avois autant d esprit que d'amitié, j'escrirois encore plus tendrement que je ne fais. Phaon qui regardoit Sapho attentivement, ne manqua pas de remarquer sa rougeur : mais il ne devina pourtant point qu'elle luy estoit avantageuse : et que Sapho n'avoit charné de couleur en luy respondant, que parce qu'elle se reprochoit en secret à elle mesme, qu'elle avoit des sentimens trop tendres pour luy. Au contraire expliquant cette rougeur d'une autre façon, il creût qu'assurément Sapho avoit une passion dans l'ame pour quelqu'un de ses Rivaux : et cette croyance excita un si grand trouble dans son esprit, qu'au lieu de continuer de luy faire galamment la guerre comme il en avoit eu le dessein, afin de tascher de descouvrir ses veritables sentimens, il se teût tout d'un coup : et s'il ne fust
arrivé du monde, son silence eust sans doute paru fort bizarre à la belle Sapho. Mais comme Nicanor, Phylire, et quelques autres Dames arriverent, Sapho se hasta de cacher les Vers qu'elle nous avoit monstrez : si bien que durant cela elle ne prit pas garde au silence de Phaon. Cependant comme il sentit qu'il avoit l'esprit fort inquiet, il me fit signe que nous nous en allassions : et en effet durant que Sapho recevoit ces Dames, nous sortismes sans luy dire adieu : et nous fusmes nous promener au bord de la Mer. Mais Madame, nous n'y fusmes pas plustost, que Phaon se mit à se pleindre de moy : car enfin, dit-il, comment peut-il estre possible que vous soyez Frere de la meilleure Amie de Sapho, et que vous ne sçachiez pas qui elle aime ? Il est pourtant constamment vray, adjousta-t'il, qu'il faut de necessité absoluë qu'elle ait de l'amour, ou qu'elle en ait eu : car on ne sçauroit jamais toucher si delicatement la tendresse des passions qu'elle exprime, sans les avoir esprouvées. En effet, me disoit-il encore, il y a certains sentimens bizarres, tendres, et passionnez, dans ce que Sapho nous a fait voir, que l'amitié toute seule ne pourroit luy avoir suggerez : et il faut absolument qu'elle aime, ou qu'elle ait aimé. Pour moy, luy dis-je, qui connois Sàpho dés le Berçeau ; qui connois de plus tous ceux qui l'ont veuë, ou qui la voyent ; et qui suis Frere d'une Fille qui sçait tout le secret de son coeur ; je vous proteste que je suis fortement persuadé que quoy
que Sapho ait presques esté aimée de tous ceux qui l'ont veuë, elle n'a pourtant point encore eu d'amour : mais je le suis en mesme temps, qu'elle est fort capable d'en avoir : et que si cette passion s'emparoit de son coeur, elle aimeroit avec plus de tendresse, et plus de fidellité, que personne n'aimera jamais. Ha Democede, me dit-il, vous me trompez, ou vous estes trompé : et il faut que Sapho aime quelqu'un, pour escrire ce que j'ay veû aujourd'huy. Mais (luy dis-je pour tascher de soulager son esprit) si vous aviez veû un Ouvrage que Sapho fit pour une Victoire que Pittacus remporta, vous verriez qu'elle parle aussi bien de Guerre que d'amour : et vous en tireriez cette consequence avantageuse pour vous, et pour elle, que comme elle parle admirablement de Guerre sans y avoir esté, elle peut aussi parler admirablement d'amour sans en avoir eu. Ha Democede, me dit-il, ce n'est pas la mesme chose : car la seule lecture d'Homere, peut luy avoir apris à parler de Guerre : mais l'Amour seulement peut luy avoir apris à parler d'amour. Pour moy, luy repliquay-je, je ne sçay comment vous raisonnez : mais je sçay bien qu'Homere parle d'amour aussi bien que de Guerre : et que Sapho peut y avoir apris comment il en faut parler. Eh Democede, me dit-il avec un chagrin estrange, ce que vous me dittes m'espouvante tellement, qu'il y a des momens où j'ay presques envie de croire que c'est vous qui avez apris à Sapho à escrire tendrement comme elle fait :
car enfin si vous n'y entendiez pas quelque finesse, vous diriez ce que je dis : et vous soustiendriez hardiment comme je le soustiens, qu'on ne peut bien escrire d'amour sans en avoir eu. En effet, adjousta-t'il, si vous comparez les sentimens d'amour qui sont dans Homere, à ceux qui sont dans les Vers de Sapho, vous y trouverez une grande difference : et le bon Homere a bien mieux representé l'amitié de Patrocle, et d'Achille, que l'amour d'Achille et de Briseis. Encore si Sapho n'avoit parlé que des Grands sentimens que l'amour donne ; et qu'elle n'eust dit que ce que font dire les violentes passions, en certaines rencontres extraordinaires, je dirois comme vous qu'elle auroit pû les comprendre et les escrire, sans avoir eu d'amour. Mais Democede ce n'est pas cela : car les sentimens qui me persuadent que Sapho a de l'amour, ou en a eu, sont certains sentimens delicats, tendres, et passionnez, que l'on ne sçauroit deviner : et qu'on a mesme peine à croire qui soient dans le coeur des autres, quand on ne les a point dans le sien. En effet, adjousta-t'il, mon experience vous prouve ce que je dis : car quand je suis revenu à Mytilene, je vous avouë ingenûment que je ne connoissois l'amour que d'une maniere si grossiere, que je n'eusse pas connu la beauté des Vers de Sapho : et la belle stupide que j'avois aimée en Sicile, ne m'avoit inspiré que des sentimens proportionnez à son esprit. Ainsi Democede c'est l'amour que j'ay pour Sapho, qui m'a apris
à connoistre celle qu'elle a infailliblement dans le coeur : et il ne s'agit plus de sçavoir autre chose, sinon qui est ce bienheureux qui a pû estre assez aimé de cette admirable Fille, où qui l'est encore, pour luy avoir inspiré des sentimens si tendres. C'est pourquoy mon cher Democede, adjousta-t'il, si ce n'est point vous qui ayez apris à aimer à la belle Sapho, aidez moy à descouvrir qui a elle aime : afin que je face de deux choses l'une ; ou que je me guerisse ; ou que je perde mon Rival. Serieusement, luy dis-je encore une fois, je ne croy point que Sapho ait rien aimé : car enfin, adjoustay-je, il est constamment vray qu'elle n'aime pas le Prince Tisandre, et qu'elle n'aime pas Nicanor : et il est vray encore que ces deux Amans qui l'ont observée d'assez prés, ne l'ont jamais soubçonnée de rien aimer : c'est pourquoy je ne voy pas que vous ayez raison de vous mettre une si bizarre jalousie dans l'esprit, et si mal fondée. Je ne sçay Democede, me dit-il assez brusquement, comment il est possible que vous pensiez ce que vous dittes que vous pensez : car pour moy quand j'aurois veû de mes propres yeux, et entendu de mes propres oreilles, mille choses à me faire connoistre que Sapho a de l'amour, ou qu'elle en a eu, je ne le croirois pas plus fortement que je le croy : c'est pourquoy s'il est vray que vous n'aimiez pas cette belle Personne, et que vous n'ayez nul interest caché à dire ce que vous dittes, je vous conjure d'employer toute vostre adresse à descouvrir
ce que je veux sçavoir. Cydnon vous aime si tendrement, et vous avez tant d'esprit, adjousta-t'il en me flattant, que si vous le voulez, vous m'aprendrez bien tost qui est ce bien heureux qui regne dans le coeur de Sapho : et qui luy inspire des sentimens si tendres. Eh Dieux, disoit-il, que j'eusse trouvé mon sort digne d'envie, si l'admirable Sapho eust pensé pour moy, ce que je voy qu'elle a pensé pour un autre ! Ce qui m'espouvante (adjoustoit il sans me donner le temps de luy rien dire) c'est qu'il y ait un homme qui ait la gloire d'avoir donné de l'amour à cette merveilleuse Fille, sans que la joye qu'il en a descouvre leur intelligence : car le moyen de cacher une felicité si sensible ? Apres cela il me dit encore cent choses qui faisoient voir esgallement et son amour, et sa jalousie : en suite de quoy je luy promis de m'informer aussi soigneusement de ce qu'il vouloit sçavoir, que si j'en eusse esté aussi persuadé que luy. Cependant il est certain que je sçavois bien que Sapho n'avoit rien aimé, si elle ne l'aimoit : et que ce qui luy faisoit escrire des choses si tendres, estoit qu'elle avoit en effet l'ame naturellement tres passionnée. Je ne laissay pourtant pas, pour la satisfaction de mon Amy, de m'en informer à ma Soeur, comme si j'en eusse douté : mais je m'en informay inutilement : car elle ne me dit pas que Sapho commençoit d'aimer Phaon, et elle ne m'eust pû dire sans mentir, qu'elle eust aimé avant que l'avoir connu. Si bien que disant à Phaon que je ne
descouvrois rien, il estoit en une inquietude estrange : et il m'a avoüé depuis, qu'il y avoit eu des jours où il avoit creû que Sapho m'aimoit : et que l'amitié qu'elle tesmoignoit avoir pour ma Soeur, n'estoit que pour cacher celle qu'elle avoit pour moy. Neantmoins comme il ne voyoit rien d'ailleurs qui pûst le confirmer dans cette croyance, il n'osoit m'en rien tesmoigner : il ne pouvoit pourtant si bien se contraindre, que je ne m'aperçeusse qu'il avoit l'ame à la gehenne : et en effet cette bizarre jalousie le tourmenta d'une si cruelle maniere, que tout le monde s'aperçeut aussi bien que moy, qu'il avoit quelque inquiettude. Sapho mesme luy demanda la cause du changement de son humeur, mais il n'osa la luy dire : et il n'osoit mesme plus m'en parler, à cause des soubçons qui luy passoient par la fantaisie : de sorte qu'il menoit une vie fort melancolique. Au reste comme il n'estoit pas possible qu'il n'entendist tres souvent reciter des Vers de Sapho, ce luy estoit tous les jours un nouveau suplice : car il ne pouvoit en entendre parler sans une esmotion estrange. De plus, il observoit non seulement tous les hommes qui alloient souvent chez Sapho, mais il observoit mesme ceux qui n'y alloient guere : et la jalousie n'a jamais plus tourmenté personne qu'elle tourmenta Phaon : quoy qu'il n'en eust aucun sujet, et qu'il fust le seul aimé de tous les Amans de Sapho. Car enfin il ne sçavoit que faire, ny qu'imaginer, pour s'esclaircir des soubçons
qu'il avoit : aussi l'inutilité de ses soins luy donna-t'elle un si grand chagrin, que sentant bien qu'il ne le pouvoit plus cacher, il se resolut de s'en aller quelque temps à la Campagne, pour tascher de guerir de sa jalousie, et de son amour tout ensemble : et il s'y resolut mesme sans m'en parler. De sorte que je fus fort surpris de son départ : Sapho murmura aussi extrémement de ce qu'il estoit party sans luy dire adieu, aussi bien que toutes ses autres Amies, qui ne cessoient de m'en demander la cause. Cependant comme le hazard fit que j'eus une affaire qui m'apella à la Campagne, je partis deux jours apres que Phaon fut parry : mais à peine fus-je hors de Mytilene, que le Prince Thrasibule y aborda, pour y laisser le Prince Tisandre, que l'invincible Cyrus, qui se nommoit encore alors Artamene, avoit blessé en deux endroits : lors qu'estant tous deux tombez dans la Mer, ils firent un combat si admirable, et si extraordinaire ; que le Prince Thrasibule, qu'on apelloit alors le fameux Pirate, n'eut pas moins d'envie de sauver la vie à un ennemy qui luy avoit si opiniastrément resisté, qu'à un Amy qui luy estoit alors infiniment cher. Mais enfin Madame, pour passer cét endroit legerement, le Prince Tisandre revint à Mytilene, encore plus malade des blessures que les beaux yeux de Sapho avoient faites dans son coeur, que de celles qu'il avoit reçeuës de l'illustre Artamene : qui honnora cette admirable Fille de quelques unes de
ses visites, dont elle fut si satisfaite, qu'elle ne parla que de luy durant tres longtemps.
Un jour, alors que la compagnie visite le cabinet de Sapho fraîchement peint, Phaon parvient à subtiliser des vers de la poétesse. Il s'agit d'un poème dans lequel la jeune femme prétend avoir été vaincue par l'amour. Le nom de l'amant victorieux, qui figure sous forme d'étoiles, comporte deux syllabes, comme l'indique la métrique. Phaon s'ingénie à découvrir l'identité de celui qu'il voit déjà comme un rival, sans soupçonner un seul instant qu'il puisse s'agir de lui-même. Sa jalousie redouble d'intensité. Il devient si rêveur qu'il perd un jour le billet qui tombe aux mains de Tisandre. Ce dernier devine tout de suite que Phaon est son heureux rival. Malheureux mais encore respectueux, il se rend auprès de Sapho pour lui rendre son poème et résoudre l'énigme. Elle ne nie pas qu'il s'agisse de Phaon. Tisandre décide par conséquent de ne plus la revoir. Après le départ de ce soupirant, Sapho se sent contrainte de parler également à Phaon. Leur conversation se termine par une déclaration d'amour réciproque, mais particulière : Phaon doit promettre de se contenter de l'amour de Sapho, sans jamais songer au mariage.
Phaon s'isole pour lire le poème qu'il vient de dérober à Sapho. Quelle n'est pas sa stupéfaction, lorsqu'il découvre que la poétesse est sans doute amoureuse ! Le nom de son amant se trouve même désigné dans le poème par quatre étoiles! Phaon, passant en revue les fréquentations de Sapho, est bien embarrassé : nul nom ne semble correspondre au nombre de syllabes.
Mais enfin le Prince Thrasibule estant party, et l'ayant emmené, je revins à Mytilene : et Phaon qui sçeut le retour de son Rival y revint aussi. Mais il y revint poussé par sa jalousie : s'imaginant que peut estre estoit-ce le Prince Tisandre que Sapho aimoit, quoy qu'on ne le dist pas. Lors qu'il fut revenu, tout le monde luy fit la guerre de son départ precipité : mais il entendit si peu raillerie là dessus, qu'on fut contraint de ne luy en dire plus rien. Sapho mesme le vit si chagrin, qu'elle ne luy en parla guere : joint qu'estant persuadée que son chagrin estoit un effet de l'amour qu'il avoit pour elle, cette admirable Fille en eut pitié, et ne voulut plus luy en parler. Cependant Alcé ne cessoit de luy dire tous les jours, quelque chose de la part du Prince Tisandre : mais quoy qu'il luy pûst dire, elle ne luy dit rien de favorable pour luy : et en effet les choses n'estoient pas en termes de cela : car il est vray que Sapho aimoit desja tendrement Phaon, ou que du moins elle avoit beaucoup de disposition à l'aimer. Neantmoins le merite et la qualité de Tisandre, l'obligeant à garder quelque mesure aveque luy ; elle luy refusoit son coeur sans incivilité, et sans luy refuser son estime. Elle eut pourtant un assez grand démeslé avec Alcé, parce qu'elle sçeut qu'il avoit baillé au Prince Tisandre, le Portrait qu'elle luy avoit donné : il sçeut neantmoins si bien
s'excuser, qu'elle luy pardonna dans son coeur, quoy qu'elle luy dist tousjours qu'elle ne luy pardonneroit jamais. D'autre part, comme Sapho avoit des envieuses, il y eut des Dames qui dirent à Tisandre, dés qu'elles le virent, qu'elle n'avoit donné sa Peinture à tant de Gens, que pour la donner avec plus de bien-seance à Phaon : et on luy parla enfin si avantageusement de ce nouvel Amant de Sapho, que la jalousie se joignit à l'amour pour le tourmenter. Mais ce qui la rendit plus forte, fut que Tisandre trouva en effet que Phaon estoit si aimable, qu'il fut tout disposé à croire qu'il estoit aimé : de sorte qu'il n'eut alors guere moins de jalousie que luy. Nicanor de son costé, n'en fut pas exempt : puis qu'il en eut de celuy qui estoit aimé, et de ce luy qui ne l'estoit pas : car il craignoit tousjours que la condition de Tisandre ne portast enfin Sapho à le rendre heureux : mais il aprehendoit encore davantage que le merite extraordinaire de Phaon, ne le rendist miserable. Cependant cét Amant aimé, qui rendoit ses Rivaux si malheureux, l'estoit encore plus qu'ils ne l'estoient : car comme il voyoit tres souvent des Vers de Sapho, et des Vers tendres, et ; passionnez, son inquietude et sa jalousie redoubloient de moment en moment. En effet il n'en pouvoit lire qu'il ne fist l'aplication de ce qu'il y avoit de plus amoureux, à ce pretendu Amant aimé qui luy donnoit tant de jalousie : qu'il n'enviast
son bonheur ; et qu'il ne s'imaginast quelle devoit estre sa joye, en voyant des sentimens si tendres. Helas, disoit-il quelquesfois, quelle felicité seroit la mienne, si en lisant tant de choses passionnées, je pouvois esperer d'estre aimé d'une Personne qui sçait si bien aimer : et qui par la tendresse de son coeur, donne assurément mille felicitez à ceux qu'elle aime, que les autres ne connoissent pas, et que les plus grandes beautez de la Terre ne sçauroient donner ? Car enfin les yeux s'accoustument à la beauté, et ce qu'on a veû long temps, n'a plus la grace que la nouveauté donne : mais la tendresse d'un coeur amoureux et passionné, est une source inespuisable de nouveaux plaisirs, qui naissent en foule de moment en moment : et qui augmentent l'amour avec le temps ; au lieu que pour l'ordinaire le temps la diminuë. Mais le mal est que la tendresse de Sapho estant pour un autre, elle me rend aussi infortuné, qu'elle rend quelqu'un de mes Rivaux heureux : et tant de belles et touchantes choses qu'elle escrit, et qui me donneroient tant de joye si j'en estois aimé, m'affligent horriblement, parce que je ne le suis point. Phaon estant donc en cette inquietude, ne sçachant que faire, et ne se fiant mesme plus à moy ; il creût que s'il pouvoit venir à bout de pouvoir voir tout ce que Sapho avoit escrit, il pourroit peut-estre tirer quelque connoissance de ce qu'il vouloit scavoir : et venir enfin à connoistre
qui estoit celuy qu'il s'imaginoit avoir inspiré des sentimens si tendres à la personne qu'il aimoit. De sorte que depuis cela, il ne faisoit autre chose que demander à tout le monde des Vers de Sapho, et que la presser elle mesme quand elle estoit seule de luy en montrer. De plus, quand il estoit chez elle, il regardoit soigneusement sur sa Table, s'il ne trouveroit point quelques Tablettes oubliées : et il se resolut enfin, sur le pretexte de la curiosité de voir de si beaux Vers, de tascher de suborner la fidellité d'une Fille qui estoit à Sapho : afin qu'elle en dérobast si elle pouvoit, dans le Cabinet de sa Maistresse : mais quoy qu'il pûst faire, il n'en pût venir à bout. Cependant Madame, le hazard fit une chose qui luy en fit voir qu'il n'eust peut-estre jamais veûs sans l'accident qui arriva : et qui causerent un grand desordre, et une grande inquietude dans son esprit. Vous sçaurez donc Madame, que dés que le Prince Tisandre fut guery, il fut voir Sapho : et qu'il y fut suivy de beaucoup de monde : de sorte que cette visite n'estant pas propre à luy donner moyen de faire ses pleintes ordinaires à la belle Sapho, elle se passa à parler de choses indifferentes. Si bien que comme Cynegire, chez qui elle demeuroit avoit fort embelly sa Maison, depuis le départ de ce Prince ; on parla extrémement des choses qu'elle y avoit faites : et principalement du Cabinet de Sapho, qui avoit esté peint depuis le départ de Tisandre. Ce Prince demandant
donc à le voir, et cette belle Personne n'osant le luy refuser, elle l'ouvrit : et toute la Compagnie y entra. De sorte que Phaon y entrant comme les autres, prit garde que Sapho ayant veû des Tablettes sur sa Table en avoit rougy : et s'estoit hastée de les mettre diligemment dans un Tiroir à demy ouvert, qu'elle ne pût mesme refermer tout à fait, parce qu'elle le fit avec trop de precipitation : et que de plus Tisandre l'ayant tirée vers les Fenestres (sur le pretexte de la belle veuë, afin de luy pouvoir parler un moment en particulier) luy en osta le moyen. Si bien que Phaon qui avoit tousjours dans l'esprit sa bizarre jalousie, eut une envie estrange de voir les Tablettes, que Sapho avoit serrées si diligemment : et qui l'avoient fait rougir. Ainsi sans perdre temps, durant que Tisandre parloit à Sapho, et que les autres regardoient les Peintures de ce Cabinet, il tira le Tiroir tout doucement, prit les Tablettes que Sapho y avoit mises, et le remit comme il estoit auparavant : apres quoy ne pouvant plus durer en ce lieu là, il repassa dans la Chambre, pour voir s'il devoit garder ou remettre ce qu'il avoit pris. Mais à peine eut il ouvert ces Tablettes, qu'il vit qu'il y avoit des Vers escrits dedans : et des Vers escrits de la main de Sapho.
Phaon s'isole pour lire le poème qu'il vient de dérober à Sapho. Quelle n'est pas sa stupéfaction, lorsqu'il découvre que la poétesse est sans doute amoureuse ! Le nom de son amant se trouve même désigné dans le poème par quatre étoiles! Phaon, passant en revue les fréquentations de Sapho, est bien embarrassé : nul nom ne semble correspondre au nombre de syllabes.
De sorte que ne jugeant pas qu'il peust avoir le temps de les lire en ce lieu là sans estre interrompu ; et jugeant par les premieres paroles qu'il en voyoit, qu'ils meritoient la curiosité qu'il avoit de les
voir ; il sortit de chez Sapho, et fut se pormener seul dans un Jardin qui est au bord de la Mer : et qui est tousjours ouvert à tout le monde. Mais à peine y fut-il, qu'ouvrant diligemment ces Tablettes, il y leût les Vers que je m'en vay vous montrer, car je les ay tels qu'il les eut : c'est à dire sans que le nom de celuy pour qui ils estoient faits, y soit ; comme vous le pourrez voir, par la Coppie que je vous en montre. A ces mots Democede donnant des Tablettes à la Reine de Pont, elle y leût tout haut les vers qui suivent.
Ma peine est grande, et mon plaisir extréme ;Je ne dors point la nuit, je resve tout le jour ;Je ne sçay pas encor si l'aime,Mais cela ressemble à l'amour. Un mesme objet occupe ma pensée ;Nul des autres objets ne m'en peut divertir :Si c'est avoir l'ame blessée,le sens tout ce qu'il faut sentir. Certains rayons penetrent dans mon ame ;Et l'esclat du Soleil me plaist moins que le leur :L'on ne voit pas encor ma flame,Mais j'en sens pourtant la chaleur,Voyant mon ame est satisfaite,Et ne le voyant point la peine est dans mon coeur :
J'ignore encore ma deffaite,Mais peut-estre est-il mon vainqueur. Tout ce qu'il dit me semble plein de charmes ;Tout ce qu'il ne dit pas, n'en peut avoir pour moy :Mon coeur as-tu mis bas les armes ? Je n'en scay rien, mais je le croy.
Apres que la Reine de Pont eut leû ces Vers, elle les rendit à Democede : le conjurant de luy dire promptement ce que cette lecture avoit fait dans l'esprit de Phaon. J'ay sçeu depuis par luy mesme) repliqua Democede, en continuant son recit) que ces Vers exciterent un si grand trouble dans son coeur, qu'il fut un quart d'heure sans les pouvoir relire, bien qu'il en eust envie : car enfin quoy qu'il eust creû que Sapho aimoit, où avoit aimé, il ne l'avoit pas creû si fortement qu'il ne fust encore estrangement surpris, de le voir escrit de sa propre main. Mais à la fin s'estant mis à relire ces Vers, et les trouvant encore plus amoureux la seconde fois que la premiere, il en fut si transporté de fureur, qu'il pensa rompre ces Tablettes, et les jetter dans la Mer. Comme il estoit donc tout prest de le faire, il luy vint en fantaisie de ne le faire pas : et de chercher soigneusement quel nom de tous ceux qui voyoient Sapho, pouvoit convenir à la mesure du Vers où celuy de cét Amant aimé devoit estre : car il jugeoit bien malgré son desespoir, que si Sapho eust
voulu luy donner un autre nom que le sien, elle l'auroit escrit dans ses Vers. Ainsi il concluoit aveque raison, que le nom qui n'estoit pas remply, estoit la inste place de celuy pour qui les Vers estoient faits : si bien que regardant encore une fois ces quatre Vers où il y a. Voyant **** mon ame est satisfaite,Et ne le voyant point la peine est dans mon coeur :J'ignore encore ma deffaite,Mais peut estre est-il mon vainqueur.
Il se mit à regarder quel nom pouvoit remplir ce premier Vers, mais il s'y trouva bien embarrassé : car celuy de Tisandre estoit trop long d'une silabe : celuy de Nicanor l'estoit trop d'une aussi : et le mien estoit plus long que celuy de Tisandre. Phaon trouvoit bien que celuy d'Alcé, estoit de la longueur qu'il falloit pour achever ce Vers : mais son amour pour la belle Athys estoit si connuë de tout le monde, et on sçavoit si bien qu'il estoit Confident de Tisandre, que cela ne fit nulle impression dans son esprit. En suite il chercha les noms de tout ce qu'il y avoit de Gens de qualité qui voyoient Sapho, sans en trouver aucun qui convinst à ce Vers qu'il falloit remplir, parce qu'ils estoient tous trop longs : et il chercha mesme les noms de ceux qui ne la voyoient point, sans songer que le sien estoit tel qu'il falloit pour cela. Car comme il sçavoit bien que Sapho avoit fait les
Vers qui luy avoient donné sa premiere jalousie, avant que de l'avoir connu, il n'avoit garde de penser que ceux qui luy donnoient alors tant d'inquietude, luy eusseut donné beaucoup de joye s'il en eust sçeu la cause : et il estoit si esloigné de ce sentiment là, qu'il ne s'estoit pas seulement advisé de regarder si son nom y convenoit, lors que j'arrivay fortuitement aupres de luy.
Phaon se réconcilie avec Democede, car il n'a plus de raison de le soupçonner d'être son rival. Quand il lui présente les vers de Sapho, Democede les interprète d'emblée comme étant adressés à Phaon. Mais ce dernier, aveuglé par sa jalousie, ne veut rien entendre. Les deux amis rencontrent alors Sapho et la compagnie, qui se proposent d'effectuer une promenade en barque. Phaon n'a d'autre choix que de les accompagner. Il est si tourmenté durant le trajet, que les tablettes contenant le poème glissent de sa poche, sans qu'il le remarque tout de suite. Tisandre s'en empare discrètement.
Mais Madame, ce qu'il y eut de rare, fut que Phaon qui depuis sa bizarre jalousie, vivoit assez froidement aveque moy ; et qui ne m'avoit jamais voulu croire tout à fait, lors que je luy avois juré que je n'avois nulle intelligence avec Sapho ; se tint si assuré que je n'y en avois point, parce que mon nom ne pouvoit convenir à ce Vers qui n'estoit pas remply ; et il se sentit si accablé de sa douleur, qu'il m'aborda avec son ancienne franchise : et qu'il me redonna sa confiance toute entiere, comme si je n'eusse eu aucune part à sa jalousie. En effet, il ne me vit pas plustost, que s'en venant à moy ; comme nous avons tous deux tort, me dit-il en m'embrassant, il faut mon cher Democede, que nous oubliyons le passé, et que nostre amitié recommence : car enfin je connois aujourd'huy que j'avois affectivement tort de croire que c'estoit vous qui aviez apris à Sapho à connoistre toutes les delicatesses de l'amour : et je vous feray connoistre à vous mesme que vous n'avez pas raison de croire qu'elle n'en a point. Est-il possible, luy dis-je, que vous en ayez des marques si
claires que je n'en puisse douter ? vous le verrez bientost, me dit-il, en lisant les Vers que je vous baille, et que je luy ay dérobez sans qu'elle le sçache : car enfin vous connoissez son stile, et son escriture, et vous devinerez mesme peut-estre aisément le nom de celuy pour qui ils sont faits : car comme j'ay l'esprit estrangement troublé, je ne suis pas en estat de le deviner. Apres cela je me mis à lire les Vers de Sapho : mais en les lisant je trouvay d'abord que le nom de Phaon remplissoit si justement le Vers qui n'estoit pas remply ; et je me souvins de tant de choses qui m'avoient fait croire que Sapho ne haïssoit pas Phaon, que je ne doutay presques plus qu'ils n'eussent esté faits pour luy : et je le creûs d'autant plustost, que je ne trouvay effectivement pas un nom d'homme de qualité, qui vist Sapho, ou qui l'eust veuë, qui y convinst : excepté celuy d'Alcé, pour qui ces Vers ne pouvoient estre. De sorte que prenant la parole pour le consoler ; pour moy, luy dis-je, j'avouë que je ne voy pas grande difficulté à trouver le nom qui manque à ce Vers : car enfin je suis assuré que pour suivre l'intention de la belle Sapho, il faut qu'il y aitVoyant Phaon mon ame est satisfaite,Et ne le voyant point la peine est dans mon coeur :J'ignore encore ma deffaite,Mais peut-estre est-il mon vainqueur.
Ha Democede, s'escria-t'il, mon nom convient à ce Vers, mais ce Vers ne me convient point : et je ne sçay comment vous avez pû avoir la pensée de chercher si mon nom estoit de la longueur qu'il falloit : car pour moy je ne me suis pas seulement souvenu que je me nommois Phaon. Cependant ce cas fortuit ne me console pas : car enfin toutes ces belles choses tendres, amoureuses, et passionnées, que nous avons veuës de la belle Sapho, sont escrites devant que je la connusse : ainsi il est à croire que les Vers que je vous montre, ont esté faits pour celuy qui a eu le bonheur de luy aprendre toute la tendresse de l'amour, en s'en faisant aimer. Pour moy, repliquay-je, je ne sçay si je me trompe : mais il me semble que les Carracteres qui sont dans ces Tablettes, ne sont pas comme ceux qu'il y a longtemps qui sont faits : et je suis enfin le plus trompé de tous les hommes, si ces Vers ne sont faits pour vous : et si au lieu d'estre le plus malheureux Amant du monde, vous n'estes le plus heureux Amant de la Terre. Quoy, dit-il, vous croiriez que Sapho pûst m'aimer sans que je m'en aperçeusse ? et qu'un homme qui la regarde à tous les momens ; qui observe toutes ses actions, et toutes ses paroles ; et qui fait mesme tout ce qu'il peut pour deviner ses pensées, ne connust point qu'elle l'aimeroit ? ha Democede, cela n'est pas possible : et il n'est que trop vray que ces Vers ne sont point faits pour moy. Comme il disoit cela, nous entendismes
un assez grand bruit de plusieurs Personnes qui parloient : si bien que tournant la teste, nous vismes tout contre nous le Prince Tisandre qui menoit Sapho, qui avoit avec elle toutes ses Amies, Nicanor, Alcé, et plusieurs autres : si bien que rendant diligemment à Phaon, les Tablettes que je tenois, il les mit dans sa Poche avec assez de precipitation. Mais comme Sapho avoit pris garde que Phaon estoit sorty assez brusquement de chez elle, elle luy en fit la guerre : et luy reprocha si galamment d'avoir prefere la solitude à une fort agreable Compagnie, qu'il se trouva engagé à faire la Promenade que toute cette belle Troupe alloit faire : et en effet Phaon et moy la suivismes, quoy que nous n'en eussions pas grande envie : car il avoit son chagrin, et j'avois une affaire. Mais enfin, nous fusmes au bout d'une Allée de ce Jardin, qui aboutit à la Mer : ou nous trouvasmes une Barque dans quoy nous nous mismes : et où nous estions si pressez qu'il n'estoit pas aisé de changer de place : de sorte que comme le hazard plaça Phaon fort prés de Tisandre et de Sapho, il luy fut aisé de connoistre que ce n'estoit pas pour ce Prince que les Vers qu'il avoit avoient esté faits : car Sapho ne respondoit à pas un des regards de Tisandre : et elle vivoit aveque luy avec une civilité si concertée, et si froide, qu'il estoit facile de voir que l'amour n'unissoit pas leurs coeurs. Cependant il estoit si occupé de ce qu'il avoit alors dans l'esprit, qu'il ne prit aucune part à la conversation
generale. Ce que je luy avois dit luy passant quelques fois dans l'imagination, il s'en sentoit assez doucement flatté : mais un moment apres venant à penser que les choses amoureuses que Sapho avoit escrites, l'estoient devant qu'il la connust, sa jalousie recommençoit : ainsi passant de l'esperance, à la crainte, il s'entretenoit luy mesme sans entretenir personne : et il vint à resver si profondément, qu'il s'apuya sur le bord de la Barque, et se mit à regarder attentivement ce boüillonnement d'escume qui paroist tousjours à la Prouë des Vaisseaux et des Barques, qui vont avec rapidité. De sorte que comme Phaon estoit trop cher à Sapho, pour faire qu'elle ne s'aperçeust pas de son chagrin, elle y prit garde, et y fit prendre garde aux autres : mais entre les autres, Tisandre qui avoit sçeu que Phaon estoit amoureux de Sapho, et que Sapho ne haïssoit pas Phaon, aporta un soin extréme à l'observer : voulant tascher de deviner pourquoy il estoit si melancolique : et de penetrer, s'il estoit possible, si son chagrin venoit de ce qu'il estoit mal avec Sapho ; ou si ce n'estoit seulement que parce qu'il estoit trop amoureux d'elle. Si bien que ne le regardant guere moins qu'il regardoit Sapho, il arriva malheureusement que Phaon, en tirant quelque chose de sa Poche, sans sçavoir ce qu'il en vouloit faire, et sans interrompre sa resverie, tira aussi sans s'en aperçevoir, les Tablettes où estoient les Vers de Sapho : qui glissant le long
de la Barque ; tomberent sans faire presques aucun bruit jusques aux pieds de Tisandre : qui les ayant veû tomber se baissa, et les prit sans qu'on s'en aperçeust. Mais Madame, depuis qu'il les eut, il ne fut guere moins resveur que Phaon : car dans la pensée qu'il estoit son Rival, il craignoit de trouver ce qu'il ne cherchoit que pour ne le trouver point. Cependant Cydnon qui voyoit bien que la resverie de Phaon inquiettoit Sapho, se mit à luy parler, et à luy en demander la cause, qu'il ne luy voulut pas dire, comme vous pouvez penser. Mais comme il n'avoit alors dans l'esprit que les Vers de Sapho, il mit la main dans sa Poche, pour voir s'il ne les avoit pas encore, quoy qu'il n'en doutast point : car c'est la coustume de ceux qui aiment, de faire souvent de ces choses inutiles, qu'ils ne feroient pas si leur raison estoit libre. Phaon ayant donc mis la main dans sa Poche, pour voir s'il n'avoit pas tousjours les Tablettes de Sapho, fut estrangement estonné de voir qu'il ne les avoit plus : cependant il n'osoit tesmoigner son estonnement, ny dire ce qu'il avoit perdu : car s'il l'eust dit, il eust fait sçavoir à Sapho le larcin qu'il luy avoit fait : et il l'eust couverte d'une confusion estrange. De plus, ne pouvant sçavoir avec certitude, s'il les avoit perduës dans le Jardin, ou dans la Barque ; ou si elles ne seroient point tombées dans la Mer, il n'osoit faire aucun bruit de sa perte, principalement pour l'interest de Sapho : car encore qu'il eust beaucoup de jalousie, il avoit pourtant
encore beaucoup de respect : et l'interest de la gloire de cette admirable Fille, luy estoit aussi considerable que son propre repos. De plus, ce que je luy avois dit, remettant quelquesfois quelque agreable doute dans son esprit, faisoit qu'il estoit encore plus retenu ; si bien qu'il se contenta de chercher tout doucement à l'entour de luy, sans dire ce qu'il cherchoit. Mais comme il le faisoit fort soigneusement, quoy qu'il taschast de le faire sans nulle affectation ; Tisandre connut bien que ce que son Rival avoit perdu, luy tenoit au coeur : et que ce qu'il avoit trouve, luy donneroit peut-estre quelque fâcheux esclaircissement de ses doutes.
Sitôt achevée la promenade en barque, Tisandre, poussé par la curiosité, s'empresse de lire les tablettes. Il comprend d'emblée que Phaon est son heureux rival. Lequel se rend compte, à son grand désespoir, qu'il a égaré les vers de Sapho, au risque de la compromettre. De son côté, Sapho, qui après la ballade, s'était dépêchée de rentrer afin de brûler ces vers, est complètement désemparée en constatant leur disparition. Ainsi, durant trois jours, Sapho, Phaon et Tisandre s'évitent mutuellement.
Mais à la fin nostre Promenade Maritime estant faite nous remenasmes les Dames chez elles, et nous conduismes mesme le Prince Tisandre chez luy : qui n'y fut pas si tost, qu'entrant diligemment dans son Cabinet, il ouvrit les Tablettes qu'il avoit trouvées, et y leut les Vers que vous avez leûs, et qui avoient donné tant d'inquietude à son Rival. Mais Madame, il ne se trouva pas aussi embarrassé que luy à deviner le nom qui devoit remplit ce Vers imparfait, qui estoit marqué par de petites Estoilles : car des qu'il le leût, il ne douta point que le nom de Phaon ne fust celuy qui y devoit estre : et il creût mesme que Sapho avoit donné ces Vers de sa propre main à son Rival : et que c'estoit enfin une affection si solidement liée, que rien ne la pouvoit rompre. Vous pouvez juger Madame, combien cette pensée luy en donna de fâcheuses :
aussi a-t'il dit depuis, qu'il n'avoit jamais tant souffert, et qu'il avoit passé la nuit sans dormir. D'autre part Phaon n'estoit pas en repos : et il me dit des choses si touchantes, sur la perte qu'il avoit faite de ces Vers de Sapho ; et il me tesmoigna avoir une si forte aprehension que cette avanture ne luy nuisist ; que je connus qu'en effet il estoit aussi amoureux qu'on pouvoit l'estre : puis que malgré sa jalousie, il songeoit si fort à la reputation de Sapho, qui estoit encore plus en peine que luy. Car enfin Madame, imaginez vous que cette admirable Fille, avoit senty une si grande inquietude lors qu'elle avoit serré diligemment ces Tablettes dans le Tiroir où Phaon les avoit prises ; et qu'elle s'estoit si Fort repentie de s'estre mise en estat que ces Vers peussent estre veûs ; que des qu'elle sut retournée chez elle, elle entra dans son Cabinet avec intention de les brusler, et de n'en faire jamais de pareille nature. Mais Madame, elle fut bien surprise et bien affligée, lors qu'elle ne les trouva plus au lieu où elle les avoit mises : elle ne se fia pourtant pas alors à sa memoire : et elle chercha dans tous les autres lieux ou il n'eust pas esté impossible qu'elles eussent elle. Mais à la fin ne pouvant plus douter que ces Vers ne luy eussent esté dérobez, elle en eut une douleur si sensible, qu'elle n'en avoit jamais senty de pareille. Cependant dans cét estrange embarras d'esprit, elle ne trouvoit point de souhait plus doux à faire, sinon que ce fust Phaon
qui eust pris ses Vers : quoy qu'elle eust pourtant une grande confusion qu'il les eust veus. Car comme elle ne sçavoit pas sa bizarre jalousie, elle s'imaginoit qu'il s'en seroit fait l'aplication : mais encore qu'elle le souhaitast, elle ne pouvoit pas esperer que ce fust Phaon qui les. eust : parce qu'elle l'avoit veû si triste, qu'elle ne l'en soubçonna pas. Joint que se souvenant qu'il estoit sorty de chez elle un moment apres que Tisandre avoit esté dans son Cabinet, elle ne pensa pas qu'il eust pû avoir le loisir de faire ce larcin : si bien que ne sçachant qui en soubçonner, elle estoit en une peine estrange. D'autre part Tisandre qui estoit un aussi homme d honneur qu'il y en ait jamais eu, voyant par ces Vers que Sapho aimoit Phaon ; voyant de plus que Phaon estoit digne de Sapho ; et ne doutant nullement que son Rival n'eust reçeu ces Vers des mains de sa Maistresse, et que leur affection ne fust tout a fait liée, se resolut de vaincre sa passion ; et il porta mesme le respect qu'il avoit pour Sapho aussi loin qu'il pouvoit aller. Car encore qu'Alcé fust son Confident, il ne luy montra point les Vers de cette merveilleuse Fille : il est vray qu'il sut trois jours entiers à prendre une resolution decisive : pendant lesquels il ne vit point Sapho : qui de son costé esvita avec adresse de voir Compagnie, de peur d'ouïr dire quelque chose de ces Vers qui luy desplust. Ce n'est pas qu'elle n'eust fait la resolution de dire si on luy en parloit, que c'estoient
des Vers faits sans sujet, par la seule curiosité de voir s'il estoit possible de faire parler d'amour à une Femme, sans choquer la bien-seance : mais apres tout, comme elle sçavoit dans le fonds de son coeur, qu'ils avoient une cause veritable, elle en avoit une confusion estrange. D'ailleurs Phaon n'osoit chercher à la voir : car il sentoit bien qu'il luy seroit impossible de ne luy donner pas de trop grandes marques de son chagrin ; de son inquietude, et de sa jalousie : ainsi durant trois jours on ne voyoit en nulle part, ny le Prince Tisandre, ny Sapho ; ny Phaon : et Nicanor estoit si embarrassé, à tascher de deviner pourquoy deux de ses Rivaux et sa Maistresse estoient solitaires en mesme temps, qu'il n'estoit guere moins inquiet qu'ils l'estoient.
Tisandre finit par demander une audience à Sapho. Il vient lui rendre les vers que Phaon a perdus. Sapho est d'autant plus embarrassée que Tisandre est convaincu de l'amour réciproque d'elle et de Phaon. Elle tente de le convaincre que son rival n'a pas reçu ces vers de sa main, mais elle finit par admettre qu'il n'est pas impossible qu'elle ressente de l'affection pour lui. A ces mots, Tisandre lui promet de s'éloigner pour tenter d'oublier ses sentiments pour elle.
Mais à la fin Tisandre ayant fait un grand effort sur luy mesme, se surmonta : et envoya demander une Audience particuliere à Sapho, pour l'entretenir d'une affaire tres importante. De sorte que Sapho n'osant la luy refuser, à cause de sa condition, elle la luy accorda : mais elle l'attendit avec une inquietude estrange, par la crainte où elle estoit, que ce ne fust pour luy parler de ses Vers qu'il venoit chez elle. Ce n'est pas qu'elle ne sçeust bien qu'il estoit impossible que ce fust luy qui les eust pris dans son Cabinet, car elle l'avoit tousjours veû : mais elle craignoit que quelque autre ne les luy eust baillez. Cependant l'heure de
cette Audience estant arrivée, Tisandre fut chez Sapho, sans estre suivy de personne : mais au lieu de l'aborder comme à l'ordinaire ; il la salüa avec une civilité serieuse, et froide, quoy que pleine de beaucoup de respect : qui luy fit connoistre qu'il avoit quelque chose de fâcheux à luy dire. Comme il n'y avoit alors dans sa Chambre qu'une Fille qui estoit à elle, Tisandre fut d'abord dans la liberté de l'entretenir : de sorte que sans perdre temps ; je viens Madame, luy dit-il, vous rendre la plus grande marque d'amour que personne ait jamais rendue : en vous rendant des Vers que Phaon a perdus, et que vous luy avez donnez : car enfin Madame, tout autre que moy se vangeroit de vostre cruauté, en les montrant à toute la Terre. Le respect que je vous porte est pourtant si grand, que toute rigoureuse que vous m'estes, je ne laisse pas de craindre de vous déplaire : et de vouloir du moins conserver vostre estime, puis que je ne puis aquerir vôtre affection. En disant cela, Tisandre rendit à Sapho les Tablettes oû estoient les Vers qu'elle avoit faits pour son Rival : mais il les luy rendit ouvertes : et luy fit voir qu'il avoit escrit le nom de Phaon, à l'endroit où il devoit estre. Vous pouvez juger Madame, que Sapho ne prit pas ces Tablettes sans rougir : neantmoins apres s'estre un peu remise, elle entreprit de faire deux choses tout à la fois : la premiere, d'achever de dégager
Tisandre de son affection : et la seconde, de luy persuader que ces Vers n'avoient point esté faits pour Phaon en particulier, ny pour nul autre. Mais quoy qu'elle dist tout ce qu'on pouvoit dire d'adroit, et de spirituel, en une conjoncture si delicate, elle ne fit que la moitié de ce qu'elle vouloit faire : car elle acheva de desgager Tisandre de son amour, mais elle ne pût luy faire croire que ces Vers n'avoient pas esté faits pour Phaon. Elle ne pût mesme luy persuader qu'elle ne les luy eust pas donnez de sa propre main ; quoy qu'elle dist vray, lors qu'elle assuroit qu'il les avoit dérobez. Non non, Madame, luy dit alors Tisandre, vous ne me persuaderez pas : car enfin quiconque a donné son coeur, peut bien donner des Vers. On peut quelques fois donner son coeur tout entier, repliqua Sapho, sans donner nulle autre chose : et cette circonstance que vous voulez conter pour rien est si considerable pour moy, que je ne mets nulle comparaison entre avoir fait ces Vers pour Phaon, ou les luy avoir donnez de ma main. En effet, presuposé que j'eusse pour luy une inclination tres puissante, il ne seroit pas si estrange que je me disse à moy mesme ce que je sentirois malgré moy dans mon coeur : et si c'estoit une foiblesse, elle ne choqueroit du moins pas la modestie, puis qu'elle ne seroit sçeuë que de moy. Mais Seigneur, en m'acusant d'avoir donné ces Vers à Phaon, vous me faites un si grand outrage, et vous pensez
de moy une si estrange chose, que je suis estonnée que vous ne les avez montrez à toute la Terre. Car en effet je serois indigne que vous eussiez nulle discretion, si j'avois esté assez indiscrette pour donner ces Vers à Phaon. Cependant je ne laisse pas de vous rendre grace de me les avoir rendus : et de vous conjurer de me dire positivement, de quelle façon vous les avez eus : car comme je n'ay nulle intelligence particuliere avec Phaon, je ne le puis sçavoir que de vous. Ha Madame, que ce que vous me dittes est outrageant ! repliqua Tisandre, et que ce que je sais merite peu ce que vous faites ! Cependant comme il peut-estre que Phaon n'a ozé vous dire qu'il a perdu des Vers qu'il devoit conserver si soigneusement ; je vous diray que je les vy tomber de sa poche le soir que nous fusmes nous promener sur la Mer : et que je les ramassay sans sçavoir que j'y trouverois l'Arrest de ma mort. Phaon estoit si triste ce soir là, repliqua-t'elle, que vous devez ce me semble estre persuadé que je ne luy avois pas donné ces Vers, et qu'il ne croyoit pas mesme qu'ils fussent faits pour luy : car à dire la verité, le coeur de Sapho n'est pas une conqueste si facile à faire, qu'il ne deust tirer quelque vanité de l'avoir faite, et qu'il n'en deust mesme avoir quelque joye. Quoy qu'il en soit, dit alors Tisandre, je suis persuadé que Phaon est autant aime, que je suis haï : et si je n'avois pour vous des sentimens de respect, que nul Amant mal traité n'a
jamais eus ; estant ce que le suis à Mytilene, je trouverois bien moyen de renvoyer Phaon en Sicile. Mais comme je le chasserois en vain de cette Isle, puis que je ne le puis chasser de vostre coeur, je ne veux pas estre vostre Tyran, apres avoir esté vostre Esclave. Vous m'avez persuadé autrefois avec tant d'adresse, adjousta-t'il, qu'il ne tenoit mesme pas à vous que vous ne m'aimassiez, que je veux vous sçavoir gré de ce que vous avez fait contre vous mesme : mais Madame, pour reconnoistre mon respect, il faut avoir de la sincerité : et m'advoüer ingenûment le veritable estat de vôtre ame, comme je vous advouë l'estat de la mienne : afin qu'apres cela je vous laisse en repos, et que je tasche de m'y mettre. Seigneur ; repliqua Sapho en rougissant, si je pouvois vous donner toute mon affection, comme je vous donne toute mon estime, je le ferois sans doute, pour reconnoistre vostre generosité : mais à vous parler sincerement, il y a tousjours eu dans mon coeur un si puissant obstacle au dessein que vous avez eu d'estre aimé de moy, que je ne l'ay jamais pû surmonter, quelque effort que j'aye fait. Apres cela Seigneur, ne m'en demandez pas davantage : car puis que je ne vous puis aimer, il ne vous importe guere si j'aime Phaon, ou si je ne l'aime pas. Je ne vous le demande pas Madame, reprit-il, pour m'éclaircir de la chose, car je n'en doute point du tout : mais je vous le demande afin d'avoir du moins l'avantage de
me pouvoir loüer de vous une fois en ma vie. De grace Seigneur, reprit Sapho, ne vous obstinez pas à vouloir une chose injuste et inutile : et contentez vous que je vous die seulement, que je ne vous puis aimer, et que je ne sens pas pour Phaon, la mesme impossibilité d'avoir quelque affection pour luy. C'en est assez Madame, luy dit il en se levant, pour me rendre le plus mal-heureux de tous les hommes : cependant comme je me suis resolu de vous respecter tousjours, je m'en vay faire tout ce que je pourray pour desnoüer les Liens qui m'attachent à vous, sans les rompre avec violence : et je souhaitte seulement en vous quitant, que vous connoissiez un jour que si vous avez donné vostre coeur au plus honneste homme de vos Amants ; vous ne l'avez pas donné au plus fidelle, ny au plus amoureux.
Peu après le départ de Tisandre, Cydnon arrive. Sapho, bouleversée, lui dévoile spontanément le contenu de leur entretien. Elle lui fait part également de ses interrogations sur l'attitude de Phaon. Quand Cydnon lui dépeint la jalousie de ce dernier, elle accepte que Democede lui suggère la vérité. Seule condition : Phaon doit ignorer son consentement à cette révélation. Cydnon et Democede exéctuent leur mission avec tant de discrétion que Phaon est rassuré au sujet des sentiments de sa bien-aimée.
Apres ce la Madame, Tisandre s'en alla : mais avec tant de tristesse sur le visage, que Sapho toute insensible qu'elle estoit pour luy, en eut le coeur vil peu touché. Mais comme il y avoit alors des choses qui le touchoient encore plus sensiblement, elle pensa plus à Phaon qu'à Tisandre : et elle eut mesme un nouveau sujet d'y penser, par une visite que luy fit ma Soeur. Car vous sçaurez, Madame, que voyant Phaon dans un si grand desespoir, et ayant moy mesme une assez grande curiosité de sçavoir si effectivement ces Vers qui causoient
tant de desordre, avoient esté faits pour Phaon, comme je le croyois, je fus trouver Cydnon avec qui je vivois non seulement comme avec une Soeur qui m'estoit tres chere, mais encore comme avec une Amie tres fidelle. Si bien qu'apres luy avoir fait un grand secret, de ce que j'avois à luy dire, je luy contay la jalousie de mon Amy, et l'avanture des Vers : et je la conjuray de me dire s'ils estoient faits pour Phaon. S'ils sont faits pour quelqu'un, reprit elle, ils sont assurément faits pour luy : mais mon Frere je n'en sçay rien : et Sapho ne m'a point montré les Vers dont vous me parlez. Cependant, luy dis-je, le pauvre Phaon qui croit qu'ils sont faits pour un autre, en a une jalousie si forte, et une douleur si violente, que je croy qu'il en mourra, si vous ne m'aidez à le secourir. En verité mon Frere, repliqua t'elle, il ne me sera pas aisé : car enfin Sapho qui ne m'a jamais fait secret d'aucune chose, ne m'a rien dit de cette avanture : et je ne voy pas que je luy en puisse parler, si elle ne m'en parle. Il est vray, adjousta t'elle, que je ne l'ay veuë qu'un moment, depuis nostre promenade sur la Mer : ainsi tout ce que je puis, est de vous promettre de voir Sapho : et de rendre office à Phaon, si elle me donne lieu de le pouvoit faire. Apres cela je luy exageray autant que jé pûs la jalousie de cét Amant, afin de luy faire pitié de son malheur : mais plus je luy parlois, plus je luy voyois d'envie de rire : car comme elle sçavoit les veritables sentimens de
Sapho pour Phaon, elle trouvoit quelque chose de si plaisant à penser qu'il estoit luy mesme ce Rival aimé qui l'affligeoit si fort, qu'elle ne pouvoit s'empescher d'en rire. Mais cruelle Soeur, luy dis-je alors, je ne vous represente pas les maux de mon Amy, pour vous en divertir : et ce n'est pas en riant qu'il le faut pleindre. Si je croyois qu'il fust fort à pleindre, reprit-elle, je n'en userois pas ainsi ; mais comme je ne voy pas que Phaon ait de Rivaux qu'il doive craindre, je vous avoüe que je ne puis m'empescher de me divertir de son chagrin : car je ne trouve rien de si plaisant à observer, quand on a le coeur entierement libre, que tout ce que font les gens les plus sages quand ils ont un engagement de cette nature. C'est pourquoy pardonnez à un enjouëment naturel que j'ay dans l'esprit pour ces sortes de choses, dont je ne suis pas la Maitresse : et croyez que je rendray tout l'office que je pourray à Phaon. Et en effet Madame, dés que je fus party, elle fut chez Sapho, et elle y arriva un quart d'heure apres que le Prince Tisandre l'eut quittée si bien qu'ayant alors l'esprit remply de trop de choses, pour en pouvoir faire un secret à Cydnon, elle la fit passer dans son Cabinet : et donnant ordre qu'on dist qu'on ne la voyoit point si on la demandoit, elle la conjura de luy pardonner si elle luy avoit sait un secret durant trois jours d'une avanture qui luy estoit arrivée. Car enfin ma chere Cydnon (luy dit Sapho, apres la luy avoir racontée)
elle est si cruelle, qu'il ne m'est jamais rien arrivé de si fâcheux en ma vie. En effet y a-t'il rien de plus insuportable, que de voir que Tisandre ait veû des Vers de la nature de ceux qu'il a veûs ? et y a-t'il rien de si terrible que depenser que Phaon luy mesme les a leûs ? Pour moy, adjousta-t'elle, je ne pense pas que je puisse me resoudre à le voir : et il y a trois jours que je ne voy personne, pour esviter sa rencontre. Ce n'est pas qu'il n'y ait eu quelques instans, où j'ay souhaité que ce fust luy qui eust trouvé ces Vers : mais je le souhaitois quand je ne pensois pas qu'il les eust. Cependant il n'en est pas de mesme aujourd'huy : et je ne sçay si je ne voudrais point que cent autres personnes les eussent leûs, et que Phaon ne les eust pas eus en sa puissance : car comment oseray-je le voir, apres une si fâcheuse avanture ? En effet ne dois-je pas craindre que se fiant à la passion qu'il sçait que j'ay pour luy, il n'ait l'audace de me parler avec moins de respect ? et ne dois-je pas aprehender encore, qu'il ne me regarde comme une Conqueste si facile, qu'elle ne luy est pas fort glorieuse ? Si vous avez quelque chose à craindre, repryt Cydnon, ce n'est nullement ce que vous dites : et pour vous tesmoigner que je vous suis absolument acquise, adjousta-t'elle, il faut que je trahisse un secret que mon Frere m'a confié : et que je vous aprenne que Phaon est le plus malheureux, et le plus jaloux de tous les hommes.
Il n'est donc pas amoureux de moy, reprit brusquement Sapho en rougissant : il est plus amoureux de vous, repliqua Cydnon, qu'on ne le fut jamais personne : mais il est si jaloux, et jaloux d'une si bizarre maniere, que je ne sçay comment vous l'en pourrez guerir. Cette Enigme est si obscure pour moy, respondit Sapho, que je n'y puis rien comprendre. Quand je vous l'auray expliquée, repliqua t'elle, vous la comprendrez mieux, mais vous n'en serez pas moins estonnée : car enfin le jour que vous montrastes des Vers à Phaon, et à Democede, ce premier y trouva des choses si passionnées, qu'il conclut qu'il falloit de necessité que vous eussiez aimé, ou que vous aimassiez encore : et qu'il estoit impossible que vous pussiez escrire des choses si tendres sans avoir eu de l'amour. Si bien que s'estant mis cette bizarre fantaisie dans la teste, il a depuis cela souffert des maux incroyables : et il n'a fait autre chose que chercher ce pretendu Rival, qu'il croit vous avoir inspiré toute la tendresse de vos Vers. Mais de grace, Cydnon, interrompit Sapho, dittes moy sincerement si ce que vous dittes n'est point un jeu de vôtre esprit ? nullement, reprit-elle, et ce que je vous dis est si positivement vray, que rien ne l'est davantage. En effet le malheureux Phaon est si preoccupé de cette imagination, qu'apres avoir pris les Vers dont il s'agit presentement, au lieu de se les attribuer, et de joüir de sa bonne fortune,
il n'a fait autre chose que chercher des noms qui convinssent à ce Vers qui n'estoit pas remply : et pour moy, je vous avoüe que je conçoy cela d'une si plaisante maniere, que si ce n'estoit que je vous en voy en chagrin, j'en rirois de tout mon coeur. Cependant je ne laisse pas de vous prier serieusement, de chercher les voyes de guerir le pauvre Phaon de sa jalousie : car mon Frere me l'a representé si miserable, qu'il merite d'estre secouru. Mais à ce que je voy, repliqua Sapho, Democede a veû ces terribles Vers qui me donnent tant de confusion : et apres avoir dit cent fois que si je voulois un Amant, je ne voudrois pas qu'il eust de Confident, je me voy exposée à avoir autant de Confidents de ma foiblesse, qu'il y a d'hommes à Mytilene. Ce n'est pas que je ne sçache bien, adjousta-t'elle obligeamment, que Democede est discret : mais apres tout, Cydnon, avoüez la verité, il devine mieux que Phaon. Il ne me l'a pas dit, repliqua-t'elle, mais je luy ay assuré que ces Vers n'estoient faits pour personne, ou qu'ils l'estoient pour Phaon : car comme il est son Amy particulier, j'ay crû par là l'engager à plus de discretion : et l'empescher de s'aller informer à d'autres, d'une chose dont je luy ay promis de luy rendre conte. Mais Cydnon, quel conte luy pourrez vous rendre, repliqua brusquement Sapho, qui ne me soit point desavantageux ? car de luy dire que j'aime Phaon, c'est une chose effroyable : de luy jurer que je
ne l'aime pas, il croira donc que j'en aime un autre : de luy protester que je n'aime rien, dans la follie que Phaon a dans la teste, c'est augmenter sa jalousie sans me justifier : cependant je voudrois trouver un expedient qui l'empeschast d'estre jaloux ; qui me conservast son affection ; qui cachast la mienne à Democede ; et qui permist seulement à Phaon d'en deviner une partie. Pour moy, reprit Cydnon, veû comme mon Frere m'a parlé, je croy qu'il sera difficile de guerir Phaon de sa jalousie, si vous ne luy monstrez toute la tendresse que vous avez pour luy. Ha Cydnon, repliqua Sapho, j'aime mieux qu'il soit eternellement jaloux, que de luy faire voir toute ma foiblesse. Vous ne vous souciez donc pas de conserver son coeur ? respondit Cydnon : car enfin vous sçavez mieux que moy, que les longues jalousies destruisent l'amour. Le fondement de celle de Phaon, reprit Sapho, a si peu de solidité, que je ne croy pas qu'elle puisse durer long temps : au contraire, respondit ma Soeur, c'est parce qu'elle n'a point de fondement, qu'elle est difficile à chasser : car si par exemple Phaon estoit positivement jaloux de Nicanor, vous n'auriez qu'à le maltraiter, et à ne le voir plus, pour faire cesser la jalousie : mais n'estant jaloux, que parce que vous escrivez avec des sentimens si tendres et si passionnez, qu'il s'est imaginé qu'il saut que vous aimiez quelqu'un, il n'est pas possible de le guerir, qu'un luy donnant lieu de penser que vous
n'aimez que luy : et qu'en luy permettant de croire que les Vers qu'il a veûs luy apartiennent. Comme j'ay bien deviné la passion qu'il a pour moy, devant qu'il me l'ait ditte, respondit elle, qu'il devine, s'il peut, la tendresse que j'ay pour luy : car s'il ne le fait, il ne la sçaura jamais. Mais encore, dit alors Cydnon, faut il luy dire precisément quelque chose de ces Vers, où il n'y a point de nom : ne suffit il pas qu'il voye, reprit elle, que les noms de tous les hommes qui pourroient estre amoureux de moy n'y conviennent point, et que le sien y convient, pour luy faire comprendre, ou qu'ils ne sont faits pour personne, ou qu'ils sont faits pour luy ? S'il n'avoit pas l'imagination preoccupée, repliqua Cydnon, ce que vous dittes suffiroit sans doute : mais dans les sentimens où il est, si la conservation de Phaon vous est chere, il faut faire quelque chose davantage : et souffrir du moins que mon Frere le console dans sa douleur, et luy donne quelque esperance. Pourveû qu'il ne puisse pas soubçonner que ce soit de mon consentement, reprit Sapho, Democede peut luy dire ce qu'il voudra, pour luy persuader que je n'ay jamais rien aimé : car apres tout malheur pour malheur, je souffrirois plus volontiers que Phaon creust que je l'aimasse, que de croire que j'eusse seulement souffert l'amour d'un autre. Apres cela Sapho raconta à Cydnon, tout ce que Tisandre luy avoit dit : ainsi vous voyez, luy dit elle, que le Rival de Phaon est bien mieux informé
de l'affection que j'ay pour luy, qu'il ne l'est luy mesme. En verité Cydnon, adjousta-t'elle, mon avanture est bien bizarre : car enfin Tisandre sçait que j'aime Phaon : et il le sçait avec tant de certitude, qu'il m'en abandonne : et Phaon au contraire, est tout prest de me quitter, parce qu'il croit que je ne l'aime point, et que l'en aime un autre : ainsi estant luy mesme son propre Rival, s'il faut ainsi dire, il se fait plus de mal, que tous ses Rivaux ne luy en font : et il me reduit dans la plus fâcheuse conjoncture où une personne de mon humeur se puisse trouver. Car enfin les femmes ne doivent jamais dire qu'elles aiment, qu'en souffrant seulement d'estre aimées : c'est pourquoy Cydnon, il faut laisser le soin de cette Avanture à la Fortune. Mais prenez garde, repliqua-t'elle, que vous ne vous repentiez de ce que vous dittes : si je me repens de ce que je dis, reprit Sapho, je ne feray que ce que j'ay desja fait cent fois, depuis que je connois Phaon : puis qu'il est vray que je me suis repentie d'avoir demandé sa connoissance à Democede : et que je me repens encore de l'heure que je parle, de l'avoir aimé, et d'avoir fait les Vers qui causent ce dernier desordre. Et pour vous descouvir tout ce que je pense, je sens bien que quoy que je vous puisse dire, et que quoy que je puisse faire, je m'en repentiray toute ma vie. En effet si je conserve Phaon par des soins indignes de moy, j'en
auray un repentir eternel : et si je le perds par une severité trop scrupuleuse, je m'en repentiray jusques à la mort. Voila donc Madame, en quelle assiette Sapho avoit l'esprit, lors que ma Soeur luy parla : de sorte que connoissant bien qu'elle consentoit qu'elle fist pour guerir Phaon de sa jalousie, tout ce qui ne l'engageroit point trop, elle ne voulut pas la presser davantage : et elle me dit apres l'avoir veuë, que Phaon avoit tort : que je devois luy conseiller de voir Sapho le plustost qu'il pourroit : et qu'assurément il n'avoit point de Rivaux qu'il deust craindre. Mais Madame, ce qu'il y avoit de rare en cette rencontre, c'est que Sapho avoit l'esprit si occupé des divers sentimens qui l'agitoient, qu'elle ne s'avisa point de se mettre en colere, de la hardiesse qu'avoit eu Phaon de prendre ses Vers dans son Cabinet. Cependant Cydnon agit si bien aveque moy, et j'agis si adroitement avec Phaon, que quoy qu'il ne creust pas positivement tout ce que je luy disois, il ne laissa pas de se resoudre d'aller chez Sapho, et d'y aller avec le dessein de luy dire tout ce qu'il avoit dans l'ame. Cependant il arriva encore du changement dans son esprit : car comme les Grands ne peuvent jamais se cacher, il y eut un bruit si universel dans Mytilene, que Tisandre avoit resolu de ne voir plus Sapho ; que Phaon s'imaginant que ce Prince ne la quittoit, que parce qu'il avoit descouvert qu'elle aimoit quelqu'un, il en eut un redoublement de jalousie qui rompit son premier
dessein. Ce n'est pas qu'en effet il n'eust raison de croire de Tisandre ce qu'il en croyoit : mais comme il ne sçavoit pas que c'estoit luy qui desgageoit ce Prince de l'amour de Sapho, il tiroit des consequences du changement de cét Amant, qui le rendoient tres malheureux.
Après le départ de Tisandre, Phaon se décide à parler à Sapho. Il se rend chez elle de bon matin, et lui dévoile les multiples causes de sa jalousie. Sapho lui avoue n'avoir aimé personne avant qu'il arrive à Mytilene. Elle parvient ainsi à calmer sa jalousie et à augmenter son amour.
Mais à la fin apres avoir passé deux jours dans cette incertitude, il se détermina tout d'un coup d'aller chez Sapho, pour luy descouvrir toute la grandeur de son amour, et toute la violence de sa jalousie : et en effet il fut le jour suivant de si bonne heure chez elle, qu'il n'y trouva encore personne. De vous dire Madame, ce qu'ils sentirent en se revoyant, il ne seroit pas aisé : car Sapho eut de la confusion de sa propre foiblesse, et de la pitié de celle de Phaon : et cét Amant eut tant de sentimens differens, qu'on ne les sçauroit representer : car il me dit qu'il avoit senty redoubler son amour et sa jalousie : et qu'il avoit pourtant aussi senti renaistre son esperance. Mais enfin apres s'estre salüez presques avec une esgalle agitation d'esprit, Phaon demanda pardon à Sapho, d'avoir esté si long temps sans la voir : mais Madame, adjousta-t'il, je ne sçay si apres vous avoir demandé pardon de ne vous avoir pas veuë, je ne dois pas encore vous le demander de ce que je viens vous revoir : car j'y vins avec la resolution de vous dire tant de choses differentes, que je ne sçay si je ne seray point assez malheureux pour vous en dire quelqu'une qui vous desplaise : quoy que je
sois resolu de ne vous dire rien qui ne soit digne de l'amour et du respect que j'ay pour vous. Nous avons eu si peu de chose à démesler ensemble depuis que nous nous connoissons, repliqua-t'elle, que je ne sçay ce que vous pouvez avoir tant à me dire : j'ay à vous demander, Madame, repliqua-t'il, si j'ay tort d'estre le plus jaloux de tous les hommes ? j'ay à vous conjurer de me parler avec sincerité : j'ay à vous suplier d'avoir compassion de ma foiblesse : d'examiner bien la passion qui la cause : de peser toutes les raisons qui peuvent excuser ma jalousie : et de vouloir s'il est possible, ne me desesperer pas. Tout ce que vous me dittes, repliqua Sapho, marque qu'il y a un si grand déreglement dans vostre esprit, que je veux faire par pitié, ce que je ne devrois pas faire par raison, si je n'écoutois que l'exacte justice, et l'exacte bien-seance. C'est pourquoy je veux bien escouter vos pleintes, et souffrir mesme que vous me parliez de vostre jalousie, quoy que je n'aye guere enduré que vous m'ayez parlé de vostre amour : parlez donc Phaon, luy dit-elle encore, et dittes moy de qui vous estes jaloux ? Je n'en sçay rien Madame, luy dit-il, mais je sçay bien qu'il y a des instans où je crois en avoir tous les sujets imaginables : car enfin Madame, vous escrivez des choses si tendres, qu'il faut que vous les ayez senties : et vous avez fait des Vers que j'ay eu l'audace de vous dérober, qui me coustent mille
soupirs, et qui me cousteront peut-estre la vie, si vous n'avez la bonté de me dire des choses qui me guerissent. Mais encore, luy dit Sapho, que faudroit il vous dire pour voue guerir ? il faudroit, reprit-il, me pouvoir persuader qu'en effet vous n'avez jamais rien aimé : et que si vous avez à aimer quelque chose, ce sera le malheureux Phaon. Mais Madame, comme cela n'est pas possible, je ne vous le demande point : et je vous demande positivement le veritable estat de vostre ame, quel qu'il puisse estre : et je vous demande le nom de celuy pour qui vous avez fait les Vers que je pris dans vostre Cabinet. Pour respondre en general à tout ce que vous me demandez, repliqua-t'elle, je vous diray que j'eseris tendrement, parce que naturellement j'ay l'ame tendre : et je vous assureray en suite, que si je dois donner de la jalousie à quelqu'un, ce ne doit pas estre à vous : car enfin je vous le dis pour ma propre gloire, autant que pour vostre repos : je n'avois rien aimé le jour que vous arrivastes à Mytilene : et je puis encore vous asseurer que je n'ay rien fait depuis cela, qui vous doive donner de la jalousie. Mais pour tesmoigner que je dis vray, je consens que vous observiez toutes mes actions, toutes mes paroles, et mesme tous mes regards : et si apres les avoir observez, vous trouvez que vous deviez estre jaloux, soyez le jusques à la fureur : et soyez persuadé qu'en vous permettant d'avoir de la jalousie, je fais pour vous ce que je n'ay jamais fait pour personne.
Comme vous ne pouvez me permettre d'estre jaloux, reprit-il, sans me permettre d'estre amoureux, il faut Madame que je vous remercie de cette permission, comme de la plus grande faveur du monde : cependant, adjousta-t'il, le vous serois bien plus obligé de me dire precisément que vous voulez bien que j'aye de l'amour, que de m'assurer que vous souffrirez que j'aye de la jalousie : dittes moy donc Madame, je vous en conjure, s'il me peut estre permis d'esperer que vous aurez un jour pour moy une partie de la tendresse que vous sçavez si admirablement exprimer ? et n'aurois-je point trop de presomption, de pretendre que vous puissiez un jour m'attribuer les Vers qui m'ont donné une si cruelle jalousie ? Mais Madame, pour me rendre croyable une assurance si glorieuse, il faudroit avoir de la sincerité : il faudroit me dire ce que vous ne me dittes pas : il faudroit me montrer vostre coeur, comme je vous montre le mien : et ne me faire pas un secret de tout ce qui s'est passé dans vostre ame, avant que je vous connusse. Car enfin quand vous auriez aimé quelqu'un, avant que j'eusse eu l'honneur d'estre connu de vous, je n'aurois pas raison de m'en plaindre : ce n'est pas que je ne souhaitasse avec une passion estrange, d'avoir la gloire d'estre le premier qui eust un peu attendry vostre coeur : mais si cela n'est pas possible, je ne laisseray pas de m'estimer tres heureux, d'estre le Successeur d'un heureux Rival. Parlez donc
divine Sapho, et dittes moy si je dois estre jaloux ; si je dois estre heureux, ou miserable ; et pour le dire en deux mots, si je dois vivre ou mourir ? Phaon dit toutes ces choses avec une action si pleine de respect ; il y avoit dans le son de sa voix je ne sçay quoy de si persuasif ; et il regardoit Sapho d'une maniere si soumise, et si passionnée ; qu'enfin cette belle Personne ne pouvant se resoudre de mal traiter un Amant qu'elle vouloit conserver, luy parla avec tant d'adresse, que sans luy dire d'abord qu'elle l'aimoit, elle r'anima son esperance ; dissipa entierement sa jalousie ; augmenta sa passion ; et remit la joye dans son ame.
Tisandre rencontre bientôt Alcionide et tombe aussi amoureux d'elle qu'il l'avait été de Sapho. Pendant ce temps, les conversations rythment les jours de la petite compagnie. Ainsi, lors d'un séjour dans la maison de campagne de Sapho, on débat de la vraie et de la fausse galanterie. Pendant ce séjour, Sapho et Phaon s'entendent à merveille. A la fin la villégiature, Sapho choisit de demeurer encore quelques jours sur place. Les lettres qu'elle reçoit de la ville lui apprennent que Phaon se montre chaque jour très joyeux, et qu'il divertit tout le monde. Elle s'en offusque. Mais lorsqu'elle le revoit, ses inquiétudes se dissipent : ce qui provoquait la joie de Phaon était uniquement le souvenir de l'amour de Sapho !
Sapho et Phaon se promettent un amour réciproque. Les deux amants connaissent une longue période de bonheur et de sérénité. Nicanor, en revanche, est malheureux. Il finit toutefois par se résigner. De son côté, Tisandre tombe bientôt amoureux d'Alcionide. Il conserve néanmoins beaucoup d'estime pour Sapho. Enfin, Charaxe, frère de Sapho, dépité de voir que sa soeur a renoncé à la fortune de Tisandre, part en voyage sans prendre congé d'elle.
Enfin Madame, ces deux Personnes qui en commençant cette conversation, ne sçavoient que se dire, et qui avoient dans le coeur mille sentimens qu'ils croyoient qu'ils ne se diroient jamais, se dirent, à la fin toutes choses : et firent un eschange si sincere de leurs plus secretes pensées, qu'on peut dire que tout ce qui estoit dans l'esprit de Sapho, passa dans celuy de Phaon : et que tout ce qui estoit dans celuy de Phaon, passa dans celuy de Sapho. Ils convinrent mesme des conditions de leur amour : car Phaon promit solemnellement à Sapho qui le voulut ainsi, de ne desirer jamais rien d'elle que la possession de son coeur : et elle luy promit aussi de ne recevoir jamais que luy dans le sien. Ils se dirent en suite tout ce qui leur estoit arrivé de plus particulier en leur vie : et depuis cela Madame, il y eut durant tes long
temps une union si admirable entre ces deux Personnes, qu'on n'a jamais rien veû d'esgal. En effet l'amour de Phaon augmenta avec son bonheur : et l'affection de Sapho devint encore plus violente, par la connoissance qu'elle eut de la grandeur de l'amour de son Amant. Jamais l'on n'a veû deux coeurs si unis : et jamais l'Amour n'a joint ensemble tant de pureté, et tant d'ardeur. Ils se disoient toutes leur pensées : ils les entendoient mesme sans se les dire : ils voyoient dans leurs yeux tous les mouvemens de leurs coeurs : et ils y voyoient des sentimens si tendres, que plus ils se connoissoint, plus ils s'aimoient. La paix n'estoit pourtant pas si profondément establie parmy eux, que leur affection en pûst devenir tiede, et languissante : car encore qu'ils s'aimassent autant qu'on peut aimer, ils se plaignoient pourtant quelquesfois tour à tour de n'estre pas assez aimez : et ils avoient enfin assez de petits démeslez, pour avoir tousjours quelque chose de nouveau à souhaiter : mais ils n'en avoient jamais d'assez grands pour troubler essentiellement leur repos. Cependant depuis le jour que Phaon lia cette grande affection avec Sapho, Nicanor fut tres malheureux, et Tisandre s'estima aussi heureux que prudent, d'avoir pû se desgager de la passion qu'il avoit euë. Il est vray qu'il en guerit bientost par une autre : car Pittacus ayant resolu de le marier à la belle Alcionide, il fut à Gnide où elle estoit, et il en devint aussi amoureux qu'il l'avoit esté de Sapho :
mais apres tout, quoy qu'il n'eust plus d'amour pour cette admirable Fille, il conserva tousjours beaucoup d'estime pour elle. Cependant Charaxe, Frere de Sapho, qui n'avoit pas trouvé bon qu'elle eust refusé l'affection de Tisandre ; et qui trouvoit fort mauvais qu'elle souffrist celle de Phaon, s'en alla voyager, et partit sans luy dire adieu. D'autre part, quoy que Nicanor aimast tousjours tendrement Sapho, et qu'il haïst estrangement Phaon, il ne s'emporta pourtant à aucune violence, ny contre l'un, ny contre l'autre : car Sapho a une adresse si admirable, à tenir tout le monde dans le respect qu'on luy doit, et à reünir les esprits les plus divisez ; que si elle ne tenoit ces deux Rivaux tout à fait en paix, elle les empeschoit du moins d'estre tout à fait en guerre. Joint que ce qui contribuoit encore à cela, estoit que comme Phaon estoit assuré d'estre preferé à tous ses Rivaux, il n'estoit jaloux d'aucun : ou s'il avoit quelquesfois quelques sentimens de jalousie, c'estoit lors que son ancienne fantaisie luy repassoit dans l'esprit ; et qu'il s'imaginoit qu'avant que de l'avoir connu, il falloit que Sapho en eust aimé quelque autre, pour avoir escrit des choses aussi tendres que celles qu'il avoit veuës. Mais à dire la verité, il fut bien heureux de n'estre pas capable d'estre jaloux de l'amour qu'on avoit pour Sapho : car elle en donna à tant de Gens, qu'Alcé luy mesme, tout amoureux qu'il estoit de la belle Athys, sentit partager son coeur : et à la reserve de Themistogene qui ne
pouvoit aimer tout ce qui ne ressembloit pas Damophile, il n'y eut pas un homme d'esprit qui n'eust quelques sentimens d'amour pour Sapho. Pour moy comme j'estois Amy particulier de Phaon, et que de plus je songé tousjours à me deffendre, je ne fus pas tout à fait amoureux : mais j'eus du moins assez d'affection, et assez d'attachement pour elle, pour n'avoir point d'amour pour aucune autre. Cependant cette aprobation universelle, ne manqua pas d'irriter toutes les Dames : qui pretendant en grande beauté, n'avoient plus d'Adorateurs : durant que Sapho qu'elles ne croyoient pas si belle qu'elles, en estoit environnée. Mais ce qu'il y avoit de rare, estoit que cette admirable Fille, sans rien faire contre la fidellité qu'elle devoit à Phaon, ne laissoit pas de maintenir son Empire dans les coeurs de tous ses Amans : car comme elle agissoit avec tant d'adresse qu'on ne luy disoit jamais que ce qu'elle vouloit qu'on luy dist, elle n'avoit aucun sujet de se pleindre d'eux ; et par consequent elle n'en avoit point de les bannir d'aupres d'elle. Ce n'est pas qu'il n'y eust quelques jours, où Phaon se pleignoit respectueusement de voir tousjours tant de monde chez elle : mais dés qu'elle luy avoit parlé un moment, elle luy faisoit comprendre que la prudence vouloit qu'il fust caché dans la presse : parce que si elle en eust banny quelques uns, il eust fallu qu'elle l'eust banny aussi, ou qu'elle eust fait paroistre leur intelligence si publiquement,
que sa gloire en eust souffert quelque diminution : de sorte qu'il fallut que Phaon endurast tous les Amans de Sapho, qui n'osoient pourtant paroistre que comme ses Amis. Pour moy je me suis cent et cent fois estonné, de la puissance que Sapho avoit sur ses Esclaves : car enfin il n'y en avoit pas un qui ne connust que Phaon en estoit aimé ; et en estoit seul aimé ; cependant pas un ne perdoit esperance, quoy qu'elle ne leur en donnast point : et quoy qu'ils haïssent tous Phaon, ils n'osoient ny ne pouvoient luy nuire. Ils n'estoient pas mesme trop mal les uns avec les autres : car comme ils ne pouvoient avoir de jalousie que de Phaon seulement, ils vinrent en quelque espece de confiance : ainsi, et l'Amante, et les Amans, et l'Amant aimé, et les Rivaux mal traitez, estoient tousjours ensemble, sans avoir de dispute qui troublast nostre societé : et ce qu'il y avoit de plus admirable, c'est qu'au milieu de tant de monde, Sapho ne laissoit pas de trouver moyen de donner mille marques d'affection à Phaon : et de luy sacrifier mesme tous ses Rivaux sans qu'on s'en aperçeust. Ainsi sans rien faire contre l'exacte civilité, et sans estre Coquete, Sapho avoit la gloire de se voir un nombre infiny d'Adorateurs : et sans avoir toute la severité de ces Amans fidelles, qui deviennent presques sauvages à force de l'estre, Phaon et elle jouïssoient de toutes les douceurs, d'une amour pure et innocente. En effet ils n'estoient pas de ces
Gens qui dés qu'ils sont assurez de s'aimer, renoncent presques autant à la galanterie, que s'ils estoient mariez : car Phaon estoit aussi soigneux, et aussi assidu que s'il eust encore eu à conquerir l'illustre coeur qu'il possedoit : et Sapho estoit aussi exacte, et aussi regulierement civile et complaisante, que si sa Conqueste ne luy eust pas esté tout à fait assurée. De plus, la joye, les Pestes, et les plaisirs, les suivoient inseparablement : et quoy qu'ils fussent tres assurez de leur estime, ils aportoient pourtant tous les soins imaginables à se la conserver.
Un jour, une petite dispute survient entre Sapho et Phaon, car ce dernier se montre curieux de ses moindres pensées. Le différend se résout cependant de manière très galante. Il n'en va pas de toujours de même : certains jours, la réticence de Sapho à l'encontre du mariage attriste Phaon. Mais Sapho sait le consoler.
Voila donc Madame, quelle estoit la vie que menoient Phaon et Sapho, durant qu'ils estoient heureux : cependant comme l'Empire de l'Amour, est plus sujet aux grandes revolutions que les autres, cette tranquile et profonde paix, qui estoit dans le coeur de Sapho, ne dura pas tousjours, quoy qu'elle semblast devoir tousjours durer : car enfin il est certain que jamais Amant n'a sçeu si parfaitement l'art de tesmoigner beaucoup d'amour que Phaon. De plus, il ne voyoit que Sapho à Mytilene : et l'on peut presques assurer qu'il ne voyoit pas mesme les Amies de sa Maistresse, quoy qu'il fust tousjours avec elles : car il estoit si inseparablement attaché, et d'yeux, et d'esprit, à la merveilleuse Sapho, qu'elle ne pouvoit douter qu'elle ne fust la seule Personne qu'il consideroit, en tous les lieux où il se trouvoit avec elle. De sorte que comme il n'y a rien de plus obligeant, que cette distinction adroite qui se
fait d'une Personne au milieu d'une grande Compagnie ; il sçavoit si bien obliger Sapho de cette maniere, que jamais en sa vie il n'y a manqué, quand l'occasion s'en est presentée. De plus, quand il estoit aupres d'elle, il paroissoit si heureux, si content, et si sensible aux plus petites graces qu'il en reçevoit, que cette Personne dont l'ame est tendre, de la derniere tendresse, croyoit ne devoir jamais rien trouver à desirer en son Amant. Mais ce qui la charmoit encore infiniment, estoit qu'elle trouvoit en Phaon toute la delicatesse d'esprit qu'elle y eust pû desirer. En effet il avoit quelquesfois un certain enjoüement doux et melancolique, s'il est permis de parler ainsi, qui luy faisoit penser des choses si divertissantes, qu'on ne pourroit les redire sans leur dérober beaucoup. De plus, comme il estoit naturellement curieux, ils avoient tousjours quelque agreable contestation, qui rendoit leur entretien plus doux : car tantost Phaon vouloit sçavoir pourquoy elle avoit rougy ; tantost pourquoy elle avoit resvé : et il portoit mesme cette excessive curiosité si loin, qu'un jour ils eurent une tendre et amoureuse dispute ensemble, parce que Phaon demandoit à Sapho, pourquoy elle luy avoit esté plus douce ce jour là qu'un autre ? s'affligeant autant de ce qu'elle ne luy vouloit pas dire, que si elle l'eust mal traité. Mais (luy disoit elle en voyant cette opiniastre curiosité, qu'elle ne vouloit pas satisfaire) vous me demandez quelquesfois de si petites choses, avec un si
grand empressement, qu'il faut que je vous demande à mon tour, quelle est la cause de cette curiosité generale, qui nous fait tant de petites querelles ? car enfin, adjousta Sapho, si vous pouviez douter d'estre bien dans mon esprit, je ne trouverois point estrange que vous voulussiez que je vous le disse, et que vous eussiez de la curiosité pour des choses essentielles, et importantes : mais de l'humeur dont vous estes, vous en avez pour toutes sortes de choses. Ouy Madame, luy dit-il, j'en ay pour tout ce qui vous touche : et si je le pouvois, je vous obligerois à me rendre conte de toutes vos pensées, et de tous vos regards : car enfin Madame, comme vous avez donné des bornes à mes desirs infiniment estroites ; et que la possession de vostre coeur est la seule chose, où vous m'avez permis d'aspirer ; comment voulez vous que je m'en assure, si je ne sçay tout ce qui s'y passe ? Ne trouvez donc pas estrange, si je ne puis souffrir que vous me refusiez ce que je vous demande : car apres tout, en m'aprenant quelquesfois pourquoy vous avez rougy ; pourquoy vous avez resvé ; pourquoy vous ne me regardiez pas ; ou pourquoy vous m'avez regardé ; vous me mettez veritablement en possession du coeur que vous m'avez promis : et vous me donnez une joye, que je ne vous puis exprimer. En effet je fais plus d'estat d'un de ces petits sentimens cachez que vous me descouvrez obligeamment, que de beaucoup d'autres choses qui paroissent
plus favorables, à ceux qui ne sont pas capables de sentir toute la delicatesse de l'amour. Ne me fusez donc plus Madame, de satisfaire ma curiosité, quand mesme elle me porteroit à vous demander de petites choses : et de petites choses qui ne vous paroistroient pas raisonnables : car enfin Madame, adjousta-t'il en soûriant, l'Amour est un Enfant qui se fait des plaisirs à sa mode, et qui a d'innocens caprices, qui luy tiennent lieu d'une grande felicité quand on les satisfait, et d'une grande infortune quand on ne les contente pas. Ainsi regardant ma trop grande curiosité, comme un effet de la grandeur de mon amour, j'espere que vous vous accommoderez à ma foiblesse : et que plustost que de m'affliger en ne me disant rien, vous me direz tour ce que je vous demanderay. Vous pouvez ce me semble juger apres ce que je viens de vous dire, Madame, que l'amour de Phaon estoit tendre, ingenieuse, et galante : et qu'aimant la Personne du monde qui sçait le mieux aimer, et qui a le plus d'esprit, ils se donnoient tous les jours mille et mille innocens plaisirs, que ceux qui n'ont qu'une amour grossiere ne connoissent point. Il y avoit pourtant, des jours où quand Phaon pensoit que Sapho ne vouloit point se marier, et que Sapho estoit la plus vertueuse Personne du monde, il avoit quelque chagrin : mais elle sçavoit si bien dissiper cette melancolie, dont elle descouvroit bientost la cause, qu'il estoit luy mesme contraint d'avoüer
qu'il estoit le plus heureux Amant de la Terre. Cependant comme je vous ay desja dit que Nicanor estoit tousjours amoureux de Sapho, et qu'il s'en falloit peu qu'Alcé ne le fust aussi, la jalousie qui se mit dans le coeur de la belle Athys, aussi bien que dans celuy de Nicanor, troubla à la fin la felicité de ces bien-heureux Amans.
Le dépit de Nicanor augmente, de même que celui d'Athys, qui soupçonne Alcé d'être amoureux de Sapho. Un jour, celle-ci invite ses amis dans une superbe maison de campagne qu'elle possède dans les alentours de Mytilene. Elle reçoit tout le monde de façon très obligeante. Après les compliments usuels, ses amis la querellent sur son absence, prétendant s'être infiniment ennuyés sans elle. Nicanor et Athys essaient de mettre Phaon dans l'embarras, en affirmant qu'il est le seul qui paraît joyeux en l'absence de Sapho.
Mais pour vous faire comprendre la cause de ce changement, il faut que je vous raconte une petite Feste que Sapho fit à une Maison qu'elle avoit, qui n'est qu'à cent stades de Mytilene : et qui est sans doute un des plus agreables lieux de nostre Isle. En effet, imaginez vous Madame, que tout ce que l'on peut desirer en une Maison de la Campagne s'y trouve : car elle est assez prés de la Mer, et elle a pourtant les plus belles Fontaines qu'on puisse voir. Elle a de plus des Bocages, des Prairies, des Jardins, et des Grottes : et elle est mesme fort agreablement bastie : de sorte qu'il ne se passoit point d'Esté que Sapho n'y fist deux ou trois petits voyages avec Cynegire, pendant lesquels toutes ses Amies l'alloient visiter. Comme nous estions donc dans cette agreable Saison, qu'on peut appeller la jeunesse de l'Année ; et où le premier vert des Herbes et des Feüilles rend la Campagne si belle ; Sapho qui estoit chez elle avec Cynegire, convia toutes ses cheres Amies d'y aller passer un jour tout entier : mais quoy qu'elle ne priast pas ses Amis, ny ses Amans, il ne laissa pas d'y en
avoir quelques uns. En effet Nicanor, Alcé, Phaon, et moy, accompagnasmes Amithone, Athys, Erinne, et Cydnon : et le hazard fit encore que le mesme jour que nous y fusmes, Philire avec deux de ses Amies, et deux des Adorateurs de Sapho, y vint passer l'apresdisnée, sans sçavoir que nous y fussions : si bien que la Compagnie fut tout à fait agreable ce jour là. Je ne m'arresteray point Madame, à vous dire les particularitez de cette petite Feste ; mais je vous diray seulement que quoy que Sapho et toutes ses Amies ne fussent habillées que de blanc, et parées que de Fleurs, elles estoient pourtant si galantes, qu'on ne pouvoit rien voir de plus joly. Quand nous arrivasmes chez Sapho, nous trouvasmes qu'elle nous attendoit, suivie de deux Filles, dans un petit Bocage espais, au milieu duquel est une Fontaine admirable, qui par sa propre impetuosité, fait un grand Rocher d'Eau, au milieu d'un Baffin rustique, bordé de Gazon, qui est au pied d'un grand Arbre : dont les branches sont si estenduës, et si espaisses, qu'elles ombragent non seulement toute la Fontaine, mais encore plusieurs Sieges de Gazon qui l'environnent. Sapho estant donc en ce lieu là, en l'habit que je vous l'ay representée, nous y reçeut d'un air si galant, et de si bonne grace, que de ma vie je ne l'avois veuë si aimable : car enfin elle avoit toute la fraischeur du Printemps sur le visage ; ses yeux avoient tout l'esclat
du Soleil Levant, quand il se leve sans aucun nuage ; et la joye qu'elle nous tesmoigna avoir de nous voir chez elle, esclattoit si visiblement par ses regards, que quand elle eust esté effectivement environnée des Jeux, des Amours, et des Ris, nous n'eussions pas eu un plus heureux presage de passer le jour agreablement, que celuy que nous eusmes en voyant de quel air elle nous reçeut. Car enfin il n'y eut personne dans la Troupe à qui elle ne dist quelque chose d'obligeant, et qui ne creust mesme qu'elle luy en avoit plus dit qu'aux autres. Mais pour moy qui l'observois tousjours tres soigneusement, je ne m'y abusay pas comme eux : car au milieu de cette joye tumultueuse, qu'elle nous tesmoignoit avoir de nous voir chez elle, je vy dans ses beaux yeux, je ne sçay quoy de si particulier pour Phaon, lors qu'il luy fit son compliment, qu'il me fut aisé de remarquer qu'il avoit une place bien avantageuse dans le coeur de cette belle Personne. Cependant toute cette belle Troupe voulant s'arrester quelque temps en un si beau lieu, les Chariots qui nous avoient amemez, furent par le derriere du Bocage à la Maison de Sapho : et nous demeurasmes à nous entretenir à l'ombre, à l'agreable murmure de la Fontaine, et à l'aimable bruit des Feüilles, qu'un petit vent frais agitoit. Cette premiere conversation, fut une conversation interrompuë, où l'on passa continuellement d'objet en objet : d'abord toutes les Dames qui venoient
de Mytilene, loüerent la beauté de Sapho ; et admirerent comment il pouvoit estre qu'elle ne fust point hâlée : sçachant bien que tant qu'elle estoit à la Campagne, elle se promenoit continuellement. Sapho de son costé, leur dit toutes ces agreables flatteries, que la coustume a introduites parmy les Dames qui sçavent le monde, et qui ont de la jeunesse et de la beauté. Apres elle nous demanda des nouvelles de Mytilene : en suitte nous luy demandasmes à nostre tour, ce qu'elle avoit fait dans sa solitude ? Cydnon luy reprocha de ne luy avoir point escrit : Erinne de ne s'estre pas souvenuë d'elle : Athys d'estre partie sans luy dire adieu : et nous luy dismes tous ensemble qu'elle aimoit trop la solitude, et que son absence nous affligeoit trop pour la pouvoir souffrir plus longtemps. Pour me prouver ce que vous dittes, repliqua agreablement Sapho, il faudroit que vous me dissiez tout ce que vous avez fait depuis huit jours que je suis icy : car si effectivement vous me faites voir que vous vous estes tous ennuyez de mon absence, je pense que je m'en retourneray aveque vous : mais à dire la verité, je suis persuadée que vous n'avez pas laissé de vous divertir. Pour moy, dit Nicanor, je n'ay esté en nulle part que chez Pittacus, où j'ay eu besoin d'aller deux ou trois fois, pour une affaire importante d'un de mes Amis : et la belle Athys sçait bien, que quoy que je sois dans son voisinage, je ne l'ay pas mesme veuë. Il est vray, reprit-elle,
que Nicanor a esté fort solitaire depuis vostre départ : et en mon particulier, adjousta-t'elle malicieusement, il n'en a pas esté de mesme, car j'ay veû beaucoup de monde : et je me suis mesme promenée assez souvent : mais cela n'a pas empesché, que je ne me sois ennuyée, et que je ne vous aye desirée cent et cent fois. En effet Phaon qui a esté de deux de mes Promenades, sçait bien que je luy en ay parlé en ces termes là : et que je luy ay mesme reproché qu'il n'estoit pas assez triste de vostre absence. J'avouë, reprit Phaon, que vous me fistes hier ce reproche, mais vous me le fistes injustement : car la joye qui paroissoit dans mes yeux, ne venoit que de ce que je sçavois que je viendrois icy aujourd'huy. Vous vous estes bien adroitement tiré de l'embarras où la belle Athys vous avoit mis peut-estre sans y penser, repliqua Alcé, mais je ne sçay si vous vous tirerez aussi bien de celuy où je vous mettray, quand je vous diray que le lendemain que Sapho fut partie, nous fismes cinq ou six visites ensemble, où je m'ennuyay fort : et où vous parlastes comme si vous ne vous fussiez point ennuyé. Sapho m'a si bien apris, repliqua-t'il, qu'il ne faut, point estre incivil, que je ne puis pas me resoudre d'aller voir des Gens pour ne leur rien dire, j'aimerois mieux ne les voir point du tout : cependant Cydnon que je vis deux jours apres, peut dire qu'elle me vit assez melancolique. Il est vray, reprit Amithone, mais je ne
sçay si c'estoit de l'absence de Sapho : car vous aviez joüé le jour auparavant, et vous aviez beaucoup perdu. Comme la belle Sapho, repliqua-t'il, sçait bien que je n'ay pas l'ame interessée, je ne crains pas d'estre soubçonné d'avoir plus de douleur de perdre beaucoup au jeu, que de la perdre de veuë. Quoy qu'il en soit (dit elle en rougissant, et en soûriant à demy) vous n'avez guere eu loisir de vous ennuyer : car vous avez fait des Promenades ; vous avez fait des visites ; vous avez joüé ; et vous avez sans doute fait vostre Cour chez Pittacus : ainsi si je suis bonne Amie, je dois me réjoüir de ce que vous avez si bien passé le temps : mais je ne dois pas vous remercier de ce que vous avez pensé à moy. Ha Madame, luy dit il, ne me condamnez pas sans m'entendre : je vous entendray une autre fois, reprit elle, car pour aujourd'huy il vaut mieux à vostre exemple ne songer qu'à nous divertir. Sapho dit cela d'un air si libre, que Phaon n'en fut point en peine : et en effet il est certain qu'encore qu'elle eust eu d'abord quelque leger dépit de ce que la guerre qu'on avoit fait a Phaon, luy avoit fait comprendre qu'il ne s'estoit pas trop ennuyé de son absence ; neantmoins comme elle avoit eu de ses Lettres tous les jours depuis qu'elle estoit aux Champs, elle pensa qu'il avoit vescu ainsi, plustost par prudence, que par deffaut d'amour : de sorte que cela n'empescha pas qu'elle ne fust aussi guaye le reste du jour, que
si cela n'eust pas esté dit en sa presence.
Après une agréable promenade, tout le monde dîne ensemble. Phaon est si heureux de revoir Sapho qu'il a de la peine à dissimuler sa passion. Après le repas, les convives se rendent pour une seconde promenade dans un bois sauvage, où se trouve une grotte que la nature a sculptée avec art. A peine la troupe y a-t-elle pénétré qu'une agréable musique se fait entendre. Sapho est très étonnée et, bien que Phaon affirme n'être en rien mêlé à cette galante surprise, tout le monde le suspecte d'en être l'instigateur.
Mais à la fin apres que cette belle Troupe se fut reposée quelque temps, et que l'eus aussi rendu conte à Sapho de ce que j'avois fait durant son absence, elle nous conduisit à travers cét agreable Bocage, à la Porte d'un grand Jardin où nous trouvasmes une grande Allée qui le traverse : et qui nous mena jusques au Perron de la Maison, où Cynegire nous reçeut. Je ne vous diray point exactement la propreté des Meubles, la politesse du repas, ny l'agreable odeur qu'on respiroit en ce lieu là, car je ne veux pas m arrester à de si petites choses : mais je vous diray qu'une heure apres qu'on fut hors de Table, et que nous fusmes dans une agreable Chambre qui est aupres de la Salle où nous avions disné, Philire et sa Troupe dont je vous ay parlé arriverent : de sorte que cette augmentation de bonne Compagnie, augmentant encore la joye de Sapho, elle fit si bien les honneurs de chez elle, que Phaon estant charmé de la voir, et n'estant point Maistre de sa passion, la tesmoigna si ouvertement, que Sapho luy fit plus d'une fois quelque signe d'intelligence, pour luy ordonner de la renfermer un peu plus dans son coeur : car enfin il la loüoit avec tant d'exageration ; il s'aprochoit d'elle avec tant d'empressement ; et il la regardoit avec tant d'amour ; qu'en effet il y auroit eu lieu de croire, veû la joye qu'il avoit en la voyant, que dés qu'il ne la verroit plus, il seroit desesperé. Cependant
un peu apres que Philire fut arrivée, et qu'elle eut presenté à Sapho tous ceux qu'elle luy amenoit, cette admirable Fille dit à toute la Compagnie, qu'elle la vouloit conduire en un lieu plus agreable que celuy où elle estoit, afin de laisser passer le milieu du jour, et jusques à l'heure de la promenade : et en effet Cynegire et elle nous menerent par une grande Allée couverte, dans un Bois qui paroist si sauvage, et si esloigné de toute Habitation, qu'on croit effectivement qu'on est dans un Desert. Mais ce qu'il y a de plus agreable, c'est qu'à l'endroit le plus toufu de ce Bois, on trouve une grande Grotte que la Nature a commencée, et que l'Art et les soins de Sapho ont achevée, qui est une des plus belles choses du Monde : car enfin elle est grande, elle est fraische, elle est profonde : et elle est pourtant assez claire. La Roche en est mesme de plusieurs couleurs : et ce qu'on y a adjousté imite si bien la Nature, qu'on croit qu'en effet l'Art n'y a aucune part. De plus, les Sieges qui sont à l'entour de cette Grotte, sont d'une matiere si rustique, qu'on diroit que le hazard les a faits : ils sont pourtant assez commodes : car par un artifice particulier, on a fait croistre de la Mousse en ce lieu là, qui les rend moins durs, et qui les fait mesme plus beaux. On y voit encore une petite Source tranquile, qui par sa fraischeur rend la Grotte beaucoup plus agreable : mais Madame, outre ce que je viens de dire, il y a diverses petites
ouvertures, qui donnent dans une seconde Grotte, où l'on ne va point par celle-là : et dont l'ouverture est opposée à celle de la premiere, par où l'on peut entendre ce que l'on dit de l'une à l'autre. Cét agreable lieu estant donc tel que je viens de vous le representer, Cynegire et Sapho nous y conduisirent : mais à peine y fusmes nous, que nous oüysmes tout d'un coup une harmonie admirable, qui venoit de la seconde Grotte où nous n'estions pas, dans celle où nous estions : et qui la remplissoit si agreablement, qu'il n'y eut jamais une plus charmante surprise. D'abord nous creusmes tous que c'estoit Sapho, qui nous donnoit ce divertissement : mais elle en fut elle mesme si estonnée, que nous connusmes bien tost que ce n'estoit pas elle : cependant tout le monde se regardoit, et Sapho regardoit tout le monde : mais à dire la verité elle n'eut pas plustost regardé Phaon, qu'elle connut que c'estoit une galanterie qu'il luy faisoit. Il ne voulut pourtant pas advoüer tout haut : et la chose passa pour un enchantement durant tout le reste du jour, et fournit une agreable matiere à la conversation. Mais comme Cynegire estoit la plus curieuse de la Troupe, elle sortit de la Grotte avec une des Dames que Philire avoit amenées, pour aller dans l'autre Grotte : afin de sçavoir de la propre bouche des Musiciens, qui les avoit fait venir : en suitte de quoy elle fut se promener avec celle qui l'accompagnoit dans une Allée solitaire, qui n'estoit
pas loin de là.
La surprise de Phaon donne lieu à une conversation au sujet de la galanterie et de l'amour. Il s'agit de définir la véritable galanterie, afin d'en diffuser les maximes à Mytilene. Sapho distingue d'abord la galanterie sans amour de l'air galant. Ce dernier consiste en un « je ne sais quoi » auquel la nature prédispose certaines personnes de bonne naissance. Encore faut-il que ces privilégiés aient aimé une fois en leur vie. Une femme, par contre, peut arborer cet air sans avoir jamais livré son cœur. Athys trouve que l'on abuse trop du mot « galant ». Sapho, pour sa part, soutient que pour insinuer un air galant dans la conversation, il faut penser les choses « d'une manière aisée, et naturelle », privilégier la douceur et l'enjouement, éviter le sérieux et l'affectation. On blâme ensuite les jeunes gens qui confondent galanterie avec mode et bavardages. Les femmes non plus ne sont pas épargnées : celles qui passent leur temps à collectionner les soupirants sont unanimement condamnées. Enfin, Sapho appelle ses consoeurs à se montrer dignes, et les hommes à accepter leur soumission.
Cependant cette galanterie que Phaon avoit faite de si bonne grace, fit que chacun le loüa, quoy qu'il dist tousjours qu'il ne meritoit point d'estre loüe : et qu'il n'estoit pas assez galant, pour faire une pareille chose. En verité Phaon, luy dit ma Soeur en soûriant, si l'on vous croyoit, vous seriez bien attrapé : car enfin ceux qui ont veritablement l'ame galante, sçavent qu'ils l'ont ainsi : et ne trouveroient nullement bon qu'on creûst qu'ils ne l'eussent pas. Et en effet, adjousta-t'elle, ils ont raison de ne vouloir pas qu'on leur oste une qualité qui donne un nouveau prix à toutes les autres, quelques grandes qu'elles puissent estre. Il faut avoir l'inclination bien galante, repliqua Alcé en soûriant, pour dire ce que vous dittes : il faut à mon advis l'avoir aussi raisonnable que galante, reprit elle : car il est vray que quand on ne fait point les choses de la maniere que je l'entens, on ne les fait guere agreablement. Pour moy, repliqua Amithone, je voudrois bien sçavoir precisément en quoy consiste cette espece de galanterie dont Cydnon entend parler : en mon particulier, interrompit Phaon, j'aimerois mieux que nous nous entretinsions de celle dont elle ne parle point : car je vous avouë que je voy tant de mauvais Galans par le monde, qui ne laissent pas de faire d'assez grands progrés dans le coeur de quelques Dames, que si l'on n'y prend garde, les veritables Galans ne trouveront plus de
Conquestes à faire. C'est pourquoy je voudrois bien que nous commençassions icy, de décrier la mauvaise galanterie : afin qu'à nostre retour à Mytilene, nous fissions passer nos Maximes dans l'esprit de toute la Ville. Il faudroit donc aussi, reprit Philire, establir des regles pour la belle : car il ne serviroit de rien de blasmer l'une, si l'on n'enseignoit l'autre. Pour moy, repliqua Sapho, qui suis ennemie declarée de tous les mauvais Galans, et qui aime naturellement l'air galant en toutes choses, je serois ravie que l'on fist ne semblable conversation, si nous n'estions pas icy : mais à vous dire la verité, adjousta-t'elle en souriant, je ne veux point qu'on aille dire à Mytilene, que nous nous sommes assemble pour faire des Loix pour l'amour. Pour moy, reprit Phaon, je sçay bien que je ne parleray d'aujourd'huy d'autre chose : et en mon particulier, adjoustay-je, je ne pense pas que je pusse trouver rien à dire sur un autre sujet. Il est en effet si agreable, repliqua Nicanor, qu'il seroit difficile de le changer en mieux : et il est mesme si necessaire, dit alors Alcé, que je ne sçay de quoy nous parlerions, si on n'en parloir pas. En effet, repliqua Phaon, nous avons dit devant disner, toutes les nouvelles que nous sçavions : nous avons loüé la beauté du lieu où nous sommes : et nous avons parlé presques de toutes choses : si bien qu'il n'y a rien à faire, dit-il à Sapho, sinon que vous enduriez qu'on vous loue, ou que vous souffriez que nous
parlions de galanterie tant qu'il nous plaira. Je vous assure, reprit elle, que j'aime encore mieux que vous parliez de galanterie, que de me loüer : parlons en donc tout le reste du jour, repliqua Phaon, car dans la disposition où est mon ame aujourd'huy, il me semble que j'auray presques autant d'esprit que vous en avez, lors que vous estes en vos moins admirables jours. Si vous n'en aviez jamais davantage, reprit elle, vous seriez moins galant que vous n'estes : mais encore, dit la belle Athys à Sapho, dittes nous un peu je vous en conjure, ce que vous avez fait, et ce que vous faites, pour estre la plus galante Personne du monde ? Je n'entens pas, dit elle malicieusement, quand je parle ainsi, vous accuser de faire galanterie : mais j'entens effectivement vous loüer de ce que vous ne faites pas une action, ny ne dittes pas une parole, qui n'ait un air galant. Quoy que je n'aye pas assez de vanité pour croire de moy ce que vous en dittes, reprit Sapho, je ne laisse pas de croire que je connois assez bien en autruy, ce que vous voulez sçavoir : et que je fais un discernement assez juste de cette espece de galanterie sans amour, qui se mesle mesme quelques fois aux choses les plus serieuses : et qui donne un charme inexpliquable à tout ce que l'on fait, ou à tout ce que l'on dit. Cependant cét air galant dont j'entens parler, ne consiste point precisément à avoir beaucoup d'esprit, beaucoup de jugement, et beaucoup de sçavoir : et c'est quelque
que chose de si particulier et de si difficile à aquerir quand on ne l'a point ; qu'on ne sçait où le prendre, ny où le chercher : car enfin, adjousta-t'elle, je connois un homme que toute la Compagnie connoist aussi, qui est bien fait ; qui a de l'esprit ; qui est magnifique en Train, en Meubles, et en Habillemens ; qui est propre ; qui parle judicieusement, et juste ; qui de plus fait ce qu'il peut pour avoir l'air galant ; et qui cependant est le moins galant de tous les hommes. Mais qu'est-ce donc, dit Amithone, cét air galant qui plaist si fort ? c'est je ne sçay quoy, reprit Sapho, qui naist de cent choses differentes : car enfin je suis persuadée qu'il faut que la Nature mette du moins dans l'esprit, et dans la personne de ceux qui doivent avoir l'air galant, une certaine disposition à le recevoir : il faut de plus que le grand commerce du monde, et du monde de la Cour, aide encore à le donner : et il faut aussi que la conversation des Femmes le donne aux hommes : car je soustiens qu'il n'y en a jamais eu qui ait eu l'air galant, qui ait fuy l'entretien des Personnes de mon Sexe : et si j'ose dire tout ce que je pense, je diray encore qu'il faut mesme qu'un homme ait eu du mois une fois en sa vie, quelque legere inclination amoureuse, pour aquerir parfaitement l'air galant. Mais prenez garde de ne vous engager pas trop, reprit Amithone, en disant ce que vous dittes : en effet, adjousta Alcé,
je trouve qu'Amithone a raison de dire ce qu'elle dit : car s'il est necessaire d'avoir aimé quelque chose, pour avoir l'air galant, il s'enfuit qu'une Dame qui a cét air souverainement, doit avoir plus aimé qu'une autre. Nullement, repliqua Sapho, car dans le mesme temps que je soutiens que pour faire qu'un homme ait l'air tout à fait galant, il faut qu'il ait eu le coeur un peu engagé ; je soustiens aussi, que pour faire qu'une Dame ait ce mesme air, il suffit qu'elle ait reçeu une disposition favorable de la Nature ; qu'elle ait veû le monde ; qu'elle ait sçeu connoistre les honnestes Gens ; et qu'elle ait eu dessein de plaire en general, sans aimer rien en particulier. Apres tout, dit la belle Athys, il me semble qu'on abuse un peu trop du mot de Galant : car je trouve bon qu'on dise, cela est pensé galamment ; cela est dit avec galanterie ; et mille autres choses semblables, où l'esprit a sa part : mais je ne sçay s'il est aussi bien de dire cét habit est galant, ou cét homme est galamment habillé. Pour moy, dit Phaon, je n'en ferois pas de difficulté : car enfin c'est cét air galant que Sapho a dans l'esprit, et en toute sa personne, qui fait que l'habillement qu'elle porte aujourd'huy luy sied si bien : et cela est tellement vray, qu'on voit des Dames au Bal qui sont admirablement parées, qui sont tres mal en comparaison de la simplicité de cét habillement, qui ne tire sa galanterie, que de celle de
la personne qui le porte : et qui l'a imaginé aussi agreable qu'il est. En mon particulier, adjousta Sapho, je croy qu'on peut mettre l'air galant à tout : et qu'on le peut mesme conserver jusques à la fin de sa vie : mais à vous dire la verité, et à parler de la chose en general, cette espece de galanterie, est assurément Fille de l'autre : et il faut avoir aimé ou avoir souhaité de plaire, pour l'aquerir. Ce n'est pas, comme je l'ay desja dit qu'il ne faille plusieurs choses pour cela : et il y a mesme des Personnes qui sont nées avec de Grandes qualitez, qui ne le sçauroient avoir : cependant c'est un grand malheur de ne l'avoir pas : car il est vray qu'il n'y a point d'agréement plus grand dans l'esprit, que ce tour galant et naturel, qui sçait mettre je ne sçay quoy qui plaist, aux choses les moins capables dé plaire : et qui mesle dans les entretiens les plus communs, un charme secret, qui satisfait et qui divertit. Enfin ce je ne sçay quoy galant, qui est respandu en toute la personne qui le possede, soit en son esprit, en ses actions, ou mesme en ses habillemens ; est ce qui acheve les honnestes Gens ; ce qui les rend aimables ; et ce qui les fait aimer. En effet il y a un biais de dire les choses, qui leur donne un nouveau prix : et il est constamment vray, que ceux qui ont un tour galant dans l'esprit, peuvent souvent dire ce que les autres n'oseroient seulement penser : mais selon moy, l'air galant de la conversation, consiste principalement à
penser les choses d'une maniere aisée, et naturelle ; à pancher plustost vers la douceur, et vers l'enjoüement, que vers le serieux, et le brusque : et à parler enfin facilement, et en termes propres sans affectation. Il faut mesme avoir dans l'esprit je ne sçay quoy d'insinuant, et de flatteur, pour seduire l'esprit des autres : et si je pouvois bien exprimer ce que je comprens, je vous ferois avoüer que l'on ne sçauroit estre tout à fait aimable, sans avoir l'air galant. Il est vray, reprit Alcé, que sans cela il est difficile de plaire : mais il faut pourtant avoüer que ceux à qui il est absolument necessaire, sont ceux qui font profession de faire galanterie. Il est certain, repliqua Sapho, qu'un Amant qui n'a point l'air galant, est une pitoyable chose : et ce qu'il y a de plus fâcheux, adjousta t'elle, c'est qu'il y a un nombre infiny de ces jeunes Gens qui ne font qu'entrer dans le monde, qui croyent que toute la galanterie ne consiste qu'à se haster de prendre les plus bizarres modes, que le caprice des autres invente ; qu'à s'empresser fort ; qu'à estre hardis ; qu'à parler beaucoup ; et qu'à aller continuellement dans toutes les Maisons dont les Portes sont ouvertes, sans avoir rien à y faire, qu'à y dire des bagatelles, qui ne sont ny galantes, ny passionnées, ny spirituelles. Il y en a encore, repliqua Cydnon, qui croyent estre fort galans, pourveû qu'ils puissent dire seulement, qu'ils voyent toutes les Femmes galantes d'une Ville : et qui passent
en effet toute leur vie, à estre de toutes les Parties qui se font, pour avoir seulement le plaisir de dire ; j'estois hier avec celles-cy ; je menay l'autre jour celles-là ; je donnay la Musique @ une telle ; je traittay Sapho, et sa Troupe ; je fus avec d'autres Dames le jour suivant, et ainsi du reste. Ceux que vous dittes ne sont sans doute pas de trop bons Galans, repliqua Sapho ; et ils ont assurément peu d'esprit, et beaucoup de foiblesse : mais je crains bien davantage ces grands diseurs de douceurs, qui font les languissans eternels : qui en veulent aux yeux bleus, aux yeux noirs, et aux yeux gris, avec une esgalle ardeur : et qui penseroient estre deshonnorez, s'ils avoient esté un jour avec une Femme sans avoir soûpiré aupres d'elle : car en mon particulier je ne les puis endurer : et je suis si persuadée qu'ils ont dit cent mille fois tout ce qu'ils me disent, que je ne puis ny les escouter, ny leur respondre. J'avouë que ces soûpireurs universels sont d'estranges Gens, repliqua Phaon, mais nous connoissons quelques autres Amans brusques, et fiers, qui ne sont pas trop agreables : et toute la Compagnie en connoist un, qui aime une tres belle Personne ; qui luy jure continuellement de toutes les manieres dont on peut jurer, qu'il l'aime plus qu'aucun n'a jamais aimé, qu'il mourroit pour son service ; et qu'il feroit mourir tous ceux qui oseroient luy desplaire : et il croit mesme qu'il suffit pour avoir droit de luy demander de grandes recompenses qu'il luy offre tousjours de
tuer quel qu'un pour son service. Celuy là est si brutal, repliqua Erinne, qu'il ne merite pas qu'on en parle : mais je voudrois bien sçavoir ce que je dois penser de certains Galans enjoüez, qui ne parlent jamais d'amour qu'en raillant : et qui en parlent pourtant tousjours : et qui sans estre ny Coquets, ny Amans, vont eternellement de Ruelle en Ruelle, distribuer leur galanterie enjoüée, sans avoir nul dessein formé. Comme ces Gens là ne tardent jamais longtemps en un lieu, reprit Erinne, ils ne m'incommodent pas trop quand je les rencontre : et il y en a mesme qui me divertissent : mais ceux qui me mettent en colere, sont les veritables Coquets, qui embarrassent dix ou douze intrigues, sans avoir aucune amour : et qui se font cent affaires, sans en avoir une seule. Je vous assure, repliqua Philire, que ces Amans opiniastres qui sont tousjours en chagrin, ne sont pas trop divertissans pour leurs Amies, ny pour leurs Amis : et j'en connois un qui est tousjours si sombre, que toutes les fois que je le voy, je m'imagine qu'il est jaloux ; qu'il cherche à tuer son Rival ; ou qu'il songe à s'empoisonner. Il est sans doute quelques Amans opiniastres, qui sont aussi fâcheux que vous le dittes, reprit Phaon, mais aimable Philire, il peut y avoir des Amans fidelles, qui ne sont pas si incommodes. Ce qu'il y a de constamment vray, reprit Cydnon, c'est qu'il est peu d'hommes fort amoureux, qui soient fort galans : ny
qui soient aussi agreables pour les autres, que pour celles qu'ils aiment : et quoy que l'amour ne semble estre qu'une bagatelle ; c'est pourtant la chose du monde la plus rare ; que de trouver un Amant qui le soit de bonne grace. Mais encore, dis je en adressant la parole à Sapho, n'est-il pas juste de n'examiner que les Galans, et il vaudrait mieux parler de la Galanterie en general : afin qu'on parlast aussi un peu des Dames en particulier. Je vous assure, reprit Sapho, qu'il y en a qui font galanterie d'une si terrible maniere, que c'est leur faire grace et se faire honneur, que de n'en parler point. Cependant je suis contrainte d'avoüer, que c'est aux Femmes à qui il se faut prendre de la mauvaise galanterie des hommes : car si elles sçavoient bien se servir de tous les Privileges de leur Sexe ; elles leur aprendroient à estre veritablement galans, et elles n'endureroient pas qu'ils perdissent jamais devant elles le respect qu'ils leur doivent. En effet elles ne leur souffriroient nullement cent familiaritez inciviles, que la plus part des nouveaux Galans veulent introduire dans le monde : car enfin entre la ceremonie contrainte, et l'incivilité, il y a un fort grand intervale : et si toutes les Dames galantes entendoient bien le mestier dont elles se meslent, leurs Galans seroient plus respectueux, et plus complaisans, et par consequent plus agreables. Mais le mal est que les Femmes qui se mettent la galanterie de travers
dans la teste, s'imaginent qu'à force d'estre indulgentes à leurs Galans, elle les conservent : et toutes celles dont j'entens parler ne songent ny à leur reputation, ny mesme à l'avantage de leur propre galanterie, mais seulement à oster un Amant à celle-cy ; à attirer celuy-là ; à conserver cét autre ; et à en engager mille si elles peuvent. Il y en a mesme, adjousta-t'elle, qui font encore pis : et qui par un interest avare font cent intrigues au lieu d'un. Il est certain, reprit Amithone, que je connois des Femmes dont la galanterie fait grande horreur, à quiconque a de la vertu : car enfin elles ne mesnagent chose aucune : et elles agissent avec une telle imprudence, qu'on diroit qu'elles font gloire de ce qui leur doit faire honte. Cependant je suis assurée que leurs Galans mesmes les en mesprisent : et qu'elles n'en peuvent jamais avoir qui les estiment, veû la maniere dont elles agissent : car pour moy je suis persuadée que non seulement il faut se conduire avec prudence, pour ne donner pas sujet au monde de parler mal à propos ; mais qu'il faut mesme le faire pour conserver l'estime de l'Amant, qui ne sçauroit estre un honneste homme, s'il trouve bon que la Personne qu'il aime hazarde sa gloire pour luy. Nous en voyons pourtant beaucoup, repliqua Erinne, qui ne se soucient guere de la reputation des Dames qu'ils aiment : comme elles ne s'en soucient pas elles mesmes, reprit Cydnon, je ne voy pas qu'ils
ayent si grand tort de ne s'en mettre pas en peine. Mais encore, dit Nicanor, est-il possible que vous ne trouviez que du mal à dire de la galanterie, et des Galans ? en verité, reprit Sapho, il est plus, aisé d'en dire du mal que du bien, veû le grand nombre de Gens qui se meslent d'une chose qu'ils n'entendent pas. Cependant il est certain que si les Dames en general sçavoient bien mesnager tous leurs avantages, il seroit possible d'introduire dans le monde une galanterie si spirituelle, si agreable, et si innocente tout ensemble, qu'elle ne choqueroit ny la prudence, ny la vertu. En effet si les Dames ne vouloient devoir leurs Amans qu'à leur propre merite, sans les devoir à leurs soins, et à leurs faveurs, la conqueste de leur coeur estant plus difficile à faire, les hommes seroient plus complaisans, plus soigneux, plus soumis, et plus respectueux qu'ils ne sont : et les femmes seroient aussi moins interessées, moins lasches ; moins fourbes, et moins foibles qu'on ne les voit. De sorte que chacun estant à sa place, c'est à dire les Maistresses estant les Maistresses, et les Esclaves, les Esclaves ; tous les plaisirs reviendroient en foule dans le monde : la politesse y regneroit : et la veritable galanterie se reverroit en son plus grand esclat : et nous ne verrions pas tous les jours comme nous le voyons, des hommes parler des femmes en general avec un si grand mespris ; ny se vanter si publiquement de leurs faveurs. Nous
ne verrions pas non plus tant de femmes renoncer à la scrupuleuse pudeur, quoy qu'elle leur soit si necessaire, et quoy qu'elle soit mesme le charme de la belle galanterie. Nous ne verrions pas, dis-je, des Dames s'entrequereller à qui aura un Amant ; s'entre-deschirer en parlant les unes des autres ; ny vendre leur coeur par un sentiment mercenaire, comme s'il estoit de Diamans : car enfin si la galanterie peut estre quelquesfois permise, il faut qu'on ne puisse rien reprocher à ceux qui s'en meslent, que de ne pouvoir s'empescher d'aimer autruy plus que soy mesme. Comme Sapho disoit cela, Cynegire et la Dame qui estoit allée avec elle estans revenuës, la conversation fut interrompuë : parce qu'elles leur dirent qu'il faisoit alors si beau se promener, que toute la Compagnie sortit de la Grotte, et fut à une grande Allée sombre, où ceux qui faisoient l'harmonie l'ayant suivie, il y eut un Bal d'une heure, qui fut le plus agreable du monde. Cependant quoy qu'il ne semblast pas possible que Phaon peust trouver moyen d'entretenir Sapho en particulier, en un jour où elle estoit obligée de faire les honneurs de chez elle, il ne laissa pas d'en rencontrer l'occasion : car comme apres ce petit Bal on se promena chacun selon son inclination, il donna la main à Sapho : si bien que par ce moyen marchant insensiblement un peu moins viste que les autres, il se separa de huit ou dix pas de toute la Compagnie, et luy parla
de sa passion : mais avec des transports si grands, que Sapho toute difficile à contenter qu'elle est en matiere de tendresse, fut satisfaite de luy ce jour là. En effet il luy dit si precisément tout ce qu'elle pensoit qu'il luy devoit dire ; et il le luy dit d'une maniere si obligeante ; qu'elle le creût digne de luy montrer une partie de la joye qu'elle avoit d'estre aimée de luy. Elle luy reprocha pourtant de s'estre trop diverty durant son absence ; mais il luy respondit avec tant d'adresse, qu'elle creût en effet que le hazard l'avoit engagé dans tant de divertissemens differens, plustost que son inclination : et il paroissoit enfin si content de la voir, qu'elle ne le soubçonna point de n'estre pas tres affligé de ne la voir point. Cependant quelque plaisir qu'elle trouvast à entretenir Phaon, la bien-seance l'emporta sur son inclination : de sorte qu'apres luy avoir permis de croire, en le regardant favorablement, qu'elle estoit bien marrie de ne luy pouvoir parler plus longtemps, elle se raprocha de la Compagnie : qui se trouva si bien en ce lieu là, qu'elle n'en partit que le soir apres avoir soupe.
Lors d'une promenade, Phaon parvient à prendre la main de Sapho, et à partager avec elle des moments de grande tendresse. Après le dîner qui suit cette promenade, la compagnie rentre à Mytilene. Tout le monde, excepté Nicanor, est habité d'une grande joie. Seule Cydnon reste auprès de Sapho.
Sapho retint mesme Cydnon avec elle : et les autres luy promirent de luy escrire : de sorte qu'apres que nous les eusmes quittées, ces deux Personnes s'entretinrent encore assez longtemps. Mais du costé de Sapho, ce fut d'une maniere plus triste : car comme elle aime avec un attachement extréme, elle ne pouvoit
pas ne sentir point l'absence de Phaon : c'estoit pourtant une tristesse douce qui occupoit son esprit sans l'accabler : et qui ne l'empescha pas de dire mille belles choses à ma Soeur sur la tendresse de l'amour. En verité, luy disoit elle, ma chere Cydnon, l'amour est pourtant une bizarre passion : car enfin quoy qu'on ne souhaite rien avec tant d'ardeur que la felicité de la Personne qu'on aime ; il est pourtant certain que de l'heure que je parle, je serois au desespoir si Phaon n'avoit point autant de douleur de ne me voir point, que j'en sens de ne le voir plus : et il y a des instans où j'ay un tel despit de ne pouvoir jamais sçavoir positivement ce qu'il fait, et ce qu'il pense, quand il est esloigné de moy, que j'en suis presques aussi chagrine que si je sçavois de certitude qu'il n'y pense plus dés qu'il m'a perduë de veuë. Cependant ce seroient ces sentimens là qui me combleroient de joye si le les pouvois sçavoir : et si je les trouvois dans le coeur de Phaon tels qu'ils sont dans le mien. Mais Madame, pendant que Sapho parloit avec ma Soeur, tout nostre Troupe s'en retournoit à Mytilene : et s'y en retournoit avec un esprit de joye que je ne vous puis exprimer : à la reserve de Nicanor, qui ne pouvoit jamais estre guay, parce qu'il ne pouvoit jamais esperer d'estre aimé de Sapho : mais pour tous les autres de la Troupe, ils se divertirent extrémement. Je m'imagine Madame, que vous croyez que je me suis
trompé, lors que je n'ay excepté que Nicanor, et que je devois aussi excepter Phaon : mais Madame, il faut que j'acheve de vous le faire connoistre, et que je vous aprenne qu'il a dans l'esprit ce que peut-estre nul autre Amant que luy n'y a jamais eu. Car enfin, quoy que Phaon ait l'ame tendre et passionnée, et qu'il aime avec une ardeur inconcevable, il est pourtant certain qu'excepté quand il a de la jalousie, il n'a pas l'ame fort sensible à la douleur ; et l'absence toute rigoureuse qu'elle est aux autres Amans, ne le touche que mediocrement, quoy qu'il ait plus de joye d'estre aupres de ce qu'il aime, qu'on ne s'en sçauroit imaginer. En effet je l'ay veû quelquesfois aupres de Sapho, avec des transports de plaisir qui aprochoient de l'extase : et je l'en ay veû esloigné sans en avoir une douleur excessive. Ce n'est pourtant pas qu'il ne l'aime autant qu'il peut aimer, et qu'il ne l'aime mesme quand il la voit, plus que personne n'a jamais aimé : mais c'est que son ame est plus sensible à la joye qu'à la douleur : et que dés qu'il perd ce qui fait son plus grand plaisir, il en cherche de moindres pour s'en consoler. Enfin son ame s'attache tellement à suivre tout ce qui luy peut plaire, et à esviter tout ce qui luy donne du chagrin, qu'il peut estre quelquefois absent de ce qu'il aime le plus, sans estre fort malheureux. Cela n'empesche pourtant pas que lors qu'il revoit la Personne qu'il aime, il ne se trouve aussi heureux que s'il
avoit esté fort affligé : en effet on voit briller la joye dans ses yeux : et il s'espand sur son visage je ne sçay quoy que je ne puis exprimer, qui tesmoigne si fortement la satisfaction qu'il a de revoir ce qu'il adore ; qu'on ne peut jamais s'imaginer, qu'un homme qui retrouve un bien avec tant de plaisir, le puisse perdre sans une grande douleur. Aussi Sapho est elle excusable, d'avoir esté si longtemps sans connoistre que Phaon ne connoissoit que les douceurs de l'amour, sans en connoistre les amertumes : car elle le voyoit si transporté de joye quand il estoit aupres d'elle, qu'elle s'imaginoit aisément qu'il estoit accablé de douleur dés qu'il n'y estoit plus. Pour moy au commencement je croyois qu'il agissoit comme il faisoit par prudence, afin de mieux cacher l'amour qu'il avoit pour Sapho : et le soir que nous nous en retournasmes à Mytilene, apres avoir quitté cette admirable Fille ; je creûs encore que l'enjoüement qu'il eut pendant tout le chemin que nous fismes, estoit pour tromper toute la Compagnie.
Phaon se montre jovial tout au cours du trajet de retour. Athys, dont la jalousie augmente, écrit à Sapho, dans l'espoir de l'inquiéter, une lettre relatant la bonne humeur continuelle de son amant. De fait, Sapho ne reçoit de Mytilene que des nouvelles qui lui font part de la gaieté quotidienne de Phaon.
Mais ce qu'il y eut d'admirable, fut que la belle humeur de Phaon, augmenta la mauvaise de Nicanor : qui creût que la guayeté de son Rival, ne venoit que de ce que Sapho luy avoit dit des choses si obligeantes, qu'il ne pouvoit cacher sa joye. Pour Athys, la jalousie qu'elle commençoit d'avoir, luy mettant dans l esprit l'envie d'inquietter Sapho, elle se souvint que le matin elle avoit pris garde que cette
belle Fille avoit remarqué tout ce qu'on avoit dit des divertissemens de Phaon durant son absence : de sorte qu'agissant avec autant d'esprit que de malice en cette occasion, elle envoya deux jours apres son retour un Esclave à Sapho, avec une Lettre qu'il faut que je vous die : car si je ne me trompe, elle estoit à peu prés en ces termes.
ATHYS A SAPHO.
Comme je n'ay pas oublié la promesse que je vous fis de vous escrire des nouvelles, je voudrois bien m'en pouvoir aquiter : mais comme il n'y en a point à Mytilene, il faut que je ne vous parle encore que de nostre voyage, qui ne fut pas moins divertissant a nostre retour qu'il l'avoit esté en vous allant voir : car Phaon et Alcé furent de la plus belle humeur du monde : et excepté Nicanor qui fut tres melancolique, tout le reste de la Compagnie trouva le chemin fort court. En effet Phaon et Alcé dirent tant de jolies choses, que je vous ferois une des plus jolies Lettres du monde, si je vous les escrivois. Mais comme je suis persuadée qu'il est bon de ne vous divertir pas trop à la Campagne, de peur que vous n'y soyez plus longtemps que vos Amies ne le souhaitent, je ne vous en diray rien : aussi bien suis-je pressée finir ma Lettre, parce que je suis d'une Promenade dont Phaon et Alcé doivent estre, et que je crains de me faire attendre. Je leur ay veû ce matin au Temple tant de guayeté sur le visage, que j'ay lieu de croire qu'ils auront encore leur belle humeur : mais pour moy je vous assure que je n'auray point toute la mienne, que je n'aye le plaisir de vous revoir.
ATHYS.
Voila donc Madame, quelle estoit la Lettre d'Athys, qui avoit sans doute toute la malice imaginable : car elle nuisoit à Alcé ; elle inquiettoit Sapho, par ce qu'elle luy disoit de Phaon ; et elle nuisoit et à Phaon, et à Alcé, en rendant office à Nicanor. Cependant cette Lettre n'eust peut-estre pas eu tout le succés qu'elle en avoit attendu, si le hazard n'eust fait qu'Amithone, Erinne ; Philire, Alcé, Nicanor, et Phaon, n'eussent chacun escrit des choses qui confirmoient ce qu'Athys escrivoit, quoy que toutes ces Personnes escrivissent separément. En effet Amithone pour faire la guerre à Sapho dans la liberté de leur amitié, luy disoit apres plusieurs petites nouvelles de leur Cabale, qu'il falloit qu'elle eust dit quelque chose de bien obligeant à Phaon : parce qu'il avoit esté si guay depuis son retour, qu'elle ne l'avoit jamais veû davantage. Erinne en son particulier pour luy prouver la tendresse de son affection, luy mandoit qu'elle se pouvoit vanter d'estre la plus melancolique de tous ceux qui l'avoient quittée, excepté Nicanor : et Philire écrivoit que si la belle humeur de Phaon ne l'eust un peu consolée de son absence depuis son retour, elle se seroit fort ennuyée. Pour Alcé sans dire precisément si Phaon avoit esté guay, ou triste ; il engageoit adroitement dans sa Lettre plusieurs jolies choses que Phaon avoit dittes : et pour Nicanor il fit une si melancolique, quoy qu'il fist pourtant une Satyre fort
plaisante de l'enjoüement de nostre Troupe, qu'il confirma tout ce que les autres avoient dit. Mais ce qu'il y eut de plus estrange, fut que mesme la Lettre de Phaon fut contre luy : car encore qu'il pretextast sa joye d'un sentiment d'amour, elle ne fit pas l'effet qu'il en avoit attendu : comme je vous le diray, aussi tost que je vous auray dit cette Lettre de Phaon qui estoit telle.
PHAON A LA CHARMANTE SAPHO.
Il faut sans doute que vous ayez un estrange pouvoir sur moy, et que vos paroles quand il vous plaist, ayent plus de force que celles dont on se sert à faire des enchantemens : car enfin ce que vous me dittes d'obligeant un moment avant que je me separasse de vous, mit un si grand fonds de joye dans mon ame, que toute la rigueur de vostre absence n'a pû m'empescher de men souvenir avec un plaisir extréme : jugez donc quel sera celuy que j'auray, lors que vous reviendrez icy. Au reste je pretens que vous receviez ce que je vous dis comme une plus grande marque d'amour, que si je m'estois desesperé : car il est bien plus extraordinaire de recevoir les faveurs avec une si grande sensibilité qu'elles puissent consoler de l'absence ; que de souffrir l'absence avec tant d'inquietude, qu'elle face oublier les faveurs : et je ne scay mesme s'il n'y a point plus d'amour à estre plus sensible aux bien-faits de la Personne aimée, qu'au malheur qui nous en separe. Je souhaite pourtant de tout mon coeur, que j'apprenne bientost de vostre belle bouche, ce que j'en dois croire : et que je vous puisse bientost protester à genoux, que je suis le plus amoureux de tous les sommes.
PHAON.
Voila donc Madame, quelle estoit la Lettre de Phaon : pour la mienne elle fut la seule qui ne luy fit ny bien ny mal, parce que je ne parlay point de luy : car comme je le trouvois trop guay pour un Amant absent ; et que je ne voulois pas luy nuire, j'aimay mieux n'en parler pas, que d'en parler à son desavantage.
Pendant ce temps, Sapho s'entretient avec Cydnon des chagrins causés par l'absence de l'être aimé. Les nouvelles de Mytilene ne manquent pas de l'inquiéter. Elle décide de rester encore quinze jours à la campagne, mais elle envoie Cydnon en ville afin de disposer d'un récit détaillé des faits et gestes de Phaon. Elle apprend ainsi que ce dernier prend en effet part à de nombreux divertissements. La veille de son retour, Sapho envoie à Phaon, en signe de représailles, une lettre dans laquelle elle a consigné tous ses amusements.
Mais pendant qu'on portoit toutes ces Lettres de Mytilene au lieu où estoit Sapho ; elle et Cydnon s'entretenoient avec toute la liberté de la Campagne, et toute celle de leur amitié. Mais elles s'entretenoient de choses bien esloignées, des sentimens de Phaon : car enfin ces deux Filles estant assises au bord de cette belle Fontaine dont je vous ay parlé, parloient de la rigueur de l'absence, et de la douleur qu'elle cause dans l'esprit de ceux qui sont capables de la sentir. Pour moy, disoit Cydnon, j'y suis si sensible, que je ne m'accoustume jamais à ne voir plus ce que j'aime : et je vous proteste, luy disoit elle encore, que depuis vostre depart de Mytilene, je n'ay eu aucun plaisir tranquile : car si j'ay fait des visites, je vous y ay souhaitée : si j'ay fait quelque Promenade, j'ay regretté que vous n'y estiez pas : si j'ay oüy dire quelque plaisante nouvelle, j'ay eu dépit que nous ne l'aprenions pas ensemble pour nous en divertir : et je n'ay enfin ny rien fait, ny rien dit, ny rien pensé, où vous n'ayez eu quelque part : et qui ne m'ait donné du chagrin, par la seule pensée de vostre absence. Pour moy, dit alors Sapho, je vous en
suis tout à fait obligée ; car il est vray que selon mon opinion, la plus sensible et la plus seure marque de la tendresse d'une affection, est la douleur de l'absence. Mais Madame, comme elle prononçoit ces paroles, l'Esclave qui portoit la Lettre d'Athys arriva, et la donna à Sapho, qui se mit à la lire à demy haut, afin que Cydnon l'entendist : mais lors qu'elle vint à y lire ce qu'Athys luy mandoit de la belle humeur de Phaon, elle en rougit : et elle sentit une esmotion estrange dans son coeur. Neantmoins se condamnant elle mesme, elle se remit : et ordonnant cét Esclave d'attendre sa response ; elle se leva en intention d'aller effectivement escrire à Athys. Mais à peine sut elle levée, qu'un autre Esclave qui estoit à Phaon, et qui estoit venu par un autre chemin, arriva : et il arriva chargé de toutes ces autres Lettres dont je vous ay desja parlé, excepté de celle de Nicanor : car pour luy, il l'envoya par un homme qui vint aussi un quart d'heure apres. Mais Madame, ma Soeur m'a dit qu'il n'y eut jamais rien d'esgal à ce qui se passa dans le coeur de Sapho en cette occasion : car enfin apres avoir leû la Lettre d'Athys, avec l'esmotion que je vous ay ditte, elle leût encore celle d'Amithone avec plus d'agitation ; celle d'Erinne avec plus d'estonnement ; celle de Philire avec plus de dépit ; celle d'Alcé avec plus de chagrin ; celle de Nicanor avec plus de confusion ; et celle de Phaon avec plus de douleur : quoy qu'elle l'eust gardée
la derniere, comme en esperant le plus grand plaisir. Ce cas fortuit luy parut pourtant si extraordinaire, qu'il luy vint d'abord dans la pensée que tant de personnes ne luy parloient de la guayeté de Phaon, que parce que cela estoit concerté entre elles : mais se souvenant que le jour qu'il l'avoit esté voir, on luy avoit dit beaucoup de choses qui luy avoient fait connoistre qu'il avoit eu plusieurs divertissemens depuis son absence, elle ne pût demeurer dans cette opinion : et elle connut mesme si bien, en relisant toutes ces diverses Lettres attentivement, qu'elles n'estoient pas concertées, qu'elle ne douta point que Phaon n'eust l'esprit aussi tranquile qu'on le luy disoit. Imaginez vous donc Madame, quel effet devoit faire cette pensée dans l'ame d'une Personne qui ne pouvoit souffrir l'absence de Phaon sans des inquietudes estranges : et qui avoit passé tout ce jour là avec ma Soeur, à s'entretenir de la rigueur de l'absence ; à exagerer le plaisir qu'il y a de sçavoir que la Personne que l'on aime est malheureuse, lors qu'elle ne voit point ce qu'elle aime. Cydnon m'a dit qu'il parût un si grand estonnement sur le visage de Sapho apres la lecture de toutes ces Lettres, qu'elle pensa croire qu'il estoit arrivé quelque estrange chose à Mytilene : car Sapho ne leût haut que la Lettre d'Athys. Il est vray qu'elle n'ignora pas longtemps la cause de l'estonnement de Sapho : car des que cette belle Personne eut achevé de relire toutes ces diverses Lettres, elle les donna toutes à ma
Soeur : et prenant la parole en soûpirant ; voyez Cydnon, luy dit elle, que Phaon ne vous ressemble pas : et que l'amitié fait plus en vous, que l'amour ne fait en luy. Apres cela Cydnon s'estant mise à lire, ne fut pas si estonnée que Sapho, de ce qu'on luy mandoit : car elle avoit desja remarqué que Phaon se divertissoit presques de toutes choses : et ne s'ennuyoit jamais guere en quelque lieu qu'il fust. Neantmoins comme elle sçavoit que j'aimois cherement Phaon, elle voulut l'excuser : pour cét effet elle dit à Sapho qu'il ne falloit point qu'elle se fâchast de ce qu'on luy escrivoit : car enfin, luy dit-elle, tout ce qu'escrivent Athys, Nicanor, et Alcé, vous doit estre suspect : et vous devez lire ce que vous escrit Phaon comme une chose qu'il n'a escrite, que parce qu'elle luy sembloit nouvelle. Vous devez mesme considerer ce que vous mandent Amithone, Erinne, et Philire, sans aucune inquietude : puis qu'il est croyable que Phaon en s'en retournant, vit qu'on l'observoit si soigneusement, que par prudence il parut plus guay qu'il ne l'estoit. Ha Cydnon, reprit Sapho, je pense estre aussi prudente que Phaon : et cependant je ne pourrois pas paroistre guaye une heure apres l'avoir quitté : et tout ce que je pourrois sur moy, seroit de ne paroistre pas melancolique : c'est pourquoy ne l'excusez point je vous en conjure, puis qu'il est vray qu'on ne le sçauroit excuser. Je sçay bien que Phaon est Amy particulier de Democede, adjousta-t'elle, mais
Cydnon, il faut pourtant prendre mes interests contre luy : et il faut me pleindre et le condamner. Si je le croyois coupable, repris-je, je le condamnerois sans doute : quoy, interrompit-elle ; vous croyez que Phaon ait pû estre assez guay, pour faire que tant de Personnes differentes me parlent de sa guayeté, et qu'il ne m'ait pas donné lieu de luy reprocher qu'il manque d'amour ? ha Cydnon, si vous le croyez vous vous abusez : et je sens tellement son peu de sensibilité pour mon absence, que si je pensois le pouvoir faire, j'entreprendrois de le bannir de mon coeur : car enfin ma chere Cydnon, je ne puis endurer que durant que je sens une melancolie qui m'accable pour l'absence de Phaon, il se divertisse, et divertisse les autres, avec la mesme liberté d'esprit que s'il ne m'avoit jamais veuë. Pour moy, luy dit Cydnon, je le voy si aise quand il est aupres de vous, que je ne puis croire qu'il ne soit bien affligé quand il n'y est pas : la raison et l'amour voudroient sans doute que la chose fust ainsi, repliqua Sapho, mais cependant six personnes déposent contre luy : et il se condamne luy mesme par sa Lettre. Les apparences sont si trompeuses, luy dit Cydnon, que vous ne seriez pas raisonnable, si vous vous affligiez avec excés d'une chose que vous sçavez avec tant d'incertitude. Pour la sçavoir mieux ma chere Cydnon, repliqua-t'elle, je vous conjure de vous en retourner à Mytilene : j'obligeray Cynegire à vous donner un Chariot : et vous n'aurez qu'à dire
qu'on vous a escrit qu'il estoit necessaire que vous y retournassiez pour une affaire importante : cependant je demeureray encore icy quinze jours, afin de voir si Phaon se divertira tousjours comme il a commencé. Mais ma chere Cydnon, je veux que vous me faciez chaque jour un recit fidelle des divertissemens de Phaon ; de son humeur ; et de son enjoüemnet ; car enfin s'il ne m'aime que quand il me voit, je ne veux plus de son amour : et je veux si je le puis luy oster la mienne. Cydnon fit alors ce qu'elle pût pour appaiser Sapho : mais elle trouva si estrange que Phaon fust si guay où elle n'estoit pas, durant qu'elle estoit si melancolique où il n'estoit point, que toute l'adresse de ma Soeur ne pût luy faire changer de sentimens. De sorte qu'il falut qu'elle fist ce qu'elle vouloit, et qu'elle revinst à Mytilene : apres luy avoir promis une fidellité si exacte, qu'elle n'osa en effet y manquer. Cependant, Sapho respondit à toutes les Personnes qui luy avoient escrit, sans tesmoigner ouvertement à Phaon le mescontement qu'elle avoit de sa guayeté : il est vray que ne pouvant se contraindre longtemps, elle fit sa Lettre si courte, qu'il n'y avoit que ces paroles.
SAPHO A PHAON
Je ne doute nullement que la joye ne puisse estre quelquesfois une marque tres sensible d'une affection fort tendre : mais je ne sçay si c'est positivement de la maniere que vous l'entendez. Quand je seray à Mytilene, je verray si je vous trendray conte de la vostre : et si je la trouveray digne d'estre mise au rang des tesmoignages d'affection que vous m'avez rendus.
SAPHO.
Quoy que cette Lettre fust un peu seche, Phaon ne craignit pas que Sapho fust irritée contre luy : et il creût seulement qu'elle avoit tant eu de responces à faire, qu'elle n'avoit pas eu loisir de luy en faire une plus longue : de sorte que ne changeant pas sa façon d'agir, il vescut depuis le retour de Cydnon, comme il avoit fait auparavant : c'est à dire qu'il chercha autant qu'il pût à se consoler de l'absence de Sapho. Cependant comme il n'y avoit point de jour qu'elle n'envoyast en secret un Esclave à Cydnon, afin de sçavoir des nouvelles de Phaon, il n'y en avoit point aussi où elle n'aprist des choses qui l'affligeoient : car enfin de l'humeur dont est Phaon, il ne peut refuser un plaisir : et la raison pourquoy il estoit eternellement avec Sapho quand elle estoit à Mytilene, c'est qu'il en trouvoit plus aupres d'elle, qu'en nul autre lieu du monde. Mais cela n'empeschoit pas que
quand il ne pouvoit avoir celuy de voir la Personne qu'il aimoit, il n'en prist de moindres : si bien que comme Sapho avoit engagé ma Soeur par serment, à luy mander tout ce que feroit Phaon, elle sçeut qu'il avoit esté de tous les divertissemens qu'il y avoit eus à Mytilene : et qu'il en avoit esté comme un homme qui n'avoit nulle repugnance à en estre : de sorte qu'en ayant l'esprit estrangement irrité, elle ne pût se resoudre de revoir Phaon, sans luy avoir fait sçavoir qu'elle se pleignoit de luy. Pour cét effet elle luy envoya le jour qui preceda son retour à Mytilene, un Memoire exact de tous les plaisirs qu'il avoit eus durant son absence : luy marquant jour pour jour les visites agreables qu'il avoit faites ; les Promenades où il s'estoit trouvé ; les conversations divertissantes où il s'estoit rencontré ; et en un mot tous les divertissemens qu'il avoit eus. Mais en luy envoyant ce Memoire, elle y joignit une Lettre qui estoit à peu prés en ces termes.
SAPHO A PHAON.
Comme il n'est pas croyable que ma veuë vous donne autant de joye, que vous en avez eu durant mon absence, je pense qu'il faudra vous consoler de mon retour, comme d'une chose qui troublera peutestre vos plaisirs. Vous verrez par le Memoire que je vous envoye, que j'ay voulu tenir un conte fort exact de tous vos divertissemens : mais la difficulté est sçavoir
si c'est pour vous en punir, ou pour vous en recompenser : car à vous dire la verité, je ne pense pas que nous soyons de mesme advis : et je suis persuadé que si vous n'avez autant de douleur de m'avoir desplû, que vous avez eu de joye de puis mon absence, vous n'aurez plus guere de part à mon affection, ny estime.
SAPHO.
Phaon montre la lettre de Sapho à Democede. Tous deux décident d'aller à la rencontre de Sapho. Malgré son inquiétude, Phaon, persuadé d'être un bon amant, ne doute pas que tout va bientôt s'arranger. Lorsque le chariot arrive, Sapho le reçoit avec une civilité un peu froide. Soudain, un problème contraint le chariot à s'arrêter, ce qui procure les conditions d'un entretien plus développé.
Comme Phaon estoit effectivement tres amoureux de Sapho, et qu'il sçavoit qu'elle revenoit le jour suivant, il ne pût recevoir cette Lettre sans une grande agitation d'esprit. IL espera pourtant de faire sa paix dés qu'il l'auroit veuë : mais afin de la voir devant qu'elle entrast à Mytilene, il me vint trouver et me pria apres m'avoir montré la Lettre qu'elle luy avoit escrite, de vouloir que nous allassions au devant d'elle : et en effet nous fusmes le lendemain l'attendre à un endroit où le chemin est si fâcheux, que tous ceux qui y passent en Chariot descendent : de sorte que jugeant bien que Cynegire que nous sçavions estre tres peureuse n'y manqueroit pas, nous fusmes Phaon et moy nous mettre sous des Saules qui sont aupres de ce passage difficile, que la chutte d'un Torrent y a fait. Mais apres estre descendus de cheval, afin d'attendre ces Dames en cét endroit, qui est mesme fort agreable, quoy que le chemin y soit scabreux, je me mis à faire la guerre à Phaon de son humeur ; car enfin, luy dis-je, comment peut-il estre que vous soyez si esperdûment amoureux
de Sapho, et que vous ayez l'ame aussi peu sensible à la douleur pendant son absence ? car pour moy quand je vous voy aupres d'elle, je vous y voy avec des transports de joye qui me persuadent que vous ne pourrez la perdre de veuë sans mourir. Il est vray, dit-il, qu'on ne peut jamais avoir une passion plus forte que celle que j'ay dans l'ame ; et l'esperance que j'ay de voir aujourd'huy Sapho, m'agite le coeur d'une si agreable maniere de l'heure que je parle, que si vous pouviez connoistre ce qui s'y passe, vous avoüeriez que j'aime plus Sapho que personne ne peut aimer : mais il est vray pourtant qu'excepté la jalousie, peu de choses me peuvent donner une grande douleur. Veritablement, adjousta-il, si je pouvois craindre que Sapho ne m'aimast plus, je croy qu'en quelque lieu que je fusse, je serois desesperé : mais lors que je puis raisonnablement esperer d'estre aimé ; lors que j'ay de ses nouvelles tous les jours ; et lors que je sçay qu'elle reviendra bientost ; j'avouë que je ne sçay point me faire des chagrins sans sujet : et que j'ay une ame qui a un si grand penchant à chercher le plaisir, et à fuir la douleur, que je fais ce que je puis pour adoucir la rigueur de l'absence. Mais apres tout, dés que je reverray Sapho, vous me reverrez eternellement aupres d'elle : et vous m'y verrez le plus amoureux de tous les hommes. Ha Phaon, luy die-je, en aimant comme vous faites, on peut dire que vous vous aimez plus que vostre Maistresse : mais enfin, repliqua-t'il,
ce qu'il y a de constamment vray, est qu'il n'y a personne au monde qui fist plus de choses difficiles que j'en ferois pour Sapho, si elle me les commandoit. De plus, je me sens capable de luy obeïr aveuglément : je suis plus soigneux, plus exact, et plus soumis que qui que ce soit ne l'a jamais esté : j'ay plus de tendresse dans le coeur, que nul autre n'en a jamais eu : je me fais de grands plaisirs de fort petites faveurs : le moins favorable de ses regards, me comble de joye : l'ay mille et mille tumultueux sentimens, que je ne puis exprimer, quand je me trouve aupres d'elle : je l'estime, je l'admire, et je l'adore avec un respect si profond, que je n'en ay pas tant pour nos Dieux : et j'ay une joye si parfaite quand je la puis entretenir seule, que jamais nul autre Amant n'en a tant eu, mesme pour la possession de sa Maistresse : jugez apres cela, si je ne sçay pas aimer, et si vous avez raison de m'accuser de peu d'amour. Il est vray que mon ame rejette naturellement la peine, et qu'elle cherche le plaisir : mais qu'importe à la Personne que j'aime, que je sois tout à fait malheureux quand je ne la voy pas, pourveû que je ne manque à nul des devoirs d'un veritable Amant ; et que quand je la voy, je sois tout ce que je dois estre pour la satisfaire ? Comme il disoit cela, nous vismes paroistre d'assez loin le Chariot de Cynegire : de sorte que Phaon s'interrompant luy mesme, monta diligemment à cheval aussi bien que moy : et par un transport de sa passion, qu'il ne
pût retenir, il fut le plus viste qu'il pût à la rencontre de Sapho. Mais Madame, il y fut avec un empressement si plein d'amour, qu'en effet on ne pouvoit pas douter qu'il ne fust esperdûment amoureux : et la belle Sapho, toute irritée qu'elle estoit, ne pût le voir sans se repentir presques de ce qu'elle luy avoit escrit : car il l'aborda d'une maniere qui luy fit voir tant de joye, et tant d'amour dans ses yeux, que si elle ne se fust pas entierement fiée à Cydnon, elle eust douté des choses qu'elle luy avoit mandées : et elle eust creû que Phaon n'avoit fait que soûpirer pendant son absence. Mais apres tout, comme il n'estoit pas possible qu'elle pûst douter de ce que ma Soeur luy avoit escrit, elle reçeut Phaon avec une civilité un peu froide : et elle l'auroit encore plus mal reçeu, si Cynegire n'y eust pas esté. Cependant apres les premiers complimens faits, le Chariot que Cynegire avoit fait arrester recommença de marcher, jusques à cét endroit dangereux dont je vous ay parlé, où il fallut que ces Dames missent pied à terre. De sorte que comme j'estois trop Amy de Phaon, pour ne donner pas la main à Cynegire, afin qu'il pûst entretenir Sapho, je n'y manquay pas : si bien que par ce moyen Phaon pût parler quelque temps à cette belle Personne : car il faloit bien faire deux cens pas devant que d'estre hors de ce chemin difficille pour les Chariots : joint que comme il y eut quelque chose qui se rompit à celuy de Cynegire, qui fut assez long à racommoder,
il falut nous asseoir sous des Saules que nous trouvasmes : et je fis mesme si bien que je tiray Cynegire à part, sur le pretexte de luy parler d'un grand dessein qu'on disoit alors qu'avoit Pittacus.
Phaon essaie de convaincre Sapho de la force de sa passion. Il l'assure qu'en son absence, son souvenir a suffi à le rendre heureux. Les deux amants finissent par se réconcilier. Tandis que Phaon reste seul avec Democede, Sapho retourne à Mytilene, où tous ses amis viennent lui rendre visite.
Ainsi Phaon put entretenir Sapho : mais Madame, cette Personne qui mouroit d'envie de luy faire mille reproches, ne le vit pas plustost à ses pieds, de la maniere la plus passionnée du monde, qu'elle sentit que son coeur s'apaisoit malgré qu'elle en eust : neantmoins faisant un grand effort pour empescher sa colere de l'abandonner tout à fait, elle demanda à Phaon comment il avoit pû quiter ses divertissemens ordinaires, pour venir au devant d'elle ? mais elle le luy demanda en rougissant, et en faisant si bien connoistre qu'elle ne se pleignoit que pour estre appaisée, que Phaon qui entendoit tous ses regards, ne manqua pas de la satisfaire. Quoy Madame, luy dit-il, vous pouvez me demander ce que vous me demandez ? et je puis vous avoir donné sujet de me dire ce que vous me dittes ? moy qui n'ay jamais de veritable joye que celle que vous me donnez : car enfin Madame, luy dit-il, comment voulez vous qu'un homme à qui vous avez fait la grace de permettre de croire que vous ne le haïssez pas, puisse jamais estre malheureux ? Ainsi Madame, quand je suis absent sans estre desesperé, ce n'est par nulle autre raison, sinon que je sçay bien que vous ne m'avez pas banny de vostre coeur. En effet Madame, cette pensée est si douce, et elle met un
fonds de joye si inespuisable dans mon esprit, que je deffie la Fortune, de me rendre miserable, tant que je seray aimé de vous. Ouy Madame, je puis perdre tous les biens qu'elle donne ; je puis estre exilé ; prisonnier ; et accablé de toutes sortes de malheurs ; que je ne croiray pas estre miserable, pourveû que je croye posseder vostre affection. Accusez vous donc vous mesme Madame, de l'innocente joye que vous me reprochez, si elle vous desplaist : mais pour moy, je vous le dis comme je le croy, je suis persuadé que je manquerois d'amour et de respect pour vous, si la joye d'estre aimé de la divine Sapho, n'estoit pas plus forte que la douleur d'en estre absent ne le peut estre. Au reste Madame (adjousta-t'il d'un air infiniment tendre et passionné) pour juger de ce que je sens quand je ne vous voy point, voyez ce que je sens quand je vous revoy : voyez donc dans mes yeux, charmante Sapho, ce qui est dans mon coeur : et s'ils ne vous disent que je vous trouve plus belle que je ne vous vy jamais ; que j'ay plus de joye de vous revoir, que personne n'en a jamais eu ; et que je suis le plus amoureux de tous les hommes ; regardez les comme des imposteurs qui trahissent la tendresse de ma passion, et punissez moy de leur crime. Mais si au contraire ils vous disent que je vous aime plus que personne n'a jamais aimé, ne vous amusez point à vouloir sçavoir si precisément ce que je fais, quand je ne vous voy pas : et songez seulement, que vous
n'avez jamais veû d'Amant à vos pieds, dont la passion fust ny si forte, ny si tendre que la mienne. Car enfin, luy dit-il encore, que vous importe de quelle maniere je vous tesmoigne mon amour quand vous n'y estes pas, pourveû que je ne sois pas infidelle, et pourveû que vous me retrouviez tousjours avec la mesme ardeur et la mesme passion ? Pour moy, adjousta-t'il, j'ay souhaité que vous vous divertissiez à la Campagne ; je vous ay desiré de beaux jours ; et j'ay esperé que l'agreable humeur de Cydnon, vous empescheroit de vous ennuyer dans vostre solitude. Ha Phaon, s'escria Sapho, vous ne sçavez pas aimer, si vous souhaitez que vostre absence ne me touche point ! car pour moy, je vous le declare, je ne seray jamais satisfaite de vous, si vous ne devenez le plus malheureux de tous les hommes, dés que vous ne me verrez plus. Mais Madame, luy dit-il en l'interrompant, il faut donc que j'oublie que je suis aimé de vous : car si je ne l'oublie pas, je ne seray point malheureux. Au contraire, reprit Sapho, c'est par ce souvenir que je pretends que vous le devez estre davantage : du moins sçay-je bien, que la melancolie que vostre absence me donne, vient de ce que je suis esloignée d'une Personne dont je croy estre aimée. Ha Madame, repliqua Phaon, vos sentimens et les miens doivent estre bien differens en cette occasion : car il n'est pas possible que vous ayez autant de joye d'estre adorée de moy, que j'en ay d'avoir la gloire d'estre aimé de
vous : ainsi il n'est pas estrange que le souvenir de ma passion, ne vous console point de mon absence : et il ne l'est pas non plus que le souvenir de la bonté que vous avez pour moy, diminuë une partie de la douleur que vostre esloignement me donne : car encore une fois Madame, je ne conçoy point qu'on puisse estre chagrin, et estre assuré d'estre aimé de vous. Il y a sans doute de l'esprit à ce que vous dittes, reprit Sapho, mais il n'y a guere d'amour : et si vos yeux ne démentoient vos paroles, j'aurois lieu de croire que vous ne m'aimez point : car enfin estre absent de ce qu'on aime sans estre miserable, est la plus grande marque de tiedeur qu'on puisse jamais donner. Mais Madame, luy dit-il, comment pourriez vous croire que je ne vous aimasse point, ou que je ne vous aimasse guere ? y a-t'il quelqu'une de mes actions, ou de mes paroles, qui vous permette de le soubçonner ? et y a-t'il mesme un seul de mes regards, qui ne vous dise pas que je vous aime ? Tout ce que je voy de vous, respondit-elle, me parle sans doute de vostre passion : mais tout ce que je n'en voy pas, me parle de vostre indifference. En effet, durant mon absence, vous faites des visites de plaisir ; vous vous promenez ; vous estes de belle humeur ; et je vous retrouve avec aussi peu de marques de melancolie sur le visage, que si vous n'aviez eu aucun sujet de chagrin. Mais ce qui m'espouvante, adjousta-t'elle, c'est que vous ne laissez pas d'avoir des sentimens tendres, et delicats,
et de me dire autant de choses douces, et flatteuses, que si vous deviez vous desesperer dés que vous ne me verrez plus. Cependant je ne conçoy point qu'on puisse posseder avec plaisir, ce qu'on peut perdre sans douleur : et il y a des momens où je croy que ma veuë ne vous donne aucune joye, puis que mon absence ne vous donne aucune melancolie. Ha Madame (luy dit il en la regardant d'une maniere si passionnée qu'il l'en fit rougir) je vous deffie de croire quand je suis aupres de vous, que je ne suis pas le plus amoureux de tous les hommes. Ouy divine Sapho, adjousta-t'il, quand on vous auroit dit que j'aurois esté tous les jours au Bal durant vostre absence ; que je l'aurois donné à toutes les Belles de Mytilene ; et qu'on vous auroit mesme assuré que je serois un inconstant ; je suis persuadé que dés que vos yeux auroient rencontré les miens, la joye que vous y verriez vous persuaderoit que je vous aime plus que personne n'a jamais aimé : et en effet, poursuivit-il, nul autre Amant n'a jamais eu tant de sujet d'aimer que j'en ay. Car premierement vous estes la plus aimable Personne du monde sans exception : j'ay plus d'inclination pour vous qu'on n en a jamais eu pour qui que ce soit : je vous estime jusques à l'admiration : et je vous aime de plus, et parce que mon inclination m'y force ; et parce que ma raison me le conseille ; et parce que la reconnoissance le veut. Ha pour cette derniere cause d'amour, reprit Sapho, je ne veux jamais qu'on
m'en parle : et j'ay une delicatesse d'esprit, qui ne la sçauroit endurer. Quoy Madame, reprit Phaon, vous voulez que je n'aye point de reconnoissance pour toutes vos bontez ? je veux bien qu'on ait de la reconnoissance, reprit-elle, mais je ne veux pas que ce soit l'unique cause de l'affection qu'on a pour moy : et si on ne m'aimoit que parce que j'aimerois, on me feroit un outrage tres sensible. Car enfin je veux qu'on m'aime par tant d'autres raisons, que quand mesme on seroit nay ingrat, on ne laissast pas de m'aimer ardemment. Ne mettez donc jamais vostre reconnoissance au rang des causes de vostre passion, si vous me voulez persuader que vous m'aimez comme je le veux estre : car cela n'est ny civil, ny galant, ny passionné. Il apartient à la reconnoissance, adjousta-t'elle, de faire quelquesfois naistre l'amitié : mais il ne luy appartient pas de faire naistre l'amour. Je veux bien que vous me disiez qu'elle serre doucement les liens qui vous attachent : mais je ne veux pas, comme je l'ay desja dit, que vous la mettiez au nombre des causes de vostre passion : car il s'ensuivroit que mes bontez auroient precedé vostre affection : et je pretens au contraire que vostre affection ait precedé mes bontez : et que si je dois vostre amour à quelque chose, c'est à vostre inclination, et à mon propre merite : car de l'humeur dont je suis, je ne puis souffrir qu'on m'aime de nulle autre maniere. En effet, adjousta-t'elle, je me souviens que j'ay autrefois
presques haï une assez aimable Femme ; parce que je descouvris dans son coeur, que tout l'empressement qu'elle aportoit à se faire aimer de moy, n'estoit pas qu'elle m'aimast tendrement, mais seulement dans l'esperance que son nom seroit dans quelques uns de mes Vers, et que je ferois peut-estre sa Peinture. Jugez donc Phaon, si je trouverois bon que vous pussiez m'aimer par nulle autre raison que parce que vous me trouvez aimable, et que parce que vous ne pouvez vous empescher d'avoir de l'affection pour moy. Comme Sapho disoit cela, le Chariot de Cynegire estant achevé de racommoder, il falut que leur conversation finist aussi bien que celle que j'avois euë avec Cynegire : à qui j'avois fait de longs raisonnemens de Politique, pour donner loisir à Phaon de parler de son amour à Sapho, et de faire sa paix avec elle. Cependant cette belle Personne ne pût le laisser partir sans luy donner encore quelque marque de son chagrin : car comme ils vinrent à se separer, elle luy demanda en quelle agreable Compagnie il iroit passer le soir ? car pour nous, adjousta-t'elle en montrant Cynegire, nous ne verrons personne d'aujourd'huy. Je le passeray seul avec Democede, repliqua-t'il, et je le passeray à m'entretenir aveque luy, de la joye que j'ay de vostre retour : vous eussiez mieux fait d'estre en estat ces jours passez, repliqua-t'elle, de l'entretenir de la douleur que vous aviez de mon absence. Apres cela Sapho monta dans le Chariot
où j'avois desja mis Cynegire : mais en luy aidant à y monter, Phaon luy serra si doucement, et si respectueusement la main ; et il luy fit voir dans ses yeux je ne sçay quoy de si amoureux ; qu'il s'en fallut peu que Sapho ne se repentist de l'avoir accusé de ne l'aimer pas assez : et en effet il est constamment vray qu'on ne peut pas aimer plus ardemment que Phaon, quoy qu'il ne soit pas fort sensible à la douleur que cause l'absence : et qu'au contraire il se console assez aisément de la perte d'un plaisir par un autre. Cependant les reproches que Sapho luy avoit faits, furent cause qu'il passa le soir en solitude : il est vray qu'il estoit si aise d'avoir fait sa paix avec elle, qu'il n'avoit pas besoin d'autres plaisirs. Ce n'est pas qu'elle luy eust dit qu'elle luy pardonnoit : mais ils estoient si accoustumez à s'entendre sans parler, que pour l'ordinaire ils croyoient plus leurs regards, que leurs paroles, ainsi quoy que Sapho eust fait beaucoup de reproches à Phaon, il ne laissoit pas de croire qu'il avoit veû dans ses yeux qu'il estoit encore aussi avant dans son coeur qu'il y avoit esté. Et en effet comme il fut le lendemain de si bonne heure chez elle, qu'il n'y avoit encore personne, il acheva de faire sa paix : et ils furent prés d'une heure ensemble avec toute la joye qui suit tousjours la reconciliation de ces petites querelles, qui ne font qu'accroistre l'amour. Mais à la fin leur plaisir fut interrompu par Alcé : qui n'aimant alors gueres moins Sapho que la belle
Athys, fut un des plus diligens à la voir. Il est vray que sa Maistresse arriva bientost apres : mais l'on peut assurer que sa jalousie avoit autant de part à cette visite, que son amitié. Ce n'est pas qu'elle ne connust bien que Sapho n'aimoit pas Alcé : mais cela n'empeschoit point qu'elle ne fust tres jalouse. Nicanor ne fut pas aussi des derniers à rendre ses devoirs à Sapho : et Amithone, Erinne, et Cydnon, estant aussi arrivées, toute la belle Troupe se trouva rassemblée.
Un jour, Philire amène à Mytilene un étranger nommé Clirante. Tout le monde le croit grec, alors qu'il est originaire de Scythie. Il dépeint son pays avec des traits si admirables que Sapho souhaiterait y vivre, s'il n'était pas trop éloigné. Au reste, encore insatisfaite de l'amour de Phaon, elle décide de favoriser Nicanor pour rendre son amant malheureux. Son plan réussit si bien que les deux rivaux se battent en duel et sont exilés par Pittacus. Mais elle apprend bientôt que Phaon, réfugié en Sicile, a renoué avec la belle stupide. Elle lui écrit aussitôt une lettre de rupture. Affolé, Phaon rentre à Mytilene sous un déguisement. Il parvient à se réconcilier avec Sapho, et tous deux, ainsi que quelques amis, décident de s'en aller vivre dans la merveilleuse patrie de Clirante, qui entretemps a épousé Philire. À Mytilene, les gens ignorent les raisons du départ de Sapho. Les hypothèses vont bon train. Certains pensent qu'elle s'est donnée la mort à cause de la trahison de Phaon. En réalité, Sapho et ses amis ont été accueillis par la reine des Scythes.
Philire présente à la compagnie Clirante, frère de Mereonte. A son air, on le croit originaire d’une des cités les plus polies de Grèce. Il vient en réalité de Scythie. Pourtant, il a le teint blanc et les cheveux blonds, et parle le grec avec beaucoup d’éloquence. Il est bien fait, l’air spirituel, distingué et galant. Il se réjouit de rencontrer Sapho, dont il a beaucoup entendu parler.
D'abord Athys, Amithone, et Erinne, parlerent de leur voyage et de leur retour, ce qui ne plaisoit pas trop à Phaon : et elles en eussent mesme parlé beaucoup davantage, si Philire ne fust arrivée, et n'eust amené un Estranger de fort bonne mine, qu'elle presenta à Sapho, et que j'ay sçeu aujourd'huy estre Frere de ce vaillant Prisonnier qui s'apelle Mereonte, que l'invincible Cyrus sauva du milieu des Flames apres l'avoir vaincu. Mais Madame, cét Estranger le parut si peu, que personne ne douta qu'il ne fust d'une des plus polies Villes de la Grece : et on ne soubçonna point du tout qu'il fust Scythe. Il n'avoit pourtant pas le teint ny les cheveux comme les ont ordinairement les Grecs : car il avoit le teint assez blanc, et il estoit mesme assez blond : mais comme cela n'a pas de regle generale, personne, comme je l'ay desja dit, ne douta qu'il ne fust d'une Ville Greque : car non seulement il avoit l'air d'un Grec, mais il parloit aussi nostre Langue avec beaucoup d'eloquence.
Sa Personne mesme plaisoit infiniment : sa taille n'est pourtant pas fort haute, mais elle est noble, et bien faite : il a l'action libre et aisée ; tous les traits du visage beaux, et agreables ; les yeux un peu languissans, et la mine d'un homme de fort haute condition. De plus, il a l'esprit brillant et sage tout ensemble : et il a mesme l'air galant et spirituel. Au reste il pense les choses finement. et les dit de mesme : et cét illustre Scythe est enfin un des hommes du monde le plus aimable, et le plus accomply. Comme Sapho a tousjours aporté un soin particulier de faire honneur aux Estrangers qui l'ont esté visiter, quand ils ont eu du merite, elle reçeut celuy là avec cette civilité galante qui luy est si naturelle : et pour luy tesmoigner combien elle estoit agreablement surprise de le voir, elle se plaignit de toute la Compagnie, de ne luy avoir pas apris qu'il y eust un Estranger aussi honneste homme que celuy là à Mytilene. Il n'eust pas esté aisé que personne vous l'eust pû aprendre, repliqua Philire, car ce n'est que d'hier qu'un Frere que j'ay qui vient d'un tres long voyage me l'a amené : de sorte que comme il ne s'est pas trouvé en estat de vous le presenter, parce qu'il se trouve un peu mal ; et qu'il a luy mesme besoin que je vous le presente, quand il sera gueri ; sçachant que je venois icy, il a voulu que ce fust par mon moyen que Clirante connust cette admirable Personne, dont il a entendu parler avec tant d'estime dans toutes
les Villes de Grece où il a sejourné. Si j'aimois plus la gloire que ma propre satisfaction, reprit Sapho, je devrois estre marrie de voir un homme qui m'estime sans doute plus sans me connoistre, qu'il ne m'estimera apres m'avoir connuë : mais comme je n'aime pas trop une estime mal acquise, j'aime mieux me voir en danger de perdre une partie de la sienne : et me voir aussi en estat de pouvoir aquerir quelque part à son amitié. Ce seroit une assez mauvaise voye d'aquerir mon amitié, repliqua cét agreable Estranger en souriant, que de destruire une partie de l'estime que j'ay pour vous : mais Madame, vous estes si assurée de ne le faire pas, que si la modestie ne permettoit point de faire quelquesfois d'innocents mensonges contre soy mesme, vous n'auriez pas dit ce que vous venez de dire : car enfin quoy que vous n'ayez encore guere parlé, je ne laisse pas de croire que vous parlez tousjours bien. Attendez du moins à me loüer, repliqua galamment Sapho, qu'il puisse y avoir quelque vray-semblance aux loüanges que vous me donnerez : c'est pourquoy faites moy s'il vous plaist la grace de ne me rien dire de flatteur, jusques à ce que vous ayez eu loisir de connoistre si je suis digne des flatteries d'un aussi honneste homme que vous. Vous estes bien hardie, Madame, reprit Clirante, de donner si promptement cette glorieuse qualité à un Scythe. Je suis tellement en reputation de connoistre bientost le merite des honnestes Gens,
repliqua-t'elle, que j'ay une Amie qui me dit quelquesfois que je ne les connois pas, mais que je les devine : c'est pourquoy ne me soubçonnez point de juger des choses avec trop de precipitation : puis que c'est un Talent particulier que j'ay, que celuy de ne me tronper guere au choix que je fais de ceux que je trouve dignes d'estre loüez.
Une conversation s'engage alors sur la Scythie. Clirante précise qu'il est « Nouveau Sauromate », c'est-à-dire issu d'une population éminemment raffinée. Intriguée, Sapho prie Clirante de donner des détails sur les moeurs de son pays. Ce dernier raconte comment quelques Grecs ont civilisé une partie des Sauromates, ce qui a provoqué une guerre civile. Il en résulte que les Nouveaux Sauromates vivent dans un îlot autonome au coeur du pays. Les étrangers n'y sont acceptés qu'à condition de ne plus en sortir. La fidélité est une règle absolue, si bien que les veufs ne peuvent se remarier, et qu'un amant ne peut se distraire durant l'absence de sa maîtresse.
Apres cela toute la Compagnie prenant part à cette conversation, elle fut fort agreable : mais comme Sapho ne pouvoit assez s'estonner de la politesse de Clirante, elle luy demanda encore comment il estoit possible qu'on ne parlast pas plus de la politesse des Scythes, que de celle des Grecs ? s'ils estoient tous faits comme luy. Le Païs dont je suis Madame, reprit-il, est veritablement si prés de la Scythie, que quelques-uns nous confondent avec les Scythes : mais si vous sçaviez quel il est, vous seriez aussi estonnée de ce que je ne suis pas plus poly que je ne le suis, que vous le paroissez estre de ce que vous me le trouvez peut-estre un peu plus que la plus part des Scythes ne le sont. Cependant je ne suis pas seulement Scythe, mais je suis Sauromate d'origine, qui est encore quelque chose de plus rustique : car les moeurs des Sauromates sont tout à fait estranges. Il est vray pourtant qu'encore que je sois Sauromate, je suis d'un Païs qui ne tient rien de leurs coustumes : aussi nous apellons nous les nouveaux Sauromates, à la distinction des autres. Nous n'avons toutesfois guere de commerce avec eux : car comme nostre
Politique est de n'avoir point de voisins, et de ne laisser pas corrompre nos moeurs par des moeurs estrangeres ; nous faisons ce que nous pouvons pour nous passer de toutes les choses que nostre Païs ne nous donne pas, afin de n'avoir pas besoin du commerce des autres Nations. Ce que vous me dittes, reprit Sapho, me semble fort beau : et a mesme quelque raport avec la conduite des Lacedemoniens, qui aportent un soin particulier à ne vouloir pas souffrir que les coustumes estrangeres s'introduisent dans leur Ville. Mais lors que vous me dittes que vous n'avez point de voisins, j'avouë que je ne le comprens pas : et vous ferez sans doute plaisir à toute la Compagnie, si vous vous voulez donner la peine de me le faire entendre, et de me dire quelque chose de l'origine d'un Peuple, et des coustumes d'un Païs qui doit estre fort agreable, s'il a beaucoup de Gens qui vous ressemblent. De grace Madame, repliqua Clirante, ne jugez pas de mon Païs par ce que je suis : et pour luy rendre la justice que je luy dois, je veux bien vous dire quelque chose de ce qu'il est. Vous sçaurez donc Madame, que les Sauromates en general, que quelque-uns confondent avec les Scythes, comme je l'ay desja dit, et que d'autres en distinguent, ont tousjours eu des coustumes si bizarres, que leurs Sacrifices mesmes ont quelque chose qui marque la ferocité de leur naturel : car au lieu de bastir des Temples au Dieu Mars qu'ils adorent, ou
de luy eslever des Statuës, ils font un grand Bûcher où ils mettent le feu : et puis quand il est consumé, ils plantent une Espée au milieu de ce grand monceau de Cendre, devant laquelle ils sacrifient les Prisonniers qu'ils ont faits à la Guerre : encore est-ce ce qu'ils ont de moins feroce, et de moins extraordinaires. Ces Peuples ont mesme encore esté plus cruels, et plus sauvages qu'ils ne sont presentement : car le Prince qui les gouverne aujourd'huy les a en quelque sorte civilisez. Mais enfin dans le temps qu'ils estoient les plus sauvages, la Fortune ayant mené parmy eux quelques-uns de ces Grecs, dont les Callipides se disent estre descendus, ils s'habituerent en un endroit qui est le long du Fleuve Tanaïs, et aprivoiserent si bien quelques-uns des principaux de ces Sauromates, qu'ils leur firent horreur de leurs coustumes, en leur enseignant les leurs. De sorte qu'insensiblement ces Grecs aquirent une telle authorité dans une assez grande estenduë de Païs, que ces Peuples reconnurent un d'entr'eux pour leur Chef : et la chose alla enfin si loin, que lors que le Prince qui regnoit alors sur les Sauromates voulut s'opposer à cette Faction, il s'y trouva fort embarrassé : car il se fit un soulevement si grand et si subit parmi ces Peuples, qu'il falut en venir aux Armes. Mais comme ce Grec estoit vaillant, et prudent tout ensemble, il ne pût estre vaincu par le Prince des Sauromates : au contraire il fut contraint de laisser former un petit Estat au milieu
du sien, sans qu'il le pûst empescher. Car enfin Madame, cét illustre Grec ayant ramassé tous ceux qui volontairement voulurent estre tout à la fois, et ses Disciples, et ses Sujets, il planta des Bornes aux lieux qu'il choisit pour leur Habitation : et non seulement il deffendit ce petit Païs contre ceux qui l'en voulurent chasser, mais il fit mesme un dégast si grand à l'entour des Terres qu'il avoit choisies pour sa demeure, qu'il fit un grand Desert de tous les lieux qui environnoient son Estat : de sorte que par ce moyen il n'estoit pas aisé de luy faire la guerre. Ainsi apres l'avoir soustenuë cinq ou six ans avec beaucoup de gloire, le Prince des Sauromates fut contraint de faire la Paix : et de souffrir dans le coeur de son Estat, un autre petit Estat, environné d'un Desert. Mais une des conditions de cette Paix, fut qu'il seroit esgallement deffendu aux Sujets de l'ancien Prince des Sauromates, et à ceux de ce nouveau Souverain, de cultiver les Terres que ce dernier avoit fait laisser en friche, ny d'y bastir seulement des Cabanes. Et en effet Madame, cela a esté si rigoureusement observé par nos Peres, que de l'heure que je parle, il y a tout au moins trois grandes journées de Deserts à passer, de quelque costé qu'on arrive au lieu où j'ay pris ma naissance : ainsi on voit un des Païs du monde le mieux cultivé, enfermé dans un autre qui ne l'est point du tout : et l'on peut dire que vostre Isle, n'est pas si absolument sans voisine que
mon Païs, quoy qu'il soit en Terre ferme : car il est bien plus aisé de passer de Mytilene en Phrigie, que de mon Païs aux autres qui l'environnent. Ce que vous me dittes du lieu qui vous a donné la naissance, repliqua Sapho, me semble si particulier, et si beau ; et l'idée de ce petit Estat qui n'a point de voisins, me plaist tellement ; que si les Femmes voyageoient aussi souvent que les hommes, je pense que j'aurois la curiosité d'y aller. Vostre curiosité Madame, repliqua Clirante, seroit encore plus satisfaite que vous ne vous le sçauriez imaginer : car cét illustre Grec qui fut nostre premier Prince, n'enferma son Estat dans un Desert, que pour y renfermer toutes les vertus, et toutes les Sciences, qu'il vouloit inspirer dans l'ame de ses Sujets : et que pour empescher les vices de leurs voisins de s'opposer à son dessein. En effet Madame, comme il avoit beaucop d'habiles Gens aveque luy, il establit un si bel ordre parmy ceux qui luy obeïssoient, qu'en fort peu de temps leurs moeurs furent entierement changées : de sorte que comme ce Prince ne mourut qu'en la derniere vieillesse, et qu'il eut loisir d'affermir ses Loix, et de laisser un Fils assez avancé en âge et assez prudent pour les maintenir ; il eut la satisfaction de voir tous les Arts, et toutes les Sciences fleurir dans son Estat : et sa memoire est encore si chere parmy nous, que lors qu'on veut affirmer quelque chose, on l'affirme par le premier de nos Rois. Mais de grace, luy dit
alors Sapho, dittes moy encore quelques particularitez de vos coustumes : comme elles sont presques toutes Greques, reprit Clirante, je vous ennuyerois si je vous disois ce que vous sçavez mieux que moy : et il suffira que je vous die ce que nous avons de particulier. Je ne vous diray donc pas, Madame, que nous pensons des Dieux, ce que vous en pensez : qu'à la reserve de quelques restes de Ceremonies des anciens Sauromates, que nostre premier Roy ne voulut pas abolir par Politique, nos Sacrifices se font comme les vostres : et que nostre Ville, nos Villages, et nos Maisons, sont à peu prés semblables à celles qu'on voit icy. Mais je vous diray que nostre Estat n'est pas fort grand, car il n'y a qu'une grande Ville, cinquante Bourgs, et deux cens Villages : bien est il vray que cette Ville est une des plus agreables du monde : et s'il estoit permis aux Estrangers d'y venir librement, ou quand ils y sont d'en resortir, sa reputation iroit par toute la Terre. Mais comme c'est une de nos coustumes, de ne souffrir presques jamais qu'un Estranger qui vient parmy nous, sorte de nostre Païs, nostre reputation est renfermée dans les Deserts qui nous environnent : et nous nous trouvons si heureux de n'envier point les autres, et de n'estre enviez de personne, que nous ne nous soucions pas de ce qu'on ne parle point de nous. Quoy, reprit Amithone, quand on va dans vostre Païs, on n'en sort point ? on n'y est reçeu qu'à cette condition,
repliqua Clirante, car comme il y a des Gardes tout à l'entour, et que de quelque costé qu'on y arrive, on est tousjours arresté, on ne fait pas là ce que l'on veut : et l'on n'y entre mesme pas, si l'on n'en est jugé digne. En effet quand il se trouve quelqu'un à qui l'envie prend de vouloir s'habituer dans nostre Païs, les Gardes l'arrestent, et le menent au Prince, qui le donné durant trois Mois à examiner à des Gens destinez à cela : afin de connoistre ses moeurs, et de voir s'il sçait quelque chose qui le rende digne d'estre reçeu parmy nous : et puis quand cela est fait, on le fait jurer de ne sortir jamais du Païs, sans la permission du Prince, qui ne la donne que rarement : et on luy fait promettre aussi d'observer inviolablement toutes nos coustumes : en suitte de quoy on luy donne du bien à proportion de sa qualité, et de son merite. Mais quand il arrive que quelqu'un de vostre Païs veut voyager, reprit Sapho, faut il aussi avoir la permission du Prince ? ouy Madame, repliqua Clirante, et on a bien de la peine à l'obtenir : mais enfin quand on l'a obtenuë, et qu'on retourne apres en son Païs, il faut subir le mesme examen, que si on n'en estoit pas : et il faut estre examiné durant trois Mois, afin de voir si les moeurs de celuy qui revient ne se sont point corrompuës durant son absence. Cette contrainte est sans doute un peu fâcheuse, adjousta-t'il ; aussi fit elle il y a environ un Siecle, qu'il y eut un soulevement qui ne finit pas sans
une petite Guerre civile : mais à la fin le Prince qui regnoit alors bannit tous les Rebelles de son Estat : et cette grande Colonie fut s'habituer vers un Fleuve qui s'apelle le Danube : où ils ont pourtant estably les mesmes coustumes qui avoient fait leur rebellion : car ils ont fait un Desert à l'entour de leur Estat, comme il y en a un à l'entour du nostre. Mais Madame, pour ne vous ennuyer pas par un trop long recit des choses qui regardent la Politique, et le Gouvernement de mon Païs, il faut que je vous die seulement quelque chose de l'estat present de nostre Cour : car enfin Madame, nous sommes gouvernez par une jeune Reine, qui n'a qu'un Fils, et qui est une des plus accomplie Princesse du Monde. Comme tous les Arts, et toutes les Sciences se trouvent parmy nous, adjousta-t'il, il ne faut pas s'imaginer que nostre Cour soit sans politesse : au contraire, comme nous sommes presques tousjours en paix, la galanterie y est en son plus grand lustre. On y a mesme fait des Loix particulieres pour l'amour ; et il y a des punitions pour les Amans infidelles, comme il y en a pour de rebelles Sujets : enfin la fidellité est en si grande veneration parmy nous, qu'on veut mesme qu'on la garde aux Morts. En effet ceux qui se sont mariez par amour, n'ont point la liberté de se remarier : aussi leur en fait on faire une declaration publique. De plus on va consoler un Amant absent, comme on console icy une personne en deüil : et on luy feroit un si
grand reproche si on le voyoit en quelque lieu de divertissement durant l'absence de sa Maistresse, qu'il n'y en a point qui s'y expose. Nous en connoissons quelques-uns icy, interrompit Sapho en rougissant, qui auroient bien de la peine à garder cette coustume : elle est si generale, repliqua Clirante, que s'ils estoient parmy nous, il faudroit bien qu'ils l'observassent : car enfin comme celuy qui fonda nostre Estat, voulut attacher ses Sujets dans leur Païs, il les y voulut enchaisner par l'amour : ainsi la galanterie qui s'est conservée parmy nous, estant un effet de sa Politique, toutes les coustumes des Amans sont aussi vieilles que nostre Estat, et sont presques aussi inviolables que celles de la Religion. Ainsi on ne peut changer de Maistresse, sans aller dire les causes de son inconstance : et la Maistresse aussi ne peut abandonner son Amant, sans avoir declaré le sujet de son changement. De sorte que comme la paix, l'oisiveté, et l'abondance sont toûjours parmy nous, on ne parle que d'amour dans toutes nos conversations : si bien que comme ceux qui viennent en nostre Païs, n'y peuvent venir sans passer par celuy des anciens Sauromates, ils sont si espouventez apres avoir veû des Peuples si sauvages, et si brutaux, d'en trouver un si civilisé, et si galant, qu'ils ne peuvent se lasser de tesmoigner leur estonnement. De plus, comme nostre Fondateur estoit Grec, la Langue Greque s'est conservée parmy nous, avec assez de pureté : ce n'est pourtant pas le
langage du Peuple, mais il n'y a pas une Personne de qualité qui ne le sçache : et nous avons mesme des Gens dans nostre Cour qui font des Vers que la Belle Sapho pourroit ne trouver pas indignes de ses loüanges. Vous me dépeignez vostre Païs d'une si agreable maniere, reprit Sapho, et vous authorisez si bien par vostre presence, tout ce que vous en dittes d'avantageux, que s'il n'estoit pas aussi esloigné qu'il est, je pense que je quitterois le mien pour y aller demeurer.
Sapho devine que Clirante et Philire vont tomber amoureux l'un de l'autre. De son côté, elle soupçonne toujours un peu Phaon de ne pas l'aimer autant qu'il le prétend. De fait, ce dernier n'a pas changé d'attitude et continue à se divertir en son absence. Cette situation tourmente Sapho. Elle se résout à rendre son amant aussi malheureux qu'elle l'est, en traitant Nicanor comme elle traite Phaon.
Apres cela toute la Compagnie se meslant à cette conversation, Clirante s'en démesla si admirablement, qu'il aquit l'estime de tout ce qu'il y eut de Gens qui le virent : mais comme Sapho connoissoit avec une promptitude estrange, ce qui se passoit dans le coeur de ceux qu'elle vouloit observer, elle predit dés cette premiere visite, que Clirante aimeroit Philire, et que Philire ne haïroit pas Clirante, s'il faisoit quelque sejour en leur Isle : et en effet ce qui arriva en suite, fit bien voir qu'elle ne s'estoit pas trompée. Cependant quoy que la reconciliation de Sapho et de Phaon, eust esté sincere, il demeura pourtant tousjours dans l'esprit de Sapho, quelque disposition à soubçonner Phaon de ne l'aimer pas tout à fait de la maniere dont elle le vouloit estre. Si bien qu'Athys, Alcé, et Nicanor, cherchant continuellement à luy nuire, ils luy faisoient souvent avoir des querelles : car il n'alloit en aucun lieu qu'ils ne le fissent sçavoir à Sapho : et s'il paroissoit guay hors de sa presence
ils le luy disoient, ou le luy faisoient dire : joint que comme il n'estoit pas possible qu'il se changeast, il est certain qu'il estoit ce qu'il avoit toûjours esté, c'est à dire qu'il se divertissoit de tout, et qu'il ne s'ennuyoit de rien. Quand il estoit aupres de Sapho, il estoit sans doute le plus heureux du monde : et la joye esclatoit si visiblement dans ses yeux, qu'on voyoit aisément qu'elle estoit bien avant dans son coeur : mais apres tout quand il ne la voyoit point, il ne s'en desesperoit pas : et il pouvoit enfin s'accoustumer à ne la voir plus. De sorte que comme il n'estoit plus possible qu'il se desguisast, principalement ayant tant d'Espions interessez qui l'observoient, et qui luy rendoient de mauvais offices, Sapho vint à n'avoir plus aucun repos. Car enfin dés qu'elle ne voyoit plus Phaon, elle vouloit sçavoir ce qu'il faisoit : de sorte que s'en informant, et aprenant pour l'ordinaire, qu'il s'estoit diverty en quelque autre lieu, elle en avoit une douleur que je ne sçaurois vous exprimer, quoy que ma Soeur m'ait raconté une partie de ce qu'elle luy disoit en se pleignant de Phaon. Qui vit jamais un Destin esgal au mien, dit un jour Sapho à Cydnon : car enfin on diroit que je dois estre fort heureuse, d'estre aimé du plus honneste homme du monde, et du plus aimable : cependant je le serois beaucoup plus s'il me haïssoit : car comme je suis glorieuse, je suis persuadée que sa haine me gueriroit de l'amour que j'ay pour luy : mais en l'estat où je suis reduite,
je ne puis, ny le haïr, ny l'aimer avec un plaisir tranquile : et ce qu'il y a de plus cruel, c'est que c'est un mal sans remede. Car si Phaon ne m'aimoit point, je pourrois penser qu'il pourroit m'aimer un jour comme je l'entens : s'il estoit effectivement tout à fait inconstant, je pourrois esperer qu'il reviendroit à moy : et s'il me haïssoit, je pourrois mesme encore croire que sa haine ne seroit pas immortelle. Mais Phaon m'aime assurément autant qu'il est capable d'aimer : et s'il estoit quand il ne me voit point, comme il est quand il me voit, je n'aurois rien à desirer. Cependant avec toute cette ardente amour qui paroist en toutes ses actions, en toutes ses paroles, et en tous ses regards, je suis si peu satisfaite de luy, que je suis la plus malheureuse Personne de la Terre : car enfin ce qui cause mon chagrin ne se pouvant jamais changer, il s'ensuit de necessité que je seray tousjours malheureuse. Mais, luy disoit Cydnon, puis que tant que vous voyez Phaon, vous estes contente de luy, voyez le tousjours, et espousez le mesme, afin de ne vous en separer jamais. Ha Cydnon, repliqua Sapho, quand je n'aurois pas pris une constante resolution de ne me marier jamais, l'humeur de Phaon me la feroit prendre : car si je ne puis en l'estat où nous sommes, le rendre malheureux quand il ne me voit point, jugez s'il le seroit en un temps où je ne le rendrois peut-estre plus heureux en me voyant. Mais encore, repliqua Cydnon, quel remede cherchez vous ? je cherche, dit-elle, à rendre Phaon
aussi malheureux que je suis malheureuse ; et ce sentiment là est si avant dans mon coeur, que il je puis venir à bout de luy donner de la douleur, j'en auray une joye que je ne vous puis exprimer. Je l'ay veû si sensible à la jalousie, repliqua Cydnon, que si vous luy en voulez donner, je m'assure que vous aurez tout le plaisir que vous souhaitez : il y a desja plus de deux jours, repliqua Sapho, que j'ay resolu de le faire : et je veux (adjousta-t'elle, emportée par sa passion) commencer dés aujourd'huy à traiter si bien Nicanor, que puis qu'il ne peut estre fâché quand il ne me voit point, il le puisse estre quand il me verra.
Le stratagème de Sapho ne fonctionne que trop bien : Nicanor et Phaon se battent en duel et sont exilés par Pittacus pour une année. Nicanor choisit la Phrigie, et Phaon n'a d'autre refuge que la Sicile. Lors d'une dernière entrevue, les deux amants s'expliquent, bouleversés à l'idée d'une si longue séparation. Après le départ de Phaon, la société de Sapho devient moins divertissante : Philire tombe amoureuse de Clirante, Alcé épouse Athys, Erinne tombe malade, Cydnon effectue un voyage en Phrigie, et Amithone se retire à la campagne. Par ailleurs, la mort de Tisandre a plongé la cour dans une profonde tristesse.
Et en effet Madame, la belle Sapho prit cette resolution, et l'executa avec tant d'adresse, que Phaon vint effectivement à avoir de la jalousie, et à estre aussi malheureux qu'elle l'avoit desiré. D'abord elle en eut une joye estrange : et toutes les pleintes qu'il luy faisoit luy estoient si douces, et si agreables, qu'elle ne voulut pas les faire cesser si tost. Cependant Nicanor ne sçavoit d'où cette bonne fortune luy venoit : et Alcé fut si sur pris de voir que Sapho eust changé sans changer à son avantage, qu'il se redonna tout entier à la belle Athys. Cependant Phaon que la jalousie tourmentoit, ne sçavoit d'où venoit le changement de Sapho : je luy disois pourtant que son humeur en estoit la cause, mais il ne me pouvoit croire : et il vint enfin à haïr Nicanor si horriblement, qu'il ne le pouvoit endurer. Ainsi ce pauvre Amant estoit
haï de son Rival, sans estre aimé de sa Maistresse : et son malheur estoit d'autant plus grand, que comme il a infiniment de l'esprit, il s'aperçeut qu'en effet Sapho ne l'aimoit point, et qu'elle aimoit tousjours Phaon : si bien que regardant alors les faveurs qu'elle luy faisoit, comme un artifice pour augmenter l'amour de son Rival, il estoit encore plus irrité contre Sapho que contre Phaon : et ce meslange de sentimens fit un si plaisant effet dans le coeur de ces trois Personnes, qu'il n'y a jamais rien eu de semblable. Mais à la fin ces deux Amans en chagrin ne pouvant plus s'endurer, se querellerent et se batirent : sans qu'on pûst dire precisément qui avoit eu l'avantage, parce qu'on les avoit separez avant la fin de leur combat. Mais comme Pittacus est un Prince sage, et que de plus le chagrin qu'il avoit alors de la mort du Prince Tisandre, qui estoit arrivée il y avoit desja quelque temps, fit qu'il fut fort irrité de cette querelle, qui partagea toute la Ville ; il les exila tous deux pour un an, afin d'empescher les suittes de cette fâcheuse affaire. Si bien que comme Phaon avoit plus d'habitude en Sicile qu'en aucun autre lieu, il prit la resolution d'y aller passer le temps de son exil : et Nicanor forma le dessein d'aller en Phrigie : mais Phaon me pria si instamment de faire en sorte que Cydnon luy pûst faire voir Sapho en particulier, que je fis ce que je pûs pour le satisfaire. Il ne me fut pas mesme bien difficile : parce que dans la violente passion
que cette Personne avoit dans l'ame, elle se repentoit d'avoir donné de la jalousie à Phaon : et elle avoit une telle envie de luy pardonner, qu'il n'en avoit guere davantage qu'elle luy pardonnast : car comme elle connoissoit son humeur, elle croyoit qu'il ne pouvoit luy arriver rien de plus dangereux que l'absence. Mais enfin ayant prié Cydnon d'employer toute son adresse aupres de Sapho, et l'ayant mesme obligée à me descouvrir que son Amie n'avoit favorisé Nicanor, que pour augmenter l'amour de Phaon, je dis cét agreable et important secret à mon Amy, qui d'abord ne le voulut pas croire : mais comme il n'est jamais impossible de se laisser persuader ce que l'on souhaite, il pensa du moins que cela pouvoit estre : et il se resolut de s'en esclaircir dans les beaux yeux de Sapho. Mais enfin cette entre-veuë s'estant faite chez Cydnon, il s'y fit un renoüement d'amitié de la plus tendre maniere du monde. Et bien Madame, luy dit Phaon en l'abordant, apres m'avoir veû le plus jaloux et le plus malheureux de tous les hommes, croirez vous enfin que je suis le plus amoureux de tous vos Amans ? et ce que la joye que j'avois d'estre aimé de vous ne vous a pû persuader, vous sera-t'il persuadé par la douleur que j'ay d'en estre abandonné ? Si vous en aviez esté abandonné, repliqua-t'elle, vous ne seriez pas en estat de me faire des pleintes, car je ne vous verrois jamais. Mais Phaon, si vous avez souffert, prenez vous en à vous mesme : puis que si vous aviez
sçeu bien aimer, je ne vous l'aurois pas apris par une si fâcheuse voye que la jalousie. En verité Madame, luy dit il, vous vous estes servie d'une cruelle invention pour me faire souffrir : mais du moins dittes moy precisément que vous n'avez jamais aimé Nicanor, et que vous ne l'avez traité favorablement, que parce que vous m'aimiez tousjours. Souffrez, luy respondit-elle en rougissant, que je ne vous die que la moitié de ce que vous me demandez : et que je me contente de vous permettre de penser l'autre. Apres cela Madame, ces deux Personnes irritées, s'apaisant insensiblement, se dirent toutes les tendresses que l'amour pure et innocente peut permettre : la joye ne reprit pourtant point sa place dans le coeur de Sapho : car la pensée de cette cruelle et longue absence l'inquiettoit tellement, qu'elle ne joüissoit pas en repos de la douceur de cette reconciliation. Car enfin, disoit-elle à Phaon, que dois-je attendre de vous, de l'humeur dont vous estes ? vous, dis-je, qui n'estes fortement touché que de ce que vous voyez, et qui ne l'estes point de ce que vous ne voyez plus : car quand mesme il seroit possible, que durant ce long esloignement, vous seriez fidelle, il ne seroit pas que vous souffrissiez autant que je souffriray. Et puis si vous estes capable de joye et de plaisir, deux tours apres que vous m'avez quittée, que ne ferez vous pas quand il y aura des mois entiers que vous ne m'aurez veuë ? et ne dois-je pas craindre que dés que vous ne me verrez plus, je seray en estat de vous pouvoir
perdre ? car enfin durant une longue absence, je ne sçache que la douleur qui puisse estre une Garde fidelle du coeur d'un Amant. En effet l'Amour est si accoustumé de naistre parmy les plaisirs, qu'on peut dire que la joye est la premiere disposition necessaire à sa naissance : de sorte que comme vous retrouverez sans doute toute la vostre dés que vous m'aurez perduë de veuë ; j'ay sujet d'aprehender qu'une nouvelle amour ne s'empare de vostre coeur, et ne m'en chasse. Comme je n'ay jamais rien aimé fortement que vous Madame, repliqua Phaon, parce que je n'ay jamais rien trouvé d'assez aimable pour meriter toute mon affection ; j'avoüe qu'à parler veritablement, je n'ay eu que de petits accés d'amour, avant que de vous avoir veuë. En effet j'ay senty cent et cent fois que ma passion s'allentissoit, et m'abandonnoit mesme en la presence de celles que je pensois aimer : et je me trouvois en certains jours si dissemblable de moy mesme, depuis l'heure où j'estois entré dans la Compagnie, jusques à celle où j'en sortois, que je ne me connoissois plus. Enfin j'avouë que j'ay quelquesfois veû naistre et mourir mes desirs en un mesme jour : sans sçavoir precisément ny pourquoy j'en avois eu, ny pourquoy je n'en avois plus. Mais pour vous Madame, il n'en est pas ainsi : je vous aime d'une autre maniere : et si je juge de ce que je dois sentir quand je ne vous verray plus, par ce que je sens en vous voyant, je dois me preparer à estre
le plus malheureux de tous les hommes. Car apres tout, cette rigoureuse absence, ne ressemble nullement à celles que vous ne trouvez pas que j'aye assez senties : en effet toutes les fois que vous avez esté à la Campagne, j'ay tousjours veû vostre retour si proche, qu'il n'est pas estrange que l'esperance que j'en avois diminuast une partie de ma douleur : et que la croyance d'estre aimé de vous, me donnast assez de plaisir pour m'empescher de me desesperer. Mais Madame, je m'en vay pour un an : et je m'en vay avec l'aprehension que vous ne soyez pas assez bien persuadée de la grandeur de mon amour. Cependant il est certain que je ne vous aime point comme j'aimois avant que de vous avoir veuë : car en ce temps là j'estois si bizarre dans mes sentimens, que les faveurs mesme m'eussent rebuté l'esprit, si elles ne m'eussent esté faites de bonne grace, et avec toutes les circonstances qui les peuvent rendre agreables. Mais aujourd'huy Madame, j'y bien changé de sentimens : car vos plus petites graces me donnent une joye excessive, en quelque temps que je les reçoive : et vous faites mesme quelquesfois des actions indifferentes, dont je me sens obligé, parce que ma passion leur donne une expliquation à mon avantage. C'est pourquoy Madame, ne jugez s'il vous plaist point de moy par les choses passées, puis qu'il est vray que je n'ay jamais aimé comme j'aime. Ouy divine Sapho, adjousta-t'il, je vous aime plus que je ne
vous aimois, et plus que je ne croyois jamais aimer. Je le croy, luy dit elle en l'interrompant : mais apres tout, selon toutes les apparences, vous m'aimerez moins que vous ne pensez, dés que vous aurez esté quinze jours sans me voir. En suite de cela Phaon parlant selon ce qu'il sentoit alors, fit mille et mille protestations de fidellité à la belle Sapho : et il les luy fit d'une maniere si passionnée, qu'elle aida elle mesme à se tromper, en se persuadant que le coeur de Phaon estoit changé, et qu'il sentiroit cette longue absence avec beaucoup de douleur. De sorte que toute la tendresse de leur amour se renouvellant dans leur coeur, ils se dirent en cette occasion tout ce que la passion la plus delicate peut inspirer : et tout ce que la douleur la plus sensible, et la plus ingenieuse, peut faire penser à deux Personnes qui s'aiment, et qui sont sur le point de se quiter. Ainsi Sapho et Phaon se separerent infiniment satisfaits l'un de l'autre : Phaon s'embarqua le lendemain, et Sapho s'en alla à la Campagne où elle mena ma Soeur : mais elle y fut bien moins pour joüir de la douceur de sa belle Solitude, que pour cacher la douleur qu'elle avoit dans l'ame, et pour esviter de dire adieu à Nicanor : qui ne connut que trop en cette occasion qu'il avoit eu raison de croire, que les graces qu'il avoit reçeuës ne luy apartenoient pas. Mais Madame, depuis le départ de Phaon, Sapho n'eut que du chagrin : il est vray qu'à son retour à Mytilene, elle lia pourtant une amitié
assez estroite avec Clirante : qui devint si amoureux de Philire, qu'on ne pouvoit pas l'estre davantage. Cependant la conversation chez Sapho, ne fut plus aussi divertissante qu'elle estoit autrefois : parce qu'elle estoit si melancolique, qu'elle fuyoit autant que la bien-seance le luy permettoit, toutes les occasions de plaisir : oint que toute cette aimable et belle Troupe se trouva bientost separée : car Alcé espousa enfin la belle Athys, qui depuis son Mariage ne vit plus tant Sapho. Erinne devint malade d'une maladie languissante : ma Soeur fut en Phrygie avec ma Mere qui en estoit : et Amithone s'en alla à la Campagne : ainsi j'estois presques le seul à qui Sapho pûst parler avec quelque confiance.
Philire, Cynegire et Democede s'évertuent à consoler Sapho, qui ne manque pas de raisons d'éprouver du chagrin : son amie Cynegire est morte, son frère Charaxe rentre, ruiné par un amour malheureux, tandis que Phaon semble avoir renoué avec la belle stupide sicilienne. Sapho décide d'écrire à son indigne amant une lettre de rupture. Ce dernier reçoit en même temps une lettre de Democede, qui lui dépeint la gravité de la situation.
Elle avoit pourtant une Amie qui luy estoit fort chere, dont je ne vous ay point parlé au commencement de mon recit, parce que durant toute cette longue amour, elle n'avoit presques point esté à Mytilene : mais comme elle y revint le jour que ma Soeur en partit, on peut dire qu'elle prit sa place : et certes elle est bien digne de l'amitié que Sapho a pour elle, quoy qu'elle ne soit pas dans une fortune aussi eslevée que ses autres Amies. En effet cette Fille qui s'apelle Agelaste, à cause de son temperamment melancolique, a des qualitez excellentes, pour sa personne elle plaist plus que beaucoup d'autres plus belles qu'elle ne sçauroient plaire : elle n'est sans doute pas grande, mais elle est pourtant bien faite : elle a les cheveux cendrez ; les yeux bleus et doux ; le visage un peu
long ; le nez un peu haut ; la bouche agreable ; le taint uny, mais un peu pasle ; les dents belles ; la gorge admirable ; les mains bien faites ; les bras fort beaux ; et la phisionomie si sage, et si modeste, qu'on a bonne opinion d'elle dés qu'on la voit. Agelaste jouë aussi de la Lire miraculeusement : mais ce que j'estime encore davantage en elle, c'est qu'elle a de l'esprit, de la discretion, de la tendresse, et une si grande fidelité, qu'on luy peut confier toutes choses. De plus, quoy qu'elle soit naturellement melancolique, elle ne saisse pas d'avoir beaucoup d'agréement dans sa conversation : principalement pour ses plus particulieres Amies : car excepté avec celles là, elle parle peu ; et elle est si incapable de vouloir s'empresser, qu'elle aime bien souvent mieux laisser dire de tres mauvaises choses à certaines Gens qui n'en peuvent dire d'autres, que d'en dire de judicieuses et d'agreables, en les interrompant. Agelaste estant donc telle que je vous la represente, devint inseparable de Sapho, depuis que toutes ses autres Amies l'eurent abandonnée : et Philire la vit aussi beaucoup plus qu'elle ne faisoit autrefois. Il est vray que Sapho eut besoin de consolation durant ce temps là : car vous scaurez que Cynegire à qui elle avoit beaucoup d'obligation mourut : et qu'elle sçeut quelques jours apres que son Frere dont il y avoit longtemps qu'elle n'aprenoit que de fâcheuses nouvelles, estoit devenu amoureux de cette Esclave appellée Rhodope, dont
Esope l'avoit esté : et que la passion de Charaxe avoit esté si forte, qu'apres l'avoir affranchie, il s'estoit entierement ruiné pour l'amour d'elle. Elle sçeut aussi que Rhodope qui s'estoit rendue plus celebre en Egipte par sa beauté et par ses artifices que par sa vertu, le renvoyoit à Mytilene au plus pitoyable estat du monde. De plus, comme la mort de Tisandre avoit fort changé la Cour de Pittacus, on ne vivoit plus dans nostre Ville comme on y vivoit autrefois. et Sapho estoit alors bienheureuse d'avoir de quoy trouver sa satisfaction en elle mesme, sans la chercher en autruy. Cependant la plus grande inquietude qu'elle eust estant l'absence de Phaon, elle estoit contrainte, quoy qu'elle haïst fort les Confidents, et les Confidentes, de souffrir que je luy en parlasse quelquesfois : car c'estoit par mon moyen qu'elle reçevoit des nouvelles de Phaon, et qu'elle luy respondoit. Il n'estoit pourtant pas possible d'en avoir souvent des Lettres : ce qui ne luy estoit pas une petite augmentation d'inquietude. Mais Madame, cette inquietude devint encore plus forte quelque temps apres : lors que recevant un Paquet de Phaon, que je luy portay avec beaucoup de diligence, elle y trouva, outre la Lettre de son Amant, un Billet qui s'adressoit à luy, escrit de la main d'une Femme : mais un Billet si mal escrit, qu'il estoit aisé de voir, que celle qui l'escrivoit n'avoit guere d'esprit. Cependant il paroissoit qu'il falloit que Phaon luy en eust escrit
plusieurs ; qu'il n'estoit pas mal avec elle ; et qu'il luy avoit donné une Serenade : et en effet Madame, j'ay sçeu depuis que quoy que Phaon aimast tousjours cherement Sapho, il n'avoit pas laissé de trouver quelque consolation aupres de cette belle stupide, qu'il avoit autrefois aimée en Sicile. Ce n'est pas qu'il y eust nulle comparaison, entre les sentimens qu'il avoit pour Sapho, et ceux qu'il avoit pour cette belle Sicilienne : car il avoit une passion ardente pour la premiere ; et l'engagement qu'il avoit aveque l'autre, se pouvoit plustost appeller un amusement, qu'une veritable affection. Cependant il ne laissoit pas de se divertir comme s'il n'eust point esté absent de la plus merveilleuse Personne du monde : et d'une Personne dont il estoit aimé avec une tendresse inconcevable. Mais pour en revenir à Sapho, vous pouvez juger Madame, quelle surprise fut la sienne, de trouver dans le Paquet de Phaon un Billet qui s'adressoit à luy : et un Billet de la plus sotte galanterie du monde. En effet, je ne pense pas qu'il y en ait jamais eu un tel : le Carractere en estoit pourtant fort beau : mais cela servoit à le rendre plus ridicule : car l'Ortographe en estoit si mauvaise ; le sens en estoit si embroüillé ; et si peu gallant ; les expressions en estoient si basses ; et l'ordre des paroles si confus, et si opposé à toutes les regles de l'eloquence et de la raison ; qu'on ne pouvoit comprendre comment il estoit possible qu'il y eust une Femme
de qualité qui peust escrire de cette sorte. Mais ce qu'il y avoit d'estrange, c'est que la Lettre que Phaon escrivoit à Sapho, estoit si belle, si galante, et si passionnée, qu'il n'estoit pas croyable qu'un homme qui escrivoit si bien, pûst avoir lié nul commerce particulier avec uns Femme qui escrivoit si mal. Il paroissoit pourtant par ce Billet que Phaon la voyoit souvent ; qu'il luy avoit escrit plus d'une fois ; et qu'il luy avoit donné une Serenade, comme j'ay desja dit. Aussi vous puis je assurer que Sapho eut un estonnement si douloureux de cette cruelle avanture ; que ne pouvant cacher sa douleur, elle la montra à Agelaste et à moy. Qui vit jamais, me disoit-elle, une foiblesse esgalle à celle de vostre Amy ? car enfin, je connois bien quand je le voy, qu'il m'aime autant qu'il peut m'aimer : et je connois bien mesme qu'il croit alors qu'il sera incapable de prendre jamais nul plaisir sensible à la conversation d'aucune autre Personne. Cependant il paroist par ce Billet, qu'il a lié quelque sorte d'affection avec la plus stupide Femme du monde ; et que dans le mesme temps qu'il reçoit des Lettres de moy, qui du moins luy expriment mes sentimens avec quelque ordre, il met sans doute en mesme lieu, et conserve avec un mesme soin, les Lettres de cette nouvelle Amie, ou de cette nouvelle Maistresse, et celles que je luy escris. Comme je connoissois
mieux l'humeur de Phaon, que Sapho ne la connoissoit, je rendis à mon Amy tout l'office que je pus : et je taschay de persuader à cette admirable Fille, que le coeur de cét Amant n'avoit nulle part à ces sortes de plaisirs qu'il prenoit durant qu'il estoit absent : et que c'estoit plustost pour s'amuser que pour se divertir, que Phaon vivoit comme il faisoit. Ha Democede, me dit elle, un Amant affligé n'a que faire d'amusement : et les Serenades les plus agreables ne divertiroient guere Phaon, s'il sçavoit aimer à mai mode. En effet bien loin d'en donner aux autres comme il en donne, il s'ennuyeroit s'il estoit obligé de se trouver en un lieu où d'autres en donneroient : aussi suis-je resoluë, adjousta-t'elle, de n'oublier rien pour ne l'aimer plus : et de me haïr plustost moy mesme, si je ne le puis haïr. Ce fut en vain que je protestay à Sapho, que l'amour de Phaon ne changeoit pas : et que ce n'estoit qu'un effet de son humeur, où son coeur n'avoit presques point de part : car elle ne me voulut pas croire : de sorte que dans la douleur où elle estoit, elle respondit à Phaon d'une maniere assez particuliere : car elle luy renvoya le Billet qu'il luy avoit envoyé sans y penser : et ne luy escrivit que ces paroles, quoy qu'on ait d t qu'elle luy avoit fait de longues pleintes pour le ramener à son devoir.
SAPHO A PHAON.
Puis que vous avez lié amitié avec la Dame dont je vous renvoye le Billet, resolvez vous à rompre la nostre : car je croirois faire une chose indigne de moy, si je souffrois plus longtemps dans mon coeur un homme qui m'oste le sien, pour le donner à une Personne si indigne de luy.
SAPHO.
Cette Lettre estoit sans doute fort propre à mettre la douleur dans le coeur de Phaon ; mais à dire la verité, je luy en escrivis une autre qui acheva de l'affliger : car je luy faisois de si grands reproches de sa legereté ; et je luy faisois si bien comprendre qu'il estoit exposé à perdre l'affection de Sapho ; que dés qu'il eut veû et sa Lettre, et la mienne, il changea de sentimens.
Phaon décide de rentrer à Mytilene à la faveur d'un déguisement. Caché dans un bocage, il surprend une conversation de Sapho et d'une amie nommée Agelaste. Le sujet en est le projet confidentiel de Philire : épouser Clirante en secret, afin qu'il puisse ensuite la conduire dans le pays des Nouveaux Sauromates. Sapho émet le souhait de s'y rendre avec eux. A cet instant, Phaon sort du bocage et supplie Sapho de pouvoir l'accompagner. Mais l'amante blessée se montre d'abord très furieuse de sa trahison.
En effet, quand il vint à penser que peut-estre Sapho luy osteroit son coeur, il ne trouva plus de difficulté à quiter de mediocres plaisirs, pour en conserver un fort grand : si bien que comme il ne pouvoit imaginer nulle autre voye de guerir l'esprit de Sapho, qu'en quittant la Sicile, et qu'en se rendant aupres d'elle, il prit la resolution de venir desguisé à Lesbos : et en effet il se mit dans un Vaisseau Marchand : et se faisant descendre à un Port qui est à la Pointe de
nostre Isle, il fut se cacher chez un de ses Amis qui avoit une Maison assez prés de celle que Sapho avoit à la Campagne. Mais dés qu'il y fut, s'estant informé du lieu où elle estoit, et du lieu où j'estois, il sçeut que j'estois allé faire un voyage de quinze jours ; et que Sapho estoit chez elle sans autre compagnie que sa chere Agelaste. De sorte que ne perdant pas une occasion si favorable, et sçachant les heures où elle avoit accoustumé d'aller au bord de cette agreable Fontaine dont je vous ay fait la description, il fut se cacher dans ce petit Boscage qui l'environne, jusques à ce qu'elle y vinst : laissant son cheval à cinquante pas de là, sous la garde d'un Esclave. Mais Madame, à peine eut il attendu un quart d'heure, qu'il vit paroistre Sapho avec son Amie : mais il la vit si triste, que tout incapable qu'il estoit d'estre sensible à la douleur, il en eut le coeur touché. Il est vray que je pense que la certitude d'estre aimé si tendrement par la plus admirable Personne du monde, luy donna pour le moins autant de joye, que la melancolie de Sapho luy donna de douleur. Cependant il voulut luy donner le temps de s'asseoir devant que de se montrer, afin de se remettre un peu de l'agitation que cette veuë luy donnoit : mais le hazard ayant fait que ces deux Filles s'assirent sur un Siege de Gazon qui estoit disposé de sorte qu'elles tournoient le dos à Phaon, il put s'aprocher assez prés d'elles pour oüir ce
qu'elles disoient, car le Bocage est fort espais en cét endroit : et il marcha si doucement, qu'elles ne le purent entendre. A peine furent elles assises, que Sapho prenant la parole ; mais ma chere Agelaste, luy dit elle, je trouve si peu d'aparence à ce que vous me dittes, que je ne sçay si je vous dois croire : c'est pourquoy je voudrois bien sçavoir toutes les particularitez de cette avanture. Elles sont bien aisées à sçavoir, repliqua-t'elle, car enfin c'est de la bouche de Philire, que j'ay sçeu apres Midy en partant de Mytilene pour revenir icy, que Clirante (qui est d'une si grande qualité, qu'il est Parent de la Reine des nouveaux Sauromates) est assez amoureux d'elle pour la vouloir espouser, pourveû qu'elle veüille suivre sa fortune, et s'en aller à son Païs. De sorte que Philire qui aime pour le moins autant qu'elle est aimée, et qui n'a personne à qui elle doive rendre conte de ses actions, si ce n'est à son Frere qui veut bien qu'elle espouse Clirante, s'y resoud, et est preste de suivre cét illustre Sauromate. Mais comme elle ne veut pourtant pas que la chose esclate qu'elle ne soit partie, parce qu'elle a quelques Parens qui s'y voudroient opposer, elle m'a confié tout son secret : et m'a chargée de vous prier de luy prester vostre Maison pour espouser Clirante : d'où elle partira aussi. tost apres, pour s'en aller à cét aimable Païs où il y a des Loix si severes contre les Amans infidelles. Plûst aux
Dieux, repliqua Sapho, que l'inconstant Phaon y fust, pour y estre puny de sa legereté : mais Agelaste, adjousta-t'elle en soupirant, comme je sçay que vous n'avez nul attachement à Mytilene, et que diverses avantures de vostre vie, vous ont mise en estat de n'avoir point de lieu au monde qui vous engage plus qu'un autre, ne pourrions nous point suivre Philire dans ce bien heureux Païs de Clirante ? car je vous avouë, que je ne puis plus souffrir le sejour de Mytilene. Tant que Phaon sera dans vostre coeur, repliqua Agelaste, je ne vous conseilleray pas d'aller en un lieu où il ne pourroit estre reçeu. Tant que je ne seray pas dans celuy de Phaon, reprit Sapho, je dois estre bien aise d'estre en lieu où je n'entende jamais parler de luy : c'est pourquoy ma chere Agelaste, si vous estes capable de suivre ma fortune, nous suivrons celle de Philire : car enfin il n'y a plus rien à Mytilene qui ne me desplaise. Charaxe y va revenir pour me persecuter ; tout le monde que j'y voy m'ennuye ; je n'y verray jamais Phaon ; ou si je l'y voy je le verray inconstant : et je le verray aussi digne de ma haine, que je l'ay creû digne de mon affection. Ha Madame (s'escria-t'il, en sortant du lieu où il estoit caché, et en se mettant à genoux devant elle) ne traitez pas avec tant d'injustice le plus fidelle de tous les hommes : et pour vous tesmoigner que je dis vray (adjousta-t'il en luy prenant la main, sans qu'elle s'en pûst deffendre, tant elle estoit surprise
de le voir) souffrez Madame, que j'aille aveque vous dans ce bien heureux Païs où les Amans infidelles sont si rigoureusement punis : car comme je ne seray jamais absent de vous en ce lieu là, je n'y craindray pas les Loix qui sont faites contre ceux qui se divertissent en l'absence da leurs Maistresses. Quoy Phaon, luy dit Sapho en retirant sa main d'entre les siennes, vous avez l'audace de parler comme vous faites, apres vostre dernier crime ? ouy Madame, luy dit-il, l'amour que j'ay dans l'ame me rend si hardy, que j'ose vous conjurer de faire pour moy, ce que je viens d'aprendre que Philire veut faire pour Clirante : car enfin n'est-il pas vray que tant que je suis aupres de vous, je suis le plus fidelle Amant de la Terre ? menez moy donc en un lieu d'où je ne puisse sortir, et où je ne puisse vous perdre de veuë : et vous trouverez en moy le plus constant Amant du monde. Ce n'est pas, adjousta-t'il, que je tombe d'accord que mes foiblesses me puissent faire meriter le nom d'inconstant : car il est vray Madame, que je n'ay jamais esté un moment sans vous adorer, depuis que je vous connois. J'avouë que j'ay une ame qui s'attache au plaisir, et qui fuit la douleur : mais apres tout dés que j'ay sçeu que je pouvois craindre de vous perdre j'ay quitté tout ce que vous vous imaginez qui vous déroboit mon coeur : et je suis revenu vous demander à genoux, la grace de ne vous abandonner plus. Je sçay bien que je n'oserois
paroistre à Mytilene, et que j'en suis exilé encore pour long temps : mais s'il est vray que vous m'aimiez, vous vous en exilerez pour l'amour de moy. Car enfin Madame, je vous le dis comme je le sens, je ne veux plus m'esloigner de vous : et j'y suis si fortement resolu, que quand je sçaurois que Pittacus me devroit faire arrester demain, je ne m'en irois pas aujourd'huy. En effet j'aimerois bien mieux estre son Prisonnier, que de n'estre plus vostre Esclave : et il n'y a enfin aucun suplice que je ne choisisse plustost que de m'exposer à vous perdre. Voyez donc Madame, luy dit-il, si vous estes capable de prendre une resolution hardie ; j'ay quitté la Sicile sans peine, dés qu'il s'est agy de me justifier aupres de vous : quittez donc Lesbos sans repugnance, afin que vous puissiez estre assuré de moy. Je ne vous prescris aucun lieu de la Terre Madame, adjousta-t'il, puis qu'il n'y en a aucun où je ne puisse vivre heureux, pourveû que je vous y voye, et que vous soyez pour moy ce que vous estiez autresfois, et ce que je veux esperer que vous estes encore, malgré toutes mes foiblesses. Mais Phaon est-il possible, luy dit alors Sapho, que vous sentiez ce que vous dittes ? et puis-je croire qu'un homme qui est capable de lier quelque commerce avec une aussi stupide Personne qu'est celle dont je vous ay renvoyé un Billet, puisse encore avoir de la tendresse pour une autre qui ne luy ressemble pas ? Parlez donc
Phaon, m'avez vous aimée ? avez vous cessé de m'aimer ? m'aimez vous encore ? ou avez vous recommencé d'avoir de l'affection pour moy ? et dois-je enfin regarder l'amour que je voy dans vos yeux, comme une amour fidelle, comme une amour feinte, ou comme une amour ressuscité ? Regardez la Madame, reprit-il, comme une amour immortelle, qui peut quelquesfois se cacher quand vous ne me voyez pas : mais qui ne peut jamais finir. C'est pourquoy pour vous mettre en repos, et pour me rendre heureux, voyez moy tousjours, et rendons s'il vous plaist nostre fortune inseparable. Apres cela Sapho luy dit encore beaucoup de choses, ou Agelaste se mesla aussi : et elle voulut mesme qu'il luy avoüast ingenûment sa derniere foiblesse, en luy racontant ce qui luy estoit arrivé en Sicile : mais il le fit avec tant de sincerité, que Sapho en fut satisfaite. Ouy Madame, luy dit-il, j'avouë que trouvant en ce lieu là une Personne que j'avois aimée avant vous ; et ne la trouvant pas plus insensible la seconde fois que la premiere, je luy ay donné quelques heures : et que je n'ay pû luy dire que j'avois changé de sentimens pour elle. Mais apres tout Madame, elle ne m'a jamais donné que des joyes imparfaites : et mon coeur n'a jamais esté engagé. J'ay mesme reçeu quelquesfois avec chagrin des marques d'affection assez tendres : et je me suis tousjours veû tout prest à la quitter sans
peine, dés que vous me rapelleriez. Enfin Madame, j'ay esté foible, sans estre infidelle : mes yeux ont sans doute trouvé que vous n estes pas seule belle au monde : mais mon coeur n'a rien trouvé qu'il pûst aimer veritablement que l'admirable Sapho. Revenez donc à moy Madame, comme je reviens à vous : et redonnez moy cét illustre coeur dont vous m'aviez fait un present si precieux : mais redonner le moy je vous en conjure avec toute sa tendresse : et pour vous assurer contre la foiblesse du mien, choisissez si vous le voulez une Isle deserte, où nous allions vivre ensemble : et où je ne puisse rien aimer que le bruit des Fontaines, le chant des Oyseaux, et l'esmail des Prairies : car pour moy je vous declare que vous m'estes toutes choses : et que pourveû que je vous voye, je n'auray rien à desirer. Je pourrois mesme estre aveugle, adjousta-t'il, que je pourrois encore estre heureux : en effet quand je ne ferois que vous entendre parler, ma felicité seroit encore assez grande : et les seuls charmes de vostre esprit, sans estre secondez de ceux de vostre beauté, pourroient encore me rendre heureux : jugez donc Madame, si vous voyant, et vous entendant, je n'auray pas sujet d'estre le plus heureux Amant du monde, pourveû que vous veüilliez que je vous voye et que je vous entende tousjours. Toutes les autres Personnes que j'ay pratiquées, sçavent si mal l'Art d'obliger, que leurs plus grandes faveurs ont moins de douceur
que les plus petites que vous faites. En effet vous sçavez si admirablement comment il faut faire sentir les graces, à ceux à qui vous les voulez faire, que jamais nulle autre que vous ne l'a sçeu comme vous le sçavez. Vous preparez les coeurs à la joye, par de legeres inquietudes, vous faites connoistre avéc adresse, la difficulté que vous avez à faire ce que vous faites, pour en redoubler l'obligation : et vous sçavez mesme pour quelques momens, oster l'esperance d'un bien que vous voulez accorder, afin qu'on en soit plus agreablement surpris. Aussi est-ce dans cette pensée Madame, que je veux croire que vous ne m'avez pas encore dit que vous me pardonnez, afin de me surprendre plus doucement par un oubly general de ma foiblesse.
Après une nuit de réflexion, Sapho décide de pardonner à Phaon, et de se rendre avec lui dans le pays des Nouveaux Sauromates. Décidée à ne jamais revenir, elle rédige une sorte de testament qu'elle confie à un parent, chargé de ne l'ouvrir qu'un mois plus tard. Ainsi Sapho, Phaon, Agelaste, Philire et Clirante s'embarquent pour le pays des Nouveaux Sauromates. Après un voyage mouvement, ils arrivent finalement à destination. Pendant ce temps, les habitants de Mytilene, stupéfaits de ce prompt départ, pensent que Sapho s'est donné la mort à cause de la perte de Phaon. Mais les plus raisonnables ne croient pas à cette explication. Democede, absent au moment du départ, comprend la situation, et devine la destination de Sapho et de ses amis. Il décide de leur rendre visite pour s'assurer de leur bonne fortune. Après s'être rendu dans le pays des Nouveaux Sauromates, il peut affirmer que les deux amoureux vivent en bonne intelligence, bien que Sapho ne soit pas revenue sur son refus du mariage.
Apres cela Phaon dit encore beaucoup de choses tendres et touchantes, à l'admirable Sapho : qui y respondit durant long temps comme une personne qui ne vouloit pas luy pardonner : mais à la fin sa colere l'abandonnant malgré elle, il ne luy fut pas possible de le desesperer tout à fait. De sorte que prenant un milieu entre ces deux extremitez, elle luy permit d'esperer qu'il la pourroit apaiser : et elle luy promit que le lendemain à la mesme heure, il la pourroit voir au mesme lieu. Mais enfin Madame, pourquoy vous tenir plus longtemps en peine de la fin de cette avanture ? Sapho passa la nuit à examiner avec Agelaste, la resolution qu'elle devoit prendre : et apres l'avoir bien examinée, elle conclut
qu'elle ne pouvoit vivre heureuse sans estre aimée de Phaon : et qu'elle ne pouvoit jamais estre assurée de son affection tant qu'elle seroit esloignée de luy. Si bien qu'apres avoir encore consideré l'estat de ses affaires, et celuy de Mytilene, elle se resolut de tirer de Phaon une grande preuve d'amour : en l'obligeant de la suivre, dans le dessein qu'elle avoit d'aller avec Philire : et en l'obligeant d'y aller mesme avec la certitude de ne l'espouser jamais : et de se contenter de toutes les innocentes marques d'affection qu'elle luy avoit données dans le temps où ils estoient tout à fait bien ensemble. De sorte que comme la chose pressoit, parce que Philire devoit se marier chez elle dans huit jours, et partir dés le lendemain de ses Nopces, Sapho dit le jour suivant à Phaon tout ce qu'elle avoit à luy dire. Il accepta d'abord aveque joye la proposition d'aller avec elle, au Païs des nouveaux Sauromates : mais il ne luy promit qu'avec beaucoup de repugnance, de ne la presser jamais de l'espouser. Neantmoins comme elle luy permettoit de l'aimer tendrement, et qu'elle luy promettoit de l'aimer de mesme, il luy promit à la fin tout ce qu'elle voulut : si bien qu'apres cela Sapho s'estima la plus heureuse Personne du monde ; et Phaon se creût aussi le plus heureux Amant de la Terre. Comme Agelaste n'avoit ny Pere ny Mere, et qu'elle avoit perdu tout ce qui luy pouvoit rendre Lesbos agreable, elle suivit la fortune
de Sapho : qui quitta son Païs avec autant de joye, que Phaon en eut aussi à l'abandonner : car ils se donnoient tous deux une si grande marque d'amour en cette occasion, par la resolution qu'ils prenoient, que la joye qu'ils avoient de connoistre combien ils s'aimoient, fit qu'ils quitterent leur Patrie sans aucune peine : du moins le vaillant Mereonte me l'a-t'il assuré ainsi, en me racontant les dernieres choses que je viens de vous raconter, et que je ne pourrois avoir sçeues sans luy. En effet, je n'estois pas à Mytilene lors que cela se passoit ; ma Soeur estoit en Phrigie ; et quand mesme nous eussions esté aupres de Sapho, je pense qu'elle ne nous auroit pas dit son dessein, de peur que nous ne nous y fussions opposez. Ce qui l'y porta le plus fortement, fut que sçachant qu'il n'y avoit qu'une Ville dans ce petit Estat des nouveaux Sauromates, elle comprit qu'il ne seroit pas aisé que Phaon fust souvent esloigné d'elle : si bien qu'estant satisfaite de son amour tant qu'il la voyoit, elle espera qu'elle seroit tousjours contente de luy en ce lieu là ; puis qu'il ne pourroit en estre longtemps absent. Cependant Agelaste ayant dit le dessein de Sapho et de Phaon à Philire et à Clirante, ils en eurent une joye extréme : car comme cét illustre Sauromate sçavoit qu'il n'y avoit aucune de toutes ces Personnes qui n'eust tout ce qu'il faloit pour estre reçeuë en son Païs ; et que de plus il sçavoit le credit qu'il
avoit aupres de la Reine qui gouvernoit alors cét Estat ; il ne douta point qu'il ne fist recevoir toute cette belle Troupe d'une maniere fort avantageuse. De sorte que Clirante allant chez Sapho pour achever de lier cette grande partie, Phaon qui estoit toûjours chez cét Amy qu'il avoit dans le voisinage de cette admirable Fille s'y rendit : et il se fit une si belle amitié entre ces deux Amans, et entre Sapho, Philire, et Agelaste, qu'il n'y a jamais rien eu de plus tendre. Ce qu'il y avoit de commode au voyage qu'ils entreprenoient, estoit qu'ils n'avoient que faire de songer à leur establissement : car outre que Clirante les assuroit qu'il avoit plus de bien qu'il n'en falloit pour les faire subsister avec esclat ; et qu'il ne pouvoit estre soubçonné de mensonge, parce que le Frere de Philire sçavoit de certitude qu'il disoit vray ; c'est encore que la coustume de ce Païs est, comme je l'ay desja dit, que le Prince donne aux Estrangers qu'il reçoit dans son Estat, autant de Bien qu'il leur en faut pour leur subsistance, selon leur condition et leur merite, Cependant comme Sapho partoit avec le dessein de ne revenir jamais, elle disposa de son Bien comme si elle eust deû mourir : et laissa les Tablettes dans quoy sa volonté estoit expliquée, entre les mains d'un vieux Parent qu'elle avoit, avec ordre de ne les ouvrir que dans un Mois ; apres quoy les Nopces de Clirante et de Philire se firent secretement. Mais dés le lendemain cette
belle Troupe s'embarqua, avec intention d'aller passer le Bosphore de Thrace : et d'entrer apres dans le Pont Euxin, pour aller prendre Terre au dessus du Palûs Meotide. Mais à peine se furent-ils embarquez, qu'il se leva une Tempeste qui changea bien leur route : car apres les avoir balottez de Cap en Cap, et de Rivage en Rivage. elle les jetta en Epire, au pied d'un grand Rocher qui est battu de la Mer Leucadienne : et sur lequel est basty un Temple d'Apollon. Ce Rocher a mesme encore une chose fort remarquable : car on dit que ce fut de là que Deucalion quand il estoit amoureux en Thessalie, se jetta dans la Mer, et qu'il y guerit de sa passion. Cependant apres que cette belle Troupe eut rendu graces au Dieu qu'on adoroit en ce lieu là, et que le Vaisseau qui la portoit fut radoubé, elle se r'embarqua, et continua sa route heureusement, comme me l'a dit Mereonte. Mais Madame, avant que j'acheve de vous dire ce que j'ay apris de luy, il faut que je vous represente l'estonnement de tout ce qu'il y avoit d'honnestes Gens à Mytilene, lors que ce Parent de Sapho ouvrit les Tablettes dans quoy elle avoit declaré ce qu'elle vouloit qu'on fist de son Bien. Car enfin lors qu'elle estoit partie, elle avoit pretexté son voyage de l'accomplissement d'un Voeu, qu'elle disoit avoir fait à Neptune, qui avoit un Temple à trois journées des Lesbos. Mais lors qu'on vit qu'elle disposoit de son Bien, comme une
personne qui n'y prenoit plus de part, on ne sçeut plus qu'en penser. Cependant pour marquer sa generosité, elle le laissa presque tout entier à Charaxe, quoy qu'ils fussent tres mal ensemble : mais pour toutes les chose qui estoient dans son Cabinet, elle les donna à ses Amies, et à ses Amis, sans rien dire ny du dessein qu'elle avoit, ny du lieu où elle alloit : si bien que chacun en pensa, et en dit ce que bon luy sembla. Comme il s'estoit espandu quelque petit bruit qu'elle n'estoit pas contente de Phaon, parce qu'il estoit devenu amoureux en Sicile, et qu'on ne sçavoit point qu'il fust revenu aupres d'elle, les uns creurent qu'elle estoit allée le trouver, et les autres dirent qu'elle s'estoit precipitée : et en effet cette derniere croyance a esté la plus generale, quoy qu'elle ne soit pas vray-semblable de la maniere qu'on la raconte à Mytilene. Car comme on avoit sçeu que Sapho avoit esté à sa Maison de la Campagne, avant que de s'embarquer ; le Peuple qui aime les choses extraordinaires et merveilleuses, et qui les croit mesmes quelquesfois plus facilement que les vray-semblables, dit que comme elle estoit au bord de cette agreable Fontaine que je vous ay descrite, et qu'elle y estoit pour se pleindre de l'infidellité de Phaon ; une Nayade luy apparut, qui luy dit qu'elle s'en allast en Epire ; qu'elle se jettast dans la Mer, à l'endroit mesme où Deucalion s'estoit autrefois jetté ; et qu'elle y gueriroit de
sa passion, comme il avoit esté guery de la sienne : adjoustant en suitte, que Sapho avoit à l'instant mesme obeï à la Nayade : qu'elle estoit allée en Epire ; qu'elle s'y estoit precipitée ; et que la mort l'avoit en effet guerie de son amour. Mais à dire la verité les Gens un peu esclairez, n'ont pas creû une Histoire si esloignée de toute vray-semblance : car nous connoissons Sapho pour estre trop sage, pour faire une pareille chose : joint qu'apres que je fus retourné à Mytilene, je fis une perquisition si exacte ; qu'en fin cét Amy de Phaon chez qui il avoit esté caché durant quelques jours, me descouvrit confidemment qu'il avoit esté chez luy ; qu'il avoit veû Sapho tres souvent ; et qu'il estoit party avec elle : mais comme il n'en sçavoit davantage, je n'estois guere plus sçavant du dessein de mon Amy. J'avois pourtant tousjours la satisfaction de sçavoir que Sapho n'estoit pas morte, et que Phaon estoit heureux : car je jugeois bien qu'ils ne s'en seroient pas allez ensemble, sans avoir fait une grande reconciliation. Mais ce qu'il y avoit de rare, estoit qu'encore que Philire, son Frere, et Agelaste, eussent disparu aussi bien que Sapho, on n'en parloit presques point : et son avanture occupoit tellement tous les esprits, qu'on ne parloit que d'elle seulement. Cependant le pauvre Nicanor profita de cette conjoncture : car lors qu'on luy dit que Sapho s'estoit precipite, parce qu'elle avoit sçeu que Phaon estoit infidelle,
il guerit de sa passion : luy semblant qu'il ne devoit plus aimer la memoire d'une Personne qui avoit eu une amour si forte pour un autre. Damophile de son costé, fut la seule qui se rejouït de la perte de Sapho. et elle s'en réjouït parce qu'elle se crût alors seule sçavante à Mytilene. Mais enfin Madame, apres que ma Soeur sut revenuë de Phrigie, nous descouvrismes encore que Clirante avoit espousé Philire avant que de partir : si bien que comme nous nous souvenions d'avoir entendu faire une description admirable à Clirante des Loix de son Païs, nous pensasmes que c'estoit là que Sapho, Phaon, et Agelaste estoient allez : et nous en doutasmes si peu, que je pris la resolution de m'en esclaircir moy mesme, et d'entreprendre le voyage que j'ay fait avec Leontidas que je rencontray. Cependant je puis dire que ce voyage m'a bien et mal reüssi : car enfin j'ay sçeu par le vaillant Mereonte que Sapho et Phaon ont esté reçeus par la Reine des Sauromates, avec des honneurs qu'on n'avoit jamais rendus à nuls autres Estrangers : que cette admirable Fille est logée dans le Palais de cette Reine : que Phaon l'est dans celuy de Clirante : qu'ils sont tous deux les delices de cette Cour : et qu'Agelaste y a aquis le coeur de tous les honnestes Gens. Mais ce qui est le plus considerable, c'est que Phaon est presentement le plus fidelle Amant du monde : et que Sapho est la plus heureuse Personne de la Terre : car enfin
elle est adorée dans cette Cour ; c'est elle qui distribuë toutes les graces que la Reine des Sauromates fait aux autres ; et elle voit Phaon avec une passion ardente et durable. Ils ont pourtant eu un petit démeslé depuis qu'ils sont là : car comme il y a des Loix pour l'amour, et des Juges qui ne connoissent que des choses qui regardent cette passion ; Phaon pretendit devoir les obliger à condamner Sapho à luy permettre d'esperer de l'espouser un jour : si bien qu'il falut selon les Loix du Païs, que Sapho plaidast sa Cause, et que Phaon soutinst la sienne : ce qu'ils firent tous deux admirablement. Mais à la fin Sapho fit connoistre si adroitement, que pour s'aimer tousjours avec une esgalle ardeur, il falloit ne s'espouser jamais, que les Juges ordonnerent que Phaon ne l'en presseroit point : declarant que c'estoit une grace qu'il devoit attendre d'elle seulement : et que cependant il s'estimeroit le plus heureux, et le plus glorieux Amant de la Terre, d'estre aimé de la plus parfaite Personne du monde : et d'une Personne encore qui ne luy refusoit sa possession, que parce qu'elle vouloit tousjours posseder son coeur. De sorte que depuis cela, ils ont vescu dans la plus douce paix qu'on se puisse imaginer : et ils jouïssent enfin de tout ce que l'amour galante, delicate, et tendre, peut inspirer de plus doux, dans les coeurs qui en sont possedez. Mais ce qu'il y a de cruel pour moy, est que Mereonte m'a dit que Sapho et Phaon ont eu tant de peur
que quelqu'un de Mytilene n'allast troubler leur repos, qu'ils ont obligé la Reine à faire une deffence exacte de recevoir nuls Estrangers dans ce Païs là durant dix ans : de sorte que cela estant ainsi, il me seroit inutile d'achever mon voyage : et je m'en retournay sans pouvoir mesme faire croire à Mytilene que Sapho n'est pas morte. Joint que dans le dessein qu'elle a de n'estre pas troublée dans sa felicité, je pense que je dois ne dire pas ce que je sçay de son dessein, de peur que quelques-uns de ses anciens Amans, n'allassent la chercher jusques au lieu où elle est : ou qu'on ne dist des choses contre elle, qui seroient pires que ce qu'on en dit. Ainsi durant que Sapho jouïra de la bonne fortune qu'elle merite, on la croira morte par toute la Grece, et on l'y croira tousjours : car j'ay sçeu que le Vaisseau qui la porta, perit en s'en revenant : de sorte que durant que cette admirable Lesbienne escrit sans doute tous les jours des choses galantes et passionnées, tout ce qu'il y a d'hommes illustres en Grece font des Epitaphes à sa gloire.
Après avoir mis un terme à la réunion et écouté Leontidas lui raconter les dernières péripéties occasionnées par sa jalousie, Cyrus consulte ses alliés sur la stratégie à développer pour la suite des combats. De son côté, Thomiris, qui a intercepté une lettre de Mandane, est également décidée à en découdre. Les combats reprennent. Spitridate est tué. On le prend pour Cyrus, dont il porte les armes depuis que son propre équipement a été endommagé à la suite d'un duel avec Aripithe.
Le récit de l'histoire d'amour de Sapho a ému Spitridate et Araminte et les amène à réitérer leur engagement mutuel. Cyrus, après avoir mis un terme à la réunion, prend le temps d'écouter Leontidas, qui lui raconte comment il a renoncé à épouser Alcidamie, de peur de devenir un mari jaloux, après avoir été un amant jaloux.
Democede ayant cessé de parler, laissa toute la Compagnie avec tant d'estonnement, qu'elle ne pensa jamais s'imposer silence : et si l'invincible Cyrus n'eust pas esté pressé de s'en retourner, les louanges de Sapho eussent encore occupé beaucoup plus longtemps toutes ces illustres Personnes. Mais comme l'ardente et innocente amour de Phaon et de Sapho, renouvella dans son coeur, celle qu'il avoit pour Mandane,
il se hasta de se mettre en estat de pouvoir estre heureux : et de s'en aller voir si Anacharsis ne luy auroit rien mandé de la part de Thomiris : c'est pourquoy apres avoir fait mille complimens à la Reine de Pont, et à la Princesse d'Armenie, il leur dit adieu : mais ce qu'il y eut de bien fâcheux pour ces Princesses, fut que Tigrane et Spitridate suivirent Cyrus : et qu'ils n'eurent mesme presques pas le temps de leur faire voir la douleur qu'ils avoient de les quitter. Spitridate trouva pourtant moyen de tirer Araminte à part : et de luy tesmoigner tant d'amour, qu'elle ne pût s'empescher de luy montrer une partie de la tendresse qu'elle avoit pour luy. A ce que je voy Madame (luy dit-il, apres quelques autres choses) je ne vous puis jamais retrouver sans vous perdre : et je ne vous ay pas plustost dit que j'ay une extréme joye de vous revoir, qu'il saut que je vous die que je suis desesperé de m'esloigner de vous. Ce qui me console, adjousta-t'il, c'est que nous serons si proches, que je pourray vous faire sçavoir tous les jours ce que j'endureray, en vous mandant les victoires de Cyrus. Comme il n y a point de victoire qui ne puisse couster trop cher, repliqua-t'elle obligeamment, je n'en seray guere plus en repos : car enfin Spitridate nous sommes nez si malheureux, que nous devons sans doute tousjours plustost craindre qu'esperer. Du moins Madame,
repliqua Spitridate, ne dois-je pas perdre l'esperance d'estre aimé de vous, si les Dieux veulent que je vive apres la victoire de Cyrus : ou d'en estre regretté, s'ils ont resolu que je perisse à cette Guerre : ainsi la mort mesme ne me deffendant pas l'esperance, vous me permettrez de la conserver. Car je trouve quelque chose de si doux, à estre assure de recevoir des marques de vostre affection ou vivant, ou mort, que je n'ay jamais eu de pensée plus agreable : c'est pourquoy Madame, pour faire qu'elle ne m'abandonne point, faites moy l'honneur de me dire que je ne l'ay pas sans sujet. Vous en devez estre si persuadé, respondit elle, que c'est me faire une injure, que de m'en demander de nouvelles assurances : croyez donc Spitridate, luy dit elle encore en rougissant, tout ce qui vous pourra donner l'esperance d'estre un jour heureux : et je croiray aussi tout ce qui me pourra consoler de vostre absence, et me faire esperer de vous revoir. Apres cela Cyrus ayant achevé ses civilitez, il falut que Spitridate quittast Araminte : et que Tigrane se contentast de dire en deux mots à l'admirable Onesile, qu'il estoit au desespoir de s'en separer si tost. Cyrus en s'en retournant au Camp, apella Leontidas aupres de luy, à qui il ne trouvoit pas qu'il eust assez parlé de Thrasibule : il ne luy parla pourtant pas tousjours de ce Prince : car il luy parla de son amour, et luy demanda l'explication
de ce qu'il luy avoit dit, lors qu'il l'avoit assuré qu'il n'avoit pas voulu s'exposer à la plus dangereuse de toutes les jalousies. Seigneur, reprit Leontidas, il m'est aisé de vous esclaircir en deux mots ce que je vous ay dit : car enfin, apres avoir esté jaloux de mes Amis, de mes ennemis, de mes égaux, de Gens au dessus de moy, et de Gens beaucoup au dessous, je trouvay qu'Alcidamie qui avoit perdu sa beauté, l'avoit recouvrée : et je la trouvay mesme si favorable, que je me vis en pouvoir de l'espouser. Mais Seigneur quand je me vis en cét estat, je sentis si bien que la jalousie ne m'abandonneroit point en l'espousant, que je n'en pouvois douter. En effet je cherchois desja par quelle raison elle avoit si promptement changé de sentimens pour moy : je la trouvois logée trop prés de quelques-uns de ses anciens Amans : et je me preparois à la mener à la Campagne dés que je l'aurois espousée. De sorte que sentant alors dans mon coeur, autant de disposition à estre un jaloux Mary, que j'en avois tousjours eu à estre un jaloux Amant, je compris que je serois si miserable le reste de mes jours si j'espousois Alcidamie, et que je la rendrois elle mesme si malheureuse ; que de peur d'en estre haï, et de la haïr moy mesme, j'ay mieux aimé ne l'espouser pas. Car enfin, en l'estat où je suis, je puis cesser d'estre jaloux, en cessant d'estre amoureux : mais quand on est Mary, et qu'on est
jaloux, la jalousie ne cesse point avec la passion qui la fait naistre ; et ce pretendu honneur qui fait tant de jaloux, aussi bien que l'amour, fait que la jalousie dure jusqu'à la mort, et qu'elle dure sans donner un moment de repos. Car il n'est pas mesme des reconciliations des Maris et des Femmes, comme de celles des Amans et des Maistresses : en effet celles-cy ont mille douceurs, et celles des autres ne sont à proprement parler qu'une tresve de querelles et de persecutions ; c'est pourquoy Seigneur, ayant conçeu parfaitement toute la rigueur de cette espece de jalousie que je n'ay pas esprouvée, je ne l'ay point voulu esprouver : et j'ay rompu avec Alcidamie, pour n'y renoüer jamais. Si vous aviez esté aussi amoureux que vous l'estiez du temps que vous croiyez que Policrate aimoit vostre Maistresse, reprit Cyrus, vous n'auriez pas esté si prevoyant : et vous n'auriez pû refuser sa possession. Mais c'est assurément, que tant de diverses jalousies avoient affoibli vostre passion : et qu'ayant alors plus de prudence que d'amour, vous avez peut-estre connu qu'Alcidamie vous donneroit tousjours sujet d'estre jaloux, Quoy qu'il en soit Seigneur, adjousta-t'il, je suis resolu de n'aimer plus rien que la gloire : c'est pourquoy comme je sçay bien qu'on ne la trouve en nulle part si facilement qu'aupres de vous, je viens chercher à mourir pour vostre service, ou du moins à combatre pour la
liberté de la Princesse Mandane
Cyrus ayant respondu à la civilité de Leontidas avec beaucoup de tendresse, parla apres encore un peu à Democede de l'admirable Sapho : et ainsi tour à tour à la plus part de ceux qui le suivoient : mais principalement à Spitridate et à Tigrane, qu'il fit loger dans des Tentes qui touchoient les siennes, dés qu'il fut arrivé. Et pour leur tesmoigner une confiance entiere, il voulut le lendemain au matin leur faire voir l'assiette de son Camp : et conferer avec eux du dessein qu'il avoit d'attaquer les Ennemis, dés que la Tréve seroit finie. Pour cét effet il leur fit remarquer la scituation des lieux, et tous les avantages qu'il y pouvoit trouver : chacun disant son opinion, et la soûtenant avec des raisons, selon qu'il conçevoit la chose. Mais comme celle de Spitridate n'estoit pas tout à fait semblable à celle de Cyrus, et qu'il croyoit qu'il vaudroit mieux aller aux Ennemis par un autre endroit, que par celuy que Cyrus luy avoit montré, il fit dessein sans en rien dire, d'aller en son particulier observer tous ces divers Postes de plus prés ; et il le fit d'autant plus tost, que la Tréve luy en donnoit la liberté. D'autre part, pendant qu'Anacharsis negocioit inutilement avec Thomiris, et avec Aryante, Aripithe estoit en une colere estrange, d'estre mal traité par la Reine des Massagettes : si bien que le desespoir s'emparant de son esprit, il ne luy passa que des resolutions violentes dans l'imagination. En
effet ce Prince s'imaginant que si Cyrus estoit mort, il luy seroit plus aisé de toucher le coeur de cette Reine, il se resolut de perir ou de faire perir son Rival. Pour cét effet if se déroba la nuit du Camp de Thomiris, et prit le chemin de celuy de Cyrus : mais il le prit desguisé en Persan, afin de passer plus facilement sans estre observé par les Troupes de ce Prince : car comme il sçavoit quelle estoit sa generosité et son courage, il estoit persuadé que puis qu'il s'estoit battu contre le Roy d'Assirie ; et qu'il avoit offert à Aryante de faire la mesme chose, il ne luy refuseroit pas de mettre l'Espée à la main contre luy. Joint que dans les sentimens tumultueux où Aripithe estoit, il eust encore mieux aimé entreprendre mesme de tuer Cyrus au milieu de son Armée, que de demeurer aux pitoyables termes où sa passion le reduisoit. Si bien que ce Prince violent se mettant donc en chemin, comme je l'ay desja dit, arriva au Soleil Levant sur une petite Eminence qui estoit entre les deux Camps, où Spitridate estoit desja arrivé, pour observer mieux de là les divers Postes dont il croyoit qu'il se faloit emparer, pour attaquer les Ennemis avec avantage : afin que les ayant observez, il pûst soustenir son opinion avec plus de force, et tascher de la persuader à Cyrus. Cependant comme ce Prince n'avoit qu'un Escuyer aveque luy, non plus qu'Aripithe, ils se rencontrerent avec un esgal avantage. D'abord, comme Spitridate
vit Aripithe habillé en Persan, il ne le regarda pas comme ennemy : mais pour Aripithe comme il fut abusé par la ressemblance que Spitridate avoit avec Cyrus, il ne le vit pas plustost que croyant voir son Rival, la fureur s'empara tellement de son esprit, que ses yeux ne furent pas capables de remarquer quelque legere difference qu'il y avoit entre ces deux Princes : car il est vray que Cyrus avoit encore quelque chose de plus Grand, et de plus noble sur le visage que Spitridate, quoy que Spitridate fust un des hommes du monde de la meilleure mine. Aripithe ayant donc dans l'ame toute l'animosité d'un Amant malheureux, mit l'Espée à la main : et s'avançant fierement vers celuy qu'il regardoit comme le destructeur de sa felicité ; quoy que je ne t'aye point veû depuis que tu portois le nom d'Artamene (luy dit-il en Assirien, que Spitridate entendoit) je ne laisse pas de te reconnoistre pour estre Cyrus : et de te regarder comme devant bien tost estre la victime de l'amour d'Aripithe : qui ne peut estre heureux tant que tu seras vivant. Si j'estois veritablement Cyrus (repliqua Spitridate en se reculant d'un pas, pour pouvoir mettre l'Espée à la main) l'evenement du combat ne seroit guere douteux : et ta deffaite seroit infaillible. Mais peut-estre (adjousta-t'il fierement avec une action menaçante) qu'encore que je ne sois pas si vaillant que luy, je ne laisseray pas de te faire connoistre
qu'il est difficile d'estre son ennemy sans estre vaincu : ny d'estre son Amy sans estre vainqueur. Comme Aripithe n'avoit que de la fureur dans l'ame, il n'entendit que confusément ce que luy dit Spitridate, en la mesme Langue qu'il luy avoit parlé : c'est pourquoy au lieu d'y respondre, il attaqua ce Prince, qui le reçeut avec tant de vigueur, qu'Aripithe n'eut pas lieu de se desabuser de l'opinion où il estoit, que c'estoit Cyrus contre qui il se battoit. En effet Spitridate regardant celuy qui l'attaquoit comme un ennemy de Cyrus, le combatit avec la mesme fierté, que s'il eust esté le sien particulier : si bien qu'agissant avec toute son adresse, et toute sa valeur, Aripithe trouva que la sienne estoit trop foible, pour vaincre un si redoutable ennemy. De sorte que la fureur estant tout à fait Maistresse de son esprit, il s'exposoit d'une si terrible maniere, qu'il estoit aisé de voir qu'il combatoit comme un homme qui vouloit vaincre ou mourir : et qui ne souhaitoit mesme guere plus la victoire que la mort. Il combatit pourtant si vaillament, qu'il obligea Spitridate à l'estimer sans le connoistre : car il voyoit bien que si ce fier ennemy eust mesnagé ses avantages, il luy eust donné encore beaucoup plus de peine. Ce n'est pas que ses coups ne portassent, et qu'ils ne rougissent mesme les Armes de son ennemy en divers endroits : mais on eust dit que la Fortune retenoit la force du bras d'Aripithe, pour conserver Spitridate : car il
n'eut qu'une tres legere blessure au bras gauche : et au contraire Spitridate ne pouvoit toucher Aripithe, qu'il ne fist rougir ses Armes de son sang : et il le blessa en tant d'endroits, qu'il connut bien luy mesme qu'il n'avoit plus de part à la victoire. Il ne pouvoit pas non plus esperer d'estre secouru par son Escuyer : car celuy de Spitridate avoit aussi avantage sur luy.
Les choses estant donc en ces termes, Cyrus qui avoit sçeu que Spitridate estoit allé reconnoistre encore les lieux qui faisoient leur contestation ; et qui avoit voulu les voir une seconde fois de plus prés, arriva à l'endroit où ce Conbat se faisoit : si bien que connoissant d'abord Aripithe, et ne doutant pas qu'il ne se fust trompé à la ressemblance de Spitridate et de luy, il s'avança diligemment avec ceux qui l'accompagnoient, pour se faire connoistre à ce Prince des Sauromates : afin que se repentant de son erreur, il n'attaquast plus un Prince qui n'estoit pas son ennemy. Et en effet joignant la parole à sa presence, Aripithe le reconnut : et demeura si estonné de voir que celuy qu'il avoit combatu n'estoit pas son Rival, qu'il se recula de quatre pas pour avoir loisir de faire quelque reflection sur une si bizarre avanture. Mais apres avoir veû qu'effectivement il s'estoit trompé ; si j'avois veû couler le sang de mon ennemy, dit-il fierement à Spitridate, je ne pleindrois pas celuy que je respans : et je ne me repentirois pas de m'estre battu, comme je me
repens de vous avoir attaqué. le suis si persuadé, vaillant Inconnu, que le nom de Cyrus vous a plustost vaincu que moy, repliqua modestement Spitridate, que je ne pretens rien à la gloire de nostre combat, puis que c'est plustost la fortune des armes de ce Prince, qui est tousjours invincible, que ma propre valeur, qui m'a empesché d'estre vaincu. Comme vous avez mieux tenu ma place, que je ne l'eusse tenuë, reprit Cyrus, la valeur d'Aripithe a plus trouvé d'obstacle que la mienne ne luy en auroit fait : mais enfin vaillant ennemy, luy dit-il en se tournant vers luy, puis que vous voulez que je sois le vostre, je le veux bien, quoy que je ne sois pas vostre Rival : mais en attendant que vous soyez en estat que je vous puisse faire voir la difference qu'il y a de la valeur de Spitridate à la mienne, souffrez que je vous face conduire en une de mes Tentes, afin que vous soyez pensé avec le mesme soin que si vous estiez mon Amy. Comme je suis persuadé, repliqua fierement Aripithe, que des ennemis genereux ne doivent rien recevoir l'un de l'autre que la mort, et que je ne veux pas me mettre en estat de voir diminuer ma haine par un bien-fait, je refuse l'offre que vous me faites : et je ne veux nulle grace de vous que celle de me donner la liberté de retourner au Camp de Thomiris. Quoy que je pusse vous traiter en Espion, reprit Cyrus, puis que je vous trouve en habit desguisé durant la Tresve, je ne le feray pourtant pas :
et je vous donneray un Chariot pour vous conduire où il vous plaira. Aripithe voulut encore d'abord refuser cette derniere grace : mais il sentit si bien qu'il luy seroit impossible de faire ce chemin à cheval, qu'il fut contraint de l'accepter : et en effet Cyrus envoya diligemment querir un Chariot et des Chirurgiens, et laissa mesme quelques-uns de ceux qui l'avoient suivy pour aider à l'Escuyer d'Aripithe à le soustenir : car il fut contraint de s'apuyer sur luy, de peur de tomber. Spitridate en le quittant, luy fit un compliment fort genereux, où l'autre respondit avec une civilité assez fiere : apres quoy ce Prince suivit Cyrus, et acheva de luy persuader son opinion, touchant le Poste qu'il estoit allé reconnoistre. Cependant comme il avoit une legere blessure au bras gauche, Cyrus voulut le voir penser, quoy que Spitridate ne le voulust pas : mais comme ce Prince remarqua que ses Armes estoient rompuës en divers endroit, il luy envoya ces magnifiques Armes d'or qu'il avoit portées la premiere fois, lors qu'il s'estoit voulu faire connoistre à ces quarante Chevaliers qui le vouloient tuer, et qu'il avoit portées depuis en tant de Grandes Occasions. Comme elles estoient tres magnifiques, ce present estoit digne de celuy qui le faisoit, et de celuy à qui il estoit fait : mais par où il estoit le plus precieux, c'est que Cyrus en donnant ses armes à Spitridate, le reconnoissoit pour estre digne de les porter
apres luy, et de s'en pouvoir servir aussi glorieusement qu'il s'en estoit servy luy mesme.
Les cinq jours de trêve touchent à leur fin. Aripithe meurt à son retour au camp. Thomiris, de son côté, intercepte une lettre de Cyrus destinée à Mandane. La reine, furieuse, est désormais prête à la guerre. Aryante s'efforce dès lors de créer les meilleures conditions pour une victoire des Massagettes. Le combat est décidé et dans les deux camps toutes les volontés sont tendues vers la victoire.
Cependant les cinq jours de la Tresve estant passez, sans qu'Anacharsis eust rien avance, ce sage Scythe fut contraint d'abandonner Thomiris à son mauvais Destin, et de se retirer aupres de Cyrus. Mais ce qu'il y eut de remarquable, fut qu'il sçeut avant que de partir, que cette Reine ayant sçeu qu'Anpithe estoit revenu blessé, et qu'il estoit party de son Camp, dans la pensée d'aller tuer Cyrus, en sut si irritée que s'il n'eust pas eu des Troupes dans son Armée dont elle avoit affaire, elle luy eust envoyé conmander de se retirer tout blessé qu'il estoit : car encore qu'elle se pleignist estrangement de Cyrus, elle n'en vouloit pas alors la mort : de sorte que comme elle ne pût tout à fait cacher ses sentimens, Aripithe qui les sçeut, en eut une douleur qui le fit mourir en vingt-quatre heures. Il est vray que Thomiris ne fut pas longtemps dans ce sentiment là : car il arriva que le dernier jour de la Tresve, Cyrus escrivit à Mandane, et envoya sa Lettre par un Esclave desguisé : afin que Gelonide taschast de la faire tenir à cette Princesse : si bien que comme cette Lettre au lieu d'aller dans les mains de Gelonide, fut en celles de Thomiris, parce que l'Esclave qui la portoit, s'estant arresté en chemin, n'arriva au lieu où estoit cette Reine qu'une heure apres que la Tresve fut finie, elle excita un trouble si grand dans son coeur, que la haine prit la place
de l'amour. Car comme Cyrus avoit creû que ce seroit la derniere Lettre qu'il pourroit escrire à Mandane, jusques à la fin de la Guerre, qui ne pouvoit finir que par sa mort, ou par la liberté de cette Princesse ; il l'avoit escrite avec une tendresse inconcevable pour elle et assez d'aigreur pour Thomiris. En effet tout ce que l'amour la plus ardente, peut inspirer de plus passionné, estoit dans cette Lettre qui tomba entre les mains de cette Reine qui en eut l'esprit si irrité, que quand Cyrus luy eust promis une amour eternelle, Se qu'elle eust eu des marques de son inconstance, elle ne l'eust pas eu davantage. Si bien que ne songeant plus qu'à la Guerre et à la vangeance, et toutes ses Troupes estant en l'estat qu'elle les pouvoit souhaiter, elle se prepara à combatre. Aryante de son costé, voyant à la fin qu'il falloit encore donner une Bataille pour decider cette grande affaire, d'où despendoit le bonheur ou le malheur de tant de Personnes illustres, s'occupa tout entier à imaginer tout ce qui pouvoit nuire à Cyrus : de sorte que trouvant que ce luy seroit un merveilleux desavantage si Thomiris pouvoit avoir le Fort des Sauromates en sa puissance, parce que l'Armée de Cyrus estant engagée au de là des Bois, il ne pourroit faire sa retraite s'il estoit vaincu, il songea avec beaucoup d'aplication, par quelle voye il pourroit venir à bout d'un si grand dessein. D'autre part Cyrus qui avoit l'esprit fort irrité de ce que
Thomiris par ses negociations inutiles avoit retardé ses desseins, pensa à reparer par sa diligence le temps qu'il avoit perdu : il eut pourtant la satisfaction d'estre loüé par le sage Anacharsis, qui luy declara qu'il ne luy reprocheroit jamais toutes les suites de cette Guerre : apres quoy il s'en alla au Fort des Sauromates aupres de la Reine de Pont, et de la Princesse d'Armenie. Cependant quelque envie de combatre qu'il y eust dans tous les deux Partis, ils surent pourtant encore assez longtemps sans s'attaquer : parce que chacun voulant chercher son avantage, et ne voulant pas hazarder legerement un combat decisif, taschoit de mesnager l'occasion pour ne donner pas la Bataille sans quelque apparence de la gagner. Mais durant ces grands preparatifs, Mandane vivoit dans une ignorance si generale de ce qui se passoit à son avantage, qu'elle n'en sçavoit chose aucune : car la Princesse de Bithinie, ny Istrine, ny Arpasie, ne la voyoient pas : de sorte qu'elle n'avoit nulle autre consolation, que celle qu'elle recevoit de Doralise, et de Martesie. Elle avoit pourtant la satisfaction de penser que si les affaires de Cyrus eussent esté en mauvais estat, on le luy eust dit : car Thomiris et Aryante, luy faisoient sçavoir les choses fâcheuses, et ne luy cachoient que les agreables. Si bien que comme il y avoit desja quelques jours qu'on ne luy avoit rien dit, elle en tiroit une consequence infaillible, que le Party de Cyrus
auoit de l'avantage : ainsi elle avoit l'ame en quelque repos par la douceur que luy donnoit l'esperance qu'elle avoit que Cyrus vaincroit bientost, et qu'elle seroit delivrée. Mais enfin apres que de part et d'autre, Cyrus et Thomiris dont les Armées estoient en presence, eurent à diverses fois tasché de se surprendre, ils se resolurent esgallement à donner la Bataille. Ce n'est pas que Cyrus n'eust souhaité alors de pouvoir la differer : parce qu'il sçavoit que ce grand et puissant secours que Ciaxare luy envoyoit estoit assez proche. Mais comme il n'avoit jamais refusé de combatre, quand l'occasion s'en estoit presentée, il ne pût se resoudre de reculer : joint qu'en la disposition où estoient les choses, il ne l'eust pû faire sans danger, ou du moins sans décrediter ses Armes. De sorte que chacun ne songeant qu'à combatre dans les deux Armées, on vit dans ces deux grands Corps un mesme esprit, et une mesme ardeur. D'un coste Thomiris, et Aryante, n'oublierent rien pour se mettre en estat de vaincre : et de l'autre Cyrus, et Mazare, aporterent tous leurs soins à faire qu'ils ne fussent pas vaincus, et qu'ils pussent delivrer Mandane. Myrsile, Intapherne, Atergatis, et Hidaspe, poussez par un mesme interest d'amour, agissoient aussi autant qu'ils pouvoient pour aider à Cyrus à remporter la victoire. Ce dernier avoit mesme un nouveau sujet de la desirer : car il avoit sçeu que Meliante estoit aux Tentes Royales, et qu'il y
estoit sans que Licandre le connust pour estre son Rival. De plus, Artamas, Tigrane, Spitridate, et tous les autres Braves de cette Armée, se preparant à conbatre, songeoient à se preparer à vaincre. Mais quoy que Cyrus eust accoustumé de sentir tousjours dans son coeur, quelques mouvemens de joye, lors qu'il se voyoit en estat de donner une Bataille, il ne trouvoit pas son esprit en une assiette aussi tranquile, qu'il avoit accoustumé de l'avoir : et il sentoit malgré luy une melancolie secrette dont il ne sçavoit point la cause, qui luy estoit de mauvais presage. Il dissimula pourtant ce sentiment là autant qu'il pût : et il resista par raison à ce mouvement de chagrin qu'il avoit par temperamment. En effet il ne laissa pas d'agir comme s'il ne l'eust pas eu : il ne voulut pourtant avoir ce jour là que des Armes simples : mais pour Spitridate il porta celles que Cyrus luy avoit données : et il les porta de si bonne grace, et d'un air si noble, qu'il en ressembla encore beaucoup plus à cét illustre Heros. En effet il y eut plusieurs Soldats qui ne sçachant pas que Cyrus eust donné ces magnifiques Armes à Spitridate, le prirent pour luy, et s'abuserent à cette merveilleuse ressemblance qui estoit entr'eux. Cependant quoy que Cyrus n'eust que des Armes simples, il ne laissoit pas d'avoir l'air si haut, et le commandement si noble, qu'il estoit aisé de voir que sa bonne mine toute seule le paroit : et qu'il n'avoit que faire d'ornemens estrangers, pour
attirer les regards de tous ceux qui l'environnoient : et pour le faire respecter de tous ceux qui le voyoient. Mais enfin apres que de part et d'autre, les ordres furent donnez dans les deux Armées, quelques Espions que Cyrus avoit dans celle de Thomiris, revinrent dans la sienne : et luy aprirent qu'il y avoit eu le matin un Combat entre deux Estrangers qui estoient aupres de cette Reine, dont l'un se nommoit Meliante, et l'autre Licandre : que le premier avoit tué le second : et que neantmoins comme cela avoit passé pour une rencontre, où le mort avoit eu tort, le vainqueur n'en estoit pas plus mal avec Thomiris, et qu'il ne laisseroit pas de se trouver à la Bataille : raportant en fuite tout ce qu'ils sçavoient de l'estat de l'Armée ennemie. Comme Hidaspe estoit alors aupres de Cyrus, il entendit ce que ces Espions luy disoient : car il leur avoit commandé de parler haut devant Hidaspe. De sorte que cét Amant ayant une douleur estrange de voir que. cét aimable Rival, avoit tué le Ravisseur d'Arpasie, parce qu'elle luy en seroit obligée, il fit alors mille voeux de pouvoir le rencontrer à la Bataille, afin de s'attacher à un combat particulier aveque luy, au milieu d'un combat general : car il avoit tousjours remarqué qu'il estoit si bien dans l'esprit d'Arpasie, qu'il ne pouvoit s'empescher d'en estre jaloux. Neantmoins comme le lieu n'estoit pas propre à tesmoigner les sentimens qu'il avoit dans l'ame, il n'en dit rien à Cyrus qui avoit l'esprit si occupé
de l'ardent desir de vaincre, qu'il ne prit pas garde à l'inquietude d'Hidaspe.
La bataille se déroule dans une grande confusion. Cyrus y fait des merveilles. Au moment où la victoire des Assyriens se dessine, la nouvelle se répand que les ennemis ont pris le fort des Sauromates. Une rumeur de défaite atteint les soldats qui se relâchent. Spitridate persiste au combat. Bientôt encerclé, il se défend vaillamment. Aryante, qui le prend pour Cyrus, dont il porte les armes, déploie toute son énergie à le vaincre. En vain : Spitridate est mortellement touché par un javelot lancé au hasard. Il meurt en prononçant des paroles équivoques, pouvant laisser croire qu'il est Cyrus.
Cependant le moment fatal destiné au commencement de cette grande et sanglante Bataille estant arrivé, les deux Corps d'Armée qui estoient presques postez avec un esgal avantage, s'avançerent : et dés qu'ils furent à la portée d'un Trait, une gresle de Fléches commença l'attaque en obscurcissant l'air, et en s'entrechoquant si horriblement, que le bruit qu'elles faisoient, se distinguoit au milieu de tout ce grand bruit d'Instrumens militaires, qui se fait tousjours au commencement des Batailles. Mais apres que tous les Quarquois furent vuides, et que les Machines eurent fait ce qu'elles devoient faire, il falut que l'Espée decidast cette grande et terrible Journée, qui ne ressembla point du tout à toutes celles où l'illustre Cyrus s'estoit trouvé jusques à lors : car dans toutes les autres Batailles, il avoit tousjours fait combatre ses Troupes avec ordre : mais en celle-cy il ne luy fut pas possible : et de part et d'autre il y eut une telle confusion dans les deux Armées, qu'à peine les Soldats purent-ils reconnoistre leurs Enseignes. Cependant le combat estoit aspre, et sanglant : et il y avoit une telle animosité entre ceux qui combatoient, qu'il paroissoit mesme de la cruauté en quelques-uns. Pour Cyrus, il fit des choses si prodigieuses ce jour là, qu'on ne les croiroit pas si on les racontoit en détail : car enfin au milieu de ce grand desordre, où la mort erroit de toutes parts, il démesloit
si bien tous les siens, qu'il soustenoit tous ceux qui estoient foible ; qu'il rallioit tous ceux qui fuyoient ; qu'il aidoit à vaincre à ceux qui avoient l'avantage : et allant ainsi de lieu en lieu, on peut dire qu'il essuya tous les perils de la Bataille. Il ne pût pourtant rencontrer Aryante, quelque soin qu'il y aportast : mais il tua le vaillant Octomasade de sa main, et se fit faire jour par tout où il fit briller son Espée. Et en effet ce Grand Prince, secondé de la valeur de Mazare, aussi bien que de celle de tant de vaillans Chefs qui estoient dans son Armée, et de tant de braves Gens qui le suivoient, avoit mis les Ennemis tellement en déroute, que sans une fâcheuse nouvelle qu'il reçeut, et qui s'espandit parmy les siens, la victoire estoit entierement à luy ; Thomiris et Aryante estoient perdus ; et Mandane estoit delivrée. Mais comme il estoit en ce glorieux estat, on luy vint donner advis qu'Andramite avoit surpris le Fort des Sauromates ; qu'il avoit envoyé aux Tentes Royales la Reine de Pont, et la Princesse d'Armenie ; qu'Anacharsis, et le Roy d'Hircanie, estoient demeurez au Fort, mais tres soigneusement gardez ; qu'Andramite avoit dit à Mereonte qu'il estoit libre ; et que Mereonte luy avoit declaré qu'il ne le vouloit point estre, et qu'il retourneroit aupres de Cyrus dés qu'il pourroit monter à cheval, parce qu'il ne vouloit estre delivré que de la main de celuy qui luy avoit sauvé la vie : adjoustant qu'Andramite estoit avec des Troupes,
entre le Fort et l'endroit des Bois qui avoit esté embrasé. Cette nouvelle affligea sans doute fort Cyrus : mais comme ceux qui la luy aporterent l'avoient ditte confusément à tous ceux qu'ils avoient rencontrez, elle fit un si meschant effet, qu'elle changea entierement le Destin de la Bataille. Car comme les choses qui sont dittes en tumulte, et escoutées de mesme, ne sont jamais bien entenduës ; en fort peu de temps la chose allant de bouche en bouche, au milieu du combat et de la confusion ; elle se changea d'une telle sorte, qu'on disoit à l'Avant-garde, que l'Arriere garde estoit deffaite ; que l'Armée de Cyrus alloit estre envelopée de toutes parts ; et que Thomiris estoit en personne aupres du Fort des Sauromates, afin d'empescher que Cyrus ne pûst faire sa retraite. Si bien que ce bruit s'espandant dans les Troupes de ce Prince, allentit la valeur des Soldats : et ceux qui pensoient estre les vainqueurs, commençant de craindre d'estre vaincus, se mirent en effet en estat de l'estre : car la terreur se mit d'une telle sorte parmy eux, que les Ennemis qui fuyoient s'en apercevant, se rallierent et changeant de destin, ils firent lascher le pied à ceux qui les avoient mis en déroute. Spitridate qui estoit allé pour r'assurer l'Aisle gauche, apres avoir sçeu cette fâcheuse nouvelle, se trouvant envelopé, parmy ceux que l'espouvente avoit mis le plus en confusion, fit tout ce qu'il pût pour les rassurer tous, et pour les remener au combat, mais il n'y eut pas moyen. Il
rassembla pourtant un petit Corps avec lequel il fit férme : il est vray qu'il estoit si foible, en comparaison de celuy qu'il avoit en Teste, que s'il eust esté un peu moins brave, il eust creû pouvoir se retirer sans deshonneur : mais comme ce Prince creût sans doute que portant ce jour là des Armes que Cyrus avoit si glorieusement portées, il estoit obligé pour s'en rendre digne, de faire quelque chose d'extraordinaire, il encouragea ceux qu'il avoit ralliez à le seconder, dans le dessein qu'il avoit d'obliger par son exemple ceux qui fuyoient à ne fuïr plus : de sorte que payant de sa personne en cette dangereuse occasion, il fit des choses dignes de la ressemblance qu'il avoit avec Cyrus. Cependant comme Aryante se trouva à la Teste de ceux dont il soutenoit l'effort ; et qu'abusé par les Armes qu'il portoit, qu'il connoissoit extrémement, et par le visage de Spitridate, qu'il n'avoit pas loisir de regarder assez attentivement, pour remarquer cette legere difference qu'il y avoit entre Cyrus et ce Prince, il creût que c'estoit effectivement son Rival. Si bien qu'animant tous les siens à le suivre, il fut droit à luy : et l'attaqua avec tant de vigueur, qu'il estoit aisé de voir qu'il estoit persuadé qu'en vainquant ce redoutable ennemy, il vaincroit l'Armée toute entiere. D'autre part Spitridate se voyant attaqué si vigoureusement, se deffendit d'une maniere si heroïque, que si le Corps à la Teste de qui il combatoit, eust esté assez grand pour soustenir l'effort
de celuy que commandoit Aryante, il n'auroit pas esté vaincu : mais comme il estoit trop inesgal en nombre, il fut entierement rompu, malgré la resistance de Spitridate, qui estoit desja blessé en divers endroits. Cependant comme dans le tumulte du combat il fut separé d'Aryante, il crût qu'il pourroit du moins se retirer : mais comme il songeoit à faire sa retraite, il fut envelopé par quinze ou vingt Massagettes ou Gelons, qui le croyant estre Cyrus, et pensant finir la guerre par la fin de sa vie, ne songerent pas mesme à le vouloir prendre prisonnier : car comme la valeur de Cyrus leur estoit redoutable, ils creurent que s'ils vouloient espargner sa vie, il seroit Maistre de la leur, et qu'ils ne le prendroient pas. Si bien qu'attaquant Spitridate tous à la fois, ce Grand et malheureux Prince se vit en un effroyable danger. Cependant quoy qu'il n'eust aupres de luy que peu des siens, il les excita à faire ce qu'il faisoit : et en effet ils seconderent si puissamment sa valeur, que si un coup de Javelot qui le perça de part en part ne l'eust fait tomber de cheval, il estoit capable de vaincre ses vainqueurs. Mais dés que cét illustre Prince fut tombé, quelques uns des siens venant aupres de luy, et s'y voulant arrester ; non non, mes Compagnons, leur dit il, ne vous arrestez pas aupres de moy : marchez plus avant, car c'est icy que je dois mourir, mais ce n'est pas icy que vous devez vaincre, et tirer la Princesse que j'adore de la puissance de la cruelle Thomiris. Ces
genereuses paroles, qui ne furent pas moins entenduës de quelques uns des ennemis que des siens, parce qu'Aryante avoit plusieurs Officiers dans son Party, qui avoient fait la guerre en Bithinie, leur persuaderent encore davantage, que Spitridate estoit Cyrus. Car outre qu'ils les estimerent dignes de son Grand coeur, ils creurent encore que la Princesse dont il vouloit parler, estoit la Princesse Mandane : quoy que Spitridate eust sans doute entendu parler d'Araminte, qu'il venoit de sçavoir qu'Andramite avoit envoyée aux Tentes Royales. Si bien que se jettant sur luy tous à. la fois, ils acheverent de le tuer, quoy que les siens fissent ce qu'ils purent pour s'y opposer : et il y eut alors un combat si opiniastré à qui auroit son corps, qu'on n'a jamais rien veû d'esgal. Car comme il s'espandit quelque bruit parmy les Soldats qui fuyoient, que Cyrus estoit de ce costé là, il y en eut qui se rallierent, et qui combatirent avec plus de coeur, pour vanger leur Prince qu'ils croyoient avoir esté tué, et pour deffendre son Corps, qu'ils n'avoient fait pour obtenir la victoire. Mais à la fin ceux du Party d'Aryante estant les plus forts, emporterent cét illustre Mort : et tuerent tous ceux qui leur resistoient.
Les Assyriens sont défaits. Cyrus est fait prisonnier sans pour autant qu'on le reconnaisse. Thomiris, le confondant elle aussi avec Spitridate, constate sa mort. En possession de la dépouille, elle en fait plonger la tête dans un vase rempli de sang. La macabre cérémonie a lieu sous les yeux de Mandane.
Le bruit de la mort de Cyrus se répand et précipite la défaite. Cyrus lui-même se retrouve bientôt seul au milieu des ennemis. Après que son épée s'est brisée, il est contraint de se rendre à Meliante, qui ne le reconnaît pas. Emmené au camp de Thomiris, il obtient qu'on ne révèle pas cette capture d'un prisonnier de haute condition. Son sort ne lui en apparaît pas moins comme déplorable ; en particulier quand il songe que la nouvelle de sa mort va parvenir à Mandane.
Mais pendant que ce combat se faisoit, Cyrus qui voyoit la terreur dans toutes ses Troupes, et qui ne pouvoit estre par tout ; envoyoit ses Amis en divers endroits, pour essayer de les rassurer, durant que de son costé il taschoit de rallier ceux qui estoient à
l'entour de luy. Il envoya donc Mazare d'un costé, et Artamas de l'autre : il fit la mesme chose d'Intapherne, d'Atergatis, d'Indathyrse, d'Hidaspe, et de tous les plus braves de son Armée. Si bien que les envoyant tous les uns apres les autres, selon qu'il le jugeoit à propos, il ne demeura pas un homme de commandement aupres de luy : et il fut luy mesme, comme je l'ay desja dit, r'allier ses Troupes dispersées. En effet il rassembla quelque Soldats espars : et en faisant un petit Corps, il soustint non seulement l'effort d'un beaucoup plus grand, mais il le rompit : et tua tant de Gens de sa main, que la chose paroistroit incroyable si on la disoit. Ceux qu'il avoit envoyez en divers lieux pour faire la mesme chose, luy obeïrent si exactement, et se rirent si bien obeïr, qu'ils r'allierent tous quelque petit nombre de Gens : avec lesquels ils tuerent tant de monde aux Ennemis, qu'ils n'en avoient pas tant perdu à la derniere Bataille que Cyrus avoit gagnée, qu'ils en perdirent en cette occasion. Neantmoins comme tous ces petits Corps ne faisoient que des combats particuliers, et qu'ils ne se joignoient pas, Cyrus ne se voyoit pas en estat de pouvoir esperer de vaincre. mais il eust du moins pû s'empescher d'estre vaincu, si le bruit de sa mort, que celle de Spitridate avoit causé, ne se fust espandu parmy les Ennemis, qui en prirent un nouveau coeur : et qui criant à ceux qu'ils combatoient, que Cyrus estoit mort, acheverent de mettre l'espouvante
par tous les lieux où ce Prince n'estoit pas : si bien que la nuit tombant tout d'un coup, les Massagettes demeurerent avec leur avantage. Cyrus se voyant donc en ce pitoyable estat, songea du moins à ne tomber pas au pouvoir de Thomiris : de sorte qu'apres avoir fait des prodiges pour se démesler de ceux qui l'environnoient, il se desgagea encore luy vingtiesme, du milieu de plus de deux cens Massagettes. Mais comme il se retiroit avec ordre, il trouva un autre Corps à la Teste de qui combatoit le jeune et vaillant Meliante, qui avoit cherché Hidaspe pendant toute la Bataille sans l'avoir pû rencontrer : de sorte que voulant se consoler de son malheur, par la deffaite de ceux qu'il rencontroit, il les attaqua. Il est vray que comme le nombre estoit fort inesgal, et qu'il estoit brave sans estre cruel, il leur offrit de leur donner Quartier s'ils vouloient poser les Armes : mais comme Cyrus estoit accoustumé de faire grace aux autres, et qu'il n'en avoit jamais reçeu de personne les Armes à la main, il ne respondit qu'en se deffendant : et il se deffendit d'une maniere si heroïque, qu'il demeura seul de tous les siens : et par un prodige inoüy, il demeura au milieu des Ennemis sans estre blessé. Mais comme son courage donna de l'admiration à Meliante, il deffendit à ceux qu'il commandoit de le tuer : afin de tascher de le prendre. Il ne l'eust pourtant pû faire, si l'Espée de Cyrus qui s'estoit faussée par la multitude des coups qu'il avoit
donnez, ne se fust tout à fait rompuë, en voulant porter un coup à un de ceux qui le vouloient prendre. Mais à la fin comme il se vit seul, et sans Armes, il ne s'opiniastra pas à une resistance inutile : et conservant le jugement au milieu d'un si grand tumulte, et d'un si grand peril, il ne songea plus qu'à se rendre s'il pouvoit à quelque Officier qui ne fust pas Massagette, de peur d'estre reconnu. Si bien qu'ayant remarqué par les commandemens que Meliante avoit faits, qu'il avoit l'accent Assirien, et qu'il n'estoit point Sujet de Thomiris, il se rendit à luy : de sorte que Meliante luy ayant beaucoup d'obligation, du choix qu'il faisoit de sa personne en cette rencontre, luy promit qu'il seroit traité comme sa valeur le meritoit : et pour commencer, luy dit-il, de vous tesmoigner combien les belles choses que je viens de vous voir faire m'ont donné d'estime pour vous ; quoy qu'il soit presques nuit je ne veux point vous faire lier, comme on lie les autres Prisonniers : et je veux seulement que vous me donnez vostre parole que vous ne songerez point à vous eschaper, tant que le chemin que nous aurons à faire durera. Comme Cyrus ne pouvoit faire autre chose en l'estat où il estoit, que recevoir la civilité de celuy à qui il s'estoit rendu, il le fit de bonne grace : si bien que Meliante le priant de marcher aupres, de luy, et entendant sonner la retraite de toutes parts, reprit le chemin du Camp : mais en y allant que ne pensa point le malheureux Cyrus, et quelle
douleur ne souffrit-il pas ! Car enfin il voyoit son Armée deffaite ; il se voyoit prisonnier ; et il n'osoit esperer de n'estre pas connu pour ce qu'il estoit, dés qu'il seroit en lieu où l'on verroit clair. Neantmoins comme celuy à qui il s'estoit rendu, ne le pouvoit connoistre, il en eut quelque consolation : et il fit si bien durant le chemin, qu'il le confirma dans le dessein de le bien traiter : et en effet quoy que Cyrus n'eust ce jour là que des Armes simples, et qu'il affectast de ne parler point comme un homme d'une qualité extraordinaire, Meliante apres l'avoir veû dans sa Tente, ne douta nullement que ce ne fust un Prisonnier de grande condition. De sorte que se souvenant de la longue Prison où il avoit esté, lors qu'il avoit esté pris par les Troupes de Cyrus, du temps qu'il estoit en Assirie, il voulut rendre à ce Prisonnier la civilité qu'on avoit euë pour luy : car il estoit vray qu'encore qu'Hidaspe eust fait durer sa prison par un sentiment jaloux, il l'avoit pourtant tousjours fait admirablement bien traiter : de sorte que Meliante charmé de la valeur, de la bonne mine, de l'esprit, et de la constance de son Prisonnier, le mit dans sa Tente : et sit que ses Gens eurent autant de soin de luy que de luy mesme. Il ne voulut pas non plus, par un sentiment genereux, s'empresser d'aller dire ce qu'il croyoit de la condition de son Prisonnier, jusques à ce qu'il le connust mieux : prenant mesme le dessein de ne descouvrir pas sa qualité à Thomiris si
elle estoit aussi Grande qu'il la croyoit : si ce n'estoit que cela luy pûst servir à obliger cette Reine à remettre Arpasie en sa puissance : car comme il n'avoit nul attachement à Thomiris, il se détermina à ne rendre nul mauvais office à son Prisonnier, si l'interest de son amour ne l'y obligeoit. Ainsi sans que Cyrus en sçeust rien, Meliante ne pensoit qu'à des choses qui facilitoient le dessein qu'il avoit de tascher de s'empescher d'estre connu pour ce qu'il estoit. Cependant ce Prince qui ignoroit les sentimens de Meliante ; jugeant par sa Phisionomie, et par son air, qu'il n'estoit pas possible qu'il n'eust aimé, où qu'il n'aimast quelque chose ; creût que pour l'obliger à prendre quelque soin de luy aider à se cacher, il devoit luy dire en termes obscurs, que l'interest d'une passion qu'il avoit dans l'ame, demandoit qu'il ne fust pas connu dans le Camp de Thomiris : et qu'il devoit en suitte le conjurer de luy rendre cét office : et en effet Cyrus fit une conversation si adroite avec Meliante, qu'il l'obligea à luy promettre tout ce qu'il voulut. Ce n'est pas que Meliante ne connust bien que son Prisonnier ne luy descouvroit pas tout son secret : mais comme il ne douta point qu'il ne fust amoureux, il joignit la compassion à l'estime : et dit tant de choses genereuses à Cyrus, que ce Grand Prince fut charmé de sa vertu. Il n'avoit pourtant pas l'ame assez tranquille, pour apliquer alors fortement son esprit à rien de ce qui ne regardoit pas l'estat present de l'interest de
son amour : mais lors qu'il se souvenoit de toutes les victoires qu'il avoit remportées, et qu'il se consideroit au pitoyable estat où il estoit, il ne pouvoit assez s'estonner du caprice de la Fortune, ny assez s'affliger de son malheur. Car enfin il dépendoit de Meliante de le presenter à Thomiris, ou de le mettre entre les mains de son Rival : il ne sçavoit pas mesme si toute son Armëe estoit entierement deffaite ; si Mazare estoit mort ou prisonnier ; et si tant de Princes qui estoient ses Amis pourroient rassembler ses Troupes et les joindre à ce puissant secours que Ciaxare luy envoyoit : et il ne sçavoit mesme comment ils le pourroient, s'il estoit vray qu'Andramite eust des Troupes considerables entre le Fort et les Bois. Mais ce qui l'inquiettoit encore estrangement, estoit la pensée qu'on diroit à l'heure mesme à Mandane qu'il estoit deffait : de sorte que craignant que le changement de sa fortune, n'en aporrast au coeur de cette Princesse, il souffroit des maux qu'on ne sçauroit exprimer : et il se trouvoit enfin en un estat si déplorable, qu'il ne douta point que la response de la Sybile n'eust bientost son effet : et qu'il ne deust perir par la cruauté de Thomiris.
Les lieutenants de Cyrus s'efforcent d'étouffer le bruit de sa mort. Chrysante et Feraulas, déguisés en Massagettes, passent dans le camp ennemi pour s'enquérir de leur ami. Thomiris, à qui on a apporté la tête de Spitridate, la prend pour celle de Cyrus. Elle fait installer, auprès des tentes où se trouve Mandane, un vase rempli de sang et y plonge la tête du conquérant vaincu. Mandane s'évanouit, croyant qu'il s'agit de la dépouille de son amant. Chrysante et Feraulas, mêlés aux soldats, sont victimes de la même illusion.
Mais pendant qu'il s'entretenoit de choses si melancoliques, tous les siens estoient en une inquietude estrange : car comme il ne paroissoit en nulle part, ils creurent qu'il estoit mort ou prisonnier : de sorte qu'on n'a jamais entendu parler d'une telle consternation. Cresus, Mazare,
Myrsile, Artamas, Gobrias, Gadate, Intapherne, Atergaris, Indathyrse, Hidaspe, et tous ceux qui avoient quelque authorité dans cette Armée, aporterent pourtant un grand soin à persuader à leurs Soldats, que Cyrus n'estoit pas mort : de peur qu'apres s'estre rassemblez, ils ne se dispersassent encore. Ils creurent mesme qu'il estoit à propos de ne dire pas qu'ils croyoient qu'il estoit prisonnier, et de n'en envoyer pas non plus demander des nouvelles au Camp de Thomiris : de peur que s'il l'estoit sans estre connu, on ne le fist connoistre à ses Ennemis. Si bien que tous ces Princes dirent qu'on les avoit assurez que Cyrus voyant que la Bataille estoit en si mauvais estat, estoit allé avec quelques-uns des siens joindre ce puissant secours que Ciaxare luy envoyoit : afin qu'estant à la Teste d'une nouvelle Armée, il pûst vaincre ses vainqueurs : adjoustant (comme Spitridate ne paroissoit point) que ce Prince estoit aveque luy : car il estoit vray qu'ils ne sçavoient alors non plus le Destin de l'un, que celuy de l'autre. Cependant Chrysante et Feraulas qui estoient dans un desespoir estrange, de ne sçavoir ce qu'estoit devenu leur illustre Maistre, se desguiserent tous deux en Massagettes : afin de passer dans le Camp ennemy, pour tascher d'aprendre du moins ce que l'on y disoit de Cyrus. Ainsi durant que Cresus et Mazare, du consentement de tous les autres Princes, prirent le commandement des Troupes qui se rassembloient, jusques
à ce qu'on sçeust ce que Cyrus estoit devenu ; ces deux si delles Serviteurs furent non seulement au Camp de Thomiris, mais mesme aux Tentes Royales qui en estoient fort proches ; où ils sçeurent que cette Reine estoit allée, aussi tost apres la Bataile. En effet il estoit arrivé une chose qui avoit fait prendre cette resolution à cette Amante irritée : car comme ceux qui avoient tué Spitridate l'avoient pris pour Cyrus ; et qu'un d'entr'eux qui commandoit les Gelons dans cette Armée, avoit une ame fiere et cruelle, il avoit coupé la teste à cét infortuné Prince : et estant suivy de ses Compagnons qui en portoient le corps sur des Lances croisées, il l'avoit esté offrir à Thomiris : qui ayant l'esprit estrangement irrité contre Cyrus, à causa de la derniere Lettre qu'elle en avoit veuë, reçeut ce funeste present de la plus inhumaine maniere du monde. Son premier sentiment fut pourtant de destourner les yeux d'un si terrible objet : mais rapellant toute sa rage, et excitant toute la fierté et toute l'animosité de son coeur, elle le regarda apres sans tesmoigner aucun sentiment de compassion, quoy qu'elle eust l'esprit fort agité. Elle l'eut pourtant encore davantage, lors que ce Capitaine qui luy offroit cette glorieuse victime, luy raconta les belles paroles que Spitridate avoit dittes : lors qu'estant tombé, il dit aux siens qu'ils marchassent plus avant : parce que c'estoit là qu'il devoit mourir, mais que ce n'estoit pas là qu'ils devoiet vaincre, et delivrer la
Princesse qu'il adoroit, en la tirant des mains de la cruelle Thomiris. En effet elle sentit alors redoubler sa haine : car dans la pensée qu'elle avoit que cette Teste estoit celle de Cyrus ; ces dernieres paroles luy mirent dans le coeur une telle augmentation de colére ; qu'estouffant tous les sentimens que l'amour, l'humanité, et la compassion y vouloient exciter, il n'y demeura que la jalousie, la haine, et la fureur. Elle renonça mesme à la bienseance de son Sexe, et à la dignité de sa naissance : neantmoins elle ne laissa pas dans un si grand trouble, de vouloir pretexter son inhumanité : si bien que sans parler de la passion qui la causoit, elle reçommença de parler de Cyrus comme du meurtrier de son Fils : et comme d'un Prince qui pour satisfaire son ambition, ne s'estoit pas soucié de faire des Ruisseaux de sang. Elle remercia donc ce Capitaine des Gelons, comme si elle luy eust deû le gain de cent Batailles ; elle luy promit des recompenses infinies : et elle luy commanda de la suivre avec cette illustre Teste à la main. De sorte que cette Reine irritée, apres avoir envoyé dire au Prince Aryante (qui r'assembloit ses Troupes, qui estoient encore plus affoiblies que celles de son Rival) que Cyrus estoit mort, et qu'il demeurast au Camp, elle monta à chenal, suivie de ses Gardes, et de deux cens Archers : ce Capitaine Gelon estant derriere elle, et portant la Teste qu'il avoit presentée à Thomiris. Mais ce qu'il y eut de remarquable, fut que tous
ceux qui virent marcher cette Reine en ce funeste estat, en eurent de l'horreur pour elle, et de la compassion pour celuy qu'ils croyoient mort : car tous les Massagettes sçavoient si bien que la Guerre que Cyrus leur faisoit estoit juste, et que Thomiris avoit tort ; qu'ils ne la suivoient qu'avec peine en un si tragique Triomphe. Cependant comme il estoit nuit, et qu'elle avoit imaginé une voye de persecuter Mandane, puis qu'elle ne pouvoit plus se vanger de Cyrus d'une maniere qui luy fust sensible ; il falut qu'elle attendist qu'il fust jour, à faire une action de cruauté, dont elle esperoit un grand plaisir. De sorte qu'ayant commandé qu'on remplist un grand Vase de sang, et qu'on le mist dans la Place qui estoit devant ses Tentes ; et justement devant celle où estoit Mandane, et où l'on avoit mis aussi Araminte, et la Princesse Onesile ; elle s'y rendit le lendemain au matin, suivie de ses Gardes, et de tout ce qu'il y avoit de Troupes aux Tentes Royales. Elle avoit pourtant passé la nuit dans des irresolutions espouvantables : car tantost l'image de Cyrus vivant, luy avoit donné de la compassion pour ce Prince mort : et tantost la confiante amour de ce Prince pour Mandane, luy avoit donné de la joye de ce qu'il n'estoit pas vivant. C'avoit pourtant esté une joye inquiete, et tumultueuse : et qui avoit laissé li peu de marques de plaisir dans les yeux de celle qui l'avoit sentie, qu'on n'y vit en effet que des marques de fureur et de rage. Thomiris estoit ce
jour là habillée comme lors qu'elle alloit à la Guerre : et elle avoit un Baston de commandement à la main, dont elle ne pouvoit s'empescher de faire de temps en temps quelque action menaçante, quoy qu'elle ne creûst plus avoir d'ennemy à combatre. Cependant pour se vanger plus sensiblement de Cyrus, en la personne de Mandane ; cette Reine irritée fit ouvrir la Tente où estoit cette admirable Princesse : aupres de qui estoient alors Araminte, Onesile, Doralise, et Martesie : afin qu'elle pûst voir le plus funeste objet qui luy pûst tomber sous les yeux. Comme on ne sçavoit ce que Thomiris vouloit faire de ce Vase plein de sang, qu'elle avoit fait mettre devant la Tente où estoit Mandane, la curiosité y avoit attiré une foule estrange de Gens de toutes conditions : qui parloient tous de ce qu'on alloit faire, avec beaucoup d'incertitude. Mais à la fin Thomiris sortant de sa Tente, suivie de ce Capitaine des Gelons, qui portoit cette pretenduë Teste de Cyrus, toute l'Assemblée attacha ses regards sur ce funeste objet : et Mandane et Araminte le regardant comme les autres, en eurent des sentimens que les autres n'avoient pas. Car bien que cette Teste fust défigurée, elle avoit pourtant encore beaucoup de ressemblance avec. Cyrus : de sorte que Mandane ne doutant point, veû tout ce funeste appareil, que ce ne fust celle de ce Grand et illustre Conquerant, à qui elle avoit tant d'obligation, et qu'elle aimoit d'une amour si pure
et si ardente ; elle sentit une douleur qui la surprit d'une si estrange maniere, qu'apres avoir fait un cry infiniment douloureux, la voix luy manqua tout d'un coup : et elle fut mesme privée de la consolation de se pouvoir pleindre. Pour Araminte, quoy qu'elle ne pûst soubçonner que la Teste qu'elle voyoit, fust celle de Spitridate ; parce qu'elle sçavoit bien que Thomiris n'avoit point assez de haine pour luy, pour se porter à cette barbare action, elle ne laissoit pas d'estre infiniment touchée de la mort d'un aussi Grand Prince que Cyrus ; de la douleur de Mandane ; et de la cruauté de Thomiris. Cependant cette Reine irritée, apres avoir fait montrer cette Teste au Peuple, et luy avoir dit en peu de paroles, qu'elle avoit voulu leur annoncer la Paix, en leur montrant la Teste de celuy qui luy avoit fait la guerre, et qui avoit fait tuer le Prince son Fils ; commanda à celuy qui tenoit cette illustre Teste, de la plonger trois fois dans ce Vase plein de sang : afin (disoit elle, emportée par sa rage et par sa jalousie) que celuy qui n'en avoit pû estre assouvy tant qu'il avoit vescu, quoy qu'il en eust respandu par toute l'Asie, en pûst estre assouvy apres sa mort. A peine ce terrible commandement eut-il esté fait, que ce Capitaine des Gelons qui estoit naturellement cruel, plongea cette Teste dans ce Vase plein de sang : d'où il la retira en un estat, à donner de l'horreur à quiconque avoit quelque sentiment d'humanité. Aussi ce funeste objet fit-il baisser les yeux à
tous ceux qui le virent : et la Cruelle Thomiris elle mesme, ne pouvant le souffrir, en destourna la teste en levant les yeux au Ciel : plustost pour faire des imprecations, que pour implorer les Dieux. Mais pour Mandane, lors qu'elle vit le sang degouter de toutes parts de cette Teste, apres avoir perdu la parole par ce premier objet, elle perdit la veuë et la connoissance par le second : et tomba esvanouïe entre les bras de Doralise et de Martesie, qui s'avançerent pour la soustenir. Cependant Chrysante et Feraulas, arrivant pour leur malheur, comme ce fier Ministre de la cruauté de Thomiris, plongeoit cette Teste dans ce Vase plein de sang, ils eurent leur part de la douleur de Mandane : car comme ils ne voyoient pas le corps dont les Armes leur eussent pû faire connoistre que c'estoit celuy de Spitridate, ils creurent qu'ils voyoient la Teste de leur illustre Maistre. De sorte que Feraulas emporté par son desespoir, voulut se jetter à travers la presse, pour l'aller arracher des mains de celuy qui la tenoit : ou se faire tuer par les Gardes de Thomiris. Mais Chrysante le retint, en luy montrant la Princesse Mandane : et en luy disant qu'il falloit qu'il vescust pour servir Cyrus en sa personne. Aussi bien n'en eust-il pas eu le temps : car dés que ce Capitaine des Gelons eut plongé cette Teste par trois fois dans ce Vase plein de sang, la fiere Thomiris qui vit sur le visage de tous les siens, que l'action qu'elle faisoit leur donnoit de l'horreur, en eut elle mesme :
et commanda qu'on portast cette Teste aupres du corps d'où elle avoit esté separée, et qu'on le portast dans une Tente jusques a nouvel ordre : apres quoy faisant refermer la Tente de Mandane, elle retourna dans la sienne. Mais elle y retourna avec tant de rage contre elle mesme, et avec des sentimens si tumultueux, qu'elle ne se haïssoit guere moins qu'elle haïssoit Mandane.